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Victor Cherbuliez
Amours Fragiles
− Collection Romans / Nouvelles −
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Table des matières
Amours Fragiles..........................................................................................1
LE ROI APÉPI....................................................................................2
I............................................................................................................3
II.........................................................................................................15
III.......................................................................................................32
IV.......................................................................................................48
V........................................................................................................59
VI.......................................................................................................68
LE BEL EDWARDS.........................................................................77
I..........................................................................................................78
II.........................................................................................................85
III.......................................................................................................96
IV.....................................................................................................107
LES INCONSÉQUENCES DE M. DROMMEL............................113
I........................................................................................................114
II.......................................................................................................123
III.....................................................................................................135
IV.....................................................................................................147
V......................................................................................................158
VI.....................................................................................................168
i
Amours Fragiles
Auteur : Victor Cherbuliez
Catégorie : Romans / Nouvelles
Le roi Apépi
Le bel Edwards
Les inconséquences de M. Drommel
Licence : Domaine public
1
LE ROI APÉPI
LE ROI APÉPI 2
I
Un soir, en sortant de son cercle, où il avait dîné, le marquis de Miraval
trouva chez lui une lettre de sa nièce, Mme de Penneville, qui lui écrivait
de Vichy :
«Mon cher oncle, les eaux m'ont fait du bien ; j'avais tout lieu
jusqu'aujourd'hui d'être satisfaite de ma cure ; mais le bon effet que j'en
attendais sera compromis, je le crains, par une fâcheuse nouvelle que je
reçois à l'instant et qui me cause plus de trouble, plus de tracas que je ne
puis vous le dire. Les médecins déclarent que le premier devoir des
personnes qui souffrent d'une hépatite chronique est de ne point se faire de
soucis ; je ne m'en fais pas, mais on m'en donne.
Je me ronge l'esprit en pensant à une certaine Mme Corneuil, c'est bien
ainsi qu'on la nomme. Je n'avais jamais entendu parler de cette femme, et
je la déteste sans la connaître. Vous avez toujours été fort curieux et fort
répandu. Mon cher oncle, je suis sûre que vous êtes au fait ; apprenez−moi
bien vite qui est Mme Corneuil. Cela m'importe beaucoup ; je vous
expliquerai pourquoi.»
Le marquis de Miraval était un ancien diplomate, qui avait commencé sa
carrière sous le règne de Louis−Philippe et qui sous l'Empire avait rempli
avec honneur plusieurs postes secondaires, dont s'était contentée son
ambition. Quand la révolution du 4 septembre l'eut mis à la retraite, il prit
son parti en philosophe. Il ne souffrait pas comme sa nièce d'une hépatite
chronique ; son foie et sa bile ne l'incommodaient point. Il avait de la
santé, un estomac de fer, bon pied, bon oeil, et deux cent mille livres de
rente, ce qui n'a jamais rien gâté. Comme il voyait le bon côté de toute
chose, il se félicitait d'être parvenu à l'âge de soixante−cinq ans en
conservant tous ses cheveux, qui à la vérité étaient blancs comme neige ;
mais il ne s'avisait point de les teindre. Ayant l'esprit et le caractère bien
faits, il estimait que la nature a le génie de l'à−propos, qu'elle sait mieux
que nous ce qui nous convient, qu'elle est après tout un bon maître et en
tout cas un maître tout−puissant, qu'il est inutile de vouloir la contrarier et
I 3
ridicule de disputer contre elle, qu'au surplus tous les âges ont leurs
plaisirs, qu'après avoir vécu tant bien que mal il n'est pas désagréable
d'employer quelque dix années à regarder vivre les autres, en riant sous
cape de leurs sottises et en se disant : «Je n'en fais plus, mais je les
comprends toutes.»
S'il n'en voulait pas à la vieillesse d'avoir blanchi ses abondants cheveux
couleur noisette, dont jadis il avait tiré quelque vanité, le marquis
pardonnait facilement aux révolutions d'avoir interrompu avant le temps sa
carrière. On a toujours vingt−quatre heures pour maudire ses juges ; après
avoir soulagé son dépit par quelques épigrammes bien décochées, M. de
Miraval s'était bientôt consolé d'un événement qui le condamnait à n'être
plus rien dans l'État, mais qui en revanche lui avait rendu son
indépendance. La liberté avait toujours été pour lui le plus précieux des
biens ; il jugeait que l'homme heureux est celui qui s'appartient et gouverne
sa vie à sa façon. C'est pour cela qu'après avoir été marié pendant deux ans
il avait résolu de rester veuf. En vain le pressait−on de convoler, il avait
répondu comme un peintre célèbre :
«Est−il donc si agréable, en rentrant chez soi, d'y trouver une étrangère ?»
Il aimait mieux aller chercher les étrangères chez elles, et souvent il en
avait été bien accueilli ; mais il n'avait jamais pris les femmes au grand
sérieux ; il était un peu sceptique à leur endroit, et il les avait quittées avant
qu'elles le quittassent. A cinquante ans, il avait enrayé ; à soixante, il avait
dételé. Le marquis de Miraval était un sage, d'autres diront que c'était un
égoïste ; c'est une distinction qui n'est pas toujours facile à faire.
Qu'il fût un égoïste ou un sage, le marquis de Miraval avait pour sa nièce,
la comtesse de Penneville, une sincère affection, et il se fit un devoir de
répondre à sa lettre presque courrier par courrier ; il ne faut pas faire
attendre les hépatiques. Sa réponse était ainsi conçue :
«Ma chère Mathilde, je regrette infiniment qu'on te dérange dans ta cure en
te donnant des désagréments et des soucis ; c'est la pire des maladies,
quoiqu'on n'en meure pas. Mais de quoi donc s'agit−il et de quoi se mêle
Mme Corneuil ? que peut−il y avoir entre cette femme que tu ne connais
pas et la comtesse de Penneville ? Je demande un prompt éclaircissement.
En attendant, puisque tu le désires, je vais t'expliquer de mon mieux qui est
Mme Corneuil, qu'au demeurant je n'ai jamais vue ; mais je connais à la
Amours Fragiles
I 4
rigueur des gens qui la connaissent.
«Se peut−il bien, ma chère Mathilde, que jusqu'à ce jour tu n'aies pas
entendu parler de Mme Corneuil ? J'en suis fâché ; cela prouve que tu es
une femme sans littérature, une femme qui ne lit rien, pas même la Gazette
des tribunaux. Ne va pas t'imaginer là−dessus que Mme Corneuil soit une
recéleuse ou une empoisonneuse, ni qu'elle ait jamais comparu en cour
d'assises ; mais, il y a de cela sept ou huit ans, elle s'est séparée de M.
Corneuil. Cette affaire fit quelque bruit ; voici l'histoire, autant qu'il m'en
souvient :
«M. Corneuil était jadis consul général de France à Alexandrie. Il passait
pour un bon agent, à qui l'on reprochait seulement d'avoir l'humeur un peu
brusque. C'est un péché véniel. Dans le pays du courbache, il faut savoir
dans l'occasion brusquer les hommes et les choses. Quand un Oriental n'est
pas de votre avis et qu'il vous demande trop cher pour en changer, le seul
moyen de le convaincre est de l'étrangler ; mais ceci n'est pas de mon sujet.
Un hasard heureux pour les uns, malheureux pour les autres, fit débarquer
sur les quais d'Alexandrie un certain M. Véretz, petit agent d'affaires, qui
en avait fait de mauvaises à Paris et qui, échappant à ses créanciers, arrivait
à toutes jambes pour tenter la fortune sur la terre des Pharaons, homme de
peu, paraît−il, d'une moralité douteuse, d'une réputation plus qu'équivoque.
M. Véretz avait une fille de dix−huit ans, jolie à ravir. Où et comment M.
Corneuil fit sa connaissance, la chronique n'en dit rien ; elle nous apprend
seulement que ce bourru avait le coeur prenable et ne savait rien refuser à
son imagination. Dès sa première rencontre avec cette belle enfant, il en
devint éperdument amoureux. On prétend qu'il essaya de s'en passer la
fantaisie, sans épouser ; il croyait avoir affaire à une de ces innocences très
dégourdies qui entendent facilement raison. Il se trompait bien ; il s'était
adressé à un dragon de vertu. Il offrit tout et fut repoussé avec perte et
indignation. S'il n'avait tenu qu'à M. Véretz, on serait bien vite tombé
d'accord. Heureusement pour Mlle Hortense Véretz, elle avait une mère
qui était une femme habile, ce qui est une grande bénédiction pour une
fille. Après quelques semaines de poursuites inutiles, M. Corneuil se
résolut enfin à franchir le pas.
Ce consul général, qui avait de la fortune, prit son parti d'épouser pour ses
beaux yeux une fille qui n'avait rien et dont le père était un homme taré ;
Amours Fragiles
I 5
encore l'épousa−t−il sans contrat, en communauté de biens.
Cela fit esclandre ; on lui reprocha son beau−père, on clabauda contre lui.
Il en fut réduit à donner sa démission, et il quitta l'Égypte pour retourner à
Périgueux, sa ville natale, à quoi sa jeune et jolie femme l'encouragea, car
il lui tardait de s'éloigner à jamais d'un père compromettant et d'aller jouir
en France de sa nouvelle fortune. Je me souviens que j'appris cette histoire
au ministère des affaires étrangères, où l'on s'en occupa pendant huit jours,
et puis on parla d'autre chose. Mais l'ex−consul n'était pas au bout de ses
peines.
Quatre ans plus tard, Mme Corneuil plaidait en séparation. Sa mère l'avait
accompagnée à Périgueux ; quand on a le bonheur d'avoir une mère habile,
il ne faut jamais la quitter : on ne saurait mieux faire que de se gouverner
toujours par ses conseils.
«Pourquoi Mme Corneuil s'est−elle séparée de son mari ? Il faut entendre
là−dessus les avocats. Ils furent admirables l'un et l'autre, déployèrent
toutes les ressources de leur faconde. Ces deux plaidoyers, où l'épigramme
alternait avec l'apostrophe et l'apostrophe avec l'invective, furent des
morceaux de haut goût, dont se reput la malignité publique. Le détail
m'échappe, et je n'ai pas sous la main la Gazette des tribunaux ; mais il
n'importe, je suis sûr de mon fait.
Maître Papin, avocat de la demanderesse, l'un des princes du barreau, venu
de Paris à cet effet, déclara que M. Corneuil était un vilain homme, un
franc butor, que Mme Corneuil était une nature exquise, un caractère
angélique. Il attesta le ciel que ce monstre, après avoir aimé cet ange,
s'était dégoûté de son bonheur, dont il était indigne, qu'il avait usé des
procédés les plus révoltants, qu'il ne lui avait pas suffi d'avoir des
maîtresses et de les afficher, qu'il s'était livré à des emportements odieux,
compliqués de voies de fait, de véritables sévices. A cela maître Virion
répliqua que, si son client avait eu l'imprudence de s'abandonner
par−devant témoins à de regrettables vivacités, ce n'était point un monstre,
et que, ai la demanderesse était une créature angélique, il y avait dans le
coeur onctueux de cet ange beaucoup de vinaigre et surtout beaucoup de
calcul. Il s'efforça de démontrer à la cour que M. Corneuil n'avait eu que
des torts fort excusables, mais que sa femme lui faisait un crime de
s'obstiner à vivre à Périgueux, où elle ne pouvait se souffrir, que n'ayant
Amours Fragiles
I 6
point réussi à lui persuader de transporter le domicile conjugal à Paris, seul
séjour, pensait−elle, qui fût digne de ses grâces et de son génie, elle avait
formé le projet de reconquérir son indépendance, qu'à cet effet elle s'était
appliquée avec un art machiavélique à le mettre dans ses torts, qu'elle lui
avait rendu son intérieur insupportable par la sécheresse de son humeur,
par toute sorte de petites persécutions, par ces mille coups d'épingle dont
les anges ont le secret et qui poussent à bout des hommes qui ne sont pas
des monstres. Le malheureux était−il si coupable d'avoir cherché à se
consoler ? Je le répète, les deux avocats firent merveille. La difficulté est
de savoir qui mentait ; pour mon compte, je les aurais renvoyés dos à dos.
Ce qui est certain, c'est que la cour donna raison à maître Papin.
La séparation fut prononcée et la moitié de la fortune adjugée à Mme
Corneuil. Cependant maître Virion n'avait pas menti de tout point, puisque,
six mois après le jugement, Mme Corneuil partait pour Paris en compagnie
de sa mère.
«Tu me demanderas, je le prévois, ma chère Mathilde, ce qu'a bien pu
devenir à Paris la belle Mme Corneuil ; ce n'est pas ce que tu penses. J'ai
fait trois courses ce matin à l'unique fin de pouvoir te renseigner ; ne me
remercie pas trop : j'aime à courir. Mme Corneuil n'a pas encore assouvi
toutes ses secrètes ambitions ; elle ne peut pas dire :
Je suis arrivée, m'y voilà ! Mais elle est en bon chemin. Le papillon n'a pas
dépouillé entièrement sa chrysalide ; il est patient ; quelque jour il
déploiera ses ailes et sortira triomphant de son étui. Cependant Mme
Corneuil reçoit ; elle donne à dîner ; elle a un salon. Une jolie femme, qui a
une mère habile et un bon chef, n'a pas à craindre qu'on la laisse sécher
dans la solitude. On trouvait autrefois chez elle beaucoup de gens de
lettres, surtout de ceux qui appartiennent à la nouvelle école, à ce qu'on
appelle le parti des jeunes. Grand bien leur fasse ! Il en est dans le nombre
qui ont du talent et de l'avenir ; il en est d'autres dont on assure que leurs
nouveautés ne sont pas neuves et que leur jeunesse sent un peu le rance ;
mais ce ne sont pas mes affaires. Cela ne les empêche point d'avoir de
bonnes dents, et on mange très bien chez Mme Corneuil. Elle ne se
contentait pas de nourrir la littérature, elle en faisait elle−même, et elle
employait les jeunes gens qui fréquentaient chez elle à écrire à sa louange
de petits articles dans les petite journaux. Les estomacs reconnaissants sont
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d'excellentes trompettes, et au surplus elle est assez riche pour payer sa
gloire.
«Dix−huit mois après son installation à Paris, elle publia un roman, qui,
par le plus grand des hasards, me tomba sous la main. Je te confesse que je
ne l'ai pas lu jusqu'au bout ; on ne peut demander à un homme d'avoir tous
les genres de courage. Cela commençait par la description d'un brouillard.
Au bout de dix pages, le ciel soit loué ! Le brouillard se levait, et on
apercevait une femme dans une calèche. Je me souviens que cette calèche
sortait de chez Binder, et je me souviens aussi que cette femme, dont le
coeur était un abîme, gantait le six un quart, qu'elle avait trois taches de
rousseur à la tempe droite, ni plus ni moins, «des narines palpitantes, des
ronds de bras inimitables et des silences anhélants.» Je ne sais si tu es
comme moi, le charabia et les descriptions me font peur, et je me sauve.
J'ai d'ailleurs l'esprit si mal fait que cette femme, dont le portrait a coûté
tant de mal à l'auteur, je ne la vois pas ; le bon Homère, qui n'était pas un
jeune, s'est contenté de m'apprendre qu'Achille était blond, et je le vois.
Enfin, que veux−tu ? C'est la mode du jour ; cela s'appelle étudier...
comment disent−ils ? les documents humains, et il paraît que personne ne
s'en était avisé jusqu'aujourd'hui, pas même mon vieil ami Fielding, que je
relis tous les ans. Documentez à votre aise, mes enfants, et allez dîner chez
Mme Corneuil, qui ne reçoit que les gens qui documentent. Je n'aime pas
beaucoup les pédants sérieux, mais j'ai la sainte horreur de la pédanterie
appliquée à la babiole ; n'étant plus jeune, je suis de l'avis de Voltaire, qui
n'aimait pas qu'on discutât pesamment ce qui ne vaut pas la peine d'être
remarqué légèrement.
«Le roman de Mme Corneuil, j'ai regret à le dire, tomba tout à plat ; encore
prétend−on qu'il y avait un teinturier. Elle tâcha de se rattraper sur les vers
et publia un volume de sonnets ; il n'était pas question là dedans de M.
Corneuil ; c'étaient des vers écrits au courant de la plume, mais d'une
plume taillée par un ange, et pleins des sentiments les plus exquis, les plus
suaves, les plus raffinés. Règle générale, quand les femmes séparées font
des sonnets, ces sonnets sont toujours sublimes. Malheureusement le
sublime ne se vend guère ; ce fut un cruel chagrin pour Mme Corneuil, qui
du coup se brouilla avec la muse et congédia son teinturier.
«Tous les grands artistes, Mozart comme M. de Talleyrand, Raphaël
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comme M. de Bismarck, ont eu plusieurs manières. Mme Corneuil jugea à
propos de changer la sienne. Elle réforma son train de maison, sa cuisine,
son mobilier et ses toilettes. Son humeur tourna au grave ; elle se prit d'un
goût subit pour les tons neutres, pour les conversations sévères, pour la
métaphysique et pour les rubans feuille−morte. Cette belle blonde s'aperçut
qu'elle ne valait tout son prix qu'en se détachant en demi−teinte dans un
salon meublé de gens sérieux. Elle s'imposa la tâche d'épurer le sien ; elle
mit tout doucement à la porte la plupart de ses petits messieurs, les plus
bruyants du moins, ceux qui fréquentaient les coulisses et qui aimaient à
conter des histoires grasses. Elle s'était dégoûtée du tapage ; elle avait
découvert que la considération vaut mieux, fût−elle achetée par un peu
d'ennui. Elle s'efforça d'attirer chez elle des hommes posés, des
personnages, et surtout des femmes irréprochables. C'était difficile ; mais,
avec un peu de travail et beaucoup de persévérance, une ambitieuse qui ne
craint pas l'ennui arrive à tout. Elle ne faisait plus de sonnets ni de romans ;
elle se jeta à corps perdu dans les oeuvres de charité.
«La charité, ma chère Mathilde, est à la fois et selon les cas la plus belle
des vertus ou la plus utile des industries. Tu as tes pauvres, et Dieu seul
pourrait nous dire comme tu les aimes, comme tu les soignes, comme tu
les choies ; mais ce que fait ta main droite, ta main gauche n'en saura
jamais rien. J'ignore si Mme Corneuil a souvent vu des pauvres ou des
pauvresses ; en revanche, elle va, elle vient, elle se remue, elle s'intrigue,
elle pérore, elle est de six comités, de douze sous−commissions ; c'est une
quêteuse incomparable, une caissière très experte, une trésorière fort
entendue, une vice−présidente accomplie.
Oui, ma chère, on assure que personne ne préside comme elle. Voilà de
fameux placements et le meilleur moyen de se pousser dans le monde.
J'ajoute que, si elle ne fait plus de vers, elle n'a pas renoncé à la prose. Elle
a composé un éloquent traité sur l'Apostolat de la femme, qui se vend au
profit d'un nouvel hospice et qui en est à sa cinquième édition. Les sonnets
étaient sublimes ; son traité est plus que sublime.
C'est un amalgame des tendresses de saint François de Sales et des
spiritualités de sainte Thérèse ; jamais on n'a tenu la dragée si haute à notre
pauvre espèce humaine ; ce n'est plus de l'air respirable, c'est du pur éther.
Je serais curieux de savoir ce qu'en ont pensé M. Corneuil et Périgueux.
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«Le joli garçon qui m'a fourni ces détails s'en expliquait sur un ton
railleur ; je m'avisai de lui demander... Il m'interrompit en me disant :
«On n'en sait rien, les heureux qu'elle a pu faire ont été discrets. A mon
avis, elle est froide comme glace, et si jamais elle fait une faute, c'est
qu'elle y trouvera son compte. Elle pêche à la ligne dormante ; quand le
poisson mord, tant pis pour lui, elle n'y est pour rien. Ce qui est certain,
c'est qu'elle a l'oreille prude et qu'elle entend qu'on la traite en divinité et
qu'on la nourrisse d'ambroisie, sans lui ménager l'encens. Je doute que sa
vertu lui soit chère ; mais elle tient beaucoup à sa réputation par souci de
l'avenir. Elle aspire à devenir une puissance, à être quelque chose dans la
politique, et comme elle est persuadée que M. Corneuil en a dans l'aile, son
rêve est d'épouser quelque jour un beau nom ou un député ; en ce cas, c'est
elle qui à son tour sera le teinturier.» Le joli garçon me disait tout cela avec
aigreur. J'ai appris dans le cours de la conversation que depuis près d'un an
il n'a pas dîné ni remis les pieds chez Mme Corneuil. J'en ai conclu qu'il
s'était bercé d'audacieuses espérances, qu'il avait trop osé, et que, le jour où
le fameux salon a été nettoyé, il ne s'était pas trouvé du côté du manche de
l'époussette. Montesquieu avait coutume de dire : «Le Père Tournemine et
moi, nous nous sommes brouillés, et il ne faudra pas nous croire quand
nous parlerons l'un de l'autre.» Je ne crois qu'à moitié les récits de mon
jeune homme, je le soupçonne d'avoir chargé les couleurs ; mais donnez
donc à dîner aux gens ! Ce sont de fameuses dupes que les amphitryons.
«Voilà mes renseignements, ma chère Mathilde ; dis−moi ce que tu en
comptes faire. Là−dessus, ton vieil oncle t'embrasse tendrement, non sans
regretter un peu que cela ne tire pas à conséquence.
«P. S.−Je rouvre ma lettre. Je sortais pour la jeter à la boîte en allant dîner,
quand par une grâce du ciel je rencontrai au coin de la rue de Choiseul
maître Papin, dont l'éloquence fit donner jadis gain de cause à l'aimable
femme que tu as prise en grippe, on ne sait pourquoi.
J'avais eu l'occasion de le consulter touchant une affaire qui m'était
recommandée, nous sommes restés bons amis, et, comme je savais qu'il
avait gardé les meilleures relations avec sa blonde cliente, je l'accostai pour
lui en demander des nouvelles. Ma chère, les histoires du bon jeune
homme sont sujettes à caution ; tout au moins n'est−il pas au courant. Mme
Corneuil a encore changé de manière, et je commence à croire qu'elle en
Amours Fragiles
I 10
change trop souvent. Je crains qu'elle n'ait pas cet esprit de suite, cette
persévérance, que demandent les grandes entreprises ; les impatients, qui
procèdent par à−coup, me font douter de leur avenir. Aux premiers mots
que je lui dis, maître Papin se rengorgea, fit le gros dos, ce gros dos qui est
particulier aux avocats, le dos d'un homme qui porte l'univers sur ses
robustes épaules et qui s'arc−boute pour ne pas le laisser tomber. Du même
ton qu'il apostrophe le ministère public :−Monsieur le marquis,
s'écria−t−il, cette femme est tout simplement un prodige de vertu
chrétienne. Elle apprit il y a dix−huit mois que son mari était gravement
attaqué de la poitrine.
Qu'a−t−elle fait ? Oubliant ses griefs, ses légitimes ressentiments, elle a
couru le retrouver à Périgueux, elle s'est réconciliée avec lui. On a
conseillé à M. Corneuil de partir pour l'Égypte ; elle a tout quitté pour
l'accompagner et pour se faire la garde−malade d'un brutal dont les
violences avaient mis ses jours en danger. Oui ou non, avais−je raison
d'affirmer à la cour que Mme Corneuil est un ange ?−Tudieu ! lui dis−je,
ne vous échauffez pas. J'admire autant que vous ce beau trait ; mais, mon
cher maître, ne pourrait−il pas se faire qu'après avoir obtenu, grâce à vous,
la moitié de la fortune, cet ange se proposât d'avoir le reste par voie
d'héritage ? Il fit un geste d'indignation ; son dos grossit encore.−Ah !
monsieur le marquis, répliqua−t−il, vous n'avez jamais cru aux femmes,
vous êtes un affreux sceptique.−Je le regardais, il me regarda ; je riais, il se
mit à rire ; je crois que nous devions ressembler aux aruspices de Cicéron.
«Ce qu'il y a de bon, ma chère Mathilde, c'est que tu n'as plus besoin de
rien m'expliquer. Écoute−moi bien ; voici exactement ce qui s'est passé.
Ton fils Horace, cet égyptologue de grande espérance, qui me fait
l'honneur d'être mon petit−neveu, est en Égypte depuis deux ans. Il y a
rencontré une belle blonde, et pour la première fois son coeur a parlé ; il
n'a pu se tenir de t'en écrire, ses lettres sont pleines de Mme Corneuil, et ta
sollicitude maternelle s'est éveillée. N'est−ce que cela ?
Fi donc ! tu es ingrate envers la Providence.
Tu avais mille fois reproché à ton fils d'être un garçon trop sage, trop
sérieux, trop plongé dans ses chères études, un farouche Hippolyte de
l'érudition, méprisant le monde, les plaisirs, les femmes, les affaires, et ne
caressant d'autre rêve que celui de composer quelque jour un gros livre qui
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I 11
révèlera à l'univers étonné des secrets vieux de quatre mille ans.
Tu t'étais flattée de le mettre à la Chambre, ou au Conseil d'État, ou dans la
diplomatie ; il t'a désolée par ses refus. Dès sa plus tendre enfance, il
pleurait pour qu'on le menât au musée égyptien du Louvre.
Il aurait pu dire, les yeux fermés, ce que contenaient l'armoire K et la
vitrine Q de la salle des monuments religieux.
Ce n'est pas ma faute ; ce n'est pas moi qui l'ai fait.
«Ce jeune homme vraiment extraordinaire n'a jamais été amoureux que de
la déesse Isis, femme et soeur d'Osiris ; c'est la seule intrigue
compromettante qu'il ait à sa charge. Il ne s'est jamais intéressé qu'aux
événements qui ont bien pu se passer sous le règne de Sésostris le Grand ;
les discussions les plus passionnées de nos députés et jusqu'aux gros mots
qu'ils peuvent se dire lui ont toujours paru fades auprès de l'histoire intime
des Pharaons. A tous les divertissements que tu lui as jamais proposés, il
préférait un papyrus monté sur toile ou sur carton, un masque de momie,
l'épervier, symbole des âmes, ou un joli scarabée doré, emblème de
l'immortalité. J'en parle en connaissance de cause : il m'honorait de ses
confidences. La dernière fois que je le vis, il m'en souviendra longtemps, je
le trouvai enfermé avec un texte hiéroglyphique, disposé en colonnes
rétrogrades et orné de figures au trait. Il témoigna quelque humeur d'être
troublé dans son voluptueux tête−à−tête. En haut du manuscrit, on voyait
un héroïne au visage jaune, aux cheveux peints en bleu, au front orné d'un
bouton de lotus et d'un grand cône blanc. Je posai le doigt sur une des
colonnes rétrogrades, et je dis à ce cher enfant :
«Grand déchiffreur, que peut bien signifier ce grimoire ?»
Il me répondit sans se fâcher : «Mon cher oncle, ce grimoire, qui, ne vous
en déplaise, est fort limpide et de la plus haute importance, signifie que
l'intendant des troupeaux d'Ammon, grammate principal, Amen−Heb le
véridique, et sa femme qui l'aime, la dame qui fait toutes ses délices,
Amen−Apt la véridique, présentent leurs hommages à Osiris, habitant la
région occidentale, seigneur des temps, à Ptah−Sokari, seigneur du
tombeau, et au grand Tum, qui a fait le ciel et créé les essences qui sortent
de la terre...» Je l'écoutais avec tant d'intérêt que le lendemain il pensa
m'obliger en m'envoyant toute l'histoire d'Amen−Heb couchée par écrit. Je
la relis une fois chaque année à la Saint−Horace. M'accusera−t−on de
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négliger mes devoirs de grand−oncle ?
«Ne le nie pas, ma chère, cette fureur faisait ton désespoir. De quoi te
plains−tu donc ? Voilà un garçon à demi sauvé. C'est le Ciel qui l'a adressé
à Mme Corneuil ; elle lui apprendra beaucoup de choses qu'il ignora et lui
en fera désapprendre beaucoup d'autres : il boira dans ses beaux yeux
l'oubli d'Aménophis III, de la dix−huitième dynastie, d'Amen−Apt la
véridique et de l'homme au grand cône blanc.
Ne lui envie pas ses tardifs plaisirs, sans compter qu'il est bon d'être
charitable envers une pauvre garde−malade. Lui feras−tu un crime, à cette
sainte femme, de se délasser de ses fatigues dans la société d'un beau jeune
homme qui lui dit des douceurs en l'aidant à préparer ses tisanes ? Tout est
pour la mieux, ma chère Mathilde. Puisque l'occasion se présente de t'en
faire l'aveu, j'étais un peu mortifié de penser qu'Horace, mon futur héritier,
avait attrapé l'âge de vingt−huit ans sans que personne lui connût une
maîtresse ; son aventure me réjouit fort, et je suis bien tenté de faire mettre
la chose dans les journaux. Mais toi−même, conviens−en... Les mères ont
beau s'en défendre, rien ne les humilie tant que d'avoir un fils à qui le
monde reproche d'être trop sage ; c'est un affront qu'on leur fait et qu'elles
ont peine à digérer. Dieu bénisse Mme Corneuil ! La déesse Isis a trouvé à
qui parler. Écris−moi incontinent que j'ai rencontré juste et que, toute
réflexion faite, tu es aussi contente que moi.»
Le surlendemain, le marquis de Miraval reçut de sa nièce la courte réponse
que voici :
«Mon cher oncle, votre lettre et les renseignements que vous avez eu
l'obligeance de me procurer ont redoublé mon inquiétude. Ne doutez pas
un seul instant que le jeune homme qui s'est brouillé avec Mme Corneuil
n'ait dit vrai ; c'est à une intrigante que nous avons affaire. Pourquoi faut−il
qu'Horace se soit laissé prendre dans ses filets ? Depuis que j'ai eu le
malheur de perdre mon mari, vous avez été dans tous les cas importants
mon seul conseil et mon suprême recours. Jamais je n'ai eu plus besoin de
votre assistance. Je sais qu'il est cruel de vous arracher à votre cher Paris ;
mais je connais vos bons sentiments à mon égard, votre sollicitude pour les
intérêts de notre famille, votre amitié presque paternelle pour ce pauvre et
absurde Horace. Je vous en supplie, venez me trouver à Vichy ; nous
aviserons ensemble. Je vous appelle et je vous attends.»
Amours Fragiles
I 13
Mme de Penneville avait raison de croire qu'il en coûtait à son oncle de
quitter Paris ; depuis qu'il n'était plus diplomate, il ne pouvait se souffrir
ailleurs. Dans les mois brûlants de l'été, alors que tout le monde s'en va, il
n'avait garde de s'en aller. Il préférait aux plus belles sapinières les vernis
du Japon et les ormeaux à petites feuilles qu'il apercevait de la terrasse de
son cercle, où il passait la meilleure partie de ses journées et même de ses
nuits. Cependant cet égoïste ou ce sage avait toujours pris à coeur les
intérêts de son neveu, à qui il destinait son héritage, et au surplus il était
curieux et ne s'en cachait pas. Il ordonna en soupirant à son valet de
chambre de préparer ses malles, et le soir même il partait pour Vichy.
Prévenue par une dépêche, Mme de Penneville l'attendait à la gare. Du plus
loin qu'elle l'aperçut, elle courut à sa rencontre et lui dit :
«Figurez−vous que cette femme est veuve et qu'il s'est mis en tête de
l'épouser !
−Ah ! pauvre mère ! s'écria le marquis. Cette fois, j'en conviens, le cas est
grave.»
Amours Fragiles
I 14
II
M. de Miraval ne s'était pas trompé dans ses conjectures ; les choses
s'étaient passées à peu près comme il l'avait pensé. Le comte Horace de
Penneville avait fait au Caire la connaissance d'une belle blonde, et pour la
première fois de sa vie son coeur s'était pris. On s'était rencontré au
New−Hotel ; dès les premiers jours, Mme Corneuil s'était mise en frais
pour attirer sur elle les regards et les pensées du jeune homme. M.
Corneuil ayant paru se ranimer et pouvant se passer de sa garde−malade,
on avait profité de ce mieux trompeur pour visiter ensemble le musée de
Boulaq, les souterrains du Serapeum, les pyramides de Gizeh et de
Saqqarah. Horace avait pris au sérieux son métier de cicérone ; il s'était fait
une affaire et un plaisir d'expliquer l'Égypte à Mme Corneuil, et Mme
Corneuil avait écouté toutes ses explications dans un profond
recueillement, avec une attention émue, à laquelle se mêlaient par
intervalles d'aimables transports. Elle était comme saisie et toute
palpitante ; au fond de ses yeux s'allumait une flamme sombre ; elle
possédait mieux que personne l'art d'écouter avec les yeux. Elle n'avait fait
aucune difficulté d'admettre que Moïse a vécu sous Rhamsès II ; elle avait
paru charmée d'apprendre que la deuxième dynastie régna trois cent deux
ans, que Menès était originaire de Thinis, et que la grande pyramide à
degrés fut bâtie par Kékéou, le Céchoüs de Manéthon, par qui fut établi le
culte du boeuf Apis, manifestation vivante du dieu Ptah. Elle éprouvait un
enthousiasme de néophyte en se faisant initier aux sacrés mystères de la
chronologie égyptienne ; elle déclara que c'était la plus belle des sciences
et le plus doux des passe−temps ; elle jura d'apprendre à déchiffrer les
hiéroglyphes.
Ce fut dans une visite au tombeau de Ti, à la clarté rougeâtre des torches,
que l'événement se décida. Ils examinaient dans une sorte d'extase tous les
tableaux gravés sur la paroi de chacune des chambres funéraires. Il en est
un qui représente un chasseur assis dans une barque, au milieu d'un marais
où nagent des hippopotames et des crocodiles. Comme ils se penchaient
II 15
sur ces crocodiles, Mme Corneuil, absorbée dans sa contemplation, fit un
faux mouvement, et sa joue frôla celle du jeune homme ; il sentit un
frémissement qu'il n'avait jamais éprouvé. Elle sortit la première du
tombeau ; en la rejoignant, il fut comme ébloui ; il découvrit tout à coup
qu'elle avait un port de reine, des yeux bruns mêlés de fauve, les plus
admirables cheveux du monde, qu'elle était belle comme un songe et qu'il
l'aimait comme un fou.
Quelques semaines après, M. Corneuil avait rendu son âme à Dieu, en
laissant toute sa fortune à sa femme, qui l'avait soigné, il faut le dire, avec
une héroïque patience. La veille du jour où elle devait s'embarquer pour
emmener à Périgueux un cercueil plombé, Horace lui demanda la faveur
d'un instant d'entretien, et le soir, sur la terrasse du New−Hotel, sous le ciel
étoilé d'Égypte, dans un air délicieux où flottaient les grandes ombres
vagues des Pharaons, il lui fit l'aveu de sa passion et tenta de lui arracher la
promesse qu'avant un an elle serait à lui pour la vie. Ce fut alors qu'il put
connaître toute la délicatesse de ce coeur d'élite. Elle lui reprocha, les yeux
baissés, l'excès de son amour, lui représenta que le mort n'était pas encore
enterré, qu'il lui répugnait de marier les roses aux cyprès et les pensées
amoureuses aux longs voiles de crêpe. Mais elle lui permit d'écrire et
s'engagea elle−même à lui donner réponse dans six mois ; en le quittant,
elle avait aux lèvres un demi−sourire infiniment pudique, mais fort
encourageant. Il avait remonté le Nil ; il avait gagné la Haute−Égypte,
heureux de passer ses mois d'attente dans la solitude d'une Thébaïde, où les
journées ont plus de vingt−quatre heures ; on n'en a jamais trop pour
déchiffrer des hiéroglyphes en pensant à Mme Corneuil. Les crocodiles
devaient jouer un grand rôle dans cette histoire. Horace était à Kéri ou
Crocodilopolis quand il reçut un billet parfumé et vraiment exquis, destiné
à lui apprendre que la femme adorée passait l'été avec sa mère sur les bords
du lac Léman, dans une pension située à quelques pas de Lausanne, et que,
si le comte de Penneville s'y présentait, il n'aurait pas besoin de frapper
deux fois à la porte pour qu'elle s'ouvrit. Il était parti comme une flèche, il
était accouru d'une seule traite à Lausanne. Il avait écrit de là à Mme de
Penneville une lettre de douze pages, où il lui racontait son heureuse
aventure avec des effusions de tendresse et de joie bien propres à la
désespérer.
Amours Fragiles
II 16
L'oncle et la nièce employèrent toute leur soirée à causer, à délibérer, à
discuter. Comme il arrive d'ordinaire en pareil cas, on répétait jusqu'à vingt
fois les mêmes choses ; cela n'avance à rien, mais cela soulage. M. de
Miraval, qui prenait rarement les choses au tragique, s'appliquait à consoler
la comtesse ; elle était inconsolable.
«En bonne foi, disait−elle, pouvez−vous espérer que j'envisage de
sang−froid la perspective d'avoir pour bru une créature sortie on ne sait
d'où, la fille d'un homme taré, une demoiselle de rien, qui a épousé un
homme de peu et qui s'en est séparée pour aller courir la bague à Paris, une
femme dont le nom a traîné dans la Gazette des tribunaux, une femme qui
décrit des brouillards, qui compose des sonnets et qui, j'en suis certaine, a
eu dix aventures au moins ?
−Je ne sais pas si le compte y est, répondait le marquis, mais il est certain
qu'on a dit longtemps avant nous que les êtres les plus dangereux de cet
univers sont les serpents à sonnettes et les femmes à sonnets. Il y a dix à
parier contre un que celle−ci est une intrigante et que voilà une affaire bien
désagréable.
−Horace, désolant Horace, s'écriait la comtesse, quel chagrin tu me
causes ! Ce cher garçon a le coeur le plus noble, le plus généreux ; par
malheur, il n'a jamais eu le sens commun ; mais pouvais−je m'attendre ?...
−Hélas ! oui, il fallait s'y attendre, interrompait le marquis. On ne saurait
trop se défier des sagesses précoces ; elles finissent souvent par des
catastrophes. Je t'ai dit cent fois, ma chère Mathilde, que ton fils
m'inquiétait, qu'il nous ménageait quelque fâcheuse surprise. Nous
naissons tous avec un certain fonds de folie à dépenser ; heureux qui le
dépense en détail dans sa jeunesse ! Horace a tout gardé jusqu'à vingt−huit
ans, capital et intérêts, et voilà, le beau fruit de ses économies. Les petites
folies multipliées sauvent des grandes ; quand on n'en fait qu'une, elle est
presque toujours énorme et le plus souvent irréparable. J'ai su me servir de
ma jeunesse, moi qui te parle ; j'aurais cru manquer à mes devoirs les plus
sacrés si je l'avais laissée en friche. A vingt−deux ans, les femmes
n'avaient plus grand'chose à m'apprendre ; je savais par coeur ce bel
animal.
−Ah ! mon oncle, permettez ! s'écria la comtesse un peu scandalisée.
−Mille excuses. Je voulais seulement te faire entendre que, grâce à des
Amours Fragiles
II 17
expériences répétées, j'avais terminé mon apprentissage avant l'âge où l'on
se marie, et que, si j'avais rencontré une Mme Corneuil, je me serais donné
beaucoup de peine pour lui plaire ; mais du diable si j'aurais songé à
l'épouser !»
Mme de Penneville présenta au marquis une tasse de thé, qu'elle avait
sucrée de sa blanche main, et elle lui dit d'une voix caressante :
«Mon cher oncle, vous seul pouvez nous sauver.
−Et le moyen ? demanda−t−il.
−Horace a pour vous tant de respect, tant de déférence ! Vous avez
toujours exercé une grande autorité sur lui.
−Bah ! nous ne vivons plus sous le régime autoritaire.
−Aussi bien, vous lui avez toujours permis de se considérer comme votre
héritier ; cela vous crée des droits, ce me semble.
−Allons donc ! les garçons qui comme ton fils voyagent dans les espaces
renoncent facilement à un héritage. Qu'est−ce que cent mille livres de rente
au prix d'un joli scarabée, emblème de l'immortalité ?
−Mon oncle, mon cher oncle, je suis persuadée que, si vous consentiez à
partir pour Lausanne...»
Le marquis fit un bond :
«Seigneur Dieu ! dit−il, Lausanne est bien loin.»
Et il poussa un soupir en pensant à la terrasse de son cercle.
«Résignez−vous à cette corvée, et je vous en serai à jamais reconnaissante.
Vous ferez entendre raison à ce cher enfant.
−Ma chère Mathilde, je relis quelquefois mes poètes latins. J'en connais un
qui a dit que le propre de l'amour est de déraisonner, et que prêcher la
raison à un amoureux, autant vaut lui demander d'extravaguer avec
sagesse, ut cum ratione insaniat.
−Horace a du coeur. Vous lui représenterez que ce mariage me réduirait au
désespoir.
−Il s'en doute, ma chère, puisqu'il n'a pas osé venir t'embrasser en arrivant
d'Égypte, et sois sûre qu'il ne viendra pas avant que tu lui aies donné ton
consentement. On a beau aimer et respecter sa mère, quand un homme est
vraiment allumé... Et il l'est bien, juste ciel ! Sa lettre en fait foi ; c'est une
prose qui sent la fièvre et qui brûle le papier.»
Mme de Penneville s'approcha du marquis, caressa doucement ses cheveux
Amours Fragiles
II 18
blancs, et lui passant ses bras autour du cou :
«Vous êtes si habile ! vous avez l'esprit si délié ! On assure que vous avez
rempli autrefois des missions infiniment délicates, dont vous vous êtes
acquitté à votre gloire.
−Câline, négocier avec un gouvernement est chose plus aisée que de traiter
avec un amoureux conduit par une intrigante.
−Vous ne me ferez jamais croire que rien vous soit impossible.
−Tu as juré de me piquer au jeu, lui dit−il. Et bien ! Soit, l'entreprise
mérite d'être tentée. Mais, à propos, as−tu déjà répondu à la formidable
épître que tu viens de me lire ?
−Je n'ai rien voulu faire sans m'être concertée avec vous.
−Tant mieux, rien n'est compromis, l'affaire est entière. Allons, je te dirai
demain si je me décide à partir pour Lausanne.»
La comtesse remercia chaudement M. de Miraval. Elle le remercia plus
chaudement encore le lendemain, quand il lui annonça qu'il avait pris son
parti et qu'il la priait de le faire conduire à la gare. Elle l'accompagna pour
s'assurer qu'il ne se ravisait pas, et elle lui dit en chemin :
«Voilà un voyage que toutes les mères de famille glorifieront ; mais, s'il
vous plaît, quand vous serez là−bas, donnez−moi souvent de vos
nouvelles.
−Oui, je t'en donnerai, répondit−il, mais à une condition.
−Laquelle ?
−C'est que tu ne croiras pas un mot de ce que je t'écrirai.
−Que voulez−vous dire ?
−J'exige aussi, continua−t−il, que tu me répondes comme si tu me croyais
et que tu envoies mes lettres à Horace, en lui recommandant le secret.
−Je vous comprends de moins en moins.
−Qu'est−ce donc qu'une femme qui ne comprend pas ? Les lettres
ostensibles, c'est le fond de la diplomatie. Après tout, il n'est pas nécessaire
que tu me comprennes ; l'essentiel est que tu te conformes
scrupuleusement à mes instructions. Adieu, ma chère ! je m'en vais où
m'envoient le ciel et tes chatteries. Si je ne réussis pas, cela prouvera que
nos amis les républicains ont eu raison de me mettre à la retraite.»
Cela dit, il embrassa sa nièce et monta en wagon. Vingt−quatre heures plus
tard, il arrivait à Lausanne, où son premier soin fut, après avoir retenu une
Amours Fragiles
II 19
chambre à l'hôtel Gibbon, de se procurer tout un attirail de pêche.
Là−dessus, fatigué du voyage, il dormit six heures durant.
Dès qu'il se fut réveillé, il dîna, et, dès qu'il eut dîné, il se fit conduire en
voiture à la pension Vallaud, située à vingt minutes de Lausanne, sur le
penchant de l'un des plus beaux coteaux du monde. Cette charmante villa,
convertie depuis peu en hôtellerie, se composait d'une maison commune,
où le comte de Penneville occupait un appartement, et d'un joli chalet isolé
qu'habitaient Mme Corneuil et sa mère. Le chalet et la maison commune
étaient séparés ou, si l'on aime mieux, réunis par un grand parc bien
ombragé, qu'Horace traversait plusieurs fois par jour en se disant : «Quand
donc vivrons−nous sous le même toit ?» Mais il faut savoir attendre son
bonheur.
En ce moment, Horace, la plume à la main, travaillait à sa grande Histoire
des Hycsos ou des Pasteurs ou des Impurs, c'est−à−dire de ces terribles
nomades chananéens qui, deux mille ans avant l'ère chrétienne, dérangés
dans leurs campements par les invasions élamites des rois
Chodornakhounta et Chodormabog, envahirent à leur tour la vallée du Nil,
la mirent à feu et à sang et occupèrent pendant plus de cinq siècles le
centre et le nord de l'Égypte. Fort de son érudition, riche de documents
nouveaux péniblement recueillis par lui, il avait entrepris de démontrer par
des témoignages irréfragables que le Pharaon sous lequel Joseph devint
ministre était bien Apophis ou Apépi, roi des Hycsos, et il se flattait de le
prouver si bien que désormais il serait impossible aux esprits les plus
prévenus de soutenir le contraire.
Quelques mois auparavant, il avait envoyé, du Caire à Paris, les premiers
chapitres de son histoire, dont lecture fut faite à l'Institut ; sa thèse avait
scandalisé quelques égyptologues ; d'autres y trouvaient du bon, et l'un
d'eux lui avait écrit à ce propos : «Voilà un début qui promet. Macte
animo, generose puer.»
Vêtu d'une sorte de burnous en laine blanche, le cou libre, les cheveux en
désordre, il était accoudé sur une table ronde, en face d'une écritoire dont
le couvercle était surmonté d'un sphinx, et sa figure exprimait le
contentement du coeur uni à la parfaite sérénité de la conscience. Au
milieu de la table s'épanouissait une belle rose pourpre, presque noire, qu'il
avait mise tremper dans un verre et dans laquelle une statuette en faïence
Amours Fragiles
II 20
bleue, qui représentait une déesse égyptienne au visage de chatte, plongeait
indiscrètement, sans se dérider, son museau rébarbatif. Horace contemplait
par instants ce museau, qui lui était cher, et cette rose, que Mme Corneuil
avait cueillie pour lui il n'y avait pas une heure ; par instants aussi, tournant
ses yeux vers sa fenêtre toute grande ouverte, il s'apercevait que la lune,
alors dans son plein, projetait dans les eaux frissonnantes du lac une
longue traînée de paillettes d'or. Mais, par une grâce d'état, il ne laissait pas
d'être tout entier à son travail, il n'avait aucune distraction, il appartenait
aux Hycsos. La lune, la rose, Mme Corneuil, la déesse à la tête de chatte, le
sphinx qui surmontait l'écritoire, les Impurs et le roi Apépi, tout cela se
mariait, se confondait intimement dans sa pensée. Les bienheureux du
paradis voient tout en Dieu et peuvent penser à tout sans se distraire un
seul moment de leur idée, qui est éternelle.
Le comte Horace était tout à la fois à Lausanne, dans le voisinage d'une
femme dont l'image ne le quittait pas, et en Égypte, deux mille ans avant
Jésus−Christ, et son bonheur était parfait comme son application. Il venait
d'écrire cette phrase : «Considérez les sculptures de l'époque des Pasteurs,
examinez avec soin et sans parti pris ces figures anguleuses, aux
pommettes très saillantes, et, si vous êtes de bonne foi, vous conviendrez
que la race des Hycsos n'était pas purement sémitique, mais qu'elle était
fortement mélangée d'éléments touraniens.»
Satisfait de sa conclusion, il interrompit une seconde son travail, posa la
plume, et, attirant à lui la rose pourpre, il la pressa sur ses lèvres ; mais il
entendit frapper à sa porte. Il remit précipitamment la rose dans son verre,
et d'un ton d'humeur il cria : Entrez ! La porte s'ouvrit. M. de Miraval
entra. La figure d'Horace se rembrunit ; cette apparition inattendue le
consterna : il se sentit comme subitement expulsé de son paradis. Hélas ! la
vie la plus heureuse n'est qu'un paradis intermittent.
Le marquis, immobile sur le seuil, salua gravement son neveu, en lui
disant :
«Eh quoi ! je te dérange ? Tu n'as jamais su dissimuler tes impressions.
−Ah ! mon oncle, répondit−il, comment pouvez−vous croire ?... Je vous
avoue que je ne m'attendais pas... Mais, je vous prie, par quel hasard ?...
−Je fais un voyage en Suisse. Pouvais−je passer à Lausanne sans venir te
voir ?
Amours Fragiles
II 21
−Convenez, mon oncle, que vous ne passez pas, reprit Horace ; convenez
que vous êtes beaucoup plus qu'un passant, que vous arrivez ici tout
exprès.
−Tout exprès, tu l'as dit, mon garçon, repartit M. de Miraval.
−C'est donc à un ambassadeur que j'ai l'honneur d'avoir affaire ?
−Oui, à un ambassadeur, très ferré sur l'étiquette et qui demande qu'on le
reçoive avec tous les égards qui lui sont dus et selon toutes les règles du
droit des gens.»
Horace s'était remis de son trouble ; il s'arma de philosophie, fit bonne
mine à mauvais jeu. Avançant un siège au marquis :
«Asseyez−vous là, monsieur l'ambassadeur, lui dit−il, dans le meilleur de
mes fauteuils. Mais, au préalable, embrassons−nous, mon cher oncle.
Si je ne me trompe, il y a deux ans bien comptés que nous n'avons eu le
plaisir de nous voir. Que pourrais−je vous offrir, pour vous être agréable ?
Je crois me souvenir que vous avez quelque goût pour le champagne
frappé, que c'est votre boisson favorite. Oh ! n'allez pas vous imaginer que
nous soyons ici dans un pays de sauvages ; on y trouve tout ce qu'on veut ;
vous serez satisfait à l'instant.»
Il tira à ces mots un cordon de sonnette : un domestique parut ; il lui donna
ses ordres, qui furent promptement exécutés, quoiqu'on accuse les Vaudois
d'être un peu lents.
Cependant M. de Miraval contemplait son neveu avec une satisfaction
mêlée d'un sourd dépit. Il lui sembla que ce beau garçon bien découplé
avait encore embelli. Sa barbe courte était du plus beau noir ; ses traits,
jadis un peu mous, avaient pris de la fermeté, de l'accent ; ses yeux, d'un
gris bleuâtre, s'étaient allongés ; son teint s'était hâlé, basané, et cette
couleur brune lui allait à merveille. Son sourire, plein de douceur et de
mystère, était charmant ; on eût dit ce sourire indéfinissable que les
sculpteurs égyptiens, dont la Grèce a eu de la peine à surpasser le génie,
imprimaient souvent aux lèvres de leurs statues.
Tel sphinx du musée du Louvre aurait reconnu Horace à son air de famille
et l'eût avoué pour son parent. Il est tout naturel que l'on prenne le teint des
pays que l'on habite et quelquefois aussi le visage des choses qu'on aime.
«Maître sot ! pensait le marquis tout fâché, tu as la plus fière tournure, la
plus belle tête du monde, et voilà tout ce que tu en sais faire. Ah ! si à ton
Amours Fragiles
II 22
âge j'avais eu les yeux, le sourire que voici, quel parti j'en aurais tiré ! Non,
aucune femme n'aurait pu me résister...
Mais toi, que répondras−tu à la Providence quand elle te demandera
compte de tous les dons qu'elle t'a faits ? Tu lui diras : Je m'en suis servi
pour épouser Mme Corneuil... Eh ! maître sot, te dira−t−elle, tu as
sottement commencé par où les autres finissent !»
Horace était à mille lieues de deviner les secrètes réflexions de M. de
Miraval.
Après l'émotion désagréable du premier moment, il était rentré dans son
naturel, et son naturel était d'avoir du plaisir à revoir son oncle, car il
l'aimait beaucoup. A vrai dire, l'ambassadeur lui plaisait peu, et il était
résolu à ne point le ménager ; mais, quand on est sûr de sa volonté, on ne
craint pas les objections, et il savait d'avance qu'il aurait réponse à tout.
Aussi attendait−il l'ennemi de pied ferme, et, comme l'ennemi buvait du
champagne et ne se pressait pas de commencer l'attaque, il marcha
au−devant de lui.
«Et d'abord, mon cher oncle, lui dit−il, donnez−moi bien vite des nouvelles
de ma mère.
−Je voudrais t'en donner de bonnes, répondit le marquis. Mais tu sais que
sa santé nous inquiète, et tu conviendras que la lettre qu'elle a reçue de
toi...
−Ma lettre l'a chagrinée !
−Là, tu le demandes ?
−J'aime tendrement ma mère, répliqua Horace d'un ton vif ; mais je l'ai
toujours connue la plus raisonnable des femmes. Apparemment, je m'y
serai mal pris, je lui récrirai dès demain, je me fais fort de la réconcilier
avec mon bonheur.
−Si tu m'en crois, tu n'écriras plus ; on ne guérit pas le mal par le mal.
Assurément, ta mère désire ton bonheur ; mais le projet extravagant dont tu
lui as fait confidence... Extravagant te blesse ? Je retire extravagant... Je
voulais dire que le projet un peu bizarre... Allons, je retire aussi bizarre.
C'est ainsi qu'on en use à la Chambre, et il ne faut pas être plus fier qu'un
député. Bref, ce projet, qui n'est ni extravagant ni bizarre, inspire à ta mère
les plus vives inquiétudes, et tu ne triompheras pas de ses objections.
−Elle vous a chargé de me les faire connaître ?
Amours Fragiles
II 23
−Dois−je te présenter mes lettres de créance ?
−C'est inutile, mon oncle. Parlez, dites−moi à coeur ouvert tout ce qu'il
vous plaira, ou plutôt, si vous êtes bien inspiré, ne dites rien, car, je vous
en avertis, vous dépenserez votre éloquence en pure perte, et je sais que
vous n'avez jamais aimé à perdre vos paroles.
−Il faudra pourtant que tu te résignes à m'entendre. Tu ne prétends pas, je
pense, que j'aie fait pour rien cent grandes lieues tout courant. Mon
discours est prêt, tu le subiras.
−Jusqu'au matin, s'il le faut, repartit Horace. Ma nuit vous appartient.
−Merci... Et maintenant, commençons par le commencement. Ce qui vient
de se passer ne m'a pas seulement affligé, mais cruellement humilié. Je me
flattais de connaître les hommes, et j'étais fier de ma science. Or je dois
avouer, à ma confusion, que je me suis absolument mépris sur ton compte.
Comment ! c'est toi, mon fils, toi que je croyais le garçon le plus sensé, le
plus réfléchi, le plus tranquille de la terre, c'est toi qui tout à coup t'avises
de jeter l'épouvante dans le sein de ta famille par une décision !...
−Extravagante et bizarre, interrompit Horace.
−Puisque je t'ai dit que j'avais retiré ces deux mots ! Mais, oui ou non, ce
projet de mariage ne ressemble−t−il pas à un coup de tête ?
−Dois−je vous répondre article par article ? s'écria−t−il, ou préférez−vous
me réciter d'abord votre discours tout entier d'une seule haleine ?
−Non, ce serait trop fatigant. Réponds tout de suite.
−Eh bien ! mon cher oncle, sachez que vous ne vous êtes jamais mépris sur
mon compte, et que ce prétendu coup de tête est précisément l'acte le plus
sensé, le plus réfléchi que m'ait jamais inspiré mon bon génie, un acte où
j'ai mis à la fois tout mon coeur et toute ma raison.
−Quoi donc ! tu me défendras de m'étonner que l'héritier d'un beau nom et
d'une belle fortune, qu'un comte de Penneville, qui pouvait choisir dans
son monde parmi cinquante jeunes filles vraiment dignes de lui, refuse tous
les partis que sa mère lui proposait et qu'il se ravise subitement pour
épouser... qui ? une madame... je t'en prie, Horace, comment
s'appelle−t−elle ? Je ne peux jamais retenir ce diable de nom.
−Elle s'appelle Mme Corneuil, pour vous servir, répliqua Horace d'un ton
pincé. Je suis désolé que son nom vous déplaise, mais ne vous donnez pas
la peine de l'incruster dans votre mémoire. Dans deux mois d'ici, vous
Amours Fragiles
II 24
l'appellerez tout simplement la comtesse Hortense de Penneville.
−Peste ! comme tu y vas ! Ce n'est pas encore fait.
−Nous avons échangé nos paroles, mon oncle. Tenez la chose pour faite,
car je vous défie bien de la défaire.»
M. de Miraval remplit et vida de nouveau son verre ; puis il reprit :
«Ne t'échauffe pas, ne t'emporte pas. Je ne voudrais pour rien au monde te
désobliger ; mais je suis si étonné, si surpris... Dis−moi, qu'est−ce donc
que cette statuette en faïence bleue coiffée d'un grand nimbe, à la taille
fine, au museau de chatte, qui tient dans sa main droite je ne sais quelle
façon de guitare ?
−Ce n'est pas une guitare, mon oncle, c'est un sistre, symbole de l'harmonie
du monde. Eh quoi ! vous ne reconnaissez pas dans cette statuette la déesse
Sekhet, la Bubastis des auteurs grecs, qu'on avait surnommée la grande
amante de Ptah, divinité tour à tour bienfaisante et vengeresse, qui, selon
toute apparence, représentait la radiation solaire dans sa double fonction ?
−Mille excuses, je crois me la remettre. Et cette rose qu'elle semble flairer
d'un air malveillant... Ah ! cette rose, je n'ai plus besoin de demander d'où
elle vient.
−Eh ! oui ! elle m'a été donnée par cette femme dont il est impossible de se
rappeler le nom.
−Mais permets, je le sais très bien, ce nom... Mme Corneuil... N'est−ce pas
Corneuil ? Eh bien ! mon doux ami, ne te semble−t−il pas que la déesse
Sekhet ou Bubastis, qui représente la radiation solaire, attache des yeux
courroucés, flamboyants d'indignation sur la rose pourpre, et qu'elle maudit
la rivale que tu as eu l'insolence de lui préférer ?
Prends−y garde, les roses se fanent ; les roses et celles qui les donnent ne
vivent qu'un jour ; les déesses sont immortelles et leurs rancunes aussi.
−Rassurez−vous, mon oncle, répliqua Horace en souriant. La déesse
Sekhet regarde cette fleur d'un oeil fort doux. Si vous l'interrogiez, elle
vous dirait : Les cinquante héritières que vous avez proposées au comte de
Penneville sont toutes ou la plupart de sottes créatures, à l'esprit court et
futile, uniquement occupées de chiffons et de misères ; aussi je l'approuve
fort d'avoir dédaigné ces poupées et de vouloir épouser une femme comme
il y en a peu, une femme dont l'intelligence est aussi distinguée que son
coeur est aimant, une femme qui adore l'Égypte et à laquelle il tarde d'y
Amours Fragiles
II 25
retourner, une femme qui ne sera pas seulement pour votre neveu la plus
douce des sociétés, mais qui s'intéressera passionnément à ses travaux, qui
l'aidera de ses conseils, qui sera la confidente de toutes ses pensées...
−Et qui méritera d'être un jour de l'Institut comme lui, interrompit M. de
Miraval. Ce sera charmant de vous y voir entrer bras dessus bras dessous.
Horace, je renonce à te réciter la fin de mon discours.
Permets−moi seulement de t'adresser une ou deux questions. Voyons, où
cet inconcevable accident s'est−il produit ? Où donc ce fier Hippolyte ?...
Oh ! mais, je le sais ; ta mère m'a raconté que c'était à Memphis, au fond
d'une cave.
−Ma mère n'a pas été discrète, répondit Horace ; mais soit ! c'était au fond
d'une cave. Nous appelons cela un hypogée.
−Va pour l'hypogée. Mes idées se débrouillent ; je me rappelle à présent
que c'était dans le tombeau du roi Ti.
−Ti n'était pas un roi, mon oncle, répliqua−t−il sur un ton d'indulgente
mansuétude. Ti était un des grands feudataires, un des barons de quelque
souverain de la quatrième dynastie, laquelle régna deux cent quatre
vingt−quatre ans, ou peut−être de la cinquième, qui, vraisemblablement,
fut aussi memphite.
−Dieu me préserve de soutenir le contraire ! Vous voilà donc dans ce
tombeau.
Illuminée par l'amour, Mme Corneuil déchiffra couramment une
inscription hiéroglyphique, et, touché de ce beau miracle, tu tombas à ses
pieds.
−Ces miracles ne se font pas, mon oncle. Mme Corneuil ne lit pas encore
les hiéroglyphes, mais un jour elle les lira.
−Et c'est pour cela que tu l'aimes, malheureux ?
−Je l'aime, s'écria Horace avec feu, parce qu'elle est admirablement belle,
parce qu'elle est charmante, parce qu'elle est adorable, parce qu'elle a
toutes les grâces, et qu'auprès d'elle toute femme me paraît laide. Oui, je
l'aime, je lui ai donné pour jamais mon coeur et ma vie ; tant pis pour qui
ne me comprend pas.
−Peste ! voilà parler, repartit M. de Miraval, et voilà de l'amour.
Mais, mon cher enfant, je ne te reproche pas d'aimer cette femme ; libre à
toi. Ce qui me fâche, c'est que tu veux l'épouser. Eh ! grand Dieu ! où en
Amours Fragiles
II 26
serions−nous si l'on était tenu d'épouser toutes les femmes qu'on aime ?...
Voyons, entre quatre yeux, est−ce donc une vertu si farouche ?»
Horace fronça le sourcil et répondit sèchement :
«Assez, mon oncle ! Ah ! je vous prie, pas un mot de plus.
−A vrai dire, je ne sais rien, poursuivit le marquis ; je n'y étais pas. Mais ta
mère, paraît−il, a pria des informations, et les mauvaises langues
prétendent...
−Assez, vous dis−je, répéta Horace en haussant la voix. Si tout autre que
vous me parlait sur ce ton d'une femme pour qui mon estime égale ma
tendresse, d'une femme qui est digne de tous les respects, il aurait ma vie
ou j'aurais la sienne.
−Tu comprends bien que je n'ai aucune envie de me battre avec toi, ô mon
unique héritier ! Dame ! que deviendrait l'héritage ? Puisque tu me le dis,
je demeure convaincu que Mme Corneuil est une personne absolument
irréprochable ; mais où diable ta mère a−t−elle pris ses renseignements ?
Elle assure que c'est tout simplement une ambitieuse, voire une intrigante,
et que son rêve... Là, es−tu bien sûr que cette femme ne soit pas de la race
des habiles ? Es−tu bien sûr qu'elle s'intéresse sincèrement, passionnément
aux exploits des Pharaons et au dieu Anubis, conducteur des âmes ? Es−tu
bien sûr que les petits moyens ne produisent pas quelquefois de grands
effets et qu'elle n'ait pas joué là−bas, dans le caveau de Ti, qui n'était pas
roi, mais baron, une petite comédie dont un égyptologue de ma
connaissance a été la dupe ? J'imagine, quant à moi, que le beau garçon
que voici, eût−il le nez de travers, les yeux ternes et le regard louche, Mme
Corneuil l'aimerait encore, par l'excellente raison que Mme Corneuil a mis
dans son bonnet de s'appeler un jour comtesse de Penneville.
−Vraiment, vous me faites pitié, mon oncle, et je suis bien bon de vous
répondre. Prêter de misérables calculs d'intérêt et de vanité à une pareille
femme, à l'âme la plus fière, la plus noble, la plus pure !
Tenez, vous devriez rougir de vous abuser à ce point. Elle m'a raconté
toute sa vie, jour par jour, heure par heure. Dieu sait qu'elle n'a rien à
cacher ! Pauvre sainte créature, mariée toute jeune et malgré elle, par la
tyrannie de son père, à un homme qui n'était pas digne de toucher du doigt
le bas de sa robe ! Et pourtant elle lui a tout pardonné. Si vous saviez avec
quelle tendre sollicitude elle l'a soigné dans ses derniers moments !
Amours Fragiles
II 27
−Mais il me semble, mon bel ami, qu'elle a été récompensée de ses peines,
puisqu'il lui a laissé sa fortune.
−Et à qui donc l'aurait−il laissée ? N'avait−il pas beaucoup à réparer ?
Non, jamais femme n'a tant souffert et ne fut plus digne d'être heureuse.
Une seule chose l'aidait à supporter le dur fardeau de ses chagrins. Elle
était intimement persuadée qu'un jour elle rencontrerait un homme capable
de la comprendre et dont l'âme serait à la mesure de la sienne.−Oui, me
disait−elle l'autre soir, je croyais en lui, j'étais sûre qu'il existait, et la
première fois que je vous ai vu, il m'a semblé que je vous reconnaissais et
je me suis dit : Ne serait−ce pas lui ?... Mon oncle, lui et moi, nous
sommes le même homme, et ce sera la gloire de ma vie. Elle m'aime, vous
dis−je, elle m'aime, vous n'y changerez rien, et brisons là, s'il vous plaît.»
Le marquis passa deux fois ses mains dans ses cheveux blancs et s'écria :
«Je te déclare, Horace, que tu es le plus candide des ingénus et le plus naïf
des amoureux.
−Je vous affirme, mon oncle, que vous êtes le plus obstiné et le plus
incurable des sceptiques.
−Horace, j'atteste le sphinx que voici et le museau de la déesse Sekhet que
la poésie est la maladie des gens qui n'ont pas vécu.
−Et moi, mon oncle, je prends à témoin la lune que voilà et cette rose
pourpre, qui vous regarde en se moquant de vous, que le scepticisme est le
châtiment de ceux qui ont peut−être abusé de la vie.
−Et moi, je te jure par ce qu'il y a de plus sacré, par le grand Sésostris
lui−même...
−Oh ! mon oncle, comme vous tombez mal ! Je sais bien qu'on ne peut pas
vous en vouloir, vous n'avez guère étudié l'histoire d'Égypte, ce n'est pas
votre affaire ; mais apprenez que, s'il y a jamais eu dans ce monde une
réputation surfaite et même usurpée, ce fut celle de l'homme que vous
appelez le grand Sésostris et qui au demeurant s'appelait Ramsès II. Jurez,
si vous le voulez, par le roi Chéops, vainqueur des Bédouins ; jurez par
Menès, qui bâtit Memphis ; jurez par Aménophis III, dit Memnon, ou, si
vous l'aimez mieux, par Snéfrou, avant−dernier roi de la troisième
dynastie, qui soumit les tribus nomades de l'Arabie Pétrée. Mais apprenez
que votre grand Sésostris était en somme un homme fort médiocre, d'un
mérite très mince, qui a poussé la vanité jusqu'à faire effacer sur les
Amours Fragiles
II 28
monuments le nom des souverains ses prédécesseurs, pour y substituer la
sien, ce qui a fait prendre le change aux esprits légers, à Diodore de Sicile
tout particulièrement, et introduit dans l'histoire les plus déplorables
erreurs. Votre Sésostris, bon Dieu ! Il n'a jamais vécu que sur un exploit de
ses jeunes années. Soit adresse, soit bonheur, il était parvenu à sortir d'une
embuscade vie et bagues sauves. Voilà la belle prouesse qu'il a fait retracer
cent et cent fois sur les parois de tous les édifices construits sous son
règne ; ce fut là son éternel Valmy, son sempiternel Jemmapes. Je vous le
demande, quelles conquêtes a−t−il faites ? Il opéra des razzias de nègres,
parce qu'il avait besoin de maçons ; il fit la chasse à l'homme dans le
Soudan, et son seul titre de gloire est d'avoir eu cent soixante−dix enfants,
dont soixante−neuf fils.
−Diable ! c'est bien quelque chose que cela... Mais enfin, qu'en veux−tu
conclure ?
−J'en conclus, répondit Horace, à qui l'incident avait fait perdre de vue le
principal, j'en conclus que Sésostris... Non, reprit−il, j'en conclus que
j'adore Mme Corneuil et qu'avant trois mois elle sera ma femme.»
Le marquis se leva brusquement, en s'écriant :
«Horace, mon héritier et mon petit−neveu, viens dans mes bras !»
Et comme Horace, immobile, le regardait d'un air interdit : «Faut−il te le
répéter ? Viens dans mes bras, continua−t−il, je suis content de toi. Vrai, ta
passion me rajeunit. J'aime la jeunesse, l'amour et la candeur. Je croyais
que tu n'avais pour cette femme qu'une fantaisie, un caprice de tête, je vois
que ton coeur est pris, et on ne peut mieux faire que d'écouter la voix de
son coeur. Pardonne−moi mes sottes questions et mes objections
impertinentes. Ce que j'en ai dit, c'était pour l'acquit de ma conscience. Ta
mère m'avait fait ma leçon, je l'ai répétée comme un perroquet. Il ne faut
pas leur en vouloir à ces pauvres mères ; leurs scrupules sont toujours
respectables. La tienne...
−Oh ! vous touchez là à l'endroit sensible et douloureux, interrompit le
jeune homme. Mais je saurai bien la ramener, je lui écrirai dès demain.
−Encore un coup, n'écris pas ; ta prose n'a pas le don de lui plaire.
Mais elle a beaucoup de confiance en moi. Ma parole aura du poids. Mon
fils, me voilà tout prêt à passer à l'ennemi ; si l'aimable femme qui
demeure ici près est vraiment ce que tu dis, je serai ton avocat auprès de ta
Amours Fragiles
II 29
mère, et nous lui ferons entendre raison. Veux−tu me présenter à Mme
Corneuil ! Je lui tâterai le pouls, et je te promets...
−Êtes−vous bien sincère, mon oncle ? lui demanda Horace, en le regardant
d'un air de défiance et de défi. Puis−je compter sur votre parfaite loyauté ?
Vous ne chercherez pas ?...
−Foi d'oncle et de gentilhomme ! interrompit à son tour le marquis.
−En ce cas, embrassons−nous, et cette fois sera la bonne,» répondit
Horace, en prenant la main qu'il lui tendait.
L'oncle et le neveu restèrent quelque temps encore à causer comme de
bons amis. Il était près de minuit, quand M. de Miraval se souvint que sa
voiture l'attendait sur le chemin pour le ramener à son hôtel. Il se leva et dit
à Horace :
«Il est donc convenu que tu me présenteras demain ?
−Oui, mon oncle, à deux heures précises.
−C'est ton heure, l'heure où tu la vois ?
−C'est une de mes heures. Je ne travaille jamais entre le déjeuner et le
dîner.
−Et tout cela est réglé comme du papier de musique. Tu as raison, il faut
mettre de la méthode en toute chose, même dans l'amour, et tout faire avec
poids, nombre et mesure. J'ai connu un philosophe qui disait que la mesure
est la plus belle définition de Dieu... Mais, à propos, j'ai fait ma sieste cette
après−midi, et je n'ai plus sommeil. Prête−moi un livre qui me tiendra
compagnie dans mon lit. Tu possèdes sans doute les oeuvres de Mme
Corneuil ?
−En doutez−vous ?
−Ne me donne pas son roman, je l'ai déjà lu.
−C'est un pur chef−d'oeuvre, dit Horace.
−Pour mon goût, il y a un peu trop de brouillard là−dedans. Mais le bruit
court qu'elle a publié des sonnets.
−Ce sont de vrais bijoux, s'écria−t−il.
−Et un Traité sur l'apostolat de la femme.
−O l'admirable livre ! s'écria−t−il encore.
−Prête−moi le Traité et les sonnets. Je les lirai cette nuit, pour me préparer
à l'entrevue de demain.»
Horace se mit aussitôt en quête des deux volumes, qu'il eut beaucoup de
Amours Fragiles
II 30
peine à retrouver. A force de s'agiter, il les découvrit enfin sous un gros tas
d'in−quarto qui les écrasaient de leur terrible poids. Il dit à son oncle en les
lui présentant :
«Soignez−les comme la prunelle de vos yeux. C'est elle qui ma les a
donnés.
−Sois sans inquiétude, je sens le prix de ce trésor,» lui répondit le marquis.
Et du même coup il s'avisa que le Traité n'était coupé qu'à moitié et que le
volume de sonnets ne l'était pas du tout, ce qui fit naître dans son esprit
plusieurs réflexions qu'il garda soigneusement pour lui.
Amours Fragiles
II 31
III
Le monde est plein d'incidents mystérieux, et Hamlet avait raison de dire
qu'il se passe dans le ciel et sur la terre beaucoup de choses que n'explique
pas la philosophie d'Horatio.
On a remarqué que dans les temps de grandes guerres où des peuples,
venus de tous les coins d'un vaste empire, se trouvent subitement réunis en
corps d'armée pour faire campagne ensemble, on voit se développer parmi
eux des contagions étranges, des pestes meurtrières, et un grand spéculatif
n'a pas craint d'en attribuer la cause au rapprochement forcé d'hommes très
différents d'humeur, de langage, d'esprit, qui, n'étant point faits pour vivre
en société, sont mis en contact par un méchant caprice de la destinée. On a
remarqué aussi que, quand l'équipage du bâtiment qui chaque année
apporte aux pauvres habitants des îles Shetland les denrées nécessaires à
leur subsistance vient à débarquer sur leurs côtes, ils sont pris d'une toux
convulsive, et qu'ils ne cessent pas de tousser avant que le navire ait remis
à la voile. On raconte également qu'à l'approche d'un navire étranger les
naturels des îles Féroë sont attaqués d'une fièvre catarrhale, dont ils ont
beaucoup de peine à se débarrasser. On a constaté enfin qu'il suffit parfois
de l'arrivée d'un missionnaire dans quelque île de la mer du Sud pour y
enfanter des épidémies pernicieuses, qui déciment les malheureux
sauvages.
Ceci doit servir à expliquer pourquoi, dans la nuit du 13 août 1878, la belle
Mme Corneuil eut un sommeil très agité, et pourquoi, en se réveillant le
matin sous ses blancs rideaux de mousseline, elle se sentit comme brisée
dans tout son corps. Ce n'était pas la peste, ce n'était pas le choléra, ce
n'était pas une fièvre catarrhale, ni une toux convulsive, mais elle éprouvait
une tension de tête, un malaise, une irritation nerveuse toute particulière, et
elle eut le pressentiment qu'il y avait dans son voisinage un danger ou un
ennemi tout fraîchement débarqué. Pourtant elle ne connaissait point le
marquis de Miraval, elle n'en avait jamais entendu parler, elle ne savait pas
qu'il était plus dangereux que tous les missionnaires qui ont pu aborder
III 32
dans les îles de l'océan Pacifique.
Quand sa mère, qui était toujours la première à entrer dans sa chambre
pour lui prodiguer des soins qu'elle seule savait lui rendre agréables,
s'approcha de son lit sur la pointe des pieds et lui souhaita le bonjour, Mme
Corneuil, mal disposée, lui fit un accueil un peu sec, et Mme Véretz put
s'apercevoir que son ange adoré s'était réveillé d'assez mauvaise humeur. A
la vérité, cette tendre mère était accoutumée aux incartades ; on la traitait
de haut, comme une impératrice traite sa dame du palais. Elle y était faite
et ne s'en affectait guère. Sa fille était sa reine, sa divinité, son tout ; elle
s'était consacrée tout entière à son bonheur, à sa gloire ; elle lui rendait un
culte, de véritables adorations. Elle appartenait à la race des mères
servantes et martyres ; mais sa servitude lui plaisait, son martyre lui
paraissait délicieux, et cette petite femme maigre, au regard vif, aux allures
serpentines, qui avait, comme Caton le Censeur, auquel du reste elle ne
ressemblait guère, l'oeil vert et les cheveux rouges, faisait toujours bon
visage aux duretés qu'elle essuyait. Elle avait de quoi se consoler ; on avait
beau la rudoyer, la gourmander, la renvoyer bien loin, on finissait toujours
par l'écouter, attendu qu'on s'en était toujours bien trouvé.
C'était par son conseil qu'au moment propice on s'était brouillé, puis
réconcilié avec M. Corneuil ; c'était grâce à ses précieuses directions qu'on
avait pu tenir un salon à Paris et y devenir quelque chose. Mme Corneuil
régnait, en définitive c'était Mme Véretz qui gouvernait, et, il faut le dire,
elle n'avait jamais en vue que le bien de sa chère idole. Nous avons tous
des pensées confuses, que nous avons peine à débrouiller, et des désirs
cachés, que nous n'osons pas nous avouer. Mme Véretz avait le don de
deviner sa fille, de lire dans tous les replis de son coeur ; elle se chargeait
de débrouiller ses pensées confuses et de lui révéler ses désirs inavouables
en les prenant à son compte. C'était le secret de son influence, qui était
considérable. Quand l'imagination de Mme Corneuil voyageait, cette mère
incomparable partait la première en courrier ; en arrivant à l'étape, la belle
voyageuse y trouvait des chevaux de relais tout préparés et elle savait gré à
Mme Véretz de lui ménager d'agréables surprises. Aussi se serait−elle
gardée de s'embarquer dans aucune aventure sans son courrier, à qui elle
avait l'obligation de n'être jamais restée en chemin.
Après avoir renvoyé sa mère et passé une demi−heure avec sa femme de
Amours Fragiles
III 33
chambre, Mme Corneuil prit une tasse de thé, puis elle s'assit à son
secrétaire. Elle employait ses matinées à écrire un livre qui devait faire
suite au Traité sur l'apostolat et qui était intitulé : Du rôle de la femme dans
la société moderne. A vrai dire, c'était tirer deux moutures du même sac.
Son but était de démontrer que dans une société démocratique, vouée au
culte brutal du nombre, le seul correctif à la grossièreté des moeurs, des
pensées et des intérêts, est la souveraineté de la femme. «Les rois s'en vont,
avait−elle écrit la veille dans un moment d'inspiration, laissons−les partir ;
mais ne souffrons pas qu'ils emportent avec eux la royauté, dont les
bienfaits sont nécessaires aux républiques elles−mêmes. Sur le trône qu'ils
laissent vide, faisons asseoir la femme ; avec elle régneront la vertu, le
génie, les aspirations sublimes, les délicatesses du coeur, les sentiments
désintéressés, les nobles dévouements et les nobles mépris.» Peut−être
ai−je gâté sa phrase, mais je crois en avoir rendu le sens. Je crois aussi que,
dans le portrait qu'elle en faisait, la femme supérieure qu'elle proposait à
l'adoration du genre humain, ressemblait étonnamment à Mme Corneuil et
qu'elle ne pouvait se la représenter sans de superbes cheveux d'un blond
chaud, enroulés autour de son front comme un diadème.
Quand on a mal dormi, on n'est pas en train d'écrire. Ce jour−là, Mme
Corneuil n'était pas en verve, la plume pesait à sa jolie main aux doigts
effilés ; les idées et l'expression lui manquaient. En vain elle entortillait
autour de son index une boucle voltigeante de ses cheveux, en vain elle
interrogeait du regard ses ongles roses, rien ne venait ; elle se prenait à
croire qu'entre elle et son papier il y avait quelque chose qui ressemblait à
un malheur. Dieu sait pourtant qu'on s'appliquait en pareil cas à ménager
ses nerfs, à ne lui causer aucune distraction ; c'était une consigne. Pendant
les heures où on la savait retirée dans son sanctuaire, le silence le plus
profond régnait partout ; Mme Véretz y mettait bon ordre. Tout le monde
parlait bas, marchait à pas de loup, et quand Jacquot, qui faisait les courses
et les commissions, traversait la cour pavée, il avait grand soin d'ôter ses
sabots pour qu'on ne l'entendît pas. Cette précaution était le fruit d'une
douloureuse expérience. Jacquot cultivait la trompette à ses moments
perdus. Un matin qu'il s'était permis d'en sonner, Mme Véretz, survenant à
l'improviste, lui avait appliqué un vigoureux soufflet en lui disant :
«Tais−toi donc, petit imbécile ; ne sais−tu pas qu'elle médite ?» Jacquot
Amours Fragiles
III 34
s'était frotté la joue et se le tint pour dit ; tout le monde en faisait autant.
Aussi, de huit heures à midi, Jacquot disait tout bas à la cuisinière, la
cuisinière disait au cocher, le cocher disait aux volailles de la basse−cour,
qui le redisaient aux pierrots, qui le répétaient aux merles et à tous les
vents du ciel :
«Frères, taisons−nous, elle médite !»
Au coup de midi, la porte du lieu très saint se rouvrit doucement, et,
comme la première fois, Mme Véretz s'avança sur la pointe des pieds,
disant : «Ma chère belle, est−il permis d'entrer ?»
Mme Corneuil fronça ses beaux sourcils et, d'un air boudeur, renferma ses
papiers dans le plus élégant des buvards et son buvard dans les profondeurs
de son secrétaire en bois de rose, dont elle eut soin, crainte des voleurs, de
retirer la clef.
«On s'est donné le mot, dit−elle, pour ne pas me laisser un moment de
repos.
−J'ai dû faire une course ce matin, répondit Mme Véretz. Est−ce que par
hasard Jacquot aurait profité de mon absence ?...
−Jacquot ou un autre, je ne sais, mais on a fait du bruit, remué des
meubles. Cette course était donc bien nécessaire ?
−Indispensable. Tu t'es plainte hier à dîner que le poisson n'était pas frais,
que Julie ne savait pas acheter. Désormais je fais moi−même mon marché.
−Et pendant ce temps on mènera ici un vrai sabbat.
−Que veux−tu ? entre deux maux...
−Non, interrompit Mme Corneuil, je ne veux pas que vous alliez en
personne marchander votre poisson ; que n'enseignez−vous à Julie à le
choisir ? Vous ne savez pas commander, il en résulte que vous devez tout
faire vous−même.
−J'apprendrai, je me formerai, ma mignonne,» répondit Mme Véretz en la
baisant tendrement sur le front.
Elle n'ajouta pas qu'aller au marché lui plaisait, ce qui était vrai.
Parmi les gens qui ont eu de petits commencements, les uns répudient leur
passé et tâchent de l'oublier, les autres prennent un extrême plaisir à se le
rappeler. «Qu'est−ce encore que cela ? s'écria Mme Corneuil, qui s'aperçut
en ce moment que sa mère tenait à la main un papier.
−Ceci, ma chère, est un billet par lequel M. de Penneville me charge de
Amours Fragiles
III 35
t'annoncer que son grand−oncle, le marquis de Miraval, arrivé hier de
Paris, lui a témoigné le désir de t'être présenté, et qu'il l'amènera
aujourd'hui à deux heures précises. Tu sais qu'il est sujet au coup de
cloche.
−Qui l'empêchait de venir nous l'annoncer ?
−Apparemment il a craint de te déranger et peut−être aussi de se déranger
lui−même. Dans les existences bien ordonnées, la première règle est de
travailler jusqu'à midi.»
Mme Corneuil fit un geste d'impatience.
«Qui est donc ce grand−oncle ? Jamais Horace ne m'en avait parlé.
−Je le crois sans peine. Il ne te parle jamais que de toi, ou bien de
lui... ou bien de l'Égypte, ajouta−t−elle.
−Et s'il me plaît qu'il m'en parle ! répliqua Mme Corneuil avec hauteur.
Est−ce encore une épigramme ?
−Me juges−tu capable de faire des épigrammes contre ce cher et beau
garçon ? reprit vivement Mme Véretz. Je l'aime déjà comme un fils.»
Mme Corneuil était devenue pensive.
«J'ai fait cette nuit de mauvais rêves, dit−elle. Vous vous moquez de mes
rêves, car vous aimez à vous moquer de moi. Voyez pourtant !... En venant
de Paris, M. de Miraval a sûrement passé par Vichy. Ce marquis est un
danger.
−Un danger ! s'écria Mme Véretz. Quel danger peux−tu craindre ?
−Vous verrez que c'est Mme de Penneville qui l'envoie ici.
−Et tu t'imagines qu'Horace ?... Eh ! ma pauvre folle, n'es−tu pas sûre de
son coeur ?
−Est−on jamais sûre du coeur d'un homme ? répondit−elle en feignant une
inquiétude qu'elle était loin d'éprouver.
−D'un homme, peut−être, dit en souriant Mme Véretz ; mais le coeur d'un
égyptologue est autre chose et ne varie jamais. En fait de sentiment,
l'égyptologie est le beau fixe.
−Je vous dis que j'ai fait de méchants rêves, que ce marquis est un danger.
−Voilà ma réponse, lui repartit sa mère en lui présentant un miroir et en
l'obligeant à s'y regarder.
−Il me semble que je suis affreuse ce matin, dit Mme Corneuil, qui n'en
pensait rien.
Amours Fragiles
III 36
−Vous êtes belle comme le jour, ma chère comtesse, et je défie tous les
marquis du monde...
−Non, je ne recevrai pas ce grand−oncle, reprit Hortense en écartant le
miroir ; vous le recevrez pour moi. Prétendez−vous me condamner à
essuyer des impertinences ?
−Te voilà bien, tu mets les choses au pis, tu t'exaltes, tu te montes, tu pars
de la main...
−Je vous répète que je suis malade.
−Ma chère adorée, il ne faut jamais être malade qu'à propos, et dans ce cas
ci... Prends−y garde, il s'imaginera qu'il te fait peur.»
Mme Corneuil jugea sans doute à la réflexion que sa mère avait raison, car
elle lui dit :
«Puisque vous voulez absolument que je m'impose cette corvée, soit !
ordonnez qu'on me monte mon déjeuner, et envoyez−moi ma femme de
chambre.
−C'est on ne peut mieux, répondit Mme Véretz. Ah ! ma chère, ce n'est pas
une corvée que je t'impose, c'est une victoire que je te prépare.»
Et à ces mots elle se retira, non sans l'avoir embrassée une seconde fois.
A deux heures précises, Mme Véretz, sous les armes, installée dans un
ajoupa qui faisait face à la véranda du chalet, attendait le comte de
Penneville et M. de Miraval ; à deux heures précises, le marquis et le
comte parurent à l'horizon. La présentation se fit dans toutes les formes, et
bientôt l'entretien s'engagea. Mme Véretz était une femme experte en tous
les cas difficiles ; l'imprévu ne la déconcertait point : elle savait faire fête
aux visiteurs fâcheux comme aux événements désagréables. M. de Miraval
ne lui fournit point l'occasion d'exercer sa vertu.
Il fut parfaitement courtois et gracieux ; il déploya en cette occurrence son
amabilité, son brillant des grands jours ; il se mit en frais autant qu'il le
faisait jadis pour les puissants de la terre qui lui donnaient audience. A
quoi servirait−il d'avoir été diplomate, si l'on ne possédait l'art utile de
parler beaucoup sans rien dire ?
Il avait la parole à son commandement et, quand il le fallait, une éloquence
fluente, le talent de faire couler, comme dit le proverbe russe, du miel sur
l'huile. Tout chemina fort bien. Horace, qui avait beaucoup redouté cette
entrevue et qui d'abord avait eu l'air contraint et gêné, fut bientôt hors de
Amours Fragiles
III 37
peine ; il sentit se dissiper son embarras.
Il était dans son caractère de se rassurer très vite. Non seulement il était né
optimiste, mais il avait trop approfondi la théologie égyptienne pour ne pas
savoir que dans le monde des hommes comme dans celui des divinités la
lutte entre les deux principes se termine d'habitude par la victoire du bien,
que Typhon finit par se laisser désarmer et qu'Horus, dieu bienfaisant,
prend en main le gouvernement de l'univers. La figure du comte de
Penneville exprimait une foi profonde dans le triomphe définitif d'Horus,
dieu bienfaisant.
La glace était tout à fait rompue lorsque Mme Corneuil fit son apparition.
Comme on peut croire, elle avait soigné pour la circonstance sa toilette et
sa coiffure ; son demi−deuil était des plus coquets. Il faut en prendre son
parti, il y a des reines qui ressemblent beaucoup à des bourgeoises, il y a
des bourgeoises qui ressemblent à des reines, moins la couronne et le roi.
Ce jour−là, Mme Corneuil était non seulement reine, mais déesse des pieds
à la tête ; on eût dit Junon sortant de son nuage. Elle ne manqua pas son
entrée. En la voyant venir, le marquis ne put réprimer un tressaillement, et,
quand il s'approcha d'elle pour la saluer tête basse, il perdit contenance, ce
qui ne lui arrivait guère, il demeura confus, commença plusieurs phrases
sans pouvoir les achever, et l'on assure que c'était la première fois de sa vie
qu'il avait essuyé pareille mésaventure. Son trouble était si visible que le
bon Horace, qui ne remarquait rien, ne laissa pas de le remarquer.
M. de Miraval fit un effort sur lui−même, il ne tarda pas à recouvrer son
assurance et toute l'aisance de ses manières. Après quelques propos oiseux,
il se mit à conter avec agrément plusieurs anecdotes de sa carrière de
diplomate, qu'il assaisonna de belle humeur et de sel attique.
Tout en contant, il devisait avec lui−même et se disait : «Il n'y a pas à dire,
elle est fort belle ; c'est une maîtresse femme, un morceau de roi.
Quels yeux, quels cheveux et quelles épaules ! Je gagerais que ce qu'on ne
voit pas vaut pour le moins ce qu'on voit. Est−il possible qu'elle soit la fille
de sa mère et que ces cheveux rouges aient produit ces cheveux blonds ?
Après tout, elles se complètent. C'est une frégate accompagnée de sa
mouche. Il n'y a pas à dire, sa beauté m'irrite, m'exaspère. Elle était faite
pour se rendre heureuse en faisant le bonheur de beaucoup de pauvres
diables, et, si j'avais quarante ans de moins, je voudrais être du nombre de
Amours Fragiles
III 38
ces heureux.
Mon Dieu ! je ne demanderais pas le morceau tout entier pour moi, je me
contenterais de ce qu'on voudrait bien me donner. Il faut être philosophe et
savoir partager. Hélas ! les prétentions ont tout gâté ; l'ambition, la fureur
de paraître, sont le fléau du genre humain ; la femme qui veut à toute force
jouer un rôle tue son bonheur et celui des autres... En conscience, elle est
superbe ! N'y trouverai−je rien à redire ? Oui, elle a dans le regard une
inquiétude qui ne me plaît pas. Les lèvres sont un peu minces ; bah ! c'est
un détail. Grâce à Dieu, elle n'a pas de tache d'encre au bout des doigts ;
mais ils sont trop effilés, trop nerveux, et dénotent des mains prenantes.
Les paupières sont trop longues ; elles doivent lui servir à cacher beaucoup
de choses. La voix est bien timbrée, mais elle sonne sec... C'est égal, si
j'avais quarante ans de moins...»
Le marquis ne laissait pas de conter ses anecdotes. Mme Véretz était tout
oreilles et souriait de la meilleure grâce du monde. Quant à Mme Corneuil,
elle ne se départait pas de sa gravité un peu dédaigneuse.
Elle était arrivée avec un parti pris ; elle s'était mis dans la tête qu'elle allait
comparaître devant un juge malveillant, venu tout exprès pour prendre sa
mesure et la faire asseoir sur la sellette. Aussi s'était−elle armée d'une
majesté olympienne, de cette insolence de beauté qui fait rentrer sous terre
les impertinents, qui foudroie les orgueilleux et transforme en cerf les
Actéons. Bien que le marquis fût d'une politesse irréprochable et
empressée, bien qu'il sollicitât presque humblement sa bienveillance et ses
regards, elle tenait ferme, elle ne désarmait pas. Pour Horace, il écoutait
tout d'un air satisfait ; il trouvait que son oncle était charmant, et il mourait
d'envie de l'embrasser ; il trouvait aussi que jamais Mme Corneuil n'avait
été si belle, que le soleil avait des clartés inaccoutumées, qu'il pleuvait de
la lumière sur son bonheur, que l'air embaumait et que toutes les choses de
ce monde allaient à merveille. Il avait cependant un scrupule qui
l'embarrassait et par instants faisait passer un nuage sur ses sourcils.
En relisant le matin un des fragments de Manéthon, il s'était achoppé à un
passage qui semblait contrarier sa thèse favorite, à laquelle il tenait comme
à sa vie. Par intervalles, il se prenait à douter si ce fut vraiment sous le
règne d'Apépi que Joseph, fils de Jacob, vint en Égypte ; puis il se
reprochait son doute, qui lui revenait l'instant d'après. Cette contradiction
Amours Fragiles
III 39
le chagrinait, car il respectait beaucoup Manéthon. Mais quand il regardait
Mme Corneuil, son âme rentrait dans le repos, et il croyait lire dans ses
beaux yeux la preuve manifeste que le Pharaon qui ne connaissait pas
Joseph était bien Séthos Ier, auquel cas le Pharaon qui l'avait connu était
bien Apépi. Être tendrement aimé d'une belle femme, cela fait tout croire,
tout devient possible, tout s'arrange, Manéthon, Joseph, le roi Apépi et le
reste.
Que se passait−il dans le coeur du marquis ? De quel charme vainqueur
était−il la proie ? Le fait est qu'il ne se ressemblait guère à lui−même.
Il avait bien débuté, et Mme Véretz prenait plaisir à ses histoires.
Peu à peu, sa verve s'alanguit. Cet homme si maître de ses idées ne
parvenait plus à les gouverner ; cet homme si maître de sa parole cherchait
péniblement ses mots. Il lutta quelque temps contre l'étrange fascination
qui le privait de ses facultés, mais ce fut en vain.
Il ne prit plus part à la conversation que par quelques phrases décousues
qui manquaient absolument d'à−propos et bientôt il tomba dans une
profonde rêverie, dans le plus morne silence.
«Ma mère avait raison, se dit Mme Corneuil.
Je lui impose, c'est moi qui lui ai fait peur.»
Et, s'applaudissant d'avoir fait taire les batteries de l'assiégeant et éteint son
feu, un sourire de fierté satisfaite effleura ses lèvres.
L'instant d'après, elle se leva pour faire un tour de jardin, et Horace
s'empressa de la suivre.
Le marquis demeura seul avec Mme Véretz. Il suivit quelque temps du
regard le couple amoureux, qui s'éloignait à pas lents et qui disparut enfin
derrière un buisson. Il parut alors que le charme était rompu. M. de
Miraval recouvra la voix, et il se prit à murmurer :
Amants, heureux amants.
Soyez−vous l'un à l'autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau.
Puis, se tournant vers Mme Véretz, il s'écria d'un ton lyrique : «Non, on n'a
rien inventé jusqu'aujourd'hui de plus beau que la jeunesse, de plus divin
que l'amour. Mon neveu est un heureux coquin ; je le félicite tout haut, et
je l'envie tout bas.»
Mme Véretz le récompensa de cette exclamation par un gracieux sourire,
Amours Fragiles
III 40
qui signifiait :−Bon vieillard, nous t'avions mal jugé. Pourrais−tu par
hasard nous servir à quelque chose ?
«Plus je les vois ensemble, monsieur le marquis, dit−elle, plus je me
persuade qu'ils ont été faits l'un pour l'autre. Jamais caractères ne furent
mieux assortis ; ils ont les mêmes goûts et les mêmes dégoûts, la même
élévation d'esprit, le même dédain pour les sentiments médiocres et pour
les petits calculs, la même insouciance des vulgaires intérêts. Ils vivent l'un
et l'autre dans l'azur. Ah ! monsieur le marquis, c'est par une dispensation
providentielle qu'ils se sont rencontrés.
−Très providentielle,» dit le marquis.
Et il ajouta in petto :
«La vraie providence est l'habileté des mères.»
Puis il reprit :
«De quoi s'agit−il après tout ? D'être heureux. Mon neveu a mille fois bien
fait de ne consulter que son coeur. Il aura l'azur, comme vous dites, chère
madame, et tout le reste par−dessus le marché ; car Mme Corneuil...
Ne parlons pas de sa beauté, qui est incomparable, mais il est impossible
de la voir, de l'entendre sans reconnaître en elle une femme vraiment
supérieure, la plus propre du monde à bien conseiller un homme, à le
conduire, à le pousser.
−Certes vous la jugez bien, répondit Mme Véretz. C'est une étrange
créature que ma fille ; elle a tous les nobles enthousiasmes, qu'elle pousse
jusqu'à l'exaltation, et cependant elle est infiniment raisonnable, très
intelligente des choses de la vie, et à la fois de glace pour ses intérêts, de
feu pour ceux des autres.
−Une seule chose m'afflige, lui dit le marquis. Le fabuliste recommande
aux heureux amants de ne voyager qu'aux rives prochaines, et les nôtres
iront enfouir leur félicité à Memphis ou à Thèbes. Enlever Mme Corneuil à
Paris, c'est un crime.
−Oh ! rassurez−vous, dit−elle, Paris les reverra.
−Vous ne connaissez pas mon neveu : il a horreur de cette ville perverse et
frivole. Il m'a fait hier ses confidences, il entend finir ses jours en Égypte,
et il m'a soutenu que Mme Corneuil était aussi amoureuse que lui de la
solitude et du silence des Thébaïdes. Il a l'air fort doux, personne n'est plus
tenace dans ses volontés.
Amours Fragiles
III 41
−A la garde de Dieu ! fit Mme Véretz, en regardant le marquis d'un air qui
voulait dire :−Mon bel ami, il n'y a pas de volonté qui tienne contre la
nôtre, et Paris ne peut pas plus se passer de nous que nous de Paris.
−Ils ont choisi la bonne part, poursuivit M. de Miraval en poussant un
profond soupir. Je me suis souvent moqué de mon petit−neveu, à qui je
reprochais de ne pas savoir jouir de la vie ; c'est à son tour de se moquer de
moi, puisque j'en suis réduit à envier son bonheur. Cueillir des roses, c'est
charmant, et j'en ai beaucoup cueilli : mais il arrive un âge où l'on regrette
amèrement de n'avoir pas su se créer un intérieur... Vous devez être
étonnée de mes confidences, chère madame.
−J'en suis flattée beaucoup plus qu'étonnée, répondit−elle.
−L'ennui me ronge, je dois en convenir. J'avais juré de passer le reste de
mes jours dans la retraite, dans le repos. L'ennui me fera sortir de ma
tanière. Je vais me replonger dans la politique active. On me presse de me
laisser porter à la députation dans l'arrondissement où est mon château, on
me propose aussi le sénat. Je vais me livrer de nouveau au monstre. Passe
encore si j'étais marié à une femme de sens, très intelligente des choses de
la vie, quoiqu'un peu exaltée. On ne réussit dans la politique que par les
femmes, et à mon âge on ne peut plus se flatter de réussir par les femmes
des autres. Que n'en ai−je une à moi ! Comme dit le poète : «Ai−je passé le
temps d'aimer ?... Ah ! si mon coeur...» Je ne me rappelle pas la suite, mais
qu'importe ! Heureux Horace ! trois fois heureux ! Vivre en Égypte avec
une femme aimée ou se trémousser à Paris, sans femme aimée, au milieu
des tripotages de la politique, quelle différence !»
Mme Véretz trouvait en effet que la différence était grande, mais toute au
profit du trémoussement et du tripot. Elle ne put s'empêcher de se dire : «Si
mon futur gendre avait l'humeur et les goûts de son grand−oncle, ce serait
parfait, et nous n'aurions plus rien à désirer.»
De ce moment, le marquis de Miraval lui parut un homme intéressant. Elle
essaya de le réconcilier avec son sort, et, comme elle avait l'esprit des
affaires et l'amour des détails, elle lui adressa force questions sur son
arrondissement électoral, sur les chances de son élection. Le marquis, un
peu embarrassé, y répondit de son mieux. Il ne put se tirer d'affaire qu'en
détournant le propos et en faisant à cette curieuse une ample description de
Amours Fragiles
III 42
son château, qui sans contredit en valait la peine, mais où il n'allait guère.
Les renseignements minutieux qu'il lui fournit touchant ses terres et leurs
revenus n'étaient pas de nature à refroidir l'intérêt qu'elle commençait à lui
porter.
Pendant ce temps, Mme Corneuil arpentait une allée du jardin avec
Horace, qui ne s'apercevait pas qu'elle avait les nerfs fort excités et un peu
orageux. Il y avait un certain nombre de choses dont le comte de
Penneville ne s'apercevait presque jamais.
«Dieu ! quel beau temps ! lui disait−il. Le beau ciel ! le beau soleil !
Ce n'est pourtant pas le soleil de là−bas. Quand le reverrons−nous ?
Oh ! là−bas, la−bas, comme dit Mignon. Vous me chanterez ce soir cette
chanson ; personne ne la chante comme vous. Ce parc ne m'a jamais paru
si vert. Il faut convenir que la verdure a du bon, quoique je m'en passe à
merveille. J'ai connu un voyageur qui trouvait la Grèce affreuse, parce
qu'elle manque d'arbres. Il y a des gens comme cela qui ont la manie des
arbres. Vous rappelez−vous notre première excursion à Gizeh, cette grande
plaine nue, ces collines onduleuses, ce sable couleur jaune d'ocre ? «On en
mangerait !» disiez−vous. Nous rencontrâmes une longue file de
chameaux, je les vois encore. A l'horizon pointaient les pyramides, qui
nous semblaient toutes blanches et qui dégageaient des étincelles. Comme
elles s'enlevaient sur le ciel ! Elles étaient vibrantes. L'air ne vibre jamais
par ici. Oh, le bon déjeuner que nous fîmes dans cette chapelle, assis sur
des burnous ! Vous étiez coiffée d'un tarbouch, qui vous allait comme un
charme. Quand donc vous reverrai−je en tarbouch ? Ah ! par exemple, la
dinde était un peu maigre, et puis je commis ce jour−là une fière
maladresse. Je laissai choir la gargoulette qui contenait notre eau du Nil.
Nous en fûmes quittes pour rire et pour boire notre vin pur. Après quoi,
nous descendîmes dans un caveau, et là, pour la première fois, je vous
traduisis des hiéroglyphes. Je n'oublierai jamais quel fut votre ravissement
quand je vous appris qu'un luth signifiait le bonheur, attendu que le signe
du bonheur est l'harmonie de l'âme. Dans l'écriture chinoise, le bonheur est
représenté par une main pleine de riz. Et après cela, qui contestera
l'immense supériorité d'âme et de génie des Égyptiens sur les habitants du
Céleste Empire ?»
Il finit pourtant par s'apercevoir que Mme Corneuil ne lui répondait pas ; il
Amours Fragiles
III 43
en chercha l'explication, et il la trouva.
«Quelle impression vous a faite le marquis de Miraval ?» lui demanda−t−il
d'une voix anxieuse.
Cette fois elle répondit.
«C'est un homme fort distingué, dit−elle. Il commence admirablement les
histoires, mais il les finit mal... Dois−je être sincère ?
−Absolument sincère.
−Il me plaît fort peu.
−Aurait−il dit quelque chose qui vous ait offensée ? s'écria Horace, saisi
d'un remords subit et de la crainte que son oncle n'eût profité perfidement
des distractions que lui causaient Manéthon et le roi Apépi, pour hasarder
quelque méchant propos.
−C'est un homme d'esprit, répliqua−t−elle ; mais il faut avoir de l'âme, et je
le soupçonne de n'en pas avoir.»
En disant ces mots, elle attacha sur le visage du jeune homme ses grands
yeux bruns où l'on voyait une âme, et peut−être deux.
«A votre tour, soyez franc, reprit−elle. Vous n'avez pas le talent de mentir,
c'est un peu pour cela que je vous aime.
Vous m'aviez annoncé que vous écririez à Mme de Penneville...
Le marquis est sa réponse.
−J'en conviens, dit−il ; mais, quand l'univers entier se mettrait entre vous et
moi, il y perdrait ses peines.
Vous savez si je vous aime, si je vous adore.
−Votre coeur est à moi, bien à moi ? demanda−t−elle en lui jetant un
regard ensorcelant.
−Pour toujours, pour jamais !» répondit−il d'une voix étouffée.
Ils approchaient d'une charmille, dont l'entrée était étroite.
Mme Corneuil passa la première, et quand Horace l'eut rejointe, se
retournant, elle demeura immobile devant lui et le contempla avec un
sourire mélancolique. Jusqu'à ce jour, elle l'avait tenu à distance, sans lui
rien accorder, sans lui rien permettre. Par une inspiration soudaine, elle
dépouilla sa farouche vertu et avança doucement vers lui son front et ses
lèvres, qui semblaient réclamer un baiser. Il comprit, mais il eut peur
d'avoir mal compris. Il hésitait, enfin il osa, et, la serrant dans ses bras, il
appuya ses lèvres sur les siennes. Ce baiser le mit hors de lui, le grisa : il
Amours Fragiles
III 44
fut sur le point de se trouver mal. Une seule fois jusqu'alors il avait
éprouvé une ivresse d'émotion comparable à celle−ci : c'était près de
Thèbes, un jour que, faisant une fouille, il avait vu de ses yeux apparaître
au fond de la tranchée un grand sarcophage de granit rose. Ce jour−là
aussi, il lui avait pris une défaillance.
Mme Corneuil s'assit sur un banc ; il se laissa tomber à ses pieds, et posant
ses coudes sur des genoux adorés, les mains dans les mains, il resta
quelque temps à la manger des yeux. Il n'y avait que la largeur d'une route
entre la charmille et le lac ; ils entendaient la vague qui causait tout bas
avec la grève ; elle balbutiait des mots d'amour, elle racontait des joies et
des mystères qu'aucune langue humaine ne peut dire.
Après un long silence :
«Les grands bonheurs sont toujours inquiets, toujours sur le qui−vive,
reprit Mme Corneuil ; tout les effarouche, ils ont peur de tout. Je vous en
supplie, débarrassez−nous de ce diplomate. Je n'ai jamais aimé les
diplomates ; des préjugés, des intérêts, des calculs, des vanités, ils ne
voient que cela dans le monde.
−Vos volontés me sont sacrées, lui dit−il, et, dussé−je me brouiller à
jamais avec lui, je ferai tout ce qu'il vous plaira, quoique je lui aie toujours
rendu l'amitié qu'il me porte.
−Oui, renvoyez−le dans sa famille, qui nous en voudrait de l'accaparer.
Qu'il retourne bien vite lui raconter ses histoires !
−Permettez, sa famille, c'est moi ; il est garçon ou plutôt veuf depuis trente
ans et sans fils ni fille. Mais que m'importe son héritage !»
A ces mots, Mme Corneuil sortit de son extase, et dressant l'oreille comme
un chien qui flaire une piste inattendue :
«Son héritage ! Vous êtes son héritier ! Vous ne m'en avez jamais rien dit.
−Et à quel propos vous l'aurais−je dit ? L'argent, qu'est−ce que l'argent ?...
Mon trésor, le voici, ajouta−t−il en essayant de prendre un second baiser,
qu'elle lui refusa sagement, car il ne faut abuser de rien.
−Ce sont de lâches misères que les questions d'argent, dit−elle...
Est−il très riche, le marquis ?
−Ma mère assure qu'il a deux cent mille livres de rente. Qu'il en fasse ce
qu'il voudra. Puisqu'il a eu le malheur de vous déplaire, je lui déclarerai
tout net que je renonce à la succession.
Amours Fragiles
III 45
−Encore y faut−il mettre des formes, répondit avec quelque vivacité Mme
Corneuil. Vous avez de l'affection pour lui ; je serais désolée de vous
brouiller avec un parent que vous aimez.
−Vous, vous, rien que vous ! s'écria−t−il. C'est si peu de chose que le
reste !»
Il demeura quelques instants encore à ses genoux ; mais, à son vif chagrin,
elle l'obligea de se relever, en lui disant :
«M. de Miraval finira par remarquer que nous sommes longtemps absents.
Soyons polis.»
Deux minutes après, elle rentrait dans l'ajoupa, où la suivit Horace, et elle
aborda le marquis avec une nuance d'affabilité qu'elle ne lui avait pas
encore montrée ; mais, quoiqu'elle eût changé de visage et de procédé, le
charme ne laissa pas d'opérer, ou plutôt l'effet n'en fut que plus sensible.
M. de Miraval, qui avait recouvré toute la liberté de son esprit en
conversant familièrement avec Mme Véretz et en lui faisant toute espèce
de confidences, se troubla de nouveau quand il revit sa belle ennemie. Il
répondit à ses avances par des phrases incohérentes, par des propos sans
queue ni tête, qui semblaient tomber de la lune.
Bientôt, comme pris de colère contre lui−même et contre son indigne
faiblesse, il se leva brusquement, et se tournant vers Mme Véretz : «On
n'oublie pas longtemps son La Fontaine, lui dit−il ; je retrouve à l'instant la
fin du vers que je cherchais et que voici :
Ah ! si mon coeur osait encor se renflammer !
Il prit aussitôt congé d'elle, la salua profondément ; puis, s'avançant vers
Mme Corneuil, il la regarda dans les yeux et lui dit avec une sorte d'âpreté
dans la voix :
«Madame, je suis venu, j'ai vu et j'ai été vaincu.»
Et là−dessus il s'éloigna comme un homme qui se sauve, en défendant à
son neveu de le reconduire. On croira sans peine qu'après son départ il fut
beaucoup parlé de lui. Tout le monde s'accorda à dire que sa conduite était
étrange ; mais Mme Véretz déclara qu'il lui paraissait plus charmant encore
que singulier. Mme Corneuil le trouvait plus singulier que charmant. Quant
à Horace, il expliqua ce qu'il y avait eu d'un peu bizarre dans son attitude
par des inégalités de santé ou par un caprice d'humeur, que son âge rendait
excusable. Il avoua du reste qu'il ne l'avait jamais vu ainsi, qu'il l'avait
Amours Fragiles
III 46
toujours connu bon vivant, alerte, sûr de sa mémoire, dégourdi et se faisant
tout à tous.
«Il y a là un mystère que vous aurez soin d'éclaircir,» lui dit Mme
Corneuil.
Et comme, ayant regardé sa montre, il se disposait à se retirer :
«A propos, grand paresseux, lui dit−elle, quand donc me lirez−vous ce
fameux quatrième chapitre de votre Histoire des Hycsos ? N'allez pas
oublier que nous devons le lire un soir et faire à minuit un souper fin en
son honneur. Nous le commanderons à Paris, ce souper. Ne sera−ce pas
délicieux ?»
A l'idée de cette petite fête intime en l'honneur d'Apépi, le coeur d'Horace
tressaillit d'aise, et sa prunelle s'alluma.
«Je ne veux rien vous lire qui ne soit digne de vous. Accordez−moi dix
jours encore.
−Dix jours, c'est un siècle ! fit−elle. Mais au moins soyez de parole, ou je
me brouille avec vous.»
Il s'éloignait, elle ajouta :
«Quand vous reverrez M. de Miraval, soyez défiant, mais soyez adroit.»
«Lui, adroit ! s'écria Mme Véretz, lorsqu'elle fut seule avec sa fille.
Ordonne−lui plutôt de traverser le grand lac à la nage.
−Est−ce encore une épigramme ? dit Mme Corneuil avec humeur.
−Puisque je l'adore tel qu'il est, lui répondit sa mère, peut−on m'en
demander davantage ? Quant à M. de Miraval, tu as tort de t'en inquiéter.
M'est idée qu'il nous est tout acquis.
−Ce n'est pas la mienne, répliqua−t−elle.
−En tout cas, ma chère, il faut le traiter avec beaucoup de ménagement, car
je sais de source certaine...
−Vous allez m'apprendre, interrompit d'un ton dédaigneux Mme Corneuil,
qu'il a deux cent mille livres de rente et qu'Horace est son héritier. Ces
misérables bagatelles sont pour vous des affaires d'État.»
Et aussitôt après, elle lui dit :
«Demandez donc à Horace d'inviter le marquis à venir au premier jour
déjeuner avec nous.»
Amours Fragiles
III 47
IV
Le lendemain, dans l'après−midi, le comte de Penneville se rendit à l'hôtel
Gibbon, dans l'espérance d'y voir son oncle ; il ne l'y trouva pas. Il lui
laissa sa carte avec un mot pour lui témoigner son regret d'avoir fait une
course inutile et lui annoncer que Mme Véretz et sa fille invitaient le
marquis de Miraval à venir déjeuner avec elles le jour suivant. Le marquis
lui fit porter sa réponse dans la soirée ; il s'y plaignait d'être indisposé,
priait son neveu de l'excuser auprès de ces dames, dont l'attention le
touchait infiniment. Inquiet de la santé de son oncle, Horace sortit dans la
matinée, contrairement à toutes ses habitudes, pour aller prendre de ses
nouvelles. Cette fois encore, le nid était vide, et le comte eut tout ensemble
le chagrin d'avoir perdu ses pas et le plaisir d'en conclure que le malade se
portait bien.
Pressé par Mme Corneuil, il lui écrivit pour lui transmettre une nouvelle
invitation à déjeuner. Le marquis lui fit répondre par un exprès qu'il venait
de se décider à repartir à l'instant pour Paris, qu'il était fort chagriné de
n'avoir pas même le temps de lui faire ses adieux.
Cette résolution subite et ce départ inattendu émurent beaucoup la pension
Vallaud. On en parla durant une heure d'horloge, et les jours suivants on en
reparla. M. de Penneville fut la premier à se remettre de sa surprise.
«Arrive que pourra, se dit−il ; je serai comme un roc.»
Et il eut bientôt fait de penser à autre chose. La mère et la fille furent
moins philosophes. Mme Véretz éprouvait un étonnement pénible, une
vive contrariété de s'être trompée à ce point, car elle se piquait de ne
jamais se tromper. Mme Corneuil lui disait d'un ton de triomphe :
«Je vous félicite de votre perspicacité. M. de Miraval nous était,
disiez−vous, tout acquis. Il se trouve que sa bienveillance ne va pas même
jusqu'à la politesse la plus élémentaire. Il était venu en éclaireur, il est
retourné bien vite faire son rapport à Mme de Penneville. Nous aurons
avant peu de ses nouvelles, qui ne seront pas agréables. Je suis sûre que
vous n'avez pas su vous tenir avec lui, que vous lui avez dit des choses
IV 48
compromettantes.
−Ai−je l'habitude d'en dire, ma chère ? répondait Mme Véretz. J'avoue
qu'une telle conduite me surprend. Elle est contraire à toutes mes notions
du droit des gens. Avant de faire la guerre, un galant homme la déclare. Le
monstre a bien caché son jeu.
−Vous avez toujours été d'une confiance aveugle.
−Et pourtant les mauvaises langues prétendent que je suis une mère habile.
Ne m'accable pas, ma mignonne. Ce qui m'afflige, c'est qu'un héritage de
deux cent mille livres de rente ne se trouve pas dans le pas d'un cheval.
−Vous n'avez que cet héritage en tête. Il est bien question de cela !
Il s'agit d'un noir complot, dont nous verrons bientôt les effets. Ce vilain
vieillard nous jouera quelque tour de sa façon.
−Attendons, attendons, répondait Mme Véretz. Il faut du gros canon pour
prendre les forteresses. Tu as beau dire, nous pouvons dormir tranquilles
sur nos deux oreilles.»
Trois jours plus tard, Mme Véretz, qui, en cachette de sa fille, était sortie
de très bonne heure pour aller faire elle−même son marché, s'introduisit à
pas de loup dans l'appartement du comte de Penneville, entr'ouvrit la porte
de son cabinet de travail, et, la main sur le loquet, elle lui cria :
«Voulez−vous savoir une chose, bel oiseau bleu ? On vous en a donné à
garder, et M. de Miraval n'a pas quitté Lausanne. Je viens de le rencontrer
qui traversait la place Saint−François.
−Impossible ! répondit−il en laissant tomber sa plume.
−Impossible peut−être, mais encore plus vrai qu'impossible,» dit−elle en se
sauvant.
Horace se rendit incontinent à l'hôtel Gibbon et ne fut pas plus heureux que
les autres fois. Il y retourna dans la soirée, et sa persévérance fut enfin
récompensée. Il eut la joie d'apercevoir M. de Miraval, qui faisait sa
digestion en fumant un cigare sur la terrasse de l'hôtel.
−Eh bien, mon oncle, lui dit−il, ce départ ?...
−L'esprit est prompt, la chair est faible, s'écria le marquis. Lausanne est
une ville si charmante, que je n'ai pas eu le courage de m'en arracher.
−Daignerez−vous au moins m'instruire ?...
−Montons dans ma chambre, interrompit−il ; nous y serons mieux pour
causer.»
Amours Fragiles
IV 49
Dès qu'ils y furent entrés, le marquis se laissa tomber sur un sofa en
murmurant :
«Ouf ! que je suis las !»
Puis il offrit du geste un fauteuil à son neveu, qui lui dit :
«Une fois pour toutes, expliquons−nous. Ami ou ennemi ?
−Recourons au distinguo. Ami du cher garçon que voici, mais ennemi
résolu, ennemi juré, ennemi mortel de son mariage.
−Ainsi Mme Corneuil n'a pas eu le bonheur de vous plaire ? Repartit
Horace sur un ton d'amère ironie.
−C'est tout le contraire, dit le marquis en s'échauffant tout à coup.
Tu ne m'avais pas dit assez de bien de cette femme. Il n'y a qu'un mot qui
serve : elle est adorable.
−Eh bien ! mon oncle, cela étant...
−Adorable, te dis−je ; mais elle n'est pas du tout ton fait. Et d'abord, tu
crois l'aimer, tu ne l'aimes pas.
−Seriez−vous assez bon pour m'en fournir la preuve ?
−Non, tu ne l'aimes pas. Tu la vois à travers vos communs souvenirs de
voyage, à travers le plaisir que tu as eu à lui expliquer le tombeau de Ti ; tu
la vois à travers l'Égypte, à travers les Pharaons. Du haut des pyramides,
quarante siècles ont contemplé vos fiançailles, et c'est pourquoi ton amour
t'est cher. Pur mirage du désert que cet amour ! Supprime l'Égypte,
supprime Ti, et souffle sur le reste, il ne reste rien.
−Si c'est là votre seule objection...
−J'en ai une autre. Tu n'es pas de son âge.
−Elle a dix−sept mois deux semaines et trois jours de plus que moi.
Est−ce la peine d'en parler ?
−Je veux croire que ton compte est juste ; je connais ta rigoureuse
exactitude en toute espèce de calculs. Mais cette femme a l'esprit mûr, et tu
n'es et ne seras toute ta vie qu'un enfant. C'est bien de toi qu'on pourra dire
comme de l'évêque d'Avranches : «Quand donc monseigneur aura−t−il fini
ses études ?» Si tu étais dans les affaires, dans la diplomatie, dans la
politique, je te dirais : «Épouse ce phénix, tu es sûr de ton avenir.» Mais ce
perpétuel étudiant épouser une Mme Corneuil, là, c'est absurde. Tu te
flattes de lui communiquer tes goûts et tes fureurs, qui ne lui inspirent
qu'une indulgente pitié. Quand tu lui parles de Manéthon, tu l'assommes ;
Amours Fragiles
IV 50
mais comme elle a tous les talents, elle a celui de dormir sans qu'on s'en
aperçoive.
−Est−ce tout, mon cher oncle ?
−Mon doux ami, je te fais grâce du reste.
−Et vous n'attendez pas que je prenne la peine de vous répondre ?
−Je t'en dispense ; ma conviction est faite.
−Avez−vous écrit à ma mère ?
−Pas encore, je ne sais que lui écrire. Mon embarras est extrême.
−S'il vous en souvient, vous m'avez donné votre parole d'oncle et de
gentilhomme que vous ne feriez rien à mon insu.
−Parole d'oncle et de gentilhomme, tu verras mes lettres. Reviens dans
deux jours, à la même heure, car je ne rentre qu'au moment du dîner. Je te
montrerai mon brouillon.
−Voilà qui est entendu, répondit Horace ; c'est la guerre, mais une guerre
loyale.»
Et il prit congé de son oncle sans lui donner la main, tant il avait sur le
coeur les impertinents propos que M. de Miraval lui avait tenus ; mais en
chemin il ne tarda pas à les trouver plus plaisants qu'impertinents.
Il finit par se les répéter en riant, et ce fut aussi en riant qu'il les rapporta à
Mme Corneuil et qu'il lui fit un récit fidèle, minutieusement exact de sa
visite à l'hôtel Gibbon. Il fut récompensé de sa sincérité par un sourire
enchanteur, par des témoignages de tendresse pleins de saveur et de
délices. Comme dans la charmille, il vit un front radieux se pencher vers
lui pour venir chercher ses lèvres. On a tort de dire qu'il n'est rien de tel
que le premier baiser : le second plongea Horace dans une si douce ivresse
qu'il lui fut impossible de travailler sans distraction le reste du jour. Il était
occupé à se souvenir.
Il n'était pas au bout de ses étonnements. En arrivant le surlendemain au
rendez−vous que lui avait donné son oncle, il apprit que la veille M. de
Miraval était parti, et cette fois tout de bon. Pour où, c'est ce qu'on ne put
lui dire. Il avait soldé sa note, quitté l'hôtel sans autre explication. Le
marquis se doutait−il que les inconséquences, que le décousu de sa
conduite portaient le trouble dans le coeur d'une femme adorable et
attentaient même au repos de ses nuits ? Mme Corneuil se trouva
replongée dans ses perplexités, qui prirent sur son humeur. Mme Véretz
Amours Fragiles
IV 51
eut beaucoup de peine à se défendre, quoique à vrai dire elle n'eût rien à se
reprocher.
«Bah ! leur disait Horace, nous nous affectons trop de tout cela. A quoi
bon nous tourmenter, nous mettre martel en tête ? Ne soupçonnons pas de
noirs mystères où il n'y en a point. Je n'avais pas vu mon oncle depuis deux
ans. Peut−être, si vert qu'il paraisse, l'âge lui fait−il sentir ses atteintes ;
peut−être n'a−t−il plus toute sa tête. Autrefois, il savait à merveille ce qu'il
voulait, il ne le sait plus. J'en suis désolé, car je l'aime beaucoup, et, si son
esprit s'est affaibli, je lui pardonne de grand coeur toutes les énormités qu'il
a pu me dire.»
Il ne sut plus que penser quand, au bout d'une semaine, un matin qu'il
pleuvait à verse, il vit entrer dans son cabinet de travail M. de Miraval, l'air
mélancolique et sombre, le front nuageux, l'oeil éteint.
«D'où sortez−vous, mon oncle ? lui cria−t−il.
−Et d'où sortirais−je, si ce n'est de mon hôtel ? répondit le marquis.
−Mais vous l'avez quitté depuis huit jours.
−Je parle de l'hôtel de Beau−Rivage, situé au bord du lac, à Ouchy, port de
Lausanne, où je me suis installé depuis que j'ai pris l'hôtel Gibbon en
déplaisance.
−Je sais très bien, dit Horace, que l'hôtel de Beau−Rivage est à Ouchy, et
je n'ignore pas non plus qu'Ouchy est le port de Lausanne. Ce que je ne
sais pas, par exemple, c'est pourquoi vous avez changé de domicile sans
daigner m'en avertir.
−Mille excuses, mon garçon. Je suis si occupé !
−A quoi donc ?
−C'est mon secret.
−J'en suis fâché, mon oncle, mais votre secret ne vous rend pas heureux.
Qu'est devenue votre brillante gaieté ? Vous me semblez sombre
aujourd'hui comme un verrou de prison. Ne seriez−vous pas tourmenté par
quelque remords ?
−Où prends−tu que j'aie des remords ? C'est cette maudite pluie qui
m'agace. Regarde le lac, il est trouble et hideux. Pleut−il toujours dans ce
pays ?
As−tu un baromètre ?
−En voici un, derrière vous, et tout à votre service. Mais, je vous prie,
Amours Fragiles
IV 52
racontez−vous vos secrets à ma mère ? Ce brouillon de lettre que vous
deviez me montrer, l'avez−vous dans votre poche ?»
Le marquis ne répondit ni oui ni non. Il allait et venait dans la chambre, en
maugréant contre la pluie qui rendait tout impossible, et de temps en temps
il retournait au baromètre, qu'il tapotait avec insistance dans l'espoir de le
décider à marquer beau fixe. Puis, au milieu d'une jérémiade, il prit son
chapeau et sortit aussi brusquement qu'il était entré, malgré les efforts que
fit son neveu pour le retenir à déjeuner.
Le lendemain, qui était un dimanche, il ne plut pas, grâce à Dieu ; mais en
revanche il venta grand frais. Le lac, fouetté par la bise, ne se possédait
plus ; il avait des attitudes et des colères d'océan. Le marquis revint à la
même heure, l'air aussi maussade, aussi déconfit que la veille, pestant
contre la bise aussi énergiquement qu'il avait protesté contre la pluie. Il ne
put parler d'autre chose, et il tapota de nouveau le baromètre, mais cette
fois pour le faire descendre.
«L'imbécile a trop monté, murmura−t−il.
−Il n'aura pas compris ce que vous lui demandiez, fit Horace.
−Maître gouailleur, je ne suis pas d'humeur à plaisanter, répliqua−t−il, et je
me sauve.»
Horace tenta vainement de le faire rester, il gagna la porte et l'escalier ;
mais son neveu le suivit et, s'emparant de son bras, se déclara résolu à le
reconduire jusqu'à son hôtel. Il espérait le faire parler en chemin d'autre
chose que de la bise. Ils n'avaient pas fait cinquante pas lorsqu'ils virent
arriver une voiture qui allait bon train, comme pour échapper à l'ouragan,
et dans laquelle se trouvaient Mme Véretz et sa fille.
Ces dames revenaient d'entendre la messe à Lausanne, où l'on peut
l'entendre depuis qu'il y a une église catholique sur la Riponne. Au
moment où l'on allait se croiser, Mme Véretz, qui n'avait jamais les yeux
au talon, donna un ordre à son cocher, et la voiture s'arrêta net.
Horace n'eut garde de lâcher le bras de son oncle, qu'il obligea à faire halte.
Apparemment le charme opérait de nouveau, car, en s'approchant de la
portière, le marquis rencontra le regard de Mme Corneuil et perdit aussitôt
contenance. Il s'inclina gauchement, rougit, marmotta quelques mots qui
n'avaient ni sens ni l'air d'en avoir un. Puis, se dégageant de l'étreinte de
son neveu, il fit un second salut, tourna le dos et gagna pays.
Amours Fragiles
IV 53
«Il devient de plus en plus inexplicable, dit Mme Véretz. Je commence à
croire qu'il a mauvaise conscience.
−C'est un conspirateur qui a des scrupules intermittents, dit Mme Corneuil.
−Il m'a confessé hier qu'il avait un secret, dit Horace.
−Je le devinerai, son secret, reprit Mme Véretz.
−Et moi, pour en avoir le coeur net, j'écrirai dès ce soir à ma mère,»
répondit−il.
Le soir même, comme il arrive quelquefois, la bise tomba brusquement ; il
en résulta que le lendemain on ne revit pas le marquis. Mme Véretz alla
aux informations ; peut−être avait−elle ses mouches, elle en mit une en
campagne. Quelques heures après, elle eut la satisfaction d'apprendre à sa
fille et à M. de Penneville que chaque matin, sauf les cas de pluie ou de
vent furieux, M. de Miraval s'embarquait sur le bateau qui traverse le lac
d'Ouchy à Évian, qu'il passait la journée en Savoie et revenait entre chien
et loup dîner à son hôtel. Qu'allait−il faire en Savoie ? On se perdit en
conjectures. La plus vraisemblable, à laquelle on s'arrêta, fut que Mme de
Penneville avait quitté Vichy pour Évian, que chaque jour son émissaire,
son suppôt, allait l'y rejoindre et conférer avec elle, qu'avant peu la bombe
éclaterait. Mme Véretz émit sérieusement, quoique sous forme de
plaisanterie, le désir qu'on filât le marquis et que M. de Penneville se
transportât dès le lendemain à Évian pour s'assurer de ce qui s'y passait. Sa
fille et Horace goûtèrent peu son idée et déclinèrent sa proposition, l'un par
dignité, l'autre par prudence. Toujours craintive depuis cette nuit où elle
avait fait de si mauvais rêves, Mme Corneuil se disait : Loin des yeux, loin
du coeur.
Elle ne se souciait pas qu'une journée durant son bien−aimé mît le lac entre
elle et lui ; elle avait peur que, dans les hasards de son expédition, il ne
tombât dans les mains des Philistins et qu'on ne le lui volât.
On fut bientôt hors de peine. Horace avait écrit à sa mère ; il en reçut la
réponse suivante :
«Mon cher enfant, M. de Miraval s'était chargé de te faire connaître toute
ma pensée sur le mariage que tu médites. Que parles−tu de complots ? Ton
oncle m'a écrit ; pour te prouver à quel point je suis de bonne foi dans cette
affaire qui me donne tant de soucis, je prends le parti de t'envoyer sa lettre,
en te suppliant de ne lui en rien dire, car sûrement il aurait peine à me
Amours Fragiles
IV 54
pardonner mon indiscrétion. Tu verras par cette lettre combien il est peu
prévenu contre la femme que tu aimes, et partant combien les objections
qu'il fait à ton projet méritent d'être prises par toi en sérieuse considération.
Ta mère, qui ne souhaite que ton bonheur.»
La lettre du marquis était ainsi conçue :
«Ma chère Mathilde, j'ai tardé à prendre la plume, et je t'en fais mes
excuses. La cas est tout autre que je ne pensais et demande beaucoup de
réflexions. Je n'ai que peu d'espoir de réussir à détacher Horace de celle
que j'appelais «sa couleuvre du Nil». Je t'avais promis d'exercer en cette
rencontre tous mes talents diplomatiques. J'avais tort de me faire blanc de
mon épée ; que peut la diplomatie contre une pareille femme ? Tu
n'ignores pas que je suis arrivé ici armé de préventions jusqu'aux dents ; tu
n'ignores pas non plus que je me connais en hommes et en femmes, que je
ne manque pas d'une certaine vivacité de coup d'oeil. J'ai vu et j'ai été
vaincu ; je n'ai pu m'empêcher de le dire à Mme Corneuil elle−même. Je ne
te parle pas de sa miraculeuse beauté, des grâces de son esprit, de son
talent littéraire, qui est de premier ordre, de la noblesse de ses sentiments.
Un mot suffira. Tu sais quelle était mon horreur pour le mariage ; j'ai fait
campagne et j'ai gardé du service un déplaisant souvenir. Eh bien, pour la
première fois... tu crois rêver, ma chère, et pourtant cela n'est que trop vrai.
Oui, si Horace n'existait pas, si Mme Corneuil avait le coeur libre, si mes
soixante−cinq ans ne lui faisaient pas peur, oui, je franchirais le pas sans
hésiter, et je croirais assurer le bonheur des quelques années que j'ai encore
à vivre. Tu te moques de moi, tu as mille fois raison.
Heureusement, Horace existe ; au surplus, rassure−toi, je n'aurais aucune
chance d'être agréé. Laissons là ma petite utopie et parlons de ton
fils.−Cela étant, diras−tu, qu'il épouse !−Non, ma chère Mathilde, je ne
crois pas que cette union fût heureuse. Il y a entre ces deux êtres un
désaccord absolu d'humeurs, de goûts, de caractères ; il m'est impossible
d'admettre qu'ils soient faits l'un pour l'autre. Je m'en suis expliqué
franchement avec Horace ; mais parlez donc raison à un amoureux. Autant
vaut jouer un air de flûte à un poisson. Amoureux et poissons, j'en ai fait la
fâcheuse expérience, sont les gens du monde les plus difficiles à persuader.
Je répéterai pourtant mes tentatives ; je reviendrai à la charge dans un
moment propice, et tu auras avant peu de mes nouvelles. Mais, soit dit sans
Amours Fragiles
IV 55
reproche, je regrette amèrement d'être venu à Lausanne ; tu ne te doutes
pas du triste service que tu m'as rendu en m'y envoyant, des journées
orageuses et des nuits agitées qu'y passe ton vieil oncle, qui t'embrasse.»
Cinq minutes après avoir lu cette lettre, c'est−à−dire à dix heures du matin,
Horace, transgressant toutes les lois du pays, accourait au chalet, où Mme
Véretz le reçut. Il était hors de lui, et la première chose qu'il fit fut de partir
d'un grand éclat de rire.
«Chut ! lui dit−elle vivement, en lui pinçant le bras. Oubliez−vous qu'on
ne rit jamais ici le matin ?»
Horace jeta un baiser passionné dans la direction du sanctuaire, et il dit à
Mme Véretz : «Chère madame, allons−nous−en bien vite dans le fond du
jardin, car il faut absolument que je rie.»
Dès qu'ils furent installés dans la charmille :
«Oh ! décidément, reprit−il, cette aventure est par trop plaisante !
−Quelle aventure ? de quoi s'agit−il ?
−Ah ! mon oncle, mon pauvre oncle !»
Et il se mit à rire de plus belle.
«De grâce, expliquez−vous, lui dit Mme Véretz.
−Eh ! oui... «Honteux comme un renard qu'une poule aurait pris !...» Je
sais mon La Fontaine aussi bien que lui.
−Qui est la poule ? demanda−t−elle.
−Imaginez−vous qu'il est éperdument, follement amoureux d'Hortense.»
Mme Véretz bondit.
«Vous me faites un conte à dormir debout ! s'écria−t−elle.
−Écoutez plutôt, écoutez, s'il vous plaît.»
Et là−dessus il lut à haute voix les deux lettres, en s'interrompant par
intervalles pour donner un libre cours à sa gaieté.
Le premier mouvement de Mme Véretz fut de rire aussi, le second
d'écouter avec une religieuse attention, le troisième de prendre des mains
d'Horace les lettres qu'il venait de lire et d'en vérifier les passages les plus
intéressants. Il est bon de n'en croire que ses yeux.
«Oh ! mon pauvre oncle, s'écriait−il, voilà donc son fameux secret ! Il a dû
refaire dix fois son épître avant de l'envoyer ; il craignait que ma mère ne
se moquât de lui. Et regardez un peu la peine qu'il se donne pour plaisanter
et comme malgré lui le sérieux de sa passion se trahit.
Amours Fragiles
IV 56
Ah ! oui, il a «des journées orageuses et des nuits agitées». Je le conçois.
Voyez, je vous prie, comme tout s'explique, les incohérences de sa
conduite, ses rougeurs, son trouble, ses accès bizarres de sauvagerie, les
impolitesses qu'il vous a faites, lui si poli, si esclave des bienséances ! Il a
juré de ne plus remettre les pieds ici, comme le papillon se jure de ne plus
retourner à la flamme de la bougie.
Chaque matin il se dit : «Quittons Lausanne, partons.» Et il n'a pas le
courage de partir. Et pourtant il ne peut tenir en place, il promène ses
amoureux soucis sur le lac. Nous nous demandions ce qu'il allait faire en
Savoie. Eh ! parbleu ! il va à Meillerie, pour y contempler le rocher de
Saint−Preux, pour y raconter ses douleurs à cette grande ombre.
Puis il se dit de nouveau : Partons ! Il ne part pas, et chaque jour il
recommence à décrire sa lointaine et monotone orbite autour du chalet, où
son coeur est resté.
−Eh oui ! c'est bien cela, dit Mme Véretz. Il faut croire que les planètes
aiment le soleil et que pourtant il leur fait peur. C'est pour cela qu'elles
tournent en cercle autour de lui.
−A vrai dire, répondit−il en reprenant son sérieux, ce n'est pas tout à fait
ainsi que les astronomes expliquent la chose.
−Dieu les bénisse !» dit Mme Véretz.
Et, à ces mots, elle coula doucement dans sa poche la lettre du marquis,
qu'Horace ne songeait pas à lui redemander. «En vérité, reprit−il, j'aime et
je respecte mon oncle, et je me fais une conscience de me moquer de lui.
Mais, là, il m'est impossible de le plaindre. Il s'était chargé d'une vilaine
mission, et notez qu'il se flatte encore de gagner la partie ; il caresse je ne
sais quel vague espoir... Dieu ! qu'il me tarde de conter cette histoire à
Hortense !
Va−t−elle s'en divertir !
−Si vous m'en croyez, mon cher comte, vous ne lui en toucherez pas un
mot, un seul mot, répliqua gravement Mme Véretz. Rions entre nous
comme deux écoliers, mais vous savez qu'Hortense n'aime pas à rire. C'est
une vraie sensitive, et ce qui nous amuse pourrait bien la blesser ou la
chagriner.
−Dieu me garde en ce cas !... Toutefois votre défense m'afflige. Elle est si
bonne, cette histoire ! Convenez qu'on en pourrait faire une jolie comédie.
Amours Fragiles
IV 57
Il faudrait l'intituler Le renard ou le diplomate pris au piège.
−Le titre serait peut−être un peu long, dit−elle. Bah ! quand nous
composerons notre affiche, nous aviserons.»
Là−dessus il la quitta ; mais il se dit en rentrant chez lui :
«C'est égal, je trouverai tôt ou tard un moment pour en parler à Hortense.»
Amours Fragiles
IV 58
V
Il était près de dix heures du soir. La mère et la fille étaient seules dans
leur salon. Mme Véretz brodait au tambour. Mme Corneuil rêvait,
enfoncée dans une causeuse ; comme elle ne méditait pas, il était permis de
parler.
«C'est donc demain le grand jour, lui dit sa mère, en levant le nez de
dessus de son ouvrage.
−Que voulez−vous dire ?
−M. de Penneville est accouché de ce soir, à terme ou avant terme, je ne
sais. Ce qui est certain, c'est que demain nous avalerons l'enfant.
Il m'a certifié que son manuscrit se composait de soixante−treize feuillets,
ni plus ni moins ; tu sais qu'ils sont de conséquence, ses feuillets. Deux
heures d'horloge, nous ne nous en tirerons pas à moins.
Ce diable d'homme a la voix si claire, si retentissante, qu'on entend sans
écouter ; bon gré, mal gré, les oreilles s'imprègnent. Tu es une heureuse
femme, ma chère ; M. de Miraval l'a dit, tu as le talent de dormir sans en
avoir l'air.
−Voilà une plaisanterie d'un goût douteux, riposta Mme Corneuil avec
hauteur.
−Je ne t'en fais pas un crime, on se défend comme on peut contre Apépi ;
chacun s'arrange à sa manière pour ne pas recevoir la pluie... Mon Dieu !
ce cher garçon peut avoir des travers, cela n'empêche pas qu'il n'ait un
coeur excellent et le reste ; cela ne l'empêche pas non plus d'être adoré.
−Eh ! oui, je l'adore, répliqua Mme Corneuil d'une voix aigre, ou du moins
M. de Penneville m'est infiniment cher, et je vous prie de n'en pas douter.»
Mme Véretz se remit à broder, et après quelques instants de silence :
«Bon Dieu ! quel dommage !
−Qu'est−ce encore ?
−Quel dommage que l'oncle ne soit pas le neveu ou que le neveu ne soit
pas l'oncle !
−De quel oncle parlez−vous ?
V 59
−Du marquis de Miraval.
−De ce conspirateur ? de cet affreux vieillard ?
−Tu ne l'as pas bien regardé, il n'est pas affreux du tout. Le regard est
charmant, la voix est jeune, la main potelée et coquette, une vraie main de
diplomate ou de prélat. Il te déplaît donc beaucoup ?
−Infiniment.
−Tu es injuste, très injuste, il a plusieurs genres de mérite. D'abord il est
marquis, l'autre n'est que comte, et les comtes courent les rues. Ensuite il
n'a pas soixante mille livres de rente, il en a plus du triple.
−Deux cent mille, dit Mme Corneuil. A quoi vous arrêtez−vous là ?
−Autre avantage : s'il lui plaisait de convoler, il n'aurait pas besoin de faire
agréer son mariage à sa mère. Nous aurons beau faire, Mme de Penneville
ne nous agréera jamais. Tu verras qu'elle se brouillera avec son fils, et ce
sera une mauvaise note pour toi. Le monde en pareil cas prend toujours le
parti des mères. Et puis M. de Miraval n'est pas un antiquaire, c'est un
homme du monde et, qui plus est, un grand ambitieux. Il a formé le projet
de rentrer dans la vie politique ; avant peu de mois, il sera député ou
sénateur, à son choix.
−Qui vous l'a dit ?
−Lui−même, et il ajoutait que son seul chagrin est de n'être pas marié,
parce qu'il aura besoin d'avoir un salon, et, sans femme, point de salon.
L'autre n'a de goût que pour les caveaux, et il ne soupire qu'après son cher
Memphis, où il t'emmènera.
−Vous savez bien, répondit−elle vivement, qu'Horace fera ce qui me
plaira.
−Ne t'y fie pas. M. de Miraval le définit un doux entêté. Bon Dieu !
qu'irons−nous faire en Égypte, nous qui considérons la vie comme une
mission, comme un apostolat ?... Le moyen d'exercer sa mission au fond
d'un hypogée !
−Sur quelle herbe avez−vous marché ce soir ?» dit Mme Corneuil, en
secouant sa belle tête de muse ennuyée et en plissant ses lèvres de Junon,
d'une Junon qui n'a pas encore rencontré son Jupiter.
Mme Véretz tirait l'aiguille et fredonnait tout bas une ariette. Ce fut Mme
Corneuil qui renoua l'entretien.
«Non, je ne sais ce qui vous prend. On dirait que vous vous appliquez à me
Amours Fragiles
V 60
dégoûter de mon bonheur. Ce mariage, qui l'a voulu, ou du moins qui l'a
conseillé ?
−L'amour tient lieu de tout, ma fille. Ne regrette donc rien, puisque tu
l'aimes.
−Mon Dieu ! vous savez bien que je n'ai pas rencontré l'homme de mes
rêves. Mais j'aime Horace ; je veux dire qu'il m'a plu, qu'il me plaît...
Enfin vous ne m'expliquez pas pourquoi ce soir...
−Bon, pensa Mme Véretz, nous n'en sommes plus à l'adoration.»
Et elle reprit :
«Ma toute belle, M. de Penneville est un superbe parti, je n'en disconviens
pas, et je te l'ai recommandé parce que je n'en avais pas un plus beau
encore à te proposer.
−Tandis que ce soir ?...
−Eh ! ce soir, j'en sais un autre.»
Mme Véretz se leva de son fauteuil, et, après avoir fouillé dans sa poche,
elle s'approcha de sa fille et lui dit :
«Lis ces deux lettres ; je ne te les donne pas, je te les prête, car M. de
Penneville s'est aperçu que je les avais gardées, et je les lui renverrai
demain matin.»
Mme Corneuil passa dédaigneusement les yeux sur la première de ces
lettres ; mais, quand elle eut commencé à lire la seconde, elle changea
d'attitude, elle secoua sa langueur, son teint mat se colora, et il se passa au
fond de ses yeux je ne sais quoi que ses longues paupières ne prirent pas la
peine de cacher. Cependant, quand elle fut au bout de sa lecture, elle se
leva, prit une enveloppe dans un tiroir, y enferma les deux lettres, pria sa
mère d'y mettre l'adresse, sonna Jacquot et lui dit :
«Qu'à l'instant on porte ce pli à M. le comte de Penneville !»
Après quoi elle se rassit dans sa causeuse.
«Ces pattes de mouche te brûlaient les doigts ? lui dit en souriant Mme
Véretz.
−Vous auriez pu vous dispenser de me faire lire ces billevesées,
répondit−elle.
−Des billevesées, ma chère ? Que dirait le marquis s'il t'entendait ?
Il est terriblement allumé, ce pauvre homme. C'est sa faute ; pourquoi
s'est−il approché de deux beaux yeux, qui sont accoutumés à faire des
Amours Fragiles
V 61
miracles ?
−Ah ! plus un mot ! lui repartit sa fille. Vous savez que je ne puis souffrir
certain genre de badinages.»
Mme Véretz retourna à son tambour. Mme Corneuil se leva, se promena
quelques instants dans la chambre d'un pas inquiet et fiévreux. Puis elle
s'assit au piano et soupira d'une voix émue, passionnée, cette chanson de
Mignon qu'Horace aimait tant. Elle s'arrêta au milieu du dernier couplet, et
se retournant vers sa mère :
«Non, je ne vous comprends pas. Pouvez−vous bien me proposer
sérieusement de renoncer à un homme qui a toute sorte de bonnes qualités,
à un homme digne de mon estime, bien fait de sa personne ?
−L'autre matin qu'il riait tant, il avait l'air d'un superbe mouton qui a appris
le copte, interrompit Mme Véretz.
−A un homme, reprit−elle, qui a ma parole. Vous craignez les mauvais
propos ; c'est bien alors qu'on trouverait à gloser.
−Il n'est que de prendre ses précautions. Nous ne le quitterons pas, il nous
quittera.
−Et à qui le sacrifierais−je ? A un septuagénaire.
−Ah ! permets, le marquis n'a que soixante−cinq ans, et il ne les paraît pas.
C'est un homme d'un beau passé et d'un aimable avenir. Je lui prédis les
plus beaux succès de tribune, ce genre de succès qui fait qu'on pense à
vous pour un portefeuille. La France est si pauvre en hommes ! Et puis, ma
chère adorée, dis−toi bien qu'il n'y a que les vieillards qui sachent aimer.
Ils vous savent tant de gré de ce qu'on leur fait la grâce de les supporter !
J'ajoute que M. de Miraval a le goût fin, il apprécie notre littérature. C'est
écrit, il la trouve «du premier ordre».
Là−dessus, Mme Véretz quitta de nouveau sa broderie, courut à sa fille, et
la serrant dans ses bras :
«Tu te fâches ? dit−elle. Eh bien, n'en parlons plus. La partie n'est pas
égale entre M. de Penneville et son oncle. L'un te plaît...
−Vous n'avez jamais le mot juste... Il ne me déplaît pas.
−Et l'autre te déplaît.
−Mon Dieu ! il me déplaisait.
−Bien ! les voilà de niveau et de plain−pied, logés à la même enseigne.
Les paris sont ouverts.
Amours Fragiles
V 62
−Vous avez raison, je finirai par me fâcher sérieusement,» répliqua Mme
Corneuil, qui alluma une bougie pour se retirer dans sa chambre.
Elle allait sortir, elle s'approcha d'une fenêtre, contempla un instant la
voûte étoilée, comme pour y chercher une inspiration. Puis elle dit à sa
mère d'un ton résolu et solennel :
«Soyez certaine que je ne consulterai que mon coeur. Si vous vous
méprenez sur mes sentiments, je me réserve le droit de vous désavouer.»
Mme Véretz l'embrassa de nouveau, en lui disant :
«Tu es un vrai roi de Prusse, toi ; tu parles de ton coeur, de ta conscience ;
tu laisses faire en te réservant de désavouer. Allons, je serai ton
Bismarck.»
Et, à ces mots, elle reconduisit son ange adoré jusqu'à la porte du lieu très
saint.
Le lendemain, il tomba dans les premières heures de la matinée une petite
pluie fine, qui mouillait ; cependant le marquis ne rendit pas visite à son
neveu, ce qui affligea fort Mme Véretz ; peut−être s'était−elle promis de
l'arrêter, de s'emparer de lui au passage. Dans l'après−midi, le temps
s'éleva, et elle proposa à sa fille de sortir avec elle en calèche. Horace ne
les accompagna pas ; il tenait à revoir une fois encore son manuscrit, pour
que le soir il n'y eût pas d'accroc dans sa lecture ; il estimait que la mariée
ne serait jamais assez belle.
Comme ces dames revenaient de leur promenade en longeant la belle
esplanade de Montbenon, qui commande une vue admirable sur le lac et
les Alpes, Mme Véretz, dont les yeux de furet voyaient tout, aperçut par la
portière le marquis mélancoliquement assis sur un banc solitaire. Elle
descendit lestement de voiture et pria sa fille de retourner au logis toute
seule. Quelques minutes après, sans faire semblant de rien, elle passait à
dix pas devant le marquis et poussait un petit cri de joyeuse surprise. M. de
Miraval s'aperçut qu'entre les Alpes et lui il y avait un chignon du plus
beau rouge ; il aimait mieux les cheveux blonds, mais il prit galamment
son parti.
«Bénie soit Sa Majesté le Hasard ! s'écria Mme Véretz. Vous êtes mon
prisonnier, monsieur la marquis ; rendez−vous à discrétion.»
Il lui offrit son bras, en lui disant :
«Mon geôlier me plaît beaucoup, chère madame.
Amours Fragiles
V 63
−Je vous dispense d'être galant, répondit−elle. Je vous demande seulement
de me parler à coeur ouvert, si toutefois c'est une chose à demander à un
diplomate. Voyons, voulez−vous être sincère !
−Je le serai autant qu'Amen−Heb, surnommé le Véridique, lui dit−il,
intendant des troupeaux d'Ammon et grammate principal.
−Convenez d'abord que j'ai le droit de vous questionner. Votre conduite à
notre égard n'a−t−elle pas été singulière ? Depuis le jour où M. de
Penneville vous a présenté à nous, vous avez pris à tâche de nous éviter, de
nous fuir.
−Oh ! croyez, madame...
−En vérité, qu'avons−nous bien pu vous faire ? Vous avez sûrement
découvert que je suis une sotte.
−Chère madame, dès la première minute où j'ai eu l'honneur de vous voir,
je vous ai tenu pour une femme de beaucoup d'esprit, et je ne m'en dédis
pas.
−En ce cas, est−ce ma fille qui a eu le malheur de vous déplaire ?
−Votre fille ! s'écria le marquis. Serais−je assez maudit de Dieu et des
hommes !.. Mais elle est adorable, votre fille.
−C'est le mot de la lettre, pensa Mme Véretz ; il a raison de s'y tenir.»
Puis elle reprit :
«Monsieur le marquis, quel est donc ce mystère ?
−Eh ! madame, lui dit−il en la regardant de travers, vous êtes une femme
très fine, et vous vivez avec des gens qui déchiffrent des hiéroglyphes.
Je crains bien que vous ne m'ayez deviné.
−Vous vous faites une idée exagérée de ma clairvoyance : je n'ai rien
deviné du tout. Voyons, serait−il vrai, comme le prétend M. de Penneville,
que vous ayez un secret ?
−Est−ce que par hasard mon neveu l'aurait pénétré, ce secret ? Vous
m'épouvantez ; il est le dernier homme du monde à qui j'oserais faire mes
confessions !
−Je le crois sans peine, pensa−t−elle. Allons, nous tenons le lièvre par les
oreilles.»
Elle pressa doucement le bras du marquis et lui dit :
«Décidément je ne vous comprends pas, et j'ai la passion de comprendre.
Vous ne voulez pas me le révéler, ce terrible secret ?
Amours Fragiles
V 64
−Jamais, madame, jamais. Je n'ai pas encore perdu le respect du mes
cheveux blancs, ils me font peur ; voulez−vous que je les couvre d'un
ineffaçable ridicule ?
−Vous êtes seul à vous apercevoir qu'ils sont blancs, dit−elle en lui jetant
une oeillade des plus encourageantes.
−Et puis, reprit−il, vous me trahiriez auprès d'Horace. C'est la première
fois qu'un oncle a tremblé devant son neveu.
−Il y faut renoncer, se dit Mme Véretz avec quelque dépit ; ses cheveux
blancs et son neveu le gênent. Il ne parlera pas avant que l'autre ait quitté la
place.»
Après une pause :
«Monsieur le marquis, si vous aviez été moins avare de vos visites, vous
nous auriez fait à la fois honneur et plaisir, car il me tardait de vous voir
pour vous entretenir d'une inquiétude qui me travaille. J'ai mon secret, moi
aussi, et je désirais vous le confier. Oui, depuis quelques jours j'ai l'esprit
fort troublé. M. de Penneville, qui a la fâcheuse habitude de tout dire...
−Très fâcheuse en effet, madame, je la lui ai souvent reprochée.
−Sans le corriger, poursuivit−elle, puisqu'il nous a rapporté une
conversation qu'il avait eue avec vous, sans nous taire aucun des scrupules
qui vous sont venus au sujet de son mariage.
−Je le reconnais bien là, le malheureux, fit le marquis.
−Cela m'a donné beaucoup à penser, et je suis obligée de rendre hommage
à votre haute raison. Je dois passer condamnation, je m'étais cruellement
abusée. Il n'y a pas entre ces jeunes gens cette harmonie des caractères et
des goûts qui est la première condition du bonheur.
−Que j'ai de plaisir à vous entendre ! s'écria−t−il. L'harmonie des goûts,
c'est là le point ; encore n'est−ce pas assez. Dans les vues de la Providence
et dans les miennes, le mariage doit être une société d'admiration mutuelle.
Or il est venu à ma connaissance... Oui, chère madame, je connais une
femme du plus rare mérite.
Elle a publié d'admirables sonnets, que lui envierait Pétrarque, s'il était
encore de ce monde, et un traité sur les devoirs et les vertus de la femme
que Fénelon consentirait à signer, si Bossuet ne lui en disputait l'honneur...
M'écoutez−vous ?.. Elle a fait don de ces précieux volumes à un homme
qui prétend l'aimer ; l'infortuné n'a pu les lire jusqu'au bout. Que dis−je ? je
Amours Fragiles
V 65
les ai vus, ces deux volumes ; l'un n'est coupé qu'à moitié, l'autre est encore
vierge, absolument vierge... Le plus beau de l'affaire est que le pauvre
garçon s'imagine qu'il les a lus, et il est prêt à jurer qu'il les admire... Mais
n'allez pas conter mon historiette à Mme Corneuil.
−Quand Mme Corneuil, ce qui ne peut manquer d'arriver un jour ou l'autre,
répondit−elle en souriant, publiera un livre sur les devoirs des mères, soyez
sûre qu'elle comptera l'indiscrétion au nombre de leurs vertus. Hélas ! oui,
les mères sont tenues quelquefois d'être indiscrètes, et l'historiette que vous
m'avez contée est bien propre à éclairer ma fille sur ses sentiments et sur
ceux qu'on affecte d'avoir pour elle. Au surplus, je dois vous confesser
qu'elle−même...
−Parlez, madame, parlez. Vous devez, dites−vous, me confesser
qu'elle−même...
−Oh ! ma fille est une âme profonde qui renferme ses sentiments. Mais,
depuis quelque temps, je la vois pensive, soucieuse, presque triste, et je me
demande si elle n'a pas fait, elle aussi, ses réflexions.»
Le marquis lâcha le bras de Mme Véretz pour s'essuyer le front avec son
mouchoir. Il y a dans ce monde des sueurs de joie.
«Ah ! tu jubiles, mon bonhomme, lui disait intérieurement Mme Véretz, et
tu ne penses plus à tes cheveux blancs... Voyons si tu vas parler.»
Le marquis ne parla pas. On eût dit que son allégresse lui faisait oublier où
il était et avec qui. Il finit pourtant par s'en souvenir.
Il s'empara de la main de Mme Véretz et la porta presque amoureusement à
ses lèvres, si bien qu'elle crut à une méprise. Puis, après quelques instants
de méditation : «Madame, lui dit−il, ce qu'il y a de plus difficile au monde,
c'est de perdre son chien.»
Elle se mit à rire et lui répondit :
«Je vous avais prévenu que je vous demanderais un conseil.
−Chère madame, répliqua−t−il, dans tous les hommes qui se mêlent
d'écrire, il y a une passion plus forte et qui a la vie plus dure que l'amour :
c'est l'amour−propre, et, pour tuer l'amoureux, il suffit quelquefois
d'égratigner l'auteur avec la pointe d'une épingle.
−Nous sommes faits pour causer ensemble, lui dit−elle ; nous nous
comprenons à demi−mot. Mais, je vous prie, monsieur la marquis, si
l'épingle produit cet effet miraculeux, me direz−vous votre secret ?
Amours Fragiles
V 66
−Non, madame, mais je vous l'écrirai.
−Voilà qui est bien entendu,» répondit−elle en lui tendant ses deux mains,
qu'il serra dans les siennes avec une reconnaissance convulsive.
Après quoi elle reprit le chemin de la pension Vallaud en se disant :
«Cet homme est le gendre idéal, celui de mes rêves.»
Amours Fragiles
V 67
VI
Depuis vingt minutes bien comptées, il lisait. On l'écoutait ou l'on
paraissait l'écouter. Le joli salon du chalet était situé au rez−de−chaussée,
et, la soirée étant tiède, on avait laissé la fenêtre ouverte. S'il y avait eu des
passants, le bruit de leurs pas aurait pu le déranger ; mais, grâce à Dieu, il
ne passait personne. Jacquot et sa trompette s'étaient retirés dans leur
mansarde où ils dormaient paisiblement dans les bras l'un de l'autre. Les
oiseaux du parc étaient convenus de se taire pour pouvoir mieux l'entendre,
sans perdre un mot ; il est vrai qu'on était dans la saison où ils ne chantent
pas. Du sein des demeures éthérées, les étoiles, ces habitantes de l'éternel
silence, lui jetaient un regard ami. Il lisait avec dignité, avec feu, avec
conviction, mais avec modestie. De temps à autre, il s'arrêtait pour dire :
«Trouvez−vous que j'aille trop vite ? Dans mon enfance, on me reprochait
de bredouiller. Avez−vous de la peine à me suivre ? Voulez−vous que je
recommence ? Vous allez me demander mes preuves ; attendez, je les
fournis plus loin. Si vous avez quelque observation à me faire, ne vous
gênez pas, je vous en serai fort obligé.»
Mais on n'avait garde de lui adresser aucune observation, et personne ne le
conjura de recommencer.
Nous avons dit qu'il avait la précieuse faculté de combiner ses sensations,
ce qui lui permettait de se procurer plusieurs plaisirs à la fois, et tous ces
plaisirs divers n'en faisaient qu'un. Par la croisée entre−bâillée pénétrait
dans le salon une exquise senteur de troène fleuri. Il respirait avec volupté
ce parfum, et, bien qu'il fût très appliqué à sa lecture, il contemplait par
instants les étoiles, et il pensait à deux beaux yeux bruns, mêlés de fauve,
plus doux à regarder que tous les astres du ciel. Ces yeux si doux, il ne les
voyait pas ; Mme Corneuil s'était assise à l'écart sur un divan moelleux, et
l'importune clarté de la lampe n'arrivait pas jusqu'à elle. A demi couchée et
muette, elle était tout oreilles ; l'ombre est favorable au recueillement. Je
ne voudrais point jurer cependant qu'elle n'eût pas quelques distractions ;
peut−être pensait−elle par intervalles à deux volumes qui n'avaient pas été
VI 68
coupés. Mme Véretz était assise à son tambour, en face du lecteur, à qui,
tout en brodant, elle adressait de petits signes de tête approbatifs. Son
sourire et le pétillement de ses yeux verts exprimaient assez le vif intérêt
qu'elle portait aux Hycsos, à moins que ce sourire ne voulût dire
simplement :
«Dieu soit loué, mon cher monsieur, l'habitude rend tout supportable.»
Il lisait, tournant les feuillets à regret, car il se sentait si heureux qu'il
souhaitait que son bonheur et sa lecture ne prissent jamais fin.
Avant qu'il commençât, une main délicate, qu'il aurait voulu toujours
garder dans la sienne, avait placé devant lui un grand verre d'eau sucrée. Il
y trempa ses lèvres, toussa pour s'éclaircir la voix, puis reprit en ces
termes : «Nous avons démontré que l'histoire de Joseph, fils de Jacob, telle
qu'elle est contenue dans les chapitres XXXIX et suivants de la Genèse,
présente un caractère manifeste d'authenticité. Les noms propres, si
importants en de pareilles manières, en font foi. Comme chacun sait,
l'officier de Pharaon, chef de ses gardes ou de ses eunuques, qui avait
acheté Joseph aux Ismaélites, et avec la femme duquel il eut cette
déplorable aventure d'où il ne réussit à se tirer qu'en lui laissant son
manteau, s'appelait Potiphar, et Potiphar n'est pas autre chose que
Pet−Phra, qui signifie consacré à Ra ou au dieu solaire. Joseph reçut du
Pharaon le titre de Zphanatpaneach, qu'il faut traduire par Zpent−Pouch ;
or Zpent−Pouch veut dire créateur de la vie, ce qui prouve assez la
gratitude que les Égyptiens gardaient à Joseph pour avoir pourvu à leur
subsistance pendant la famine. On lui donna en mariage la fille d'un prêtre
de On ou Annu...»
Ici, il se tourna vers Mme Véretz pour lui dire :
«Est−il besoin de vous expliquer que On ou Annu est la ville du soleil, ou
Héliopolis ?
−Me feriez−vous ce cruel affront ?» lui répondit−elle.
«On lui donna donc en mariage, reprit−il, la fille d'un prêtre de On ou
Annu, laquelle s'appelait Asnath, mot qui s'explique par As−Neith et qui
témoigne qu'elle était consacrée à la mère du soleil. Après cela, il ne nous
reste plus qu'une chose à démontrer, à savoir que le Pharaon sous le règne
duquel Joseph arriva en Égypte était bien le roi des Hycsos, Apépi.»
−Nous y voilà donc enfin, s'écria joyeusement Mme Véretz. J'ai toujours
Amours Fragiles
VI 69
aimé cet Apépi sans le connaître.
−Oh ! je ne prétends pas le surfaire, répondit−il, et je n'oserais pas affirmer
qu'il fût précisément aimable ; mais c'était un homme de mérite, et vous
verrez qu'il est digne en quelque mesure de la considération que voulez
bien lui témoigner. Je ne vous dirai pas non plus qu'il fût beau, mais sa
figure avait du caractère. Vous me demanderez comment je le sais. Il y a,
madame, au musée du Louvre, dans l'armoire A de la salle historique, une
figurine un peu fruste en basalte vert où l'on avait cru reconnaître le
meilleur style saïte. Malheureusement, les cartouches ont disparu.
Madame, j'ai les plus sérieuses raisons de penser que cette précieuse
statuette n'est pas du tout saïte, que c'est le portrait d'un roi pasteur, et que
ce roi pasteur était Apépi. Ainsi vous voyez...»
Il porta de nouveau le verre à ses lèvres, avala une seconde gorgée avec
méthode, comme il faisait tout ; puis, poursuivant sa lecture :
«A cet effet, nous sommes obligés de reprendre les choses de plus haut.
Ce fut vers l'année 1830 avant l'ère chrétienne que les souverains de la
dynastie thébaine commencèrent à se soulever contre les Hycsos.
Après une longue et pénible lutte, où ils connurent toutes les vicissitudes
de la fortune, ils refoulèrent les Pasteurs dans la basse Égypte. Plus d'un
siècle après, le roi Raskenen était assis sur le trône de Thèbes, et il est fait
mention de lui dans un papyrus du Musée britannique, dont l'importance ne
peut échapper à personne.
−Il arriva, est−il écrit dans ce papyrus, que la terre d'Égypte devint la
propriété des méchants, et il n'y avait pas alors un roi doué de la vie, du
salut et de la force.
Mais voici, le roi Raskenen apparut, doué de la force, du salut et de la vie,
et il régnait sur le pays du midi. Les méchants étaient dans la forteresse du
soleil, et tout le pays était soumis à des corvées et à des tributs. Le roi des
méchants s'appelait Apépi, et il choisit pour son seigneur, c'est toujours le
papyrus qui parle, le dieu Sutech, c'est−à−dire le dieu Set, qui n'est autre
que le dieu Typhon, génie du mal.»
−Il est certain, interrompit Mme Véretz, que Sutech, Set, Typhon...
Quand on y regarde de près, cela se ressemble fort.
−Oh ! de grâce, chère madame, lui dit−il, nous touchons au point capital.»
Et il reprit :
Amours Fragiles
VI 70
«Il lui bâtit un temple en solide maçonnerie, et il ne servit aucun des autres
dieux qui étaient en Égypte. Voilà ce que nous apprend le papyrus, et cet
important document prouve que : 1° les rois pasteurs avaient établi leur
résidence dans le Delta ; 2° qu'ils tenaient sous leur domination toute la
basse Égypte ; 3° qu'Apépi...» En ce moment, il s'avisa qu'il n'avait pas
entendu depuis longtemps cette voix adorée, qui chantait si bien la chanson
de Mignon, et s'étant tourné du côté du divan, il dit :
«On l'appelle aussi Apophis, mais Apépi est le vrai nom. Lequel des deux
préférez−vous, Hortense ?»
Hortense ne répondit pas ; peut−être l'émotion du récit lui avait−elle coupé
la parole.
«Apophis ou Apépi, lui cria Mme Veretz. Choisis hardiment. M. de
Penneville s'en remet à ta discrétion.»
Hélas ! elle ne répondit pas davantage.
Horace tressaillit ; il sentit courir dans tout son corps un long frisson, qui
était un avertissement de sa destinée. Il se leva, se saisit de la lampe,
marcha précipitamment vers le divan. Ce n'était que trop vrai, et il n'en
pouvait douter, Mme Corneuil dormait.
Peu s'en fallut qu'il ne laissât échapper de sa main cette lampe, qui éclairait
son désastre. Il la posa sur un guéridon.
«Dieu, quel sommeil ! s'écria Mme Véretz. Ne seriez−vous pas un peu
magnétiseur ?»
Elle faisait un mouvement pour réveiller sa fille ; il l'en empêcha en lui
disant avec un ricanement amer :
«Oh ! je vous prie, respectez son repos.»
On aurait tort d'imaginer qu'il ne souffrait que dans son amour−propre
d'auteur et de lecteur. Un jour s'était fait en lui ; il venait de comprendre
subitement que depuis plusieurs mois il s'était trompé ou laissé tromper.
Immobile et tout d'une pièce, il contemplait d'un oeil dur, fixe, perçant, le
visage de la belle endormie, dont la pose était coquette, car elle savait
dormir. Rien n'était plus charmant que le désordre de ses beaux cheveux,
dont une boucle pendait le long de sa joue. Ses lèvres ébauchaient un
demi−sourire ; il est probable qu'elle faisait un rêve heureux ; elle s'était
réfugiée dans un monde où il n'y a point d'Apépi.
Horace la regardait toujours, et je ne sais quelles écailles tombaient une à
Amours Fragiles
VI 71
une de ses yeux. Si charmante qu'elle fût, de minute en minute il voyait
s'évanouir ses grâces, et il fut sur le point de la trouver laide. En vérité, il
ne la reconnaissait plus. Le miracle qui s'était fait à Saqqarah, au sortir du
tombeau de Ti, venait de se défaire ; il n'y avait plus rien entre cette femme
qui dormait et l'Égypte. En quittant le Caire, elle avait emporté dans ses
cheveux blonds, dans son sourire, dans son regard, un peu de ce soleil qui
fait mûrir les dattes, qui réjouit le coeur des lotus, qui amuse par des
mirages le sable jaune du désert et pour lequel l'histoire des Pharaons n'a
point de secrets.
L'auréole dont elle avait couronné son front venait de s'éteindre en un
instant, et il s'aperçut, lui aussi, que ses paupières étaient trop longues, que
sa lèvre était trop mince, que ses bras, mollement arrondis, se terminaient
par des mains prenantes, qu'il y avait une griffe là−dessous et de petits plis
autour de sa bouche comme à ses tempes, et que ces rides naissantes, dont
il ne s'était jamais avisé, trahissaient le travail sourd des petites passions,
ces inquiétudes de la vanité qui vieillissent les femmes avant le temps.
D'où lui venait sa subite clairvoyance ? Il était en colère, et, on a beau dire,
les grandes colères sont lumineuses.
«Il faut lui pardonner, dit Mme Véretz. Je l'ai guettée du coin de l'oeil ; elle
a lutté courageusement ; par malheur, ses nerfs ne sont pas aussi solides
que les miens. Vous l'aviez déjà mise à de rudes épreuves ; elle s'en est
tirée avec honneur ; mais quoi ! peut−on résister à la longue au plus
terrible des ennuis, à l'ennui pharaonique ? Prenez−y garde, mon cher
comte. Elle a pour vous tant d'estime, tant d'amitié ! Il suffit quelquefois
d'un travers pour lasser le coeur d'une femme.»
Et lui montrant du doigt tour à tour les yeux fermés de sa fille et les
soixante−treize feuillets :
«Mon cher comte, il faut choisir entre ceci et cela.»
Il l'écoutait en l'observant d'un air hagard, et ses cheveux rouges lui firent
horreur.
«En vérité, madame, lui dit−il, il me semble que je commence à vous
connaître.»
A ces mots, il retourna vers la table, rassembla les feuillets, les enferma
dans son portefeuille, mit le portefeuille sous son bras, fit un profond salut
et détala.
Amours Fragiles
VI 72
Comme il contournait le chalet pour gagner la grande allée du parc :
«Tu peux te réveiller, ma chère, dit en riant Mme Véretz. Nous voilà
délivrés à jamais du roi Apépi, qui vivait quarante siècles avant
Jésus−Christ.»
Une tête apparut au−dessus du rebord de la fenêtre, et une voix cria du
dehors :
«Mettons−en seize, madame, car il faut toujours être exact.»
Le comte de Penneville rentra chez lui, la mort dans l'âme. Ce qu'il
regrettait amèrement, c'était moins une femme qu'un songe. Pendant de
longs mois, une chimère avait été la délicieuse compagne de sa vie ; elle ne
le quittait pas, elle s'intéressait à tout ce qu'il faisait, elle mangeait et buvait
avec lui, elle travaillait avec lui, elle rêvait avec lui ; elle lui parlait, et il lui
répondait, et ils se comprenaient à demi−mot ; elle avait une voix qui lui
fondait le coeur, elle avait des cheveux blonds qui un jour avaient frôlé sa
joue, elle avait aussi des lèvres que deux fois les siennes avaient touchées.
En y pensant, il lui prit une colère qui fit diversion à sa douleur ; le pauvre
et naïf garçon aurait beaucoup donné pour ravoir ses deux baisers.
Cependant il conservait encore un vague espoir.
«Non, cela ne se peut, cela ne se passe pas de la sorte, pensait−il. Il est
impossible qu'elle m'ait laissé partir ainsi pour toujours. Elle me rappellera,
elle est occupée à m'écrire. Avant minuit, Jacquot viendra, m'apportant une
lettre qui expliquera tout.»
Jacquot ne vint pas, et bientôt une horloge voisine sonna minuit. Cette voix
lamentable ressemblait à un glas funèbre ; cette horloge pleurait quelqu'un
qui venait de mourir, et Horace reconnut que sa chère compagne, que sa
chimère n'était plus de ce monde. Désormais il était seul, tout seul, et sa
solitude l'épouvanta. Il laissa pendre son front sur sa poitrine, de grosses
larmes descendirent le long de ses joues. En relevant la tête, il s'avisa qu'il
n'était pas seul, qu'il y avait sur sa table une petite statuette d'un pied de
haut, qui le regardait, qu'elle s'appelait Sekhet, la secourable, et qu'elle
allongeait vers lui son joli museau de chat, dont le froncement était
empreint d'une miséricordieuse bienveillance. Il courut à elle, la prit dans
ses mains.
«Ah ! te voilà, lui dit−il ; comment t'avais−je oubliée ? Je ne suis pas seul,
puisque tu me restes. Quelqu'un disait ici même que les roses se fanent,
Amours Fragiles
VI 73
que les dieux demeurent. Je t'aime, tu m'aimes, et nous nous aimerons
toujours.»
En parlant ainsi, il caressait sa taille fine, ses hanches arrondies, et il finit
par la baiser dévotement sur le front. Il lui parut que cette bonne petite
Sekhet plaignait ses peines, qu'elle était tout émue, tout attendrie, qu'elle
avait un bon petit coeur comme une soeur grise ou simplement comme une
honnête créature humaine ; il lui parut aussi qu'il y avait des larmes dans
ses yeux, quoiqu'elle fût déesse, et qu'elle lui rendait son baiser, quoiqu'elle
fût en faïence bleue. Il lui parut enfin qu'elle lui disait :
«Tu m'es revenu, je ne te prêterai plus à personne.»
Eh ! bon Dieu, elle l'avait si peu prêté !
Il se sentit réconforté ; il avait purifié son coeur et ses lèvres. Il se planta
devant la glace, contempla son image. Il acquit la certitude que le comte
Horace avait les yeux un peu rouges et que nonobstant le comte Horace
était un homme. Il alla chercher deux grandes malles vides, qu'il avait
remisées dans un réduit ; il les apporta dans sa chambre l'une après l'autre ;
dix minutes plus tard, il était occupé à les remplir.
Le lendemain dans l'après−midi, le marquis de Miraval, qui par une
exception singulière n'avait pas traversé le lac, quoiqu'il fît ce jour−là un
vrai temps de demoiselle, reçut à la fois deux lettres, l'une qui fut apportée
par le facteur, l'autre que lui remit Jacquot, tout habillé de neuf.
La première, écrite d'une main ferme et tranquille, était conçue en ces
termes :
«Mon cher oncle, la place est libre ; vous pouvez la prendre. Si vous avez
des commissions pour Vichy, veuillez, je vous prie, me les adresser à
Genève ; j'y coucherai ce soir, et j'en repartirai demain par le train express
de trois heures ou, pour mieux dire, de trois heures et vingt−cinq minutes.
Agréez l'expression de tous les voeux que je fais pour votre bonheur et
l'assurance de mon inaltérable affection.»
La seconde, hâtivement gribouillée, contenait ceci :
«Monsieur le marquis, vous aviez tristement dit vrai ; il n'aimait pas ou il
aimait bien peu, puisqu'il n'a pu pardonner à la femme qu'il prétendait
aimer de s'être assoupie pendant la lecture d'un mémoire sur le roi Apépi.
Je vous laisse à deviner ce qu'en a pensé ma fille ; elle a toisé le
personnage, et une femme n'aime plus l'homme qu'elle toise.
Amours Fragiles
VI 74
J'apprends qu'il se met en route à l'instant ; vous n'avez donc plus à
craindre mes indiscrétions. Rien ne vous empêche désormais de m'écrire
votre secret, ou plutôt faites mieux, venez nous le dire ce soir en dînant
avec nous.»
Jacquot rapporta à Mme Véretz la réponse que voici :
«Chère madame, il faut donc vous le révéler, ce terrible secret ! J'ai une
passion déplorable, que je cache avec grand soin, par respect pour mes
cheveux blancs ; ceux de mes amis qui la connaissent m'en ont cruellement
plaisanté. Je vous l'avoue en rougissant, j'adore la pêche à la ligne. Quand
Mme de Penneville m'envoya à Lausanne pour y traiter une affaire de
famille, je me consolai de ce dérangement, en me disant :
Lausanne est près d'un lac, je pêcherai. Mon premier soin en arrivant fut de
me procurer des lignes et tout l'attirail nécessaire. Je n'osais pas pêcher
dans votre voisinage, craignant d'être surpris et que mon neveu ne se
moquât de moi. Je m'informai ; on m'assura qu'il se trouvait en Savoie,
près d'Évian, un joli petit parage très poissonneux. Il y a une auberge sur la
côte ; j'y louai une chambre, où j'installai mes engins, et chaque matin je
traversais le lac pour aller satisfaire ma passion. Puisque je vous ai promis
d'être véridique comme Amen−Heb, grammate principal, voyez un peu à
quoi m'entraîne cette fureur. Je quittai Lausanne pour Ouchy dans l'unique
dessein de me rapprocher du poisson ; j'oubliai si bien l'affaire qui m'avait
amené que j'allai voir deux fois seulement mon neveu, un jour qu'il ventait
et un jour qu'il pleuvait, parce que ces jours−là on ne pêche pas ; enfin je
refusai deux invitations à déjeuner des plus attrayantes, parce qu'en m'y
rendant je me serais privé pendant deux journées entières du plaisir de
pêcher.
Ce qui est lamentable, c'est que malgré mes soins, mon attention, ma
persévérance, je ne prenais rien, hormis quelques misérables goujons. Je
me disais : C'en est trop, partons. Et je ne partais pas. En débarquant à
Lausanne, je croyais encore au poisson, je n'y crois plus, et c'est ainsi que
nos illusions s'en vont avec nos années, nous en semons notre route.
Toutefois, je ne sais par quel miracle j'ai réussi avant−hier à prendre une
anguille de fort jolie taille, qui est venue obligeamment mordre à mon
hameçon, et là−dessus je pars. L'honneur de mes cheveux blancs est sauf.
«Veuillez, chère madame, présenter à votre adorable fille et agréer pour
Amours Fragiles
VI 75
vous−même les compliments empressés et respectueux du marquis de
Miraval.»
Nous renonçons à décrire l'expression que revêtit la figure de Mme Véretz
en prenant connaissance de cette réponse, l'embarras vraiment cruel qu'elle
éprouva à la communiquer à sa fille, et la scène véritablement
épouvantable que lui fit cet ange adoré. Mme Corneuil est moins à plaindre
que sa mère, puisque dans son désastre elle a du moins la ressource de
soulager son coeur par les reproches les plus véhéments, par les
récriminations les plus virulentes, par des exclamations comme celle−ci :
«N'est−ce pas toi qui es la cause de tout ?» On raconte qu'il y a eu dans ce
siècle une reine très intelligente, très éclairée, pleine de bons sentiments,
qui exerçait une grande et légitime influence dans les affaires de l'État. Le
roi son époux aimait à prendre ses conseils et s'en trouvait bien.
Malheureusement, il lui arriva un jour de se tromper, et le sort de toute une
vie se décide souvent en une minute.
De ce moment, elle ne fut plus consultée ; les gens qu'elle recommandait
n'étaient plus agréés ; son auguste époux disait : «Tout ce monde m'est
suspect, ce sont les amis de ma femme.» Pour s'être trompée une fois,
Mme Véretz a perdu toute son influence, tout son crédit. Sa fille lui
rappellera éternellement qu'un jour elle lui a fait lâcher la proie pour courir
après une ombre en cheveux blancs.
Quand le comte Horace de Penneville se présenta à la gare de Genève,
impatient de s'embarquer dans le train qui part non à trois heures, mais à
trois heures et vingt−cinq minutes de l'après−midi, son étonnement fut
grand d'apercevoir à l'un des coins du wagon où le hasard le fit monter le
marquis de Miraval, son grand−oncle, qui, tout en l'aidant à caser
convenablement sous les banquettes et dans le filet ses innombrables petits
paquets, lui dit :
«J'ai réfléchi, mon fils ; il faut se défier des femmes qui tour à tour aiment
Apépi et ne l'aiment plus.»
Amours Fragiles
VI 76
LE BEL EDWARDS
A M. Charles Edmond.
Mon cher ami, cette histoire, qui a la prétention d'être vraie, vous
appartient, car c'est vous qui me l'avez racontée, en m'autorisant à la
raconter à mon tour.
V. C.
LE BEL EDWARDS 77
I
...Il y a quelques années, nous dit le docteur Meruel, je vis paraître ou
plutôt reparaître chez moi deux Américains, deux Yankees, deux libres
citoyens de la plus libre des républiques. Ils ne se connaissaient point, mais
je les connaissais fort bien tous les deux. Jadis je les avais guéris, l'un
d'une péritonite aiguë, l'autre d'une laryngite catarrheuse. Ils s'en
souvenaient, et, leurs affaires les ayant ramenés en Europe, à peine
débarqués à Paris, ils étaient venus me voir, charmés de m'apprendre et de
me prouver qu'ils étaient encore en vie. Je veux beaucoup de bien aux
malades que j'ai guéris ; il me semble qu'ils y ont mis de la bonne volonté,
qu'ils se sont piqués de faire honneur à mes ordonnances, et je leur sais gré
de cette attention, qui vraiment n'est pas commune ; bref, je me considère
un peu comme leur obligé, et leur nom demeure à jamais inscrit dans le
livre d'or de ma mémoire. J'eus du plaisir à revoir mes Américains ; je les
retrouvais bien portants, gaillards, prospères, francs de toute avarie, et,
pour leur en témoigner ma satisfaction, je les emmenai dîner dans un café
du boulevard.
Ils s'appelaient l'un M. Severn, l'autre M. Bloomfield ; M. Bloomfield était
démocrate, M. Severn était républicain. C'est vous dire que M. Severn et
M. Bloomfield n'ont jamais été et ne seront jamais du même avis sur quoi
que ce soit. Il y parut pendant le dîner ; quel que fût le point en question,
ils ne s'entendaient sur rien, hormis sur l'excellence d'un château−yquem
qui leur plaisait infiniment. Je m'abstins d'abord de leur parler politique,
craignant qu'ils ne se prissent aux cheveux. Je ne tardai pas à me rassurer ;
ils étaient plus tranquilles, plus posés, plus flegmatiques que beaucoup de
leurs compatriotes, et ils auraient pu se disputer vingt−quatre heures durant
sans avoir envie de s'étrangler. Entre la poire et le fromage, M. Severn, je
ne sais à quel propos, s'avisa de citer avec éloge une parole «du regrettable,
de l'inoubliable Abraham Lincoln», assassiné quelques semaines
auparavant par John Wilkes Booth. M. Bloomfield tressaillit légèrement,
puis il se pencha sur son verre, l'examina quelques instants, le porta à ses
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lèvres, le vida d'un seul trait. Ce fut toute sa réponse.
De toutes les méchantes et vilaines actions qu'a vues s'accomplir dans le
cours des siècles notre pauvre globule terraqué, j'estime que la plus
criminelle, la plus inexcusable, la plus insensée, est l'assassinat consommé
par John Wilkes Booth, sur la personne du vertueux président Abraham
Lincoln. J'ai toujours ressenti les plus vives sympathies pour celui que les
Américains appelaient the old Abe, pour cet homme de rien, pour ce fils de
ses oeuvres, chargé par un décret du destin de gouverner et de sauver la
république étoilée à l'heure la plus critique de son histoire.
Il parut d'abord inférieur à sa tâche, on se moquait de lui, on le mettait au
défi de porter jusqu'au bout son écrasant fardeau. Lui−même semblait
douter de ses forces, de son jugement et de son bonheur. Le Sud remporta
d'éclatantes victoires, la rébellion se croyait sûre de son triomphe, l'Europe
abusée se persuada que les États−Unis avaient vécu.
Cependant, à mesure que le danger croissait, Abraham Lincoln sentait son
courage s'affermir, et il voyait plus clair dans son esprit comme dans celui
des autres. Il n'avait pas ces illuminations soudaines du génie qui abrègent
les réflexions ; il était condamné à réfléchir beaucoup et longtemps avant
de savoir nettement ce qu'il avait à faire ; mais, une fois qu'il le savait, la
foudre fût tombée devant lui sans le détourner de son chemin. Il avait une
âme droite comme un jonc, la sainte opiniâtreté, l'entêtement du bien, une
vertu pleine de gravité, de retenue, de modestie et de silence. Il ne parlait
guère, mais il faisait tout ce qu'il disait, se souciant peu de ce que l'univers
pouvait penser de lui ; sa grande affaire était de plaire à sa conscience et
que Lincoln fût content de Lincoln. Que lui importait cette fumée qu'on
appelle la gloire ? Il avait un devoir sacré à remplir, il s'acquittait de sa
redoutable besogne avec une parfaite simplicité, et il sauvait une
république sans faire plus de bruit ni de gestes qu'un bûcheron liant son
fagot ou qu'un savetier raccommodant un soulier qui fait eau. Il avait
toujours possédé l'estime, il finit par conquérir l'admiration.
Il touchait au terme de ses efforts, il allait se reposer dans son triomphe ; la
fortune avait tourné, le Sud vaincu posait les armes, le général Lee venait
de capituler, Washington était en fête. Le soir du 14 avril 1865, Lincoln se
rend au théâtre, où on ne le voyait pas souvent ; il voulait prendre sa part
de l'allégresse populaire. Il écoutait la pièce en souriant et applaudissait les
Amours Fragiles
I 79
acteurs du bout des doigts. Un homme se présente subitement dans sa loge,
décharge sur lui un pistolet ; la balle l'atteint derrière l'oreille et pénètre
dans le cerveau. On se lève de toutes parts, on crie, on court à lui. Le
meurtrier réussit à s'échapper ; il s'élance sur la scène, qu'il traverse en
brandissant un couteau, et, avant de s'enfuir, il s'écrie d'une voix tragique :
Sic semper tyrannis ! Le malheureux s'imaginait qu'il venait de tuer un
tyran. Le croyait−il ou faisait il semblant de le croire ? Certaines gens ont
la cervelle ainsi faite qu'ils croient tout ce qu'il plaît.
«L'un de vous, messieurs, demandai−je à mes Américains, l'un de vous
a−t−il jamais eu l'occasion de rencontrer John Wilkes Booth, et
pourriez−vous me dire quel homme c'était ?»
M. Bloomfield me répondit :
«Je n'ai pas eu l'avantage de connaître personnellement John Wilkes
Booth, et, pour ne désobliger personne, je m'abstiendrai de juger son
action. Au surplus, je suis prêt à convenir qu'en tuant Lincoln cet
honorable gentleman a fait quelque chose de parfaitement inutile, et il ne
faut jamais rien faire de parfaitement inutile. Cet honorable gentleman se
flattait que la mort du tyran mettrait fin à la tyrannie ; il s'est trompé, et il a
payé son erreur de sa tête ; mais vous avouerez que sa folie n'était pas
d'une espèce commune, qu'il n'est pas donné à tout le monde de se tromper
comme Brutus. Ce qui est hors de doute, monsieur, c'est que Booth était
une âme forte, conduite ou, si vous l'aimez mieux, égarée par une noble
passion. Booth était un héros, Booth était un patriote. Il adorait son pays, il
avait décidé que la cause des États du Sud était une cause juste et sainte, et
que, si elle venait à succomber, il serait son vengeur. Il avait toujours
professé une ardente admiration pour une femme qu'un de vos poètes n'a
pas craint d'appeler l'ange de l'assassinat, et il s'était juré à lui−même qu'il
serait la Charlotte Corday des États−Unis ; il a tenu sa parole. Encore un
coup, je ne veux pas juger son action, je tiens à ne chagriner personne ;
mais je me permets d'affirmer que le jour où l'humanité, grâce au progrès
de la raison publique, de l'économie politique, du confort, des arts
industriels, des machines à vapeur, de la philosophie, de la philanthropie et
de tout ce qu'il vous plaira, ne produira plus des Charlotte Corday et des
Booth, elle vaudra encore un peu moins qu'elle ne vaut.»
Après avoir achevé sa profession de principes, M. Bloomfield se mit à
Amours Fragiles
I 80
manger tranquillement une aile de dindonneau truffé, sans s'occuper
autrement du prodigieux scandale que m'avait causé sa harangue. Marat et
Lincoln, Booth et Charlotte Corday, ce rapprochement me paraissait
odieux autant que ridicule ; j'en étais comme suffoqué.
M. Severn l'était encore plus que moi. Il prit à son tour la parole et dit : «Je
désire n'être désagréable à personne ; mais vous m'avez demandé,
monsieur, si j'avais connu Booth. Oui, monsieur, j'ai eu cet avantage, qui
m'est commun avec un nombre considérable de mes compatriotes. A la
vérité, je n'ai vu qu'une fois ce triste personnage, sans éprouver la moindre
envie de le revoir ; il m'en avait coûté six dollars, que je regrettai d'avoir si
sottement employés. C'était dans une petite ville de l'Ouest, où m'avaient
appelé mes affaires ; ce soir−la, Booth s'essayait dans le rôle de Hamlet, et
je vous prie de croire sur ma parole qu'il y fut mauvais, très mauvais,
détestable. Il ne faut pas dire : tel père, tel fils. Le célèbre Junius Brutus
Wilkes était un comédien fort distingué, aussi recommandable dans sa vie
privée qu'applaudi pour son talent. John Wilkes Booth fut le fils très
indigne d'un père que tout le monde admirait et estimait. Quoique enfant
de la balle, il ne fit jamais au théâtre qu'une piètre figure ; il y avait débuté
à dix−sept ans, et il donna d'abord quelques espérances ; mais quoi ! il était
né médiocre, et il méprisait le travail. On assure qu'une affection des
bronches l'obligea de prendre un congé, il est probable que le dégoût lui
vint ; dans le fond, il se rendait justice, il se sentait médiocre, mais on
l'aurait tué dix fois plutôt que de l'en faire convenir.
«C'est une race très dangereuse, monsieur, que celle des artistes sans
talent ; ils s'en prennent à vous, à moi, et tôt ou tard nous le leur payerons.
Booth était un vrai cabotin, il l'était jusque dans la moelle des os, cabotin
partout, le jour, la nuit, en chambre et à la ville. Il ne quittait jamais les
planches, il était toujours sur un tréteau, le monde était pour lui une salle
de spectacle éclairée par un grand lustre, et à toute heure il croyait voir à
ses pieds les quinquets fumeux d'une rampe. Le malheureux n'avait pas
assez d'âme pour comprendre Shakespeare, mais il avait assez
d'imagination pour composer dans sa tête des scènes de mélodrame où
Booth jouait le beau rôle, étonnait le public par l'audace de ses attitudes,
par le feu de son regard, par l'éloquence sublime de ses gestes. A force de
s'y appliquer, il a pris son mélodrame au sérieux, un beau jour il l'a joué
Amours Fragiles
I 81
coram populo, et il a obtenu enfin ce grand succès d'étonnement,
d'émotion, de larmes et d'épouvante qu'il avait rêvé et vainement poursuivi
pendant toute sa vie. Pour que Booth eût la joie de s'emparer une fois de
son public, de s'imposer à son admiration, de lui faire dire : «Booth est un
grand acteur !» il fallait que Booth tuât Lincoln ; Booth a tué Lincoln.
Soyez sûr, monsieur, que, après avoir exécuté son abominable coup, il a
pensé : «Ah ! cette fois, je les tiens, je les ai empoignés, ils n'ont d'yeux
que pour moi.» Soyez entièrement convaincu que, lorsqu'il a traversé la
scène, son couteau à la main, l'oeil farouche, la chevelure hérissée, il a eu
le temps de se dire avant de gagner pays : «Dieu ! que je dois être beau, et
que je voudrais me voir !» Je vous le répète, monsieur, on ne saurait trop
se défier des hommes à demi−talents et en général de toute la race des
cabotins, lesquels, à vrai dire, ne sont pas tous au théâtre. Je tiens
beaucoup à ne désobliger personne ; mais je me permets d'avancer,
d'affirmer, de soutenir que l'assassin du président Lincoln était un
comédien de bas étage, qui, comme vous dites, vous autres, cherchait son
clou, et qui malheureusement a fini par le trouver.»
En dépit de son flegme, M. Bloomfield était rouge d'indignation, et il ne
s'occupait plus de son assiette ni du dindonneau. Les yeux écarquillés, sa
fourchette en l'air, il méditait une réplique foudroyante. Je craignis que la
conversation ne tournât à l'aigre ; une discussion parlementaire et courtoise
favorise la digestion, une dispute la trouble. Je m'empressai de couper la
parole à M. Bloomfield, et je dis à mes deux convives :
«Selon moi, messieurs, vous avez tous les deux raison, et tous les deux
vous avez tort. Je vous accorde, mon cher Bloomfield, que John Wilkes
Booth était un sudiste convaincu, fanatique et même enragé ; mais vous me
persuaderez difficilement que cet honorable gentleman fût une Charlotte
Corday et que le vertueux Lincoln fût un Marat. Quant à vous, mon cher
Severn, qui ne voyez en lui qu'un comédien sans talent, je suis prêt à
admettre qu'il était exécrable dans le rôle de Hamlet et que vous avez sujet
de regretter vos six dollars ; mais vous convenez que ce pauvre homme ne
manquait pas d'imagination. Les gens qui en ont finissent toujours par être
leur propre dupe ; pour employer le mot vulgaire, ils s'emballent, ils se
figurent que c'est arrivé, que leurs passions imaginaires et fictives sont de
vraies passions, que le fantôme qu'ils se sont forgé est un être en chair et en
Amours Fragiles
I 82
os, que Lincoln est un affreux tyran et que Booth a été mis au monde pour
le tuer. Un jour, l'histrion se dit : «Si j'étais Brutus et si j'en venais à me
persuader qu'Abraham Lincoln est César, je choisirais avec soin mon lieu
et mon heure.
Je voudrais frapper ma victime devant une foule assemblée, en plein
théâtre. Après lui avoir brûlé la cervelle, je resterais debout dans une
attitude solennelle et dramatique, tenant mon pistolet d'une main, de l'autre
agitant un poignard. Tous les hommes se lèveraient en sursaut pour me
regarder, les femmes s'évanouiraient, et celles qui ne s'évanouiraient pas
diraient : Seigneur Dieu, qu'il est beau ! Ce serait vraiment une superbe
scène.» Or il arrive que l'histrion, à force d'y penser, se prend à croire à
César et à détester sincèrement Lincoln.
Chaque soir, avant de s'endormir, il nourrit sa haine au biberon ; en se
réveillant, il la retrouve sous son oreiller, et il découvre un matin qu'elle a
des griffes, de vraies griffes, très pointues, très crochues, qui lui ont poussé
pendant la nuit. Peut−être en ce moment lui fait−elle peur ; il se repent de
l'avoir trop bien nourrie ; il lui dit : Tout doux, ma belle, ne nous fâchons
pas, ceci n'était qu'une plaisanterie. Elle n'entend pas raison, elle le
tourmente, elle l'obsède, elle ne lui laisse aucun repos, elle veut boire du
sang... Eh ! parbleu, il lui en fera boire. Qui pourrait dire, mon cher
Severn, où commence et où finit la sincérité ? Booth était un cabotin ;
mais, quand il a tué Lincoln, il a cru sérieusement sentir tressaillir en lui
l'âme de Brutus. Ce qui me paraît constant et démontré, c'est qu'il était
malade, ce qui est le cas de beaucoup d'assassins. Je voudrais parier aussi
qu'il s'est défendu quelque temps contre sa maladie et qu'il en est venu à
l'aimer. Il en est ainsi de toutes les maladies de l'esprit, d'où je conclus que
si Booth avait rencontré en temps utile un bon médecin, et que si ce
médecin l'avait mis à un régime rafraîchissant, presque exclusivement
végétal, lui avait administré au besoin quelques bonnes saignées ou
quelques douches d'eau froide sur la tête, ou simplement l'avait exhorté à
voyager, à se distraire, à s'amuser, Booth aurait pu vivre quatre−vingts ans
sans tuer personne. Que n'est−il tombé sous ma patte !
je me serais fait fort de le guérir.»
Mes deux Américains ne goûtèrent ni l'un ni l'autre mes conclusions. Ils
s'accordèrent à me répondre que Booth était un vigoureux gaillard, qui
Amours Fragiles
I 83
s'était toujours admirablement porté, qu'il avait toujours joui d'une parfaite
lucidité d'esprit, qu'il avait réfléchi mûrement à son projet et qu'il l'avait
froidement exécuté, qu'il n'avait jamais connu l'hésitation, ni le repentir, ni
aucun scrupule, que d'ailleurs j'exagérais singulièrement l'efficacité de la
médecine, qu'à la rigueur elle guérit quelquefois les péritonites et les
catarrhes. Mais que les maladies de l'âme échappent à son empire, et qu'il
n'y a point de spécifique contre la fièvre de l'assassinat. C'est ainsi qu'ils se
moquèrent de moi et qu'ils faisaient la paix entre eux à mes dépens.
Je les quittai pour aller visiter un malade, et je ne pensai plus à John
Wilkes Booth. Il est si facile de penser à autre chose !
Amours Fragiles
I 84
II
Quand je rentrai chez moi, vers minuit, continua le docteur Meruel, mon
domestique Jean, que j'avais pris tout récemment à mon service et qui
embrouillait encore les noms et les visages, m'annonça qu'une marquise
m'attendait depuis plus d'une heure, qu'elle avait des choses urgentes à me
dire, qu'elle paraissait résolue à ne point quitter la place avant de m'avoir
vu. Je passai dans mon cabinet de consultations, et j'y trouvai, blottie dans
un fauteuil, une jolie brune qui n'est point marquise et qui s'appelle Mlle
Rose Perdrix. Vous la connaissez sûrement, car il y a trois mois elle a
débuté aux Bouffes avec un certain succès.
On avait peu parlé d'elle jusqu'alors ; elle avait végété quelque temps dans
je ne sais quel théâtre de féeries, où elle ne jouait guère que des rôles
muets. On lui demandait de montrer ses yeux, ses bras, ses épaules et ses
jambes ; elle les montrait consciencieusement et de la meilleure grâce du
monde ; mais cette figurante se sentait née pour chanter l'opérette, elle
attendait son heure.
Tout à coup son génie s'est révélé ; elle a déployé ses ailes, elle a pris son
essor. Ira−t−elle bien loin et bien haut ? J'en doute. Elle n'a qu'un mince
petit filet de voix et plus de gentillesse que de talent ; mais elle est si jolie
qu'à la rigueur elle peut se passer de tout le reste. C'est son opinion, c'est la
mienne ; et c'est aussi l'avis du public.
Non, je ne crois pas qu'il y ait en elle l'étoffe d'une étoile. Les artistes
d'avenir, homme ou femme, ont la plupart un mauvais caractère, un coin de
férocité, ou tout au moins des inégalités dans l'humeur, le goût de creuser
dans le noir, des méchancetés rentrées qui demandent à sortir, une sorte de
malfaisance naturelle et un penchant aux petites scélératesses. Cette
demoiselle a sans doute ses caprices musqués, ses fantaisies ; mais elle est
incapable d'aucune scélératesse. Elle est ce qu'on appelle une bonne fille ;
ainsi la jugent son directeur et ses camarades. Elle a l'humeur égale, ne
veut de mal à qui que ce soit, s'accommode de tout ce qui lui arrive, prend
les choses par le bon côté, et se laisse vivre au jour le jour, sans s'inquiéter
II 85
de rien ni de personne, peu curieuse de ce qui se passe ici−bas et encore
bien moins, j'imagine, de ce qui peut se passer là−haut.
Je fis naguère sa connaissance ; elle avait le larynx délicat, comme M.
Severn ; elle me fut adressée par je ne sais qui, et elle se loua de mes soins.
Depuis lors, nous sommes restés bons amis ; comme elle demeure dans
mon voisinage, en passant devant ma porte, elle s'informe de moi, et, sûre
d'être bien reçue, elle vient souvent me trouver, tantôt pour me consulter,
tantôt pour faire un bout de causette.
On m'a toujours dit que j'ai une figure ronde et ouverte qui inspire la
confiance ; Mlle Perdrix m'honore de la sienne, et elle se plaît à me conter
ses petites histoires comme à son confesseur. Je ne me flatte pas qu'elle me
dise tout ; si bonnes filles qu'elles soient, les femmes ne disent jamais tout.
Au demeurant, son écheveau est facile à débrouiller, et ses cas de
conscience, dont elle m'entretient, ne sont pas des affaires bien
compliquées ni qui lui donnent beaucoup de tablature. Ce qui la tourmente
bien davantage, c'est une malheureuse disposition à l'embonpoint, qui se
prononce et va croissant d'année en année ; c'est là−dessus qu'elle me
consulte d'habitude. Je la mets au régime le plus sévère, elle le suit
exactement, mais rien n'y fait. Je lui dis quelquefois :
«Ma chère enfant, tâchez donc de vous procurer quelque ennemi ou
quelque ennemie, que vous détesterez de tout votre coeur, ou quelque gros
souci, ou l'une de ces passions vives qui rongent et font maigrir.»
Ces moyens ne sont pas à sa portée ; cette bonne fille aura beau faire, elle
mourra sans avoir connu les soucis, les ennemis et les passions vives.
Aussi ne maigrit−elle point, et avant dix ans elle sera ronde comme une
caille. Ce sera grand dommage ; elle est si jolie !
Quand je poussai la porte de mon cabinet, Mlle Rose Perdrix, qui, les
jambes repliées sous elle, la tête renversée, bayait aux mouches ou
contemplait les moulures du plafond, sortit brusquement de sa rêverie.
Elle se dressa sur ses pieds, et courant à moi :
«Enfin ! s'écria−t−elle. Pourquoi rentrez−vous si tard ?»
Je la regardai avec étonnement ; elle n'avait pas son visage de tous les
jours. Je ne lui avais jamais vu le teint si animé, l'oeil si luisant.
Je lui donnai une tape sur les deux joues, et je constatai que ses pommettes
étaient brûlantes. Je lui tâtai le pouls, il était duriuscule et capricant. Pour
Amours Fragiles
II 86
la première fois de sa vie, Mlle Perdrix avait la fièvre ou quelque chose
d'approchant.
«Qu'est−ce à dire ? lui demandai−je. Cette petite machine allait à
merveille. Qui s'est permis de la déranger ?
−Ah ! mon bon monsieur, reprit−elle, si vous saviez ce qui m'arrive !
−Bah ! lui dis−je, ce ne sera rien. Deux jours de repos, trois verres de
camomille, et cela passera.»
Elle s'écria d'un ton tragique :
«Cela ne passera jamais !»
Puis, me prenant par les deux mains et m'obligeant à m'asseoir :
«Je ne suis pas malade, et ce n'est pas le docteur que je suis venue trouver,
c'est l'ami.
J'ai fait tout à l'heure une découverte !.. C'est une histoire qu'il faut
absolument que je vous raconte ; je mourrais si je ne la contais à quelqu'un,
et il est juste que je vous donne la préférence. Je vous aime beaucoup, et
vous écoutez si bien ! C'est pour cela que toutes les femmes vous adorent.»
Je lorgnai du coin de l'oeil ma pendule, qui marquait minuit et un petit
quart, et je dis :
«Sera−ce long ?»
Mlle Perdrix me jeta un regard indigné : «Plaignez−vous ! à minuit et tête
à tête ! Ma foi, je connais des hommes qui vous envieraient votre malheur.
−Je suis un ingrat, lui dis−je. Allez, ma belle, ne vous gênez pas,
commencez par le commencement, n'omettez aucun détail inutile, faites
durer votre histoire jusqu'au matin ; mais, au lieu de la réciter, cette
histoire, ne pourriez−vous pas la chanter, ou du moins l'accompagner de
quelques trilles, de quelques roulades placées à propos ? Vous avez fait,
assure−t−on, de prodigieux progrès dans les trilles, et il me tardait de vous
en féliciter.»
Elle secoua la tête et les épaules.
«Mon histoire, répondit−elle, est une histoire très sérieuse, qui ne peut pas
se chanter. Vous m'en direz des nouvelles quand j'aurai fini.»
Je me rencognai dans mon fauteuil, et je me résignai à mon destin. Mlle
Perdrix fit une roulade, tout à la fois pour me donner une idée de ses
progrès et pour s'éclaircir la voix. Puis elle me dit :
«Que pensez−vous, docteur, du Prince toqué ?
Amours Fragiles
II 87
−Rien du tout, lui répondis−je, mais j'en penserai tout ce qu'il vous plaira.
−Pour une féerie, c'était, on peut le dire, une belle féerie, où je fis mes
véritables débuts. Jusqu'alors, personne n'avait pris garde à moi. Le public
est si bête ! il faut lui répéter dix fois les choses avant qu'il les comprenne :
il m'avait vue bien souvent sans me voir, sans se douter que je n'étais pas la
première venue. Il s'en aperçut quand je jouai dans le Prince toqué le rôle
de la fée Mêlimêlo. Je n'avais pourtant qu'une scène, comme vous le savez,
la troisième du cinquième tableau, et encore dans cette scène n'avais−je
que deux mots à dire et deux couplets à chanter. Mais il faut convenir que
le directeur avait bien fait les choses. J'avais une superbe robe de brocart
étoilé d'or, dont la queue était portée en cérémonie par dix pages fagotés en
papillons, une couronne en forme de croissant sur la tête, et dans ma main
droite une baguette magique, avec laquelle je changeais le Prince toqué en
navet. La princesse Luciole arrivait sur ces entrefaites, et, ne retrouvant
plus son prince, elle me suppliait de le lui rendre. Je lui chantais mes deux
couplets pour lui expliquer que son prince était poursuivi par des
malandrins, que je l'avais changé en navet par pure charité et dans le
dessein de lui sauver la vie. La princesse ne comprenait rien à rien, et,
comme elle ne cessait de se lamenter, je finissais par perdre patience ; d'un
second coup de baguette, je la transformais en betterave, après quoi je
montais sur un beau céléripède drapé de velours cramoisi, conduit par un
joli diablotin habillé de jaune, et fouette cocher, bonsoir !.. Réellement,
docteur, vous n'avez pas assisté à la première du Prince toqué ?
−J'en suis honteux, ma chère, lui dis−je ; croyez qu'il a fallu quelque
affaire d'une extrême conséquence...
−C'est fâcheux ; je regrette que vous n'ayez pas été témoin de mon premier
succès. Vous allez croire que j'exagère, et cependant je vous jure...
Figurez−vous que le directeur avait dit : «Cette grue ne s'en tirera jamais.»
Il en eut le démenti ; c'est un vilain homme, il m'a fait tant de
passe−droits ! je suis bien aise de ne plus avoir affaire à lui.
Le fait est que j'étais ce soir−là en beauté, et quand cette grue parut en
scène avec son brocart, avec sa couronne, avec sa baguette, avec ses dix
pages, il y eut, je vous en donne ma parole, comme un frémissement dans
toute la salle, et vous avez beau dire, il n'appartient pas à tout le monde de
faire frémir une salle rien qu'en se montrant, et sans dire un mot, sans faire
Amours Fragiles
II 88
autre chose que de sourire d'un air modeste, mais aisé, pour découvrir ses
dents. Je voudrais vous y voir !
−C'est un genre de succès auquel je renonce absolument, lui repartis−je ;
j'en ai fait depuis longtemps mon deuil.
−J'étais très émue ; j'avais le souffle court, je voyais trouble.
J'avais eu une peur affreuse de manquer mon entrée ; je m'étais dit : Si
cette fois on ne me remarque pas, je suis perdue, c'en est fait, il ne me reste
plus qu'à entrer au couvent. Je fus bientôt rassurée, je tenais mon affaire, et
je chantai en perfection mes deux couplets, qui furent bissés.
Quand j'eus fini, je laissai mes yeux trotter dans cette grande salle comble,
qui était occupée à me regarder. Tout à coup il me sembla que dans cette
foule il y avait quelqu'un qui me regardait encore plus que tous les autres,
et j'aperçus à l'orchestre, au bout du sixième rang, tout près du couloir, un
homme qui devait être un étranger et dont la figure me frappa. Il avait une
fort belle tête, une belle prestance, l'air fier, délibéré, un teint clair, de
grands yeux sombres, une fine moustache, des cheveux noirs qui frisaient
naturellement. Je ne m'étais pas trompée, cet homme me regardait plus que
tout le monde. Il ne me perdait pas de vue, il me mangeait de la prunelle ;
pour lui, la pièce, c'était moi. Je ne pouvais pas m'empêcher de le regarder,
moi aussi, et chaque fois que je me tournais de son côté, je le retrouvais
plongé dans son extase, immobile comme une statue, avec de grands yeux
qui lui sortaient de la tête pour se promener autour de moi. Il avait l'air
bien appliqué, je vous assure, bien recueilli ; il m'apprenait par coeur,
comme un prêtre étudie son bréviaire. Enfin mon céléripède arrive, je
monte dessus, je disparais dans la coulisse, où les trois auteurs, sans
oublier le compositeur, m'embrassent à tour de rôle sur les deux joues.
Pour moi, machinistes et pompiers, j'aurais voulu embrasser toute la terre ;
j'étais ivre, folle de joie, d'autant plus que la grande Mathilde... Docteur,
connaissez−vous la grande Mathilde ?
−Si peu que rien, lui dis−je.
−Elle a toujours été jalouse de moi. Eh bien ! dans ce moment, elle était,
malgré son rouge, aussi jaune qu'un coing, elle avait les dents serrées, et si
elle avait pu me donner de la griffe... Là, vrai, cela me fit plaisir ; quoique
je sois bonne fille, je n'ai jamais pu la sentir.
Désagréable en scène, insupportable au foyer, interrogez qui vous plaira,
Amours Fragiles
II 89
ils vous diront tous que c'est une méchante créature ; avec cela, point de
talent, et trente ans bien sonnés, quoi qu'elle en dise. La preuve, c'est que...
−Et l'inconnu ? interrompis−je pour en finir avec la grande Mathilde.
−Oh ! l'inconnu ! J'avais tant de choses à quoi penser que je restai
vingt−quatre heures sans repenser à lui. Mais le lendemain, en approchant
de la rampe, la première figure que j'aperçus, ce fut la sienne. Il occupait le
même fauteuil d'orchestre que la veille, je compris tout de suite ce que cela
voulait dire. Cette fois, il avait apporté sa jumelle, qu'il tint
continuellement braquée sur moi. Cette jumelle, qui ne me lâchait pas,
m'inquiétait, me troublait, elle me causait des distractions et faillit me faire
manquer ma réplique. Que vous dirai−je ? Je trouvais cet homme fort beau,
mais il me faisait peur.
Ce qui est certain, c'est qu'il me portait sur les nerfs ; je ne savais pas si
j'étais contente ou fâchée qu'il fût là. Deux heures plus tard, j'appris d'une
ouvreuse qu'il était Anglais et qu'il avait loué son fauteuil pour quinze
jours. Effectivement, le soir d'après, il y était, et le lendemain aussi, et le
surlendemain je me demandais : «Que va−t−il arriver ?» Il arriva tout
simplement que je reçus un bouquet, que je gardai, et un bijou, que je ne
gardai pas. Dans le bouquet il y avait un billet, et dans le billet des vers
anglais, qui auraient été de l'hébreu pour moi, si l'inconnu n'avait eu la
bonne pensée de les accompagner d'une traduction française que je vais
vous réciter, car j'ai bonne mémoire. Écoutez ceci, et tâchez de ne pas vous
attendrir : «Que la terre, que les cieux, que le monde entier, que toutes
choses m'en soient témoins. Quand je serais digne de ceindre une couronne
impériale, quand je serais le plus beau jeune homme qui ait jamais ébloui
les yeux, quand j'aurais une force et une science plus grandes que n'en
posséda jamais aucun mortel, je tiendrais tous ces biens à nulle estime, si
ton amour me manquait ; mais, si tu viens jamais à m'aimer, je mettrai à tes
pieds tout ce que je possède, et je me consacrerai à ton service, ou je me
laisserai mourir de bonheur.» Là, qu'en dites−vous, docteur ?
−Soyez sûre, répondis−je à Mlle Perdrix, que l'inconnu avait tiré ces vers
de quelque pièce de Shakespeare. Cela prouve qu'il avait de la littérature et
qu'il la fourrait dans sa correspondance amoureuse. Si j'étais femme, c'est
de tous les défauts celui que j'aurais le plus de peine à pardonner.
−Pourquoi cela, reprit−elle, du moment qu'on met la traduction à côté ?
Amours Fragiles
II 90
Deux jours plus tard, ne vous en déplaise, je reçus un second bouquet.
−Et un second bijou ? lui demandai−je.
−Je vous ai déjà dit que j'avais renvoyé l'autre. Quant au second billet, il
était plus court que le premier ; trois lignes en tout, que voici : «Quand
vous parlez, je voudrais vous entendre toujours parler ; quand vous
chantez, je voudrais que vous fissiez tout en chantant, et si jamais je vous
voyais danser, je voudrais que vous fussiez une vague de la mer, afin que
vous ne fissiez jamais que danser.»
−Oh ! pour le coup, lui dis−je, je suis bien trompé ou ceci est du
Shakespeare. J'en suis fâché, mon enfant, mais l'amour qu'avait pour vous
l'inconnu était de l'amour littéraire et appris, et j'aime à croire que vous ne
lui avez rien accordé avant qu'il ait réussi à vous servir quelque chose de
son cru.
−Attendez, poursuivit−elle. Le troisième billet, qui accompagna le
troisième bouquet, ne ressemblait pas aux deux autres. L'écriture en était
bizarre ; c'étaient de grandes pattes d'araignée, qui montaient de la cave au
grenier. Je m'y repris à deux fois pour les déchiffrer, et je lus ceci : «Je
vous en conjure, dites oui, et vous sauverez la vie à deux hommes. Demain
soir, au moment de monter sur votre céléripède, tournez les yeux de mon
côté, décrivez un cercle avec votre baguette, et vous serez à jamais bénie
de celui qui vous adore et qui ose s'appeler votre Edwards.»
Cette fois, je savais son nom ; c'était toujours cela de gagné ; mais vous
pouvez me croire, les pattes d'araignée me donnèrent beaucoup à penser.
J'étais perplexe, très tourmentée. Je ne dormis pas trois heures cette
nuit−là, et en me réveillant je fis plus de réflexions dans l'espace de vingt
minutes que je n'en avais fait durant toute ma vie, c'est−à−dire pendant
vingt−deux ans et sept mois... Car je ne crains pas de dire mon âge. «Si
vous dites oui, vous sauverez deux hommes...» Cette phrase me revenait
sans cesse à l'esprit, et il me parut que le bel Edwards était encore plus fou
que beau. La fée Mêlimêlo eut une grosse dispute, une grosse querelle avec
Rose Perdrix. La fée aimait les mystères, les aventures, les yeux noirs, les
moustaches frisées ; Rose Perdrix se défiait des fous. Quand ils vous
tiennent, ils ne vous lâchent plus ; c'est une affaire du diable de s'en
débarrasser, et à la vérité on a quelquefois du plaisir avec eux, mais cela ne
dure guère.
Amours Fragiles
II 91
−Rien n'est plus vrai, dis−je à Mlle Perdrix. Le plaisir passe et le fou reste.
−Il faut que vous sachiez aussi, reprit−elle, que je venais d'hériter de ma
grand'mère, qui l'avait hérité de je ne sais qui, un vieux, très vieux
perroquet, à qui elle avait appris à dire : «Pour Dieu ! soyez sage,
mademoiselle, soyez sage.»
−Autant que la charité le permet, ajoutai−je.
−C'est vous qui le dites, les perroquets n'en savent pas si long.
Jacquot criait tout le long du jour : Soyez sage ! et c'était tout. Il le criait
d'une voix si perçante que cela me faisait beaucoup d'impression ; j'en étais
quelquefois toute saisie. On a beau dire, un perroquet, c'est quelqu'un.
Quand j'avais mis dans ma tête de faire une sottise, je jetais une serviette
sur la cage de Jacquot, ce qui le faisait taire tout de suite. Mais, ce jour−là,
la serviette manqua son effet, il criait plus fort que jamais : Soyez sage ! Et
je me dis : Ce n'est pas Jacquot, c'est le bon Dieu qui parle... J'ai toujours
cru au bon Dieu. Y croyez−vous, docteur ?
−Un peu plus qu'à Jacquot, lui répondis−je.
−On voit bien que vous n'avez jamais eu de perroquet ; moi, je ne
comprends pas qu'on puisse vivre sans cela. Ce sont des animaux qui vous
connaissent, puisqu'ils vous appellent par votre nom. Et Jacquot était si
beau ! Vous n'en avez jamais vu qui fût plus rouge, ni plus vert, ni plus
jaune. Et quel bec ! quelle houppe ! quelle façon de cligner de l'oeil et de
se gratter la tête ! Il était plein de malice, et pourtant un coeur d'or !
Croiriez−vous que, pendant une absence que je fis, il resta huit jours sans
vouloir manger ? Demandez plutôt à ma concierge.
Ah ! si les hommes savaient aimer comme cela !.. Mais vous me faites
perdre le fil de mon histoire. Quand j'arrivai le soir au théâtre, eh bien ! là,
je n'étais pas encore sûre de ce que je ferais. Je disais oui, je disais non, je
ne savais pas où j'en étais.−Bah ! Pensai−je, jetons la plume au vent ; selon
ce que sa figure me dira ce soir, je me déciderai.−Or il advint que sa figure
me déplut. En m'approchant de la rampe, je le regardai du coin de l'oeil. Il
s'avisa de passer sa main droite dans ses cheveux d'un air vainqueur, et il
se mit à sourire. Il avait une expression de contentement qui ne me revint
point ; il était sûr de son fait, il se flattait d'avoir déjà ville prise. Je le
regardai de nouveau, il sourit encore. Il tenait à la main une bonbonnière
pleine de dragées, qu'il croquait à belles dents, et cela voulait dire : «Je te
Amours Fragiles
II 92
tiens, tout à l'heure je te croquerai.» Je lui répondis à part moi :
«Puisqu'il en est ainsi, attends un peu, mon bel ami ; tout à l'heure, il y aura
du décompte.» Je ne le regardai plus, et, quand le céléripède arriva, ma
baguette ne bougea pas dans mes doigts. Avant de sortir de scène, je me
retournai ; son fauteuil était vide.−Allons, c'est fini, je ne le reverrai plus,
pensai−je ; après tout, qu'est−ce que cela me fait ?−Je mentais, docteur,
cela me faisait quelque chose.
−Et quand l'avez−vous revu ? lui demandai−je.
−Plus tôt que vous ne pensez ; mais je vous prie de croire que ce n'est pas
moi qui ai couru après lui. Vous savez que je ne jouais pas dans les
derniers tableaux ; il n'était pas onze heures quand je rentrai chez moi.
J'étais agacée, nerveuse, oh ! mais, nerveuse !... Je fis une scène à Julie, ma
vieille bonne, parce que j'avais attendu deux minutes sur le palier avant
qu'elle vint m'ouvrir. Cette fille était une ahurie et, qui pis est, une
sournoise ; depuis longtemps j'étais mécontente de son service. Je lui dis
que je n'avais pas besoin d'elle, que je saurais bien me défaire toute seule,
et je l'envoyai se coucher. Après qu'elle m'eut quittée, je fus quelques
instants à rêver. Debout devant ma glace, je me demandais : Ai−je bien
fait ? ai−je mal fait ?... Il me parut certain que j'avais bien fait. Pourtant je
me disais : Si j'avais décrit un beau rond avec ma baguette, il serait ici, et
je saurais enfin par quel mystère il ne tient qu'à moi de sauver la vie à deux
hommes... Tout à coup il se passa quelque chose dans la glace ; les rideaux
fermés de mon lit s'y reflétaient, je les vis s'agiter, puis s'entr'ouvrir, et un
homme en sortit. Vous avez deviné que c'était lui. Je poussai un cri
perçant, je me retournai tout d'une pièce, je dis :
«−Ah ! vraiment, monsieur, c'est un peu fort, comment se fait−il ?... Qui
vous a permis de vous introduire ici ?
«Il me répondit avec un sourire narquois :
«−Ma chère, votre femme de chambre a bon coeur ; elle a pitié des
malheureux, quand ils lui prouvent par de bonnes raisons qu'ils sont dignes
de son intérêt ; celles que je lui ai données lui ont paru suffisantes.
«Là−dessus il se redresse de toute sa taille, lève le menton, fronce ses noirs
sourcils et me dit d'une voix impérieuse, presque menaçante :
«−Il faut bien que vous le vouliez, puisque je le veux.
«Et, à ces mots, il s'avance vers moi les bras ouverts.
Amours Fragiles
II 93
«Si bonne fille qu'on soit, docteur, on n'aime pas certains genres de
surprises, ni que les gens se permettent d'entrer chez vous comme dans un
moulin. Il me parut que le bel Edwards allait un peu vite en affaires, que
son procédé était cavalier et même brutal. Cela me déplut très fort, je me
promis de faire une belle résistance.
Au moment où il pensait me tenir, je lui échappai, et je m'élançai sur le
balcon, en disant :
«−Si vous faites un pas, j'appelle au secours, et les sergents de ville
monteront.
«Il secoua la tête comme pour dire : A d'autres ! et il s'avança vers le
balcon. Mais voilà que d'un coin de la chambre une voix perçante se met à
crier :
«−Pour Dieu ! soyez sage, soyez sage !
«Mon homme s'arrêta comme cloué sur place, l'oeil fixe, la bouche
ouverte. Il avait l'air si penaud, si déconfit, que pour un peu j'eusse éclaté
de rire. Qui avait parlé ? Il supposa, je pense, que c'était le diable, car,
tournant casaque, il gagna la porte, puis l'escalier, puis la rue... Et voilà,
docteur, de quoi est capable un perroquet qui se réveille à propos.
−De bonne foi, dis−je à Mlle Perdrix, si Jacquot n'avait pas crié,
auriez−vous appelé la garde ?
−A demande indiscrète, point de réponse, répliqua−t−elle. La vérité est que
j'étais en colère, et la preuve de ce que je dis, c'est que le lendemain, au
petit jour, je donnai son congé à Julie ; j'entends la plaisanterie, mais
celle−ci était trop forte... Sur quoi deux semaines se passèrent sans que le
bel Edwards reparût au théâtre.
−Qui s'en mordit les doigts ? lui dis−je. Ce fut la fée Mêlimêlo. Chaque
soir, elle contemplait d'un oeil morne un fauteuil d'orchestre qui restait
vide, et elle déchargeait sa mauvaise humeur sur Mlle Perdrix, à qui elle
disait :
−Vous êtes une sotte, ma mie, et vous avez eu l'autre nuit un accès de
pruderie assez ridicule. Vous ne savez pas le monde, on n'éconduit pas
ainsi les gens, on ne se sauve pas sur son balcon ; ce n'est pas à cela que
doivent servir les balcons. Quand le bonheur entre chez vous un peu
brusquement, par la porte ou par la fenêtre, on ne le menace pas de le faire
prendre par les gendarmes ; on le prie de s'asseoir, on s'explique avec lui,
Amours Fragiles
II 94
et les gens qui s'expliquent finissent d'ordinaire par tomber d'accord. Mais
quand on se fâche, quand on fait des grimaces et du bruit, Jacquot se
réveille, il crie, et le bel Edwards s'en va et ne revient pas.
−Voilà un raisonnement auquel Mlle Perdrix ne trouvait rien à répondre.
−Il faut être juste, docteur, s'écria−t−elle. Mettez−vous plutôt à ma place.
−Mais il me semble, ma belle, que je m'y mets autant qu'il est possible de
s'y mettre.»
Amours Fragiles
II 95
III
Mlle Perdrix se tut un moment, poursuivit le docteur Meruel ; puis elle me
dit : «Voyons, mon bon monsieur, vous qui êtes si fin, si avisé, si spirituel,
si sagace, vous qui devinez tout, avez−vous deviné quelle sorte d'homme
ce pouvait être que ce bel Edwards ?
−Je n'en sais trop rien, lui repartis−je.
−En ce cas, laissez−moi continuer mon récit. Savez−vous, docteur, vous
qui prétendez tout savoir, quel est le meilleur moyen de se consoler d'un
chagrin ? C'est d'en avoir un autre, et ce fut précisément ce qui m'arriva.
Ma vieille sorcière, que j'avais mise à la porte, jura que je le lui payerais, et
elle me joua un tour de sa façon. Avant de partir, elle donna du persil à
Jacquot ; Jacquot en mourut, et peu s'en fallut que moi−même je ne
mourusse de désespoir.
«Cependant, comme je suis née raisonnable, je fis la réflexion qu'il en est
des perroquets comme des rois : Jacquot est mort, vive Jacquot ! Un jour
que je passais sur le quai du Louvre, j'entrai chez un marchand d'oiseaux,
où je trouvai ce que je cherchais. Ce marchand était un Arabe, nous eûmes
de la peine à nous entendre. Pendant que nous discutions, voilà que le ciel
se couvre et qu'un nuage crève. Quand je sortis de la boutique, mon
perroquet sous mon bras, il pleuvait à verse, et pas un fiacre sur la place ;
jugez de mon embarras. Mais, comme par un miracle, une voiture fermée
qui passait s'arrête ; un homme en descend et vient à moi. C'était lui. Je
vous assure que vous ne l'auriez pas reconnu, tant il avait l'air soumis,
humble, respectueux, contrit, repentant. Malgré la pluie qui tombait, il
restait nu−tête, l'échine pliée en deux, et il osait à peine me regarder.
«−De grâce, fit−il, acceptez ma voiture ; vous direz à mon cocher où il doit
vous conduire.
«Il me sembla qu'il y avait un coup du ciel dans cette affaire, et je lui
répondis en riant :
«−Cette fois, je dirai oui.
«Je monte, il referme la portière, me salue encore, s'éloigne à reculons. Il
III 96
me vint un scrupule ; je ne voulus pas que cet homme se mouillât, et je lui
dis doucement :
«−Grand nigaud, il y a place pour deux.
«Je n'avais pas fini ma phrase qu'il était installé à côté de moi, et nous
voilà partis. Nous roulions depuis cinq minutes sans qu'il eût trouvé un mot
à me dire. Accoté dans son coin, il me regardait de travers, tortillant sa
moustache entre ses doigts ; il avait grand'peur de me fâcher et la mine
d'un chien qui a reçu le fouet et qui s'en souvient. Pour me donner une
contenance, je caressais mon perroquet.
Frappé d'un trait de lumière, le bel Edwards s'écrie :
«−Si ce n'est le diable, c'est cet oiseau qui m'a mis en fuite l'autre soir.
«−Ce n'est pas lui, répondis−je, c'est un autre, et il en est mort.
«La glace était rompue, la conversation s'engagea. Il me dit : «−Vous m'en
voulez toujours ?
«−Beaucoup, lui répliquai−je, et vous avouerez qu'il y a de quoi. A qui
donc pensiez−vous avoir affaire ? Me prenez−vous pour une sotte, à qui
l'on fait accroire tout ce qu'on veut, et qui s'imagine qu'en se laissant aimer
elle sauvera la vie à deux hommes ?
«Il se redressa comme en sursaut, il devint très pâle, marmotta je ne sais
quoi, commença deux phrases sans les finir. Enfin il réussit à dire :
«−Excusez−moi, ma lettre n'avait pas le sens commun. Ce n'est pas ma
faute, la fée qui change les princes en navets m'a rendu fou.
«Et il ajouta, en me prenant les doigts, mais sans les serrer et toujours prêt
à les lâcher :
«−Je suis un pauvre malade, vous êtes mon médecin. Qu'est−ce donc qu'un
médecin qui refuse de guérir ses malades ?
«Il était parti, il était lancé. Il discourut tout d'une haleine pendant dix
minutes, passant sa main gauche sur son front ou la posant sur son coeur,
mêlant de l'anglais à son français, du comique à son tragique et des vers à
sa prose ; il y avait là dedans à boire et à manger. Je n'en comprenais que le
quart, et je ne saurais vous répéter sa chanson, mais la musique était belle.
−Et Jacquot II, que disait−il ? demandai−je à Mlle Perdrix.
−Ah ! ma foi, dit−elle, on avait oublié de lui apprendre à parler. Nous
arrivons à ma porte, je descends. Le bel Edwards ôte son chapeau et me
dit :−Me permettez−vous de venir demain, à la même heure, chercher des
Amours Fragiles
III 97
nouvelles de votre perroquet ?−Je lui répondis par un geste qui signifiait :
Essayez, je ne réponds de rien... Effectivement, il se présenta le
lendemain ; je n'y étais pas.
−Mais le surlendemain, vous y étiez, interrompis−je, et il y eut dans le
monde un homme heureux de plus.»
Cette parole malencontreuse causa à Mlle Perdrix un mouvement de
violente indignation. Elle se leva brusquement, repoussa du pied sa chaise
qu'elle renversa, et je crus que je ne saurais jamais la fin de son histoire.
«Je m'en vais, dit−elle, et vous ne me reverrez plus. La vérité vraie,
docteur, vous êtes par trop impertinent. Le surlendemain ! Voilà ce que
c'est que d'être médecin, d'exercer un métier qui oblige à voir mauvaise
compagnie. Vous ne croyez plus à la vertu des femmes. Il n'y a donc point
de principes dans ce monde, point d'honnête fille ! Me confondez−vous par
hasard avec telle ou telle qu'on pourrait nommer ? Ne savez−vous pas que
j'ai été élevée au couvent, moi qui vous parle, que j'y ai reçu l'éducation la
plus soignée, la plus distinguée, que j'y ai appris la grammaire,
l'astronomie, tout ce qu'apprennent les demoiselles du plus beau monde ?
Le surlendemain ! Pour qui me prenez−vous ? Sachez, pour votre
gouverne, que je l'ai fait languir, ce pauvre homme, pendant huit grands
jours.
−Huit grands jours ! m'écriai−je. C'en est fait, je crois à la vertu.»
Je la calmai en lui disant beaucoup de bonnes paroles, et, pour la remettre
tout à fait, je lui présentai un flacon de sels anglais, qu'elle respira sans se
faire prier. Les sels lui plurent, et elle trouva le flacon à son goût ; en effet,
il était joli. Après m'avoir interrogé du regard, elle le coula dans sa poche.
Puis elle consentit à sourire, et quand j'eus relevé sa chaise, où je la fis
rasseoir :
«Pendant un mois, il fut charmant, dit−elle, et j'imagine que ce fut le plus
heureux temps de ma vie. Il était doux, très doux, obéissant, plein de
prévenances, de petites attentions, et il s'occupait assidûment de satisfaire
toutes mes fantaisies. Je n'avais qu'un mot à dire, je l'aurais fait marcher à
quatre pattes. Il m'aimait follement, et c'est la bonne manière ; il n'y a que
les fous qui sachent aimer. Il n'aurait tenu qu'à moi qu'il jetât son argent
par les fenêtres et qu'il vît bientôt le fond de sa caisse ; je soupçonne
qu'elle n'était pas bien lourde. Heureusement pour lui, l'honnête fille à qui
Amours Fragiles
III 98
il avait affaire ne se fait pas gloire, comme la grande Mathilde, de ruiner
un homme, et elle a toujours préféré les petits plaisirs aux grands, et les
petits plaisirs, on peut en avoir tant qu'on veut avec trois mille francs par
mois, mettons−en quatre, sans compter les robes, bien entendu. Bref, il
était content, ravi de son acquisition, et lui−même me plaisait chaque jour
davantage. Il est aussi agréable pour une femme de gouverner à la baguette
un homme qui lui a fait peur que de posséder un gros chien qui aboie aux
passants et qu'elle pourrait battre comme plâtre sans qu'il découvrit
seulement le bout de ses crocs.
«Je n'avais qu'un chagrin. Le bel Edwards était toujours pour moi
l'inconnu ; impossible de savoir qui il était. Quand je le questionnais, tantôt
il se retranchait dans un obstiné silence, tantôt il me faisait des contes à
dormir debout. Un jour, il me donna sa parole d'honneur la plus sacrée qu'il
était un prince persécuté par sa famille, qu'il avait résolu de vivre caché
jusqu'à la mort de son père, qu'alors il revendiquerait ses droits et
réclamerait sa couronne, qui pour le moment était en gage chez des juifs. Il
me croyait plus oison que je ne suis.
On m'a appris dès ma plus tendre enfance...
−Au couvent ? lui dis−je.
−Oui, au couvent... On m'a appris que tous les princes sont russes ou
italiens, et que les juifs ne leur prêtent pas deux sous sur leur couronne.
Une autre chose que je ne savais pas encore, mais que j'ai apprise depuis,
c'est que les vrais princes, ceux qui doivent régner, gesticulent peu, et que
dans toutes les affaires de ce monde ils vont droit au fait. Or, dans ses jours
de belle humeur, le bel Edwards trouvait un plaisir particulier à me débiter
de longues tirades de vers anglais, en les accompagnant de grands gestes.
C'est égal, les gestes ont leur charme ; et les siens me plaisaient.
−J'y suis enfin ! m'écriai−je. Le bel Edwards était un prince de théâtre en
vacances, qui se servait de vous pour s'entretenir la main.»
Elle ne daigna pas me répondre.
«Je vous répète, poursuivit−elle, que pendant un mois il fut charmant.
Et pourtant ma mère ne l'aimait pas ; elle me disait : «Cet homme−là me
déplaît.» Je lui disais : «Pourquoi te déplaît−il ?» Elle me répondait :
«Je ne sais pas pourquoi, mais il me déplaît. Il a dans l'oeil quelque chose
qui ne me va pas. Tu verras que c'est un mauvais génie, qu'il te jouera
Amours Fragiles
III 99
quelque tour ; tu ferais bien de t'en débarrasser.» Nous nous querellions
là−dessus, vous savez que nous nous querellons quelquefois.
Je l'aime bien, elle m'aime bien, mais elle a un si drôle de caractère !
Il faut que tout se passe à son idée, à sa mode. Aussi ne vivons nous pas
ensemble... Oh ! docteur, je n'ai rien à me reprocher, je lui ai souvent
proposé de la loger, j'ai de la place ; mais elle prétend qu'elle aime à vivre
seule, ce qui ne l'empêche pas d'être toujours fourrée chez moi, trouvant à
redire à ceci, à cela...
−Ainsi, pendant un mois, il fut charmant,» interrompis−je avec un peu
d'impatience.
Mlle Perdrix me regarda d'un air de reproche, et me montrant du doigt la
pendule :
«Il n'est encore que minuit trois quarts. Avez−vous quelque affaire cette
nuit ?
−Et vous−même, ma chère ? lui demandai−je.
−Ne vous inquiétez pas de moi ; il n'est pas à Paris. Mais vraiment vous
avez tort de ne pas m'écouter ; vous ne vous doutez pas de la surprise que
je vous ménage.
−Va pour la surprise, lui dis−je ; mais tâchons d'y arriver. Si aimable que
soit la compagnie, je n'ai jamais aimé à rester en chemin.
−Patience, reprit−elle, nous arrivons. Un soir qu'il était venu me chercher
au théâtre, il me représenta que nous étions au premier printemps, que l'air
était tiède, que la lune éclairait, qu'il serait charmant de passer la nuit à
courir les bois. Son intention me parut bonne, et nous partîmes. Tantôt en
voiture, tantôt à pied, nous cheminâmes jusqu'au matin. Où nous allions,
où nous étions, je n'en avais pas la moindre idée. Je me souviens seulement
qu'il y avait des endroits qui sentaient la violette ; je me souviens aussi que
par instants j'avais peur ; je croyais apercevoir au clair de la lune des
fantômes blancs qui me regardaient. Edwards riait à gorge déployée de
mes épouvantes, il m'expliquait que les bouleaux sont des bouleaux ; vrai,
il avait raison. Au petit jour, je m'endormis ; à mon réveil, je me reconnus :
nous étions à Villebon, et nous jouâmes au palet, en attendant le déjeuner.
Le couvert fut mis dans un pavillon, où je n'ai jamais voulu retourner
depuis ; je lui garde rancune, quoiqu'il soit joli. Je pris cinq minutes pour
arranger mes cheveux, qui étaient fort dérangés.
Amours Fragiles
III 100
«Quand je rejoignis Edwards, il venait de déplier un grand journal anglais,
qu'il avait apporté dans sa poche. Il y passe les yeux, il pâlit, il s'écrie en
serrant les poings :
«−Oh ! les misérables ! Je les reconnais bien là !
«−Qu'ont−ils fait ? lui demandai−je.
«Il me répondit par un haussement d'épaules, se remit à lire, et de nouveau
il serra les poings.
«−Oh ! bien, lui dis−je, tu m'ennuies, et nous sommes ici pour nous
amuser. De quoi s'agit−il ? A qui en as−tu ? Laisse−moi ces gens
tranquilles, je ne les connais pas. Ce sont d'affreux scélérats, voilà qui est
dit. Qu'est−ce que ça te fait ?
«Je lui arrachai son journal des mains, je le roulai en pelote, je le jetai bien
loin dans le gazon. Il fut sur le point de se fâcher, il me montra les dents ;
mais il se ravisa, il changea de visage, il me dit :
«−Ma parole d'honneur, tu as raison... Qu'ils fassent ce qui leur plaira.
Qu'est−ce que ça me fait ?
«−Rien du tout, lui dis−je.
«−Absolument rien. Je t'adore, j'ai une faim de loup, et nous allons
déjeuner.
«Il se pencha vers moi, me regarda fixement à travers la table : «−Tu as les
plus jolis cheveux bruns, la plus jolie bouche du monde, et ces cheveux
bruns comme cette bouche sont à moi, à moi tout seul. Et, au coin de la
joue, tu as une fossette ; elle est aussi à moi.
«Il ajouta, en remplissant son verre :
«−Je crois à la fossette de Rose Perdrix, et je crois au coeur de la fée
Mêlimêlo. Et voilà tout. Quant au reste, je m'en... Ce n'est rien du tout que
le reste, rien du tout.
«Il se mit à manger de grand appétit, à boire comme un Polonais. Je
cherchai à le modérer, je savais par expérience qu'il avait le vin colère. J'y
perdis mes peines, il avait juré de se griser, car il disait de temps à
autre :−Vidons encore une bouteille, et je n'y penserai plus.−A quoi
donc ?−A rien.−C'était sans doute à «ces misérables» qu'il ne voulait plus
penser, et il les oublia tout à fait. Sa gaieté devenait bruyante, il ne
déparlait pas, il débitait mille extravagances.
Il finit par s'en prendre aux verres, aux assiettes ; il cassa tout, parce que,
Amours Fragiles
III 101
disait−il, personne n'était digne de manger dans une assiette où avait
mangé Rose Perdrix, ni de boire dans un verre qu'avaient touché ses lèvres
divines. C'est bien divines qu'il disait, et ce n'est pas moi qui le lui fais
dire.
«Je m'amusai d'abord de ses folies, mais pas longtemps. J'aime la gaieté, je
n'aime pas le bruit, je n'aime pas non plus qu'on dépense bêtement son
argent, et vous pensez bien que la vaisselle brisée figura sur la carte. Ce
que je déteste surtout, ce sont les disputes, et dans l'ivresse Edwards avait
une chienne de tête qui n'entendait plus raison. Il se prit de querelle avec le
garçon qui nous servait, avec l'aubergiste, avec les paysans, avec sa chaise,
avec le vent, avec tout le monde. Je vis le moment où il nous attirerait une
mauvaise affaire.
Je m'emparai de sa canne, je le menaçai de lui en cingler la figure. Il se
calma, paya l'addition, et nous repartîmes par Paris en nous boudant un
peu, mais en chemin nous fîmes la paix.
«Je le quittai pour aller au théâtre, je le retrouvai chez moi vers minuit. Il
était tout à fait dégrisé ; par malheur, il avait réussi à se procurer de
nouveau ce maudit journal anglais que je lui avais arraché des mains à
Villebon. Il interrompit sa lecture pour me crier :
«−Eh ! oui, ce sont des misérables, et le plus misérable de tous, c'est lui,
c'est lui... Je ne veux pas le nommer.
«Puis, se frappant le front de ses deux poings :
«−Ah ! si tu savais, ma chère, ce qu'il y a là dedans !
«−Je n'ai aucune envie de le savoir, lui répondis−je avec humeur ; je tombe
de sommeil.
«−Et moi aussi, me répliqua−t−il du plus grand sang−froid.
«Cela dit, il s'assit sur le bras d'un fauteuil et se remit à lire son journal. «Il
pouvait être deux heures quand je fus réveillée par le bruit que firent
subitement des éclats de verre qui tombaient sur le plancher. Je me mis sur
mon séant. Edwards avait laissé filer la lampe, et le verre venait de sauter.
Il ne paraissait pas prêter la moindre attention à cet accident. Au moment
où je rouvris les yeux, il était assis au pied de mon lit, raide comme un
piquet, les bras croisés sur sa poitrine, regardant d'un oeil fixe quelque
chose ou quelqu'un que je ne voyais pas. Je lui criai :−Et la lampe !−Il
sentit comme une secousse dans tout son corps et se retourna vivement de
Amours Fragiles
III 102
mon côté ; il avait l'air d'un homme qui sort d'un puits où il a passé
vingt−quatre heures et qui est tout étonné de revoir le soleil. Il se leva,
sourit, vint à moi, posa ses deux doigts sur mes paupières pour les
refermer, m'appliqua un grand baiser sur le front, et sortit à pas de loup.
«Je ne le revis pas le lendemain ; il m'écrivit un mot pour m'annoncer que
deux de ses plus chers amis, de ses amis d'enfance, étaient arrivés à Paris,
et qu'il se croyait tenu en conscience de leur en faire les honneurs, qu'il
craignait de n'avoir pas un moment à lui. Je n'en fus pas fâchée ; depuis
deux jours, je me sentais un peu refroidie pour lui. Son incartade à
Villebon, la querelle qu'il avait cherchée à l'aubergiste, l'effet bizarre que
faisait sur lui la lecture des journaux, l'incident de la lampe, cet homme
assis au pied de mon lit, le regard perdu dans les espaces, tout cela me
tourmentait. Le bel Edwards avait pour sûr l'humeur quinteuse et une
fêlure dans le cerveau, je le soupçonnais même d'être un peu somnambule ;
en tout cas, il me semblait qu'il y avait du louche dans son affaire. Les
boîtes à double fond ne m'ont jamais plu, j'aime à savoir ce que j'ai dans
ma poche. Je gardai pour moi mes petites réflexions ; je n'en soufflai mot à
ma mère. Elle aurait triomphé, et il est si désagréable de s'entendre
dire :−Tu n'as pas voulu me croire, je t'avais prévenue, mais tu n'en fais
jamais qu'à ta tête !
«Plusieurs jours se passèrent, et il ne parut pas. Je commençais à croire
qu'il avait fait ses réflexions, lui aussi, et que c'était fini, que je ne le
reverrais plus. Je me trompais. A quelques soirs de là, en revenant du
théâtre, je le trouvai installé près de ma cheminée, où il avait fait grand
feu. Il m'attendait avec une impatience fiévreuse, il était plus amoureux
que jamais. Dès qu'il m'aperçut :−La voilà ! la voilà donc !−Puis il
s'accroupit à mes pieds, et il me déclara mille fois qu'il n'avait jamais
rencontré de fille, de femme, de chatte ni aucune créature plus adorable
que moi, ni sur la terre, ni dans la lune, ni dans aucune des planètes qu'il
avait visitées. Il ne se lassait pas de me considérer ; il semblait que notre
connaissance fût toute neuve, qu'il ne m'eût pas encore aperçue jusqu'à ce
jour ; il venait de me découvrir, là, tout à coup, sans y penser, à l'un des
tournants du chemin, et sa découverte l'enchantait, le mettait hors de lui, et
il me répétait de nouveau que j'étais adorable. Il avait, ce soir−là, une petite
voix flûtée, et de temps à autre il lui venait dans les yeux des larmes
Amours Fragiles
III 103
grosses comme des noisettes, qui roulaient lentement le long de ses joues.
En vérité je croyais rêver et je me demandais à qui il en avait.
«J'eus la fâcheuse idée de lui parler de ses chers amis, de ses amis
d'enfance, et je voulus savoir ce qu'il avait inventé pour leur faire fête.
Voilà un homme qui change aussitôt du tout au tout. Son visage
s'assombrit, son regard devient froid comme glace ; il lâche mes deux
mains, se remet sur ses pieds et va s'adosser à la cheminée. Puis il me dit,
en examinant ses ongles, que ses amis n'étaient pas ceci, n'étaient pas cela,
que ses amis n'étaient pas des gens à qui l'on fit fête, que c'étaient des
hommes d'affaires, qu'ils venaient d'en inventer une qui promettait de
rapporter beaucoup, de la gloire à revendre et des monceaux d'or, mais
qu'elle était fort chanceuse, qu'ils l'avaient pressé d'y entrer, de la prendre à
son compte, qu'il avait résisté à toutes leurs supplications.
«−Ils ne veulent pas admettre que ce soit mon dernier mot, ajouta−t−il, et
ils m'ont donné une semaine pour réfléchir. Quand je réfléchirais deux
ans... Pour qui me prennent−ils ? J'ai dit non, c'est non. Je ne les reverrai
pas ; je te dis, Rose, que je ne veux plus les revoir. Et tiens, pendant que j'y
pense, donne−moi une plume, du papier. Je veux leur écrire ici même et à
l'instant que leur affaire est une vilaine affaire, que je les somme de ne
m'en plus parler et qu'ils aillent au diable ! Mais tu me donnerais des
distractions ; il faut que je sois seul pour écrire. Ce sera bientôt fait, je ne te
demande que cinq minutes.
«Et reprenant sa petite voix douce :
«−Et puis, sais−tu ? nous ferons du punch. J'en veux boire dix verres à ta
santé, pour te remercier d'avoir eu un jour la bonne pensée de venir au
monde. Il n'y a que toi pour en avoir de pareilles ! Quand tu es née, il y
avait une étoile qui dansait. C'est Shakespeare qui me l'a dit.
«Là−dessus, il passa dans la pièce voisine, où il fut plus de cinq minutes à
écrire sa lettre, car j'eus le temps de prendre un livre en attendant et de
m'endormir ; je dois avouer qu'en général c'est l'effet que produit sur moi la
lecture. Cette fois encore, je fus réveillée en sursaut. Le verre de la lampe
n'avait pas sauté ; mais il y avait dans la pièce voisine un homme qui se
promenait à grands pas et qui parlait tout haut. A qui parlait−il ? Je
m'approchai de la porte, qu'il avait laissée entr'ouverte, et je m'assurai qu'il
était tout seul. A qui parlait−il donc ? Il était blême, livide ; la sueur avait
Amours Fragiles
III 104
collé ses cheveux à ses tempes, il roulait des yeux terribles, il avait l'air
d'un spectre. Je le regardais, je l'écoutais, mais je ne pouvais comprendre
un mot de son discours, à cela près qu'il répétait par intervalles : I won't, et
que j'avais appris assez d'anglais pour savoir que cela veut dire :
Non, je ne veux pas. «Sa figure était si effrayante que mon premier
mouvement fut de refermer bien vite la porte et de la barricader. Cependant
j'eus honte de n'être pas brave, je pris mon courage à deux mains, j'avançai
d'un pas, je criai :
«−Edwards, pour l'amour de Dieu, avec qui vous disputez−vous ?
«Il me répondit d'une voix tonnante :
«−Avec qui serait−ce ? Eh ! parbleu, avec elle !
«−Avec elle ! lui dis−je. Avec qui donc ?
«Il me regardait sans me voir, il m'aperçut enfin. Il étendit le bras, et d'un
ton caverneux :
«−Ne la vois−tu pas ?
«Je courus chercher un verre d'eau, je lui en aspergeai le visage. Il se laissa
tomber sur une chaise, partit d'un éclat de rire, s'écria :
«−Merci, je ne la vois plus.
«J'allai m'asseoir auprès de lui. Il promena sa main dans mes cheveux, en
disant :
«−Ma parole, j'ai bien cru que j'en deviendrais fou.
«−C'est tout fait, lui dis−je, et depuis longtemps. Mais tu me diras le nom
de cette femme.
«Il se mit à rire de nouveau :
«−Quelle plaisanterie ! ces femmes−là n'ont point de nom.
«−Est−ce une fille ? est−ce une femme du monde ? «−Une vraie scélérate,
répliqua−t−il. Un jour, elle est entrée chez moi, elle me fit peur, je l'ai
renvoyée, chassée. Elle est revenue, elle m'a dit : Je te tiens, tu es à moi, je
ne te lâcherai plus... Je suis parti, j'ai détalé, j'ai mis entre nous mille lieues
d'eau salée ; elle a couru après moi, elle m'a rattrapé, tout à l'heure elle était
ici. Mais te voilà, elle a disparu, je suis sauvé.
«−Quelle figure a−t−elle, cette femme qui n'a pas de nom ? Lui
demandai−je encore.
«−Elle te ressemble, ma petite, autant qu'une fille de l'enfer peut
ressembler à une fille du ciel. Elle est aussi laide, aussi difforme que tu es
Amours Fragiles
III 105
jolie, et tes colères sont moins terribles que ses sourires. Oh ! la vilaine
femme ! Ses baisers tuent le sommeil et font blanchir les cheveux d'un
homme en trois nuits. C'est un miracle que les miens ne soient pas blancs...
Mais ne parlons plus d'elle ; ah ! je t'en conjure, ne parlons plus d'elle.
C'est une affaire faite, je ne la reverrai plus.
«Et s'emparant de mes deux bras, il les enlaça autour de sa taille, en
disant :
«−Ce que garde Rose Perdrix est bien gardé. Je suis ton prisonnier, ma très
chère, et je veux vivre, je veux mourir dans ma prison. Buvons du punch !
Amours Fragiles
III 106
IV
Mlle Perdrix fit encore une pause, continua le docteur Meruel ; puis elle
me regarda avec un sourire qu'elle cherchait à rendre mystérieux ; mais elle
n'a pas le don du mystère, cela lui manque, et voilà pourquoi je crains pour
son avenir ; il y a du mystère dans tous les grands talents.
«Docteur, me dit−elle, savez−vous qui était cet homme ?
−Je vous l'ai dit, ma chère, lui répondis−je, quelque comédien en congé,
qui repassait ses rôles, et je regrette pour vous que son répertoire manquât
à ce point de gaieté.»
Elle me fit la moue, elle me montra les cornes.
«Êtes−vous comme moi ? reprit−elle. Quand j'ai peur, je me sauve ; quand
je me décide, je me décide très vite, et quand les hommes ne me
conviennent pas ou ne me conviennent plus... Pourtant j'en touchai deux
mots à ma mère. C'est pour le coup qu'elle me dit :−Oui ou non, t'avais−je
prévenue ? tu ne veux jamais me croire. J'étais pour l'autre, moi. L'autre est
un galant homme, un homme sérieux, un homme rangé.
Enfin tu avoues que j'avais raison ; mieux vaut tard que jamais. Il ne reste
plus qu'à te sauver bien vite. Sauve−toi donc !−Je fis ce qu'elle disait, je
me sauvai. Vraiment les chemins de fer sont une belle invention. On a
bientôt fait de mettre ordre à ses petites affaires, et votre servante !
cherchez, il n'y a plus personne.
«Seize heures plus tard, j'étais commodément installée dans un beau
wagon−coupé, où je ne fis qu'un somme jusqu'à Lyon. En me réveillant, je
poussai un profond soupir de délivrance. Cependant une inquiétude me
prit ; peut−être l'homme qui me faisait peur avait−il eu vent de ma fuite,
peut−être courait−il à toutes jambes après le train. J'avançai la tête à la
portière, je poussai un second soupir de soulagement, et je me rendormis.
Je fis le plus beau rêve du monde ; je croyais voir mon directeur qui
s'arrachait les cheveux. Je me flattais de l'avoir plongé dans un cruel
embarras et qu'il n'y avait pas moyen de jouer sans moi le Prince toqué.
J'étais bien jeune ; une fée, cela se remplace aussi aisément qu'un
IV 107
perroquet. Il faut vous dire que ce vieux roquentin avait eu de grands torts
à mon égard. Il m'avait solennellement promis un rôle dans la nouvelle
pièce qu'on répétait, et il avait eu l'infamie de le donner à la grande
Mathilde. J'avais juré d'en tirer vengeance. Oh ! Oui, j'étais bien jeune, je
ne prenais pas encore la vie au sérieux, je ne savais pas ce qu'il en coûte
d'avoir la tête et le pied trop légers, et qu'il suffit d'une escapade pour
compromettre toute une carrière...
Après cela, il faut vous dire aussi qu'une superbe occasion s'offrait à moi
de voir l'Italie.
−Dites−moi tout d'un temps qui c'était, repartis−je à Mlle Perdrix.
−De quoi vous mêlez−vous, docteur ? vous êtes curieux, beaucoup trop
curieux.»
Et après avoir rêvé un instant :
«Ce que c'est que de nous, et à quoi tient le coeur d'une femme ! Je vous
jure que cette villa était un amour de villa, plantée au bord d'un amour de
lac. Figurez−vous que de mon balcon je pouvais pêcher des truites à la
ligne. Pendant deux semaines, je fus heureuse, parfaitement heureuse ; je
me croyais en paradis. Mais un matin, je m'aperçus que mon paradis
m'ennuyait, que mon bonheur sonnait creux, qu'il me manquait quelque
chose, que le charme de la vie est d'avoir à soi un beau fou qui parle tout
seul en gesticulant. Bref, je dis à l'autre :
«−Mon cher, votre villa est charmante, mais on s'y ennuie à crever.
«Et je repartis bien vite pour Paris, où, à peine fus−ja arrivée, je courus au
Grand−Hôtel.
«−Le numéro 107 est−il chez lui ?
«−Ils sont à déjeuner.
«−Qu'est−ce à dire ? Ils sont donc plusieurs à présent ? Il y a trois
semaines, ils n'étaient qu'un.
«Je dus me rendre à la vérité, le bel Edwards venait de partir, et une famille
avait pris sa place. J'en aurais fait une maladie, si je pouvais être
sérieusement malade, mais cela n'est pas dans mes moyens, et, puisqu'on
finit toujours par se consoler, le mieux n'est−il pas de commencer par là ?
«Un mois après, je reçus d'Angleterre une lettre en anglais, que j'ai eu la
sottise de brûler. Je me l'étais fait traduire, et je l'avais apprise par coeur.
La voici mot pour mot, je vous ai dit que j'ai bonne mémoire :
Amours Fragiles
IV 108
«Pendant plus de quinze jours, j'ai passé chaque soir et chaque matin
devant ta porte ; je ne pouvais croire à mon malheur, c'est à peine si j'y
crois maintenant. Soit ! que la volonté du destin s'accomplisse ! Tu lui
avais pris son ouvrier, tu le lui as rendu. Tout est pour le mieux, je ne te
reproche rien. C'était ma lâcheté qui t'aimait... Est−il bien possible que tu
n'aies plus voulu de moi ? Et pour qui m'as−tu trahi ?
Tu m'as sacrifié à quelque pleutre, à quelque imbécile titré. Je crois l'avoir
rencontré un soir dans les coulisses de ton théâtre. Tu en seras bientôt
dégrisée. Ah ! pauvre fille, le vrai prince, c'était moi, et tu me regretteras,
mais il sera trop tard... Je te le répète, tout est pour le mieux. En me
rendant ma liberté, tu as voulu sauver ma gloire et que le monde parlât du
bel Edwards. Il en parlera, ma chère, et alors tu connaîtras mon vrai nom.
«Écoute−moi : le jour où tu apprendras qu'un grand coup vient d'être
frappé et que la terre a frémi d'épouvante, dis hardiment : «L'homme qui a
fait cela, c'est lui...» Et en vérité, si ce n'était moi, qui serait−ce ? L'idée
que j'ai dans la tête, d'autres l'ont eue, ma chère Rosette ; mais la main leur
tremble, la mienne ne tremblera point, et ce que je ferai, nul autre ne
pourrait le faire à ma place... Je ne sais pas encore ce que je dirai en
frappant. Sûrement je dirai quelque chose ; ce sera vraiment le mot de la
fin, et ce mot traversera les siècles. «Te souviens−tu de Villebon, de cette
nuit passée dans les bois ? Le soleil était déjà levé, et tu dormais encore
dans la voiture, car Dieu sait si tu aimes à dormir. Je te réveillai, je
t'emportai dans mes bras, je t'assis au pied d'un vieux chêne. Il y avait là
des violettes cachées dans la mousse, l'air en était comme embaumé. Pense
quelquefois à ces violettes. J'y penserai, moi, le jour de ma mort, et je
penserai aussi à cette fossette que tu as au coin de la bouche.
«J'ai une grâce à te demander : envoie à l'adresse ci−jointe une boucle de
tes cheveux. Ils ne me quitteront pas, et quelque chose de toi sera mêlé à
mes derniers jours. Après ma mort, on les trouvera sur mon coeur, et on se
demandera qui me les avait donnés. Sois sûre que les journaux en
parleront ; ces bavards parlent de tout. Copie bien exactement l'adresse et
expédie−moi sans plus tarder ton petit paquet. Elle y consent, elle ! car elle
n'est plus jalouse de toi. Elle sait que c'est fini, qu'elle m'a repris à jamais,
qu'elle me tient, que je suis à elle corps et âme, et qu'avant peu de jours
j'irai où elle m'envoie...
Amours Fragiles
IV 109
Tu veux boire du sang, vieille sorcière. Paix ! tu en boiras.
«Dieu ! que ces violettes sentaient bon ! et que ces cheveux bruns étaient
doux à la main ! N'en sois pas trop avare ; il faut qu'il y en ait assez pour
que je puisse les pétrir dans mes doigts. Je fermerai les yeux, et je croirai
que tu es là.» «Docteur, après avoir lu cette lettre, je fis ce que vous auriez
fait à ma place, je me coupai une grande boucle de cheveux... Tenez, on
voit encore l'endroit, ils n'ont pas tout à fait fini de repousser. Il a dû les
recevoir, je m'étais beaucoup appliquée en copiant l'adresse.
Depuis, il s'est écoulé près de deux années, et je dois me rendre cette
justice que, pendant la première, j'ai pensé au bel Edwards une fois au
moins chaque semaine ; mais, pendant la seconde, je n'y ai guère pensé
qu'une fois par trimestre. Dame ! j'étais devenue une fille raisonnable, très
raisonnable. Vous savez ce que tout le monde dit de moi. Il faut bien que
l'expérience serve ; ma petite fugue en Italie m'avait fait beaucoup de tort.
Les directeurs refusaient de me prendre au sérieux, impossible de trouver
un engagement. Mais, à force de me remuer, j'ai réussi à me refaire une
situation. La féerie n'est pas mon genre, j'étais née pour l'opérette. Je n'ai
pas besoin de vous dire où j'en suis maintenant, me voilà tout à fait lancée
et même classée.
Croiriez−vous qu'ils veulent absolument m'avoir à Saint−Pétersbourg ?
Vous ne leur ôterez pas cela de la tête. Ils me font des propositions
superbes. Vrai, je suis bien perplexe à ce sujet et bien aise de vous
consulter.»
A l'entendre, on lui offrait 60 000 francs, quatre mois de congé, un palais
impérial et pour le moins un grand−duc. Cette extravagante ne tarissait pas
sur cette matière ; après avoir fini, elle recommençait.
Par moments, elle me regardait du coin de l'oeil, je comprenais ce que cela
voulait dire. Elle mourait d'envie que je l'interrompisse pour lui demander
la fin de son histoire. Je ne voulus pas lui faire ce plaisir, et ce fut elle qui
perdit patience et s'interrompit elle−même, en s'écriant avec dépit :
«Quel singulier homme vous faites, docteur ! Tantôt vous êtes trop
curieux, tantôt vous ne l'êtes pas assez. Je vous ai dit qu'il m'était arrivé
quelque chose d'extraordinaire. Vous ne voulez donc pas savoir ce que
c'est ?
−Gageons, lui dis−je, que vous avez revu sur le boulevard le bel Edwards.
Amours Fragiles
IV 110
Il vous a juré qu'il n'est plus fou, et vous voilà rapatriés.
−Ah ! le pauvre garçon ! fit−elle en s'attendrissant tout à coup, autant du
moins qu'il lui est donné de s'attendrir. Oui, vous dites vrai ; il y a quelques
heures, je l'ai rencontré sur le boulevard, dans la vitrine d'un marchand de
photographies. Je le reconnus sur−le−champ, et le coeur me battit. Ses
yeux, son front, sa moustache, ses cheveux frisés, sa main passée dans
l'échancrure de son gilet... C'était lui, vous dis−je, lui tout entier. Je me
précipite comme un coup de vent dans le magasin, et je dis au marchand :
«−D'où avez−vous cette photographie ?
«Il me répond d'un air étonné :
«−Nous l'avons reçue tantôt de New−York. «−C'est donc le portrait d'un
homme célèbre ?
«−Très célèbre, mon enfant.
«Et il ajouta... M'écoutez−vous, docteur ?... Il ajouta :
«−C'est le portrait de John Wilkes Booth, l'assassin du président Lincoln.»
A ces mots, Mlle Perdrix, après m'avoir considéré fixement pour jouir de
ma surprise, se leva et se mit à arpenter la chambre la tête haute, les joues
enflammées, la narine frémissante. Ses pieds ne touchaient pas à la terre,
on eût dit qu'elle allait s'envoler. Par intervalles, elle se retournait de mon
côté, et, du haut de sa nuée, elle abaissait sur moi un regard superbe ;
c'était une divinité contemplant un ciron. Je l'arrêtai au passage, je lui
secouai énergiquement les deux bras, et je lui dis :
«Malheureuse, qu'as−tu fait ? Ce fou avait été placé sous ta garde, et il ne
tenait qu'à toi de le défendre contre elle, de le soustraire aux obsessions de
cette fille de l'enfer, de cette horrible idée fixe dont il était tourmenté. Mais
tu ne sais pas aimer, et tu as eu peur. Tu as lâché ton prisonnier, tu as
déserté ton poste et ta mission, tu es partie pour l'Italie avec je ne sais quel
prince de rencontre, et, grâce à toi, elle a repris sa proie. O destinée à la
fois tragique et ridicule ! Si Mlle Rose Perdrix avait eu la tête et le pied
moins légers, un peu plus de coeur ou un peu plus de courage, le président
Lincoln vivrait encore !» Elle ne m'écoutait point. Elle se dégagea, se remit
à marcher à grands pas, transportée et comme possédée par son aventure et
par sa gloire.
Elle se trouvait mêlée à un grand événement, elle avait été aimée d'un
homme dont l'exécrable mémoire vivra toujours. Son air de triomphe me
Amours Fragiles
IV 111
parut souverainement déplaisant ; je lui dis d'un ton sardonique :
«Ma foi, ma belle, puisque vous voulez qu'on se mette à votre place, je
vous le dis franchement, à votre place je ne serais pas si fière ; car enfin
est−ce une chose bien réjouissante et bien glorieuse d'avoir été la maîtresse
d'un homme qui a été pendu ?»
Elle se retourna vivement, revint sur moi comme un trait, l'oeil courroucé
et terrible ; je crus vraiment qu'elle m'allait dévorer.
«Mais vous ne savez donc pas l'histoire, docteur ? Je me la suis fait conter
tout à l'heure dans le plus grand détail. Lui, pendu ! Y pensez−vous ?
Est−ce qu'on pend un homme comme lui ? Apprenez, je vous prie, qu'il
s'était réfugié dans une grange, où la police le cerna ; comme il refusait
d'en sortir et de se rendre à discrétion, on y mit le feu ; à travers une
palissade, on tira sur lui plus de vingt coups de carabine. Lui pendu ! Mais
taisez−vous donc. John Wilkes Booth est mort les armes à la main, en se
défendant comme un héros.»
Je la contemplais avec stupeur, et je m'écriai : «On croit connaître les
femmes, elles nous étonneront toujours. Où donc la gloire va−t−elle se
nicher ?»
Cela dit, le docteur Meruel prit sa canne et son chapeau, et il se dirigeait
vers la porte, quand quelqu'un lui cria : «Votre histoire est−elle bien
vraie ?»
Il répondit : «Je vous ai répété fidèlement ce qui m'a été conté l'autre soir ;
si vous ne me croyez pas, vous vous ferez une mauvaise affaire avec Mlle
Perdrix.»
Amours Fragiles
IV 112
LES INCONSÉQUENCES DE M. DROMMEL
LES INCONSÉQUENCES DE M. DROMMEL 113
I
M. Johannes Drommel arriva à Barbison le mardi 30 septembre selon les
uns, le mercredi 1er octobre selon les autres. Ces derniers se trompent.
Ce qui en fait foi, c'est le double témoignage très authentique de M.
Taconet, ex−commissaire de police, et de Mme Denis, marchande de
marée, qui tous deux partirent de Melun dans le même omnibus que M.
Drommel et firent route avec lui. Quoique M. Taconet ait la figure un peu
dure, d'épais sourcils, la parole brève, tranchante, le regard perçant et
inquisitif, c'est le plus honnête et le meilleur des hommes, et tous ceux qui
le connaissent savent qu'il n'a jamais menti de sa vie, hors les nécessités de
sa profession. Quant à Mme Denis, cette digne personne est incapable
d'altérer sciemment la vérité, quand il n'y va pas de sa tête ou de la défaite
de son poisson. D'ailleurs, il est de notoriété publique qu'elle ne porte sa
marée à Barbison que deux fois la semaine et jamais le mercredi. Il s'ensuit
que ce fut bien le mardi 30 septembre qu'elle eut l'honneur de faire route
avec M. Johannes Drommel.
«A quoi sert−il, demandera−t−on peut−être, de déterminer minutieusement
cette date ?»
La main sur la conscience, cela ne sert à rien ; mais on ne saurait être trop
précis dans ses informations lorsqu'il s'agit d'un sociologue allemand, qui
se pique lui−même de la plus scrupuleuse exactitude en toute matière, et
qui reproche aux Français de n'avoir jamais su ni la géographie ni
l'histoire. Se donne−t−il le plaisir de relever quelque bévue commise par
un Velche, son oeil gris pétille de malice, sa tête a l'air de danser sur ses
robustes épaules, et il laisse échapper un de ces gros rires qui font aboyer
les chiens.
M. Drommel arriva à Barbison dans la matinée, à dix heures ou dix heures
et demie ; nous ne pouvons rien affirmer de plus précis à ce sujet, et pour
cause. Tout l'univers sait que l'entreprise Lejosne fait le service des
voyageurs et de la poste entre Barbison, Chailly et Melun ; l'univers
n'ignore pas non plus que cette recommandable entreprise s'acquitte de son
I 114
office à la satisfaction générale, qu'elle s'applique à concilier l'utile et
l'agréable. Quand vous allez à Melun, c'est pour y prendre le train, et le
train n'attend pas ; fiez−vous à l'entreprise Lejosne, vous ne le manquerez
point. Ses chevaux n'ont pas besoin de sentir le fouet pour courir comme le
vent. Au retour, c'est une autre affaire : il n'y a plus rien qui presse, et les
choses se passent comme en famille.
Qu'importe d'être à Chailly ou à Barbison une demi−heure plus tôt ou plus
tard ? Une allure modérée permet au voyageur de contempler le paysage,
d'étudier la route, qui est charmante. Aussi ces mêmes chevaux si affairés,
qui tantôt dévoraient l'espace, se mettent à compter leurs pas ; ils lorgnent
amoureusement toutes les maisons, comme s'ils grillaient d'envie d'y
entrer, et ils s'arrêteraient volontiers pour lier conversation avec tous les
passants. Le cocher, qui se conforme à leur humeur, multiplie les haltes. Il
disparaît dans un bouchon, où il se rafraîchit à loisir ; il a des paquets à
déposer ou à prendre, des nouvelles à donner ou à demander, des accolades
à distribuer ou à recevoir ; il a surtout une cousine à embrasser.
Excusez−le, elle est jolie, et laissez−le faire, il y a cela de bon avec
l'entreprise Lejosne qu'on finit toujours par arriver ; c'est une grâce du ciel.
«Voilà bien la France ! s'écria M. Drommel lorsqu'il entendit la voiture
rouler sur le pavé de Barbison ! Deux heures pour faire dix kilomètres !
Et c'est ainsi qu'on perd les batailles.»
C'était une forte exagération. Quel que soit son goût pour l'exactitude, M.
Drommel est un homme très passionné, et la passion exagère toujours.
M. Johannes Drommel jouit dans son pays d'une certaine réputation, dont
il est fier. Peu lui importe que son mérite et son caractère soient discutés ;
pourvu qu'on s'occupe de lui, il est content. Ce gros homme court n'a pas
un visage ordinaire. M. Taconet, qui était assis en face de lui dans
l'omnibus, ne put s'empêcher d'admirer l'ampleur de sa tête, sa grande
bouche tortueuse, la longueur démesurée de ses bras, son nez conquérant,
solennel, héroïque, toujours prêt à partir en guerre, un nez fait pour
affronter les grandes batailles de la vie. Tant que M. Drommel garda le
silence, M. Taconet l'admira ; mais, à peine eut−il articulé deux mots,
adieu le prestige ! M. Drommel a deux voix, l'une grave, un peu rauque,
l'autre perçante, aiguë ; il passe brusquement de l'une à l'autre, et ce
contraste est plus plaisant qu'agréable. Il y a dans le monde de vieilles
Amours Fragiles
I 115
brouettes mal graissées, qui ont aussi deux voix et la même façon de parler
que M. Drommel, quand on les pousse un peu vivement sur le gravier. J'en
connais une intimement ; mais, comme elle est modeste, elle est à mille
lieues de s'imaginer que je ne puis l'entendre sans penser à un grand
homme.
M. Drommel est né en Lusace, à Goerlitz, et, si vous consultez à son sujet
les habitants de Goerlitz, ils vous diront que dans le fond c'est un
bonhomme, qu'il n'a jamais fait de mal à personne, mais qu'il est difficile
de trouver quelqu'un à qui il ait rendu service. Que voulez−vous ! il n'a pas
le temps. Il est convaincu que le monde a été mal fait et que M. Johannes
Drommel est chargé de le refaire ; c'est à cela qu'il emploie ses journées et
ses veilles. On cite de lui un mot mémorable qui prouve que cette
préoccupation lui vint dès sa plus tendre jeunesse. Il n'avait pas dix−huit
ans, quand trois ou quatre de ses camarades, qui sortaient d'une brasserie,
le rencontrèrent par une froide nuit d'hiver arpentant tout seul les rues de
Goerlitz, les mains dans ses poches, les cheveux au vent. Ils lui
demandèrent à qui il en avait. Il les contempla d'un air compatissant ; puis
il leur répondit :
«Je cherche la synthèse !»
Et il passa son chemin. Depuis lors, il a toujours cherché la synthèse, et la
satisfaction superbe qui se peint dans son regard témoigne qu'il a fini par la
trouver. C'est un grand avantage qu'il a sur nous tous ; car enfin qui de
nous l'a trouvée ? Assurément ce n'est pas moi.
Qu'on n'aille pas s'imaginer là−dessus que M. Drommel est un
métaphysicien, un idéaliste ; il méprise profondément l'idéalisme, la
métaphysique et les songe−creux. Il appartient à cette nouvelle génération
d'Allemands qui explique tout par les cellules et qui n'a pour Goethe et
Hegel qu'une médiocre considération. M. Drommel se pique d'être réaliste
jusque dans la moelle des os. Il estime que la société repose sur des
opinions erronées et sur de sots préjugés. Son grand principe est que la
nature a, comme M. Drommel, le génie de la synthèse, que toutes les
maladies sociales proviennent de l'abus de l'analyse. Par une série de
raisonnements fort bien déduits, il conclut de là que la propriété et le
mariage sont, de tous les préjugés, les plus ridicules, les plus funestes, et
que le point dont il s'agit est de remettre en circulation la terre et la femme.
Amours Fragiles
I 116
Il en a découvert la méthode, et il se fait fort de démontrer qu'il suffirait de
deux ou trois décrets rendus par un gouvernement intelligent pour que tout
marchât à merveille. M. Drommel ne demande à être gouvernement que
pendant quarante−huit heures pour réformer à jamais l'humanité. Par
malheur, jusqu'à ce jour il ne s'est pas trouvé dans toute l'Allemagne un
seul principicule qui consentît à lui prêter sa couronne d'un lever à un
coucher de soleil. Il s'en plaint, car il croit fermement à sa méthode.
Cet homme a du caractère, une forte volonté. Son père, qui ne croyait pas à
son génie et qui le destinait au commerce, l'envoya faire ses études dans
une Realschule, où il n'apprit que quelques mots de latin.
Il en appela, et le décret fut rapporté. Il répara le temps perdu, suppléa par
ses efforts aux lacunes de sa première éducation. Quelques années plus
tard, il était docteur, et, à peine fut−il docteur, il enseigna la sociologie à
l'université de Koenigsberg en qualité de privat−docent. Ses doctrines
furent jugées dangereuses, sans compter qu'il avait la déplorable habitude
de levrauder, de vilipender, de déchirer à belles dents tous ses collègues.
Du haut de sa chaire, il traita l'un d'eux d'asinus ridiculissimus, ce qui fut
pris en mauvaise part. On lui donna des avertissements, des dégoûts ; il
reconnut qu'il ne deviendrait jamais professeur ordinaire, ni même
extraordinaire ; il abandonna la partie. Il avait hérité de son père, qui s'était
enrichi dans le commerce du bétail, une fortune assez rondelette. Il se
retira fièrement sous sa tente, c'est−à−dire à Goerlitz, où il fonda une
feuille hebdomadaire, intitulée das Licht, ou la Lumière. Celui de ses
ex−collègues qu'il avait traité d'asinus ridiculissimus écrivit contre lui un
sanglant article dans les Grenzboten ; il y décriait sans merci son journal et
accusait le directeur d'être une lanterne fumeuse qui se prenait pour le
soleil. M. Drommel méprisa ces injures et ne se lassa point d'éclairer
l'univers. Ses abonnés assurent qu'il les étonne plus qu'il ne les convainc.
Cela suffit à son bonheur.
M. Drommel n'est pas seulement un penseur et un polémiste ; dans
l'occasion, il sait se remuer, tracasser, s'intriguer. Après une tentative
infructueuse, il réussit à se faire élire au parlement impérial, où il siégea
dans le voisinage des socialistes, mais sans frayer avec eux. Il les
considérait comme de pauvres hères, car il n'est pas socialiste, il est
sociologue, et vous en sentez la différence. Si le prince de Bismarck avait
Amours Fragiles
I 117
daigné prendre quelquefois ses avis et se gouverner par ses conseils, il
serait peut−être devenu bismarckien ; mais le prince de Bismarck ne lui
ayant point fait d'avances et s'étant permis de quitter un jour la salle des
séances au moment où M. Drommel était à la tribune, M. Drommel se mit
à bouder le gouvernement, se détermina à constituer un parti lui tout seul.
Il représentait dans le Reichstag les drommeliens, et il n'y en avait qu'un,
animal unique en son espèce. Sa solitude ne l'inquiétait pas, la synthèse est
toujours solitaire. Il jouit de son bonheur pendant trois ans, mais il ne fut
pas réélu. Cette mortification lui fut sensible ; il s'en consola en pensant
que les temps n'étaient pas mûrs, que son jour viendrait.
On n'est jamais tout à fait conséquent. Quoique M. Drommel aspire à
mettre la propriété en circulation, il ne laisse pas de posséder une maison
fort cossue, qu'il ne songe point à faire circuler, et un assez grand nombre
de titres de rente, dont il ne fait part à personne. On prétend qu'il est dur à
la détente, qu'il ne laisse jamais voir sans de bons motifs la couleur de son
argent. D'autre part, quoique le mariage soit à ses yeux une piètre
institution, destinée à disparaître dans un prochain avenir, il eut à
cinquante−quatre ans la faiblesse de se marier. Dans le temps qu'il était
député, il avait conçu de tendres sentiments pour une danseuse de l'Opéra
de Berlin. Cette charmante Francfortoise, qui passait pour être aussi sage
que jolie, le renvoya bien loin. Il est persévérant, il n'eut garde de se
rebuter, et le destin lui vint en aide. Il arriva que la jolie et sage Ada se
laissa un soir tomber dans une trappe, où elle se cassa la jambe. On la
raccommoda ; mais il lui resta de cette mésaventure un léger clochement
du pied droit, qui, au dire de ses admirateurs, ajoutait à ses grâces et qui
toutefois la gênait beaucoup dans ses entrechats. Elle se ravisa subitement,
prêta l'oreille aux propositions de M. Drommel ; mais elle entendait être
épousée dans toutes les règles, civilement et à l'église.
Il en passa par tout ce qu'elle voulut, tout en lui représentant qu'il est dur à
un philosophe de faire le sacrifice de ses principes et de se conformer aux
préjugés. Il le lui déclara fort nettement, et peut−être eut−il le tort de le lui
déclarer trop souvent : les gens convaincus aiment à se répéter.
Il n'eut pas d'ailleurs à se repentir de son pénible sacrifice. Il trouva dans
Mme Ada Drommel non seulement une ménagère accomplie, mais une
femme exemplaire, qui témoignait une soumission touchante à ses
Amours Fragiles
I 118
volontés, un acquiescement absolu à ses idées, une parfaite déférence à ses
conseils, une confiance entière en son génie. Lui−même s'applaudissait
d'être l'unique et légitime possesseur d'une beauté que les connaisseurs lui
enviaient et qui, tout en clochant un peu, faisait sensation partout où elle se
montrait. Il éprouvait aussi quelque satisfaction à l'idée qu'il s'était fait
aimer et adorer, lui Prussien, d'une femme née en pays rhénan, sur terre
conquise. Il avait fait à sa façon acte de conquérant ; il n'avait pas épousé
sa femme, il se l'était annexée, sans compter qu'il était beau de voir une
danseuse devenir la femme d'un sociologue. Il y avait un peu de synthèse
dans cette union, et M. Drommel estimait que, si le mariage doit être
condamné comme un préjugé ridicule, les mariages synthétiques méritent
peut−être qu'on fasse une exception en leur faveur. Il se flattait d'avoir
donné au monde un grand exemple, et par voie d'insinuation il en toucha
quelques mots discrets dans un article de la Lumière, ce qui fournit à
l'asinus ridiculissimus l'occasion désirée de lui dire une fois de plus son
fait. M. Drommel, comme on peut croire, le remoucha d'importance, en
prenant tout l'empire germanique pour juge du camp. Ce fut vraiment une
belle polémique.
Il avait mis dans son bonnet de tenter de nouveau les chances du scrutin
dans les élections au parlement prussien qui ont eu lieu tout récemment. Il
sonda le terrain, acquit la triste conviction qu'il courait au−devant d'un
échec assuré. Pour se dérober à sa défaite et pour évaporer son dépit, il
résolut d'aller faire un long voyage en France et en Italie.
Ce fut de sa part une détermination salutaire. Tant qu'il était dans son pays,
il était mécontent de tout, critiquait amèrement les institutions et les
hommes, se plaignait que les affaires allaient de mal en pis.
A peine avait−il passé la frontière, les comparaisons qu'il faisait le
réconciliaient avec sa maudite et chère Allemagne. S'il avait beaucoup de
griefs contre ses compatriotes, il contemplait les Velches du haut d'un
mépris juché sur cinquante canons Krupp. Il enferma dans une sacoche de
voyage, qu'il suspendit à son cou, cinq ou six mille marks en billets et en
rouleaux d'or, qu'il économisait depuis longtemps à cet effet, et,
accompagné de sa charmante femme, il se mit en chemin pour Paris, où il
passa quinze jours, après quoi il continua son voyage, en allant visiter la
forêt de Fontainebleau. Voilà comment il se fit que, le 30 septembre 1879,
Amours Fragiles
I 119
l'entreprise Lejosne eut le privilège de voir monter M. Drommel dans un
de ses omnibus et de le transporter moyennant la somme d'un franc de
Melun à Dammarie, de Dammarie à Chailly, de Chailly à Barbison.
M. Drommel était curieux de tout. Durant le trajet, il fit subir un
interrogatoire en règle à ses compagnons de route ; il avait l'air d'une
corneille qui abat des noix, et au demeurant il ne doutait pas que des
Français ne fussent très sensibles à l'honneur que leur fait un penseur
d'outre−Rhin en les questionnant. La marchande de marée, qui aimait à
jaser, lui répondit de point en point. Il voulut savoir quelles espèces de
poisson elle portait dans sa corbeille, et il sourit majestueusement quand
elle lui vanta ses anguilles ; il lui fit la grâce de lui déclarer qu'il n'y a de
vraies anguilles que celles qui barbotent dans la Neisse.
M. Taconet fut moins complaisant, se renferma dans un morne silence, et
ne daigna pas apprendre à l'interrogant sociologue que, étant né à Metz, il
avait peu de goût pour les Allemands. Il n'eut garde non plus de lui dire
qu'il avait été commissaire de police à Melun, que, ayant fait depuis peu un
héritage, il avait pris sa retraite et qu'il se rendait à Barbison pour y donner
des ordres touchant une maisonnette qu'il y faisait bâtir et dans laquelle il
se promettait de passer ses vieux jours. Il se donna encore moins la peine
de lui révéler qu'il n'avait lu dans toute sa vie qu'un seul livre, écrit par
François Rabelais, mais qu'il l'avait bien lu, qu'il le savait par coeur, et qu'à
sa manière il y avait trouvé la synthèse. A quoi bon le dire ? M. Drommel
n'en aurait rien cru.
Choqué du silence obstiné de l'ex−commissaire de police et trouvant de ce
côté portes et fenêtres closes, M. Drommel se retourna vers Mme Denis. A
peu de distance de Chailly, elle lui montra sur le bord de la route une sorte
de tour crénelée coiffée d'une sorte de minaret, et elle lui raconta que cette
tour était un tombeau qu'un particulier assez original s'est fait construire
pour y être enterré avec ses chevaux et ses chiens. M. Drommel sourit de
nouveau ; poussant le coude de Mme Drommel, il s'écria : Französische
Eitelkeit. M. Taconet, qui savait un peu d'allemand, comprit que cela
voulait dire : Voilà bien la vanité française ! Un peu plus loin, on rencontra
une jolie vachère qui, armée d'une longue gaule, menait ses bestiaux aux
champs. Elle interpella de loin le cocher de l'omnibus, et lui montrant
toutes ses dents, elle lui cria :
Amours Fragiles
I 120
«Redemandez mon ombrelle à Eugénie, j'en aurai besoin pour la fête de
dimanche.»
M. Drommel haussa les épaules, poussa encore le coude de sa femme, et
lui dit : Französische Frivolität. Quand M. Taconet n'aurait pas su
l'allemand, il aurait deviné sans peine que cela signifiait : Voilà bien la
frivolité française !
Cette seconde impertinence lui fut amère ; il eut peine à digérer cette
pilule. Il fut bien tenté de saisir M. Drommel à bras−le−corps et de le jeter
par la portière ; mais quand on a été commissaire de police, on a appris à
maîtriser son premier mouvement. Il se contenta de penser à Dindenaut, le
marchand moutonnier, à ses insolents propos et, passant la main sur ses
favoris, il grommela sourdement :
«Patience ! répondit Panurge.» M. Taconet et Panurge avaient raison, la
patience est une bonne chose, elle sait toujours trouver le mot de la fin. De
ce moment, l'ex−commissaire de police s'efforça d'oublier l'existence de
M. Drommel, en ne regardant plus que Mme Drommel. Plus il la regardait,
plus elle lui plaisait. Il admira sans réserve ses cheveux d'un blond argenté,
la douceur de sa voix flûtée, l'aisance de son maintien, la vivacité de ses
manières, ses yeux de teinte indécise couleur du temps.
Il admira surtout les grâces mignonnes de son sourire. N'étant jamais allé à
Francfort−sur−le−Mein, ce sourire lui était nouveau ; il ignorait qu'on l'y
rencontre souvent et qu'il est le frère des bons vins du Rhin. Ce qui le
chagrinait, c'était le respect que Mme Drommel semblait témoigner à son
mari, les attentions qu'elle avait pour lui, l'air soumis dont elle l'écoutait,
l'empressement avec lequel elle approuvait ses sentences comme les
paroles d'un oracle. Il ressentit un accès d'indignation, en pensant que ce
butor avait su gagner le coeur de cette ravissante créature, à qui il disait en
lui−même avec colère :
«Ne vengeras−tu donc pas les Messins ?»
En descendant de l'omnibus, M. Drommel s'embarrassa les jambes dans
son parapluie, il trébucha sur le marchepied et faillit se laisser choir tout de
son long sur le pavé, ce qui fit passer dans l'âme et dans les yeux de M.
Taconet un éclair d'espérance. Mais Mme Drommel était là, car elle était
toujours là, toujours attentive et toujours souriante. Elle retint par le coude
son mari, qui ne tomba point. Sa tendresse vigilante s'alarmait facilement.
Amours Fragiles
I 121
«Tu m'as fait peur ! lui dit−elle.
−Ce n'est rien, ma chatte, répondit−il ; M. Drommel n'est jamais tombé.»
Cela dit, il lui mit sur les bras deux gros sacs de nuit, bien bondés et fort
lourds, se bornant, quant à lui, à porter sa poche de voyage, son parapluie
et sa personne.
«Tout supporter et tout porter, pensa M. Taconet, voilà le sort de cette
chatte.»
Amours Fragiles
I 122
II
Après avoir commandé son déjeuner, M. Drommel voulut donner un coup
d'oeil à l'exposition permanente de peinture qui est ouverte au
rez−de−chaussée de l'hôtel où il venait de descendre. Il a du goût pour les
beaux−arts, la prétention de s'y connaître et d'en juger ; il dessine
lui−même à ses moments perdus. Jointe au talent, l'application d'esprit
produit des miracles ; le talent manque à M. Drommel, mais il est fort
appliqué. Si jamais vous passez à Goerlitz, demandez à voir ses tableaux ;
il y met de la synthèse, comme il en a mis dans son mariage.
Il se plaît à rassembler sur la même toile toutes les roches connues, le
calcaire, le granit, la mollasse, et au moins dix essences d'arbres ; tout cela
est rendu très exactement. Il n'y manque qu'une chose, le je ne sais quoi
qui fait qu'un tableau est un tableau ; mais il ne lui importe guère, il estime
que l'exactitude est une vertu qui tient lieu de toutes les autres. Il en trouva
peu dans les peintures des jeunes exposants de Barbison, et il faut convenir
que ce jour−là il n'y avait dans le nombre aucun chef−d'oeuvre. Hélas ! les
Dioscures de ce glorieux village sont morts : Rousseau et Millet ne
peindront plus.
M. Drommel trouva tout détestable et se dirigea vers la porte, en se
couvrant les yeux pour ne plus voir les honteux peinturlurages qui
offensaient la délicatesse de son goût. Comme il allait sortir, Mme
Drommel le rappela ; elle venait de découvrir à l'un des bouts de la cimaise
une toute petite toile, qu'elle trouvait charmante. Ce tableautin, qui
représentait une cavalcade dans une chênaie, joignait une finesse rare de
dessin à un ragoût de couleur tout à fait appétissant. Le jeune homme qui
l'avait peint, et que vous connaissez tous, s'appelle Henri Lestoc. Ce joli
garçon a le diable au corps ; on peut lui promettre un superbe avenir, si ses
premiers succès ne le grisent pas. Puisse−t−il se défier de l'habileté
prodigieuse de sa main et ne pas sacrifier le sérieux de l'art au croustillant,
qui est le dieu du jour ! La peinture qu'on préfère depuis quelques années
est celle qui donne envie d'en manger ; on peut douter pourtant qu'elle soit
II 123
faite pour cela.
Malgré son parti pris, M. Drommel se sentait attiré par le croustillant du
tableautin. Il y promena longtemps ses yeux et son nez, et il s'informa du
prix. Son admiration redoubla quand on lui dit que le peintre demandait
deux mille francs de cette petite pochade, qu'on aurait logée dans une
tabatière. Tous les philosophes ont leurs faiblesses ; la sienne était
d'éprouver une admiration naturelle pour les choses qui coûtent cher et un
vif désir de les avoir à bon marché. Mais quand on lui assura que M. Henri
Lestoc n'avait qu'un prix et ne faisait jamais de rabais, il déclara que M.
Henri Lestoc était un extravagant, que ses prétentions étaient
impertinentes, et il s'en alla déjeuner.
Le couvert avait été mis sous un hangar qui s'ouvre sur une allée de jardin.
M. Drommel mangea de grand appétit ; il dévora, tout en se plaignant que
rien ne fût mangeable. Il prétendit que les oeufs n'étaient pas frais ; la
poule venait de les pondre. Il prétendit aussi que sa côtelette de mouton
était coriace, que le jambonneau ne valait pas le plus grossier jambon de la
Westphalie. Il fit la grimace en buvant son café, qui était exquis. Après
avoir tout passé par l'étamine, il voulut, avant de retenir une chambre,
savoir ce que lui coûtait son déjeuner. Il se récria sur l'addition, discuta,
marchanda, liarda, si bien que l'aubergiste finit par se fâcher, et de
mémoire d'homme Mme Picaud ne s'est jamais fâchée qu'à bon escient. Il y
a des voyageurs qui aiment à voyager à bon compte et qui s'accommodent
de tout ; il y en a d'autres qui sont fort exigeants et qui payent volontiers en
conséquence ; il y en a d'autres enfin qui exigent tout et qui voudraient ne
rien payer. C'était le cas de M. Drommel.
L'ex−commissaire de police avait assisté de loin à cette petite scène.
Il dit tout bas à l'aubergiste, qui se retirait en colère :
«Il vous demandera ce soir pour son dîner un ange rôti, et il le payera six
sous comme une alouette.»
Une demi−heure plus tard, M. Drommel traversait le Bas−Bréau, se
dirigeant d'un pas délibéré vers les gorges et les rochers de la Solle.
Avant de se mettre en campagne, il n'avait consulté personne,−il ne
consultait jamais que lui−même. Son intention n'était pas de visiter des
sites célèbres ; il faisait peu de cas des endroits où tout le monde va, par la
même raison qu'en matière de politique, d'histoire et de sociologie, il
Amours Fragiles
II 124
méprisait tous les lieux communs ; c'était sa bête noire.
Il avait daigné acheter à Paris l'excellent Guide Joanne ; il y avait lu que
les huit ou dix chaînes qui traversent la forêt de Fontainebleau semblent
être des lambeaux d'une ancienne assise de sable et de grès, détruite en
partie par des cataclysmes, que les vallées qui les séparent ont été formées
par l'érosion violente de courants sous−marins, que les immenses tables de
grès, privées d'appui, se sont affaissées, et que leurs débris ont produit ces
entassements sauvages et pittoresques qui offrent un caractère si
particulier. Cette explication n'avait pas eu le bonheur d'agréer à M.
Drommel. Il avait peu de goût pour les courants sous−marins, il ne croyait
qu'aux actions lentes, et il désapprouvait tous les cataclysmes. Esprit
méthodique, il était fermement convaincu que, comme lui, la nature
procédait toujours avec méthode, qu'elle avait, comme M. Drommel, le
génie novateur sans y mêler aucune passion révolutionnaire, et que, si elle
avait siégé pendant trois ans au Reichstag, elle aurait pris place dans le
voisinage des socialistes sans jamais frayer avec eux. Il se flattait de
rapporter de son excursion une petite théorie toute neuve, un réquisitoire
en règle contre les idées reçues. Il se promettait d'en faire le sujet d'un
article qu'il expédierait dès le lendemain à la rédaction de son journal, en
l'assaisonnant de quelques épigrammes contre l'asinus ridiculissimus, qui
avait la sottise de croire aux cataclysmes. Ce qu'il cherchait à cette heure,
ce n'était pas le Nid−d'Amour, ni le Gros−Fouteau, ni d'admirables cépées
de charmes, ni de beaux points de vue, ni le plaisir de ses yeux ; c'étaient
des preuves sans réplique, des arguments irréfutables, et, tout en marchant,
il pensait à l'asinus, qui peut−être en ce moment pensait à lui. Touchante
sympathie des belles âmes !
Il serait mort de confusion s'il avait demandé sa route à qui que ce fût, et
même il n'accordait que peu d'attention aux marques rouges et aux
marques bleues que des mains prévoyantes ont imprimées sur le tronc des
chênes ou sur la paroi des rochers, dans le dessein louable d'orienter le
piéton. Il avait pris avec lui sa boussole et sa carte, encore ne les
consultait−il qu'à de rares intervalles : son idée était la plus sûre des
boussoles. Devant lui marchait son grand nez héroïque, aux narines
frémissantes, qui savait toujours son chemin, guide infaillible, sondant
l'espace et flairant l'inconnu. Mme Drommel suivait. Quoiqu'on fût au 30
Amours Fragiles
II 125
septembre, il faisait chaud ; le ciel n'avait pas un nuage, et la pauvre
femme était sans défense contre le soleil, qui était ardent.
Par l'ordre de son maître elle avait laissé à l'hôtel son parasol de soie
caroubier. Et d'ailleurs à quoi lui aurait−il servi ? Elle avait les deux bras
empêchés, l'un par un grand plaid à carreaux, plié en quatre, que M.
Drommel se proposait de mettre sous lui quand il s'assiérait dans l'herbe et
sur lui quand le serein tomberait, l'autre par le panier aux provisions,
destiné à parer à quelqu'une de ces crises violentes de l'estomac auxquelles
les sociologues sont sujets.
Le plaid était gênant, le panier était terriblement lourd ; le sentier, qui
serpentait parmi des blocs épais, était abrupt. Mme Drommel souriait. On
sait qu'elle avait peine quelquefois à se faire obéir de sa jambe droite : il lui
prenait des lassitudes, elle doutait de pouvoir aller jusqu'au bout ; mais elle
rassemblait ses forces, elle ramassait son courage, et elle souriait. Le soleil
l'incommodait beaucoup, elle pensait en soupirant à son parasol. Ses pieds
mignons enfonçaient tour à tour dans un sable poudreux ou glissaient sur
de perfides aiguilles de pins, et elle se disait que celui qui a inventé les
voitures à huit ressorts était un homme de génie. Elle avait toujours eu peur
des serpents ; il lui semblait à chaque instant qu'elle allait marcher sur une
vipère, qui se redresserait en sifflant ; elle ne laissait pas de sourire. Par
intervalles, s'arrêtant pour reprendre haleine, elle regardait derrière elle et
croyait apercevoir dans l'épaisseur d'une futaie ou dans le vague des airs je
ne sais quoi, une vision, quelque scène de son passé, un visage dont elle
avait gardé un obligeant souvenir. Puis, se retournant, elle ne voyait plus
qu'un gros homme court, dont l'énorme tête et la puissante nuque se
détachaient insolemment sur le ciel bleu ; ce gros homme court était le
présent et l'avenir ; il possédait à la vérité la synthèse, mais il ne songeait
pas à demander à sa chatte si elle était lasse ; nonobstant elle souriait.
Elle se disait parfois : «Si pourtant... s'il arrivait par miracle...»
Le miracle ne se faisait pas, et elle souriait encore, elle souriait toujours.
Cette vaillante petite femme prenait tout en bonne part, ne regardait que
l'aimable côté des choses, brave dans les épreuves, croyant fermement aux
occasions, convaincue par son expérience qu'il y a dans ce monde plus
d'épines que de roses, mais faisant bon visage aux épines et cueillant la
rose sans se piquer les doigts. Ce sourire de belle humeur, qu'une mère
Amours Fragiles
II 126
accorte et facile lui avait appris dès son bas âge, à la petite pointe du jour,
ne l'avait jamais quittée. Il avait résisté à toutes les inclémences du sort, il
avait traversé avec elle les misères d'une ingrate jeunesse, il l'avait suivie
dans tous les défilés, dans tous les fourrés de la vie, dans les hasards de
débuts contestés comme dans l'ivresse des premiers succès, et il lui avait
toujours tenu compagnie, à la ville, sur les planches, au foyer de la danse,
même dans la trappe où elle s'était cassé la jambe, et, ce qui est plus digne
de remarque, jusque dans les plaisirs douteux d'un mariage synthétique. Ce
sourire est destiné à ne mourir qu'avec elle, et, quand on la clouera dans
son cercueil, ce bel oiseau sera encore là, doucement posé sur ses lèvres
pâlies et chantant à la camarde sa dernière chanson. Comme il venait de
déboucher dans la vallée de la Solle, M. Drommel se mit à allonger le pas,
et sa femme lui dit, tout essoufflée :
«Tu ne te ménages pas assez, je crains que tu ne te fatigues.»
Elle s'approcha de lui. Il avança vers elle son vaste front ruisselant, dont
elle étancha la sueur avec son mouchoir de dentelle, se flattant du vain
espoir qu'il allait lui dire :
«Imbécile que je suis, je te fais trotter, tu n'en peux plus, reposons−nous.»
Il lui montra du doigt ses jarrets et ses pieds d'éléphant et lui dit :
«C'est de l'acier.»
Il ajouta :
«N'est−il pas plaisant que tu aies épousé depuis deux ans M. Drommel et
que tu ne saches pas encore que M. Drommel n'est jamais las ?»
A ces mots, il se remit en route.
Cependant, après trois heures d'enjambées et à travers beaucoup de
circuits, ils atteignirent le mont Chauvet, où M. Drommel résolut de faire
une halte, non qu'il fût las, mais son estomac commençait à parler ou plutôt
à crier. Il se garda bien de pousser jusqu'à la fontaine, qui commande un
beau point de vue ; on lui avait conseillé d'y aller, et il n'en faisait jamais
qu'à sa tête. Il avisa au pied d'un hêtre solitaire une pierre plate, qui formait
un siège commode. Laissant à sa femme le soin de s'en procurer un autre, il
la déchargea de son plaid, qu'il étendit sur la pierre ; il s'y installa, le hêtre
lui servant de dossier.
Mme Drommel posa à terre son cabas, en tira un poulet froid que le grand
homme expédia lestement. Puis il avala trois verres de bière, en déclarant
Amours Fragiles
II 127
qu'elle était exécrable. Après cela, il ouvrit son calepin, se mit à crayonner
des notes pour le grand article qu'il ruminait dans sa tête, et dans lequel il
comptait tailler des croupières au Guide Joanne et à l'asinus.
Mme Drommel s'était assise tant bien que mal sur un tronc d'arbre
renversé ; elle n'avait pas de dossier, elle s'en passait. Elle croquait des
noisettes, qu'elle cassait entre deux cailloux, et elle admirait le paysage.
Par instants, elle grattait la bruyère défleurie avec le bout de son pied, et,
comme précédemment, elle se disait :
«Si pourtant... oui, s'il arrivait par miracle qu'en creusant la terre du pied, il
en sortit ?...»
Quoi donc ? Elle ne le disait pas, son sourire achevait sa phrase. Hélas ! le
petit pied avait beau gratter, la terre était sourde à son désir, il n'en sortait
rien ni personne.
En ce moment, M. Drommel était bien loin de se souvenir qu'elle existât.
Il continuait de prendre ses notes, et, selon sa coutume en écrivant, il
pinçait entre son pouce et son index la coquille de son oreille gauche, il la
chiffonnait, la tiraillait en tous sens, l'allongeait indéfiniment ; c'était sa
manière de s'inspirer. Mme Drommel regardait par intervalles cette oreille
énorme, qui était du plus beau rouge, et des visions de chauves−souris
passaient devant ses yeux. Après cela, elle contemplait le plaid à carreaux,
le panier qu'elle avait porté et dont elle sentait encore le poids à son bras,
puis le grand vide du ciel, où elle croyait voir courir une belle calèche, bien
moelleuse, dans laquelle il y avait quelqu'un qui la regardait. L'instant
d'après, son petit pied recommençait à gratter la terre. Le voeu qu'elle
venait de former ressemblait à une résolution. Comme on peut croire, M.
Drommel ne se doutait de rien.
Il était tellement absorbé par son travail qu'il ne s'avisa pas de la fuite des
heures. Le soleil allait se coucher quand il quitta sa grosse pierre et donna
le signal du départ. Soit que sa clairvoyance fût intermittente, soit par
l'effet de quelque distraction, il ne sut pas retrouver son chemin et finit par
s'égarer complètement. Mme Drommel s'en aperçut, mais il coupa court à
ses représentations en l'assurant qu'il possédait au suprême degré la bosse
des localités. Le malheur fut que, en descendant un sentier rocailleux, elle
fit une glissade et tomba, sans se faire grand mal à la vérité. Il lui reprocha
vivement sa maladresse, la rabroua, se fâcha, avant de l'aider à se relever.
Amours Fragiles
II 128
Elle fut bientôt sur pied, s'excusa de son mieux. Étourdie par sa chute,
craignant d'en faire une autre, elle ralentit le pas. Il se fâcha de plus belle.
Ce qui mit le comble à sa colère, c'est que le sentier qu'ils suivaient les
conduisit à un carrefour où aboutissaient cinq chemins de traverse. Lequel
prendre ? M. Drommel était fort embarrassé et furieux de l'être. Il ne faisait
plus assez jour pour qu'on pût déchiffrer les indications des poteaux. Cet
irascible sociologue s'en prit à sa femme, qui, pendant qu'il parlait et
délibérait, s'assit sur le revers d'un talus pour donner un peu de relâche à
ses pieds meurtris.
«Mulier magnum impedimentum !» s'écria M. Drommel.
Et, la priant de l'attendre, il enfila au hasard l'une des cinq traverses, dans
l'espérance qu'elle aboutissait à une grande route, où il trouverait à qui
parler.
Mme Drommel n'aimait pas les vipères, elle n'aimait pas non plus la
solitude. Elle promena ses yeux autour d'elle et ressentit quelque émotion.
Elle voyait le crépuscule s'épaissir rapidement, et cette grande forêt, dont
la nuit s'emparait par degrés, lui faisait peur.
Elle se mit à chanter, ce qui est un signe grave ; elle ne se doutait pas qu'on
l'écoutait. Elle s'interrompit soudain, elle avait entendu le bruit d'un pas. Le
coeur lui battit très fort, le sang lui monta aux joues.
«Johannes, est−ce toi ?» cria−t−elle.
Une voix claire et fraîche lui répondit :
«Je ne suis pas Johannes, et j'en ai bien du regret, madame, puisque c'est
lui que vous appelez.» Son émotion se dissipa subitement et fit place à la
surprise. La voix qui venait de lui parler n'avait rien d'inquiétant ; ce n'était
pas celle d'un malandrin. Elle se rassura tout à fait quand elle vit apparaître
un joli garçon, à la fine moustache blonde, qui portait sur ses épaules tout
l'attirail d'un peintre. C'en était un en effet, car il s'appelait Henri Lestoc, et
il revenait de faire une étude dans la gorge du Houx.
Si son talent ne fait pas banqueroute, peut−être l'appellera−t−on un jour le
grand Lestoc ou Fortuny II ; pour le moment, on le traite de petit, non qu'il
soit court sur jambes, mais parce qu'il est mince, svelte, fluet, ce qui ne
l'empêche pas d'avoir une santé de fer. Jusqu'à trente ans au moins, il aura
l'air jeunet. Il y a du reste deux petits Lestoc, celui que connaissent les
hommes et celui que connaissent les femmes. Avec les hommes, il est
Amours Fragiles
II 129
froid, réservé, compassé, narquois, sèchement ironique, gai par accès, mais
toujours pince−sans−rire ; beaucoup de gens le prennent pour un Anglais.
Auprès des femmes, il est tout autre : il a des naïvetés volontaires, des
candeurs calculées, jointes à l'effronterie d'un page, et il se permet de
grandes libertés sans qu'elles se fâchent. Se fâche−t−on contre un enfant ?
L'une d'elles, qui le connaît bien, disait de lui :
«C'est Chérubin qui en est à sa seconde comtesse et à sa seconde manière.
−Ajoutons−y deux ou trois Suzannes,» répondit une autre qui le connaît
mieux encore.
Il s'était approché, la tête haute, l'oeil allumé ; il paraissait ravi de la
trouvaille qu'il venait de faire. Quand il fut à trois pas de Mme Drommel, il
ôta respectueusement son chapeau, resta quelque temps à la regarder, la
mangeant ou, pour mieux dire, la buvant des yeux ; il avait l'air surpris et
charmé d'un gourmet savourant un grand cru qu'il a découvert dans un
cabaret du village. Elle le regardait aussi, et elle se souvint du rêve qu'elle
avait caressé sur la cime du mont Chauvet.
Elle ne put s'empêcher de se dire que son joli pied n'avait pas travaillé en
vain, que la terre s'était émue, qu'il en était sorti quelque chose. Était−ce
précisément ce qu'elle cherchait ? Certes, non ; mais ce qu'elle venait de
trouver ne lui déplaisait pas. Elle s'était toujours résignée à toutes les
volontés du Ciel ; elle lui disait dans ses prières :
«Si ce n'est lui, que ce soit un autre, pourvu que ce soit quelqu'un !»
Elle se rappela qu'elle devait une réponse au jeune inconnu.
«Vous voyez, monsieur, lui dit−elle, une femme bien malheureuse. Voici
cinq chemins, et je ne sais pas lequel conduit à Barbison.
−J'y vais de ce pas, répondit−il. Convenez que c'est le Ciel qui m'envoie.»
Et il lui offrit son bras, qu'elle n'accepta point. «Ma situation est plus
compliquée que vous ne pensez, reprit−elle. Mon mari est allé à la
découverte, et je l'attends.»
En apprenant qu'il y avait dans cette affaire un mari et que ce mari était
proche, Henri Lestoc éprouva la plus vive contrariété ; il parut consterné,
et son dépit se peignit si naïvement sur sa figure que Mme Drommel, qui
avait toujours bon coeur et beaucoup de pitié pour les chagrins qu'elle
causait, trouva son cas intéressant.
«Me permettez−vous au moins de l'attendre avec vous ?» fit−il après un
Amours Fragiles
II 130
silence.
Elle lui répondit par un signe de tête qui voulait dire :
«Il m'a fait faire tout d'une haleine quatre grandes lieues au moins, sans
s'informer si j'étais lasse, et notez que je portais à mon bras le panier aux
provisions ; j'en ai encore la marque. Tout à l'heure, c'est lui qui s'est assis
sur le plaid, et, un siècle durant, il a griffonné je ne sais quoi, sans trouver
un mot à me dire ; je n'avais pas d'autre distraction que de contempler son
oreille gauche, qui ne m'avait jamais paru si grande ; le fait est qu'elle est
énorme. Que tous ses péchés lui soient pardonnés ! je suis une âme sans
malice. Mais vous arrivez dans un bon jour, dans un moment favorable.
Tâchez d'en profiter. L'occasion a des ailes et s'envole.»
Quoique le petit Lestoc n'eût pas compris la moitié de ce que voulait dire le
mouvement de tête de Mme Drommel, il s'assit bien vite à ses côtés, sur le
talus, un peu plus bas qu'elle, et bientôt il se trouva presque à ses genoux.
La conversation s'engagea ; ils firent connaissance avec une promptitude
qui s'explique par l'imprévu de leur rencontre, par la fatalité des
sympathies, par la nuit qui tombait, par le lieu où ils se trouvaient.
Les choses vont très vite dans les bois ; sous leurs voûtes mystérieuses, la
pensée acquiert des rapidités qui l'étonnent elle−même. Une forêt n'est
jamais un témoin incommode, quelquefois elle a la figure d'un complice.
Après deux minutes d'entretien, Mme Drommel avait deviné que ce joli
blondin était l'auteur du petit tableau qu'elle avait admiré, et elle lui dit le
cas infini qu'elle faisait de son talent. A son tour, il lui adressa le
compliment qu'il regardait comme le plus flatteur de tous : il lui signifia
qu'il l'avait prise pour une Parisienne, qu'il en avait jugé ainsi à ses
manières, à sa tournure, à son chapeau, à sa jolie robe jaune paille, qui
sortait des mains de la meilleure faiseuse. Elle lui apprit que son éducation
avait été très soignée ; on lui avait enseigné dès son enfance qu'une
Berlinoise doit se faire habiller à Francfort et une Francfortoise à Paris. Il
sut bientôt qu'elle avait été danseuse et que, par une dispensation singulière
du sort, elle était la femme d'un sociologue. Ce genre d'animal lui était
absolument inconnu, mais il avait l'imagination vive : il devina tout de
suite de quoi il s'agissait, et, bien que Mme Drommel s'exprimât en termes
fort discrets, le personnage lui apparut, il le refit tout entier de la tête aux
pieds. Bref, au bout d'un quart d'heure, il savait tout, sans qu'elle eût rien
Amours Fragiles
II 131
dit, mais ils étaient l'un et l'autre fort intelligents et disposés à s'entendre
comme larrons en foire.
Cependant M. Drommel ne revenait pas, cela devenait inquiétant. Mme
Drommel ne songeait plus à s'inquiéter, elle pensait à toute autre chose.
«Madame, lui dit le jeune homme en attachant sur elle un regard à la fois
très candide et très audacieux, l'an dernier j'ai trouvé dans la forêt un bijou
de prix ; j'ai fait mettre à ce sujet une annonce dans les journaux, personne
n'a réclamé le bijou, et il m'est resté. Cette fois, je viens de trouver une
femme, et quelle femme ! Personne ne la réclame, j'ai bien envie de la
garder.»
Il mentait, car il aimait à prendre, mais il ne gardait jamais rien.
Sa hardiesse ne la choqua point.
«Un instant, monsieur ! répliqua−t−elle en riant ; commencez par me
mettre dans les journaux, à l'article des objets perdus, et nous verrons
après.»
En ce moment, une voix aiguë, qui partait du bout de l'un des chemins de
traverse, cria :
«Ada ! Ada !
−Me voici, j'y vais,» répondit−elle en se levant. Le petit Lestoc se leva
aussi ; il fit un geste de désespoir, murmura :
«C'est lui ! je reconnais sa voix. Dieu me fasse grâce ! Voici où mon
aventure se gâte.»
Il salua, fit quelques pas ; puis, se retournant, l'audacieux jeune homme dit
tout bas :
«Est−il gênant ?»
Elle se mit encore à rire et dit :
«Vous en jugerez ce soir.»
Elle ajouta d'un ton d'autorité, de commandement :
«Tâchez de lui plaire.
−On lui plaira,» fit−il.
Et il disparut dans un sentier. Ada rejoignit aussitôt son mari, qui lui cria
d'un ton goguenard :
«Te voilà tout émue ; gageons que tu as eu peur. Tête de femme ou de
linotte, que pouvait−il donc t'arriver ? Tu crois aux loups ?»
Elle aurait pu lui répondre qu'elle venait d'en rencontrer un et qu'il en est
Amours Fragiles
II 132
d'aimables. Elle se contenta de lui arranger sa cravate, qui s'était dénouée.
Cela fait, elle lui dit :
«Te voilà superbe !»
Puis elle lui tendit sa blanche main, pour qu'il la baisât. Il s'acquitta de
cette formalité en rechignant et avec la grâce d'un ours qu'il était.
«Dépêchons−nous, fit−il d'un ton d'humeur, et ne t'avise plus de tomber.
La route est ici près, mais il faut une heure encore pour arriver au gîte, et je
meurs de faim.»
Elle fit un effort suprême pour se remettre vaillamment en chemin.
L'entorse qu'elle s'était faite dans sa chute, et qu'elle avait oubliée en
causant avec un jeune inconnu, se rappelait douloureusement à son
souvenir. A la vérité, cette entorse était fort légère, mais elle n'avait plus le
pied sûr : elle butait à chaque instant. Quand elle atteignit l'extrémité de la
traverse, à peine eut−elle fait dix pas sur le chemin de Fleury, elle se sentit
au bout de ses forces et fut prise d'une défaillance qui lui attira une
algarade.
La fortune, qui s'intéresse aux jolies femmes, eut pitié d'elle et lui porta
secours. Une calèche vint à passer ; un noble étranger mit sa tête à la
portière, et, agitant une main toute chargée de bagues, il s'écria avec un
accent très prononcé :
«Je viens de Fontainebleau, je retourne à Barbison ; j'ai deux places à
offrir, et je serais charmé si on les accepterait.»
A ces mots, il s'élança à terre, fit monter M. et Mme Drommel, et coupa
court à leurs remerciements, en disant :
«Quand je vois une femme qu'elle est lasse, mon coeur il s'émeut.»
Si le noble étranger ne parlait pas très purement le français, il avait en
revanche grand air, de grandes manières, une belle tête, un visage au teint
mat, encadré de noirs sourcils et d'une barbe artistement peignée et taillée.
Ada, qui avait le goût délicat, trouvait à redire à l'abondance excessive de
ses bagues et à la profusion des odeurs qu'exhalaient son mouchoir, ses
vêtements, ses cheveux. Mais, mollement étendue dans la calèche, elle se
sentait revenir de mort à vie, et elle avait trop d'obligations à cet homme
providentiel pour ne pas tout lui pardonner. Quant à M. Drommel, il était
disposé à voir dans la politesse qu'un Italien venait de faire à un penseur
allemand un de ces hommages instinctifs et tout naturels que les races
Amours Fragiles
II 133
subalternes rendent aux races supérieures. On aurait pu croire et peut−être
croyait−il lui−même de bonne foi que la calèche était à lui, que l'Italien
était son obligé ; il le traitait de haut, d'un air de condescendance.
Cependant, quand il eut appris par les hasards de la conversation que
l'homme aux bagues était un grand personnage sicilien et portait la beau
titre de prince de Malaserra, il changea subitement d'attitude, sa morgue
dégela, son coeur s'attendrit et s'exalta. Il n'avait pas seulement la faiblesse
d'admirer les choses qui coûtent cher, il avait un respect natif pour les
grandeurs ; l'amitié d'un prince lui semblait un bienfait des dieux. Il
déploya toutes les grâces de son esprit pour démontrer au noble étranger
que, quoi qu'en pussent dire les mauvaises langues, M. Drommel ne s'était
pas égaré dans la forêt, attendu qu'il ne s'égarait jamais. Il lui expliqua
point par point qu'en définitive le chemin qu'il avait suivi était le bon, et
que, s'il avait éprouvé un moment d'embarras, cela tenait à ce que la carte
dont il s'était muni était celle de l'état−major français ; il profita de cette
occasion pour déclarer que les Français n'ont jamais su la géographie et
que leurs cartes sont de qualité inférieure. Le noble étranger lui donna
raison, abonda dans son sens ; il en fut charmé, et, quand la calèche s'arrêta
devant la porte de l'auberge de Barbison, il ressentait déjà une vive
sympathie pour son nouvel ami le prince de Malaserra.
Amours Fragiles
II 134
III
Tout le monde s'accorde à dire que ce soir−là ils étaient quatre à table ;
c'est un fait acquis à l'histoire.
En descendant de voiture, M. Drommel, qui était en proie à une véritable
fringale, se précipita dans la cuisine, donna l'ordre qu'on lui servît sans
retard à dîner. La maîtresse du logis, qui l'avait pris en déplaisance,
s'amusa à le contrarier. Elle lui déclara qu'il n'y avait point de cabinets
particuliers dans sa maison, que les retardataires qui n'avaient pas dîné à
table d'hôte mangeraient tous ensemble au même râtelier, et qu'elle
attendrait pour servir que M. Taconet et le petit Lestoc fussent arrivés. L'un
était son cousin remué de germain, et elle avait pour lui toute la
considération qu'il méritait ; l'autre était son favori. Elle l'avait tout de suite
distingué parmi les nombreux rapins qui prenaient pension chez elle et
qu'en considération de leur vareuse elle appelait ses bêtes à laine. Elle le
choyait, elle était fière d'héberger sous son toit un garçon de grand avenir,
un phénix, dont tout le monde parlait ; elle eût volontiers fait mettre sur
son enseigne cette inscription : Ici demeure le petit Lestoc. Elle signifia
donc à M. Drommel que personne ne déplierait sa serviette avant que le
petit Lestoc ne fût là. Il protesta, s'emporta ; elle lui répondit que, s'il n'était
pas content, il eût à chercher un gîte ailleurs. Elle était brusque, il était
colère ; on eût fini par se prendre aux cheveux, si le prince de Malaserra ne
fût intervenu. Il avait l'aménité, l'humeur facile des vrais grands seigneurs.
Avec sa grâce enjouée, il concilia le différend, calma les esprits, amadoua
M. Drommel. Il lui dit en riant :
«Mon cher monsieur, soyez philosophe comme moi. Quand les choses
elles ne font pas ce que je veux, moi je tâche de faire ce qu'elles veulent.»
Sur ces entrefaites, M. Taconet et le petit Lestoc arrivèrent, et on dîna.
Pour Mme Drommel, c'était de repos qu'elle avait surtout besoin ; elle
s'était empressée de se mettre au lit.
Pendant le premier service, personne ne souffla mot ; on n'entendait que le
bruit des couteaux, des fourchettes et des mâchoires. Par intervalles, M.
III 135
Taconet examinait du coin de l'oeil le prince de Malaserra ; le prince
observait à la dérobée le petit Lestoc, qui contemplait M. Drommel, lequel
ne contemplait que son assiette.
Cependant, lorsqu'il eut englouti la moitié d'une fricassée de poulet,
lorsqu'il eut assouvi les fureurs de son estomac et qu'il sentit circuler dans
toutes ses veines la douce chaleur d'un excellent vin de Bordeaux, sa
mauvaise humeur se dissipa comme par enchantement, sa verve se réveilla,
et il attendit impatiemment qu'on lui fournît une occasion de discourir, car
il aimait à parler en mangeant et à joindre aux plaisirs de la bonne chère
celui d'étonner son prochain.
Ce fut M. Taconet qui lui procura l'occasion qu'il cherchait, en rapportant
et approuvant les termes d'un jugement qui venait d'être rendu contre un
braconnier surpris en flagrant délit dans la forêt. Les narines de M.
Drommel se dilatèrent ; il gonfla ses joues, posa ses deux coudes sur la
table et s'écria :
«Voilà pourtant les beautés de notre civilisation !
−Que voulez−vous dire ? lui demanda M. Taconet, en le regardant de
travers.
−Je m'explique, répondit−il, et j'affirme que notre prétendue civilisation
me fait pitié, que nous sommes encore dans un âge de barbarie, ou l'État
punit les hommes, parce qu'il ne sait pas les élever.
−Vous êtes donc d'avis qu'il ne faut punir personne ?
−Je suis d'avis et je soutiendrai jusqu'à mon dernier soupir qu'il se fait dans
la triste société où nous vivons une immense déperdition de forces utiles,
que les prisons sont pleines de gens d'esprit dont on n'a pas su utiliser le
mérite. Écoutez−moi bien ; il y a dix à parier contre un que le braconnier
dont vous parlez est un homme très intelligent, qui braconne faute de
pouvoir faire autre chose.
−A ce compte, les faux monnayeurs...
−Contestez−vous leur talent ? Aussi vrai que j'existe, le législateur de
l'avenir saura faire servir au bien commun tous les talents.»
L'ex−commissaire, fort agacé, s'écria :
«Dieu bénisse les voleurs ! le législateur de l'avenir les emploiera à garder
nos poches.
−Monsieur, répliqua−t−il avec un sourire sardonique, sauriez−vous me
Amours Fragiles
III 136
dire ce que c'est qu'un voleur ?
−Eh ! morbleu, un voleur...
−Ah ! monsieur, ne jurez pas, dit tranquillement le petit Lestoc, qui était
tout attention, sans en avoir l'air. Oh ! non, ne jurez pas. Ma tante
Dorothée, qui m'a élevé, m'a appris que cela portait toujours malheur.
−Vous avez eu tort d'interrompre monsieur, reprit M. Drommel, car il allait
me dire qu'un voleur est celui qui s'approprie le bien d'autrui.
Je l'attendais là, et j'aurais eu l'avantage de lui riposter que l'État est un
voleur, puisqu'il exproprie quelquefois les gens pour cause d'utilité
publique.
−Je n'ai jamais eu de goût pour les sophismes et pour les sophistes, repartit
M. Taconet, à qui les ricanements du sociologue portaient sur les nerfs.»
Le petit Lestoc l'interrompit de nouveau en lui disant de son ton froid et
posé :
«Ah ! de grâce, répondez, mais ne vous fâchez pas ; vous voyez que je ne
me fâche pas, et pourtant les thèses de notre honorable commensal... Je
voudrais bien savoir son nom ; oserais−je le lui demander ?
−Osez, jeune homme. Je m'appelle M. Drommel.»
Il ajouta modestement :
«C'est un nom qui jouit en Allemagne d'une certaine notoriété, mais je
doute qu'il soit arrivé jusqu'à Barbison.»
Lestoc s'inclina avec respect : «Eh quoi ! monsieur, vous seriez !... Oh !
j'aurais dû le deviner. Mais vraiment vous nous faites tort ; pour qui nous
prenez−vous ? Pouvez−vous penser que nous soyons assez ignares de toute
bonne discipline pour n'avoir jamais entendu parler du grand philosophe,
du profond penseur, de l'illustre publiciste qui a fondé une feuille célèbre,
la Lumière, à laquelle je me suis toujours promis de m'abonner ?»
M. Drommel conçut aussitôt la meilleure opinion de ce jeune homme bien
informé, et il le caressa de la prunelle. Il ne se doutait pas que sa science
était toute fraîche, qu'il l'avait acquise dans un carrefour de la forêt.
«Cela n'empêche pas, poursuivit Lestoc, que, malgré l'autorité de votre
grand nom, vos thèses ne me paraissent hérétiques,
malsonnantes,condamnables au premier chef. Je ne me fâche pas, comme
M. Taconet, je ne me fâche jamais ; mais votre théorie sur les braconniers
me scandalisediablement... Excusez−moi, je retire cet adverbe, ma tante
Amours Fragiles
III 137
Dorothée ne l'aimait pas.
−Vraiment je vous scandalise, mon jeune ami ? répondit d'un
tond'indulgence M. Drommel, car il aimait les gens qui se scandalisaient
sans se fâcher, c'étaient ses auditeurs préférés.
−Que voulez−vous ? c'est la faute de mon éducation. Je suis né dans la
Brie, à Périgny, au milieu du village, en face du charron, dans la maison du
grand poirier. Connaissez−vous Périgny ? connaissez−vous le charron ?
connaissez−vous le grand poirier ?... Non, et vous n'avez pas connu non
plus ma tante Dorothée, qui m'a élevé, comme vous savez.
C'était une demoiselle bien respectable, qui avait des principes et trois
grands poils sous le menton. Elle pesait deux cents livres, tout compris, les
trois poils et les principes.
−Deux cent cinquante, murmura M. Taconet.
−Deux cents, monsieur, reprit−il d'un ton pincé, et quand je dis deux cents,
c'est deux cents. Or ma tante Dorothée, qui avait l'esprit bizarre, n'aimait
pas les voleurs, et elle n'aurait jamais souffert qu'on en mît dans le
gouvernement. Quand il y en avait, elle admettait bien qu'on les y laissât ;
mais qu'on les y mît tout exprès, non, cela ne pouvait lui convenir.
Ajouterai−je qu'elle m'a inculqué dès mon bas âge le respect du bien
d'autrui ? Je croyais tout ce qu'elle me disait, et je le crois encore.
−Je ne doute pas un instant, répondit M. Drommel, que Mlle Dorothée ne
fût une personne infiniment recommandable ; mais, mon cher enfant, elle
n'était pas forte en dialectique. Autrement elle aurait su que la propriété
n'est pas un droit primordial, que la propriété est une invention humaine, et
qu'il nous est permis de la réformer en l'accommodant aux lois naturelles.»
Ici, le prince de Malaserra, qui n'avait rien dit jusqu'alors, poussa une
exclamation douloureuse. «Grand Dieu ! dit−il, vous me faites frémir ; la
propriété, mon cher ami, elle est mon idole, et vous voulez la détruire !
Vous êtes un puissant logicien, le plus puissant qu'il y ait dans tout
l'univers, je m'en suis déjà aperçu dans la calèche ; mais il est écrit dans la
Divine Comédie que le diable aussi il est logicien. Je vous demande
pardon, mon cher ami, de vous comparer au diable. Mais je frémis, oui, je
frémis.»
M. Drommel se sentit fort flatté que le prince l'eût appelé deux fois son
ami par−devant témoin, il en rougit de plaisir. Le regardant avec les yeux
Amours Fragiles
III 138
tendres d'une colombe qui roucoule :
«Oh ! mon prince, que Votre Grâce me pardonne, lui dit−il. Je ne supprime
pas la propriété, je la perfectionne. De quoi s'agit−il ? Le point de la
question est que la terre produise tout ce qu'elle peut produire et que la
propriété devienne accessible à tout le monde. Prenez bien ma pensée,
suivez mon raisonnement. Voici un paresseux qui a hérité de son père un
champ, dont il ne tire qu'un méchant parti. Appelons−le X, si vous daignez
y consentir. Z est un homme de mérite, qui n'a point fait d'héritage et qui
ne sait à quoi employer ses talents. Z estime que, s'il possédait le champ de
X, il en doublerait le rendement, et il se fait fort de payer à l'Etat un impôt
double. N'est−il pas de l'intérêt de l'Etat, de la société, de tout le monde,
que le champ de X soit donné à Z ? Quand l'expropriation pour cause
d'utilité publique sera appliquée dans toute sa rigueur, la terre rapportera
dix fois plus, et, chacun pouvant devenir propriétaire, il n'y aura plus de
voleurs.
−Excepté X, cria M. Taconet de plus en plus agacé.
−Nous lui trouverons quelque emploi, répondit−il dédaigneusement, et
d'ailleurs je dois convenir que X m'intéresse fort peu. Je vous ai dit que
c'était un paresseux. Malheur à qui n'est pas taillé pour le grand combat de
la vie ! Il n'y a pas de principe plus sacré que le droit du plus fort, car dans
ce monde il n'y a d'évident que la force, et la sélection est la loi de la
société comme de la nature.»
A ces mots, il attacha un regard d'admiration complaisante sur ses
vigoureux poignets, sur ses longs bras puissamment emmanchés, qui lui
paraissaient de force à déraciner un chêne. En ce moment, on servit un plat
d'alouettes rôties, qui étaient le gibier favori du petit Lestoc, et l'hôtesse le
savait. M. Drommel en attira trois ou quatre sur son assiette ; il les avala en
deux bouchées, faisant craquer et crier les os sous ses fortes dents. Il lui
semblait que ces alouettes croyaient comme lui à la grande loi de la
sélection, qu'elles s'applaudissaient d'avoir été prédestinées à réjouir
l'estomac d'un grand homme, à s'incorporer dans sa glorieuse substance.
Le prince de Malaserra, qui le regardait faire, frémit de nouveau, et
reprenant la parole : «Ah ! vous me faites de la peine, mon cher ami,
beaucoup de la peine !
Mais pensez donc à Malaserra ! C'est une si belle terre que Malaserra ! On
Amours Fragiles
III 139
y trouve tout ce qu'on veut, des vignes, des oliviers, des champs, des épis
jaunes comme de l'or, des oranges grosses comme des citrouilles.
Ah ! il m'est bien cher, Malaserra. Et puis j'ai un palais à Palerme, j'en ai
même deux. Ils ne me sont pas si chers que Malaserra. Je dois vous
l'avouer, mon ami, comme je l'avouerais au meilleur de mes amis, si Z il
viendrait me demander Malaserra et si je le tiendrais au bout de ma
carabine, oh ! sûrement il arriverait quelque accident. Mais ne parlons plus
de Malaserra ; songez à la morale, mon cher ami ! La morale, elle est le
tout de l'homme ! Le respect de la propriété, il est le plus sacré des
sentiments ! La distinction du tien et du mien, elle est l'arche sainte, elle est
le palladium, elle est la sauvegarde tutélaire des honnêtes gens comme
nous, elle est le fondement de tout l'univers, elle est...»
Il avait envie d'en dire plus long, mais M. Taconet avait les yeux braqués
sur lui. Quand on a été pendant vingt−cinq ans commissaire de police, il en
reste quelque chose, et on a dans l'oeil un je ne sais quoi qui peut paraître
désobligeant. Le prince de Malaserra avait à cet égard une délicatesse
d'épiderme qui tenait de la sensitive et qui s'explique par l'habitude du
grand monde. M. Drommel attribua l'émotion du prince aux inquiétudes
qu'il ressentait pour Malaserra ; il s'empressa de lui donner sa parole
d'honneur que le législateur de l'avenir n'aurait garde de le déposséder de
ses terres, de ses épis jaunes comme l'or, de ses oranges grosses comme
des citrouilles.
«Je me pique d'être physionomiste, lui dit−il ; j'avais tout de suite deviné
que vous étiez un grand agronome. Fiez−vous à moi, mon prince ; on ne
touchera pas à Malaserra, la terre doit appartenir aux plus dignes.
Encore un coup, je n'abolis pas la propriété, je la fais circuler.
−Circule−t−elle déjà en Allemagne ?» demanda le petit Lestoc.
M. Drommel poussa un profond soupir :
«L'Allemagne, dit−il, est encore gouvernée par les vieux préjugés, mais
elle commence à en revenir, et c'est elle qui donnera le signal de la grande
émancipation.
−Le grand Courbet, répondit Lestoc, me fit jadis l'insigne honneur de
grimper à mon atelier pour y voir mon premier tableau qui, soit dit entre
nous, était un assez vilain barbouillage.−Jeune homme, me dit−il en posant
sur ma tête cette puissante main qui plus tard déboulonna la colonne, votre
Amours Fragiles
III 140
tableau me plaît, c'est beau comme le Titien.−Je ne savais où me mettre, je
fis le plongeon, je fus tenté de lui crier :−Homme de génie, viens sur mon
coeur. Par malheur, il reprit :−Oh ! mais Titien, ce n'est pas encore cela.
−Non, l'Allemagne n'est pas encore cela, repartit M. Drommel, mais elle y
viendra ; nous en sommes au crépuscule, demain le soleil se lèvera.
Les Allemands se distinguent entre tous les peuples par le génie du
réalisme, par le sentiment de la synthèse.»
Et il ajouta en dévorant une cinquième alouette :
«Ne vous y trompez pas, c'est la synthèse germanique qui a vaincu à
Sedan.»
M. Taconet portait son verre à sa bouche ; il le laissa retomber sur la table
si violemment qu'il faillit le briser, et ses yeux bruns jetèrent un éclair. Il se
calma aussitôt et se contenta de murmurer :
«Patience ! répondit Panurge.
−A propos, pendant que nous y sommes, qu'allons−nous faire de la
famille ? demanda encore Lestoc.
−Je ne la détruis pas, je la perfectionne, en faisant élever et nourrir tous les
enfants par l'État.
−Et le mariage, l'abolissons−nous ?
−Le mariage, mon cher enfant, est le plus absurde de tous les préjugés, le
plus grand attentat à la liberté de l'homme et de la femme. Je le remplace
par l'amour libre.
−C'est entendu ; comme la propriété, nous faisons circuler la femme.
−Sera−t−il permis d'en avoir plusieurs ? demanda à son tour M. Taconet.
−Vous prenez toujours ma pensée de travers, lui dit aigrement M.
Drommel. L'amour est essentiellement monogame, et la seule polygamie
qui soit conforme à la nature est la polygamie successive. L'homme n'a pas
le droit de disposer pour l'éternité de sa personne qui est sacrée et de sa
volonté qui est changeante. La loi ne reconnaît plus les voeux perpétuels
des moines, le législateur de l'avenir ne reconnaîtra pas les voeux du
mariage, et inscrira en tête de sa constitution le grand principe des affinités
électives. Tout est chimie dans l'homme.
−Parfait ! dit M. Taconet. Z a de l'affinité pour la femme de X comme pour
son champ, nous lui donnons le champ et la femme.
−Et qui vous dit, répliqua M. Drommel, que la femme de Z n'ait pas de
Amours Fragiles
III 141
l'affinité pour X ? Voilà un échange qui fera d'un coup quatre heureux.
−Échange−t−on quelquefois les femmes en Allemagne ? dit le petit Lestoc.
−Cela s'est vu, et tout le monde s'en est bien trouvé.
−Omnis clocha clochabilis, s'écria M. Taconet, et c'est une belle chose que
d'être clerc jusqu'aux dents en matière de bréviaire.
−Je m'en tiendrai toujours à celui de ma tante Dorothée, fit Lestoc.
C'était un jour, sous le grand poirier. Je me souviens que ce jour−là elle
avait un caraco couleur chocolat et une cornette à longues barbes.
−Henri, me dit−elle, ne le fais jamais aux autres, si tu veux qu'on ne te le
fasse jamais.−Et, pour qu'il m'en souvînt, elle m'appliqua un grand soufflet
sur la joue droite ; c'était sa façon de graver fortement les choses dans ma
mémoire... Il en est résulté que je ne l'ai jamais fait aux autres.
−Eh quoi ! joli garçon, s'écria M. Drommel, serait−il vrai ?...
−C'est la pure vérité, et voilà un sacrifice qui ne me coûte guère.
Je n'ai jamais été amoureux, moi qui vous parle. Il faut vous dire que
j'appartiens à l'école du plein air, et l'école du plein air a pour principe que
le milieu est tout, que la femme n'est qu'une tache. Entrez dans ma pensée.
Je fais mon paysage, n'est−ce pas ?... en commençant par le ciel, car il faut
toujours commencer par le ciel. Mon tableau fini, je le trouve admirable,
mais je découvre qu'il y manque une tache ou deux taches, l'une rose,
l'autre bleue ou jaune paille, la couleur ne fait rien à l'affaire. Je fouille
dans mes souvenirs, j'y trouve une femme jaune paille ou bien je la vois
passer dans la rue et je la prie de monter, en lui disant :−Madame, vous
êtes nécessaire à mon bonheur, vous êtes la tache que je cherche.
−Sans calembour ! dit M. Taconet.
−Je suis si bête que je ne les comprends pas, et l'amour non plus, je ne l'ai
jamais compris. L'amour, c'est le vieux jeu, c'est bon pour les peintres
d'intérieur ; mais qu'en pourrions−nous bien faire, nous autres de l'école du
plein air ? Eh ! que diable, est−on amoureux d'une tache ?»
M. Drommel le regardait avec une admiration mêlée de stupeur.
«Il serait donc vrai, joli garçon, que jamais ?...
−Jamais, interrompit−il. D'ailleurs je suis trop occupé.
−Sauf les dimanches et jours de fête, dit M. Taconet.
−Jamais, vous dis−je, au grand jamais, et je ne permets à personne d'en
douter. Il se peut que dans trente ans d'ici, sur mes vieux jours... Ce sera la
Amours Fragiles
III 142
preuve que je serai ramolli.
−Il est vraiment prodigieux ! dit M. Drommel au prince de Malaserra.
−Renversant ! répondit le prince. Pour ma part, le dixième
commandement, il m'a toujours été sacré. Je n'ai jamais convoité ni la
maison de mon prochain, ni son serviteur, ni son boeuf, ni son âne. Oh !
l'homme, il n'est jamais parfait. La seule partie du bien de mon prochain
qu'il me soit arrivé quelquefois de convoiter, vous le dirai−je ? c'est sa
femme, et si vous me permettez de vous expliquer plus copieusement ma
pensée...»
Il n'expliqua rien, attendu que M. Taconet le regardait et que décidément le
regard de M. Taconet le gênait.
«Il est une question, reprit Lestoc, que je grille d'envie d'adresser à notre
éloquent convive M. Drommel.
−Adressez−moi toutes celles qu'il vous plaira, naïf enfant de la Brie, car
vous m'intéressez.
−N'avez−vous jamais été marié ?
−Jeune homme, reprit gravement M. Drommel, quand vous connaîtrez
mieux la vie, vous saurez que les philosophes sont obligés quelquefois de
s'accommoder aux moeurs de leur siècle.
−Oh ! je ne vous en veux pas ; mais, je vous prie, avez−vous enseigné à
Mme Drommel la théorie des affinités électives et de la circulation ?
−Mon jeune ami, répondit−il plus gravement encore, apprenez que dans
certains pays les femmes n'ont pas d'autre règle de conduite que les
entraînements de leurs sens ou les caprices de leur imagination, et qu'il
serait peut−être dangereux de leur laisser la bride sur le cou et de s'en
remettre à leur bonne foi. Mais, si vous connaissiez les Allemandes, vous
sauriez qu'elles n'ont pas besoin de préjugés pour sauvegarder leur vertu.
Ce qui les distingue entre toutes les femmes, c'est l'intimité du sens moral,
la profondeur dans les attachements, le sérieux de la passion. Quand une
Allemande a donné son coeur, elle ne le reprend plus ; son amour est un
culte, une religion, et jamais elle ne renie son dieu. Vous ne contestez pas,
je pense, la supériorité intellectuelle et morale que tous les gens de bonne
foi accordent à la race germanique. Mon Dieu ! il est possible que les
préjugés soient nécessaires aux races inférieures ; les Mandingues ne
sauraient se passer de leurs gris−gris, ni les Peaux−Rouges de leurs
Amours Fragiles
III 143
manitous. J'en suis fâché pour les Latins, ils sont destinés à faire place
avant peu aux nations jeunes, qui ont de la sève et les secrets de l'avenir.
Quand l'Allemagne aura transformé le monde et posé de sa forte main les
assises de la société nouvelle, malheur aux peuples qui seront incapables
d'en adopter les principes ! ils disparaîtront comme les Peaux−Rouges à
l'approche des blancs.»
L'ex−commissaire de police s'écria pour la troisième fois :
«Patience ! répondait Panurge.
−Qui était ce Panurge ?» demanda M. Drommel impatienté.
Au rebours de l'ex−commissaire, il avait tout lu, sauf Rabelais.
«Panurge, repartit M. Taconet, était un homme de bien à qui l'on ne fit
jamais de chagrin sans repentance, et il en prit mal à Dindenaut d'avoir eu
maille à partir avec lui un jour qu'ayant ses lunettes il entendait plus
clairement de l'oreille gauche.
−Je me suis laissé dire, fit le petit Lestoc, que les Velches ayant perdu le
secret de faire des enfants, dans un siècle d'ici il n'y en aura plus que trois
sur la surface de la terre. L'un sera coiffeur, le second cuisinier, et le
troisième fera des calembours comme M. Taconet.
Mais on assure que, quand ils seront morts et qu'il n'y aura plus au monde
que des Allemands, l'Académie de Berlin, partant du principe que plus on
est de fous, plus on s'amuse, proposera un prix de cent mille francs pour
encourager les inventeurs à fabriquer de la graine de Velches.
−Vous faites tort aux fous allemands, lui dit M. Taconet en se levant de
table ; ils se suffisent parfaitement, et c'est assez de leurs petites drôleries
pour tenir en gaieté la terre, la lune et les étoiles.»
Puis s'approchant de M. Drommel :
«L'un des derniers Peaux−Rouges, lui cria−t−il, souhaite à la synthèse
germanique une douce nuit et d'heureux songes.»
Cela dit, il s'inclina humblement et prit la porte.
«Cet homme est fort désagréable, grommela M. Drommel ; il a l'humeur
rêche et déplaisante. Je me connais en physionomies, la sienne m'a rebuté
tout de suite ; c'est une de ces figures qu'on n'aime pas à rencontrer au coin
d'un bois.
−Je connais un honnête homme qui était de votre avis, dit Lestoc, et qui en
serait encore si l'on ne l'avait guillotiné l'autre jour.
Amours Fragiles
III 144
−Qu'est−ce à dire ? demanda le prince de Malaserra.
−Je veux dire, mon prince, que certaines gens aiment mieux rencontrer
dans les bois une jolie femme qu'un commissaire de police.
−Ah ! M. Taconet, il est de la police ! s'écria le prince. Je m'en étais douté.
La police, elle a quelque chose dans l'oeil, et elle manque de formes,
surtout en France.»
Visiblement soulagé par le départ de cet homme sans formes, il sonna et se
fit donner une bouteille de vin d'Aï, dont il entendait régaler son illustre
ami. On apporta trois coupes ; mais le petit Lestoc déclara que l'école du
plein air ne buvait jamais de vin d'Aï, et il sortit, laissant le prince de
Malaserra fêter tête à tête avec M. Drommel la bonne fortune qui lui avait
fait rencontrer sur une grande route un des plus célèbres penseurs de notre
temps, dont il admirait passionnément la logique, tout en désapprouvant
énergiquement ses principes.
L'entretien devint plus intime, le vin d'Aï dispose les coeurs à l'expansion.
Le prince de Malaserra adressa à M. Drommel une foule de questions
marquées au coin du plus sympathique intérêt. Il fut charmé d'apprendre
que notre sociologue se proposait de faire un séjour en Italie ; il l'engagea à
pousser jusqu'en Sicile, il mit à son entière disposition l'un de ses deux
palais, le pressa de venir passer un mois à Malaserra, où il comptait
retourner avant peu et dont il lui détailla toutes les beautés, depuis le cèdre
jusqu'à l'hysope. M. Drommel accepta cette proposition avec
enchantement ; plus il pénétrait dans la précieuse intimité du prince de
Malaserra, plus il sentait que sa vraie vocation était de vivre avec les
princes.
Cet entretien savoureux fut interrompu plus d'une fois par l'indiscrète Mme
Picaud.
Cette brave femme a tant d'excellentes qualités qu'on peut, sans lui faire
tort, signaler ses défauts. Elle n'éprouve qu'un respect modéré pour les
grands de la terre et pour les hommes célèbres, même pour ceux qui
boivent du vin d'Aï. On l'accuse aussi de traiter cavalièrement ceux de ses
pensionnaires dont la physionomie ne lui revient pas, en quoi elle manque
au plus sacré devoir de sa profession, qui est de ne jamais faire acception
des personnes. Dis−moi ce que tu consommes, et je te dirai qui tu es, tel est
l'adage du parfait aubergiste. A plusieurs reprises, Mme Picaud pénétra
Amours Fragiles
III 145
brusquement dans la salle à manger, espérant la trouver vide, et elle
referma la porte à grand bruit, avec un geste d'impatience. On ne pouvait
dire plus clairement : Allez−vous−en.
M. Drommel ne put se tenir de confesser au prince que la figure de Mme
Picaud lui paraissait aussi rébarbative que celle de M. Taconet, et il
s'informa d'un ton de mystère et d'inquiétude si les auberges de Barbison
passaient pour des maisons honnêtes. Le prince en inféra que M. Drommel
avait emporté dans son bagage toute une collection de rubis balais. Quand
il sut qu'il s'agissait de cinq ou six méchants mille francs en billets et en
espèces, il ne put réprimer un léger haussement d'épaules. Qu'est−ce que
six mille francs pour un grand seigneur qui possède Malaserra ? Il ne laissa
pas de représenter à M. Drommel qu'il eût été plus simple de se munir de
lettres de crédit, et il l'exhorta vivement à ne jamais se séparer de sa
sacoche.
−Cette maison, lui dit−il, est la plus honnête du monde ; mais l'homme,
mon cher ami, il n'est jamais sûr que de ce qu'il tient.» Pendant ce temps,
l'ex−commissaire de police, qui s'était retiré dans sa chambre, croyait
apercevoir dans les fumées de sa pipe une très jolie femme aux yeux de
couleur indécise, un innocent jouvenceau à la blonde moustache, une
lourde sacoche pendue au cou d'un butor, la noble et pâle figure d'un prince
sicilien, qui s'écriait : «Le respect de la propriété, il est le fondement de
tout l'univers.» M. Taconet bâtissait là−dessus un imbroglio, un roman à
quatre personnages, où les affinités électives jouaient un grand rôle ; les
coeurs, les espèces, tout circulait. Puis il se mit à songer aux races
inférieures et aux nations qui ont les secrets de l'avenir, à la synthèse
germanique, à Sedan, aux Peaux−Rouges, et il finit par s'endormir en
murmurant :
«Patience ! répondit Panurge.»
Amours Fragiles
III 146
IV
M. Drommel aurait mieux fait peut−être de suivre sa première idée, qui
était de partir dès le lendemain, 1er octobre, pour Lyon. Mais quoi ! Il n'en
fit rien, c'était écrit aux tablettes de Jupiter.
On a prétendu que la cause de tout le mal avait été Mme Drommel, qu'en
s'éveillant elle s'était plainte de son pied, qui avait enflé pendant la nuit,
qu'elle s'était déclarée incapable de se remettre en route. Ceux qui ont
adopté cette version méconnaissent le caractère angélique de cette
charmante femme. A la vérité, lorsque son mari se présenta dans sa
chambre, elle lui insinua doucement qu'elle se ressentait des fatigues de la
veille et qu'un jour de repos lui ferait grand bien ; mais elle ajouta aussitôt
que, s'il l'avait pour agréable, elle était prête à partir, qu'elle se faisait une
joie de déférer à tous ses désirs, qu'il la connaissait trop pour en douter.
Heureusement M. Drommel avait résolu d'employer cette journée à visiter
le palais et le parc de Fontainebleau, en compagnie de son cher prince, qui
lui en avait fait la proposition. Il répondit que la santé de sa chatte lui était
plus précieuse que tout, que, quoi qu'il lui en coûtât, il retarderait de
vingt−quatre heures son départ à la seule fin de lui faire plaisir. Elle fit
semblant de le croire, le remercia gentiment, le récompensa par un
adorable sourire. Avoir l'air de croire est un art qu'elle possédait, et un art
très utile, qui épargne aux familles beaucoup de contestations épineuses, de
chipotages, de picoteries.
On a prétendu aussi et même affirmé qu'un peu plus tard, M. Drommel
ayant rencontré sur l'escalier le petit Lestoc, celui−ci lui proposa de but en
blanc de faire le portrait de sa femme. Il n'en est rien, et voilà comme on
écrit l'histoire. Les choses se passèrent tout autrement, comme vous le
pensez bien ; voici le fait. M. Drommel, qui avait gardé un aimable
souvenir du jeune peintre, de l'agrément de son commerce, de la facilité de
son humeur, de la naïveté de ses propos, s'informa de son nom. Lorsqu'il
apprit que le neveu de Mlle Dorothée était l'auteur du tableautin coté deux
mille francs, qu'il était en passe de devenir célèbre et qu'un jour ses
IV 147
peintures se vendraient un prix fou, l'estime qu'il faisait de lui s'accrut
considérablement. La pensée lui vint d'obtenir de ce bon jeune homme, à
titre de souvenir et sans bourse délier, bien entendu, une aquarelle, une
pochade, quelque croquis, et de le rapporter à Goerlitz comme un
échantillon de l'école du plein air, à laquelle il se promettait de consacrer
quelque jour l'une de ses plus savantes élucubrations. M. Drommel a
toujours eu le génie du troc, il donne l'oeuf pour avoir le boeuf, un
abonnement à la Lumière contre un tableau ou un livre de prix. Souvent
même il ne donne rien du tout. Il ne rencontre guère de peintres, d'artistes,
de collectionneurs d'objets rares sans leur soutirer quelque chose ; ils sont
tous tenus de lui payer leur tribut, qu'il empoche gaillardement, comme
une preuve sensible et palpable du vif intérêt qu'il leur porte. Les indiscrets
sont les heureux de ce monde.
Après y avoir mûrement réfléchi, M. Drommel trouva bon de charger sa
femme de cette petite négociation. Il alla sur−le−champ la rejoindre dans
un kiosque à claire−voie, qui terminait l'une des allées du jardin de
l'auberge. Elle s'y était acheminée en boitant très bas, et y prenait le frais,
enveloppée dans son mantelet, la jambe allongée sur un coussin. Il lui
annonça que, pour la sauver de l'ennui en son absence, il voulait lui
présenter un jeune homme très singulier, très original, qui la divertirait par
ses naïves saillies.
«Te souviens−tu, Ada, lui dit−il, d'une jolie petite toile signée Henri
Lestoc ?»
Elle eut beaucoup de peine à s'en souvenir.
Que les femmes sont oublieuses ! reprit−il. J'ai dîné hier avec lui.
−Comment l'appelles−tu ?» demanda−t−elle.
Il se fit un cornet de ses deux mains et cria dans l'oreille de sa femme :
«Henri Lestoc ! T'en souviendras−tu, tête à l'évent ?
−Je crois le voir d'ici, répondit−elle. Un gros garçon chevelu, hérissé
comme un porc−épic.
−Tu peux te vanter de rencontrer juste dans tes conjectures. C'est un petit
blondin, qui a encore aux lèvres le lait de sa nourrice, ce qui ne l'empêche
pas d'être fort intelligent. Il me connaissait, ma chère. Je ne voudrais pas
jurer qu'il m'ait lu, mais il avait entendu parler de moi.
−Le beau mérite ! fit−elle. C'est le plus élémentaire de ses devoirs.
Amours Fragiles
IV 148
−Enfin veux−tu que je te l'amène ?
−A quoi bon ? qu'en ferais−je ?
«J'ai mon projet,» répondit−il.
Elle le regarda en se disant :
«Il est vraiment prodigieux.
−Oui, reprit−il, j'ai mon idée. Ce galopin a du talent, et j'ai décidé que
j'aurais de sa peinture sans qu'il m'en coûtât rien.
−Et c'est sur moi que tu comptes pour cela ?
−Dans le courant de la conversation, tu demanderas à visiter ses
portefeuilles ; il ne te refusera pas un petit souvenir. On ne refuse rien à
une jolie femme qui sait s'y prendre... Et puis il t'amusera.
Croirais−tu, ma chatte, qu'il a fait voeu ?... Ils sont tous comme cela dans
l'école du plein air. Oui, croirais−tu que jamais, au grand jamais ?.. C'est
lui−même qui le dit. Ma parole d'honneur ! ces Français sont bien
étonnants ! Quand ils ne sont pas des Lovelace, ils sont candides au delà de
tout ce qu'on peut se figurer. Celui−ci a été élevé par une vieille tante,
vertu farouche, qui avait de la barbe au menton, et il est vraiment
incomparable... Dame ! il est un peu sauvage. Tâche de l'apprivoiser.
Voyons, puis−je te l'amener ? y consens−tu ?»
Après s'être fait longtemps prier, Mme Drommel finit par consentir ; en fin
de compte, elle était toujours consentante.
M. Drommel se mit à la recherche du petit Lestoc. Il le trouva qui sortait
de sa chambre, fredonnant une vocalise, tout frais, tout pimpant, portant
beau, le chapeau sur l'oreille, le nez au vent, les mains dans les poches de
sa vareuse, un bouquet de myosotis à sa boutonnière, décoration qui était
peut−être de circonstance. Chaque matin, il se réveillait plus jeune d'un
jour que la veille ; chaque matin, on lisait sur son visage la hâte fiévreuse
d'un départ, et il partait en effet pour prendre le train qui conduit à la gloire
ou pour chercher quelque chose dont il avait rêvé pendant la nuit.
Qu'était−ce donc ? Il ne le savait pas toujours, mais m'est avis que ce
matin−là il le savait.
M. Drommel le happa au passage, lui fit force caresses et gros
compliments, l'emmena dans le jardin, lui demanda la permission de le
présenter à Mme Drommel, qui adorait la peinture. Le petit Lestoc fit
froide mine à cette ouverture, tâcha de s'évader, inventant des défaites,
Amours Fragiles
IV 149
prétextant des affaires urgentes. M. Drommel eut réponse à tout. Il ne lâcha
pas son prisonnier, il le conduisit par le bouton de son habit vers le
kiosque, où l'ayant poussé :
«Ma chère Ada, dit−il avec son gros rire, je te présente un jeune artiste de
grand avenir, qui t'expliquera les principes de Mlle Dorothée et de l'école
du plein air.»
Quelque peine que se donnât M. Drommel, la glace fut difficile à rompre.
Lestoc était raide comme un piquet, hautain, gourmé ; impossible de le
dérider. Mme Drommel était gracieuse ; pouvait−elle ne pas l'être ? Mais
elle avait malgré elle l'air d'une femme qu'on dérange et qui préfère la
solitude aux importuns.
M. Drommel les laissa se débrouiller. Leur tournant le dos, il se mit à
arpenter une des allées du jardin. Il tenait d'une main son crayon, de l'autre
son carnet. Il s'était avisé, en prenant son café, d'une sanglante épigramme
à décocher à l'asinus, il avait hâte de la noter.
C'était une vraie trouvaille, et, si tenace que fût sa mémoire, écrire lui
paraissait plus sûr. Il n'avait une confiance absolue qu'en deux choses, sa
femme et son calepin.
Tout en écrivant, il prêtait l'oreille de temps à autre ; il lui parut qu'on
s'était mis à causer, et il jugea même que l'entretien était assez animé. Il
entendit tout à coup le petit Lestoc s'écrier :
«Là, franchement, convenez que c'est un sot.»
M. Drommel écarta les branches d'un chèvrefeuille, qui obstruait l'entrée
du kiosque ; il avança sa tête carrée et dit :
«Qui est le sot ?»
Lestoc s'élança vers lui, et lui mettant la main sur la bouche :
«Chut ! ne nous trahissez pas, il est ici tout près.»
M. Drommel promena son regard autour de lui ; il aperçut M. Taconet, qui
faisait un tour dans le potager. «Vous avez mille fois raison, dit−il, et, qui
pis est, c'est un sot hargneux et malfaisant. Je ne comprends pas que Mme
Drommel fasse difficulté d'en convenir.
−Il est des choses, répondit Lestoc, qu'on pense sans oser les dire.»
M. Drommel retourna dans son allée, où il continua de prendre des notes,
jusqu'à ce qu'on vînt l'avertir que la voiture était avancée, que le prince de
Malaserra l'attendait. Il se dirigea de nouveau vers le kiosque pour prier sa
Amours Fragiles
IV 150
femme de retoucher son noeud de cravate ; il tenait à faire honneur à son
noble ami. Cette fois, le petit Lestoc disait avec un accent très doux, mais
très délibéré :
«Je vends toujours à prix fixe. Par exception, je consens à vous faire un
rabais. J'en demandais quatre, il m'en faut trois ; mais c'est mon dernier
mot, et j'entends être payé comptant.»
A ces mots, il sortit du kiosque en courant, faillit heurter M. Drommel.
Lui prenant la main qu'il secoua vivement :
«Mon cher monsieur, il m'en faut trois, s'écria−t−il ; faites entendre raison
à Mme Drommel.»
Et il s'éloigna en levant les bras au ciel, comme pour l'attester que c'était
bien son dernier mot.
«Il lui en faut trois ? demanda M. Drommel à sa femme. Qu'est−ce à
dire ?» Elle courut à lui, oubliant qu'elle avait mal au pied, et se mit en
devoir de lui arranger sa cravate.
«Tu t'es bien mépris à son sujet, lui dit−elle. Il est original, je le veux ;
mais innocent, il ne l'est guère.
−Ah çà, est−ce que par hasard cet élève de Mlle Dorothée ?...
−Quel Arabe ! Trois cents francs pour une misérable aquarelle ! Il a une
façon de vous demander les choses de but en blanc qui n'est vraiment qu'à
lui, et il exige qu'on le paye comptant.
−Ses prétentions sont ridicules, répondit M. Drommel. Je le croyais mieux
élevé, plus galant homme. Bah ! il ne verra pas la couleur de notre argent.
Tâche de l'enguirlander, ma chère Ada ; tu en viendras bien à bout.
−Je ferai de mon mieux,» dit−elle.
Puis, s'éloignant de deux pas, elle le regarda fixement, et lui tira une de ces
profondes révérences qu'elle faisait jadis au public de Berlin, les soirs où il
l'applaudissait à faire crouler la salle.
«Il paraît que ton pied ne te fait plus mal, lui dit−il.
−Il s'est guéri comme par enchantement.»
Elle le regarda de nouveau, elle le trouvait phénoménal, et elle se mit à rire
comme une folle.
«Eh bien ! qu'est−ce qui te prend ?»
Elle répondit avec une volubilité qui ne lui était pas ordinaire : «Le ciel est
bleu, il y a là−bas des roses, l'herbe de la pelouse est toute fraîche, ton
Amours Fragiles
IV 151
noeud de cravate est irréprochable, et il me semble que j'ai seize ans.
−Ajoutons−en douze, dit−il. Mme Drommel est née le 26 juillet 1851.
−Pour la première fois, dit−elle ; mais Mme Drommel renaît de temps à
autre.»
Il y avait en ce moment un baptême ou un mariage à Chailly, et le vent
apportait jusqu'à Barbison le bruit des cloches qui sonnaient à toute volée.
«Foi de danseuse ! reprit−elle, les cloches nous annoncent une joyeuse
nouvelle. L'air a aujourd'hui une couleur toute particulière, celle qu'il a les
jours de fête.
−Je m'informerai tantôt, lui répliqua−t−il, s'il y a dans le voisinage quelque
hospice d'aliénés. Je viendrai t'y voir en passant à mon retour d'Italie.»
Une guêpe indiscrète voltigeait autour de son front, Mme Drommel la
chassa d'un coup d'éventail. Puis elle contempla ce vaste front qui portait
un monde, et il lui parut qu'il y avait quelque chose d'écrit.
En sa qualité de femme de savant, elle respectait les écritures. Elle voulut
pourtant en avoir le coeur net. «Sais−tu quoi ? dit−elle. Je suis
horriblement jalouse de ce prince à qui tu me sacrifies durant toute une
journée. Si je te disais que je meurs d'envie de voir Fontainebleau et si je te
suppliais de m'emmener, gageons...
−Ne gage pas, ma chatte, tu perdrais. Les femmes sont quelquefois de
grands trouble−fête.
−Décidément tu ne veux pas m'emmener ?
−Non, et voilà celui qui veut, dit−il en se frappant la poitrine à tour de
bras ; voici celle qui obéit.»
Il lui prit la main, et, comme dans la forêt, il effleura négligemment de ses
grosses lèvres des ongles roses qui n'avaient jamais égratigné personne. Il
était pressé de s'en aller, on ne fait pas attendre les princes. Elle
l'accompagna jusqu'au milieu du jardin, en lui recommandant d'éviter les
courants d'air, de se défier du serein, de ne pas oublier son plaid à
Fontainebleau, de s'en envelopper avec soin au retour, enfin d'avoir les
plus grand égards pour sa précieuse personne.
Puis elle le regarda s'éloigner.
«Il paraît bien que l'écriture est en règle,» pensa−t−elle.
Les cloches sonnait toujours. Elle s'adossa contre un pommier, ferma à
moitié les yeux. Il lui sembla qu'un bras téméraire s'enlaçait autour de sa
Amours Fragiles
IV 152
taille, que des lèvres audacieuses se pressaient sur les siennes, qu'une voix
jeune et frémissante lui disait :
«Je vous adore, il m'en faut trois.» Était−ce un rêve ou un souvenir ?
Elle fut réveillée en sursaut par son mari, qui rebroussait chemin pour lui
dire :
«Il me vient une idée ; promets−lui un abonnement à la Lumière.
−Je crains bien que cela ne suffise point,» répliqua−t−elle.
Et elle l'exhorta de nouveau à éviter soigneusement les mauvais pas et les
courants d'air.
«Au diable les femmes qui ont l'amour des litanies !» répondit−il, indigné
qu'elle ne goûtât pas son idée.
Dès qu'il fut monté en voiture :
«Me voilà en état de grâce, dit−il au prince de Malaserra, je suis muni de
tous les sacrements de l'Église.»
Et il se récria, en s'en moquant un peu, sur la tendre et trop craintive
sollicitude que lui témoignait sa femme. Il ajouta qu'il n'avait jamais été
malade de sa vie, et que jamais il n'avait rien perdu en voyage, pas même
son parapluie.
«O mon cher ami, lui répondit le prince, que je vous envie votre florissante
santé, votre bonheur et, oserai−je vous le dire ? Votre délicieuse épouse.
Hélas ! la princesse de Malaserra... Je suis bien malheureux, mon ami, car
la princesse elle s'est sauvée avec un méprisable aventurier. Oh ! si je les
tenais ! Le désespoir il est cannibale, et les femmes elles sont
inconcevables. M'avoir préféré l'autre ! Tout le monde s'accorde à dire que
je suis assez bel homme, et l'autre il était affreux, un petit homme camus...
Vous voyez que je vous dis tous mes secrets, j'ai toujours eu la coutume de
montrer mon âme à mes amis. Oui, mon ami, c'est pour cela que je voyage,
car, depuis cette horrible aventure, Malaserra il me déplaît quelquefois, et
vous verrez pourtant comme il est beau, Malaserra.»
A ces mots, le prince porta son mouchoir à ses yeux, et M. Drommel
lui−même crut devoir par bienséance verser quelques larmes sur la
déplorable escapade de la princesse.
«Dites−moi la franche vérité, mon ami, reprit le prince, n'avez−vous
jamais été jaloux ? La princesse de Malaserra elle m'a fait mourir de
jalousie.»
Amours Fragiles
IV 153
M. Drommel éclata de rire, tant la question lui sembla baroque.
«Prince, répondit−il, Mme Drommel est d'un pays où les femmes savent
aimer, parce qu'elles ont de l'âme, du Gemüth.
−Le Gemüth ! Qu'est−ce donc cela ?
−Impossible de vous le faire comprendre, cela ne peut se traduire ni en
italien ni en français. Qu'il vous suffise de savoir qu'une femme qui a du
Gemüth n'aime qu'une fois et ne se sauvera jamais avec l'autre.
−Même quand il ne serait pas camus ?
−Une femme qui a du Gemüth, répliqua solennellement M. Drommel,
méprise de tout son coeur ce qu'on appelle dans ce pays−ci la bagatelle, et
pour les femmes de ce pays−ci, la bagatelle est tout.» Là−dessus il lui
reprocha de prendre son aventure trop au tragique ; il lui représenta que les
vrais philosophes ne s'émeuvent de rien, ne s'étonnent de rien et ne sont
jamais jaloux, que les femmes après tout ne sont que de jolis jouets, quand
elles ne sont pas de grands empêchements, maximum impedimentum,
qu'au surplus l'affinité élective est une loi fatale, une loi sacrée, dont il faut
s'accommoder avec gaieté et bonne humeur. Il partit de là pour l'engager à
étudier sérieusement la sociologie, science d'un prix inestimable, qui nous
apprend à mépriser tous les petits accidents dont s'affecte le profane
vulgaire.
Ce fut en devisant ainsi qu'ils arrivèrent à Fontainebleau, où ils firent un
excellent déjeuner, arrosé des meilleurs vins. Après cela, ils visitèrent le
château ; à vrai dire, M. Drommel le trouva inférieur à sa réputation,
décida qu'on l'avait surfait comme la forêt ; la cour ovale, la porte dorée, la
salle du conseil le laissèrent froid. Il trouva même beaucoup à reprendre
dans la merveilleuse galerie de Henri II ; pour un peu, il aurait prétendu
qu'il y avait mieux à Goerlitz. Cependant, en traversant la cour de la
fontaine, il prit quelque plaisir à contempler les ébats des fameuses carpes ;
il daigna acheter au rabais une brioche rance, qu'il leur jeta avec un sourire
de majesté débonnaire ; comprirent−elles, en la dévorant, à quelle
glorieuse main elles étaient redevables de leur bonheur ? Au retour, la
conversation tomba sur la gymnastique allemande. M. Drommel entreprit
d'expliquer au prince de Malaserra que, grâce à un système d'éducation et
d'entraînement que les autres peuples sont réduits à envier sans le pouvoir
imiter, l'Allemagne est non seulement le seul pays où les femmes aient du
Amours Fragiles
IV 154
Gemüth, mais le seul où les hommes aient des muscles. Pour l'en mieux
convaincre, il retroussa ses manches et montra ses robustes poignets au
prince, qui, hélas ! n'avait que son âme à montrer, tant il était maigre. Ils
venaient en ce moment de laisser leur voiture sur le grand chemin, ils
suivaient un sentier qui conduit à un chaos de rochers dont le propriétaire
de Malaserra désirait faire les honneurs à son cher ami. Arrivés dans ce
lieu sauvage et solitaire, M. Drommel voulut que le prince pût juger par
ses yeux des prodiges qu'accomplit la gymnastique allemande. Il se mit à
soulever d'énormes pierres, à porter à bras tendu des fragments de roc. Le
prince émerveillé l'engagea à se débarrasser de son pardessus et de tout son
attirail de touriste, qui le gênaient ; mais M. Drommel affirma que rien
n'était capable de le gêner, et, comme il avait la tête un peu dure, il ne se
laissa pas persuader. Le prince lui demanda s'il était aussi agile que fort et
le mit au défi de grimper jusqu'à la cime d'un rocher fort abrupt. M.
Drommel accepta cette nouvelle épreuve, d'où il sortit triomphant, quoique
hors d'haleine et trempé de sueur. Il fit après cela quelques sauts périlleux,
jusqu'à ce que le prince, devenu pensif, lui dit :
«Je frémis, mon cher ami ; oui, vous me faites frémir. Laissez donc, en
voilà assez. Si par un malheur dont je serais inconsolable il vous arrivait
quelque accident, comment oserais−je reparaître devant la femme qu'elle
vous adore ?»
Ils regagnèrent leur voiture. De ce moment, le prince fut moins causant ; il
devint même taciturne : il semblait distrait, préoccupé, mélancolique.
M. Drommel s'imagina qu'il pensait à la princesse de Malaserra. Je croirais
plutôt que les merveilles que produit la gymnastique allemande et les
prouesses de son cher ami l'avaient rendu rêveur, qu'il lui enviait ses
incomparables jambes, la puissance de ses bras musculeux ; les plus belles
âmes sont sujettes à l'envie. Pour M. Drommel, il était enchanté de sa
journée et d'avoir passé quelques heures de plus dans l'intimité d'un
homme d'élite, qui l'honorait de son amitié et dont la conversation était
aussi instructive que ses manières étaient séduisantes. Ce qui surtout le
remplissait d'aise, c'est que sa petite excursion ne lui avait rien coûté,
attendu que le prince de Malaserra avait tout payé, la voiture, le déjeuner,
les pourboires, tout, sauf la brioche rance dont les carpes s'étaient régalées.
Une autre satisfaction l'attendait à son arrivée. Mme Drommel avait eu
Amours Fragiles
IV 155
raison du petit Lestoc, non sans peine. Elle se trouvait en possession d'une
aquarelle, qui avait été peinte dans l'après−midi avec une furie toute
française et offerte à titre de souvenir, de don purement gratuit ou peu s'en
fallait. Cette charmante aquarelle représentait un bout de grand chemin.
D'un côté se dressait un énorme chêne qui n'avait pas une feuille ; il était
mort ou quasi mort ; à main gauche, un sentier courait dans un bois de
pins. A l'un des coudes du sentier, on voyait de dos un joli couple
d'amoureux, qui apparemment s'étaient pris de querelle.
Un jeune homme, agenouillé dans la poussière, élevait au ciel des bras
suppliants ; il implorait son pardon ou mendiait une grâce. Vêtue d'une
robe jaune paille, la jeune femme, penchant vers lui sa tête blonde, le
menaçait d'une baguette de coudrier qu'elle agitait dans l'air. Elle avait
laissé tomber son parasol, qui avait roulé à quelques pas plus loin et sur
lequel se jouait un furtif rayon de soleil.
M. Drommel se plaignit que le sujet fut un peu léger ; il se plaignit aussi
que le peintre eût esquivé la principale difficulté de son art en montrant de
dos ses personnages. Il était curieux, il aimait l'exactitude en toute chose ;
il aurait voulu voir ces deux visages.
Cependant la double tache que faisaient la petite femme et le parasol de
soie caroubier le charma, et, par une de ces intuitions soudaines qui sont
propres au génie, il conçut incontinent le plan d'un article à écrire sur
l'école du plein air. Il fit remarquer à sa femme que l'aquarelle n'était pas
signée. Elle lui montra, sur un rocher de grès qui assistait muet à la
querelle des deux amants, ces mots, écrits en caractères très fins : Souvenir
du 1er octobre 1879. Elle lui montra cet autre mot : Sempre, qui veut dire
en italien «toujours», et à ce propos elle lui apprit que sempre était le nom
de guerre d'Henri Lestoc.
«Jamais et toujours ! dit M. Drommel, voilà, à ce qu'il semble, des
vocables que ce petit homme affectionne, et il faut croire que Mlle
Dorothée les employait volontiers. Mais, je te prie, est−il devenu
raisonnable ? combien demande−t−il pour ces deux taches ?
−Ton idée était bonne, lui dit−elle ; il s'est contenté d'un abonnement
perpétuel à la Lumière, ce qui lui fait d'autant plus d'honneur qu'il ne sait
pas l'allemand.
−Il en sera quitte pour l'apprendre, répondit−il. Allons, voilà qui est bien ;
Amours Fragiles
IV 156
mais par exemple c'est lui qui payera le port.»
Il ajouta en embrassant sa femme et lui tirant doucement l'oreille :
«La journée t'a paru longue ? Bah ! console−toi, ma chatte ; il n'y a rien à
voir dans leur Fontainebleau.»
Amours Fragiles
IV 157
V
Cette fois, Mme Drommel fut du dîner. Son aimable présence mit en joie
la petite table ronde autour de laquelle se réunirent les convives de la
veille ; il en est de la beauté comme du bon vin : elle réjouit le coeur de
l'homme. Le petit Lestoc fut le seul qui ne fit pas fête à cette jolie femme.
Il ne paraissait pas se douter qu'elle fût là. Il était distrait, préoccupé ; il
avait le regard rêveur et le front nuageux. M. Drommel en conclut
malignement qu'il regrettait ses trois cents francs ; il le plaisanta finement
sur son silence, sur son air raide et taciturne.
«Excusez−moi, répondit le jeune homme ; je creuse un problème. Oh ! J'y
arriverai ; mais il y a là une question de lieu, de temps, de méthode qui me
donne beaucoup à penser.
−La méthode est la grande chose, dit M. Drommel. Jeune homme,
faites−moi part de vos perplexités, je vous aiderai à résoudre ce cas
embarrassant.
−Je compte bien sur vous pour m'y aider, répliqua−t−il ; mais vous m'y
aiderez sans avoir besoin de parler. Je gage que l'inspiration me viendra en
vous regardant.»
Et il se replongea dans sa méditation.
Sur ces entrefaites, l'ex−commissaire de police arriva. En voyant paraître
son ennemi intime, M. Drommel se renfrogna ; cet homme lui était
souverainement antipathique ; il se promit de ne pas manquer l'occasion de
lui dire son fait.
Le prince de Malaserra avait secoué sa mélancolie ; assis à côté de Mme
Drommel, il se montrait galant et attentif. «Le sort de M. Drommel, lui
dit−il, il est le plus enviable de tous les sorts ; mais ce que je lui envie
surtout, c'est qu'il est adoré par une femme qu'elle est, paraît−il, un ange de
douceur et de complaisance.
Et pourtant, qu'a−t−il besoin d'être heureux, M. Drommel ? Il m'a dit
lui−même qu'il se consolerait facilement de tous les petits accidents qui
pourraient lui arriver. Les sociologues, ils se consolent de tout.
V 158
−Surtout des chagrins des autres, je le crois sans peine, interrompit M.
Taconet, en remuant ses épais sourcils. Mais, quant aux petits accidents qui
peuvent les atteindre dans leur chère personne, je les crois à cet égard aussi
tendres aux mouches que le premier pékin venu.»
Le regard de M. Drommel s'alluma ; on en vit jaillir cette flamme qui sort
quelquefois de l'oeil des sages et qui dévore le profane vulgaire.
Si M. Taconet eut la vie sauve, cela prouve qu'il est solidement bâti et de
forte trempe.
«Un homme qui se respecte, lui cria M. Drommel, s'abstient
soigneusement de parler de ce qu'il ne sait pas. Que savez−vous de la
sociologie ?
−J'en sais, répliqua−t−il, ce que vous avez bien voulu nous en apprendre
hier au soir. Au surplus, que Dieu bénisse les sociologues ! mais j'ai déjà
rencontré dans ma vie beaucoup de faiseurs de paradoxes, et je puis vous
certifier que, le cas échéant, leurs paradoxes étaient à la merci des
accidents et ne les consolaient de rien. Il y a des gens qui ne prennent leur
parapluie que quand le temps est beau et qui l'oublient chez eux dès qu'il se
gâte. Aussi sont−ils mouillés comme le commun des martyrs.
−Et moi, repartit impétueusement M. Drommel, je connais des gens qui
traitent de paradoxes toutes les vérités qui dépassent la médiocrité de leurs
pensées et la faiblesse de leur petit entendement.
−Croyez−moi, reprit M. Taconet, il faut se défier des opinions singulières.
Le lieu commun est le fond de la vie !
−Les lieux communs sont le cachet des sots, répondit M. Drommel en
colère.
−Et les inconséquences, dit l'autre, sont le propre des sociologues.
Tôt ou tard, ils ont le sort de l'écolier limousin.
−Que voulez−vous dire avec votre Limousin ?
−Il est donc inconnu à Goerlitz ? Voici l'histoire. Un jour, je ne sais quand,
Pantagruel se promenait après boire par la porte d'où l'on va à Paris, et il
advint qu'il rencontra un écolier tout joli et qui venait par icelui
chemin.−Mon ami, d'où viens−tu ? lui dit−il.−L'écolier répondit :−De
l'alme, inclyte et célèbre académie que l'on vocite Lutèce, où nous
déambulions par les compites et quadrivies, en despumant la verbocination
latiale.
Amours Fragiles
V 159
−Bren, bren, dit Pantagruel, qu'est−ce que veut dire ce fou ! Je crois qu'il
nous forge ici quelque langage diabolique. Par Dieu ! je lui apprendrai à
parler ; mais devant, réponds−moi, d'où es−tu ?−A quoi l'écolier répondit :
«L'origine primève de mes aves et ataves fut indigène des régions
lemoviques.»−J'entends bien, dit Pantagruel, tu es Limousin pour tout
potage.−Et le prenant à la gorge : «Tu écorches le latin ; par saint Jean ! je
t'écorcherai tout vif.» Lors commença le pauvre Limousin à crier : «Vee
dicou gentilastre, laissas a quo au nom de Dious, et ne me touquas grou !»
Ce qui signifiait : «Eh ! dites donc, mon gentilhomme, laissez−moi, au
nom de Dieu, et ne me touchez pas.»−Dieu soit loué ! répondit Pantagruel,
à cette heure tu parles limousin.
−Je n'entends rien à cette histoire, s'écria M. Drommel ; mais, si en la
racontant vous aviez l'intention de m'insulter, je vous jure que vous m'en
rendrez raison.»
L'ex−commissaire lui répondit :
«C'est bien de cela que vous avez besoin, comme le disait je ne sais plus
qui.»
A ces mots, M. Drommel, ne se possédant plus, se leva pour courir sus à
l'insolent ; heureusement, sa femme l'arrêta par le bras, tandis que le prince
de Malaserra le retenait par une des basques de son habit, en lui disant :
«Les philosophes ils ne se fâchent jamais.
−Au nom de Dious ! ne vous disputez pas, dit tranquillement le petit
Lestoc. Vous m'empêchez de piocher mon problème.
−Bah ! lui dit M. Taconet sans se départir de son flegme, quand on est
deux à chercher, l'un aidant l'autre, on finit toujours par trouver.»
En prononçant ces paroles, il regardait fixement Mme Drommel, qui ne put
s'empêcher de rougir jusqu'au blanc des yeux. Il ajouta :
«Au surplus, qui de nous n'a son problème à piocher ? Gageons que Son
Excellence M. le prince de Malaserra a le sien, qui l'occupe beaucoup, et
c'est lui qu'il faut plaindre, car personne ne l'aidera.
−Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit le prince un peu troublé, en
fourrant son nez dans son assiette.
−Monsieur, reprit l'ex−commissaire, s'adressant à M. Drommel, j'ai peu de
goût pour vos idées, pour vos manières, pour votre personne, et aussi bien
il n'y a qu'un mot qui serve, je suis de Metz, et vous êtes Allemand.
Amours Fragiles
V 160
Cependant j'étais venu ici déterminé à vous donner un bon conseil ; mais
de l'humeur dont vous êtes...
−Je n'ai que faire de vos conseils, interrompit−il, et le seul service que
vous puissiez me rendre est de me délivrer de votre sotte présence.
−Qu'à cela ne tienne, tout est pour le mieux,» répondit en souriant M.
Taconet.
Et, jetant sa serviette sur la table, il sortit.
Nous avons le regret de dire que son départ soulagea tout le monde, y
compris le petit Lestoc, qui s'écria :
«Décidément cet homme est un gêneur.»
Quant à M. Drommel, il jura par la synthèse universelle et par la
gymnastique allemande qu'il retrouverait ce croquant, ce bélître, et lui
ferait payer cher ses insolences.
«Eh quoi ! mon cher ami, lui dit le prince, irez−vous vous commettre avec
une espèce ? car il est une espèce, cet homme, et un esprit tout à fait
subalterne. Je vous l'ai déjà dit, la police en France elle n'a aucune
éducation. Et puis, le combat serait trop inégal. Je vous ai vu à l'oeuvre
cette après−midi. Dieu ! quel gymnaste, quels poignets et quel
équilibriste ! Ma parole d'honneur, les rochers ils avaient peur de vous, ils
ne pouvaient vous regarder sans frémir, et ils frémissent encore.»
Il raconta à Mme Drommel les prouesses par lesquelles s'était illustré son
mari en revenant de Fontainebleau. Il les célébra en si bons termes que le
héros de l'aventure, chatouillé dans son amour−propre, finit par se dérider.
«M. Drommel, je n'ai qu'un reproche à lui faire, poursuivit le prince ; il
n'admire pas assez la forêt, et pourtant elle est une belle chose la forêt. S'il
la voyait par la lune !... Mais savez−vous quoi ? La nuit elle est douce, elle
est tiède, et la lune elle éclaire. Que diriez−vous si nous irions souper à
Franchard ? Le vin d'Aï, vous savez qu'il est bon, et j'ai dans mon armoire
un pâté de perdreaux truffés qu'il attendait une occasion... O mon cher ami,
vous ne direz plus que la forêt on l'a surfaite, quand vous l'aurez vue par la
lune.»
La proposition fut goûtée comme elle le méritait. Les forêts et la lune ne
révélant toutes leurs beautés qu'aux piétons, il fut convenu que M.
Drommel et le prince feraient une partie de la route à pied, que Mme
Drommel irait les rejoindre en voiture dans les gorges d'Apremont,
Amours Fragiles
V 161
emportant avec elle les bouteilles et le pâté, et que de là on s'acheminerait
de compagnie sur Franchard.
«Et vous, joli garçon, neveu de Mlle Dorothée, naïf enfant de la Brie et
glorieux représentant de l'école du plein air, ne serez−vous pas de la
partie ?» s'écria M. Drommel.
Le joli garçon commença par refuser, alléguant qu'il avait affaire ailleurs.
M. Drommel insista, le pressa vivement. Il aimait à faire politesse aux gens
sans bourse délier, aux frais d'autrui ; il était charmé que le vin d'Aï, que le
pâté de perdreaux du prince de Malaserra lui servissent à payer l'aquarelle.
Nous avons déjà dit qu'il était fort entendu dans ce genre de petites
combinaisons. Mme Drommel ne prit aucune part à ce débat, elle paraissait
absolument indifférente au dénouement. Sans mot dire, elle pliait et
dépliait son éventail, seul confident de ses pensées.
«Eh bien, soit ! répondit enfin le jeune homme. Quoique le vin d'Aï et les
perdreaux truffés ne me disent rien, je ne veux pas vous désobliger. Mais
j'ai la sainte horreur des voitures ; encore un héritage qui me vient de ma
tante Dorothée. J'irai là−bas tout seul par des sentiers que je connais, où je
serai fort à mon aise pour rêver à mon satané et délicieux problème, car il
est délicieux mon problème. Il a un visage comme il n'y en a pas deux dans
tout l'univers, une gorge et des bras faits au tour, une taille ronde et souple,
des cheveux clairs à rendre jaloux le soleil, un sourire qui donne la fièvre,
et avec cela un joli petit coeur tout vide, il n'y a rien dedans, c'est une
maison à louer.
Oh ! que bienheureux sera le locataire, s'il a le bon esprit de faire un bail à
vie !... Je vous répète que je l'adore, mon problème ; j'en raffole, j'en perds
la tête, je donnerais mon corps et mon sang pour le résoudre, pour le
posséder, pour qu'il soit à moi tout entier, et vive Dieu ! j'en viendrai à
bout dès ce soir, ou que le diable emporte mon âme et l'école du plein
air !... ce qui ne m'empêchera pas, messieurs, d'arriver avant vous à
Franchard.»
Cela dit, il quitta la salle en courant.
«Ma parole d'honneur ! il est devenu fou, dit M. Drommel à sa femme.
−Sa folie ne me déplaît pas,» répondit−elle d'un ton bref, car depuis un
moment elle avait le souffle un peu court.
Il était onze heures et demie quand M. Drommel et le prince de Malaserra
Amours Fragiles
V 162
quittèrent la grande avenue de Barbison pour s'engager dans la cavalière de
la Mare du Revoir, qui conduit aux gorges d'Apremont en grimpant et
serpentant au travers d'un éboulis. La lune, qu'on avait priée à cette petite
fête, s'était piquée de faire honneur à la parole d'un prince.
Elle avait revêtu tous ses atours, elle était charmante, elle était coquette ;
on eût dit une lune toute fraîche, fabriquée pour la circonstance. Elle se
plaisait à argenter le sable fin des sentiers, elle semait à profusion ses
diamants sur les blocs de grès. Deux nuages noirs laissaient entre eux un
intervalle d'un bleu sombre où elle voguait mollement, ils cherchaient à
l'arrêter au passage, et tout à coup elle disparaissait, comme mangée par la
nuit. L'instant d'après, elle recommençait à répandre dans la forêt ses
mystérieuses blancheurs, son pâle sourire, la douceur de ses longs silences,
que Virgile a chantés.
Quand les deux piétons eurent atteint la crête de la colline, le prince
s'arrêta, et montrant de la main à M. Drommel l'océan de verdure qui se
déroulait devant eux :
«Eh bien, mon ami, lui dit−il, ne trouvez−vous pas cela fort beau, et ne
frémissez−vous pas ?
−Prince, je ne frémis jamais, repartit M. Drommel. Cela n'est pas dans mes
moyens.»
Et il redressa brusquement sa puissante nuque, appliqua ses poings sur ses
hanches. Il avait l'air de jeter le gant à la forêt, il la mettait au défi
d'émouvoir M. Drommel. «Comment donc êtes−vous fait, mon ami ?
Votre coeur il est de chêne, il est de bronze... Moi je trouve cela tout à fait
romantique. Ah ! Le romantisme il est un certain vague dans l'âme.
−Le romantisme est un poison qui engourdit le sang, qui amollit les
cervelles, qui énerve les volontés, répliqua M. Drommel de sa voix aiguë,
dont l'intonation gouailleuse était tempérée par le respect qu'on doit aux
princes. Nous en sommes bien revenus, nous autres Allemands. De sottes
gens prétendaient jadis que les Français avaient pris la terre, les Anglais la
mer, et qu'il n'était resté pour tout potage aux Allemands que le bleu du
ciel. Aujourd'hui la terre est à nous, un jour nous aurons la mer, et nous
laisserons le bleu à qui voudra. Des âmes fortes et rusées dans des corps
d'acier, voilà ce qui convient aux maîtres du monde. Nous possédons la
force, nous avons César, la ruse nous vient, et déjà Rome se sent revivre en
Amours Fragiles
V 163
nous.»
Ainsi s'exprimait M. Drommel, saisi d'un noble transport, et il appuyait sa
pensée en frappant la terre du pied. Ses deux bras étendus, qui semblaient
s'allonger jusqu'à perte de vue, menaçaient à la fois le Sénégal et la Chine.
«Je vous laisse la force, mon ami, répondit le prince, et la ruse, ô pauvre
moi ! elle n'est pas mon affaire... Mais la rêverie elle a toujours été la
compagne de mon coeur.
−Défiez−vous du vague dans l'âme, prince, lui cria M. Drommel ; il est
cause que vous vous trompez de chemin.» En effet, le prince, s'étant remis
en marche, venait d'enfiler un sentier mal tracé, qui aboutit à un dévaloir
ou pour mieux dire à un véritable casse−cou, dans lequel il ne serait pas
prudent de s'aventurer de nuit.
«Laissez donc, répondit−il, je connais la forêt comme le fond de ma poche.
−Permettez, prince, dit M. Drommel, un homme tel que vous peut se
tromper une fois par hasard, sans que cela tire à conséquence. La gorge
d'Apremont est ici, devant nous. Vous me l'avez montrée de loin en
revenant de Fontainebleau ; il me suffit de voir les choses une fois, elles
me restent dans l'oeil, et en voilà pour l'éternité.»
Le prince de Malaserra n'en voulait pas démordre et cherchait à l'entraîner ;
mais M. Drommel était un homme de fortes convictions.
Malgré le prestige qu'exerçaient sur lui deux palais, les plus beaux oliviers
de la Sicile et le nom si bien sonnant de Malaserra, son entêtement
l'emporta sur son respect ; pour la première fois il s'éleva une légère
contestation entre les deux amis ; mais ce nuage se dissipa bientôt. Le
prince finit par confesser son erreur, il se rendit de bonne grâce, il revint
sur ses pas. L'instant d'après, on entendit le roulement d'une voiture.
«Ma femme, dit M. Drommel, est arrivée avant nous et nous attend.» Il se
trompait, car la voiture ne s'arrêta pas ; elle passa tout droit et s'éloigna
rapidement.
«Il paraît, mon cher ami, dit le prince, que nous trouverons de la société à
Franchard ; la lune elle a beaucoup d'amateurs.»
Ils allaient déboucher sur la grande route. Le cirque de rochers qu'ils
venaient de traverser, s'élargissant tout à coup, offrit à leurs yeux les plus
beaux accidents de terrain et l'un des sites les plus admirables de la forêt.
Devant eux se dressaient au milieu d'une lande quatre ou cinq chênes
Amours Fragiles
V 164
énormes aux branches tortueuses et tourmentées, semblables à de grands
bras tragiques ; ces cinq patriarches se détachaient sur un ciel blanc et
contemplaient leur ombre sommeillant à leurs pieds dans la bruyère. Plus
loin, de minces bouleaux, à l'écorce argentée, émergeaient comme des
fantômes du sein des fourrés épineux.
Le sol s'élevait en gradins, couronnés de lierre et de ronces. Des genévriers
d'une taille extraordinaire montraient de toutes parts leur front ébouriffé,
leur verdure noire, maigre et hérissée. Quelques−uns semblaient être en
colère, on ne savait pourquoi. D'autres causaient tranquillement avec la
lune. Il y en avait un qu'on eût pris pour un coq gigantesque qui dormait, sa
tête rentrée dans ses plumes. Les blocs de grès faisaient çà et là des taches
de neige dans les feuillages. Le rocher de Marie−Thérèse ressemblait à un
sphinx accroupi, qui propose des questions aux passants et qui les mange,
quand ils répondent de travers. Rochers, arbres, chênes, genévriers, ils
avaient tous cet air particulier aux choses qui ont longtemps vécu, qui ont
un passé, des habitudes, des souvenirs, une histoire à raconter, et sur
lesquelles les siècles ont usé leur lime et les tempêtes leurs fureurs.
Quoique M. Drommel considérât l'admiration comme une faiblesse
coupable, il ne put se défendre d'un certain saisissement ; il observa
pendant deux minutes ce site merveilleux, où le sauvage s'unit à la
noblesse des formes, à la beauté des lignes, et qui, n'en déplaise à la lune et
au prince de Malaserra, l'eût frappé bien davantage encore s'il l'avait vu de
jour. Il se remit bien vite de son émotion ; il déclara que les forêts
françaises manquent de cette intimité qui caractérise le moindre bocage
allemand, que les chênes français ont toujours un air apprêté, un peu
poseur, qu'on ne trouve qu'en Allemagne des arbres parfaitement naturels,
qui aient du Gemüth. Il ajouta aimablement qu'il était du reste enchanté de
sa petite expédition, que, lorsqu'on avait le bonheur de posséder pour
cicerone un prince de Malaserra, tous les lieux de la terre semblent beaux.
Cependant il avait martel en tête ; Mme Drommel n'arrivait pas. Il n'aimait
point à attendre, et pour la première fois de sa vie il attendait.
«Mme Drommel elle nous est bien nécessaire, lui dit le prince. Non
seulement sa présence elle est adorable, mais c'est elle qui a le champagne
et le pâté.» Il ajouta que sans doute il y avait eu erreur, que le cocher avait
fait passer Mme Drommel par un autre chemin, que le mieux était de se
Amours Fragiles
V 165
diriger à pied sur Franchard, où ils ne pouvaient manquer de la retrouver.
M. Drommel répondit du ton le plus assuré que jamais sa femme ne s'était
écartée d'un iota de ses instructions, qu'elle était absolument incapable de
passer par d'autres chemins que ceux qu'il lui prescrivait, que son départ
avait été retardé par quelque incident. Il proposa au prince d'aller à sa
rencontre, en s'acheminant par la grande route dans la direction de
Barbison. Le prince s'y résigna, non sans faire la grimace.
A peine eurent−ils fait deux cents pas :
«Mon ami, regardez cet arbre, s'écria−t−il. N'est−il pas beau, celui−là ?»
Il lui montrait du doigt, au bord de la route, celui qu'on a appelé le Rageur,
et, comme chacun sait, le Rageur est un gros chêne qui, à vrai dire, n'est
plus ; il a rendu les armes, il est fini. Adieu les bourgeons et les glands ! il
ne lui reste qu'un tronc crevassé, des branches sans rameaux, couvertes de
balafres et de cicatrices ; qui pourrait compter ses blessures ? En vain les
derniers printemps lui ont chanté leurs plus douces chansons, ils n'ont pu le
réveiller, rien n'a remué dans son vieux coeur et dans sa sève tarie. Il n'a
plus de feuilles, et les oiseaux l'évitent. Longtemps il a bataillé contre les
vents, contre les noirs hivers, contre les destins ; il s'est endormi à jamais
dans sa lassitude, et il porte sur son front ravagé l'étonnement de sa fin.
Mais ce vaincu est mort debout, il est encore solide sur ses pieds, sa
suprême défaite ressemble à une victoire.
−J'ai vu mieux que cela dans la Suisse saxonne, répondit M. Drommel. Si
gros qu'il paraisse, gageons que j'en fais le tour avec mes bras.»
Il courut s'appliquer les bras étendus contre l'arbre, qui le laissa faire ; mais
il reconnut aussitôt le ridicule de sa prétention.
«Je veux savoir de combien il s'en faut, s'écria le prince de Malaserra.
Mon ami, je vous prie, restez là comme vous êtes. J'ai une petite méthode à
moi pour mesurer les arbres ; c'est une petite expérience que je veux faire.
M. Drommel craignait d'avoir blessé son cher prince en se permettant deux
fois de n'être pas de son avis, en refusant à deux reprises d'obtempérer à
ses désirs. Il voulut se faire pardonner d'avoir pris cette liberté grande ; il
se prêta, le sourire aux lèvres, à une petite expérience dont le sens lui
échappait.
Avec une agilité étourdissante, le prince avait détaché de son cou une
longue écharpe de soie rouge qu'il portait sous son manteau et dont les
Amours Fragiles
V 166
bouts traînaient jusqu'à terre. De l'un des bouts il lia solidement le poignet
gauche de M. Drommel, qui le regardait avec des yeux étonnés.
Puis il enroula l'écharpe autour du tronc. Je crains qu'elle ne soit trop
courte, dit−il, et la petite expérience elle serait manquée. Avancez bien le
bras droit. L'écharpe elle n'aura pas de jeu ; mais ce n'est pas un malheur.»
La minute d'après, le second poignet de M. Drommel était lié aussi
solidement que l'autre.
«Qu'est−ce que cela prouve, mon cher prince ? fit−il. Décidément, je ne
comprends rien à votre petite méthode.»
Il n'en put dire davantage ; profitant de ce qu'il avait la bouche ouverte, le
prince y avait introduit de ses doigts subtils une jolie petite poire
d'angoisse en caoutchouc, tenue par un cordon élastique, qui fut ramené
vivement derrière une grosse tête, laquelle savait beaucoup de choses, mais
n'avait pas deviné celle−là.
Puis, d'un coup de canif, le prince coupa la courroie de la sacoche, qu'il
ouvrit pour s'assurer que les rouleaux d'or et les billets de banque s'y
trouvaient.
Alors, d'un ton presque suppliant et avec un sourire exquis, que M.
Drommel n'oubliera jamais, que M. Drommel reverra souvent dans ses
rêves :
«Excusez−moi, mon cher ami, murmura−t−il, je vous les rendrai à
Malaserra.»
Et il disparut.
Amours Fragiles
V 167
VI
Il survient quelquefois dans la vie des circonstances si bizarres, si étranges,
si imprévues, que le premier mouvement est de ne pas croire.
On n'y est plus, on ne se reconnaît pas. On se dit : Où suis−je ? Est−ce bien
moi ?−Et on se frotte les yeux pour se réveiller ; mais, pour se frotter les
yeux, il faut avoir les mains libres, et c'est un bonheur que n'a pas tout le
monde.
M. Drommel demeura d'abord confondu, comme éperdu de son aventure.
Le coup l'avait étourdi, hébété ; il ne parvenait pas à rassembler ses
pensées, ses souvenirs ; il y avait un gros nuage entre l'univers et lui.
Sa première idée fut de se croire à Goerlitz, dans son jardin, sous un
berceau de chèvrefeuille ; il fut tenté de s'écrier : «Ada, apporte−moi mes
pantoufles et va−t'en bien vite à l'imprimerie dire à ces paresseux qu'ils
m'envoient mes épreuves.» Le jardin disparut ; il aperçut distinctement un
carrefour de forêt, et il se souvint que tantôt il y avait dans cette forêt deux
hommes qui se promenaient au clair de la lune et qui s'entretenaient des
effets que peut produire le vague dans l'âme. L'un était un sociologue, qui
avait trouvé la synthèse ; l'autre était un prince sicilien, et le prince traitait
le sociologue de pair à compagnon, ce qui le flattait infiniment. En cet
instant, une grosse mouche, qui prenait la lune pour le soleil et qui avait
oublié d'aller se coucher, se heurta contre son front. Il voulut la chasser et
ne put pas. Ce fut pour lui une occasion de découvrir qu'il avait les deux
mains liées par les deux bouts d'une écharpe et qu'il était le prisonnier d'un
chêne. Il regarda le chêne, le chêne le regarda. Il fut sur le point d'appeler
son cher prince, pour qu'il vînt le délivrer ; mais, ses idées s'étant
débrouillées, il s'avisa que c'était son noble ami qui l'avait attaché à l'arbre,
avant de lui voler sa bourse et de se sauver. Il crut le voir courir, il crut
entendre le bruit sourd que faisait une sacoche bien garnie en détalant à
toutes jambes au travers des fourrés et des fondrières, et il fit la réflexion
judicieuse qu'à chaque minute qui s'écoulait cette sacoche gagnait de
l'avance, devenait plus difficile à rattraper, qu'entre elle et lui il y aurait
VI 168
bientôt toute l'épaisseur d'une forêt.
Alors son sang bouillonna dans ses veines ; il lui sembla que sa colère
décuplait ses forces, qu'il avait à ses pieds des bottes de sept lieues pour
rejoindre son voleur, des bras d'acier pour le saisir, des mains de fer pour
l'étrangler, et il fit un violent effort pour se dégager.
L'arbre ne le lâcha pas, il garda son prisonnier. On l'avait insulté, cet arbre,
on lui avait fait l'affront de le comparer aux sapins de la Suisse saxonne ; il
prenait sa revanche, il se vengeait, et la vengeance est douce au coeur des
vieux arbres, même quand ils sont morts. Quand M. Drommel eut reconnu
la vanité de ses efforts et que la gymnastique allemande avait trouvé son
maître, il éprouva un accès de rage, il fut comme suffoqué par le sentiment
de son impuissance, auquel se joignaient l'humiliation d'avoir été dupe, la
honte d'avoir pu croire aux oliviers et aux oranges de Malaserra, l'amer
chagrin de s'être laissé berner par un faux prince, par un escroc de haute
volée, qui dans ce moment faisait sans doute des gorges chaudes en
pensant à son cher ami. S'il n'avait pas eu un bâillon sur la bouche, il aurait
poussé un cri plus terrible que celui qui jadis dans les plaines d'Ilion
épouvanta les Grecs et les Troyens ; mais son cri lui resta au cou. Pour la
seconde fois M. Drommel regarda le chêne et le chêne regarda M.
Drommel, il avait l'air de lui dire : «Souviens−toi, mon grand sociologue,
que la sélection est la loi de ce monde et qu'il n'y a de sacré dans la nature
que le droit du plus fort.» Le fait est qu'il ne disait rien ; mais peut−être
n'en pensait−il pas moins. Qui peut savoir ce qui se passe dans l'âme d'un
chêne mort ?
M. Drommel se calma, s'apaisa. «Elle va venir, pensa−t−il ; car il est
impossible qu'elle ne vienne pas.» C'était de sa femme qu'il entendait
parler. A vrai dire, il était tourmenté par l'idée qu'il allait s'offrir à ses yeux
dans une situation bien peu digne de lui. Elle aurait peine à reconnaître son
maître et son dieu, elle le prendrait en pitié, son prestige en souffrirait. Il
cherchait péniblement dans sa tête les termes d'une explication propre à
sauver sa dignité. Cependant les quarts d'heure succédaient aux quarts
d'heure, et Mme Drommel ne venait pas, et personne ne passait sur la
route, à l'exception de celui qui passe sans cesse dans les forêts, de ce
rôdeur infatigable qui va, vient et tantôt court à perte d'haleine ; tantôt
s'arrête pour muser, frôlant de son aile la cime des arbres, secouant les
Amours Fragiles
VI 169
faînes des hêtres pour s'assurer qu'elles sont solides, remuant les feuilles,
dérobant les secrets des nids et disant aux oiseaux qu'il réveille : Ne vous
dérangez pas, je passe mon chemin, je suis le vent, je suis l'éternel passant.
Comment se faisait−il que Mme Drommel ne vint pas ? Comment une
femme si dévouée, si attentive, qui avait toutes les clairvoyances du coeur,
n'était−elle pas avertie par un pressentiment secret de l'affreuse détresse à
laquelle se trouvait réduit l'objet unique de son culte ? Une idée sinistre
traversa l'esprit de M. Drommel. Il se rappela certains propos de son cher
prince, l'admiration que Mme Drommel avait inspirée à ce scélérat, les
empressements qu'il lui avait témoignés pendant le dîner. Ce monstre ne
lui avait−il pas confessé à lui−même qu'il était né avec une disposition
fatale à convoiter la femme d'autrui ? Il lui parut démontré que ce
pick−pocket doublé d'un don Juan lui avait volé du même coup sa femme
et sa bourse, que le cocher de Fontainebleau était un argousin à la solde du
ravisseur, qu'il avait emmené sa chère Ada dans quelque repaire, qu'en cet
instant elle se débattait dans les bras d'un faux prince, en s'écriant :
«Johannes, mon éternel amour, défends−moi contre cet infâme !» Il fut
saisi d'un nouveau transport de rage, il rassembla tout ce qui lui restait de
force pour tenter une fois encore de rompre les noeuds où ses poignets
étaient pris. Ne pouvant parler à son arbre, il lui dit avec les yeux : «Ne
vois−tu pas qu'il faut que je coure après elle ?» Son arbre ne sourcilla pas,
et l'écharpe résista.
Elle était d'une excellente étoffe : le prince de Malaserra n'achetait jamais
que de la marchandise de première qualité et du meilleur choix.
Le désespoir de M. Drommel se transforma par degrés en une sorte de
stupeur. Il tourna la tête, promena dans la clairière ses yeux hagards.
Il lui parut qu'il y avait là beaucoup de gens occupés à se moquer de lui.
Les cinq grands chênes qu'il apercevait au loin dans la lande causaient
entre eux ; ils trouvaient que le Rageur avait fait preuve d'esprit, qu'on n'en
pouvait demander davantage à un arbre mort, qu'il avait joué un bien bon
tour à un sociologue allemand. Les genévriers se haussaient sur la pointe
des pieds pour observer la scène, pour se rendre compte de cette aventure.
Celui qui ressemblait à un grand coq ne dormait plus ; il avait sorti sa tête
de son noir plumage, et il regardait. Les rochers blancs se dressaient dans
les hautes herbes pour attacher sur le prisonnier leurs yeux mornes et
Amours Fragiles
VI 170
séculaires. La lune elle−même le contemplait d'un oeil blême, ironique,
narquois. Il y avait derrière elle une petite étoile très brillante, qui lui
servait de page ; cette étoile était en joie et dansait, tant le cas lui paraissait
plaisant. M. Drommel s'indigna de l'insolente et maligne curiosité
qu'osaient témoigner ces rochers latins et cette lune velche. Il sentit que
l'inviolable majesté de la sociologie allemande était insultée en sa
personne ; il pensa aux canons Krupp, et il appela à son secours le grand
empire germanique et son omnipotent chancelier. Malheureusement,
l'empire germanique était occupé ailleurs. Il sifflait un air de chasse et se
disposait à lancer ses chiens sur quelque chose ou sur quelqu'un ; il
aiguisait son oeil pour savoir ce qui se préparait à Saint−Pétersbourg, il
prêtait l'oreille pour savoir ce qui se disait à Vienne. Bref, M. Drommel eut
beau implorer son assistance, l'empire germanique ne bougea point, et les
canons Krupp n'eurent garde de se déranger.
Les souffrances physiques font quelquefois une diversion utile aux
douleurs morales. A vrai dire, M. Drommel ne souffrait pas précisément du
froid. Il se trouvait par bonheur que cette nuit d'octobre était presque tiède ;
au surplus, il était bien vêtu, sans compter qu'il n'est rien de tel qu'une
grande colère pour vous tenir chaud. Mais l'attitude contrainte et immobile
à laquelle il était condamné gênait singulièrement la circulation de son
sang ; il éprouvait des fourmillements insupportables, et ses deux
clavicules lui faisaient mal. Une pénible langueur s'empara de lui. Il n'était
plus maître de ses idées et se sentait défaillir. Il lui semblait que sa cervelle
s'était vidée, que les sublimes théories dont son orgueil était amoureux
venaient de s'envoler comme une fumée, de se dissiper comme un nuage. Il
ne trouvait plus dans sa royale tête que certaines maximes très sottes, très
vulgaires, très rebattues, fort triviales, qu'on peut ramasser à tous les coins
de rue, et pour lesquelles il professait jadis un souverain mépris.
Apparemment M. Taconet avait eu raison d'avancer que le lieu commun
est le fond de la vie, puisque M. Drommel employait son temps à méditer
sur des aphorismes tels que ceux−ci :
«L'homme n'est vraiment libre que lorsqu'il peut disposer de ses bras et de
ses jambes.
«Si mes jambes étaient libres, je m'en servirais pour courir après ma
sacoche et ma femme, et si je pouvais disposer de mes bras, j'en ferais
Amours Fragiles
VI 171
usage pour étrangler mon voleur.
«Le génie est la chose du monde la plus inutile quand on a les poignets pris
dans un noeud coulant.
«La propriété est sacrée ; ceux qui attentent au bien d'autrui sont des
scélérats.
«Lorsqu'on a une femme, on entend la garder pour soi.
«Tous les faux princes mériteraient d'être mis en croix.
«La vie est pleine d'accidents fâcheux ; mais le plus fâcheux de tous les
accidents est un gros arbre auquel on se trouve étroitement lié. On lui
parle, et il n'entend pas, parce qu'il est sourd ; on l'interroge, et il ne répond
pas, parce qu'il est muet ; en quoi il ressemble à la destinée, qui, elle aussi,
est sourde et muette et ne répond mot à toutes les questions qu'on lui peut
faire.»
Si peu romantique que fût M. Drommel, il avait, comme le prince de
Malaserra, du vague dans l'âme. L'angoisse toujours croissante qu'il
éprouvait, les vives douleurs qu'il commençait à ressentir à l'épaule et dans
les bras lui portèrent au coeur. Il vit la lune disparaître derrière la crête d'un
coteau, et la nuit se fit dans sa pensée comme dans les gorges d'Apremont.
Il perdit à moitié connaissance. Ce fut un bonheur pour lui ; il fut dispensé
de la tâche ingrate de compter les heures et les minutes. Le temps coula
plus rapidement.
Il recouvra ses sens à la pointe du jour ; la fraîcheur du matin dissipa sa
somnolence, le rendit à lui−même. Il rouvrit et leva les yeux. Le premier
objet qu'il avisa fut un écureuil, qui, perché sur la plus haute branche d'un
pin, fronçant le nez, la queue en panache, attachait sur lui son oeil vif et
l'observait avec une attention soutenue. Cet écureuil, à ce qu'il faut croire,
n'avait jamais de sa vie rencontré de sociologue ; il était bien aise d'en voir
un, de s'assurer comment c'était fait, ne fût−ce que pour pouvoir en parler.
Dès qu'il eut satisfait sa curiosité, il fit une gambade, se perdit dans le
taillis.
M. Drommel baissa la tête, et il aperçut devant lui, juste à la hauteur de ses
yeux, quelque chose qui frappa vivement son regard et son esprit. C'étaient
des caractères gravés à la pointe du couteau dans l'écorce du Rageur ; libre
à vous de les voir, ils y sont encore. Ces caractères formaient l'inscription
que voici :
Amours Fragiles
VI 172
A. D.
H. L.
79.
SEMPRE.
Ce mot de sempre fit jaillir une étincelle de son cerveau. Il regarda autour
de lui, il s'avisa que le lieu où il se trouvait, le vieux chêne mort, la route,
le sentier qui se perdait dans un bois de pins, il avait déjà vu tout cela en
peinture. Où donc ? Dans une charmante petite aquarelle. On voyait aussi
dans cette aquarelle un amant agenouillé aux pieds de sa maîtresse. M.
Drommel se souvint que cette jolie femme était blonde, qu'elle avait une
robe jaune paille et un parasol rouge. Il lui revint à la mémoire que la veille
au matin, comme il se promenait près d'un kiosque, il avait entendu un
jeune homme qui s'écriait : «Convenez que c'est un sot.» Était−il prouvé
que le sot fût M. Taconet ? Un peu plus tard, le même jeune homme avait
dit : «J'en demandais quatre, je n'en demande plus que trois.» S'agissait−il
bien de trois cents francs ?
M. Drommel crut même se rappeler qu'en ce moment il avait vu une
femme qui s'appelait Ada, qu'elle était émue, qu'elle avait la joue en feu.
Un poison brûlant coula dans toutes ses veines, la jalousie le prit à la gorge
et la serra plus fortement que l'écharpe du prince de Malaserra ne serrait
ses deux mains ; il lui sembla que tout ce qu'il avait souffert dans cette nuit
de malheur était peu de chose auprès de ce qu'il ressentait depuis deux
minutes. Tous les souvenirs qu'il venait d'évoquer s'étaient rassemblés,
combinés, tassés dans sa tête, et il en était résulté une grosse évidence. Il
lui paraissait clair comme le jour que le neveu de Mlle Dorothée s'était
moqué de lui, que l'école du plein air est une école de jeunes libertins, et
que l'inscription qu'il avait sous les yeux signifiait ceci : «Le 1er octobre
1870, Ada Drommel et Henri Lestoc ont pris un gros chêne à témoin qu'ils
s'aimeraient toujours.»
Un bruit de pas se fit entendre. Un promeneur qui s'était levé matin pour
aller à la cueillette des champignons parut sur la route. Ce promeneur, qui
avait d'énormes sourcils, s'arrêta tout à coup, frappé d'étonnement ; il plaça
ses deux mains au−dessus de ses yeux en guise d'abat−jour, il aperçut
distinctement un gros chêne et un gros homme, et il lui sembla que ce gros
homme avait contracté une intime liaison avec ce gros chêne.
Amours Fragiles
VI 173
«O dieux hospitaliers, que vois−je ? cria−t−il. Voilà un genre de synthèse
qui ne manque ni d'imprévu ni de piquant.»
Il ajouta :
«Hier soir, s'il m'en souvient, mon cher monsieur, vous m'avez signifié que
j'étais de trop. Dois−je m'en aller ou avez−vous changé d'avis ?» Point de
réponse, et pour cause. Il continua d'avancer, s'approcha, reconnut le cas, et
il eut bientôt fait de débarrasser M. Drommel de son bâillon. Alors tout ce
que le coeur du prisonnier avait amassé de colère rentrée, de rage
impuissante, de malédictions silencieuses, sortit, déborda ; ce fut un
torrent, ce fut une avalanche.
«Ce sont des drôles, des scélérats ; vous les connaissez, arrêtez−les...
Il y avait plus de cinq mille francs dans ma sacoche, je les ai comptés hier
matin. Faites jouer le télégraphe, car c'est un faux prince, un prince de
carton... Il m'ont indignement trompé ; Mlle Dorothée est une coureuse,
l'école du plein air est une sentine... Vous savez bien qu'elle a une robe
jaune paille et un parasol rouge, comme dans l'aquarelle. Donnez partout
son signalement, elle n'a pas eu le temps d'aller bien loin, elle a mal au
pied... Je vous ai déjà dit qu'elle est toute neuve, elle était pendue à mon
cou par une courroie qu'il a coupée avec un canif. Ils m'ont tout pris, tout
volé. Y a−t−il par hasard des tribunaux et des lois dans ce triste pays ?
Votre forêt est une caverne, un vrai coupe−gorge. Je le dirai, je l'écrirai,
tout l'univers le saura.
On ne se moque pas d'un homme comme moi, et, quand je le tiendrai par
sa moustache blonde, je l'arracherai poil à poil... N'allez pas croire un mot
de ce qu'ils vous répondront. Ils mentent tous comme l'asinus, ils n'ont pas
plus de vergogne qu'une danseuse. Dansera bien qui dansera le dernier !..
M'entendez−vous ? Un parasol rouge. Et l'autre, qui se croit bel homme
avec son teint blême et ses oliviers ! S'il y avait une police, il serait sous
les verrous depuis vingt ans. Êtes−vous assez niais pour croire à ses
oliviers, vous ? Il n'y a pas plus de Malaserra en Sicile que dans mon oeil...
Mille tonnerres ! Qu'attendez−vous pour les arrêter ?
Je veux qu'on les coffre tous, qu'on les bâtonne et qu'on les pende.»
A ces mots, Taconet l'interrompit en s'écriant :
«Vee dicou gentilastre, au nom de Dious ne me touquas grou... Quand je
vous disais que les sociologues parlent quelquefois limousin !»
Amours Fragiles
VI 174
M. Drommel ne l'écoutait pas, il continuait d'écouler son torrent.
Les mots se pressaient, s'entre−choquaient sur ses lèvres, qui ne suffisaient
pas à ce débordement. Il entremêlait dans sa harangue sa sacoche, sa
femme, la moustache blonde du petit Lestoc, la barbe noire du prince de
Malaserra, l'école du plein air, les pick−pockets, les tribunaux, les prisons,
la potence et tout l'univers. Pendant ce temps, M. Taconet travaillait
activement à le délier, et quand il eut fini :
«De quoi vous plaignez−vous, mon grand philosophe ? lui dit−il avec un
sourire un peu trop goguenard. Vous ne croyez donc plus aux affinités
électives ? Vos espèces, votre femme, tout circule, et vous n'êtes pas
content ? Là, vous avez l'humeur difficile.»
Il changea de ton en voyant le pauvre homme, qui avait enfin les mains
libres, pâlir, flageoler sur ses jambes, prêt à se trouver mal.
Se repentant de ses ironies, il le soutint dans ses bras, l'aida à s'asseoir sur
le talus de la route, tira de sa poche un flacon de rhum, dont il lui fit avaler
une gorgée. Il se comparait en lui−même au bon Samaritain.
Le rhum produisit un effet magique. En un clin d'oeil M. Drommel
recouvra ses forces et toute la vivacité de son humeur bouillante. La
première chose qu'il fit fut de saisir son sauveur à la gorge en lui criant :
«Vous êtes commissaire de police, je vous rends responsable de tout.
−Vous vous trompez, répondit M. Taconet ; adressez−vous à mon
successeur.
−Tout est donc faux, dans ce pays, les commissaires comme les princes ?
−Commissaire, je le fus, je ne le suis plus... Mais en vérité, mon cher
monsieur, vous n'êtes pas homme commode. Quoique je n'eusse pas de
preuves, il m'était venu des soupçons touchant ce prince de Malaserra, dont
la visage me plaisait peu ; j'étais disposé à vous en faire part, vous m'avez
envoyé au diable, et à l'heure qu'il est vous voulez m'étrangler... Laissez
donc, votre malheur n'est pas si grand que vous le pensez. M. Lestoc est un
gentil garçon, incapable d'enlever une femme et de se la mettre sur les
bras ; il prend quelquefois, mais il rend toujours. Vous retrouverez Mme
Drommel. En général, lorsqu'on perd sa femme, on la retrouve. Quant à la
sacoche, je ne réponds de rien, mais si je puis vous être bon à quelque
chose...»
M. Drommel ne le laissa pas achever. Il avait cru confier ses malheurs à un
Amours Fragiles
VI 175
représentant de la loi ; il rougissait d'avoir dérogé en les racontant et en
ouvrant son âme à un simple croquant qui s'appelait M. Taconet. Il abaissa
sur lui un regard de suprême mépris, et, sans vouloir accepter le secours de
son bras, il s'achemina vers Barbison avec une majesté vraiment
olympienne, que l'ex−commissaire de police ne put s'empêcher d'admirer.
Il avait dit vrai M. Taconet ; il est absolument certain que M. Drommel ne
tarda pas à retrouver sa femme. Au premier tournant du chemin, il la vit
accourir à lui. L'abordage fut tragique ; mais les protestations qu'elle lui fit
et l'innocence de ses beaux yeux désarmèrent bientôt sa fureur. Elle lui
affirma qu'elle était partie en voiture à l'heure convenue, qu'elle l'avait
attendu longtemps dans les gorges d'Apremont, que, ne le voyant pas venir,
elle avait continué sa route, espérant toujours le rejoindre, qu'arrivée à
Franchard elle avait trouvé M. Lestoc, qu'elle avait envoyé incontinent le
jeune homme à la recherche de son cher Johannes, tandis qu'elle−même se
rongeait, se dévorait d'inquiétude. Le petit Lestoc, qui survint en ce
moment, répéta de point en point toute cette histoire. En ce qui concernait
la fameuse inscription gravée sur l'écorce du Rageur, il représenta à M.
Drommel qu'il y a des hasards de coïncidence dont les esprits graves se
gardent bien de rien conclure. M. Drommel interrogea en secret le cocher,
qui confirma par ses dires la parfaite exactitude de cette double déposition.
A la vérité, il avait l'air narquois ; mais les cochers de Fontainebleau sont
tous narquois, sans que cela tire à conséquence.
Aussi ne faut−il ajouter aucune foi au témoignage suspect d'un bûcheron,
qui se trouvait dans les environs de Franchard quand Mme Drommel y
arriva, et qui n'a pas craint d'avancer qu'elle n'était pas seule, qu'il a vu, de
ses yeux vu, un jeune homme assis auprès d'elle dans la voiture. Que
deviendrait la réputation des femmes si l'on se mettait à tenir pour parole
d'évangile tout ce que peut dire un bûcheron ?
L'essentiel est que M. Drommel ait pris le bon parti : il abjura ses soupçons
téméraires, il crut fermement à l'innocence de l'école du plein air. Le petit
Lestoc acheva de se concilier ses bonnes grâces en l'assistant dans toutes
ses démarches pour recouvrer son argent, et surtout en lui ouvrant sa
bourse, car il lui prêta cinq mille francs avec de grandes facilités de
remboursement. Il lui gagna si bien le coeur, que M. Drommel l'engagea à
faire avec sa femme et lui le voyage d'Italie. Le jeune homme a des affaires
Amours Fragiles
VI 176
urgentes qui le retiennent encore à Paris, mais on s'est donné rendez−vous
à Venise. Mme Drommel souriait en lui disant adieu, elle sourira en le
revoyant au mois de février, et le printemps se mettra de la partie. Honni
soit qui mal y pense !
Quant à la sacoche, c'est une autre affaire, et il a été impossible de la
retrouver, impossible de mettre la main sur le prince de Malaserra.
Une bonne femme prétend qu'elle a rencontré dans la gorge aux Néfliers
quelqu'un qui lui ressemblait. Nous sommes en mesure de certifier qu'il
n'est pas dans la forêt, qu'on ne l'y retrouvera jamais, non plus que le
Grand−Veneur noir qui apparut à Henri IV et que la jument de Gargantua.
On raconte qu'un communiste à tous crins, qui réclamait dans ses écrits le
partage universel, vint à hériter de soixante mille francs ; il publia une
seconde édition de son livre, dans laquelle il démontrait que, toute
réflexion faite, il serait plus équitable et plus humain de ne partager que les
fortunes supérieures à trois mille livres de rente. M. Drommel ne se rendra
jamais coupable d'une si criante inconséquence. Il s'est borné à faire insérer
dans la Lumière un article explicatif, destiné à établir nettement que l'État
seul a le droit de mettre en circulation les espèces, et que dans la société à
venir tous les voleurs continueront d'être mis sous clef ; il propose même
qu'on leur donne de temps à autre la bastonnade. Il publie en ce moment un
récit de son voyage. Il déclare dans sa préface que, somme toute, la France
n'est pas un pays aussi corrompu qu'on le prétend, qu'il est facile d'y
rencontrer de jeunes artistes pleins de talent et fort aimables, mais qu'en
revanche les aubergistes et les commissaires de police français, en charge
ou démissionnaire, sont de vilains malotrus, qui mériteraient qu'on leur
administrât une verte correction pour leur enseigner les égards que les
races subalternes doivent aux races supérieures.
«Patience !» répondaient Panurge et M. Taconet.
FIN
Amours Fragiles
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