prit pour moi aussi de la beauté. Je compris qu'à certain type idéal
résumé en certaines lignes, en certaines arabesques qui se
retrouvaient sans cesse dans son uvre, à un certain canon, il avait
attribué en fait un caractère presque divin, puisque tout son temps,
tout l'effort de pensée dont il était capable, en un mot toute sa vie,
il l'avait consacrée à la tâche de distinguer mieux ces lignes, de les
reproduire plus fidèlement. Ce qu'un tel idéal inspirait à Elstir,
c'était vraiment un culte si grave, si exigeant, qu'il ne lui
permettait jamais d'être content, c'était la partie la plus intime de
lui-même: aussi n'avait-il pu le considérer avec détachement, en tirer
des émotions jusqu'au jour où il le rencontra, réalisé au dehors, dans
le corps d'une femme, le corps de celle qui était par la suite devenue
Madame Elstir et chez qui il avait pu -- comme cela ne nous est
possible que pour ce qui n'est pas nous-mêmes -- le trouver méritoire,
attendrissant, divin. Quel repos, d'ailleurs, de poser ses lèvres sur
ce Beau que jusqu'ici il fallait avec tant de peine extraire de soi,
et qui maintenant mystérieusement incarné, s'offrait à lui pour une
suite de communions efficaces. Elstir à cette époque n'était plus dans
la première jeunesse où l'on attend que de la puissance de la pensée,
la réalisation de son idéal. Il approchait de l'âge où l'on compte sur
les satisfactions du corps pour stimuler la force de l'esprit, où la
fatigue de celui-ci, en nous inclinant au matérialisme, et la
diminution de l'activité à la possibilité d'influences passivement
reçues commencent à nous faire admettre qu'il y a peut-être bien
certains corps, certains métiers, certains rythmes privilégiés,
réalisant si naturellement notre idéal, que même sans génie, rien
qu'en copiant le mouvement d'une épaule, la tension d'un cou, nous
ferions un chef-d'uvre; c'est l'âge où nous aimons à caresser la
Beauté du regard, hors de nous, près de nous, dans une tapisserie,
dans une belle esquisse de Titien découverte chez un brocanteur, dans
une maîtresse aussi belle que l'esquisse de Titien. Quand j'eus
compris cela, je ne pus plus voir sans plaisir Mme Elstir, et son
corps perdit de sa lourdeur, car je le remplis d'une idée, l'idée
qu'elle était une créature immatérielle, un portrait d'Elstir. Elle en
était un pour moi et pour lui aussi sans doute. Les données de la vie
ne comptent pas pour l'artiste, elles ne sont pour lui qu'une occasion
de mettre à nu son génie. On sent bien à voir les uns à côté des
autres dix portraits de personnes différentes peintes par Elstir, que
ce sont avant tout des Elstir. Seulement, après cette marée montante
du génie qui recouvre la vie, quand le cerveau se fatigue, peu à peu
l'équilibre se rompt et comme un fleuve qui reprend son cours après le
contreflux d'une grande marée, c'est la vie qui reprend le dessus. Or,
pendant que durait la première période, l'artiste a, peu à peu, dégagé
la loi, la formule de son don inconscient. Il sait quelles situations
s'il est romancier, quels paysages s'il est peintre, lui fournissent
la matière, indifférente en soi, mais nécessaire à ses recherches
comme serait un laboratoire ou un atelier. Il sait qu'il a fait ses
chefs d'uvre avec des effets de lumière atténuée, avec des remords
modifiant l'idée d'une faute, avec des femmes posées sous les arbres
ou à demi plongées dans l'eau, comme des statues. Un jour viendra où
par l'usure de son cerveau, il n'aura plus devant ces matériaux dont
se servait son génie, la force de faire l'effort intellectuel qui seul
peut produire son uvre, et continuera pourtant à les rechercher,
heureux de se trouver près d'eux à cause du plaisir spirituel, amorce
du travail, qu'ils éveillent en lui; et les entourant d'ailleurs d'une
sorte de superstition comme s'ils étaient supérieurs à autre chose, si
en eux résidait déjà une bonne part de l'uvre d'art qu'ils porteraient
en quelque sorte toute faite, il n'ira pas plus loin que la
fréquentation, l'adoration des modèles. Il causera indéfiniment avec