En effet, que répondraisje à ces critiques qui condamnent jusques au titre
de ma tragédie, et qui ne veulent pas que je l'appelle Alexandre, quoique
Alexandre en fasse la principale action, et que le véritable sujet de la pièce
ne soit autre chose que la générosité de ce conquérant ? Ils disent que je
fais Porus plus grand qu'Alexandre. Et en quoi paraîtil plus grand ?
Alexandre, n'estil pas toujours le vainqueur ? Il ne se contente pas de
vaincre Porus par la force de ses armes, il triomphe de sa fierté même par
la générosité qu'il fait paraître en lui rendant ses Etats. Ils trouvent étrange
qu'Alexandre, après avoir gagné la bataille, ne retourne pas à la tête de son
armée, et qu'il s'entretienne avec sa maîtresse, au lieu d'aller combattre un
petit nombre de désespérés qui ne cherchent qu'à périr. Cependant, si l'on
en croit un des plus grands capitaines de ce temps, Ephestion n'a pas dû s'y
trouver luimême. [Ils ne peuvent souffrir qu'Ephestion fasse le récit de la
mort de Taxile en présence de Porus, parce que ce récit est trop à
l'avantage de ce prince. Mais ils ne considèrent pas que l'on ne blâme les
louanges que l'on donne à une personne en sa présence, que quand elles
peuvent être suspectes de flatterie, et qu'elles font un effet tout contraire
quand elles partent de la bouche d'un ennemi et que celui qu'on loue est
dans le malheur. Cela s'appelle rendre justice à la vertu, et la respecter
même dans les fers. Il me semble que cette conduite répond assez bien à
l'idée que les historiens nous donnent du favori d'Alexandre. Mais au
moins, disentils, il devrait épargner la patience de son maître, et ne pas
tant vanter devant lui la valeur de son ennemi. Ceux qui tiennent ce
langage ont sans doute oublié que Porus vient d'être défait par Alexandre,
et que les louanges qu'on donne au vaincu retournent à la gloire du
vainqueur.] Je ne réponds rien à ceux qui blâment Alexandre de rétablir
Porus en présence de Cléofile. C'est assez pour moi que ce qui passe pour
une faute auprès de ces esprits qui n'ont lu l'histoire que dans les romans, et
qui croient qu'un héros ne doit jamais faire un pas sans la permission de sa
maîtresse, a reçu des louanges de ceux qui, étant euxmêmes de grands
héros, ont droit de juger de la vertu de leurs pareils. Enfin la plus grande
objection que l'on me fasse, c'est que mon sujet est trop simple et trop
stérile.
Alexandre le Grand
Première préface 5