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Voltaire
Zadig, ou la destinée
− Collection Romans / Nouvelles −
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Table des matières
Zadig, ou la destinée...................................................................................1
Chapitre 1............................................................................................2
Chapitre 2............................................................................................5
Chapitre 3............................................................................................7
Chapitre 4..........................................................................................11
Chapitre 5..........................................................................................15
Chapitre 6..........................................................................................17
Chapitre 7..........................................................................................21
Chapitre 8..........................................................................................24
Chapitre 9..........................................................................................28
Chapitre 10........................................................................................31
Chapitre 11........................................................................................34
Chapitre 12........................................................................................37
Chapitre 13........................................................................................40
Chapitre 14........................................................................................43
Chapitre 15........................................................................................46
Chapitre 16........................................................................................49
Chapitre 17........................................................................................52
Chapitre 18........................................................................................56
Chapitre 19........................................................................................63
Chapitre 20........................................................................................67
Chapitre 21........................................................................................72
i
Zadig, ou la destinée
Auteur : Voltaire
Catégorie : Romans / Nouvelles
Licence : Domaine public
1
Chapitre 1
Le borgne
Du temps du roi Moabdar il y avait à Babylone un jeune homme nommé
Zadig, né avec un beau naturel fortifié par l'éducation. Quoique riche et
jeune, il savait modérer ses passions ; il n'affectait rien ; il ne voulait point
toujours avoir raison, et savait respecter la faiblesse des hommes. On était
étonné de voir qu'avec beaucoup d'esprit il n'insultât jamais par des
railleries à ces propos si vagues, si rompus, si tumultueux, à ces
médisances téméraires, à ces décisions ignorantes, à ces turlupinades
grossières, à ce vain bruit de paroles, qu'on appelait conversation dans
Babylone. Il avait appris, dans le premier livre de Zoroastre, que
l'amour−propre est un ballon gonflé de vent, dont il sort des tempêtes
quand on lui a fait une piqûre. Zadig surtout ne se vantait pas de mépriser
les femmes et de les subjuguer. Il était généreux ; il ne craignait point
d'obliger des ingrats, suivant ce grand précepte de Zoroastre, Quand tu
manges, donne à manger aux chiens, dussent−ils te mordre. Il était aussi
sage qu'on peut l'être ; car il cherchait à vivre avec des sages. Instruit dans
les sciences des anciens Chaldéens, il n'ignorait pas les principes physiques
de la nature, tels qu'on les connaissait alors, et savait de la métaphysique ce
qu'on en a su dans tous les âges, c'est−à−dire fort peu de chose. Il était
fermement persuadé que l'année était de trois cent soixante et cinq jours et
un quart, malgré la nouvelle philosophie de son temps, et que le soleil était
au centre du monde ; et quand les principaux mages lui disaient, avec une
hauteur insultante, qu'il avait de mauvais sentiments, et que c'était être
ennemi de l'état que de croire que le soleil tournait sur lui−même, et que
l'année avait douze mois, il se taisait sans colère et sans dédain.
Zadig, avec de grandes richesses, et par conséquent avec des amis, ayant
de la santé, une figure aimable, un esprit juste et modéré, un coeur sincère
et noble, crut qu'il pouvait être heureux. Il devait se marier à Sémire, que
sa beauté, sa naissance et sa fortune rendaient le premier parti de
Chapitre 1 2
Babylone. Il avait pour elle un attachement solide et vertueux, et Sémire
l'aimait avec passion. Ils touchaient au moment fortuné qui allait les unir,
lorsque, se promenant ensemble vers une porte de Babylone, sous les
palmiers qui ornaient le rivage de l'Euphrate, ils virent venir à eux des
hommes armés de sabres et de flèches. C'étaient les satellites du jeune
Orcan, neveu d'un ministre, à qui les courtisans de son oncle avaient fait
accroire que tout lui était permis. Il n'avait aucune des grâces ni des vertus
de Zadig ; mais, croyant valoir beaucoup mieux, il était désespéré de n'être
pas préféré. Cette jalousie, qui ne venait que de sa vanité, lui fit penser
qu'il aimait éperdument Sémire. Il voulait l'enlever. Les ravisseurs la
saisirent, et dans les emportements de leur violence ils la blessèrent, et
firent couler le sang d'une personne dont la vue aurait attendri les tigres du
mont Imaüs. Elle perçait le ciel de ses plaintes. Elle s'écriait, Mon cher
époux! on m'arrache à ce que j'adore. Elle n'était point occupée de son
danger ; elle ne pensait qu'à son cher Zadig. Celui−ci, dans le même temps,
la défendait avec toute la force que donnent la valeur et l'amour. Aidé
seulement de deux esclaves, il mit les ravisseurs en fuite, et ramena chez
elle Sémire évanouie et sanglante, qui en ouvrant les yeux vit son
libérateur. Elle lui
dit: O Zadig ! je vous aimais comme mon époux, je vous aime comme
celui à qui je dois l'honneur et la vie. Jamais il n'y eut un coeur plus
pénétré que celui de Sémire ; jamais bouche plus ravissante n'exprima des
sentiments plus touchants par ces paroles de feu qu'inspirent le sentiment
du plus grand des bienfaits et le transport le plus tendre de l'amour le plus
légitime. Sa blessure était légère ; elle guérit bientôt. Zadig était blessé
plus dangereusement ; un coup de flèche reçu près de l'oeil lui avait fait
une plaie profonde. Sémire ne demandait aux dieux que la guérison de son
amant. Ses yeux étaient nuit et jour baignés de larmes : elle attendait le
moment où ceux de Zadig pourraient jouir de ses regards ; mais un abcès
survenu à l'oeil blessé fit tout craindre. On envoya jusqu'à Memphis
chercher le grand médecin Hermès, qui vint avec un nombreux cortège. Il
visita le malade, et déclara qu'il perdrait l'oeil ; il prédit même le jour et
l'heure où ce funeste accident devait arriver. Si c'eût été l'oeil droit, dit−il,
je l'aurais guéri ; mais les plaies de l'oeil gauche sont incurables. Tout
Babylone, en plaignant la destinée de Zadig, admira la profondeur de la
Zadig, ou la destinée
Chapitre 1 3
science d'Hermès. Deux jours après l'abcès perça de lui−même ; Zadig fut
guéri parfaitement. Hermès écrivit un livre où il lui prouva qu'il n'avait pas
dû guérir. Zadig ne le lut point ; mais, dès qu'il put sortir, il se prépara à
rendre visite à celle qui fesait l'espérance du bonheur de sa vie, et pour qui
seule il voulait avoir des yeux. Sémire était à la campagne depuis trois
jours. Il apprit en chemin que cette belle dame, ayant déclaré hautement
qu'elle avait une aversion insurmontable pour les borgnes, venait de se
marier à Orcan la nuit même. A cette nouvelle il tomba sans connaissance ;
sa douleur le mit au bord du tombeau ; il fut long−temps malade, mais
enfin la raison l'emporta sur son affliction ; et l'atrocité de ce qu'il
éprouvait servit même à le consoler.
Puisque j'ai essuyé, dit−il, un si cruel caprice d'une fille élevée à la cour, il
faut que j'épouse une citoyenne. Il choisit Azora, la plus sage et la mieux
née de la ville ; il l'épousa, et vécut un mois avec elle dans les douceurs de
l'union la plus tendre. Seulement il remarquait en elle un peu de légèreté, et
beaucoup de penchant à trouver toujours que les jeunes gens les mieux
faits étaient ceux qui avaient le plus d'esprit et de vertu.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 1 4
Chapitre 2
Le nez.
Un jour Azora revint d'une promenade, tout en colère, et fesant de grandes
exclamations. Qu'avez−vous, lui dit−il, ma chère épouse ? qui vous peut
mettre ainsi hors de vous−même ? Hélas ! dit−elle, vous seriez indigné
comme moi, si vous aviez vu le spectacle dont je viens d'être témoin. J'ai
été consoler la jeune veuve Cosrou, qui vient d'élever, depuis deux jours,
un tombeau à son jeune époux auprès du ruisseau qui borde cette prairie.
Elle a promis aux dieux, dans sa douleur, de demeurer auprès de ce
tombeau tant que l'eau de ce ruisseau coulerait auprès. Eh bien ! dit Zadig,
voilà une femme estimable qui aimait véritablement son mari! Ah ! reprit
Azora, si vous saviez à quoi elle s'occupait quand je lui ai rendu visite! A
quoi donc, belle Azora ? Elle fesait détourner le ruisseau. Azora se
répandit en des invectives si longues, éclata en reproches si violents contre
la jeune veuve, que ce faste de vertu ne plut pas à Zadig.
Il avait un ami, nommé Cador, qui était un de ces jeunes gens à qui sa
femme trouvait plus de probité et de mérite qu'aux autres : il le mit dans sa
confidence, et s'assura, autant qu'il le pouvait, de sa fidélité par un présent
considérable. Azora ayant passé deux jours chez une de ses amies à la
campagne, revint le troisième jour à la maison. Des domestiques en pleurs
lui annoncèrent que son mari était mort subitement, la nuit même, qu'on
n'avait pas osé lui porter cette funeste nouvelle, et qu'on venait d'ensevelir
Zadig dans le tombeau de ses pères, au bout du jardin. Elle pleura,
s'arracha les cheveux, et jura de mourir. Le soir, Cador lui demanda la
permission de lui parler, et ils pleurèrent tous deux. Le lendemain ils
pleurèrent moins, et dînèrent ensemble. Cador lui confia que son ami lui
avait laissé la plus grande partie de son bien, et lui fit entendre qu'il
mettrait son bonheur à partager sa fortune avec elle. La dame pleura, se
fâcha, s'adoucit ; le souper fut plus long que le dîner ; on se parla avec plus
Chapitre 2 5
de confiance. Azora fit l'éloge du défunt ; mais elle avoua qu'il avait des
défauts dont Cador était exempt.
Au milieu du souper, Cador se plaignit d'un mal de rate violent ; la dame,
inquiète et empressée, fit apporter toutes les essences dont elle se
parfumait, pour essayer s'il n'y en avait pas quelqu'une qui fût bonne pour
le mal de rate ; elle regretta beaucoup que le grand Hermès ne fût pas
encore à Babylone ; elle daigna même toucher le côté où Cador sentait de
si vives douleurs. Etes−vous sujet à cette cruelle maladie ? lui dit−elle avec
compassion. Elle me met quelquefois au bord du tombeau, lui répondit
Cador, et il n'y a qu'un seul remède qui puisse me soulager: c'est de
m'appliquer sur le côté le nez d'un homme qui soit mort la veille. Voilà un
étrange remède, dit Azora. Pas plus étrange, répondit−il, que les sachets du
sieur Arnoult contre l'apoplexie. Cette raison, jointe à l'extrême mérite du
jeune homme, détermina enfin la dame. Après tout, dit−elle, quand mon
mari passera du monde d'hier dans le monde du lendemain sur le pont
Tchinavar, l'ange Asrael lui accordera−t−il moins le passage parceque son
nez sera un peu moins long dans la seconde vie que dans la première ? Elle
prit donc un rasoir; elle alla au tombeau de son époux, l'arrosa de ses
larmes, et s'approcha pour couper le nez à Zadig, qu'elle trouva tout étendu
dans la tombe.Zadig se relève en tenant son nez d'une main, et arrêtant le
rasoir de l'autre. Madame, lui dit−il, ne criez plus tant contre la jeune
Cosrou ; le projet de me couper le nez vaut bien celui de détourner un
ruisseau.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 2 6
Chapitre 3
Le chien et le cheval.
Zadig éprouva que le premier mois du mariage, comme il est écrit dans le
livre du Zend, est la lune du miel, et que le second est la lune de l’absinthe.
Il fut quelque temps après obligé de répudier Azora, qui était devenue trop
difficile à vivre, et il chercha son bonheur dans l’étude de la nature. Rien
n’est plus heureux, disait−il, qu’un philosophe qui lit dans ce grand livre
que Dieu a mis sous nos yeux. Les vérités qu’il découvre sont à lui: il
nourrit et il élève son âme, il vit tranquille ; il ne craint rien des hommes, et
sa tendre épouse ne vient point lui couper le nez.
Plein de ces idées, il se retira dans une maison de campagne sur les bords
de l’Euphrate. Là il ne s’occupait pas à calculer combien de pouces d’eau
coulaient en une seconde sous les arches d’un pont, ou s’il tombait une
ligne cube de pluie dans le mois de la souris plus que dans le mois du
mouton. Il n’imaginait point de faire de la soie avec des toiles d’araignée,
ni de la porcelaine avec des bouteilles cassées ; mais il étudia surtout les
propriétés des animaux et des plantes, et il acquit bientôt une sagacité qui
lui découvrait mille différences où les autres hommes ne voient rien que
d’uniforme.
Un jour, se promenant auprès d’un petit bois, il vit accourir à lui un
eunuque de la reine, suivi de plusieurs officiers qui paraissaient dans la
plus grande inquiétude, et qui couraient çà et là comme des hommes égarés
qui cherchent ce qu’ils ont perdu de plus précieux. Jeune homme, lui dit le
premier eunuque, n’avez−vous point vu le chien de la reine ? Zadig
répondit modestement, C’est une chienne, et non pas un chien. Vous avez
raison, reprit le premier eunuque. C’est une épagneule très petite, ajouta
Zadig ; elle a fait depuis peu des chiens ; elle boite du pied gauche de
devant, et elle a les oreilles très longues. Vous l’avez donc vue ? dit le
premier eunuque tout essoufflé. Non, répondit Zadig, je ne l’ai jamais vue,
Chapitre 3 7
et je n’ai jamais su si la reine avait une chienne.
Précisément dans le même temps, par une bizarrerie ordinaire de la
fortune, le plus beau cheval de l’écurie du roi s’était échappé des mains
d’un palefrenier dans les plaines de Babylone. Le grand−veneur et tous les
autres officiers couraient après lui avec autant d’inquiétude que le premier
eunuque après la chienne. Le grand−veneur s’adressa à Zadig, et lui
demanda s’il n’avait point vu passer le cheval du roi. C’est, répondit
Zadig, le cheval qui galope le mieux ; il a cinq pieds de haut, le sabot fort
petit ; il porte une queue de trois pieds et demi de long ; les bossettes de
son mors sont d’or à vingt−trois carats ; ses fers sont d’argent à onze
deniers. Quel chemin a−t−il pris ? où est−il ? demanda le grand−veneur. Je
ne l’ai point vu, répondit Zadig, et je n’en ai jamais entendu parler.
Le grand−veneur et le premier eunuque ne doutèrent pas que Zadig n’eût
volé le cheval du roi et la chienne de la reine ; ils le firent conduire devant
l’assemblée du grand Desterham, qui le condamna au knout, et à passer le
reste de ses jours en Sibérie. A peine le jugement fut−il rendu qu’on
retrouva le cheval et la chienne. Les juges furent dans la douloureuse
nécessité de réformer leur arrêt ; mais ils condamnèrent Zadig à payer
quatre cents onces d’or, pour avoir dit qu’il n’avait point vu ce qu’il avait
vu. Il fallut d’abord payer cette amende ; après quoi il fut permis à Zadig
de plaider sa cause au conseil du grand Desterham ; il parla en ces termes :
«Étoiles de justice, abîmes de science, miroirs de vérité, qui avez la
pesanteur du plomb, la dureté du fer, l’éclat du diamant, et beaucoup
d’affinité avec l’or, puisqu’il m’est permis de parler devant cette auguste
assemblée, je vous jure par Orosmade, que je n’ai jamais vu la chienne
respectable de la reine, ni le cheval sacré du roi des rois. Voici ce qui m’est
arrivé: Je me promenais vers le petit bois où j’ai rencontré depuis le
vénérable eunuque et le très illustre grand−veneur. J’ai vu sur le sable les
traces d’un animal, et j’ai jugé aisément que c’étaient celles d’un petit
chien. Des sillons légers et longs, imprimés sur de petites éminences de
sable entre les traces des pattes, m’ont fait connaître que c’était une
chienne dont les mamelles étaient pendantes, et qu’ainsi elle avait fait des
petits il y a peu de jours. D’autres traces en un sens différent, qui
Zadig, ou la destinée
Chapitre 3 8
paraissaient toujours avoir rasé la surface du sable à côté des pattes de
devant, m’ont appris qu’elle avait les oreilles très longues ; et comme j’ai
remarqué que le sable était toujours moins creusé par une patte que par les
trois autres, j’ai compris que la chienne de notre auguste reine était un peu
boiteuse, si je l’ose dire.
«A l’égard du cheval du roi des rois, vous saurez que, me promenant dans
les routes de ce bois, j’ai aperçu les marques des fers d’un cheval ; elles
étaient toutes à égales distances.
Voilà, ai−je dit, un cheval qui a un galop parfait. La poussière des arbres,
dans une route étroite qui n’a que sept pieds de large, était un peu enlevée
à droite et à gauche, à trois pieds et demi du milieu de la route. Ce cheval,
ai−je dit, a une queue de trois pieds et demi, qui, par ses mouvements de
droite et de gauche, a balayé cette poussière. J’ai vu sous les arbres qui
formaient un berceau de cinq pieds de haut, les feuilles des branches
nouvellement tombées ; et j’ai connu que ce cheval y avait touché, et
qu’ainsi il avait cinq pieds de haut. Quant à son mors, il doit être d’or à
vingt−trois carats ; car il en a frotté les bossettes contre une pierre que j’ai
reconnue être une pierre de touche, et dont j’ai fait l’essai. J’ai jugé enfin
par les marques que ses fers ont laissées sur des cailloux, d’une autre
espèce, qu’il était ferré d’argent à onze deniers de fin.»
Tous les juges admirèrent le profond et subtil discernement de Zadig ; la
nouvelle en vint jusqu’au roi et à la reine. On ne parlait que de Zadig dans
les antichambres, dans la chambre, et dans le cabinet ; et quoique plusieurs
mages opinassent qu’on devait le brûler comme sorcier, le roi ordonna
qu’on lui rendît l’amende des quatre cents onces d’or à laquelle il avait été
condamné. Le greffier, les huissiers, les procureurs, vinrent chez lui en
grand appareil lui rapporter ses quatre cents onces ; ils en retinrent
seulement trois cent quatre−vingt−dix−huit pour les frais de justice, et
leurs valets demandèrent des honoraires.
Zadig vit combien il était dangereux quelquefois d’être trop savant, et se
promit bien, à la première occasion, de ne point dire ce qu’il avait vu.
Cette occasion se trouva bientôt. Un prisonnier d’état s’échappa ; il passa
sous les fenêtres de sa maison. On interrogea Zadig, il ne répondit rien ;
mais on lui prouva qu’il avait regardé par la fenêtre. Il fut condamné pour
Zadig, ou la destinée
Chapitre 3 9
ce crime à cinq cents onces d’or, et il remercia ses juges de leur
indulgence, selon la coutume de Babylone. Grand Dieu ! dit−il en
lui−même, qu’on est à plaindre quand on se promène dans un bois où la
chienne de la reine et le cheval du roi ont passé ! qu’il est dangereux de se
mettre à la fenêtre ! et qu’il est difficile d’être heureux dans cette vie !
Zadig, ou la destinée
Chapitre 3 10
Chapitre 4
L'envieux.
Zadig voulut se consoler, par la philosophie et par l'amitié, des maux que
lui avait faits la fortune. Il avait, dans un faubourg de Babylone, une
maison ornée avec goût, où il rassemblait tous les arts et tous les plaisirs
dignes d'un honnête homme. Le matin sa bibliothèque était ouverte à tous
les savants ; le soir, sa table l'était à la bonne compagnie ; mais il connut
bientôt combien les savants sont dangereux ; il s'éleva une grande dispute
sur une loi de Zoroastre, qui défendait de manger du griffon. Comment
défendre le griffon, disaient les uns, si cet animal n'existe pas ? Il faut bien
qu'il existe, disaient les autres, puisque Zoroastre ne veut pas qu'on en
mange. Zadig voulut les accorder, en leur disant, S'il y a des griffons, n'en
mangeons point ; s'il n'y en a point, nous en mangerons encore moins ; et
par là nous obéirons tous à Zoroastre.
Un savant qui avait composé treize volumes sur les propriétés du griffon,
et qui de plus était grand théurgite, se hâta d'aller accuser Zadig devant un
archimage nommé Yébor, le plus sot des Chaldéens, et partant le plus
fanatique. Cet homme aurait fait empaler Zadig pour la plus grande gloire
du soleil, et en aurait récité le bréviaire de Zoroastre d'un ton plus satisfait.
L'ami Cador (un ami vaut mieux que cent prêtres) alla trouver le vieux
Yébor, et lui dit :
Vivent le soleil et les griffons ! gardez−vous bien de punir Zadig : c'est un
saint ; il a des griffons dans sa basse−cour, et il n'en mange point ; et son
accusateur est un hérétique qui ose soutenir que les lapins ont le pied
fendu, et ne sont point immondes. Eh bien ! dit Yébor en branlant sa tête
chauve, il faut empaler Zadig pour avoir mal pensé des griffons, et l'autre
pour avoir mal parlé des lapins. Cador apaisa l'affaire par le moyen d'une
fille d'honneur à laquelle il avait fait un enfant, et qui avait beaucoup de
crédit dans le collège des mages. Personne ne fut empalé ; de quoi
Chapitre 4 11
plusieurs docteurs murmurèrent, et en présagèrent la décadence de
Babylone. Zadig s'écria : A quoi tient le bonheur ! tout me persécute dans
ce monde, jusqu'aux êtres qui n'existent pas. Il maudit les savants, et ne
voulut plus vivre qu'en bonne compagnie.
Il rassemblait chez lui les plus honnêtes gens de Babylone, et les dames les
plus aimables ; il donnait des soupers délicats, souvent précédés de
concerts, et animés par des conversations charmantes dont il avait su
bannir l'empressement de montrer de l'esprit, qui est la plus sûre manière
de n'en point avoir, et de gâter la société la plus brillante. Ni le choix de ses
amis, ni celui des mets, n'étaient faits par la vanité ; car en tout il préférait
l'être au paraître, et par là il s'attirait la considération véritable, à laquelle il
ne prétendait pas.
Vis−à−vis sa maison demeurait Arimaze, personnage dont la méchante
âme était peinte sur sa grossière physionomie. Il était rongé de fiel et
bouffi d'orgueil, et pour comble, c'était un bel esprit ennuyeux. N'ayant
jamais pu réussir dans le monde, il se vengeait par en médire. Tout riche
qu'il était, il avait de la peine à rassembler chez lui des flatteurs. Le bruit
des chars qui entraient le soir chez Zadig l'importunait, le bruit de ses
louanges l'irritait davantage. Il allait quelquefois chez Zadig, et se mettait à
table sans être prié : il y corrompait toute la joie de la société, comme on
dit que les harpies infectent les viandes qu'elles touchent. Il lui arriva un
jour de vouloir donner une fête à une dame qui, au lieu de la recevoir, alla
souper chez Zadig. Un autre jour, causant avec lui dans le palais, ils
abordèrent un ministre qui pria Zadig à souper, et ne pria point Arimaze.
Les plus implacables haines n'ont pas souvent des fondements plus
importants. Cet homme, qu'on appelait l'Envieux dans Babylone, voulut
perdre Zadig, parcequ'on l'appelait l'Heureux. L'occasion de faire du mal se
trouve cent fois par jour, et celle de faire du bien, une fois dans l'année,
comme dit Zoroastre.
L'Envieux alla chez Zadig, qui se promenait dans ses jardins avec deux
amis et une dame à laquelle il disait souvent des choses galantes, sans autre
intention que celle de les dire. La conversation roulait sur une guerre que le
roi venait de terminer heureusement contre le prince d'Hyrcanie, son
Zadig, ou la destinée
Chapitre 4 12
vassal. Zadig, qui avait signalé son courage dans cette courte guerre, louait
beaucoup le roi, et encore plus la dame. Il prit ses tablettes, et écrivit
quatre vers qu'il fit sur−le−champ, et qu'il donna à lire à cette belle
personne. Ses amis le prièrent de leur en faire part : la modestie, ou plutôt
un amour−propre bien entendu, l'en empêcha. Il savait que des vers
impromptus ne sont jamais bons que pour celle en l'honneur de qui ils sont
faits : il brisa en deux la feuille des tablettes sur laquelle il venait d'écrire,
et jeta les deux moitiés dans un buisson de roses, où on les chercha
inutilement. Une petite pluie survint ; on regagna la maison. L'Envieux, qui
resta dans le jardin, chercha tant, qu'il trouva un morceau de la feuille. Elle
avait été tellement rompue, que chaque moitié de vers qui remplissait la
ligne faisait un sens, et même un vers d'une plus petite mesure ; mais, par
un hasard encore plus étrange, ces petits vers se trouvaient former un sens
qui contenait les injures les plus horribles contre le roi ; on y lisait :
Par les plus grands forfaits
Sur le trône affermi,
Dans la publique paix
C'est le seul ennemi.
L'Envieux fut heureux pour la première fois de sa vie. Il avait entre les
mains de quoi perdre un homme vertueux et aimable. Plein de cette cruelle
joie, il fit parvenir jusqu'au roi cette satire écrite de la main de Zadig : on le
fit mettre en prison, lui, ses deux amis, et la dame. Son procès lui fut
bientôt fait, sans qu'on daignât l'entendre. Lorsqu'il vint recevoir sa
sentence, l'Envieux se trouva sur son passage, et lui dit tout haut que ses
vers ne valaient rien. Zadig ne se piquait pas d'être bon poète ; mais il était
au désespoir d'être condamné comme criminel de lèse−majesté, et de voir
qu'on retînt en prison une belle dame et deux amis pour un crime qu'il
n'avait pas fait. On ne lui permit pas de parler, parce que ses tablettes
parlaient.
Telle était la loi de Babylone. On le fit donc aller au supplice à travers une
foule de curieux dont aucun n'osait le plaindre, et qui se précipitaient pour
examiner son visage, et pour voir s'il mourrait avec bonne grâce. Ses
Zadig, ou la destinée
Chapitre 4 13
parents seulement étaient affligés, car ils n'héritaient pas. Les trois quarts
de son bien étaient confisqués au profit du roi, et l'autre quart au profit de
l'Envieux.
Dans le temps qu'il se préparait à la mort, le perroquet du roi s'envola de
son balcon, et s'abattit dans le jardin de Zadig sur un buisson de roses. Une
pêche y avait été portée d'un arbre voisin par le vent ; elle était tombée sur
un morceau de tablettes à écrire auquel elle s'était collée. L'oiseau enleva la
pêche et la tablette, et les porta sur les genoux du monarque. Le prince
curieux y lut des mots qui ne formaient aucun sens, et qui paraissaient des
fins de vers. Il aimait la poésie, et il y a toujours de la ressource avec les
princes qui aiment les vers : l'aventure de son perroquet le fit rêver. La
reine, qui se souvenait de ce qui avait été écrit sur une pièce de la tablette
de Zadig, se la fit apporter.
On confronta les deux morceaux, qui s'ajustaient ensemble parfaitement ;
on lut alors les vers tels que Zadig les avait faits :
Par les plus grands forfaits j'ai vu troubler la terre.
Sur le trône affermi le roi sait tout dompter.
Dans la publique paix l'amour seul fait la guerre :
C'est le seul ennemi qui soit à redouter.
Le roi ordonna aussitôt qu'on fît venir Zadig devant lui, et qu'on fît sortir
de prison ses deux amis et la belle dame. Zadig se jeta le visage contre
terre aux pieds du roi et de la reine : il leur demanda très humblement
pardon d'avoir fait de mauvais vers : il parla avec tant de grâce, d'esprit, et
de raison, que le roi et la reine voulurent le revoir. Il revint, et plut encore
davantage. On lui donna tous les biens de l'Envieux, qui l'avait injustement
accusé : mais Zadig les rendit tous ; et l'Envieux ne fut touché que du
plaisir de ne pas perdre son bien. L'estime du roi s'accrut de jour en jour
pour Zadig. Il le mettait de tous ses plaisirs, et le consultait dans toutes ses
affaires. La reine le regarda dès−lors avec une complaisance qui pouvait
devenir dangereuse pour elle, pour le roi son auguste époux, pour Zadig, et
pour le royaume. Zadig commençait à croire qu'il n'est pas si difficile d'être
heureux.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 4 14
Chapitre 5
Les généreux.
Le temps arriva où l'on célébrait une grande fête qui revenait tous les cinq
ans. C'était la coutume à Babylone de déclarer solennellement, au bout de
cinq années, celui des citoyens qui avait fait l'action la plus généreuse. Les
grands et les mages étaient les juges. Le premier satrape, chargé du soin de
la ville, exposait les plus belles actions qui s'étaient passées sous son
gouvernement. On allait aux voix : le roi prononçait le jugement. On venait
à cette solennité des extrémités de la terre. Le vainqueur recevait des mains
du monarque une coupe d'or garnie de pierreries, et le roi lui disait ces
paroles : "Recevez ce prix de la générosité, et puissent les dieux me donner
beaucoup de sujets qui vous ressemblent !"
Ce jour mémorable venu, le roi parut sur son trône, environné des grands,
des mages, et des députés de toutes les nations, qui venaient à ces jeux où
la gloire s'acquérait, non par la légèreté des chevaux, non par la force du
corps, mais par la vertu. Le premier satrape rapporta à haute voix les
actions qui pouvaient mériter à leurs auteurs ce prix inestimable. Il ne parla
point de la grandeur d'âme avec laquelle Zadig avait rendu à l'Envieux
toute sa fortune : ce n'était pas une action qui méritât de disputer le prix.
Il présenta d'abord un juge qui, ayant fait perdre un procès considérable à
un citoyen, par une méprise dont il n'était pas même responsable, lui avait
donné tout son bien, qui était la valeur de ce que l'autre avait perdu.
Il produisit ensuite un jeune homme qui, étant éperdument épris d'une fille
qu'il allait épouser, l'avait cédée à un ami près d'expirer d'amour pour elle,
et qui avait encore payé la dot en cédant la fille.
Ensuite il fit paraître un soldat qui, dans la guerre d'Hyrcanie, avait donné
encore un plus grand exemple de générosité. Des soldats ennemis lui
Chapitre 5 15
enlevaient sa maîtresse, et il la défendait contre eux : on vint lui dire que
d'autres Hyrcaniens enlevaient sa mère à quelques pas de là : il quitta en
pleurant sa maîtresse, et courut délivrer sa mère : il retourna ensuite vers
celle qu'il aimait, et la trouva expirante. Il voulut se tuer ; sa mère lui
remontra qu'elle n'avait que lui pour tout secours, et il eut le courage de
souffrir la vie.
Les juges penchaient pour ce soldat. Le roi prit la parole, et dit : Son action
et celles des autres sont belles, mais elles ne m'étonnent point ; hier Zadig
en a fait une qui m'a étonné. J'avais disgracié depuis quelques jours mon
ministre et mon favori Coreb. Je plaignais de lui avec violence, et tous mes
courtisans m'assuraient que j'étais trop doux ; c'était à qui me dirait le plus
de mal de Coreb. Je demandai à Zadig ce qu'il en pensait, et il osa en dire
du bien. J'avoue que j'ai vu, dans nos histoires, des exemples qu'on a payé
de son bien une erreur, qu'on a cédé sa maîtresse qu'on a préféré une mère
à l'objet de son amour ; mais je n'ai jamais lu qu'un courtisan ait parlé
avantageusement d'un ministre disgracié contre qui son souverain était en
colère. Je donne vingt mille pièces d'or à chacun de ceux dont on vient de
réciter les actions généreuses ; mais je donne la coupe à Zadig.
Sire, lui dit−il, c'est votre majesté seule qui mérite la coupe, c'est elle qui a
fait l'action la plus inouïe, puisque étant roi vous ne vous êtes point fâché
contre votre esclave, lorsqu'il contredisait votre passion. On admira le roi
et Zadig. Le juge qui avait donné son bien, l'amant qui avait marié sa
maîtresse à son ami, le soldat qui avait préféré le salut de sa mère à celui
de sa maîtresse, reçurent les présents du monarque : ils virent leurs noms
écrits dans le livre des généreux. Zadig eut la coupe. Le roi acquit la
réputation d'un bon prince, qu'il ne garda pas long−temps. Ce jour fut
consacré par des fêtes plus longues que la loi ne le portait. La mémoire s'en
conserve encore dans l'Asie. Zadig disait : Je suis donc enfin heureux !
Mais il se trompait.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 5 16
Chapitre 6
Le ministre.
Le roi avait perdu son premier ministre. Il choisit Zadig pour remplir cette
place. Toutes les belles dames de Babylone applaudirent à ce choix, car
depuis la fondation de l'empire il n'y avait jamais eu de ministre si jeune.
Tous les courtisans furent fâchés ; l'Envieux en eut un crachement de sang,
et le nez lui enfla prodigieusement. Zadig ayant remercié le roi et la reine,
alla remercier aussi le perroquet : Bel oiseau, lui dit−il, c'est vous qui
m'avez sauvé la vie, et qui m'avez fait premier ministre : la chienne et le
cheval de leurs majestés m'avaient fait beaucoup de mal, mais vous m'avez
fait du bien. Voilà donc de quoi dépendent les destins des hommes ! Mais,
ajouta−t−il, un bonheur si étrange sera peut−être bientôt évanoui. Le
perroquet répondit, Oui. Ce mot frappe Zadig. Cependant, comme il était
bon physicien, et qu'il ne croyait pas que les perroquets fussent prophètes,
il se rassura bientôt ; il se mit à exercer son ministère de son mieux.
Il fit sentir à tout le monde le pouvoir sacré des lois, et ne fit sentir à
personne le poids de sa dignité. Il ne gêna point les voix du divan, et
chaque vizir pouvait avoir un avis sans lui déplaire. Quand il jugeait une
affaire, ce n'était pas lui qui jugeait, c'était la loi ; mais quand elle était trop
sévère, il la tempérait ; et quand on manquait de lois, son équité en faisait
qu'on aurait prises pour celles de Zoroastre.
C'est de lui que les nations tiennent ce grand principe, Qu'il vaut mieux
hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent. Il croyait
que les lois étaient faites pour secourir les citoyens autant que pour les
intimider. Son principal talent était de démêler la vérité, que tous les
hommes cherchent à obscurcir. Dès les premiers jours de son
administration il mit ce grand talent en usage. Un fameux négociant de
Babylone était mort aux Indes ; il avait fait ses héritiers ses deux fils par
Chapitre 6 17
portions égales, après avoir marié leur soeur, et il laissait un présent de
trente mille pièces d'or à celui de ses deux fils qui serait jugé l'aimer
davantage. L'aîné lui bâtit un tombeau, le second augmenta d'une partie de
son héritage la dot de sa soeur ; chacun disait : C'est l'aîné qui aime le
mieux son père, le cadet aime mieux sa soeur ; c'est à l'aîné
qu'appartiennent les trente mille pièces.
Zadig les fit venir tous deux l'un après l'autre. Il dit à l'aîné : Votre père
n'est point mort, il est guéri de sa dernière maladie, il revient à Babylone.
Dieu soit loué, répondit le jeune homme ; mais voilà un tombeau qui m'a
coûté bien cher ! Zadig dit ensuite la même chose au cadet. Dieu soit loué !
répondit−il, je vais rendre à mon père tout ce que j'ai ; mais je voudrais
qu'il laissât à ma soeur ce que je lui ai donné. Vous ne rendrez rien, dit
Zadig, et vous aurez les trente mille pièces ; c'est vous qui aimez le mieux
votre père.
Une fille fort riche avait fait une promesse de mariage à deux mages, et,
après avoir reçu quelques mois des instructions de l'un et de l'autre, elle se
trouva grosse. Ils voulaient tous deux l'épouser. Je prendrai pour mon mari,
dit−elle, celui des deux qui m'a mise en état de donner un citoyen à
l'empire. C'est moi qui ai fait cette bonne oeuvre, dit l'un. C'est moi qui ai
eu cet avantage, dit l'autre. Eh bien ! répondit−elle, je reconnais pour père
de l'enfant celui des deux qui lui pourra donner la meilleure éducation. Elle
accoucha d'un fils. Chacun des mages veut l'élever. La cause est portée
devant Zadig. Il fait venir les deux mages. Qu'enseigneras−tu à ton
pupille ? dit−il au premier. Je lui apprendrai, dit le docteur, les huit parties
d'oraison, la dialectique, l'astrologie, la démonomanie ; ce que c'est que la
substance et l'accident, l'abstrait et le concret, les monades et l'harmonie
préétablie. Moi, dit le second, je tâcherai de le rendre juste et digne d'avoir
des amis. Zadig prononça : Que tu sois son père ou non, tu épouseras sa
mère.
Il venait tous les jours des plaintes à la cour contre l'itimadoulet de Médie,
nommé Irax. C'était un grand seigneur dont le fonds n'était pas mauvais,
mais qui était corrompu par la vanité et par la volupté. Il souffrait rarement
qu'on lui parlât, et jamais qu'on l'osât contredire. Les paons ne sont pas
Zadig, ou la destinée
Chapitre 6 18
plus vains, les colombes ne sont pas plus voluptueuses, les tortues ont
moins de paresse ; il ne respirait que la fausse gloire et les faux plaisirs :
Zadig entreprit de le corriger.
Il lui envoya de la part du roi un maître de musique avec douze voix et
vingt−quatre violons, un maître−d'hôtel avec six cuisiniers et quatre
chambellans, qui ne devaient pas le quitter. L'ordre du roi portait que
l'étiquette suivante serait inviolablement observée ; et voici comme les
choses se passèrent.
Le premier jour, dès que le voluptueux Irax fut éveillé, le maître de
musique entra, suivi des voix et des violons : on chanta une cantate qui
dura deux heures, et, de trois minutes en trois minutes, le refrain était :
Que son mérite est extrême !
Que de grâces ! que de grandeur !
Ah ! combien monseigneur
Doit être content de lui−même !
Après l'exécution de la cantate un chambellan lui fit une harangue de trois
quarts d'heure, dans laquelle on le louait expressément de toutes les bonnes
qualités qui lui manquaient. La harangue finie, on le conduisit à table au
son des instruments. Le dîner dura trois heures ; dès qu'il ouvrit la bouche
pour parler, le premier chambellan dit : II aura raison. A peine eut−il
prononcé quatre paroles que le second chambellan s'écria : II a raison ! Les
deux autres chambellans firent de grands éclats de rire des bons mots
qu'Irax avait dits ou qu'il avait dû dire. Après dîner on lui répéta la cantate.
Cette première journée lui parut délicieuse, il crut que le roi des rois
l'honorait selon ses mérites ; la seconde lui parut moins agréable ; la
troisième fut gênante ; la quatrième−fût insupportable ; la cinquième fut un
supplice : enfin, outré d'entendre toujours chanter,
Ah ! combien monseigneur
Doit être content de lui−même !
Zadig, ou la destinée
Chapitre 6 19
d'entendre toujours dire qu'il avait raison, et d'être harangué chaque jour à
la même heure, il écrivit en cour pour supplier le roi qu'il daignât rappeler
ses chambellans, ses musiciens, son maître−d'hôtel ; il promit d'être
désormais moins vain et plus appliqué ; il se fit moins encenser, eut moins
de fêtes, et fut plus heureux ; car, comme dit le Sadder, toujours du plaisir
n'est pas du plaisir.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 6 20
Chapitre 7
Les disputes et les audiences.
C'est ainsi que Zadig montrait tous les jours la subtilité de son génie et la
bonté de son âme ; on l'admirait, et cependant on l'aimait. Il passait pour le
plus fortuné de tous les hommes, tout l'empire était rempli de son nom ;
toutes les femmes le lorgnaient ; tous les citoyens célébraient sa justice ;
les savants le regardaient comme leur oracle ; les prêtres même avouaient
qu'il en savait plus que le vieux archimage Yébor. On était bien loin alors
de lui faire des procès sur les griffons ; on ne croyait que ce qui lui
semblait croyable.
Il y avait une grande querelle dans Babylone qui durait depuis quinze cents
années, et qui partageait l'empire en deux sectes opiniâtres : l'une
prétendait qu'il ne fallait jamais entrer dans le temple de Mithra que du
pied gauche ; l'autre avait cette coutume en abomination, et n'entrait jamais
que du pied droit. On attendait le jour de la fête solennelle du feu sacré
pour savoir quelle secte serait favorisée par Zadig. L'univers avait les yeux
sur ses deux pieds, et toute la ville était en agitation et en suspens. Zadig
entra dans le temple en sautant à pieds joints, et il prouva ensuite, par un
discours éloquent, que le Dieu du ciel et de la terre, qui n'a acception de
personne, ne fait pas plus de cas de la jambe gauche que de la jambe droite.
L'Envieux et sa femme prétendirent que dans son discours il n'y avait pas
assez de figures, qu'il n'avait pas fait assez danser les montagnes et les
collines. Il est sec et sans génie, disaient−ils ; on ne voit chez lui ni la mer
s'enfuir, ni les étoiles tomber, ni le soleil se fondre comme de la cire ; il n'a
point le bon style oriental. Zadig se contentait d'avoir le style de la raison.
Tout le monde fut pour lui, non pas parcequ'il était dans le bon chemin,
non pas parcequ'il était raisonnable, non pas parcequ'il était aimable, mais
parcequ'il était premier vizir.
Chapitre 7 21
Il termina aussi heureusement le grand procès entre les mages blancs et les
mages noirs. Les blancs soutenaient que c'était une impiété de se tourner,
en priant Dieu, vers l'orient d'hiver ; les noirs assuraient que Dieu avait en
horreur les prières des hommes qui se tournaient vers le couchant d'été.
Zadig ordonna qu'on se tournât comme on voudrait.
Il trouva ainsi le secret d'expédier le matin les affaires particulières et les
générales : le reste du jour il s'occupait des embellissements de Babylone :
il faisait représenter des tragédies où l'on pleurait, et des comédies où l'on
riait ; ce qui était passé de mode depuis long−temps, et ce qu'il fit renaître
parcequ'il avait du goût. Il ne prétendait pas en savoir plus que les artistes ;
il les récompensait par des bienfaits et des distinctions, et n'était point
jaloux en secret de leurs talents. Le soir il amusait beaucoup le roi, et
surtout la reine. Le roi disait : Le grand ministre ! la reine disait : L'aimable
ministre ! et tous deux ajoutaient : C'eût été grand dommage qu'il eût été
pendu.
Jamais homme en place ne fut obligé de donner tant d'audiences aux
dames. La plupart venaient lui parler des affaires qu'elles n'avaient point,
pour en avoir une avec lui. La femme de l'Envieux s'y présenta des
premières ; elle lui jura par Mithra, par le Zenda−Vesta, et par le feu sacré,
qu'elle avait détesté la conduite de son mari ; elle lui confia ensuite que ce
mari était un jaloux, un brutal ; elle lui fit entendre que les dieux le
punissaient, en lui refusant les précieux effets de ce feu sacré par lequel
seul l'homme est semblable aux immortels : elle finit par laisser tomber sa
jarretière ; Zadig la ramassa avec sa politesse ordinaire ; mais il ne la
rattacha point au genou de la dame ; et cette petite faute, si c'en est une, fut
la cause des plus horribles infortunes. Zadig n'y pensa pas, et la femme de
l'Envieux y pensa beaucoup.
D'autres dames se présentaient tous les jours. Les annales secrètes de
Babylone prétendent qu'il succomba une fois, mais qu'il fut tout étonné de
jouir sans volupté, et d'embrasser son amante avec distraction. Celle à qui
il donna, sans presque s'en apercevoir, des marques de sa protection, était
une femme de chambre de la reine Astarté. Cette tendre Babylonienne se
disait à elle−même pour se consoler : Il faut que cet homme−là ait
Zadig, ou la destinée
Chapitre 7 22
prodigieusement d'affaires dans la tête, puisqu'il y songe encore même en
fesant l'amour. Il échappa à Zadig, dans les instants où plusieurs personnes
ne disent mot, et où d'autres ne prononcent que des paroles sacrées, de
s'écrier tout d'un coup. La reine ! La Babylonienne crut qu'enfin il était
revenu à lui dans un bon moment, et qu'il lui disait : Ma reine. Mais Zadig,
toujours très distrait, prononça le nom d'Astarté. La dame, qui dans ces
heureuses circonstances interprétait tout à son avantage, s'imagina que cela
voulait dire : Vous êtes plus belle que la reine Astarté. Elle sortit du sérail
de Zadig avec de très beaux présents. Elle alla conter son aventure à
l'Envieuse, qui était son amie intime ; celle−ci fut cruellement piquée de la
préférence. Il n'a pas daigné seulement, dit−elle, me rattacher cette
jarretière que voici, et dont je ne veux plus me servir. Oh ! oh ! dit la
fortunée à l'Envieuse, vous portez les mêmes jarretières que la reine ! Vous
les prenez donc chez la même faiseuse ? L'Envieuse rêva profondément, ne
répondit rien, et alla consulter son mari l'Envieux.
Cependant Zadig s'apercevait qu'il avait toujours des distractions quand il
donnait des audiences, et quand il jugeait : il ne savait à quoi les attribuer ;
c'était là sa seule peine.
Il eut un songe : il lui semblait qu'il était couché d'abord sur des herbes
sèches, parmi lesquelles il y en avait quelques unes de piquantes qui
l'incommodaient ; et qu'ensuite il reposait mollement sur un lit de roses,
dont il sortait un serpent qui le blessait au coeur de sa langue acérée et
envenimée. Hélas ! disait−il, j'ai été long−temps couché sur ces herbes
sèches et piquantes, je suis maintenant sur le lit de roses ; mais quel sera le
serpent ?
Zadig, ou la destinée
Chapitre 7 23
Chapitre 8
La jalousie.
Le malheur de Zadig vint de son bonheur même, et surtout de son mérite.
Il avait tous les jours des entretiens avec le roi et avec Astarté son auguste
épouse. Les charmes de sa conversation redoublaient encore par cette envie
de plaire qui est à l'esprit ce que la parure est à la beauté ; sa jeunesse et ses
grâces firent insensiblement sur Astarté une impression dont elle ne
s'aperçut pas d'abord. Sa passion croissait dans le sein de l'innocence.
Astarté se livrait sans scrupule et sans crainte au plaisir de voir et
d'entendre un homme cher à son époux et à l'état ; elle ne cessait de le
vanter au roi ; elle en parlait à ses femmes, qui enchérissaient encore sur
ses louanges ; tout servait à enfoncer dans son coeur le trait qu'elle ne
sentait pas. Elle faisait des présents à Zadig, dans lesquels il entrait plus de
galanterie qu'elle ne pensait ; elle croyait ne lui parler qu'en reine contente
de ses services, et quelquefois ses expressions étaient d'une femme
sensible.
Astarté était beaucoup plus belle que cette Sémire qui haïssait tant les
borgnes, et que cette autre femme qui avait voulu couper le nez à son
époux. La familiarité d'Astarté, ses discours tendres, dont elle commençait
à rougir, ses regards, qu'elle voulait détourner, et qui se fixaient sur les
siens, allumèrent dans le coeur de Zadig un feu dont il s'étonna. Il
combattit ; il appela à son secours la philosophie, qui l'avait toujours
secouru ; il n'en tira que des lumières, et n'en reçut aucun soulagement. Le
devoir, la reconnaissance, la majesté souveraine violée, se présentaient à
ses yeux comme des dieux vengeurs ; il combattait, il triomphait ; mais
cette victoire, qu'il fallait remporter à tout moment, lui coûtait des
gémissements et des larmes. Il n'osait plus parler à la reine avec cette
douce liberté qui avait eu tant de charmes pour tous deux : ses yeux se
couvraient d'un nuage ; ses discours étaient contraints et sans suite : il
Chapitre 8 24
baissait la vue ; et quand, malgré lui, ses regards se tournaient vers Astarté,
ils rencontraient ceux de la reine mouillés de pleurs, dont il partait des
traits de flamme ; ils semblaient se dire l'un à l'autre : Nous nous adorons,
et nous craignons de nous aimer ; nous brûlons tous deux d'un feu que nous
condamnons.
Zadig sortait d'auprès d'elle égaré, éperdu, le coeur surchargé d'un fardeau
qu'il ne pouvait plus porter : dans la violence de ses agitations, il laissa
pénétrer son secret à son ami Cador, comme un homme qui, ayant soutenu
long−temps les atteintes d'une vive douleur, fait enfin connaître son mal
par un cri qu'un redoublement aigu lui arrache, et par la sueur froide qui
coule sur son front.
Cador lui dit : J'ai déjà démêlé les sentiments que vous vouliez vous cacher
à vous−même ; les passions ont des signes auxquels on ne peut se
méprendre. Jugez, mon cher Zadig, puisque j'ai lu dans votre coeur, si le
roi n'y découvrira pas un sentiment qui l'offense. Il n'a d'autre défaut que
celui d'être le plus jaloux des hommes. Vous résistez à votre passion avec
plus de force que la reine ne combat la sienne, parccque vous êtes
philosophe, et parceque vous êtes Zadig. Astarté est femme ; elle laisse
parler ses regards avec d'autant plus d'imprudence qu'elle ne se croit pas
encore coupable. Malheureusement rassurée sur son innocence, elle
néglige des dehors nécessaires. Je tremblerai pour elle, tant qu'elle n'aura
rien à se reprocher. Si vous étiez d'accord l'un et l'autre, vous sauriez
tromper tous les yeux : une passion naissante et combattue éclate ; un
amour satisfait sait se cacher. Zadig frémit à la proposition de trahir le roi,
son bienfaiteur ; et jamais il ne fut plus fidèle à son prince que quand il fut
coupable envers lui d'un crime involontaire. Cependant la reine prononçait
si souvent le nom de Zadig, son front se couvrait de tant de rougeur en le
prononçant, elle était tantôt si animée ; tantôt si interdite, quand elle lui
parlait en présence du roi ; une rêverie si profonde s'emparait d'elle quand
il était sorti, que le roi fut troublé. Il crut tout ce qu'il voyait, et imagina
tout ce qu'il ne voyait point. Il remarqua surtout que les babouches de sa
femme étaient bleues, et que les babouches de Zadig étaient bleues, que les
rubans de sa femme étaient jaunes, et que le bonnet de Zadig était jaune ;
Zadig, ou la destinée
Chapitre 8 25
c'étaient là de terribles indices pour un prince délicat. Les soupçons se
tournèrent en certitude dans son esprit aigri.
Tous les esclaves des rois et des reines sont autant d'espions de leurs
coeurs. On pénétra bientôt qu'Astarté était tendre, et que Moabdar était
jaloux. L'Envieux engagea l'Envieuse à envoyer au roi sa jarretière, qui
ressemblait à celle de la reine. Pour surcroît de malheur, cette jarretière
était bleue. Le monarque ne songea plus qu'à la manière de se venger. Il
résolut une nuit d'empoisonner la reine, et de faire mourir Zadig par le
cordeau au point du jour. L'ordre en fut donné à un impitoyable eunuque,
exécuteur de ses vengeances. Il y avait alors dans la chambre du roi un
petit nain qui était muet, mais qui n'était pas sourd. On le souffrait
toujours : il était témoin de ce qui se passait de plus secret, comme un
animal domestique. Ce petit muet était très attaché à la reine et à Zadig. Il
entendit, avec autant de surprise que d'horreur, donner l'ordre de leur mort.
Mais comment faire pour prévenir cet ordre effroyable, qui allait s'exécuter
dans peu d'heures ? Il ne savait pas écrire ; mais il avait appris à peindre, et
savait surtout faire ressembler. Il passa une partie de la nuit à crayonner ce
qu'il voulait faire entendre à la reine. Son dessin représentait le roi agité de
fureur, dans un coin du tableau, donnant des ordres à son eunuque ; un
cordeau bleu et un vase sur une table, avec des jarretières bleues et des
rubans jaunes ; la reine, dans le milieu du tableau, expirante entre les bras
de ses femmes ; et Zadig
étranglé à ses pieds. L'horizon représentait un soleil levant pour marquer
que cette horrible exécution devait se faire aux premiers rayons de l'aurore.
Dès qu'il eut fini cet ouvrage, il courut chez une femme d'Astarté, la
réveilla, et lui fit entendre qu'il fallait dans l'instant même porter ce tableau
à la reine.
Cependant, au milieu de la nuit, on vient frapper à la porte de Zadig ; on le
réveille ; on lui donne un billet de la reine ; il doute si c'est un songe ; il
ouvre la lettre d'une main tremblante. Quelle fut sa surprise, et qui pourrait
exprimer la consternation et le désespoir dont il fut accablé quand il lut ces
paroles : "Fuyez dans l'instant même, ou l'on va vous arracher la vie !
Fuyez, Zadig ; je vous l'ordonne au nom de notre amour et de mes rubans
jaunes. Je n'étais point coupable ; mais je sens que je vais mourir
criminelle."
Zadig, ou la destinée
Chapitre 8 26
Zadig eut à peine la force de parler. Il ordonna qu'on fît venir Cador ; et,
sans lui rien dire, il lui donna ce billet. Cador le força d'obéir, et de prendre
sur−le−champ la route de Memphis. Si vous osez aller trouver la reine, lui
dit−il, vous hâtez sa mort ; si vous parlez au roi, vous la perdez encore. Je
me charge de sa destinée ; suivez la vôtre. Je répandrai le bruit que vous
avez pris la route des Indes. Je viendrai bientôt vous trouver, et je vous
apprendrai ce qui se sera passé à Babylone.
Cador, dans le moment même, fit placer deux dromadaires des plus légers
à la course vers une porte secrète du palais : il y fit monter Zadig, qu'il
fallut porter, et qui était près de rendre l'âme. Un seul domestique
l'accompagna ; et bientôt Cador, plongé dans l'étonnement et dans la
douleur, perdit son ami de vue.
Cet illustre fugitif, arrivé sur le bord d'une colline dont on voyait
Babylone, tourna la vue sur le palais de la reine, et s'évanouit ; il ne reprit
ses sens que pour verser des larmes, et pour souhaiter la mort. Enfin, après
s'être occupé de la destinée déplorable de la plus aimable des femmes et de
la première reine du monde, il fit un moment de retour sur lui−même, et
s'écria : Qu'est−ce donc que la vie humaine ? O vertu ! à quoi m'avez−vous
servi ? Deux femmes m'ont indignement trompé ; la troisième, qui n'est
point coupable, et qui est plus belle que les autres, va mourir ! Tout ce que
j'ai fait de bien a toujours été pour moi une source de malédictions, et je
n'ai été élevé au comble de la grandeur que pour tomber dans le plus
horrible précipice de l'infortune. Si j'eusse été méchant comme tant
d'autres, je serais heureux comme eux. Accablé de ces réflexions funestes,
les yeux chargés du voile de la douleur, la pâleur de la mort sur le visage,
et l'âme abîmée dans l'excès d'un sombre désespoir, il continuait son
voyage vers l'Egypte.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 8 27
Chapitre 9
La femme battue.
Zadig dirigeait sa route sur les étoiles. La constellation d'Orion et le
brillant astre de Sirius le guidaient vers le port de Canope. Il admirait ces
vastes globes de lumière qui ne paraissent que de faibles étincelles à nos
yeux, tandis que la terre, qui n'est en effet qu'un point imperceptible dans
la nature, paraît à notre cupidité quelque chose de si grand et de si noble. Il
se figurait alors les hommes tels qu'ils sont en effet, des insectes se
dévorant les uns les autres sur un petit atome de boue. Cette image vraie
semblait anéantir ses malheurs, en lui retraçant le néant de son être et celui
de Babylone. Son âme s'élançait jusque dans l'infini, et contemplait,
détachée de ses sens, l'ordre immuable de l'univers. Mais lorsque ensuite,
rendu à lui−même et rentrant dans son coeur, il pensait qu'Astarté était
peut−être morte pour lui, l'univers disparaissait à ses yeux, et il ne voyait
dans la nature entière qu'Astarté mourante et Zadig infortuné. Comme il se
livrait à ce flux et à ce reflux de philosophie sublime et de douleur
accablante, il avançait vers les frontières de l'Egypte ; et déjà son
domestique fidèle était dans la première bourgade, où il lui cherchait un
logement. Zadig cependant se promenait vers les jardins qui bordaient ce
village. Il vit, non loin du grand chemin, une femme éplorée qui appelait le
ciel et la terre à son secours, et un homme furieux qui la suivait. Elle était
déjà atteinte par lui, elle embrassait ses genoux. Cet homme l'accablait de
coups et de reproches. Il jugea, à la violence de l'Egyptien et aux pardons
réitérés que lui demandait la dame, que l'un était un jaloux, et l'autre une
infidèle ; mais quand il eut considéré cette femme, qui était d'une beauté
touchante, et qui même ressemblait un peu à la malheureuse Astarté, il se
sentit pénétré de compassion pour elle, et d'horreur pour l'Égyptien.
Secourez−moi, s'écria−t−elle à Zadig avec des sanglots ; tirez−moi des
mains du plus barbare des hommes, sauvez−moi la vie ! A ces cris, Zadig
courut se jeter entre elle et ce barbare. Il avait quelque connaissance de la
Chapitre 9 28
langue égyptienne. Il lui dit en cette langue : Si vous avez quelque
humanité, je vous conjure de respecter la beauté et la faiblesse.
Pouvez−vous outrager ainsi un chef−d'oeuvre de la nature, qui est à vos
pieds, et qui n'a pour sa défense que des larmes ? Ah ! ah ! lui dit cet
emporté, tu l'aimes donc aussi ! et c'est de toi qu'il faut que je me venge.
En disant ces paroles, il laisse la dame, qu'il tenait d'une main par les
cheveux, et, prenant sa lance, il veut en percer l'étranger. Celui−ci, qui était
de sang−froid, évita aisément le coup d'un furieux. Il se saisit de la lance
près du fer dont elle est armée. L'un veut la retirer, l'autre l'arracher. Elle se
brise entre leurs mains. L'Égyptien tire son épée ; Zadig s'arme de la
sienne. Ils s'attaquent l'un l'autre. Celui−là porte cent coups précipités ;
celui−ci les pare avec adresse. La dame, assise sur un gazon, rajuste sa
coiffure, et les regarde. L'Egyptien était plus robuste que son adversaire,
Zadig était plus adroit. Celui−ci se battait en homme dont la tête conduisait
le bras, et celui−là comme un emporté dont une colère aveugle guidait les
mouvements au hasard. Zadig passe à lui, et le désarme ; et tandis que
l'Egyptien, devenu plus furieux, veut se jeter sur lui, il le saisit, le presse, le
fait tomber en lui tenant l'épée sur la poitrine ; il lui offre de lui donner la
vie. L'Egyptien hors de lui tire son poignard ; il en blesse Zadig dans le
temps même que le vainqueur lui pardonnait. Zadig indigné lui plonge son
épée dans le sein. L'Egyptien jette un cri horrible, et meurt en se débattant.
Zadig alors s'avança vers la dame, et lui dit d'une voix soumise : Il m'a
forcé de le tuer : je vous ai vengée ; vous êtes délivrée de l'homme le plus
violent que j'aie jamais vu. Que voulez−vous maintenant de moi,
madame ? Que tu meures, scélérat, lui répondit−elle ; que tu meures ! tu as
tué mon amant ; je voudrais pouvoir déchirer ton coeur. En vérité,
madame, vous aviez là un étrange homme pour amant, lui répondit Zadig ;
il vous battait de toutes ses forces, et il voulait m'arracher la vie parceque
vous m'avez conjuré de vous secourir. Je voudrais qu'il me battît encore,
reprit la dame en poussant des cris. Je le méritais bien, je lui avais donné
de la jalousie. Plût au ciel qu'il me battît, et que tu fusses à sa place !
Zadig, plus surpris et plus en colère qu'il ne l'avait été de sa vie, lui dit :
Madame, toute belle que vous êtes, vous mériteriez que je vous battisse à
mon tour, tant vous êtes extravagante ; mais je n'en prendrai pas la peine.
Là−dessus il remonta sur son chameau, et avança vers le bourg. A peine
Zadig, ou la destinée
Chapitre 9 29
avait−il fait quelques pas qu'il se retourne au bruit que faisaient quatre
courriers de Babylone. Ils venaient à toute bride. L'un d'eux, en voyant
cette femme, s'écria : C'est elle−même ! elle ressemble au portrait qu'on
nous en a fait. Ils ne s'embarrassèrent pas du mort, et se saisirent
incontinent de la dame. Elle ne cessait de crier à Zadig : Secourez−moi
encore une fois, étranger généreux ! je vous demande pardon de m'être
plainte de vous : secourez−moi, et je suis à vous jusqu'au tombeau !
L'envie avait passé à Zadig de se battre désormais pour elle. A d'autres,
répond−il ; vous ne m'y attraperez plus. D'ailleurs il était blessé, son sang
coulait, il avait besoin de secours ; et la vue des quatre Babyloniens,
probablement envoyés par le roi Moabdar, le remplissait d'inquiétude. Il
s'avance en hâte vers le village, n'imaginant pas pourquoi quatre courriers
de Babylone venaient prendre cette Egyptienne, mais encore plus étonné
du caractère de cette dame.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 9 30
Chapitre 10
L'esclavage.
Comme il entrait dans la bourgade égyptienne, il se vit entouré par le
peuple. Chacun criait : Voilà celui qui a enlevé la belle Missouf, et qui
vient d'assassiner Clétofis ! Messieurs, dit−il, Dieu me préserve d'enlever
jamais votre belle Missouf ! elle est trop capricieuse ; et, à l'égard de
Clétofis, je ne l'ai point assassiné ; je me suis défendu seulement contre lui.
Il voulait me tuer, parceque je lui avais demandé très humblement grâce
pour la belle Missouf, qu'il battait impitoyablement. Je suis un étranger qui
vient chercher un asile dans l'Egypte ; et il n'y a pas d'apparence qu'en
venant demander votre protection, j'aie commencé par enlever une femme,
et par assassiner un homme.
Les Egyptiens étaient alors justes et humains. Le peuple conduisit Zadig à
la maison de ville. On commença par le faire panser de sa blessure, et
ensuite on l'interrogea, lui et son domestique séparément, pour savoir la
vérité. On reconnut que Zadig n'était point un assassin ; mais il était
coupable du sang d'un homme : la loi le condamnait à être esclave. On
vendit au profit de la bourgade ses deux chameaux ; on distribua aux
habitants tout l'or qu'il avait apporté ; sa personne fut exposée en vente
dans la place publique, ainsi que celle de son compagnon de voyage. Un
marchand arabe, nommé Sétoc, y mit l'enchère ; mais le valet, plus propre
à la fatigue, fut vendu bien plus chèrement que le maître. On ne fesait pas
de comparaison entre ces deux hommes. Zadig fut donc esclave
subordonné à son valet : on les attacha ensemble avec une chaîne qu'on
leur passa aux pieds, et en cet état ils suivirent le marchand arabe dans sa
maison. Zadig, en chemin, consolait son domestique, et l'exhortait à la
patience ; mais, selon sa coutume, il fesait des réflexions sur la vie
humaine. Je vois, lui disait−il, que les malheurs de ma destinée se
répandent sur la tienne. Tout m'a tourné jusqu'ici d'une façon bien étrange.
Chapitre 10 31
J'ai été condamné à l'amende pour avoir vu passer une chienne ; j'ai pensé
être empalé pour un griffon ; j'ai été envoyé au supplice parceque j'avais
fait des vers à la louange du roi ; j'ai été sur le point d'être étranglé
parceque la reine avait des rubans jaunes, et me voici esclave avec toi
parcequ'un brutal a battu sa maîtresse. Allons, ne perdons point courage ;
tout ceci finira peut−être ; il faut bien que les marchands arabes aient des
esclaves ; et pourquoi ne le serais−je pas comme un autre, puisque je suis
homme comme un autre ? Ce marchand ne sera pas impitoyable ; il faut
qu'il traite bien ses esclaves, s'il en veut tirer des services. Il parlait ainsi, et
dans le fond de son coeur il était occupé du sort de la reine de Babylone.
Sétoc, le marchand, partit deux jours après pour l'Arabie déserte avec ses
esclaves et ses chameaux. Sa tribu habitait vers le désert d'Horeb. Le
chemin fut long et pénible. Sétoc, dans la route, fesait bien plus de cas du
valet que du maître, parceque le premier chargeait bien mieux les
chameaux ; et toutes les petites distinctions furent pour lui. Un chameau
mourut à deux journées d'Horeb : on répartit sa charge sur le dos de chacun
des serviteurs ; Zadig en eut sa part. Sétoc se mit à rire en voyant tous ses
esclaves marcher courbés. Zadig prit la liberté de lui en expliquer la raison,
et lui apprit les lois de l'équilibre. Le marchand étonné commença à le
regarder d'un autre oeil. Zadig, voyant qu'il avait excité sa curiosité, la
redoubla en lui apprenant beaucoup de choses qui n'étaient point étrangères
à son commerce ; les pesanteurs spécifiques des métaux et des denrées
sous un volume égal ; les propriétés de plusieurs animaux utiles ; le moyen
de rendre tels ceux qui ne l'étaient pas ; enfin il lui parut un sage. Sétoc lui
donna la préférence sur son camarade, qu'il avait tant estimé. Il le traita
bien, et n'eut pas sujet de s'en repentir.
Arrivé dans sa tribu, Sétoc commença par redemander cinq cents onces
d'argent à un Hébreu auquel il les avait prêtées en présence de deux
témoins ; mais ces deux témoins étaient morts, et l'Hébreu, ne pouvant être
convaincu, s'appropriait l'argent du marchand, en remerciant Dieu de ce
qu'il lui avait donné le moyen de tromper un Arabe. Sétoc confia sa peine à
Zadig, qui était devenu son conseil. En quel endroit, demanda Zadig,
prêtâtes−vous vos cinq cents onces à cet infidèle ? Sur une large pierre,
Zadig, ou la destinée
Chapitre 10 32
répondit le marchand, qui est auprès du mont Horeb. Quel est le caractère
de votre débiteur ? dit Zadig. Celui d'un fripon, reprit Sétoc. Mais je vous
demande si c'est un homme vif ou flegmatique, avisé ou imprudent. C'est
de tous les mauvais payeurs, dit Sétoc, le plus vif que je connaisse. Eh
bien ! insista Zadig, permettez que je plaide votre cause devant le juge. En
effet il cita l'Hébreu au tribunal, et il parla ainsi au juge : Oreiller du trône
d'équité, je viens redemander à cet homme, au nom de mon maître, cinq
cents onces d'argent qu'il ne veut pas rendre. Avez−vous des témoins ? dit
le juge. Non, ils sont morts ; mais il reste une large pierre sur laquelle
l'argent fut compté ; et s'il plaît à votre grandeur d'ordonner qu'on aille
chercher la pierre, j'espère qu'elle portera témoignage ; nous resterons ici
l'Hébreu et moi, en attendant que la pierre vienne ; je l'enverrai chercher
aux dépens de Sétoc, mon maître. Très volontiers, répondit le juge ; et il se
mit à expédier d'autres affaires.
A la fin de l'audience : Eh bien ! dit−il à Zadig, votre pierre n'est pas
encore venue ? L'Hébreu, en riant, répondit : Votre grandeur resterait ici
jusqu'à demain que la pierre ne serait pas encore arrivée ; elle est à plus de
six milles d'ici, et il faudrait quinze hommes pour la remuer. Eh bien !
s'écria Zadig, je vous avais bien dit que la pierre porterait témoignage ;
puisque cet homme sait où elle est, il avoue donc que c'est sur elle que
l'argent fut compté. L'Hébreu déconcerté fut bientôt contraint de tout
avouer. Le juge ordonna qu'il serait lié à la pierre, sans boire ni manger,
jusqu'à ce qu'il eût rendu les cinq cents onces, qui furent bientôt payées.
L'esclave Zadig et la pierre furent en grande recommandation dans
l'Arabie.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 10 33
Chapitre 11
Le bûcher.
Sétoc enchanté fit de son esclave son ami intime. Il ne pouvait pas plus se
passer de lui qu'avait fait le roi de Babylone ; et Zadig fut heureux que
Sétoc n'eût point de femme. Il découvrait dans son maître un naturel porté
au bien, beaucoup de droiture et de bon sens. Il fut fâché de voir qu'il
adorait l'armée céleste, c'est−à−dire le soleil, la lune, et les étoiles, selon
l'ancien usage d'Arabie. Il lui en parlait quelquefois avec beaucoup de
discrétion. Enfin il lui dit que c'étaient des corps comme les autres, qui ne
méritaient pas plus son hommage qu'un arbre ou un rocher. Mais, disait
Sétoc, ce sont des êtres éternels dont nous tirons tous nos avantages ; ils
animent la nature ; ils règlent les saisons ; ils sont d'ailleurs si loin de nous
qu'on ne peut pas s'empêcher de les révérer. Vous recevez plus
d'avantages, répondit Zadig, des eaux de la mer Rouge, qui porte vos
marchandises aux Indes. Pourquoi ne serait−elle pas aussi ancienne que les
étoiles ? Et si vous adorez ce qui est éloigné de vous, vous devez adorer la
terre des Gangarides, qui est aux extrémités du monde. Non, disait Sétoc,
les étoiles sont trop brillantes pour que je ne les adore pas. Le soir venu,
Zadig alluma un grand nombre de flambeaux dans la tente où il devait
souper avec Sétoc ; et dès que son patron parut, il se jeta à genoux devant
ces cires allumées, et leur dit : Éternelles et brillantes clartés, soyez−moi
toujours propices ! Ayant proféré ces paroles, il se mit à table sans regarder
Sétoc. Que faites−vous donc ? lui dit Sétoc étonné. Je fais comme vous,
répondit Zadig ; j'adore ces chandelles, et je néglige leur maître et le mien.
Sétoc comprit le sens profond de cet apologue. La sagesse de son esclave
entra dans son âme ; il ne prodigua plus son encens aux créatures, et adora
l'Etre éternel qui les a faites.
Il y avait alors dans l'Arabie une coutume affreuse, venue originairement
de Scythie, et qui, s'étant établie dans les Indes par le crédit des
Chapitre 11 34
brachmanes, menaçait d'envahir tout l'orient. Lorsqu'un homme marié était
mort, et que sa femme bien−aimée voulait être sainte, elle se brûlait en
public sur le corps de son mari. C'était une fête solennelle qui s'appelait le
bûcher du veuvage. La tribu dans laquelle il y avait eu le plus de femmes
brûlées était la plus considérée. Un Arabe de la tribu de Sétoc étant mort,
sa veuve, nommée Almona, qui était fort dévote, fit savoir le jour et l'heure
où elle se jetterait dans le feu au son des tambours et des trompettes. Zadig
remontra à Sétoc combien cette horrible coutume était contraire au bien du
genre humain ; qu'on laissait brûler tous les jours de jeunes veuves qui
pouvaient donner des enfants à l'état, ou du moins élever les leurs ; et il le
fit convenir qu'il fallait, si on pouvait, abolir un usage si barbare. Sétoc
répondit : Il y a plus de mille ans que les femmes sont en possession de se
brûler. Qui de nous osera changer une loi que le temps a consacrée ? Y
a−t−il rien de plus respectable qu'un ancien abus ? La raison est plus
ancienne, reprit Zadig. Parlez aux chefs des tribus, et je vais trouver la
jeune veuve.
Il se fit présenter à elle ; et après s'être insinué dans son esprit par des
louanges sur sa beauté, après lui avoir dit combien c'était dommage de
mettre au feu tant de charmes, il la loua encore sur sa constance et sur son
courage. Vous aimiez donc prodigieusement votre mari ? lui dit−il. Moi ?
point du tout, répondit la dame arabe. C'était un brutal, un jaloux, un
homme insupportable ; mais je suis fermement résolue de me jeter sur son
bûcher. Il faut, dit Zadig, qu'il y ait apparemment un plaisir bien délicieux
à être brûlée vive. Ah ! cela fait frémir la nature, dit la dame ; mais il faut
en passer par là. Je suis dévote ; je serais perdue de réputation, et tout le
monde se moquerait de moi si je ne me brûlais pas. Zadig, l'ayant fait
convenir qu'elle se brûlait pour les autres et par vanité, lui parla
long−temps d'une manière à lui faire aimer un peu la vie, et parvint même
à lui inspirer quelque bienveillance pour celui qui lui parlait. Que
feriez−vous enfin, lui dit−il, si la vanité de vous brûler ne vous tenait pas ?
Hélas ! dit la dame, je crois que je vous prierais de m'épouser.
Zadig était trop rempli de l'idée d'Astarté pour ne pas éluder cette
déclaration ; mais il alla dans l'instant trouver les chefs des tribus, leur dit
ce qui s'était passé, et leur conseilla de faire une loi par laquelle il ne serait
Zadig, ou la destinée
Chapitre 11 35
permis à une veuve de se brûler qu'après avoir entretenu un jeune homme
tête à tête pendant une heure entière. Depuis ce temps, aucune dame ne se
brûla en Arabie. On eut au seul Zadig l'obligation d'avoir détruit en un jour
une coutume si cruelle, qui durait depuis tant de siècles. Il était donc le
bienfaiteur de l'Arabie.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 11 36
Chapitre 12
Le souper.
Sétoc, qui ne pouvait se séparer de cet homme en qui habitait la sagesse, le
mena à la grande foire de Bassora, où devaient se rendre les plus grands
négociants de la terre habitable. Ce fut pour Zadig une consolation sensible
de voir tant d'hommes de diverses contrées réunis dans la même place. Il
lui paraissait que l'univers était une grande famille qui se rassemblait à
Bassora. Il se trouva à table dès le second jour avec un Egyptien, un Indien
gangaride, un habitant du Cathay, un Grec, un Celte, et plusieurs autres
étrangers qui, dans leurs fréquents voyages vers le golfe Arabique, avaient
appris assez d'arabe pour se faire entendre. L'Egyptien paraissait fort en
colère. Quel abominable pays que Bassora ! disait−il ; on m'y refuse mille
onces d'or sur le meilleur effet du monde. Comment donc, dit Sétoc, sur
quel effet vous a−t−on refusé cette somme ? Sur le corps de ma tante,
répondit l'Égyptien ; c'était la plus brave femme d'Egypte. Elle
m'accompagnait toujours ; elle est morte en chemin ; j'en ai fait une des
plus belles momies que nous ayons ; et je trouverais dans mon pays tout ce
que je voudrais en la mettant en gage. Il est bien étrange qu'on ne veuille
pas seulement me donner ici mille onces d'or sur un effet si solide. Tout en
se courrouçant, il était prêt de manger d'une excellente poule bouillie,
quand l'Indien, le prenant par la main, s'écria avec douleur : Ah !
qu'allez−vous faire ? Manger de cette poule, dit l'homme à la momie.
Gardez−vous−en bien, dit le Gangaride ; il se pourrait faire que l'âme de la
défunte fût passée dans le corps de cette poule, et vous ne voudriez pas
vous exposer à manger votre tante. Faire cuire des poules, c'est outrager
manifestement la nature. Que voulez−vous dire avec votre nature et vos
poules ? reprit le colérique Egyptien ; nous adorons un boeuf, et nous en
mangeons bien. Vous adorez un boeuf ! est−il possible ? dit l'homme du
Gange. Il n'y a rien de si possible, repartit l'autre ; il y a cent trente−cinq
mille ans que nous en usons ainsi, et personne parmi nous n'y trouve à
Chapitre 12 37
redire. Ah ! cent trente−cinq mille ans ! dit l'Indien, ce compte est un peu
exagéré ; il n'y en a que quatre−vingt mille que l'Inde est peuplée, et
assurément nous sommes vos anciens ; et Brama nous avait défendu de
manger des boeufs avant que vous vous fussiez avisés de les mettre sur les
autels et à la broche. Voilà un plaisant animal que votre Brama, pour le
comparer à Apis ! dit l'Egyptien ; qu'a donc fait votre Brama de si beau ?
Le bramin répondit : C'est lui qui a appris aux hommes à lire et à écrire, et
à qui toute la terre doit le jeu des échecs. Vous vous trompez, dit un
Chaldéen qui était auprès de lui ; c'est le poisson Oannès à qui on doit de si
grands bienfaits, et il est juste de ne rendre qu'à lui ses hommages. Tout le
monde vous dira que c'était un être divin, qu'il avait la queue dorée, avec
une belle tête d'homme, et qu'il sortait de l'eau pour venir prêcher à terre
trois heures par jour. Il eut plusieurs enfants qui furent tous rois, comme
chacun sait. J'ai son portrait chez moi, que je révère comme je le dois. On
peut manger du boeuf tant qu'on veut ; mais c'est assurément une très
grande impiété de faire cuire du poisson ; d'ailleurs vous êtes tous deux
d'une origine trop peu noble et trop récente pour me rien disputer. La
nation égyptienne ne compte que cent trente−cinq mille ans, et les Indiens
ne se vantent que de quatre−vingt mille, tandis que nous avons des
almanachs de quatre mille siècles. Croyez−moi, renoncez à vos folies, et je
vous donnerai à chacun un beau portrait d'Oannès.
L'homme de Cambalu, prenant la parole, dit : Je respecte fort les
Egyptiens, les Chaldéens, les Grecs, les Celtes, Brama, le bœuf Apis, le
beau poisson Oannès ; mais peut−être que le Li ou le Tien, comme on
voudra l'appeler, vaut bien les boeufs et les poissons. Je ne dirai rien de
mon pays ; il est aussi grand que la terre d'Egypte, la Chaldée, et les Indes
ensemble. Je ne dispute pas d'antiquité, parcequ'il suffit d'être heureux, et
que c'est fort peu de chose d'être ancien ; mais, s'il fallait parler
d'almanachs, je dirais que toute l'Asie prend les nôtres, et que nous en
avions de fort bons avant qu'on sût l'arithmétique en Chaldée.
Vous êtes de grands ignorants tous tant que vous êtes ! s'écria le Grec :
est−ce que vous ne savez pas que le chaos est le père de tout, et que la
forme et la matière ont mis le monde dans l'état où il est ? Ce Grec parla
Zadig, ou la destinée
Chapitre 12 38
long−temps ; mais il fut enfin interrompu par le Celte, qui, ayant beaucoup
bu pendant qu'on disputait, se crut alors plus savant que tous les autres, et
dit en jurant qu'il n'y avait que Teutath et le gui de chêne qui valussent la
peine qu'on en parlât ; que, pour lui, il avait toujours du gui dans sa poche ;
que les Scythes, ses ancêtres, étaient les seules gens de bien qui eussent
jamais été au monde ; qu'ils avaient, à la vérité, quelquefois mangé des
hommes, mais que cela n'empêchait pas qu'on ne dût avoir beaucoup de
respect pour sa nation ; et qu'enfin, si quelqu'un parlait mal de Teutath, il
lui apprendrait à vivre. La querelle s'échauffa pour lors, et Sétoc vit le
moment où la table allait être ensanglantée. Zadig, qui avait gardé le
silence pendant toute la dispute, se leva enfin : il s'adressa d'abord au
Celte, comme au plus furieux ; il lui dit qu'il avait raison, et lui demanda
du gui ; il loua le Grec sur son éloquence, et adoucit tous les esprits
échauffés. Il ne dit que très peu de chose à l'homme du Cathay, parcequ'il
avait été le plus raisonnable de tous. Ensuite il leur dit : Mes amis, vous
alliez vous quereller pour rien, car vous êtes tous du même avis. A ce mot,
ils se récrièrent tous. N'est−il pas vrai, dit−il au Celte, que vous n'adorez
pas ce gui, mais celui qui a fait le gui et le chêne ? Assurément, répondit le
Celte. Et vous, monsieur l'Egyptien, vous révérez apparemment dans un
certain boeuf celui qui vous a donné les boeufs ? Oui, dit l'Egyptien. Le
poisson Oannès, continua−t−il, doit céder à celui qui a fait la mer et les
poissons. D'accord, dit le Chaldéen. L'Indien, ajouta−t−il, et le Cathayen,
reconnaissent comme vous un premier principe ; je n'ai pas trop bien
compris les choses admirables que le Grec a dites, mais je suis sûr qu'il
admet aussi un Etre supérieur, de qui la forme et la matière dépendent. Le
Grec qu'on admirait, dit que Zadig avait très bien pris sa pensée. Vous êtes
donc tous de même avis, répliqua Zadig, et il n'y a pas là de quoi se
quereller. Tout le monde l'embrassa. Sétoc, après avoir vendu fort cher ses
denrées, reconduisit son ami Zadig dans sa tribu. Zadig apprit en arrivant
qu'on lui avait fait son procès en son absence, et qu'il allait être brûlé à
petit feu.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 12 39
Chapitre 13
Le rendez−vous.
Pendant son voyage à Bassora, les prêtres des étoiles avaient résolu de le
punir. Les pierreries et les ornements des jeunes veuves qu'ils envoyaient
au bûcher leur appartenaient de droit ; c'était bien le moins qu'ils fissent
brûler Zadig pour le mauvais tour qu'il leur avait joué. Ils accusèrent donc
Zadig d'avoir des sentiments erronés sur l'armée céleste ; ils déposèrent
contre lui, et jurèrent qu'ils lui avaient entendu dire que les étoiles ne se
couchaient pas dans la mer. Ce blasphème effroyable fit frémir les juges ;
ils furent prêts de déchirer leurs vêtements, quand ils ouïrent ces paroles
impies, et ils l'auraient fait, sans doute, si Zadig avait eu de quoi les payer ;
mais, dans l'excès de leur douleur, ils se contentèrent de le condamner à
être brûlé à petit feu. Sétoc, désespéré, employa en vain son crédit pour
sauver son ami ; il fut bientôt obligé de se taire. La jeune veuve Almona,
qui avait pris beaucoup de goût à la vie, et qui en avait obligation à Zadig,
résolut de le tirer du bûcher, dont il lui avait fait connaître l'abus. Elle roula
son dessein dans sa tête, sans en parler à personne. Zadig devait être
exécuté le lendemain ; elle n'avait que la nuit pour le sauver : voici comme
elle s'y prit en femme charitable et prudente.
Elle se parfuma ; elle releva sa beauté par l'ajustement le plus riche et le
plus galant, et alla demander une audience secrète au chef des prêtres des
étoiles. Quand elle fut devant ce vieillard vénérable, elle lui parla en ces
termes : Fils aîné de la grande Ourse, frère du Taureau, cousin du grand
Chien (c'étaient les titres de ce pontife), je viens vous confier mes
scrupules. J'ai bien peur d'avoir commis un péché énorme, en ne me
brûlant pas dans le bûcher de mon cher mari. En effet qu'avais−je à
conserver ? une chair périssable, et qui est déjà toute flétrie. En disant ces
paroles elle tira de ses longues manches de soie, ses bras nus d'une forme
admirable et d'une blancheur éblouissante. Vous voyez, dit−elle, le peu que
Chapitre 13 40
cela vaut. Le pontife trouva dans son coeur que cela valait beaucoup. Ses
yeux le dirent, et sa bouche le confirma ; il jura qu'il n'avait vu de sa vie de
si beaux bras. Hélas ! lui dit la veuve, les bras peuvent être un peu moins
mal que le reste ; mais vous m'avouerez que la gorge n'était pas digne de
mes attentions. Alors elle laissa voir le sein le plus charmant que la nature
eût jamais formé. Un bouton de rose sur une pomme d'ivoire n'eût paru
auprès que de la garance sur du buis, et les agneaux sortant du lavoir
auraient semblé d'un jaune brun. Cette gorge, ses grands yeux noirs qui
languissaient en brillant doucement d'un feu tendre, ses joues animées de la
plus belle pourpre mêlée au blanc de lait le plus pur ; son nez, qui n'était
pas comme la tour du mont Liban ; ses lèvres, qui étaient comme deux
bordures de corail renfermant les plus belles perles de la mer d'Arabie, tout
cela ensemble fit croire au vieillard qu'il avait vingt ans. Il fit en bégayant
une déclaration tendre. Almona le voyant enflammé lui demanda la grâce
de Zadig. Hélas ! dit−il, ma belle dame, quand je vous accorderais sa
grâce, mon indulgence ne servirait de rien ; il faut qu'elle soit signée de
trois autres de mes confrères. Signez toujours, dit Almona. Volontiers, dit
le prêtre, à condition que vos faveurs seront le prix de ma facilité. Vous me
faites trop d'honneur, dit Almona ; ayez seulement pour agréable de venir
dans ma chambre après que le soleil sera couché, et dès que la brillante
étoile Sheat sera sur l'horizon, vous me trouverez sur un sofa couleur de
rose, et vous en userez comme vous pourrez avec votre servante. Elle sortit
alors, emportant avec elle la signature, et laissa le vieillard plein d'amour et
de défiance de ses forces. Il employa le reste du jour à se baigner ; il but
une liqueur composée de la cannelle de Ceylan, et des précieuses épices de
Tidor et de Ternate, et attendit avec impatience que l'étoile Sheat vînt à
paraître.
Cependant la belle Almona alla trouver le second pontife. Celui−ci l'assura
que le soleil, la lune, et tous les feux du firmament, n'étaient que des feux
follets en comparaison de ses charmes. Elle lui demanda la même grâce, et
on lui proposa d'en donner le prix. Elle se laissa vaincre, et donna
rendez−vous au second pontife au lever de l'étoile Algénib. De là elle passa
chez le troisième et chez le quatrième prêtre, prenant toujours une
signature, et donnant un rendez−vous d'étoile en étoile. Alors elle fit
Zadig, ou la destinée
Chapitre 13 41
avertir les juges de venir chez elle pour une affaire importante. Ils s'y
rendirent : elle leur montra les quatre noms, et leur dit à quel prix les
prêtres avaient vendu la grâce de Zadig. Chacun d'eux arriva à l'heure
prescrite ; chacun fut bien étonné d'y trouver ses confrères, et plus encore
d'y trouver les juges devant qui leur honte fut manifestée. Zadig fut sauvé.
Sétoc fut si charmé de l'habileté d'Almona, qu'il en fit sa femme.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 13 42
Chapitre 14
La danse.
Sétoc devait aller, pour les affaires de son commerce, dans l'île de
Serendib ; mais le premier mois de son mariage, qui est, comme on sait, la
lune du Miel, ne lui permettait ni de quitter sa femme, ni de croire qu'il pût
jamais la quitter : il pria son ami Zadig de faire pour lui le voyage. Hélas !
disait Zadig, faut−il que je mette encore un plus vaste espace entre la belle
Astarté et moi ? mais il faut servir mes bienfaiteurs : il dit, il pleura ; et il
partit.
Il ne fut pas long−temps dans l'île de Serendib, sans y être regardé comme
un homme extraordinaire. Il devint l'arbitre de tous les différents entre les
négociants, l'ami des sages, le conseil du petit nombre de gens qui prennent
conseil. Le roi voulut le voir et l'entendre. Il connut bientôt tout ce que
valait Zadig ; il eut confiance en sa sagesse, et en fit son ami. La
familiarité et l'estime du roi fit trembler Zadig. Il était nuit et jour pénétré
du malheur que lui avaient attiré les bontés de Moabdar. Je plais au roi,
disait−il, ne serai−je pas perdu ? Cependant il ne pouvait se dérober aux
caresses de sa majesté ; car il faut avouer que Nabussan, roi de Serendib,
fils de Nussanab, fils de Nabassun, fils de Sanbusna, était un des meilleurs
princes de l'Asie ; et quand on lui parlait il était difficile de ne le pas aimer.
Ce bon prince était toujours loué, trompé, et volé : c'était à qui pillerait ses
trésors. Le receveur−général de l'île de Serendib donnait toujours cet
exemple fidèlement suivi par les autres. Le roi le savait ; il avait changé de
trésorier plusieurs fois ; mais il n'avait pu changer la mode établie de
partager les revenus du roi en deux moitiés inégales, dont la plus petite
revenait toujours à sa majesté, et la plus grosse aux administrateurs.
Le roi Nabussan confia sa peine au sage Zadig. Vous qui savez tant de
belles choses, lui dit−il, ne sauriez−vous pas le moyen de me faire trouver
Chapitre 14 43
un trésorier qui ne me vole point ? Assurément, répondit Zadig, je sais une
façon infaillible de vous donner un homme qui ait les mains nettes. Le roi
charmé lui demanda, en l'embrassant, comment il fallait s'y prendre. Il n'y
a, dit Zadig, qu'à faire danser tous ceux qui se présenteront pour la dignité
de trésorier, et celui qui dansera avec le plus de légèreté sera
infailliblement le plus honnête homme. Vous vous moquez, dit le roi ;
voilà une plaisante façon de choisir un receveur de mes finances ! Quoi !
vous prétendez que celui qui fera le mieux un entrechat sera le financier le
plus intègre et le plus habile ! Je ne vous réponds pas qu'il sera le plus
habile, repartit Zadig ; mais je vous assure que ce sera indubitablement le
plus honnête homme. Zadig parlait avec tant de confiance, que le roi crut
qu'il avait quelque secret surnaturel pour connaître les financiers. Je n'aime
pas le surnaturel, dit Zadig ; les gens et les livres à prodiges m'ont toujours
déplu : si votre majesté veut me laisser faire l'épreuve que je lui propose,
elle sera bien convaincue que mon secret est la chose la plus simple et la
plus aisée. Nabussan, roi de Serendib, fut bien plus étonné d'entendre que
ce secret était simple, que si on le lui avait donné pour un miracle : Or
bien, dit−il, faites comme vous l'entendrez. Laissez−moi faire, dit Zadig,
vous gagnerez à cette épreuve plus que vous ne pensez. Le jour même il fit
publier, au nom du roi, que tous ceux qui prétendaient à l'emploi de haut
receveur des deniers de sa gracieuse majesté Nabussan, fils de Nussanab,
eussent à se rendre, en habits de soie légère, le premier de la lune du
Crocodile, dans l'antichambre du roi. Ils s'y rendirent au nombre de
soixante et quatre. On avait fait venir des violons dans un salon voisin ;
tout était préparé pour le bal ; mais la porte de ce salon était fermée, et il
fallait, pour y entrer, passer par une petite galerie assez obscure. Un
huissier vint chercher et introduire chaque candidat, l'un après l'autre, par
ce passage dans lequel on le laissait seul quelques minutes. Le roi, qui
avait le mot, avait étalé tous ses trésors dans cette galerie. Lorsque tous les
prétendants furent arrivés dans le salon, sa majesté ordonna qu'on les fît
danser. Jamais on ne dansa plus pesamment et avec moins de grâce ; ils
avaient tous la tête baissée, les reins courbés, les mains collées à leurs
côtés ? Quels fripons ! disait tout bas Zadig. Un seul d'entre eux formait
des pas avec agilité, la tête haute, le regard assuré, les bras étendus, le
corps droit, le jarret ferme. Ah ! l'honnête homme ! le brave homme ! disait
Zadig, ou la destinée
Chapitre 14 44
Zadig. Le roi embrassa ce bon danseur, le déclara trésorier, et tous les
autres furent punis et taxés avec la plus grande justice du monde ; car
chacun, dans le temps qu'il avait été dans la galerie, avait rempli ses
poches, et pouvait à peine marcher. Le roi fut fâché pour la nature humaine
que de ces soixante et quatre danseurs il y eût soixante et trois filous. La
galerie obscure fut appelée le corridor de la Tentation. On aurait en Perse
empalé ces soixante et trois seigneurs ; en d'autres pays on eût fait une
chambre de justice qui eût consommé en frais le triple de l'argent volé, et
qui n'eût rien remis dans les coffres du souverain ; dans un autre royaume,
ils se seraient pleinement justifiés, et auraient fait disgracier ce danseur si
léger : à Serendib, ils ne furent condamnés qu'à augmenter le trésor public,
car Nabussan était fort indulgent.
Il était aussi fort reconnaissant ; il donna à Zadig une somme d'argent plus
considérable qu'aucun trésorier n'en avait jamais volé au roi son maître.
Zadig s'en servit pour envoyer des exprès à Babylone, qui devaient
l'informer de la destinée d'Astarté. Sa voix trembla en donnant cet ordre,
son sang reflua vers son coeur, ses yeux se couvrirent de ténèbres, son âme
fut prête à l'abandonner. Le courrier partit, Zadig le vit embarquer ; il
rentra chez le roi, ne voyant personne, croyant être dans sa chambre, et
prononçant le nom d'amour. Ah ! l'amour, dit le roi ; c'est précisément ce
dont il s'agit ; vous avez deviné ce qui fait ma peine. Que vous êtes un
grand homme ! j'espère que vous m'apprendrez à connaître une femme à
toute épreuve, comme vous m'avez fait trouver un trésorier désintéressé.
Zadig, ayant repris ses sens, lui promit de le servir en amour comme en
finance, quoique la chose parût plus difficile encore.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 14 45
Chapitre 15
Les yeux bleus.
Le corps et le coeur, dit le roi à Zadig... A ces mots le Babylonien ne put
s'empêcher d'interrompre sa majesté. Que je vous sais bon gré, dit−il, de
n'avoir point dit l'esprit et le coeur ! car on n'entend que ces mots dans les
conversations de Babylone : on ne voit que des livres où il est question du
cœur et de l'esprit, composés par des gens qui n'ont ni de l'un ni de l'autre ;
mais, de grâce, sire, poursuivez. Nabussan continua ainsi : Le corps et le
coeur sont chez moi destinés à aimer ; la première de ces deux puissances a
tout lieu d'être satisfaite. J'ai ici cent femmes à mon service, toutes belles,
complaisantes, prévenantes, voluptueuses même, ou feignant de l'être avec
moi. Mon coeur n'est pas à beaucoup près si heureux. Je n'ai que trop
éprouvé qu'on caresse beaucoup le roi de Serendib, et qu'on se soucie fort
peu de Nabussan. Ce n'est pas que je croie mes femmes infidèles ; mais je
voudrais trouver une âme qui fût à moi ; je donnerais pour un pareil trésor
les cent beautés dont je possède les charmes : voyez si, sur ces cent
sultanes, vous pouvez m'en trouver une dont je sois sûr d'être aimé.
Zadig lui répondit comme il avait fait sur l'article des financiers : Sire,
laissez−moi faire ; mais permettez d'abord que je dispose de ce que vous
aviez étalé dans la galerie de la Tentation ; je vous en rendrai bon compte,
et vous n'y perdrez rien. Le roi le laissa le maître absolu. Il choisit dans
Serendib trente−trois petits bossus des plus vilains qu'il put trouver,
trente−trois pages des plus beaux, et trente−trois bonzes des plus éloquents
et des plus robustes. Il leur laissa à tous la liberté d'entrer dans les cellules
des sultanes ; chaque petit bossu eut quatre mille pièces d'or à donner ; et
dès le premier jour tous les bossus furent heureux. Les pages, qui n'avaient
rien à donner qu'eux−mêmes, ne triomphèrent qu'au bout de deux ou trois
jours. Les bonzes eurent un peu plus de peine ; mais enfin trente−trois
dévotes se rendirent à eux. Le roi, par des jalousies qui avaient vue sur
Chapitre 15 46
toutes les cellules, vit toutes ces épreuves, et fut émerveillé. De ses cent
femmes, quatre−vingt−dix−neuf succombèrent à ses yeux. Il en restait une
toute jeune, toute neuve, de qui sa majesté n'avait jamais approché. On lui
détacha un, deux, trois bossus, qui lui offrirent jusqu'à vingt mille pièces ;
elle fut incorruptible, et ne put s'empêcher de rire de l'idée qu'avaient ces
bossus de croire que de l'argent les rendrait mieux faits. On lui présenta les
deux plus beaux pages ; elle dit qu'elle trouvait le roi encore plus beau. On
lui lâcha le plus éloquent des bonzes, et ensuite le plus intrépide ; elle
trouva le premier un bavard, et ne daigna pas même soupçonner le mérite
du second. Le coeur fait tout, disait−elle ; je ne céderai jamais ni à l'or d'un
bossu, ni aux grâces d'un jeune homme, ni aux séductions d'un bonze :
j'aimerai uniquement Nabussan, fils de Nussanab, et j'attendrai qu'il daigne
m'aimer. Le roi fut transporté de joie, d'étonnement, et de tendresse. Il
reprit tout l'argent qui avait fait réussir les bossus, et en fit présent à la
belle Falide ; c'était le nom de cette jeune personne. Il lui donna son coeur :
elle le méritait bien. Jamais la fleur de la jeunesse ne fut si brillante ;
jamais les charmes de la beauté ne furent si enchanteurs. La vérité de
l'histoire ne permet pas de taire qu'elle faisait mal la révérence, mais elle
dansait comme les fées, chantait comme les sirènes, et parlait comme les
Grâces : elle était pleine de talents et de vertus.
Nabussan aimé l'adora : mais elle avait les yeux bleus, et ce fut la source
des plus grands malheurs. Il y avait une ancienne loi qui défendait aux rois
d'aimer une de ces femmes que les Grecs ont appelées depuis . Le chef des
bonzes avait établi cette loi il y avait plus de cinq mille ans ; c'était pour
s'approprier la maîtresse du premier roi de l'île de Serendib que ce premier
bonze avait fait passer l'anathème des yeux bleus en constitution
fondamentale d'état. Tous les ordres de l'empire vinrent faire à Nabussan
des remontrances. On disait publiquement que les derniers jours du
royaume étaient arrivés, que l'abomination était à son comble, que toute la
nature était menacée d'un événement sinistre ; qu'en un mot Nabussan, fils
de Nussanab, aimait deux grands yeux bleus. Les bossus, les financiers, les
bonzes, et les brunes, remplirent le royaume de leurs plaintes.
Les peuples sauvages qui habitent le nord de Serendib profitèrent de ce
Zadig, ou la destinée
Chapitre 15 47
mécontentement général. Ils firent une irruption dans les états du bon
Nabussan. Il demanda des subsides à ses sujets ; les bonzes, qui
possédaient la moitié des revenus de l'état, se contentèrent de lever les
mains au ciel, et refusèrent de les mettre dans leurs coffres pour aider le
roi. Ils firent de belles prières en musique, et laissèrent l'état en proie aux
barbares.
O mon cher Zadig, me tireras−tu encore de cet horrible embarras ? s'écria
douloureusement Nabussan. Très volontiers, répondit Zadig ; vous aurez
de l'argent des bonzes tant que vous en voudrez. Laissez à l'abandon les
terres où sont situés leurs châteaux, et défendez seulement les vôtres.
Nabussan n'y manqua pas : les bonzes vinrent se jeter aux pieds du roi, et
implorer son assistance. Le roi leur répondit par une belle musique dont les
paroles étaient des prières au ciel pour la conservation de leurs terres. Les
bonzes enfin donnèrent de l'argent, et le roi finit heureusement la guerre.
Ainsi Zadig, par ses conseils sages et heureux, et par les plus grands
services, s'était attiré l'irréconciliable inimitié des hommes les plus
puissants de l'état ; les bonzes et les brunes jurèrent sa perte ; les financiers
et les bossus ne l'épargnèrent pas ; on le rendit suspect au bon Nabussan.
Les services rendus restent souvent dans l'antichambre, et les soupçons
entrent dans le cabinet, selon la sentence de Zoroastre : c'était tous les jours
de nouvelles accusations ; la première est repoussée, la seconde effleure, la
troisième blesse, la quatrième tue.
Zadig intimidé, qui avait bien fait les affaires de son ami Sétoc, et qui lui
avait fait tenir son argent, ne songea plus qu'à partir de l'île, et résolut
d'aller lui−même chercher des nouvelles d'Astarté ; car, disait−il, si je reste
dans Serendib, les bonzes me feront empaler ; mais où aller ? je serai
esclave en Egypte, brûlé selon toutes les apparences en Arabie, étranglé à
Babylone. Cependant il faut savoir ce qu'Astarté est devenue : partons, et
voyons à quoi me réserve ma triste destinée.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 15 48
Chapitre 16
Le brigand.
En arrivant aux frontières qui séparent l'Arabie pétrée de la Syrie, comme
il passait près d'un château assez fort, des Arabes armés en sortirent. Il se
vit entouré ; on lui criait : Tout ce que vous avez nous appartient, et votre
personne appartient à notre maître. Zadig, pour réponse, tira son épée ; son
valet, qui avait du courage, en fit autant. Ils renversèrent morts les
premiers Arabes qui mirent la main sur eux ; le nombre redoubla ; ils ne
s'étonnèrent point, et résolurent de périr en combattant. On voyait deux
hommes se défendre contre une multitude ; un tel combat ne pouvait durer
long−temps. Le maître du château, nommé Arbogad, ayant vu d'une
fenêtre les prodiges de valeur que faisait Zadig, conçut de l'estime pour lui.
Il descendit en hâte, et vint lui−même écarter ses gens, et délivrer les deux
voyageurs. Tout ce qui passe sur mes terres est à moi, dit−il, aussi bien que
ce que je trouve sur les terres des autres ; mais vous me paraissez un si
brave homme, que je vous exempte de la loi commune. Il le fit entrer dans
son château, ordonnant à ses gens de le bien traiter ; et le soir Arbogad
voulut souper avec Zadig.
Le seigneur du château était un de ces Arabes qu'on appelle voleurs ; mais
il fesait quelquefois de bonnes actions parmi une foule de mauvaises ; il
volait avec une rapacité furieuse, et donnait libéralement : intrépide dans
l'action, assez doux dans le commerce, débauché à table, gai dans la
débauche, et surtout plein de franchise. Zadig lui plut beaucoup ; sa
conversation, qui s'anima, fit durer le repas : enfin Arbogad lui dit : Je vous
conseille de vous enrôler sous moi, vous ne sauriez mieux faire ; ce
métier−ci n'est pas mauvais ; vous pourrez un jour devenir ce que je suis.
Puis−je vous demander, dit Zadig, depuis quel temps vous exercez cette
noble profession ? Dès ma plus tendre jeunesse, reprit le seigneur. J'étais
valet d'un Arabe assez habile ; ma situation m'était insupportable. J'étais au
Chapitre 16 49
désespoir de voir que, dans toute la terre qui appartient également aux
hommes, la destinée ne m'eût pas réservé ma portion. Je confiai mes peines
à un vieil Arabe qui me dit : Mon fils, ne désespérez pas ; il y avait
autrefois un grain de sable qui se lamentait d'être un atome ignoré dans les
déserts ; au bout de quelques années il devint diamant, et il est à présent le
plus bel ornement de la couronne du roi des Indes. Ce discours me fit
impression ; j'étais le grain de sable, je résolus de devenir diamant. Je
commençai par voler deux chevaux ; je m'associai des camarades ; je me
mis en état de voler de petites caravanes : ainsi je fis cesser peu−à−peu la
disproportion qui était d'abord entre les hommes et moi. J'eus ma part aux
biens de ce monde, et je fus même dédommagé avec usure : on me
considéra beaucoup ; je devins seigneur brigand ; j'acquis ce château par
voie de fait. Le satrape de Syrie voulut m'en déposséder ; mais j'étais déjà
trop riche pour avoir rien à craindre ; je donnai de l'argent au satrape,
moyennant quoi je conservai ce château, et j'agrandis mes domaines ; il me
nomma même trésorier des tributs que l'Arabie pétrée payait au roi des
rois. Je fis ma charge de receveur, et point du tout celle de payeur.
Le grand desterham de Babylone envoya ici, au nom du roi Moabdar, un
petit satrape, pour me faire étrangler. Cet homme arriva avec son ordre :
j'étais instruit de tout ; je fis étrangler en sa présence les quatre personnes
qu'il avait amenées avec lui pour serrer le lacet ; après quoi je lui demandai
ce que pouvait lui valoir la commission de m'étrangler. Il me répondit que
ses honoraires pouvaient aller à trois cents pièces d'or. Je lui fis voir clair
qu'il y aurait plus à gagner avec moi. Je le fis sous−brigand ; il est
aujourd'hui un de mes meilleurs officiers, et des plus riches. Si vous m'en
croyez, vous réussirez comme lui. Jamais la saison de voler n'a été
meilleure, depuis que Moabdar est tué, et que tout est en confusion dans
Babylone.
Moabdar est tué ! dit Zadig ; et qu'est devenue la reine Astarté ? Je n'en
sais rien, reprit Arbogad ; tout ce que je sais, c'est que Moabdar est devenu
fou, qu'il a été tué, que Babylone est un grand coupe−gorge, que tout
l'empire est désolé, qu'il y a de beaux coups à faire encore, et que pour ma
part j'en ai fait d'admirables. Mais la reine, dit Zadig ; de grâce, ne
Zadig, ou la destinée
Chapitre 16 50
savez−vous rien de la destinée de la reine ? On m'a parlé d'un prince
d'Hyrcanie, reprit−il ; elle est probablement parmi ses concubines, si elle
n'a pas été tuée dans le tumulte ; mais je suis plus curieux de butin que de
nouvelles. J'ai pris plusieurs femmes dans mes courses, je n'en garde
aucune ; je les vends cher quand elles sont belles, sans m'informer de ce
qu'elles sont. On n'achète point le rang ; une reine qui serait laide ne
trouverait pas marchand ; peut−être ai−je vendu la reine Astarté, peut−être
est−elle morte ; mais peu m'importe, et je pense que vous ne devez pas
vous en soucier plus que moi. En parlant ainsi il buvait avec tant de
courage, il confondait tellement toutes les idées, que Zadig n'en put tirer
aucun éclaircissement.
Il restait interdit, accablé, immobile. Arbogad buvait toujours, fesait des
contes, répétait sans cesse qu'il était le plus heureux de tous les hommes,
exhortant Zadig à se rendre aussi heureux que lui. Enfin doucement
assoupi par les fumées du vin, il alla dormir d'un sommeil tranquille. Zadig
passa la nuit dans l'agitation la plus violente. Quoi, disait−il, le roi est
devenu fou ! il est tué ! Je ne puis m'empêcher de le plaindre. L'empire est
déchiré, et ce brigand est heureux : ô fortune ! ô destinée ! un voleur est
heureux, et ce que la nature a fait de plus aimable a péri peut−être d'une
manière affreuse, ou vit dans un état pire que la mort. O Astarté !
qu'êtes−vous devenue ?
Dès le point du jour il interrogea tous ceux qu'il rencontraitdans le
château ; mais tout le monde était occupé, personne ne lui répondit : on
avait fait pendant la nuit de nouvelles conquêtes, on partageait les
dépouilles. Tout ce qu'il put obtenir dans cette confusion tumultueuse, ce
fut la permission de partir. Il en profita sans tarder, plus abîmé que jamais
dans ses réflexions douloureuses.
Zadig marchait inquiet, agité, l'esprit tout occupé de la malheureuse
Astarté, du roi de Babylone, de son fidèle Cador, de l'heureux brigand
Arbogad, de cette femme si capricieuse que des Babyloniens avaient
enlevée sur les confins de l'Egypte, enfin de tous les contre−temps et de
toutes les infortunes qu'il avait éprouvées.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 16 51
Chapitre 17
Le pêcheur.
A quelques lieues du château d'Arbogad, il se trouva sur le bord d'une
petite rivière, toujours déplorant sa destinée, et se regardant comme le
modèle du malheur. Il vit un pêcheur couché sur la rive, tenant à peine
d'une main languissante son filet, qu'il semblait abandonner, et levant les
yeux vers le ciel.
Je suis certainement le plus malheureux de tous les hommes, disait le
pêcheur. J'ai été, de l'aveu de tout le monde, le plus célèbre marchand de
fromages à la crème dans Babylone, et j'ai été ruiné. J'avais la plus jolie
femme qu'homme pût posséder, et j'en ai été trahi. Il me restait une chétive
maison, je l'ai vue pillée et détruite. Réfugié dans une cabane, je n'ai de
ressource que ma pêche, et je ne prends pas un poisson. O mon filet ! je ne
te jetterai plus dans l'eau, c'est à moi de m'y jeter. En disant ces mots il se
lève, et s'avance dans l'attitude d'un homme qui allait se précipiter et finir
sa vie.
Eh quoi ! se dit Zadig à lui−même, il y a donc des hommes aussi
malheureux que moi ! L'ardeur de sauver la vie au pêcheur fut aussi
prompte que cette réflexion. Il court à lui, il l'arrête, il l'interroge d'un air
attendri et consolant. On prétend qu'on en est moins malheureux quand on
ne l'est pas seul : mais, selon Zoroastre, ce n'est pas par malignité, c'est par
besoin. On se sent alors entraîné vers un infortuné comme vers son
semblable. La joie d'un homme heureux serait une insulte ; mais deux
malheureux sont comme deux arbrisseaux faibles qui, s'appuyant l'un sur
l'autre, se fortifient contre l'orage.
Pourquoi succombez−vous à vos malheurs ? dit Zadig au pêcheur. C'est,
répondit−il, parceque je n'y vois pas de ressource. J'ai été le plus considéré
Chapitre 17 52
du village de Derlback auprès de Babylone, et je fesais, avec l'aide de ma
femme, les meilleurs fromages à la crème de l'empire. La reine Astarté et
le fameux ministre Zadig les aimaient passionnément. J'avais fourni à leurs
maisons six cents fromages. J'allai un jour à la ville pour être payé ;
j'appris en arrivant dans Babylone que la reine et Zadig avaient disparu. Je
courus chez le seigneur Zadig, que je n'avais jamais vu ; je trouvai les
archers du grand desterham, qui, munis d'un papier royal, pillaient sa
maison loyalement et avec ordre. Je volai aux cuisines de la reine ;
quelques uns des seigneurs de la bouche me dirent qu'elle était morte ;
d'autres dirent qu'elle était en prison ; d'autres prétendirent qu'elle avait pris
la fuite ; mais tous m'assurèrent qu'on ne me paierait point mes fromages.
J'allai avec ma femme chez le seigneur Orcan, qui était une de mes
pratiques : nous lui demandâmes sa protection dans notre disgrâce. Il
l'accorda à ma femme, et me la refusa. Elle était plus blanche que ces
fromages à la crème qui commencèrent mon malheur ; et l'éclat de la
pourpre de Tyr n'était pas plus brillant que l'incarnat qui animait cette
blancheur. C'est ce qui fit qu'Orcan la retint, et me chassa de sa maison.
J'écrivis à ma chère femme la lettre d'un désespéré. Elle dit au porteur : Ah,
ah ! oui ! je sais quel est l'homme qui m'écrit, j'en ai entendu parler : on dit
qu'il fait des fromages à la crème excellents ; qu'on m'en apporte, et qu'on
les lui paie.
Dans mon malheur, je voulus m'adresser à la justice. Il me restait six onces
d'or : il fallut en donner deux onces à l'homme de loi que je consultai, deux
au procureur qui entreprit mon affaire, deux au secrétaire du premier juge.
Quand tout cela fut fait, mon procès n'était pas encore commencé, et j'avais
déjà dépensé plus d'argent que mes fromages et ma femme ne valaient. Je
retournai à mon village dans l'intention de vendre ma maison pour avoir
ma femme.
Ma maison valait bien soixante onces d'or ; mais on me voyait pauvre et
pressé de vendre. Le premier à qui je m'adressai m'en offrit trente onces ;
le second, vingt ; et le troisième, dix. J'étais prêt enfin de conclure, tant
j'étais aveuglé, lorsqu'un prince d'Hyrcanie vint à Babylone, et ravagea tout
sur son passage. Ma maison fut d'abord saccagée, et ensuite brûlée.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 17 53
Ayant ainsi perdu mon argent, ma femme, et ma maison, je me suis retiré
dans ce pays où vous me voyez ; j'ai tâché de subsister du métier de
pêcheur. Les poissons se moquent de moi comme les hommes ; je ne
prends rien, je meurs de faim ; et sans vous, auguste consolateur, j'allais
mourir dans la rivière.
Le pêcheur ne fit point ce récit tout de suite ; car à tout moment Zadig ému
et transporté lui disait : Quoi ! vous ne savez rien de la destinée de la
reine ? Non, seigneur, répondait le pêcheur ; mais je sais que la reine et
Zadig ne m'ont point payé mes fromages à la crème, qu'on a pris ma
femme, et que je suis au désespoir. Je me flatte, dit Zadig, que vous ne
perdrez pas tout votre argent. J'ai entendu parler de ce Zadig ; il est
honnête homme ; et s'il retourne à Babylone, comme il l'espère, il vous
donnera plus qu'il ne vous doit ; mais pour votre femme, qui n'est pas si
honnête, je vous conseille de ne pas chercher à la reprendre. Croyez−moi,
allez à Babylone ; j'y serai avant vous, parceque je suis à cheval, et que
vous êtes à pied. Adressez−vous à l'illustre Cador ; dites−lui que vous avez
rencontré son ami ; attendez−moi chez lui ; allez ; peut−être ne serez−vous
pas toujours malheureux.
O puissant Orosmade ! continua−t−il, vous vous servez de moi pour
consoler cet homme ; de qui vous servirez−vous pour me consoler ? En
parlant ainsi il donnait au pêcheur la moitié de tout l'argent qu'il avait
apporté d'Arabie, et le pêcheur, confondu et ravi, baisait les pieds de l'ami
de Cador, et disait : Vous êtes un ange sauveur.
Cependant Zadig demandait toujours des nouvelles, et versait des larmes.
Quoi ! seigneur, s'écria le pêcheur, vous seriez donc aussi malheureux,
vous qui faites du bien ? Plus malheureux que toi cent fois, répondait
Zadig. Mais comment se peut−il faire, disait le bonhomme, que celui qui
donne soit plus à plaindre que celui qui reçoit ? C'est que ton plus grand
malheur, reprit Zadig, était le besoin, et que je suis infortuné par le coeur.
Orcan vous aurait−il pris votre femme ? dit le pêcheur. Ce mot rappela
dans l'esprit de Zadig toutes ses aventures ; il répétait la liste de ses
infortunes, à commencer depuis la chienne de la reine jusqu'à son arrivée
chez le brigand Arbogad. Ah ! dit−il au pêcheur, Orcan mérite d'être puni.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 17 54
Mais d'ordinaire ce sont ces gens−là qui sont les favoris de la destinée.
Quoi qu'il en soit, va chez le seigneur Cador, et attends−moi. Ils se
séparèrent : le pêcheur marcha en remerciant son destin, et Zadig courut en
accusant toujours le sien.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 17 55
Chapitre 18
Le basilic.
Arrivé dans une belle prairie, il y vit plusieurs femmes qui cherchaient
quelque chose avec beaucoup d'application. Il prit la liberté de s'approcher
de l'une d'elles, et de lui demander s'il pouvait avoir l'honneur de les aider
dans leurs recherches. Gardez−vous−en bien, répondit la Syrienne ; ce que
nous cherchons ne peut être touché que par des femmes. Voilà qui est bien
étrange, dit Zadig ; oserai−je vous prier de m'apprendre ce que c'est qu'il
n'est permis qu'aux femmes de toucher ? C'est un basilic, dit−elle. Un
basilic, madame ! et pour quelle raison, s'il vous plaît, cherchez−vous un
basilic ? C'est pour notre seigneur et maître Ogul, dont vous voyez le
château sur le bord de cette rivière, au bout de la prairie. Nous sommes ses
très humbles esclaves ; le seigneur Ogul est malade ; son médecin lui a
ordonné de manger un basilic cuit dans l'eau rose ; et comme c'est un
animal fort rare, et qui ne se laisse jamais prendre que par des femmes, le
seigneur Ogul a promis de choisir pour sa femme bien−aimée celle de nous
qui lui apporterait un basilic : laissez−moi chercher, s'il vous plaît : car
vous voyez ce qu'il m'en coûterait si j'étais prévenue par mes compagnes.
Zadig laissa cette Syrienne et les autres chercher leur basilic, et continua de
marcher dans la prairie. Quand il fut au bord d'un petit ruisseau, il y trouva
une autre dame couchée sur le gazon, et qui ne cherchait rien. Sa taille
paraissait majestueuse, mais son visage était couvert d'un voile. Elle était
penchée vers le ruisseau ; de profonds soupirs sortaient de sa bouche. Elle
tenait en main une petite baguette, avec laquelle elle traçait des caractères
sur un sable fin qui se trouvait entre le gazon et le ruisseau. Zadig eut la
curiosité de voir ce que cette femme écrivait ; il s'approcha, il vit la lettre
Z, puis un A ; il fut étonné ; puis parut un D ; il tressaillit. Jamais surprise
ne fut égale à la sienne, quand il vit les deux dernières lettres de son nom.
Il demeura quelque temps immobile : enfin rompant le silence d'une voix
Chapitre 18 56
entrecoupée : O généreuse dame ! pardonnez à un étranger, à un infortuné,
d'oser vous demander par quelle aventure étonnante je trouve ici le nom de
ZADIG tracé de votre main divine ? A cette voix, à ces paroles, la dame
releva son voile d'une main tremblante, regarda Zadig, jeta un cri
d'attendrissement, de surprise, et de joie, et succombant sous tous les
mouvements divers qui assaillaient à−la−fois son âme, elle tomba évanouie
entre ses bras. C'était Astarté elle−même, c'était la reine de Babylone,
c'était celle que Zadig adorait, et qu'il se reprochait d'adorer ; c'était celle
dont il avait tant pleuré et tant craint la destinée. Il fut un moment privé de
l'usage de ses sens ; et quand il eut attaché ses regards sur les yeux
d'Astarté, qui se rouvraient avec une langueur mêlée de confusion et de
tendresse : O puissances immortelles ! s'écria−t−il, qui présidez aux destins
des faibles humains, me rendez−vous Astarté ? En quel temps, en quels
lieux, en quel état la revois−je ? Il se jeta à genoux devant Astarté, et il
attacha son front à la poussière de ses pieds. La reine de Babylone le
relève, et le fait asseoir auprès d'elle sur le bord de ce ruisseau ; elle
essuyait à plusieurs reprises ses yeux dont les larmes recommençaient
toujours à couler. Elle reprenait vingt fois des discours que ses
gémissements interrompaient ; elle l'interrogeait sur le hasard qui les
rassemblait, et prévenait soudain ses réponses par d'autres questions. Elle
entamait le récit de ses malheurs, et voulait savoir ceux de Zadig. Enfin
tous deux ayant un peu apaisé le tumulte de leurs âmes, Zadig lui conta en
peu de mots par quelle aventure il se trouvait dans cette prairie. Mais, ô
malheureuse et respectable reine ! comment vous retrouvé−je en ce lieu
écarté, vêtue en esclave, et accompagnée d'autres femmes esclaves qui
cherchent un basilic pour le faire cuire dans de l'eau rose par ordonnance
du médecin ?
Pendant qu'elles cherchent leur basilic, dit la belle Astarté, je vais vous
apprendre tout ce que j'ai souffert, et tout ce que je pardonne au ciel depuis
que je vous revois. Vous savez que le roi mon mari trouva mauvais que
vous fussiez le plus aimable de tous les hommes ; et ce fut pour cette
raison qu'il prit une nuit la résolution de vous faire étrangler et de
m'empoisonner. Vous savez comme le ciel permit que mon petit muet
m'avertît de l'ordre de sa sublime majesté. A peine le fidèle Cador vous
Zadig, ou la destinée
Chapitre 18 57
eut−il forcé de m'obéir et de partir, qu'il osa entrer chez moi au milieu de la
nuit par une issue secrète. Il m'enleva, et me conduisit dans le temple
d'Orosmade, où le mage, son frère, m'enferma dans une statue colossale
dont la base touche aux fondements du temple, et dont la tête atteint la
voûte. Je fus là comme ensevelie, mais servie par le mage, et ne manquant
d'aucune chose nécessaire. Cependant au point du jour l'apothicaire de sa
majesté entra dans ma chambre avec une potion mêlée de jusquiame,
d'opium, de ciguë, d'ellébore noir, et d'aconit ; et un autre officier alla chez
vous avec un lacet de soie bleue. On ne trouva personne. Cador, pour
mieux tromper le roi, feignit de venir nous accuser tous deux. Il dit que
vous aviez pris la route des Indes, et moi celle de Memphis : on envoya des
satellites après vous et après moi.
Les courriers qui me cherchaient ne me connaissaient pas. Je n'avais
presque jamais montré mon visage qu'à vous seul, en présence et par ordre
de mon époux. Ils coururent à ma poursuite, sur le portrait qu'on leur fesait
de ma personne : une femme de la même taille que moi, et qui peut−être
avait plus de charmes, s'offrit à leurs regards sur les frontières de l'Egypte.
Elle était éplorée, errante ; ils ne doutèrent pas que cette femme ne fût la
reine de Babylone ; ils la menèrent à Moabdar. Leur méprise fit entrer
d'abord le roi dans une violente colère ; mais bientôt ayant considéré de
plus près cette femme, il la trouva très belle, et fut consolé. On l'appelait
Missouf. On m'a dit depuis que ce nom signifie en langue égyptienne la
belle capricieuse. Elle l'était en effet ; mais elle avait autant d'art que de
caprice. Elle plut à Moabdar. Elle le subjugua au point de se faire déclarer
sa femme. Alors son caractère se développa tout entier : elle se livra sans
crainte à toutes les folies de son imagination. Elle voulut obliger le chef
des mages, qui était vieux et goutteux, de danser devant elle ; et sur le
refus du mage, elle le persécuta violemment. Elle ordonna à son
grand−écuyer de lui faire une tourte de confitures. Le grand−écuyer eut
beau lui représenter qu'il n'était point pâtissier, il fallut qu'il fît la tourte ; et
on le chassa, parcequ'elle était trop brûlée. Elle donna la charge de
grand−écuyer à son nain, et la place de chancelier à un page. C'est ainsi
qu'elle gouverna Babylone. Tout le monde me regrettait. Le roi, qui avait
été assez honnête homme jusqu'au moment où il avait voulu
Zadig, ou la destinée
Chapitre 18 58
m'empoisonner et vous faire étrangler, semblait avoir noyé ses vertus dans
l'amour prodigieux qu'il avait pour la belle capricieuse. Il vint au temple le
grand jour du feu sacré. Je le vis implorer les dieux pour Missouf aux pieds
de la statue où j'étais renfermée. J'élevai la voix ; je lui criai : «Les dieux
refusent les voeux d'un roi devenu tyran, qui a voulu faire mourir une
femme raisonnable pour épouser une extravagante.» Moabdar fut confondu
de ces paroles au point que sa tête se troubla. L'oracle que j'avais rendu, et
la tyrannie de Missouf, suffisaient pour lui faire perdre le jugement. Il
devint fou en peu de jours.
Sa folie, qui parut un châtiment du ciel, fut le signal de la révolte. On se
souleva, on courut aux armes. Babylone, si long−temps plongée dans une
mollesse oisive, devint le théâtre d'une guerre civile affreuse. On me tira
du creux de ma statue, et on me mit à la tête d'un parti. Cador courut à
Memphis, pour vous ramener à Babylone. Le prince d'Hyrcanie, apprenant
ces funestes nouvelles, revint avec son armée faire un troisième parti dans
la Chaldée. Il attaqua le roi, qui courut au−devant de lui avec son
extravagante Egyptienne. Moabdar mourut percé de coups. Missouf tomba
aux mains du vainqueur. Mon malheur voulut que je fusse prise
moi−même par un parti hyrcanien, et qu'on me menât devant le prince
précisément dans le temps qu'on lui amenait Missouf. Vous serez flatté,
sans doute, en apprenant que le prince me trouva plus belle que
l'Égyptienne ; mais vous serez fâché d'apprendre qu'il me destina à son
sérail. Il me dit fort résolument que, dès qu'il aurait fini une expédition
militaire qu'il allait exécuter, il viendrait à moi. Jugez de ma douleur. Mes
liens avec Moabdar étaient rompus, je pouvais être à Zadig ; et je tombais
dans les chaînes de ce barbare ! Je lui répondis avec toute la fierté que me
donnaient mon rang et mes sentiments. J'avais toujours entendu dire que le
ciel attachait aux personnes de ma sorte un caractère de grandeur qui d'un
mot et d'un coup d'oeil fesait rentrer dans l'abaissement du plus profond
respect les téméraires qui osaient s'en écarter. Je parlai en reine, mais je fus
traitée en demoiselle suivante. L'Hyrcanien, sans daigner seulement
m'adresser la parole, dit à son eunuque noir que j'étais une impertinente,
mais qu'il me trouvait jolie. Il lui ordonna d'avoir soin de moi et de me
mettre au régime des favorites, afin de me rafraîchir le teint, et de me
Zadig, ou la destinée
Chapitre 18 59
rendre plus digne de ses faveurs, pour le jour où il aurait la commodité de
m'en honorer. Je lui dis que je me tuerais : il répliqua, en riant, qu'on ne se
tuait point, qu'il était fait à ces façons−là, et me quitta comme un homme
qui vient de mettre un perroquet dans sa ménagerie. Quel état pour la
première reine de l'univers, et, je dirai plus, pour un coeur qui était à
Zadig !
A ces paroles il se jeta à ses genoux, et les baigna de larmes. Astarté le
releva tendrement, et elle continua ainsi : Je me voyais au pouvoir d'un
barbare, et rivale d'une folle avec qui j'étais renfermée. Elle me raconta son
aventure d'Egypte. Je jugeai par les traits dont elle vous peignait, par le
temps, par le dromadaire sur lequel vous étiez monté, par toutes les
circonstances, que c'était Zadig qui avait combattu pour elle. Je ne doutai
pas que vous ne fussiez à Memphis ; je pris la résolution de m'y retirer.
Belle Missouf, lui dis−je, vous êtes beaucoup plus plaisante que moi, vous
divertirez bien mieux que moi le prince d'Hyrcanie. Facilitez−moi les
moyens de me sauver ; vous régnerez seule ; vous me rendrez heureuse, en
vous
débarrassant d'une rivale. Missouf concerta avec moi les moyens de ma
fuite. Je partis donc secrètement avec une esclave égyptienne.
J'étais déjà près de l'Arabie, lorsqu'un fameux voleur, nommé Arbogad,
m'enleva, et me vendit à des marchands qui m'ont amenée dans ce château,
où demeure le seigneur Ogul. Il m'a achetée sans savoir qui j'étais. C'est un
homme voluptueux qui ne cherche qu'à faire grande chère, et qui croit que
Dieu l'a mis au monde pour tenir table. Il est d'un embonpoint excessif, qui
est toujours prêt à le suffoquer. Son médecin, qui n'a que peu de crédit
auprès de lui quand il digère bien, le gouverne despotiquement quand il a
trop mangé. Il lui a persuadé qu'il le guérirait avec un basilic cuit dans de
l'eau rose. Le seigneur Ogul a promis sa main à celle de ses esclaves qui lui
apporterait un basilic. Vous voyez que je les laisse s'empresser à mériter
cet honneur, et je n'ai jamais eu moins d'envie de trouver ce basilic que
depuis que le ciel a permis que je vous revisse.
Alors Astarté et Zadig se dirent tout ce que des sentiments long−temps
Zadig, ou la destinée
Chapitre 18 60
retenus, tout ce que leurs malheurs et leurs amours pouvaient inspirer aux
coeurs les plus nobles et les plus passionnés ; et les génies qui président à
l'amour portèrent leurs paroles jusqu'à la sphère de Vénus.
Les femmes rentrèrent chez Ogul sans avoir rien trouvé. Zadig se fit
présenter à lui, et lui parla en ces termes : Que la santé immortelle
descende du ciel pour avoir soin de tous vos jours ! Je suis médecin, j'ai
accouru vers vous sur le bruit de votre maladie, et je vous ai apporté un
basilic cuit dans de l'eau rose. Ce n'est pas que je prétende vous épouser :
je ne vous demande que la liberté d'une jeune esclave de Babylone que
vous avez depuis quelques jours ; et je consens de rester en esclavage à sa
place, si je n'ai pas le bonheur de guérir le magnifique seigneur Ogul.
La proposition fut acceptée. Astarté partit pour Babylone avec le
domestique de Zadig, en lui promettant de lui envoyer incessamment un
courrier, pour l'instruire de tout ce qui se serait passé. Leurs adieux furent
aussi tendres que l'avait été leur reconnaissance. Le moment où l'on se
retrouve, et celui où l'on se sépare, sont les deux plus grandes époques de
la vie, comme dit le grand livre du Zend. Zadig aimait la reine autant qu'il
le jurait, et la reine aimait Zadig plus qu'elle ne le lui disait.
Cependant Zadig parla ainsi à Ogul : Seigneur, on ne mange point mon
basilic, toute sa vertu doit entrer chez vous par les pores. Je l'ai mis dans
une petite outre bien enflée et couverte d'une peau fine : il faut que vous
poussiez cette outre de toute votre force, et que je vous la renvoie à
plusieurs reprises ; et en peu de jours de régime vous verrez ce que peut
mon art. Ogul dès le premier jour fut tout essoufflé, et crut qu'il mourrait
de fatigue. Le second il fut moins fatigué, et dormit mieux. En huit jours il
recouvra toute la force, la santé, la légèreté, et la gaieté de ses plus
brillantes années. Vous avez joué au ballon, et vous avez été sobre, lui dit
Zadig : apprenez qu'il n'y a point de basilic dans la nature, qu'on se porte
toujours bien avec de la sobriété et de l'exercice, et que l'art de faire
subsister ensemble l'intempérance et la santé est un art aussi chimérique
que la pierre philosophale, l'astrologie judiciaire, et la théologie des mages.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 18 61
Le premier médecin d'Ogul, sentant combien cet homme était dangereux
pour la médecine, s'unit avec l'apothicaire du corps pour envoyer Zadig
chercher des basilics dans l'autre monde. Ainsi, après avoir été toujours
puni pour avoir bien fait, il était près de périr pour avoir guéri un seigneur
gourmand. On l'invita à un excellent dîner. Il devait être empoisonné au
second service ; mais il reçut un courrier de la belle Astarté au premier. Il
quitta la table, et partit. Quand on est aimé d'une belle femme, dit le grand
Zoroastre, on se tire toujours d'affaire dans ce monde.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 18 62
Chapitre 19
Les combats.
La reine avait été reçue à Babylone avec les transports qu'on a toujours
pour une belle princesse qui a été malheureuse. Babylone alors paraissait
être plus tranquille. Le prince d'Hyrcanie avait été tué dans un combat. Les
Babyloniens vainqueurs déclarèrent qu'Astarté épouserait celui qu'on
choisirait pour souverain. On ne voulut point que la première place du
monde, qui serait celle de mari d'Astarté et de roi de Babylone, dépendît
des intrigues et des cabales. On jura de reconnaître pour roi le plus vaillant
et le plus sage. Une grande lice, bordée d'amphithéâtres magnifiquement
ornés, fut formée à quelques lieues de la ville. Les combattants devaient s'y
rendre armés de toutes pièces. Chacun d'eux avait derrière les
amphithéâtres un appartement séparé, où il ne devait être vu ni connu de
personne. Il fallait courir quatre lances. Ceux qui seraient assez heureux
pour vaincre quatre chevaliers devaient combattre ensuite les uns contre les
autres ; de façon que celui qui resterait le dernier maître du camp serait
proclamé le vainqueur des jeux. Il devait revenir quatre jours après avec les
mêmes armes, et expliquer les énigmes proposées par les mages. S'il
n'expliquait point les énigmes, il n'était point roi, et il fallait recommencer
à courir des lances, jusqu'à ce qu'on trouvât un homme qui fût vainqueur
dans ces deux combats ; car on voulait absolument pour roi le plus vaillant
et le plus sage. La reine, pendant tout ce temps, devait être étroitement
gardée : on lui permettait seulement d'assister aux jeux, couverte d'un
voile ; mais on ne souffrait pas qu'elle parlât à aucun des prétendants, afin
qu'il n'y eût ni faveur ni injustice.
Voilà ce qu'Astarté faisait savoir à son amant, espérant qu'il montrerait
pour elle plus de valeur et d'esprit que personne. Il partit, et pria Vénus de
fortifier son courage et d'éclairer son esprit. Il arriva sur le rivage de
l'Euphrate, la veille de ce grand jour. Il fit inscrire sa devise parmi celles
Chapitre 19 63
des combattants, en cachant son visage et son nom, comme la loi
l'ordonnait, et alla se reposer dans l'appartement qui lui échut par le sort.
Son ami Cador, qui était revenu à Babylone, après l'avoir inutilement
cherché en Egypte, fit porter dans sa loge une armure complète que la reine
lui envoyait. Il lui fit amener aussi de sa part le plus beau cheval de Perse.
Zadig reconnut Astarté à ces présents : son courage et son amour en prirent
de nouvelles forces et de nouvelles espérances.
Le lendemain la reine étant venue se placer sous un dais de pierreries, et
les amphithéâtres étant remplis de toutes les dames et de tous les ordres de
Babylone, les combattants parurent dans le cirque. Chacun d'eux vint
mettre sa devise aux pieds du grand−mage. On tira au sort les devises ;
celle de Zadig fut la dernière. Le premier qui s'avança était un seigneur très
riche, nommé Itobad, fort vain, peu courageux, très maladroit, et sans
esprit. Ses domestiques l'avaient persuadé qu'un homme comme lui devait
être roi ; il leur avait répondu : Un homme comme moi doit régner ; ainsi
on l'avait armé de pied en cap. Il portait une armure d'or émaillée de vert,
un panache vert, une lance ornée de rubans verts. On s'aperçut d'abord, à la
manière dont Itobad gouvernait son cheval, que ce n'était pas un homme
comme lui à qui le ciel réservait le sceptre de Babylone. Le premier
chevalier qui courut contre lui le désarçonna ; le second le renversa sur la
croupe de son cheval, les deux jambes en l'air et les bras étendus. Itobad se
remit, mais de si mauvaise grâce que tout l'amphithéâtre se mit à rire. Un
troisième ne daigna pas se servir de sa lance ; mais en lui faisant une passe,
il le prit par la jambe droite, et lui faisant faire un demitour, il le fit tomber
sur le sable : les écuyers des jeux accoururent à lui en riant, et le remirent
en selle. Le quatrième combattant le prend par la jambe gauche, et le fait
tomber de l'autre côté. On le conduisit avec des huées à sa loge, où il
devait passer la nuit selon la loi ; et il disait en marchant à peine : Quelle
aventure pour un homme comme moi !
Les autres chevaliers s'acquittèrent mieux de leur devoir. Il y en eut qui
vainquirent deux combattants de suite ; quelques uns allèrent jusqu'à trois.
Il n'y eut que le prince Otame qui en vainquit quatre. Enfin Zadig combattit
à son tour : il désarçonna quatre cavaliers de suite avec toute la grâce
Zadig, ou la destinée
Chapitre 19 64
possible. Il fallut donc voir qui serait vainqueur d'Otame ou de Zadig. Le
premier portait des armes bleues et or, avec un panache de même ; celles
de Zadig étaient blanches. Tous les voeux se partageaient entre le chevalier
bleu et le chevalier blanc. La reine, à qui le coeur palpitait, fesait des
prières au ciel pour la couleur blanche. Les deux champions firent des
passes et des voltes avec tant d'agilité, ils se donnèrent de si beaux coups
de lance, ils étaient si fermes sur leurs arçons, que tout le monde, hors la
reine, souhaitait qu'il y eût deux rois dans Babylone. Enfin, leurs chevaux
étant lassés et leurs lances rompues, Zadig usa de cette adresse : il passe
derrière le prince bleu, s'élance sur la croupe de son cheval, le prend par le
milieu du corps, le jette à terre, se met en selle à sa place, et caracole
autour d'Otame étendu sur la place. Tout l'amphithéâtre crie : Victoire au
chevalier blanc ! Otame indigné se relève, tire son épée ; Zadig saute de
cheval, le sabre à la main. Les voilà tous deux sur l'arène, livrant un
nouveau combat, où la force et l'agilité triomphent tour−à−tour. Les
plumes de leur casque, les clous de leurs brassards, les mailles de leur
armure sautent au loin sous mille coups précipités. Ils frappent de pointe et
de taille, à droite, à gauche, sur la tête, sur la poitrine ; ils reculent, ils
avancent, ils se mesurent, ils se rejoignent, ils se saisissent, ils se replient
comme des serpents, ils s'attaquent comme des lions ; le feu jaillit à tout
moment des coups qu'ils se portent. Enfin Zadig ayant un moment repris
ses esprits s'arrête, fait une feinte, passe sur Otame, le fait tomber, le
désarme, et Otame s'écrie : O chevalier blanc ! c'est vous qui devez régner
sur Babylone. La reine était au comble de la joie. On reconduisit le
chevalier bleu et le chevalier blanc chacun à leur loge, ainsi que tous les
autres, selon ce qui était porté par la loi. Des muets vinrent les servir et
leur apporter à manger. On peut juger si le petit muet de la reine ne fut pas
celui qui servit Zadig. Ensuite on les laissa dormir seuls jusqu'au
lendemain matin, temps où le vainqueur devait apporter sa devise au
grand−mage, pour la confronter et se faire reconnaître.
Zadig dormit, quoique amoureux, tant il était fatigué. Itobad, qui était
couché auprès de lui, ne dormit point. Il se leva pendant la nuit, entra dans
sa loge, prit les armes blanches de Zadig avec sa devise, et mit son armure
verte à la place. Le point du jour étant venu, il alla fièrement au
Zadig, ou la destinée
Chapitre 19 65
grand−mage, déclarer qu'un homme comme lui était vainqueur. On ne s'y
attendait pas ; mais il fut proclamé pendant que Zadig dormait encore.
Astarté surprise, et le désespoir dans le coeur, s'en retourna dans Babylone.
Tout l'amphithéâtre était déjà presque vide, lorsque Zadig s'éveilla ; il
chercha ses armes, et ne trouva que cette armure verte. Il était obligé de
s'en couvrir, n'ayant rien autre chose auprès de lui. Etonné et indigné, il les
endosse avec fureur, il avance dans cet équipage.
Tout ce qui était encore sur l'amphithéâtre et dans le cirque le reçut avec
des huées. On l'entourait ; on lui insultait en face. Jamais homme n'essuya
des mortifications si humiliantes. La patience lui échappa ; il écarta à
coups de sabre la populace qui osait l'outrager ; mais il ne savait quel parti
prendre. Il ne pouvait voir la reine ; il ne pouvait réclamer l'armure blanche
qu'elle lui avait envoyée ; c'eût été la compromettre : ainsi, tandis qu'elle
était plongée dans la douleur, il était pénétré de fureur et d'inquiétude. Il se
promenait sur les bords de l'Euphrate, persuadé que son étoile le destinait à
être malheureux sans ressource, repassant dans son esprit toutes ses
disgrâces depuis l'aventure de la femme qui haïssait les borgnes, jusqu'à
celle de son armure. Voilà ce que c'est, disait−il, de m'être éveillé trop
tard ; si j'avais moins dormi, je serais roi de Babylone, je posséderais
Astarté. Les sciences, les moeurs, le courage, n'ont donc jamais servi qu'à
mon infortune. Il lui échappa enfin de murmurer contre la Providence, et il
fut tenté de croire que tout était gouverné par une destinée cruelle qui
opprimait les bons et qui faisait prospérer les chevaliers verts. Un de ses
chagrins était de porter cette armure verte qui lui avait attiré tant de huées.
Un marchand passa, il la lui vendit à vil prix, et prit du marchand une robe
et un bonnet long. Dans cet équipage, il côtoyait l'Euphrate, rempli de
désespoir, et accusant en secret la Providence qui le persécutait toujours.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 19 66
Chapitre 20
L'ermite.
Il rencontra en marchant un ermite, dont la barbe blanche et vénérable lui
descendait jusqu'à la ceinture. Il tenait en main un livre qu'il lisait
attentivement. Zadig s'arrêta, et lui fit une profonde inclination. L'ermite le
salua d'un air si noble et si doux, que Zadig eut la curiosité de l'entretenir.
Il lui demanda quel livre il lisait. C'est le livre des destinées, dit l'ermite ;
voulez−vous en lire quelque chose ? Il mit le livre dans les mains de Zadig,
qui, tout instruit qu'il était dans plusieurs langues, ne put déchiffrer un seul
caractère du livre. Cela redoubla encore sa curiosité. Vous me paraissez
bien chagrin, lui dit ce bon père. Hélas ! que j'en ai sujet ! dit Zadig. Si
vous permettez que je vous accompagne, repartit le vieillard, peut−être
vous serai−je utile : j'ai quelquefois répandu des sentiments de consolation
dans l'âme des malheureux. Zadig se sentit du respect pour l'air, pour la
barbe, et pour le livre de l'ermite. Il lui trouva dans la conversation des
lumières supérieures. L'ermite parlait de la destinée, de la justice, de la
morale, du souverain bien, de la faiblesse humaine, des vertus, et des vices,
avec une éloquence si vive et si touchante, que Zadig se sentit entraîné vers
lui par un charme invincible. Il le pria avec instance de ne le point quitter,
jusqu'à ce qu'ils fussent de retour à Babylone. Je vous demande moi−même
cette grâce, lui dit le vieillard ; jurez−moi par Orosmade que vous ne vous
séparerez point de moi d'ici à quelques jours, quelque chose que je fasse.
Zadig jura, et ils partirent ensemble.
Les deux voyageurs arrivèrent le soir à un château superbe. L'ermite
demanda l'hospitalité pour lui et pour le jeune homme qui l'accompagnait.
Le portier, qu'on aurait pris pour un grand seigneur, les introduisit avec une
espèce de bonté dédaigneuse. On les présenta à un principal domestique,
qui leur fit voir les appartements magnifiques du maître. Ils furent admis à
sa table au bas bout, sans que le seigneur du château les honorât d'un
regard ; mais ils furent servis comme les autres avec délicatesse et
Chapitre 20 67
profusion. On leur donna ensuite à laver dans un bassin d'or garni
d'émeraudes et de rubis. On les mena coucher dans un bel appartement, et
le lendemain matin un domestique leur apporta à chacun une pièce d'or,
après quoi on les congédia.
Le maître de la maison, dit Zadig en chemin, me paraît être un homme
généreux, quoique un peu fier ; il exerce noblement l'hospitalité. En disant
ces paroles, il aperçut qu'une espèce de poche très large que portait l'ermite
paraissait tendue et enflée : il y vit le bassin d'or garni de pierreries, que
celui−ci avait volé. Il n'osa d'abord en rien témoigner ; mais il était dans
une étrange surprise.
Vers le midi, l'ermite se présenta à la porte d'une maison très petite, où
logeait un riche avare ; il y demanda l'hospitalité pour quelques heures. Un
vieux valet mal habillé le reçut d'un ton rude, et fit entrer l'ermite et Zadig
dans l'écurie, où on leur donna quelques olives pourries, de mauvais pain,
et de la bière gâtée. L'ermite but et mangea d'un air aussi content que la
veille ; puis s'adressant à ce vieux valet qui les observait tous deux pour
voir s'ils ne volaient rien, et qui les pressait de partir, il lui donna les deux
pièces d'or qu'il avait reçues le matin, et le remercia de toutes ses
attentions. Je vous prie, ajouta−t−il, faites−moi parler à votre maître. Le
valet étonné introduisit les deux voyageurs : Magnifique seigneur, dit
l'ermite, je ne puis que vous rendre de très humbles grâces de la manière
noble dont vous nous avez reçus : daignez accepter ce bassin d'or comme
un faible gage de ma reconnaissance. L'avare fut près de tomber à la
renverse. L'ermite ne lui donna pas le temps de revenir de son
saisissement, il partit au plus vite avec son jeune voyageur. Mon père, lui
dit Zadig, qu'est−ce que tout ce que je vois ? Vous ne me paraissez
ressembler en rien aux autres hommes : vous volez un bassin d'or garni de
pierreries à un seigneur qui vous reçoit magnifiquement, et vous le donnez
à un avare, qui vous traite avec indignité. Mon fils, répondit le vieillard,
cet homme magnifique, qui ne reçoit les étrangers que par vanité, et pour
faire admirer ses richesses, deviendra plus sage ; l'avare apprendra à
exercer l'hospitalité : ne vous étonnez de rien, et suivez−moi. Zadig ne
savait encore s'il avait affaire au plus fou ou au plus sage de tous les
Zadig, ou la destinée
Chapitre 20 68
hommes ; mais l'ermite parlait avec tant d'ascendant, que Zadig, lié
d'ailleurs par son serment, ne put s'empêcher de le suivre.
Ils arrivèrent le soir à une maison agréablement bâtie, mais simple, où rien
ne sentait ni la prodigalité ni l'avarice. Le maître était un philosophe retiré
du monde, qui cultivait en paix la sagesse et la vertu, et qui cependant ne
s'ennuyait pas. Il s'était plu à bâtir cette retraite dans laquelle il recevait les
étrangers avec une noblesse qui n'avait rien de l'ostentation. Il alla
lui−même au−devant des deux voyageurs, qu'il fit reposer d'abord dans un
appartement commode. Quelque temps après, il les vint prendre lui−même
pour les inviter à un repas propre et bien entendu, pendant lequel il parla
avec discrétion des dernières révolutions de Babylone. Il parut sincèrement
attaché à la reine, et souhaita que Zadig eût paru dans la lice pour disputer
la couronne ; mais les hommes, ajouta−t−il, ne méritent pas d'avoir un roi
comme Zadig. Celui−ci rougissait, et sentait redoubler ses douleurs. On
convint dans la conversation que les choses de ce monde n'allaient pas
toujours au gré des plus sages. L'ermite soutint toujours qu'on ne
connaissait pas les voies de la Providence, et que les hommes avaient tort
de juger d'un tout dont ils n'apercevaient que la plus petite partie.
On parla des passions. Ah ! qu'elles sont funestes ! Disait Zadig. Ce sont
les vents qui enflent les voiles du vaisseau, repartit l'ermite : elles le
submergent quelquefois ; mais sans elles il ne pourrait voguer. La bile rend
colère et malade ; mais sans la bile l'homme ne saurait vivre. Tout est
dangereux ici−bas, et tout est nécessaire.
On parla de plaisir, et l'ermite prouva que c'est un présent de la Divinité ;
car, dit−il, l'homme ne peut se donner ni sensation ni idées, il reçoit tout ;
la peine et le plaisir lui viennent d'ailleurs comme son être.
Zadig admirait comment un homme qui avait fait des choses si
extravagantes pouvait raisonner si bien. Enfin, après un entretien aussi
instructif qu'agréable, l'hôte reconduisit ses deux voyageurs dans leur
appartement, en bénissant le ciel qui lui avait envoyé deux hommes si
sages et si vertueux. Il leur offrit de l'argent d'une manière aisée et noble
qui ne pouvait déplaire. L'ermite le refusa, et lui dit qu'il prenait congé de
lui, comptant partir pour Babylone avant le jour. Leur séparation fut
Zadig, ou la destinée
Chapitre 20 69
tendre, Zadig surtout se sentait plein d'estime et d'inclination pour un
homme si aimable.
Quand l'ermite et lui furent dans leur appartement, ils firent long−temps
l'éloge de leur hôte. Le vieillard au point du jour éveilla son camarade. Il
faut partir, dit−il ; mais tandis que tout le monde dort encore, je veux
laisser à cet homme un témoignage de mon estime et de mon affection. En
disant ces mots, il prit un flambeau, et mit le feu à la maison. Zadig
épouvanté jeta des cris, et voulut l'empêcher de commettre une action si
affreuse. L'ermite l'entraînait par une force supérieure ; la maison était
enflammée. L'ermite, qui était déjà assez loin avec son compagnon, la
regardait brûler tranquillement. Dieu merci ! dit−il, voilà la maison de mon
cher hôte détruite de fond en comble ! L'heureux homme ! A ces mots
Zadig fut tenté à−la−fois d'éclater de rire, de dire des injures au révérend
père, de le battre, et de s'enfuir ; mais il ne fit rien de tout cela, et toujours
subjugué par l'ascendant de l'ermite, il le suivit malgré lui à la dernière
couchée.
Ce fut chez une veuve charitable et vertueuse qui avait un neveu de
quatorze ans, plein d'agréments et son unique espérance. Elle fit du mieux
qu'elle put les honneurs de sa maison. Le lendemain, elle ordonna à son
neveu d'accompagner les voyageurs jusqu'à un pont qui, étant rompu
depuis peu, était devenu un passage dangereux. Le jeune homme empressé
marche au−devant d'eux. Quand ils furent sur le pont : Venez, dit l'ermite
au jeune homme, il faut que je marque ma reconnaissance à votre tante. Il
le prend alors par les cheveux, et le jette dans la rivière. L'enfant tombe,
reparaît un moment sur l'eau, et est engouffré dans le torrent. O monstre ! ô
le plus scélérat de tous les hommes ! s'écria Zadig. Vous m'aviez promis
plus de patience, lui dit l'ermite en l'interrompant : apprenez que sous les
ruines de cette maison où la Providence a mis le feu, le maître a trouvé un
trésor immense : apprenez que ce jeune homme dont la Providence a tordu
le cou aurait assassiné sa tante dans un an, et vous dans deux. Qui te l'a dit,
barbare ? cria Zadig ; et quand tu aurais lu cet événement dans ton livre des
destinées, t'est−il permis de noyer un enfant qui ne t'a point fait de mal ?
Tandis que le Babylonien parlait, il aperçut que le vieillard n'avait plus de
Zadig, ou la destinée
Chapitre 20 70
barbe, que son visage prenait les traits de la jeunesse. Son habit d'ermite
disparut ; quatre belles ailes couvraient un corps majestueux et
resplendissant de lumière. O envoyé du ciel ! ô ange divin ! s'écria Zadig
en se prosternant, tu es donc descendu de l'empyrée pour apprendre à un
faible mortel à se soumettre aux ordres éternels ? Les hommes, dit l'ange
Jesrad, jugent de tout sans rien connaître : tu étais celui de tous les
hommes qui méritait le plus d'être éclairé. Zadig lui demanda la permission
de parler. Je me défie de moi−même, dit−il ; mais oserai−je te prier de
m'éclaircir un doute : ne vaudrait−il pas mieux avoir corrigé cet enfant, et
l'avoir rendu vertueux, que de le noyer ? Jesrad reprit : S'il avait été
vertueux, et s'il eût vécu, son destin était d'être assassiné lui−même avec la
femme qu'il devait épouser, et le fils qui en devait naître. Mais quoi ! dit
Zadig, il est donc nécessaire qu'il y ait des crimes et des malheurs ? et les
malheurs tombent sur les gens de bien ! Les méchants, répondit Jesrad,
sont toujours malheureux : ils servent à éprouver un petit nombre de justes
répandus sur la terre, et il n'y a point de mal dont il ne naisse un bien.
Mais, dit Zadig, s'il n'y avait que du bien, et point de mal ? Alors, reprit
Jesrad, cette terre serait une autre terre, l'enchaînement des événements
serait un autre ordre de sagesse ; et cet ordre, qui serait parfait, ne peut être
que dans la demeure éternelle de l'Être suprême, de qui le mal ne peut
approcher. Il a créé des millions de mondes, dont aucun ne peut ressembler
à l'autre. Cette immense variété est un attribut de sa puissance immense. Il
n'y a ni deux feuilles d'arbre sur la terre, ni deux globes dans les champs
infinis du ciel, qui soient semblables, et tout ce que tu vois sur le petit
atome où tu es né devait être dans sa place et dans son temps fixe, selon les
ordres immuables de celui qui embrasse tout. Les hommes pensent que cet
enfant qui vient de périr est tombé dans l'eau par hasard, que c'est par un
même hasard que cette maison est brûlée : mais il n'y a point de hasard ;
tout est épreuve, ou punition, ou récompense, ou prévoyance. Souviens−toi
de ce pêcheur qui se croyait le plus malheureux de tous les hommes.
Orosmade t'a envoyé pour changer sa destinée. Faible mortel ! cesse de
disputer contre ce qu'il faut adorer. Mais, dit Zadig... Comme il disait mais,
l'ange prenait déjà son vol vers la dixième sphère. Zadig à genoux adora la
Providence, et se soumit. L'ange lui cria du haut des airs : Prends ton
chemin vers Babylone.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 20 71
Chapitre 21
Les énigmes.
Zadig hors de lui−même, et comme un homme auprès de qui est tombé le
tonnerre, marchait au hasard. Il entra dans Babylone le jour où ceux qui
avaient combattu dans la lice étaient déjà assemblés dans le grand
vestibule du palais pour expliquer les énigmes, et pour répondre aux
questions du grand−mage. Tous les chevaliers étaient arrivés, excepté
l'armure verte. Dès que Zadig parut dans la ville, le peuple s'assembla
autour de lui ; les yeux ne se rassasiaient point de le voir, les bouches de le
bénir, les coeurs de lui souhaiter l'empire. L'Envieux le vit passer, frémit,
et se détourna ; le peuple le porta jusqu'au lieu de l'assemblée. La reine, à
qui on apprit son arrivée, fut en proie à l'agitation de la crainte et de
l'espérance ; l'inquiétude la dévorait : elle ne pouvait comprendre, ni
pourquoi Zadig était sans armes, ni comment Itobad portait l'armure
blanche. Un murmure confus s'éleva à la vue de Zadig. On était surpris et
charmé de le revoir ; mais il n'était permis qu'aux chevaliers qui avaient
combattu de paraître dans l'assemblée.
J'ai combattu comme un autre, dit−il ; mais un autre porte ici mes armes ;
et en attendant que j'aie l'honneur de le prouver, je demande la permission
de me présenter pour expliquer les énigmes. On alla aux voix : sa
réputation de probité était encore si fortement imprimée dans les esprits,
qu'on ne balança pas à l'admettre.
Le grand−mage proposa d'abord cette question : Quelle est de toutes les
choses du monde la plus longue et la plus courte, la plus prompte et la plus
lente, la plus divisible et la plus étendue, la plus négligée et la plus
regrettée, sans qui rien ne se peut faire, qui dévore tout ce qui est petit, et
qui vivifie tout ce qui est grand ?
C'était à Itobad à parler. Il répondit qu'un homme comme lui n'entendait
Chapitre 21 72
rien aux énigmes, et qu'il lui suffisait d'avoir vaincu à grands coups de
lance. Les uns dirent que le mot de l'énigme était la fortune, d'autres la
terre, d'autres la lumière. Zadig dit que c'était le temps : Rien n'est plus
long, ajouta−t−il, puisqu'il est la mesure de l'éternité ; rien n'est plus court,
puisqu'il manque à tous nos projets ; rien n'est plus lent pour qui attend ;
rien de plus rapide pour qui jouit ; il s'étend jusqu'à l'infini en grand ; il se
divise jusque dans l'infini en petit ; tous les hommes le négligent, tous en
regrettent la perte ; rien ne se fait sans lui ; il fait oublier tout ce qui est
indigne de la postérité, et il immortalise les grandes choses. L'assemblée
convint que Zadig avait raison.
On demanda ensuite : Quelle est la chose qu'on reçoit sans remercier, dont
on jouit sans savoir comment, qu'on donne aux autres quand on ne sait où
l'on en est, et qu'on perd sans s'en apercevoir ?
Chacun dit son mot : Zadig devina seul que c'était la vie. Il expliqua toutes
les autres énigmes avec la même facilité. Itobad disait toujours que rien
n'était plus aisé, et qu'il en serait venu à bout tout aussi facilement, s'il
avait voulu s'en donner la peine. On proposa des questions sur la justice,
sur le souverain bien, sur l'art de régner. Les réponses de Zadig furent
jugées les plus solides. C'est bien dommage, disait−on, qu'un si bon esprit
soit un si mauvais cavalier.
Illustres seigneurs, dit Zadig, j'ai eu l'honneur de vaincre dans la lice. C'est
à moi qu'appartient l'armure blanche. Le seigneur Itobad s'en empara
pendant mon sommeil : il jugea apparemment qu'elle lui siérait mieux que
la verte. Je suis prêt à lui prouver d'abord devant vous, avec ma robe et
mon épée, contre toute cette belle armure blanche qu'il m'a prise, que c'est
moi qui ai eu l'honneur de vaincre le brave Otame.
Itobad accepta le défi avec la plus grande confiance. Il ne doutait pas
qu'étant casqué, cuirassé, brassardé, il ne vînt aisément à bout d'un
champion en bonnet de nuit et en robe de chambre. Zadig tira son épée, en
saluant la reine qui le regardait, pénétrée de joie et de crainte. Itobad tira la
sienne, en ne saluant personne. Il s'avança sur Zadig comme un homme qui
n'avait rien à craindre. Il était prêt à lui fendre la tête : Zadig sut parer le
Zadig, ou la destinée
Chapitre 21 73
coup, en opposant ce qu'on appelle le fort de l'épée au faible de son
adversaire, de façon que l'épée d'Itobad se rompit. Alors Zadig saisissant
son ennemi au corps le renversa par terre ; et lui portant la pointe de son
épée au défaut de la cuirasse : Laissez−vous désarmer, dit−il, ou je vous
tue. Itobad, toujours surpris des disgrâces qui arrivaient à un homme
comme lui, laissa faire Zadig, qui lui ôta paisiblement son magnifique
casque, sa superbe cuirasse, ses beaux brassards, ses brillants cuissards ;
s'en revêtit, et courut dans cet équipage se jeter aux genoux d'Astarté.
Cador prouva aisément que l'armure appartenait à Zadig. Il fut reconnu roi
d'un consentement unanime, et surtout de celui d'Astarté, qui goûtait, après
tant d'adversités, la douceur de voir son amant digne aux yeux de l'univers
d'être son époux. Itobad alla se faire appeler monseigneur dans sa maison.
Zadig fut roi, et fut heureux. Il avait présent à l'esprit ce que lui avait dit
l'ange Jesrad. Il se souvenait même du grain de sable devenu diamant. La
reine et lui adorèrent la Providence. Zadig laissa la belle capricieuse
Missouf courir le monde. Il envoya chercher le brigand Arbogad, auquel il
donna un grade honorable dans son armée, avec promesse de l'avancer aux
premières dignités s'il se comportait en vrai guerrier, et de le faire pendre
s'il fesait le métier de brigand.
Sétoc fut appelé du fond de l'Arabie, avec la belle Almona, pour être à la
tête du commerce de Babylone. Cador fut placé et chéri selon ses services ;
il fut l'ami du roi, et le roi fut alors le seul monarque de la terre qui eût un
ami. Le petit muet ne fut pas oublié. On donna une belle maison au
pêcheur. Orcan fut condamné à lui payer une grosse somme, et à lui rendre
sa femme ; mais le pêcheur, devenu sage, ne prit que l'argent.
Ni la belle Sémire ne se consolait d'avoir cru que Zadig serait borgne, ni
Azora ne cessait de pleurer d'avoir voulu lui couper le nez. Il adoucit leurs
douleurs par des présents. L'Envieux mourut de rage et de honte. L'empire
jouit de la paix, de la gloire, et de l'abondance : ce fut le plus beau siècle de
la terre ; elle était gouvernée par la justice et par l'amour. On bénissait
Zadig, et Zadig bénissait le ciel.
Zadig, ou la destinée
Chapitre 21 74
FIN
Zadig, ou la destinée
Chapitre 21 75
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