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Prosper Mérimée
Tamango
− Collection Romans / Nouvelles −
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Table des matières
Tamango......................................................................................................1
Tamango..............................................................................................2
i
Tamango
Auteur : Prosper Mérimée
Catégorie : Romans / Nouvelles
Tamango, puissant chef guerrier africain, s'aperçoit que sous l'effet de
l'ivresse, il a vendu au commandant Ledoux, son épouse préférée.
Licence : Domaine public
1
Tamango
Le capitaine Ledoux était un bon marin. Il avait commencé par être simple
matelot, puis il devint aide−timonier. Au combat de Trafalgar, il eut la
main gauche fracassée par un éclat de bois ; il fut amputé, et congédié
ensuite avec de bons certificats. Le repos ne lui convenait guère, et,
l'occasion de se rembarquer se présentant, il servit, en qualité de second
lieutenant, à bord d'un corsaire. L'argent qu'il retira de quelques prises lui
permit d'acheter des livres et d'étudier la théorie de la navigation, dont il
connaissait déjà parfaitement la pratique. Avec le temps, il devint capitaine
d'un lougre corsaire de trois canons et de soixante hommes d'équipage, et
les caboteurs de Jersey conservent encore le souvenir de ses exploits. La
paix le désola : il avait amassé pendant la guerre une petite fortune, qu'il
espérait augmenter aux dépens des Anglais. Force lui fut d'offrir ses
services à de pacifiques négociants ; et, comme il était connu pour un
homme de résolution et d'expérience, on lui confia facilement un navire.
Quand la traite des Nègres fut défendue, et que, pour s'y livrer il fallut non
seulement tromper la vigilance des douaniers français, ce qui n'était pas
très difficile, mais encore, et c'était le plus hasardeux, échapper aux
croiseurs anglais, le capitaine Ledoux devint un homme précieux pour les
trafiquants de bois d'ébène.
Bien différent de la plupart des marins qui ont langui longtemps comme lui
dans les postes subalternes, il n'avait point cette horreur profonde des
innovations, et cet esprit de routine qu'ils apportent trop souvent dans les
grades supérieurs. Le capitaine Ledoux, au contraire, avait été le premier à
recommander à son armateur l'usage des caisses en fer, destinées à contenir
et conserver l'eau. À son bord, les menottes et les chaînes, dont les
bâtiments négriers ont provision, étaient fabriquées d'après un système
nouveau, et soigneusement vernies pour les préserver de la rouille.
Mais ce qui lui fit le plus d'honneur parmi les marchands d'esclaves, ce fut
là construction, qu'il dirigea lui−même, d'un brick destiné à la traite, fin
voilier, étroit, long comme un bâtiment de guerre, et cependant capable de
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contenir un très grand nombre de Noirs. Il le nomma L'Espérance. Il voulut
que les entreponts, étroits et rentrés, n'eussent que trois pieds quatre pouces
de haut, prétendant que cette dimension permettait aux esclaves de taille
raisonnable d'être commodément assis et quel besoin ont−ils de se lever ?
“ Arrivés aux colonies, disait Ledoux, ils ne resteront que trop sur leurs
pieds ! ” Les Noirs, le dos appuyé aux bordages du navire, et disposés sur
deux lignes parallèles, laissaient entre leurs pieds un espace vide, qui, dans
tous les autres négriers, ne sert qu'à la circulation. Ledoux imagina de
placer dans cet intervalle d'autres Nègres, couchés perpendiculairement
aux premiers. De la sorte, son navire contenait une dizaine de Nègres de
plus qu'un autre du même tonnage. À la rigueur, on aurait pu en placer
davantage ; mais il faut avoir de l'humanité, et laisser à un Nègre au moins
cinq pieds en longueur et deux en largeur pour s'ébattre pendant une
traversée de six semaines et plus : “ Car enfin, disait Ledoux à son
armateur pour justifier cette mesure libérale, les Nègres, après tout, sont
des hommes comme les Blancs. ” L'Espérance partit de Nantes un
vendredi, comme le remarquèrent depuis des gens superstitieux. Les
inspecteurs qui visitèrent scrupuleusement le brick ne découvrirent pas six
grandes caisses remplies de chaînes, de menottes, et de ces fers que l'on
nomme, je ne sais pourquoi, barres de justice. Ils ne furent point étonnés
non plus de l'énorme provision d'eau que devait porter L'Espérance, qui,
d'après ses papiers, n'allait qu'au Sénégal pour y faire le commerce de bois
et d'ivoire. La traversée n'est pas longue, il est vrai, mais enfin le trop de
précautions, ne peut nuire. si l'on était surpris par un calme, que
deviendrait−on sans eau ?
L'Espérance partit donc un vendredi, bien gréée et bien équipée de tout.
Ledoux aurait voulu peut−être des mâts un peu plus solides ; cependant,
tant qu'il commanda le bâtiment, il n'eut point à s'en plaindre. sa traversée
fut heureuse et rapide jusqu'à la côte d'Afrique. Il mouilla dans la rivière de
Joale (je crois) dans un moment où les croiseurs anglais ne surveillaient
point cette partie de la côte. Des courtiers du pays vinrent aussitôt à bord.
Le moment était on ne peut plus favorable ; Tamango, guerrier fameux et
vendeur d'hommes, venait de conduire à la côte une grande quantité
d'esclaves ; et il s'en défaisait à bon marché, en homme qui se sent la force
et les moyens d'approvisionner promptement la place, aussitôt que les
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Tamango 3
objets de son commerce y deviennent rares.
Le capitaine Ledoux se fit descendre sur le rivage, et fit sa visite à
Tamango. Il le trouva dans une case en paille qu'on lui avait élevée à la
hâte, accompagné de ses deux femmes et de quelques sous−marchands et
conducteurs d'esclaves. Tamango s'était paré pour recevoir le capitaine
blanc. Il était vêtu d'un vieil habit d'uniforme bleu, ayant encore les galons
de caporal ; mais sur chaque épaule pendaient deux épaulettes d'or
attachées au même bouton, et ballottant, l'une par−devant, l'autre
par−derrière. Comme il n'avait pas de chemise, et que l'habit était un peu
court pour un homme de sa taille, on remarquait entre les revers blancs de
l'habit et son caleçon de toile de Guinée une bande considérable de peau
noire qui ressemblait à une large ceinture. Un grand sabre de cavalerie était
suspendu à son côté au moyen d'une corde, et il tenait à la main un beau
fusil à deux coups, de fabrique anglaise. Ainsi équipé, le guerrier africain
croyait surpasser en élégance le petit−maître le plus accompli de Paris ou
de Londres.
Le capitaine Ledoux le considéra quelque temps en silence, tandis que
Tamango, se redressant à la manière d'un grenadier qui passe à la revue
devant un général étranger jouissait de l'impression qu'il croyait produire
sur le Blanc. Ledoux, après l'avoir examiné en connaisseur se tourna vers
son second, et lui dit :
“voilà un gaillard que je vendrais au moins mille écus, rendu sain et sans
avaries à la Martinique. ” On s'assit, et un matelot qui savait un peu la
langue zolofe servit d'interprète. Les premiers compliments de politesse
échangés, un mousse apporta un panier de bouteilles d'eau−de−vie ; on but,
et le capitaine, pour mettre Tamango en belle humeur, lui fit présent d'une
jolie poire à poudre en cuivre, ornée du portrait de Napoléon en relief. Le
présent accepté avec la reconnaissance convenable, on sortit de la case, on
s'assit à l'ombre en face des bouteilles d'eau−de−vie, et Tamango donna le
signal de faire venir les esclaves qu'il avait à vendre.
Ils parurent sur une longue file, le corps courbé par la fatigue et la frayeur,
chacun ayant le cou pris dans une fourche longue de plus de six pieds, dont
les deux pointes étaient réunies vers la nuque par une barre de bois. Quand
il faut se mettre en marche, un des conducteurs prend sur son épaule le
manche de la fourche du premier esclave ; celui−ci se charge de la fourche
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de l'homme qui le suit immédiatement ; le second porte la fourche du
troisième esclave, et ainsi des autres. s'agit−il de faire halte, le chef de file
enfonce en terre le bout pointu du manche de sa fourche, et toute la
colonne s'arrête. On juge facilement qu'il ne faut pas penser à s'échapper à
la course, quand on porte attaché au cou un gros bâton de six pieds de
longueur. À chaque esclave mâle ou femelle qui passait devant lui, le
capitaine haussait les épaules, trouvait les hommes chétifs, les femmes trop
vieilles ou trop jeunes et se plaignait de l'abâtardissement de la race noire.
“ Tout dégénère, disait−il ; autrefois, c'était bien différent. Les femmes
avaient cinq pieds six pouces de haut, et quatre hommes auraient tourné
seuls le cabestan d'une frégate, pour lever la maîtresse ancre. ” Cependant,
tout en critiquant, il faisait un premier choix des Noirs les plus robustes et
les plus beaux.
Ceux−là, il pouvait les payer au prix ordinaire ; mais, pour le reste, il
demandait une forte diminution.
Tamango, de son côté, défendait ses intérêts, vantait sa marchandise,
parlait de la rareté des hommes et des périls de la traite. Il conclut en
demandant un prix, je ne sais lequel, pour les esclaves que le capitaine
blanc voulait charger à son bord.
Aussitôt que l'interprète eut traduit en français la proposition de Tamango,
Ledoux manqua tomber à la renverse de surprise et d'indignation ; puis,
murmurant quelques jurements affreux, il se leva comme pour rompre tout
marché avec un homme aussi déraisonnable. Alors Tamango le retint ; il
parvint avec peine à le faire rasseoir. Une nouvelle bouteille fut débouchée,
et la discussion recommença. Ce fut le tour du Noir à trouver folles et
extravagantes les propositions du Blanc. On cria, on disputa longtemps, on
but prodigieusement d'eau−de−vie ; mais l'eau−de−vie produisait un effet
bien différent sur les deux parties contractantes.
Plus le Français buvait, plus il réduisait ses offres, plus l'Africain buvait,
plus il cédait de ses prétentions. De la sorte, à la fin du panier, on tomba
d'accord. De mauvaises cotonnades, de la poudre, des pierres à feu, trois
barriques d'eau−de−vie, cinquante fusils mal raccommodés furent donnés
en échange de cent soixante esclaves.
Le capitaine, pour ratifier le traité, frappa dans la main du Noir plus qu'à
moitié ivre, et aussitôt les esclaves furent remis aux matelots français, qui
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se hâtèrent de leur ôter leurs fourches de bois pour leur donner des carcans
et des menottes en fer ; ce qui montre bien la supériorité de la civilisation
européenne.
Restait encore une trentaine d'esclaves : c'étaient des enfants, des
vieillards, des femmes infirmes. Le navire était plein.
Tamango, qui ne savait que faire de ce rebut, offrit au capitaine de les lui
vendre pour une bouteille d'eau−de−vie la pièce. L'offre était séduisante.
Ledoux se souvint qu'à la représentation des Vêpres Siciliennes à Nantes, il
avait vu bon nombre de gens gros et gras entrer dans un parterre déjà plein,
et parvenir cependant à s'y asseoir, en vertu de la compressibilité des corps
humains. Il prit les vingt plus sveltes des trente esclaves. Alors Tamango
ne demanda plus qu'un verre d'eau−de−vie pour chacun des dix restants.
Ledoux réfléchit que les enfants ne paient et n'occupent que demi−place
dans les voitures publiques. Il prit donc trois enfants ; mais il déclara qu'il
ne voulait plus se charger d'un seul Noir Tamango, voyant qu'il lui restait
encore sept esclaves sur les bras, saisit son fusil et coucha en joue une
femme qui venait la première : c'était la mère des trois enfants.
“ Achète, dit−il au Blanc, ou je la tue ; un petit verre d'eau−de−vie ou je
tire.
− Et que diable veux−tu que j'en fasse ?” répondit Ledoux. Tamango fit
feu, et l'esclave tomba morte à terre.
“Allons à un autre ! s'écria Tamango en visant un vieillard tout cassé : un
verre d'eau−de−vie, ou bien... ” Une des femmes lui détourna le bras, et le
coup partit au hasard. Elle venait de reconnaître dans le vieillard que son
mari allait tuer un guiriot ou magicien, qui lui avait prédit qu'elle serait
reine.
Tamango, que l'eau−de−vie avait rendu furieux, ne se posséda plus en
voyant qu'on s'opposait à ses volontés.
Il frappa rudement sa femme de la crosse de son fusil ; puis se tournant
vers Ledoux :
“ Tiens, dit−il, je te donne cette femme. ” Elle était jolie. Ledoux la
regarda en souriant, puis il la prit par la main :
“ Je trouverai bien où la mettre ”, dit−il.
L'interprète était un homme humain. Il donna une tabatière de carton à
Tamango, et lui demanda les six esclaves restants. Il les délivra de leurs
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fourches, et leur permit de s'en aller où bon leur semblerait. Aussitôt ils se
sauvèrent, qui deçà, qui delà, fort embarrassés de retourner dans leur pays
à deux cents lieues de la côte.
Cependant le capitaine dit adieu à Tamango et s'occupa de faire au plus
vite embarquer sa cargaison. Il n'était pas prudent de rester longtemps en
rivière ; les croiseurs pouvaient reparaître, et il voulait appareiller le
lendemain. Pour Tamango, il se coucha sur l'herbe, à l'ombre, et dormit
pour cuver son eau−de−vie.
Quand il se réveilla, le vaisseau était déjà sous voiles et descendait la
rivière. Tamango, la tête encore embarrassée de la débauche de la veille,
demanda sa femme Ayché. On lui répondit qu'elle avait eu le malheur de
lui déplaire, et qu'il l'avait donnée en présent au capitaine blanc, lequel
l'avait emmenée à son bord. À cette nouvelle, Tamango stupéfait se frappa
la tête, puis il prit son fusil, et comme la rivière faisait plusieurs détours
avant de se décharger dans la mer, il courut, par le chemin le plus direct, à
une petite anse, éloignée de l'embouchure d'une demi−lieue. Là, il espérait
trouver un canot avec lequel il pourrait joindre le brick, dont les sinuosités
de la rivière devaient retarder la marche. Il ne se trompait pas : en effet, il
eut le temps de se jeter dans un canot et de joindre le négrier Ledoux fut
surpris de le voir, mais encore plus de l'entendre redemander sa femme.
“ Bien donné ne se reprend plus ”, répondit−il.
Et il lui tourna le dos.
Le Noir insista, offrant de rendre une partie des objets qu'il avait reçus en
échange des esclaves. Le capitaine se mit à rire, dit qu'Ayché était une très
bonne femme, et qu'il voulait la garder. Alors le pauvre Tamango versa un
torrent de larmes, et poussa des cris de douleur aussi aigus que ceux d'un
malheureux qui subit une opération chirurgicale. Tantôt il se roulait sur le
pont en appelant sa chère Ayché ; tantôt il se frappait la tête contre les
planches, comme pour se tuer. Toujours impassible, le capitaine, en lui
montrant le rivage, lui faisait signe qu'il était temps pour lui de s'en aller ;
mais Tamango persistait. Il offrit jusqu'à ses épaulettes d'on son fusil et son
sabre. Tout fut inutile.
Pendant ce débat, le lieutenant de L'Espérance dit au capitaine :
“ Il nous est mort cette nuit trois esclaves, nous avons de la place. Pourquoi
ne prendrions−nous pas ce vigoureux coquin, qui vaut mieux à lui seul que
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les trois morts ? ” Ledoux fit réflexion que Tamango se vendrait bien mille
écus ; que ce voyage, qui s'annonçait comme très profitable pour lui, serait
probablement son dernier ; qu'enfin sa fortune étant faite, et lui renonçant
au commerce d'esclaves, peu lui importait de laisser à la côte de Guinée
une bonne ou une mauvaise réputation.
D'ailleurs, le rivage était désert, et le guerrier africain entièrement à sa
merci. Il ne s'agissait plus que de lui enlever ses armes ; car il eût été
dangereux de mettre la main sur lui pendant qu'il les avait encore en sa
possession. Ledoux lui demanda donc son fusil, comme pour l'examiner et
s'assurer s'il valait bien autant que la belle Ayché. En faisant jouer les
ressorts, il eut soin de laisser tomber la poudre de l'amorce. Le lieutenant
de son côté maniait le sabre ; et, Tamango se trouvant ainsi désarmé, deux
vigoureux matelots se jetèrent sur lui, le renversèrent sur le dos, et se
mirent en devoir de le garrotter. La résistance du Noir fut héroïque.
Revenu de sa première surprise, et malgré le désavantage de sa position, il
lutta longtemps contre les deux matelots. Grâce à sa force prodigieuse, il
parvint à se relever D'un coup de poing, il terrassa l'homme qui le tenait au
collet ; il laissa un morceau de son habit entre les mains de l'autre matelot,
et s'élança comme un furieux sur le lieutenant pour lui arracher son sabre.
Celui−ci l'en frappa à la tête, et lui fit une blessure large, mais peu
profonde.
Tamango tomba une seconde fois. Aussitôt on lui lia fortement les pieds et
les mains. Tandis qu'il se défendait, il poussait des cris de rage, et s'agitait
comme un sanglier pris dans les toiles ; mais, lorsqu'il vit que toute
résistance était inutile, il ferma les yeux et ne fit plus aucun mouvement. sa
respiration forte et précipitée prouvait seule qu'il était encore vivant.
“ Parbleu ! s'écria le capitaine Ledoux, les Noirs qu'il a vendus vont rire de
bon coeur en le voyant esclave à son tour. C'est pour le coup qu'ils verront
bien qu'il y a une Providence. ” Cependant le pauvre Tamango perdait tout
son sang.
Le charitable interprète qui, la veille, avait sauvé la vie à six esclaves,
s'approcha de lui, banda sa blessure et lui adressa quelques paroles de
consolation. Ce qu'il put lui dire, je l'ignore. Le Noir restait immobile, ainsi
qu'un cadavre. Il fallut que deux matelots le portassent comme un paquet
dans l'entrepont, à la place qui lui était destinée. Pendant deux jours, il ne
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voulut ni boire ni manger ; à peine lui vit−on ouvrir les yeux, ses
compagnons de captivité, autrefois ses prisonniers, le virent paraître au
milieu d'eux avec un étonnement stupide.
Telle était la crainte qu'il leur inspirait encore, que pas un seul n'osa
insulter à la misère de celui qui avait causé la leur.
Favorisé par un bon vent de terre, le vaisseau s'éloignait rapidement de la
côte d'Afrique. Déjà sans inquiétude au sujet de la croisière anglaise, le
capitaine ne pensait plus qu'aux énormes bénéfices qui l'attendaient dans
les colonies vers lesquelles il se dirigeait. son bois d'ébène se maintenait
sans avaries. Point de maladies contagieuses. Douze Nègres seulement, et
des plus faibles, étaient morts de chaleur : c'était bagatelle. Afin que sa
cargaison humaine souffrît le moins possible des fatigues de la traversée, il
avait l'attention de faire monter tous les jours ses esclaves sur le pont. Tour
à tour un tiers de ces malheureux avait une heure pour faire sa provision
d'air de toute la journée. Une partie de l'équipage les surveillait armée
jusqu'aux dents, de peur de révolte ; d'ailleurs, on avait soin de ne jamais
ôter entièrement leurs fers. Quelquefois un matelot qui savait jouer du
violon les régalait d'un concert. Il était alors curieux de voir toutes ces
figures noires se tourner vers le musicien, perdre par degrés leur
expression de désespoir stupide, rire d'un gros rire et battre des mains
quand leurs chaînes le leur permettaient. L'exercice est nécessaire à la
santé ; aussi l'une des salutaires pratiques du capitaine Ledoux c'était de
faire souvent danser ses esclaves, comme on fait piaffer des chevaux
embarqués pour une longue traversée.
“ Allons, mes enfants, dansez, amusez−vous ”, disait le capitaine d'une
voix de tonnerre, en faisant claquer un énorme fouet de poste.
Et aussitôt les pauvres Noirs sautaient et dansaient.
Quelque temps, la blessure de Tamango le retint sous les écoutilles. Il
parut enfin sur le pont ; et d'abord relevant la tête avec, fierté au milieu de
la foule craintive des esclaves, il jeta un coup d'oeil triste, mais calme, sur
l'immense étendue d'eau qui environnait le navire, puis il se coucha, ou
plutôt se laissa tomber sur les planches du tillac, sans prendre même le soin
d'arranger ses fers de manière qu'ils lui fussent moins incommodes.
Ledoux, assis au gaillard d'arrière, fumait tranquillement sa pipe. Près de
lui, Ayché, sans fers, vêtue d'une robe élégante de cotonnade bleue, les
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pieds chaussés de jolies pantoufles de maroquin, portant à la main un
plateau chargé de liqueurs, se tenait prête à lui servir à boire. Il était
évident qu'elle remplissait de hautes fonctions auprès du capitaine. Un
Noir, qui détestait Tamango, lui fit signe de regarder de ce côté. Tamango
tourna la tête, l'aperçut, poussa un cri ; et, se levant avec impétuosité,
courut vers le gaillard d'arrière avant que les matelots de garde eussent pu
s'opposer à une infraction aussi énorme de toute discipline navale.
“Ayché ! cria−t−il d'une voix foudroyante, et Ayché poussa un cri de
terreur ; crois−tu que dans le pays des Blancs il n'y ait point de
MAMA−JUMBO ? ” Déjà des matelots accouraient le bâton levé ; mais
Tamango, les bras croisés, et comme insensible, retournait tranquillement à
sa place, tandis qu'Ayché, fondant en larmes, semblait pétrifiée par ces
mystérieuses paroles.
L'interprète expliqua ce qu'était ce terrible Mama−Jumbo, dont le nom seul
produisait tant d'horreur “ C'est le Croque−mitaine des Nègres, dit−il.
Quand un mari a peur que sa femme ne fasse ce que font bien des femmes
en France comme en Afrique, il la menace du Mama−Jumbo. Moi, qui
vous parle, j'ai vu le Mama−Jumbo, et j'ai compris la ruse ; mais les
Noirs.., comme c'est simple, cela ne comprend rien. − Figurez−vous qu'un
soir, pendant que les femmes s'amusaient à danser, à faire un folgar comme
ils disent dans leur jargon, voilà que, d'un petit bois bien touffu et bien
sombre, on entend une musique étrange, sans que l'on vît personne pour la
faire ; tous les musiciens étaient cachés dans le bois. Il y avait des flûtes de
roseau, des tambourins de bois, des balafos, et des guitares faites avec des
moitiés de calebasses. Tout cela jouait un air à porter le diable en terre. Les
femmes n'ont pas plus tôt entendu cet air là, qu'elles se mettent à trembler
elles veulent se sauver, mais les maris les retiennent : elles savaient bien ce
qui leur pendait à l'oreille. Tout à coup sort du bois une grande figure
blanche, haute comme notre mât de perroquet, avec une tête grosse comme
un boisseau, des yeux larges comme des écubiers, et une gueule comme
celle du diable avec du feu dedans. Cela marchait lentement, lentement ; et
cela n'alla pas plus loin qu'à demi encablure du bois. Les femmes criaient :
"Voilà Mama−Jumbo ! " Elles braillaient comme des vendeuses d'huîtres.
Alors les maris leur disaient :
− Allons, coquines, dites−nous si vous avez été sages ; si vous mentez,
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Tamango 10
Mama−Jumbo est là pour vous manger toutes crues. " Il y en avait qui
étaient assez simples pour avouer, et alors les maris les battaient comme
plâtre.
− Et qu'était−ce donc que cette figure blanche, ce Mama−Jumbo ?
demanda le capitaine.
− Eh bien, c'était un farceur affublé d'un grand drap blanc, portant, au lieu
de tête, une citrouille creusée et garnie d'une chandelle allumée au bout
d'un grand bâton. Cela n'est pas plus malin, et il ne faut pas de grands frais
d'esprit pour attraper les Noirs. Avec tout cela, c'est une bonne invention
que le Mama−Jumbo, et je voudrais que ma femme y crût.
− Pour la mienne, dit Ledoux, si elle n'a pas peur de Mama−Jumbo, elle a
peur de Martin−Bâton ; et elle sait de reste comment je l'arrangerais si elle
me jouait quelque tour. Nous ne sommes pas endurants dans la famille des
Ledoux, et quoique je n'aie qu'un poignet, il manie encore assez bien une
garcette. Quant à votre drôle, là−bas, qui parle de Mama−Jumbo, dites−lui
qu'il se tienne bien et qu'il ne fasse pas peur à la petite mère que voici, ou
je lui ferai si bien ratisser l'échine, que son cuir de noir deviendra rouge
comme un rosbif cru. ” À ces mots, le capitaine descendit dans sa chambre,
fit venir Ayché et tâcha de la consoler, mais ni les caresses, ni les coups
même, car on perd patience à la fin, ne purent rendre traitable la belle
Négresse ; des flots de larmes coulaient de ses yeux. Le capitaine remonta
sur le pont, de mauvaise humeur, et querella l'officier de quart sur la
manoeuvre qu'il commandait dans le moment.
La nuit, lorsque presque tout l'équipage dormait d'un profond sommeil, les
hommes de garde entendirent d'abord un chant grave, solennel, lugubre,
qui partait de l'entrepont, puis un cri de femme horriblement aigu.
Aussitôt après, la grosse voix de Ledoux jurant et menaçant, et le bruit de
son terrible fouet, retentirent dans tout le bâtiment. Un instant après, tout
rentra dans le silence. Le lendemain, Tamango parut sur le pont la figure
meurtrie, mais l'air aussi fier, aussi résolu qu'auparavant. À peine Ayché
l'eut−elle aperçu, que quittant le gaillard d'arrière où elle était assise à côté
du capitaine, elle courut avec rapidité vers Tamango, s'agenouilla devant
lui, et lui dit avec un accent de désespoir concentré :
“ Pardonne−moi, Tamango, pardonne−moi ! ” Tamango la regarda
fixement pendant une minute ; puis, remarquant que l'interprète était
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Tamango 11
éloigné :
“ Une lime ! ” dit−il.
Et il se coucha sur le tillac en tournant le dos à Ayché.
Le capitaine la réprimanda vertement, lui donna même quelques soufflets,
et lui défendit de parler à son ex mari ; mais il était loin de soupçonner le
sens des courtes paroles qu'ils avaient échangées, et il ne fit aucune
question à ce sujet.
Cependant Tamango, renfermé avec les autres esclaves, les exhortait jour
et nuit à tenter un effort généreux pour recouvrer leur liberté. Il leur parlait
du petit nombre des Blancs, et leur faisait remarquer la négligence toujours
croissante de leurs gardiens ; puis, sans s'expliquer nettement, il disait qu'il
saurait les ramener dans leur pays, vantait son savoir dans les sciences
occultes, dont les Noirs sont fort entichés, et menaçait de la vengeance du
diable ceux qui se refuse raient à l'aider dans son entreprise. Dans ses
harangues, il ne se servait que du dialecte des Peuples, qu'entendaient la
plupart des esclaves, mais que l'interprète ne comprenait pas. La réputation
de l'orateur, l'habitude qu'avaient les esclaves de le craindre et de lui obéir,
vinrent merveilleusement au secours de son éloquence, et les Noirs le
pressèrent de fixer un jour pour leur délivrance, bien avant que lui−même
se crût en état de l'effectuer Il répondit vaguement aux conjurés que le
temps n'était pas venu, et que le diable, qui lui apparaissait en songe, ne
l'avait pas encore averti, mais qu'ils eussent à se tenir prêts au premier
signal. Cependant il ne négligeait aucune occasion de faire des expériences
sur la vigilance de ses gardiens. Une fois, un matelot, laissant son fusil
appuyé contre les plats−bords, s'amusait à regarder une troupe de poissons
volants qui suivaient le vaisseau ; Tamango prit le fusil et se mit à le
manier imitant avec des gestes grotesques les mouvements qu'il avait vu
faire à des matelots qui faisaient l'exercice. On lui retira le fusil au bout
d'un instant ; mais il avait appris qu'il pourrait toucher une arme sans
éveiller immédiatement le soupçon ; et, quand le temps viendrait de s'en
servir, bien hardi celui qui voudrait la lui arracher des mains.
Un jour, Ayché lui jeta un biscuit en lui faisant un signe que lui seul
comprit. Le biscuit contenait une petite lime : c'était de cet instrument que
dépendait la réussite du complot. D'abord Tamango se garda bien de
montrer la lime à ses compagnons ; mais, lorsque la nuit fut venue, il se
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Tamango 12
mit à murmurer des paroles inintelligibles qu'il accompagnait de gestes
bizarres. Par degrés, il s'anima jusqu'à pousser des cris. À entendre les
intonations variées de sa voix, on eût dit qu'il était engagé dans une
conversation animée avec une personne invisible. Tous les esclaves
tremblaient, ne doutant pas que le diable ne fût en ce moment même au
milieu d'eux. Tamango mit fin à cette scène en poussant un cri de joie.
“ Camarades, s'écria−t−il, l'esprit que j'ai conjuré vient enfin de m'accorder
ce qu'il m'avait promis, et je tiens dans mes mains l'instrument de notre
délivrance :
Maintenant il ne vous faut plus qu'un peu de courage pour vous faire libres.
” Il fit toucher la lime à ses voisins, et la fourbe, toute grossière qu'elle
était, trouva créance auprès d'hommes encore plus grossiers.
Après une longue attente vint le grand jour de vengeance et de liberté. Les
conjurés, liés entre eux par un serment solennel, avaient arrêté leur plan
après une mûre délibération. Les plus déterminés, ayant Tamango à leur
tête, lorsqu'ils monteraient à leur tour sur le pont, devaient s'emparer des
armes de leurs gardiens ; quelques autres iraient à la chambre du capitaine
pour y prendre les fusils qui s'y trouvaient. Ceux qui seraient parvenus à
limer leurs fers devaient commencer l'attaque ; mais, malgré le travail
opiniâtre de plusieurs nuits, le plus grand nombre des esclaves était encore
incapable de prendre une part énergique à l'action.
Aussi trois Noirs robustes avaient la charge de tuer l'homme qui portait
dans sa poche la clef des fers, et d'aller aussitôt délivrer leurs compagnons
enchaînés.
Ce jour−là, le capitaine Ledoux était d'une humeur charmante, contre sa
coutume, il fit grâce à un mousse qui avait mérité le fouet. Il complimenta
l'officier de quart sur sa manoeuvre, déclara à l'équipage qu'il était content,
et lui annonça qu'à la Martinique, où ils arriveraient dans peu, chaque
homme recevrait une gratification. Tous les matelots, entretenant de si
agréables idées, faisaient déjà dans leur tête l'emploi de cette gratification.
Ils pensaient à l'eau−de−vie et aux femmes de couleur de la Martinique,
lorsqu'on fit monter sur le pont Tamango et les autres conjurés.
Ils avaient eu soin de limer leurs fers de manière qu'ils ne parussent pas
être coupés, et que le moindre effort suffît cependant pour les rompre.
D'ailleurs, ils les faisaient si bien résonner, qu'à les entendre on eût dit
Tamango
Tamango 13
qu'ils en portaient un double poids. Après avoir humé l'air quelque temps,
ils se prirent tous par la main et se mirent à danser pendant que Tamango
entonnait le chant guerrier de sa famille, qu'il chantait autrefois avant
d'aller au combat. Quand la danse eut duré quelque temps, Tamango,
comme épuisé de fatigue, se coucha tout de son long au pied d'un matelot
qui s'appuyait nonchalamment contre les plats−bords du navire ; tous les
conjurés en firent autant. De la sorte, chaque matelot était entouré de
plusieurs Noirs.
Tout à coup Tamango, qui venait doucement de rompre ses fers, pousse un
grand cri, qui devait servir de signal, tire violemment par les jambes le
matelot qui se trouvait près de lui, le culbute, et, lui mettant le pied sur le
ventre, lui arrache son fusil, et s'en sert pour tuer l'officier de quart. En
même temps, chaque matelot de garde est assailli, désarmé et aussitôt
égorgé. De toutes parts, un cri de guerre s'élève. Le contremaître, qui avait
la clef des fers, succombe un des premiers. Alors une foule de Noirs
inondent le tillac. Ceux qui ne peuvent trouver d'armes saisissent les barres
du cabestan ou les rames de la chaloupe. Dés ce moment, l'équipage
européen fut perdu. Cependant quelques matelots firent tête sur le gaillard
d'arrière ; mais ils manquaient d'armes et de résolution. Ledoux était
encore vivant et n'avait rien perdu de son courage, s'apercevant que
Tamango était l'âme de la conjuration, il espéra que, s'il pouvait le tuer il
aurait bon marché de ses complices. Il s'élança donc à sa rencontre, le
sabre à la main, en l'appelant à grands cris. Aussitôt Tamango se précipita
sur lui. Il tenait un fusil par le bout du canon et s'en servait comme d'une
massue. Les deux chefs se joignirent sur un des passavants, ce passage
étroit qui communique du gaillard d'avant à l'arrière. Tamango frappa le
premier. Par un léger mouvement de corps, le Blanc évita le coup. La
crosse, tombant avec force sur les planches, se brisa, et le contrecoup fut si
violent, que le fusil échappa des mains de Tamango. Il était sans défense,
et Ledoux, avec un sourire de joie diabolique, levait le bras et allait le
percer ; mais Tamango était aussi agile que les panthères de son pays. Il
s'élança dans les bras de son adversaire et lui saisit la main dont il tenait
son sabre. L'un s'efforce de retenir son arme, l'autre de l'arracher. Dans
cette lutte furieuse, ils tombent tous les deux ; mais l'Africain avait le
dessous.
Tamango
Tamango 14
Alors, sans se décourager, Tamango, étreignant son adversaire de toute sa
force, le mordit à la gorge avec tant de violence, que le sang jaillit comme
sous la dent d'un lion. Le sabre échappa de la main défaillante du capitaine.
Tamango s'en saisit ; puis, se relevant, la bouche sanglante, et poussant un
cri de triomphe, il perça de coups redoublés son ennemi déjà demi−mort.
La victoire n'était plus douteuse. Le peu de matelots qui restaient
essayèrent d'implorer la pitié des révoltés ; mais tous, jusqu'à l'interprète,
qui ne leur avait jamais fait de mal, furent impitoyablement massacrés. Le
lieutenant mourut avec gloire. Il s'était retiré à l'amère, auprès d'un de ces
petits canons qui tournent sur un pivot, et que l'on charge de mitraille. De
la main gauche, il dirigea la pièce, et, de la droite, armé d'un sabre, il se
défendit si bien qu'il attira autour de lui une foule de Noirs. Alors, pressant
la détente du canon, il fit au milieu de cette masse serrée une large rue
pavée de morts et de mourants. Un instant après il fut mis en pièces.
Lorsque le cadavre du dernier Blanc, déchiqueté et coupé par morceaux,
eut été jeté à la mer, les Noirs, rassasiés de vengeance, levèrent les yeux
vers les voiles du navire, qui, toujours enflées par un vent frais, semblaient
obéir encore à leurs oppresseurs et mener les vainqueurs, malgré leur
triomphe, vers la terre de l'esclavage.
“ Rien n'est donc fait, pensèrent−ils avec tristesse ; et ce grand fétiche des
Blancs voudra−t−il nous ramener dans notre pays, nous qui avons versé le
sang de ses maîtres ? ” Quelques−uns dirent que Tamango saurait le faire
obéir Aussitôt on appelle Tamango à grands cris.
Il ne se pressait pas de se montrer. On le trouva dans la chambre de poupe,
debout, une main appuyée sur le sabre sanglant du capitaine ; l'autre, il la
tendait d'un air distrait à sa femme Ayché, qui la baisait à genoux devant
lui. La joie d'avoir vaincu ne diminuait pas une sombre inquiétude qui se
trahissait dans toute sa contenance. Moins grossier que les autres, il sentait
mieux la difficulté de sa position.
Il parut enfin sur le tillac, affectant un calme qu'il n'éprouvait pas. Pressé
par cent voix confuses de diriger la course du vaisseau, il s'approcha du
gouvernail à pas lents, comme pour retarder un peu le moment qui allait,
pour lui−même et pour les autres, décider de l'étendue de son pouvoir.
Dans tout le vaisseau, il n'y avait pas un Noir, si stupide qu'il fût, qui n'eût
remarqué l'influence qu'une certaine roue et la boîte placée en face
Tamango
Tamango 15
exerçaient sur les mouvements du navire ; mais, dans ce mécanisme, il y
avait toujours pour eux un grand mystère. Tamango examina la boussole
pendant longtemps en remuant les lèvres, comme s'il lisait les caractères
qu'il y voyait tracés ; puis il portait la main à son front, et prenait l'attitude
pensive d'un homme qui fait un calcul de tête.
Tous les Noirs l'entouraient, la bouche béante, les yeux démesurément
ouverts, suivant avec anxiété le moindre de ses gestes. Enfin, avec ce
mélange de crainte et de confiance que l'ignorance donne, il imprima un
violent mouvement à la roue du gouvernail.
Comme un généreux coursier qui se cabre sous l'éperon du cavalier
imprudent, le beau brick L'Espérance bondit sur la vague à cette
manoeuvre inouïe. On eût dit qu'indigné il voulait s'engloutir avec son
pilote ignorant.
Le rapport nécessaire entre la direction des voiles et celle du gouvernail
étant brusquement rompu, le vaisseau s'inclina avec tant de violence, qu'on
eût dit qu'il allait s'abîmer, ses longues vergues plongèrent dans la mer.
Plusieurs hommes furent renversés, quelques−uns tombèrent par−dessus le
bord. Bientôt le vaisseau se releva fièrement contre la lame, comme pour
lutter encore une fois avec la destruction. Le vent redoubla d'efforts, et tout
d'un coup, avec un bruit horrible, tombèrent les deux mâts, cassés à
quelques pieds du pont, couvrant le tillac de débris et comme d'un lourd
filet de cordages.
Les Nègres épouvantés fuyaient sous les écoutilles en poussant des cris de
terreur ; mais, comme le vent ne trouvait plus de prise, le vaisseau se
releva et se laissa doucement ballotter par les flots. Alors les plus hardis
des Noirs remontèrent sur le tillac et le débarrassèrent des débris qui
l'obstruaient. Tamango restait immobile, le coude appuyé sur l'habitacle et
se cachant le visage sur son bras replié. Ayché était auprès de lui, mais
n'osait lui adresser la parole. Peu à peu les Noirs s'approchèrent ; un
murmure s'éleva, qui bientôt se changea en un orage de reproches et
d'injures.
“ Perfide ! imposteur ! s'écriaient−ils, c'est toi qui as causé tous nos maux,
c'est toi qui nous as vendus aux Blancs, c'est toi qui nous as contraints de
nous révolter contre eux. Tu nous avais vanté ton savoir tu nous avais
promis de nous ramener dans notre pays. Nous t'avons cru, insensés que
Tamango
Tamango 16
nous étions ! et voilà que nous avons manqué de périr tous parce que tu as
offensé le fétiche des Blancs. ” Tamango releva fièrement la tête, et les
Noirs qui l'entouraient reculèrent intimidés. Il ramassa deux fusils, fit signe
à sa femme de le suivre, traversa la foule, qui s'ouvrit devant lui, et se
dirigea vers l'avant du vaisseau. Là, il se fit comme un rempart avec des
tonneaux vides et des planches ; puis il s'assit au milieu de cette espèce de
retranchement, d'où sortaient menaçantes les baïonnettes de ses deux
fusils. On le laissa tranquille.
Parmi les révoltés, les uns pleuraient ; d'autres, levant les mains au ciel,
invoquaient leurs fétiches et ceux des Blancs ; ceux−ci, à genoux devant la
boussole, dont ils admiraient le mouvement continuel, la suppliaient de les
ramener dans leur pays ; ceux−là se couchaient sur le tillac dans un morne
abattement. Au milieu de ces désespérés, qu'on se représente des femmes
et des enfants hurlant d'effroi, et une vingtaine de blessés implorant des
secours que personne ne pensait à leur donner.
Tout à coup un Nègre paraît sur le tillac : son visage est radieux. Il
annonce qu'il vient de découvrir l'endroit où les Blancs gardent leur
eau−de−vie ; sa joie et sa contenance prouvent assez qu'il vient d'en faire
l'essai.
Cette nouvelle suspend un instant les cris de ces malheureux. Ils courent à
la cambuse et se gorgent de liqueur Une heure après, on les eût vus sauter
et rire sur le pont, se livrant à toutes les extravagances de l'ivresse la plus
brutale. Leurs danses et leurs chants étaient accompagnés des
gémissements et des sanglots des blessés. Ainsi se passa le reste du jour et
toute la nuit.
Le matin, au réveil, nouveau désespoir. Pendant la nuit, un grand nombre
de blessés étaient morts. Le vaisseau flottait entouré de cadavres. La mer
était grosse et le ciel brumeux. On tint conseil. Quelques apprentis dans
l'art magique, qui n'avaient point osé parler de leur savoir−faire devant
Tamango, offrirent tour à tour leurs services. On essaya plusieurs
conjurations puissantes. À chaque tentative inutile, le découragement
augmentait. Enfin on reparla de Tamango, qui n'était pas encore sorti de
son retranchement. Après tout, c'était le plus savant d'entre eux, et lui seul
pouvait les tirer de la situation horrible où il les avait placés. Un vieillard
s'approcha de lui, porteur de propositions de paix. Il le pria de venir donner
Tamango
Tamango 17
son avis ; mais Tamango, inflexible comme Coriolan, fut sourd à ses
prières. La nuit, au milieu du désordre, il avait fait sa provision de biscuits
et de chair salée. Il paraissait déterminé à vivre seul dans sa retraite.
L'eau−de−vie restait. Au moins elle fait oublier et la mer, et l'esclavage, et
la mort prochaine. On dort, on rêve de l'Afrique, on voit des forêts de
gommiers, des cases couvertes en paille, des baobabs dont l'ombre couvre
tout un village. L'orgie de la veille recommença.
De la sorte se passèrent plusieurs jours. Crier, pleurer s'arracher les
cheveux, puis s'enivrer et dormir, telle était leur vie. Plusieurs moururent à
force de boire ; quelques−uns se jetèrent à la mer, ou se poignardèrent.
Un matin, Tamango sortit de son fort et s'avança jusqu'auprès du tronçon
du grand mât.
“ Esclaves, dit−il, l'Esprit m'est apparu en songe et m'a révélé les moyens
de vous tirer d'ici pour vous ramener dans votre pays. Votre ingratitude
mériterait que je vous abandonnasse ; mais j'ai pitié de ces femmes et de
ces enfants qui crient. Je vous pardonne : écoutez−moi. ” Tous les Noirs
baissèrent la tête avec respect et se serrèrent autour de lui.
“ Les Blancs, poursuivit Tamango, connaissent seuls les paroles puissantes
qui font remuer ces grandes maisons de bois ; mais nous pouvons diriger à
notre gré ces barques légères qui ressemblent à celles de notre pays. ” Il
montrait la chaloupe et les autres embarcations du brick.
“Remplissons−les de vivres, montons dedans, et ramons dans la direction
du vent ; mon maître et le vôtre le fera souffler vers notre pays. ”
On le crut. Jamais projet ne fut plus insensé. Ignorant l'usage de la
boussole, et sous un ciel inconnu, il ne pouvait qu'errer à l'aventure.
D'après ses idées, il s'imaginait qu'en ramant tout droit devant lui, il
trouverait à la fin quelque terre habitée par les Noirs, car les Noirs
possèdent la terre, et les Blancs vivent sur leurs vaisseaux. C'est ce qu'il
avait entendu dire à sa mère.
Tout fut bientôt prêt pour l'embarquement ; mais la chaloupe avec un canot
seulement se trouva en état de servir. C'était trop peu pour contenir environ
quatre−vingts Nègres encore vivants. Il fallut abandonner tous les blessés
et les malades. La plupart demandèrent qu'on les tuât avant de se séparer
d'eux. Les deux embarcations, mises à flot avec des peines infinies et
chargées outre mesure, quittèrent le vaisseau par une mer clapoteuse, qui
Tamango
Tamango 18
menaçait à chaque instant de les engloutir Le canot s'éloigna le premier.
Tamango avec Ayché avait pris place dans la chaloupe, qui beaucoup plus
lourde et plus chargée, demeurait considérablement en arrière. On
entendait encore les cris plaintifs de quelques malheureux abandonnés à
bord du brick, quand une vague assez forte prit la chaloupe en travers et
l'emplit d'eau. En moins d'une minute, elle coula. Le canot vit leur
désastre, et ses rameurs doublèrent d'efforts de peur d'avoir à recueillir
quelques naufragés. Presque tous ceux qui montaient la chaloupe furent
noyés. Une douzaine seulement put regagner le vaisseau. De ce nombre
étaient Tamango et Ayché.
Quand le soleil se coucha, ils virent disparaître le canot derrière l'horizon,
mais ce qu'il devint, on l'ignore.
Pourquoi fatiguerais−je le lecteur par la description dégoûtante des tortures
de la faim ? Vingt personnes environ sur un espace étroit, tantôt ballottées
par une mer orageuse, tantôt brûlées par un soleil ardent, se disputent tous
les jours les faibles restes de leurs provisions. Chaque morceau de biscuit
coûte un combat, et le faible meurt, non parce que le fort le tue, mais parce
qu'il le laisse mourir. Au bout de quelques jours, il ne resta plus de vivant à
bord du brick L'Espérance que Tamango et Ayché.
Une nuit, la mer était agitée, le vent soufflait avec violence, et l'obscurité
était si grande, que de la poupe on ne pouvait voir la proue du navire.
Ayché était couchée sur un matelas dans la chambre du capitaine, et
Tamango était assis à ses pieds. Tous les deux gardaient le silence depuis
longtemps.
“Tamango, s'écria enfin Ayché, tout ce que tu souffres, tu le souffres à
cause de moi...
− Je ne souffre pas ”, répondit−il brusquement. Et il jeta sur le matelas, à
côté de sa femme, la moitié d'un biscuit qui lui restait.
“ Garde−le pour toi, dit−elle en repoussant doucement le biscuit ; je n'ai
plus faim. D'ailleurs, pourquoi manger ? Mon heure n'est−elle pas venue ?
” Tamango se leva sans répondre, monta en chancelant sur le tillac et
s'assit au pied d'un mât rompu. La tête penchée sur sa poitrine, il sifflait
l'air de sa famille. Tout à coup un grand cri se fit entendre au−dessus du
bruit du vent et de la mer ; une lumière parut. Il entendit d'autres cris, et un
gros vaisseau noir glissa rapidement auprès du sien ; si près, que les
Tamango
Tamango 19
vergues passèrent au−dessus de sa tête. Il ne vit que deux figures éclairées
par une lanterne suspendue à un mât. Ces gens poussèrent encore un cri, et
aussitôt leur navire, emporté par le vent, disparut dans l'obscurité. sans
doute les hommes de garde avaient aperçu le vaisseau naufragé ; mais le
gros temps les empêchait de virer de bord. Un instant après, Tamango vit
la flamme d'un canon et entendit le bruit de l'explosion ; puis il vit la
flamme d'un autre canon, mais il n'entendit aucun bruit ; puis il ne vit plus
rien. Le lendemain, pas une voile ne paraissait à l'horizon. Tamango se
recoucha sur son matelas et ferma les yeux. sa femme Ayché était morte
cette nuit−là.
Je ne sais combien de temps après, une frégate anglaise, la Bellone, aperçut
un bâtiment démâté et en apparence abandonné de son équipage. Une
chaloupe, l'ayant abordé, y trouva une Négresse morte et un Nègre si
décharné et si maigre, qu'il ressemblait à une momie. Il était sans
connaissance, mais avait encore un souffle de vie. Le chirurgien s'en
empara, lui donna des soins, et quand la Bellone aborda à Kingston,
Tamango était en parfaite santé. On lui demanda son histoire. Il dit ce qu'il
en savait. Les planteurs de l'île voulaient qu'on le pendît comme un Nègre
rebelle ; mais le gouverneur, qui était un homme humain, s'intéressa à lui,
trouvant son cas justifiable, puisque, après tout, il n'avait fait qu'user du
droit légitime de défense ; et puis ceux qu'il avait tués n'étaient que des
Français. On le traita comme on traite les Nègres pris à bord d'un vaisseau
négrier que l'on confisque. On lui donna la liberté, c'est−à−dire qu'on le fit
travailler pour le gouvernement ; mais il avait six sous par jour et la
nourriture. C'était un fort bel homme. Le colonel du 75e le vit et le prit
pour en faire un cymbalier dans la musique de son régiment.
Il apprit un peu d'anglais ; mais il ne parlait guère. En revanche, il buvait
avec excès du rhum et du tafia. − Il mourut à l'hôpital d'une inflammation
de poitrine.
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