Download PDF
ads:
Ce document est extrait de la base de données
textuelles Frantextalisée par l'Institut National de la
Langue Française (InaLF)
Tableau de Paris [Document électronique]. I-IV / [par S. Mercier]
PREFACE
p111
Je vais parler de Paris, non de ses édifices,
de ses temples, de ses monumens, de ses curiosités,
etc assez d' autres ont écrit là-dessus. Je parlerai
des moeurs publiques et particulieres, des idées
régnantes, de la situation actuelle des esprits, de
tout ce qui m' a frappé dans cet amas bizarre de
coutumes folles ou raisonnables, mais toujours
changeantes. Je parlerai encore de sa grandeur
illimitée, de ses richesses monstrueuses, de son
luxe scandaleux. Il pompe, il aspire l' argent et les
hommes ; il absorbe et dévore les autres villes,
(...).
J' ai fait des recherches dans toutes les
classes de citoyens, et n' ai pasdaig
les objets les plus éloignés de l' orgueilleuse
opulence, afin de mieux établir par ces
oppositions la physionomie
p1V
morale de cette gigantesque capitale.
Beaucoup de ses habitans sont comme
étrangers dans leur propre ville : ce livre
leur apprendra peut-être quelque chose,
ou du moins leur remettra sous un
point de vue plus net et plus précis, des
scenes qu' à force de les voir, ils n' appercevoient
pour ainsi dire plus ; car les objets
que nous voyons tous les jours, ne
sont pas ceux que nous connoissons
le mieux.
ads:
Livros Grátis
http://www.livrosgratis.com.br
Milhares de livros grátis para download.
Si quelqu' un s' attendoit à trouver
dans cet ouvrage une description
topographique des places et des rues, ou
une histoire des faits antérieurs, il seroit
tromdans son attente. Je me suis
attacau moral et à ses nuances fugitives ;
mais il existe chez Moutard, imprimeur-libraire
de la reine, un dictionnaire en quatre énormes
volumes, avec approbation du censeur et privilege
du roi, où l' on n' a pas oublié l' historique des
châteaux, des colleges et
pV
du moindre cul-de-sac. S' il prenoit un
jour fantaisie au monarque de vendre
sa capitale, ce gros dictionnaire pourroit
tenir lieu, je crois, de catalogue ou
d' inventaire.
Je n' ai fait ni inventaire ni catalogue ;
j' ai crayon d' après mes vues ; j' ai varié
mon tableau autant qu' il m' a été possible ;
je l' ai peint sous plusieurs faces ;
et le voici, tracé tel qu' il est sorti de
dessous ma plume, à mesure que mes
yeux et mon entendement en ont rassemblé les parties.
Le lecteur rectifiera de lui-même
ce que l' écrivain aura mal vu, ou ce
qu' il aura mal peint ; et la comparaison
donnera peut-être au lecteur une envie
secrete de revoir l' objet et de le comparer.
Il restera encore beaucoup plus de
choses à dire que je n' en ai dites, et
beaucoup plus d' observations à faire
que je n' en ai faites ; mais il n' y a qu' un
pV1
fou et un méchant, qui se permettent
d' écrire tout ce qu' ils savent ou tout ce
qu' ils ont appris.
Quand j' aurois les cent bouches, les
cent langues et la voix de fer, dont
parlent Homere et Virgile, on jugera
qu' il m' t été impossible d' exposer tous
les contrastes de la grande ville ; contrastes
rendus plus saillans par le rapprochement.
Quand on a dit, c' est l' abregé de l' univers,
on n' a rien dit ; il faut le voir, le parcourir,
ads:
examiner ce qu' il renferme, étudier l' esprit et la
sottise de ses habitans, leur mollesse et leur
invincible caquet ; contempler enfin l' assemblage
de toutes ces petites coutumes du jour ou de la
veille, qui font des loix particulieres, mais qui
sont en perpétuelle contradiction avec les loix
générales.
Supposez mille hommes faisant le même voyage : si
chacun étoit observateur, chacun écriroit un livre
différent sur ce
pV11
sujet, et il resteroit encore des choses
vraies et intéressantes à dire, pour celui
qui viendroit après eux.
J' ai pesur plusieurs abus. L' on s' occupe
aujourd' hui plus que jamais de leur réforme.
Les dénoncer c' est préparer leur ruine.
Quelques-uns me, tandis que je
tenois la plume, sont toms. J' en conviendrai avec
plaisir ; mais l' époque aussi en est tropcente
pour que ce que j' ai dit puisse être
tout-à fait hors de propos.
Malgré nos voeux ardens pour que
tout ce qui est encore barbare se métamorphose
et s' épure, pour que le bien,
fruit tardif des lumieres, succede au
long déluge de tant d' erreurs, cette
ville tient encore à toutes les idées
basses et rétrécies que les siecles d' ignorance
ont amenées. Elle ne peut s' en dégager tout-à-coup,
parce qu' elle est fondue, pour ainsi dire, avec
ses scories.
Une ville commençante et sortant
pV111
des mains d' un gouvernement formé,
est plus propre à être travaillée et
perfectionnée, que ces villes antiques où
l' on connoît des loix imparfaites et
embrouillées, des coutumes religieuses
que l' on ridiculise, et des usages civils
que l' on viole. Les abus multipliés s' y
défendent, parce que le petit nombre
qui retient le gage de la puissance, les
richesses, proscrit les idées saines et
nouvelles, les principes restaurateurs, et
ferme l' oreille au cri public. En vain
l' on attaque l' édifice du mensonge ; il
est cimenté. On veut le reprendre sous
oeuvre : c' est une tâche bien plus pénible
que si on vouloit le reconstruire
à neuf. On adopte quelques modifications ;
elles ne s' accordent pas avec l' ensemble,
qui persiste à être vicieux. Les
plus beaux raisonnemens se gravent dans
les livres, mais la moindre pratique du
bien offre des difficultés insurmontables.
Tous les petits intérêts particuliers,
p1X
roidis par une possession abusive et chere,
combattent l' intérêt général, qui
n' a souvent qu' un seul homme pour défenseur.
Heureuses donc les villes qui,
comme les individus, n' ont point encore
pris leur pli ! Elles seules peuvent
aspirer à des loix unanimes, profondes
et sages.
Je dois avertir que je n' ai tenu dans
cet ouvrage que le pinceau du peintre ,
et que je n' ai presque rien donné à la
flexion du philosophe . Il eût été facile
de faire de ce tableau un livre satyrique ;
je m' en suis sévérement abstenu.
Chaque chapitre appelloit une désignation
particuliere ; je l' ai rejetée à chaque chapitre.
La satyre qui personnifie est toujours un mal,
en ce qu' elle ne corrige point, qu' elle irrite,
qu' elle endurcit, et ne ramene point au droit
sentier. Je n' ai tracé que des peintures
générales, et l' amour même du bien
public ne m' a point égaré au-delà.
pX
Je me suis plû à tracer ce tableau
d' après des figures vivantes. Assez d' autres
ont peint avec complaisance les siecles passés,
je me suis occu de la génération actuelle et de
la physionomie de mon siecle, parce qu' il est bien
plus intéressant pour moi que l' histoire
incertaine des phéniciens et des égyptiens.
Ce qui m' environne a des droits particuliers à mon
attention. Je dois vivre au milieu de mes
semblables, plutôt que de me promener dans Sparte,
dans Rome et dans Athenes. Les personnages
de l' antiquité ont de très-belles têtes à
peindre : d' accord ; mais elles
ne sont plus pour moi qu' un objet
de pure curiosité. Mon contemporain,
mon compatriote, voilà l' individu
que je dois spécialement connoître,
parce que je dois communiquer
avec lui, et que toutes les nuances de
son caractere me deviennent par-
me infiniment pcieuses.
pX1
Si vers la fin de chaque siecle un
écrivain judicieux avoit fait un tableau
général de ce qui existoit autour de
lui ; qu' il eût dépeint, tels qu' il les
avoit vus, les moeurs et les usages ;
cette suite formeroit aujourd' hui une
galerie curieuse d' objets comparatifs ;
nous y trouverions mille particularités
que nous ignorons : la morale et la
législation auroient pu y gagner. Mais
l' homme daigne ordinairement ce
qu' il a sous les yeux, il remonte à des
siecles décédés ; il veut deviner des faits
inutiles, des usages éteints, sur lesquels
il n' aura jamais de sultat satisfaisant,
sans compter l' immensité des discussions
oiseuses et stériles, où il se perd.
J' ose croire que, dans cent ans, on
reviendra à mon tableau , non pour le
rite de la peinture, mais parce que
mes observations, quelles qu' elles soient,
doivent se lier aux observations du
siecle qui va naître, et qui mettra à
pX11
profit notre folie et notre raison. La
connoissance du peuple parmi lequel
il vit, sera donc toujours la plus essentielle
à tout écrivain qui se proposera
de dire quelques vérités utiles, propres
à corriger l' erreur du moment ;
et je puis dire que c' est la seule gloire
à laquelle j' ai aspiré.
Si, en cherchant de toustés matiere
à mes crayons, j' ai rencontré
plus fréquemment, dans les murailles
de la capitale, la misere hideuse que
l' aisance honte, et le chagrin et l' inquiétude
plutôt que la joie et la gaieté,
jadis attribuées au peuple parisien ; que
l' on ne m' impute point cette couleur
triste et dominante : il a fallu que mon
pinceau fût fidele. Il enflammera peut-être
d' un nouveau zele le génie des
administrateurs modernes, et déterminera la
généreuse compassion de quelques
ames actives et sublimes. Je n' ai
jamais écrit une ligne que dans cette
pX111
douce persuasion ; et si elle m' abandonnoit,
je n' écrirois plus.
Toute idée patriotique (je me plais
à le croire) a un germe invisible, qu' on
peut comparer au germe physique des
plantes qui, long-tems foulées aux
pieds, croissent avec le tems, se développent
et s' élevent.
Je sais que le bien sort quelquefois
du mal ; qu' il est des abus inévitables ;
qu' une ville populeuse et corrompue
doit s' estimer heureuse, lorsqu' au défaut
de vertus, on compte du moins
dans son sein peu de grands crimes ;
que dans ce choc de passions intestines
et concentrées, un repos apparent est
déjà beaucoup. Je le répete, je n' ai
voulu que peindre , et non juger .
Ce que j' ai recueilli de mes observations
particulieres, c' est que l' homme
est un animal susceptible des modifications
les plus variées et les plus étonnantes ;
c' est que la vie parisienne est
pX1V
peut-être, dans l' ordre de la nature,
comme la vie errante des sauvages de
l' Afrique et de l' Amérique ; c' est que
les chasses de deux cents lieues et les
ariettes de l' ora comique sont des
pratiques également simples et naturelles ;
c' est qu' il n' y a point de contradiction
dans ce que l' homme fait, parce qu' il étend le
pouvoir de son intelligence et de son caprice aux
deux bouts de la chaîne qu' il parcourt ; de
là cette infinité de formes qui métamorphosent
réellement l' individu d' après le
lieu, les circonstances, les
tems. Il ne faut pas plus être étonné
des recherches du luxe dans le palais
de nos Crassus, que des raies rouges
et bleues que les sauvages impriment
sur leurs membres par incisions.
Mais si ce sont les comparaisons,
comme je n' en doute point, qui le
plus souvent tuent le bonheur, j' avouerai
en même tems qu' il est presqu' impossible
pXV
d' être heureux à Paris, parce
que les jouissances hautaines des riches
y poursuivent de trop près les regards
de l' indigent. Il a lieu de soupirer,
en voyant ces prodigalités ruineuses,
qui n' arrivent jamais jusqu' à lui. Il est
bien au-dessous du paysan, du côté
du bonheur ; c' est l' homme de la terre,
j' oserai le dire, le moins pourvu pour
son besoin ; il tremblera de der au
penchant de la nature ; et s' il y cede,
il fera des enfans dans un grenier .
N' y a-t-il pas alors contradiction manifeste
entre naissance et non-propriété ?
Ses facultés seront abâtardies, et ses
jours seront pcaires. Les spectacles,
les arts, les doux loisirs, la vue du
ciel et de la campagne ; rien de tout
cela n' existe pour lui : là enfin, il n' y
a plus de rapport ni de compensation
entre les différens états de la vie ; là,
la tête tourne dans l' ivresse du plaisir
ou dans le tourment du désespoir.
pXV1
êtes-vous dans l' état médiocre ? Vous
seriez fortu par-tout ailleurs : à Paris
vous serez pauvre encore. On a dans
la capitale, des passions que l' on n' a
point ailleurs. La vue des jouissances
invite à jouir aussi. Tous les acteurs
qui jouent leurle sur ce grand et
mobile théatre, vous forcent à devenir
acteur vous-même. Plus de tranquillité ;
les desirs deviennent plus vifs ; les superfluités
sont des besoins ; et ceux
que donnent la nature, sont infiniment
moins tyranniques que ceux que l' opinion
nous inspire.
Enfin, l' homme qui ne veut pas
sentir la pauvreté et l' humiliation plus
affreuse qui la suit, l' homme que blesse
à juste titre le coup-d' oeil prisant
de la richesse insolente, qu' il s' éloigne,
qu' il fuie, qu' il n' approche jamais de
la capitale.
Tableau.
CHAPITRE PREMIER
p1
coup-d' oeil néral.
un homme à Paris, qui sait réfléchir, n' a
pas besoin de sortir de l' enceinte de ses murs
pour connoître les hommes des autres climats ;
il peut parvenir à la connoissance entiere du
genre humain, en étudiant les individus qui
fourmillent dans cette immense capitale. On
y trouve des asiatiques couchés toute la
joure sur des piles de carreaux, et des
lapons qui végetent dans des cases étroites ;
p2
des japonnois qui se font ouvrir le ventre à
la moindre dispute ; des esquimaux qui ignorent
le tems ils vivent ; des negres qui ne
sont pas noirs, et des quakers qui portent
l' ée. On y rencontre les moeurs, les usages
et le caractere des peuples les plus éloignés ;
le chymiste adorateur du feu ; le curieux
idolâtre, acheteur de statues ; l' arabe vagabond,
battant chaque jour les remparts, tandis que
le hottentot et l' indien oisifs sont dans les
boutiques, dans les rues, dans les cafés. Ici
demeure un charitable persan qui donne des
remedes aux pauvres ; et sur le même pallier,
un usurier antropophage. Enfin, les brachmanes,
les faquirs dans leur exercice nible
et journalier n' y sont pas rares, ainsi que les
groënlandois qui n' ont ni temples ni autels.
Ce qu' on rapporte de l' antique et voluptueuse
Babylone, sealise tous les soirs dans un
templedié à l' harmonie.
On a dit qu' il fallait respirer l' air de Paris,
pour perfectionner un talent quelconque.
Ceux qui n' ont point visité la capitale, en
p3
effet, ont rarement excellé dans leur art. L' air
de Paris, si je ne me trompe, doit être un air
particulier. Que de substances se fondent dans
un si petit espace ! Paris peut être considéré
comme un large creuset, où les viandes, les
fruits, les huiles, les vins, le poivre, la
cannelle, le sucre, le ca, les productions
les plus lointaines viennent se mêlanger ; et
les estomacs sont les fourneaux qui décomposent
ces ingrédiens. La partie la plus subtile
doit s' exhaler et s' incorporer à l' air qu' on
respire : que de fumée ! Que de flammes ! Quel
torrent de vapeurs et d' exhalaisons ! Comme
le sol doit être profonment imbide tous
les sels que la nature avait distribués dans les
quatre parties du monde ! Et comment de tous
ces sucs rassemblés et concentrés dans les
liqueurs qui coulent à grands flots dans toutes
les maisons, qui remplissent des rues entieres
(comme la rue des lombards), ne sulterait-il pas
dans l' athmosphere des parties atténes qui
pinceroient la fibre là plutôt qu' ailleurs ? Et de
là naissent peut-être ce sentiment
p4
vif et léger qui distingue le parisien, cette
étourderie, cette fleur d' esprit qui lui est
particuliere. Ou si ce ne sont pas ces particules
anies qui donnent à son cerveau ces vibrations
qui enfantent la pensée, les yeux, perpétuellement
frappés de ce nombre infini d' arts, de métiers,
de travaux, d' occupations diverses,
peuvent-ils s' emcher de s' ouvrir de bonne heure,
et de contempler dans un âge où ailleurs on ne
contemple rien ? Tous les sens sont interrogés à
chaque instant ; on brise, on lime, on polit, on
façonne ; les métaux sont tourmentés et prennent
toutes sortes de formes. Le marteau infatigable, le
creuset toujours embrasé, la lime mordante
toujours en action, applatissent, fondent,
déchirent les matieres, les combinent, les
lent. L' esprit peut-il demeurer immobile
et froid, tandis que, passant devant chaque
boutique, il est stimulé, éveillé de sa léthargie
par le cri de l' art qui modifie la nature ?
Partout la science vous appelle et vous dit,
voyez . Le feu, l' eau, l' air travaillent dans les
atteliers
p5
des forgerons, des tanneurs, des boulangers ;
le charbon, le soufre, le salpêtre font changer
aux objets et de noms et de formes ; et toutes
ces diverses élaborations ; ouvrages momentanés
de l' intelligence humaine, font raisonner
les têtes les plus stupides.
Trop impatient pour vous livrer à la pratique,
voulez-vous voir la théorie ? Les
professeurs dans toutes les sciences sont
montés dans les chaires et vous attendent ;
depuis celui qui disseque le corps humain à
l' académie de chirurgie, jusqu' à celui qui
analyse au college royal un vers de Virgile.
Aimez-vous la morale ? Les théatres offrent
toutes les scenes de la vie humaine : êtes-vous
dispo à saisir les miracles de l' harmonie ?
Au défaut de l' opéra, les cloches dans les airs
éveillent les oreilles musicales :
êtes-vous peintre ? La livrée bigarrée du peuple,
et la diversité des physionomies, et les
modeles les plus rares, toujours subsistans,
invitent vos pinceaux : êtes-vous frivoliste ?
Admirez la maingere de cette marchande
p6
de modes, qui corerieusement une poupée,
laquelle doit porter les modes du jour
au fond du nord et jusques dans l' Amérique
septentrionale : aimez-vous à spéculer
sur le commerce ? Voici un lapidaire qui vend
dans une matinée pour cinquante mille écus
de diamans, tandis que l' épicier son voisin
vend pour cent écus par jour, en différens
détails qui ne passent pas souvent trois à
quatre sols ; ils sont tous deux marchands,
et leur deg d' utilité est bien différent.
Non, il est impossible à quiconque a des
yeux, de ne point réfléchir, malgré qu' il
en ait. Le baptême qui coupe l' enterrement ;
le même prêtre qui vient d' exhorter un moribond,
et qu' on appelle pour marier deux
jeunes époux, tandis que le notaire a parlé
de mort le jour même de leur tendre union ;
la pvoyance des loix pour deux coeurs
amoureux qui ne prévoient rien ; la subsistance
des enfans assue avant qu' ils soient
nés ; et la joie fotre de l' assemblée au milieu
des objets les plusrieux ; tout a droit
p7
d' intéresser l' observateur attentif.
Un carrosse vous arrête, sous peine d' être
moulu sur le pavé ; voici qu' un pauvre couvert
de haillons tend la main à un équipage
doré, où est enfoncé un homme épais qui,
retranché derriere ses glaces, paroît aveugle
et sourd ; une apoplexie le menace, et dans
dix jours il sera porté en terre, laissant deux
ou trois millions à d' avidesritiers qui riront
de son trépas, tandis qu' il refusoit degers
secours à l' infortuné qui l' imploroit d' une
voix touchante.
Que de tableaux éloquens qui frappent
l' oeil dans tous les coins des carrefours, et
quelle galerie d' images, pleine de contrastes
frappans pour qui sait voir et entendre !
La prodigieuse conformation de huit cents
mille hommes entassés et vivant sur le même
point, parmi lesquels il y a deux cents mille
gourmands ou gaspilleurs, conduit au premier
raisonnement politique. Le duc ne paie
pas le pain plus cher que le porte-faix qui
en mange trois fois plus. Comment n' être
p8
pas éton de cet ordre incroyable qui regne
dans une si grande confusion de choses ? Il
laisse appercevoir ce que peuvent de sages
loix, combien elles ont été lentes à se former,
quelle machine compliqe et simple
est cette police vigilante ; et l' oncouvre
du même coup-d' oeil les moyens de la perfectionner
sans gêner cette liberté honte
et pcieuse, l' attribut le plus cher à tout
citoyen.
Si l' on a le goût des voyages, tout en
déjeûnant dans une bonne maison, l' on se
promene bien loin en imagination. La Chine
et le Japon ont fourni la porcelaine bouillonne
le thé odoriférant de l' Asie ; on prend
avec une cuiller arrachée des mines du Pérou
le sucre que de malheureux negres, transplantés
d' Afrique, ont fait croître en Arique ; on
est assis sur une étoffe brillante
des Indes, pour laquelle trois grandes puissances
se sont fait une guerre longue et
cruelle ; et si l' on veut être infor des faits
de ces débats, en étendant la main l' on saisit
p9
sur une feuille volante l' histoire récente et
fugitive des quatre parties du monde ; on
y parle du conclave et d' une bataille, d' un
visir étranglé et d' un nouvel académicien ;
enfin jusqu' au singe et au perroquet de la
maison, tout vous rappelle les miracles de la
navigation et l' ardente industrie de l' homme.
En mettant la tête à la fetre, on considere
l' homme qui fait des souliers pour avoir
du pain, et l' homme qui fait un habit pour
avoir des souliers, et l' homme qui ayant des
habits et des souliers, se tourmente encore
pour avoir de quoi acheter un tableau. On voit
le boulanger et l' apothicaire, l' accoucheur
et celui qui enterre, le forgeron et le joaillier,
qui travaillent pour aller successivement
chez le boulanger, l' apothicaire, l' accoucheur
et le marchand de vin.
CHAPITRE 2
p10
les greniers.
parlons d' abord de la partie la plus
curieuse de Paris, les greniers . Comme dans
la machine humaine le sommet renferme la
plus noble partie de l' homme, l' organe pensant,
ainsi dans cette capitale le génie, l' industrie,
l' application, la vertu occupent la
région la plus élevée. Là, se forme en
silence le peintre ; là, le poëte fait ses premiers
vers ; là, sont les enfans des arts,
pauvres et laborieux, contemplateurs assidus
des merveilles de la nature, donnant des
inventions utiles et des leçons à l' univers ;
là, se méditent tous les chefs-d' oeuvres des
arts ; là, on écrit un mandement pour un
évêque, un discours pour un avocat géral,
un livre pour un futur ministre, un projet
qui va changer la face de l' état, la piece de
théatre qui doit enchanter la nation. Allez
p11
demander à Diderot s' il voudroit quitter son
logement pour aller demeurer au louvre,
et écoutez saponse. Presque point d' hommes
lebres, qui n' aient commencé par habiter un
grenier. J' y ai vu l' auteur d' émile,
pauvre, fier et content. Lorsqu' ils en descendent,
les écrivains perdent souvent tout
leur feu ; ils regrettent les idées qui les
maîtrisoient lorsqu' ils n' avoient que le haut des
cheminées pour perspective. Greuze, Fragonard,
Vernet, se sont formés dans des
greniers ; ils n' en rougissent point, c' est là
leur plus beau titre de gloire.
Que le riche escalade ces hautes demeures
pour y apporter quelques parcelles d' or, et
tirer un profit considérable des travaux de
jeunes artistes pressés de vivre et encore
inconnus. Le riche est utile, quoiqu' il soit
dirigé par l' avarice, et qu' il cherche à tirer
parti de l' indigence où languit l' ouvrier ; mais
puisqu' il a fait le voyage, qu' il frappe à la
porte voisine... osera-t-il entrer ? Les
horreurs de la misere vont l' investir et attaquer
p12
tous ses sens : il verra des enfans nus
qui manquent de pain ; une femme qui, malgré
la tendresse maternelle, leur dispute
quelques alimens ; et le travail du malheureux
devenir insuffisant pour payer des denrées
que greve le plus cruel des impôts.
On a falsifié la nourriture du misérable, et
il ne mange presque plus rien tel qu' il
est sorti des mains de la nature. Le cri de
l' infortu retentit sous ces toits entr' ouverts
et ressemble au vain son des cloches dont
il est voisin, qui ébranle l' air et s' évanouit ;
la langueur le consume, en attendant que
l' hôpital s' ouvre et l' engloutisse.
Quand cet infortuné s' éveille le matin pour
recommencer ses pénibles et infructueux travaux,
il entend le char de la fortune, qui en
rentrant fait trembler la maison. L' homme
opulent et débauché, voisin du malheureux
par le local, éloigné de lui à mille lieues par
le coeur, se couche, fatigué du plaisir, lorsque
l' autre s' arrache au sommeil. Le riche a perdu
ou gagné sur une carte ce qui auroit suffi à
p13
l' entretien d' une famille entiere, et il ne lui
vient point à l' idée de soulager les souffrances
de son semblable.
L' écrivain est souvent placé entre ces
contrastes frappans, et voilà pourquoi il devient
hément et sensible ; il a vu de près
la misere de la portion la plus nombreuse
d' une ville qu' on appelle opulente et superbe ;
il en conserve le sentiment profond. S' il eût
été heureux, il y a mille idées touchantes et
patriotiques qu' il n' t pas eues. Orateur du
plus grand nombre, et conquemment des
infortunés, il doit fendre leur cause ; mais
la défend-on quand on n' a pas senti le malheur
d' autrui, c' est-à-dire, quand on ne l' a
point partagé ?
CHAPITRE 3
p14
grandeur démesurée de la capitale.
vu politiquement, Paris est trop grand :
c' est un chef démesuré pour le corps de l' état ;
mais il serait plus dangereux aujourd' hui de
couper la loupe que de la laisser subsister ; il
est des maux qui, une fois enracinés, sont
indestructibles.
Les grandes villes sont fort du goût du
gouvernement absolu : aussi fait-il tout pour
y entasser les hommes ; il y appelle les grands
propriétaires par l' appât du luxe et des jouissances ;
il y précipite la foule, comme on
enclave des moutons dans un pré, afin que
la gueule des mâtins ayant une moindre surface
à parcourir, puisse les ranger plus facilement
sous la loi commune. Enfin Paris est
un gouffre se fond l' espece humaine ; c' est
là qu' elle est sous la clef ; on n' entre, on ne
sort que sous des guichets où regnent des yeux
p15
d' Argus. Des barrieres de sapin, plus respectées
que ne le seraient des murailles de pierres
bordées de canons, arrêtent les denrées les
plus nécessaires à la vie, et leur imposent une
taxe que le pauvre supporte seul ; car, dispensé
de tous les plaisirs, il ne l' est pas du
besoin de manger. Il ne tiendroit qu' au prince
d' affamer la ville ; il tient en cage ses bons et
fideles sujets ; et s' il étoit mécontent, il
pourroit leur refuser la béquée : avant qu' ils
pussent forcer les barreaux, les trois quarts se
seroient mangés, ou seroient morts de faim.
Il faut que tout le monde vive ; car la premiere
loi est de subsister. Je vois cette ville
florissante, mais aux dépens de la nation entiere.
Ces maisons à six étages tous peuplés,
aspirent les moissons et les vignes à cinquante
lieues à l' entour ; ces laquais, ces baladins,
ces abs, ces batteurs de pavé ne servent
ni l' état ni la société ; il faut cependant que
tout cela subsiste, comme le dira mon premier
chapitre sur la législation, intitulé, de
l' estomac de l' homme . Il y a des maux politiques
p16
qu' il faut tolérer, tant qu' on ne peut
y remédier d' une maniere sûre ; telle est
l' étendue de la capitale : on ne fera pas refluer
sur les terres ceux qui habitent les chambres
garnies et les greniers. Ils n' ont rien, pas
me des bras, puisqu' ils sont énervés.
Arterez-vous aux portes ceux qui entrent ?
Conservez donc l' énorme loupe, puisque vous ne
pouvez l' extirper sans mettre en danger le
corps politique ; d' ailleurs... mais n' anticipons
point sur ce que nous avons à faire sentir
sur cette ville qui sera toujours chere à un
gouvernement dont la tête est aussi disproportionnée
que la capitale l' est au royaume.
CHAPITRE 4
p17
physionomie de la grande ville.
voulez-vous juger Paris physiquement ?
Montez sur les tours notre-dame.
La ville est ronde comme une citrouille ; le
plâtre qui forme les deux tiers matériels de
la ville, et qui est tout à la fois blanc et
noir, annonce qu' elle est bâtie de craie, et
qu' elle repose sur la craie. La fumée éternelle,
qui s' éleve de ces cheminées innombrables,
dérobe à l' oeil le sommet pointu des
clochers ; on voit comme un nuage qui se
forme au-dessus de tant de maisons, et la
transpiration de cette ville est pour ainsi dire
sensible.
La riviere qui la partage, la coupe presque
réguliérement en deux portions égales ;
mais les édifices se portent depuis quelques
années duté du nord.
Je passerai sous silence sa position topographique,
p18
ainsi que la description de ses
édifices, de ses monumens, de ses curiosités
en tout genre ; parce que je fais plus de cas
du tableau de l' esprit et du caractere de ses
habitans, que de toutes ces nomenclatures
qu' on trouvera dans les étrennes mignonnes .
C' est au moral que je me suis attaché ; il
ne faut que des yeux pour voir le reste.
Je dois seulement considérer que son ciel
en général est sujet à la plus grande inconstance,
et beaucoup plus humide que froid.
L' eau de la Seine est légérement purgative ;
et l' on dit proverbialement, qu' elle sort de
la cuisse d' un ange . La fibre y est molle et
détendue ; l' épaisseur de l' athmosphere en relâche
le ton, et les couleurs vives sont rares
sur les visages.
Le quartier le plus sain est le fauxbourg
Saint-Jacques, habité par le petit peuple ;
et le quartier le plus mal-sain est celui de
la cité.
Pourquoi cette superbe ville n' est-elle
pas située au lieu est Tours ? Elle serait
p19
d' ailleurs au centre du royaume. Le beau
ciel de la Touraine serait plus convenable
à sa population : placée sur les bords de la
Loire, elle aurait des avantages infinis qu' elle
n' a pas, et que les richesses et le travail
ne sauraient lui apporter.
Ses environs sont variés, charmans,licieux ;
c' est la nature cultivée, sans que l' art
l' étouffe ; on y trouve une foule de jardins,
d' allées, de promenades, qu' on ne trouve
que ps de la capitale. à quatre lieues à
la ronde, tout est or par les mains de
l' opulence ; et le cultivateur qui en féconde
les terres, n' est pas absolument malheureux.
Mais on ne saurait aussi, à huit ou dix
lieues à la ronde, tirer un coup de fusil.
les plaisirs du roi et les terres des princes
ont envahi tous les droits de chasse. Les loix
arbitraires faites à ce sujet, portent une
empreinte de sévérité, pour ne pas dire de
cruauté, qui contraste avec les autres loix
du royaume. Tuer une perdrix, devient un
délit que les galeres seules peuvent expier.
p20
Les gardes-chasse poursuivent les braconniers
avec plus de vigilance et d' ardeur,
que la maréchaussée ne poursuit les voleurs
et les assassins. Enfin les gardes-chasse tuent,
et (chose épouvantable ! ) ces meurtres demeurent
impunis. Oserai-je dire qu' on les
a vu récompensés, et par un prince qui
d' ailleurs passe pour humain ?
Les princes sont durs, inexorables, sur
l' article de la chasse, et exercent une véritable
tyrannie.
CHAPITRE 5
les carrieres.
pour bâtir Paris dans son origine, il a
fallu prendre la pierre dans les environs ; la
consommation n' en a pas été mince. Paris
s' agrandissant, on a ti insensiblement les
fauxbourgs sur les anciennes carrieres ; de
sorte que tout ce qu' on voit en-dehors,
manque essentiellement dans la terre aux
p21
fondemens de la ville : de les concavités
effrayantes qui se trouvent aujourd' hui sous
les maisons de plusieurs quartiers ; elles portent
sur des abymes. Il ne faudroit pas un
choc bien considérable, pour ramener les
pierres au point d' où on les a enlevées avec
tant d' effort ; huit personnes ensevelies dans
un gouffre de cent cinquante pieds de profondeur,
et quelques autres accidens moins connus,
ont excité enfin la vigilance de la police
et du gouvernement ; et de fait, on a étayé
en silence les édifices de plusieurs quartiers,
en leur donnant dans ces obscurs souterreins
un appui qu' ils n' avoient pas.
Tout le fauxbourg Saint-Jacques, la rue
de la harpe, et me la rue de Tournon,
portent sur d' anciennes carrieres, et l' on a
bâti des pilastres pour soutenir le poids des
maisons. Que de matiere à réflexions, en
considérant cette grande ville fore, soutenue
par des moyens absolument contraires !
Ces tours, ces clochers, ces voûtes
des temples, autant de signes qui disent à
p22
l' oeil : ce que nous voyons en l' air manque
sous nos pieds.
CHAPITRE 6
est le gouvernement féodal ?
cette noblesse qui vivait il y a deux
cents ans dans ses châteaux, répugnait à
venir dans la grande ville : aussi que n' a-t-on
pas fait en France pour lui faire serter les
donjons épars qu' elle habitoit dans les campagnes ?
De là elle bravoit souvent des
ordres arbitraires : elle avoit un rang ; mais
lorsque les graces du souverain ne se sont
plus manifestées que dans tel bureau ; lorsqu' un
point unique, attractif et central s' est
établi, où tout ce qui étoit dans le cercle
devoit aboutir, il a fallu quitter les antiques
châteaux ; ils sont tombés en ruine, et avec
eux la force des seigneurs. On les a étourdis
avec toute la pompe qui environne les
cours ; on a institué des fêtes pour les amollir ;
p23
les femmes, qui vivoient dans la solitude
et dans les devoirs de l' économie
domestique, se sont trouvé flattées d' attirer
les regards ; leur coquetterie, leur ambition
naturelle y ont trouvé leur compte ; elles ont
brillé près du trône, à raison de leurs charmes.
Il a fallu que leurs esclaves ne s' éloignassent
point du séjour de leur puissance ; elles sont
devenues les reines de la société et les arbitres
du goût et des plaisirs ; elles ont vu avec
indifférence leurs peres, leurs époux, leurs fils
humiliés, pourvu qu' elles continuassent à
s' agiter dans le tourbillon des cours ; elles ont
transfor de pures bagatelles en importantes
affaires ; elles ont créé le costume, l' étiquette,
les modes, les parures, les prences, les
conventions puériles ; enfin elles
ont renforcé la pente à l' esclavage. Les hommes
conduits, dirigés par elles, peut-être à
leur insu, n' ont plus eu d' autre ressource
que de tendre des mains avides autour du
dispensateur des graces et de l' argent : l' art
de faire fortune a été l' art du courtisan ; le
p24
monarque a mis à profit cette tendance de
la noblesse, si utile à l' agrandissement de son
pouvoir ; il a arrac aux peuples tout l' or
qu' il pouvoit leur enlever, pour le donner
à ses courtisans transfors en serviteurs
attentifs.
Les héritages de l' antique noblesse sont
donc venus se métamorphoser à Paris en
diamans, en dentelles, en plats d' argent, en
équipages somptueux. Le rissement de
l' agriculture s' est fait sentir ; le trône a ru
plus d' éclat, et le bien de l' état en a souffert :
mais si les intérêts du corps politique ont
reçu des dommages considérables par l' établissement
des grandes villes, quelques particuliers ont
eu de rares privileges : ils ont
joui de tous les arts rassemblés ; de toutes
les ressources, et les plus promptes ; de toutes
les commodités, et les plus douces ; de
tout ce qui peut enfin embellir la vie, diminuer
les maux de la nature, affermir la joie,
la santé et le bonheur... quelques particuliers ;
mais la nation en gros ! ....
CHAPITRE 7
p25
patrie du vrai philosophe.
c' est dans les grandes villes que le philosophe
lui-même se plait, tout en les condamnant ;
parce qu' il y cache mieux qu' ailleurs
sa diocre fortune ; parce qu' il n' a
pas du moins à en rougir ; parce qu' il y vit
plus libre, nodans la foule ; parce qu' il
y trouve plus d' égalité dans la confusion
des rangs ; parce qu' il y peut choisir son
monde, et serober aux sots et aux importuns,
que l' on n' évite point dans les
petits endroits.
Il y trouve aussi une plus ample matiere
à réflexions ; des scenes journalieres ajoutent
à ses nombreuses expériences ; la diversité
des objets fournit à son génie l' aliment qui
lui convient ; il blâmera la folie des hommes
qui dédaignent les plaisirs chamtres, mais
il partagera leurs folies.
p26
à dix-huit ans, quand j' étois plein de
force, de santé et de courage, et j' étois
alors très-robuste, je gtois beaucoup le
systême de Jean-Jacques Rousseau : je me
promenois en idée dans une forêt, seul avec
mes propres forces, sans maître et sans esclaves,
pourvoyant à tous mes besoins. Le
gland des chênes, les racines et les herbes
ne me paroissoient pas une mauvaise nourriture.
L' extrême aptit me rendoit tous les
gétaux également savoureux. Je n' avois pas
peur des frimats ; j' aurois bravé, je crois,
les horreurs du Canada et du Groënland ;
la chaleur de mon sang rejetoit les couvertures.
Je me disois dans ma pensée :, je
ne serois point enchaîné dans ce cercle de
formalités, de chicanes, de minuties, de politique
fine et versatile. Libre dans mes penchans,
je leur obéirois sans offenser les
loix, et je serois heureux sans nuire ni à
l' avarice ni à l' orgueil d' aucun être.
Mais quand cette premiere fougue du
tempérament fut ralentie, quand, familiarisé
p27
à vingt-sept ans avec les maladies, avec
les hommes, et encore plus avec les livres,
j' eus plusieurs sortes d' idées, de plaisirs et
de douleurs ; quand j' appris à connoître les
privations et les jouissances ; plus foible
d' imagination parce que je l' avois enrichie et
amollie par les arts, je trouvai le systême de
Jean-Jacques moinslectable ; je vis qu' il
étoit plus commode d' avoir du pain avec
une petite piece d' argent, que de faire des
chasses de cent lieues pour attraper du gibier ;
je sus bon gà l' homme qui me faisoit
un habit, à celui qui me voituroit à la
campagne, au cuisinier qui me faisoit manger
un peu par-delà le premier appétit, à
l' auteur qui avoit fait une piece de théatre
qui me faisoit pleurer, à l' architecte qui
avoit bâti la maison commode où je trouvois
bon feu dans l' hiver, et des hommes
agréables qui m' enseignoient mille choses que
j' ignorois.
Alors je vis les sociétés sous un autre
jour, et je me suis dit : il y a moins de servitude
p28
et de misere à Paris que dans l' état
sauvage, même pour les plus infortunés, qui
participent ou peuvent participer aux bienfaits
des arts ; ou du moins il n' y a point de
milieu, et il faut être tout-à-fait un homme
errant dans les bois, ou il faut vivre à Paris
dans la bonne compagnie ; c' est-à-dire, dans
celle que je fréquente : car chacun appelle
ainsi la société qu' il s' est choisie.... je pensois
cela ; attendez, lecteur, jusqu' à la fin
du livre, pour savoir si je pense encore de
me.
CHAPITRE 8
de la conversation.
avec quelle légéreté on ballotte à Paris
les opinions humaines ! Dans un souper, que
d' arrêts rendus ! On a pronon hardiment
sur les premieres vérités de la métaphysique,
de la morale, de la littérature et de la politique :
l' on a dit dume homme, à la même
table, à droite qu' il est un aigle, à gauche
qu' il est un oison. L' on a bité du même
principe, d' un côté qu' il étoit incontestable,
de l' autre qu' il étoit absurde. Les extrêmes se
rencontrent, et les mots n' ont plus la même
signification dans deux bouches différentes.
Mais sur-tout avec quelle facilité on passe
d' un objet à un autre, et que de matieres on
parcourt en peu d' heures ! Il faut avouer que
la conversation à Paris est perfectionnée à un
point dont on ne trouve aucun exemple dans
le reste du monde. Chaque trait ressemble à
un coup de rame tout à la fois léger et profond :
on ne reste pas long-tems sur le me
objet ; mais il y a une couleur gérale qui
fait que toutes les idées rentrent dans la
matiere dont il est question. Le pour et le contre
se discutent avec une rapidité singuliere. C' est
un plaisir délicat qui n' appartient qu' à une
société extrêmement polie, qui a institué
des regles fines toujours observées. L' homme
qui n' a point ce tact, avec de l' esprit d' ailleurs,
est aussi muet que s' il étoit sourd.
p30
On ne sait par quelle transition rapide on
passe de l' examen d' une comédie à la discussion
des affaires des insurgens ; comment on parle à la
fois d' une mode et de Boston,
de Desrues et de Franklin. L' enchaînure est
imperceptible ; mais elle existe aux yeux de
l' observateur attentif : les rapports, pour être
éloignés, n' en sont pas moins réels ; et si l' on
est né pour penser, il est impossible alors de
ne pas appercevoir que tout est lié, que tout
se touche, et qu' il faut avoir une multitude
d' idées pour enfanter une bonne idée. Les
reflets, au moral comme au physique, se prêtent
des lumieres mutuelles.
Rien de plus délicieux que de se promener,
pour ainsi dire, au milieu des pensées
diverses de ses voisins ; de voir si souvent
l' habit qui parle encore plus que l' homme :
tel ne vous répond pas,pond à sa propre
pene, et n' en pond que mieux. Le geste
au lieu du discours est quelquefois remarquable ;
mille faits particuliers suppléent au défaut de la
moire et de la lecture ; et la
p31
connoissance des hommes et des choses s' apprend
mieux dans un cercle que dans les
meilleurs livres.
CHAPITRE 9
la nouvelle Athenes.
Paris représente l' ancienne Athenes : on
vouloit être loué des athéniens ; on ambitionne
aujourd' hui le suffrage de la capitale
de France. Alexandre, au moment qu' il combattoit
Porus, s' écrioit : que de fatigues pour
être lode vous, ô athéniens ! Quel peuple
étoit-ce donc que ces athéniens, qui imprimoient
au fond de l' Asie le desir de les
intéresser ? Ou Alexandre étoit un fou d' une
vanité outrée, ou Athenes étoit la premiere
ville de l' univers.
Les trois hommes qui ont de mon tems
occule plus constamment l' attention des
parisiens causans, sont le roi de Prusse, Voltaire,
et Jean-Jacques Rousseau. Il est incroyable
p32
le nombre d' admirateurs justes et
passions qu' a obtenu le premier par ses
victoires, par sa législation, par ses talens
spirituels. J' avoue que je suis à la tête de ces
admirateurs, et que depuis sar je ne connois
point d' homme qui ait réuni plus de qualités.
Ainsi le mérite réel n' échappe point à un
peuple qu' on taxe de frivolité ; il sait être
constant dans son estime ; il reconnt l' homme
dans l' Europe qui rite son hommage. Quel
exemple pour celui qui sera jaloux d' obtenir
les mes suffrages ! Le parisien offre de la
politesse et des égards à toutes les têtes
couronnées ; mais il réserve son admiration et son
respect pour le monarque vraiment digne
de figurer sur un trône. Les parisiens désignent
déjà quelques autres noms de souverains
à la gloire ; mais c' est au tems qu' il appartient
de donner à l' éclat de leur renommée
naissante, cette maturité qui en assure le
poids et l' étendue.
CHAPITRE 10
p33
jouissances.
un citadin riche trouve à son veil les
marcs fournis de tout ce que cent mille
hommes ont pu ramasser à cinquante lieues
à la ronde, pour flatter ses goûts. Il n' a que
l' embarras du choix ; tout abonde ; et pour
quelques pieces d' argent, il mangera le poisson
délicieux, l' huître verte, le faisan, le
chapon et l' ananas, qui croissent séparément
sur des terreins opposés. C' est pour lui que
le vigneron renonce à boire le jus bienfaisant
qu' il garde soigneusement pour une bouche étrangere :
c' est pour lui que les espaliers sont
taillés par des mains adroites et vigilantes.
Veut-il charmer sa douce oisiveté ?
Le peintre lui apporte son tableau ; les spectacles
lui offrent leur musique, leurs drames,
leurs assemblées brillantes. Il faut qu' il soit
bien né pour l' ennui, s' il ne trouve à varier
p34
ses amusemens ; il est des ouvriers de sensualité,
qui décorent la coupe de la volupté,
et qui savent raffiner des plaisirs déjà jugés
exquis.
CHAPITRE 11
dangers.
mais malheur au coeur neuf et innocent,
échap de la province, qui sous prétexte
de se perfectionner dans quelqu' art,
ose visiter sans mentor et sans ami cette
ville deduction ! Les pieges de la débauche
qui usurpe insolemment le nom de volupté,
vont l' environner de toutes parts : à la place
du tendre amour, il ne rencontrera que son
simulacre ; le mensonge de la coquetterie,
les artifices de la cupidité sont substitués aux
accens du coeur, aux flammes du sentiment ;
le plaisir est vénal et trompeur. Ce jeune
homme qui a quitté un pere, une mere,
une amante, plongé dans une multitude confuse,
p35
sera heureux s' il ne perd quelquefois
que sa santé ; si échappant à la ruine de ses
forces, il ne va pas grossir le troupeau de
ces ames sans vigueur et sans nerf, qui ne
sont plus livrées qu' à un mouvement machinal.
Ainsi tout est compensé ; et pour acquérir
des connoissances rares ou neuves,
il en cte cher quand on veut toucher à
l' arbre de la science .
Il y auroit une piece de théatre très-morale
à faire, le pere de province . Un malheureux
pere, souvent abusé par une perspective
décevante, combat mollement les desirs de
son fils, lui ouvre la route de la capitale,
duit le premier par l' idée d' une prochaine
fortune. Le fils part avec un coeur rempli
des vertus filiales ; mais la contagion va le
saisir : bientôt le pere infortune reconnoîtra
plus le fils dans lequel il se complaisoit ;
celui-ci aura appris à tourner en ridicule les
vertus qui lui étoient les plus cheres ;
et tous les liens qui l' attachoient à la
maison paternelle, il les aura oubliés ou
p36
brisés, parce qu' il aura vu la ville où ces
noeuds sont si légers qu' ils n' y existent plus,
ou qu' ils y sont tournés en ridicule.
CHAPITRE 12
avantages.
c' est à Paris que l' on trouve les ressources
que l' on chercheroit vainement dans
les provinces pendant plusieurs années. On
a bien raison de dire que la fortune est aveugle :
car une simple recommandation vous
pousse quelquefois beaucoup plus loin que
les travaux les plus assidus. Tout pend
quelquefois de la premiere maison vous
entrez.
ô jeune homme ! Tandis que ton visage
est frais, va caresser la fortune. Elle est
femme, elle crit les premieres années de
la vie humaine : si tu attends plus tard, tu
ne seras point favorisé.
Mais il y a une si grande presse dans le
p37
temple de la fortune, rempli d' ambitieux !
Ils se coudoyent et se croisent mutuellement
dans leur marche. Il faut se faire jour à travers
le flux et le reflux. à peine a-t-on
vaincu la foule prodigieuse des obstacles, à
peine a-t-on mis un pied devant l' autel de
la déesse, qu' on se trouve avoir la barbe
grise, et qu' il faut tout abandonner. Je n' ai
jamais fait un pas vers l' idole : aussi suis-je
toujours à la même distance ; et il est trop
tard aujourd' hui pour avancer.
CHAPITRE 13
esprit raffiné.
peut-être y a-t-il dans la capitale
vraiment trop de ce qu' on appelle esprit.
On justifie tout, et le vice même. Notre
malice, c' est-à-dire, le raffinement de nos
passions, l' art de les justifier, auroit-elle
pour mesure l' étendue donnée à notre faculté
de penser ? Notre raison perfectione nous
p38
apprendroit-elle en même tems à perfectionner
le vice ? Ne nous servirions-nous
pas d' une logique ingénieuse pour voiler
l' artifice, et le progs de nos goûts intéressés ?
Ne deviennent-ils pas plus attrayans,
plus tyranniques par la méthode même qui
nous apprend ces subtilités ? Quoi, la science
seroit accompagnée d' un poison subtil ! Je
crains d' approfondir cet objet. Non, la science
vraie est bonne. Il y en a de fausses, et ce
sont celles-là qui excitent la cupidité ; il en
est d' innocentes dans les siecles les plus
corrompus.
CHAPITRE 14
pour qui les arts ? Hélas !
tandis que l' imagination cherche et
invente, se consume dans son vol actif et
soutenu, tandis que le bon sens médite,
calcule, que l' esprit de sagacité perfectionne...
c' est donc pour que l' indolence jouisse
dédaigneusement
p39
de tous ces arts créés avec
tant de travaux !
Cela est bien triste à penser. Quoi, tout
est fait pour l' oeil de la mollesse, pour les
plaisirs du voluptueux oisif ! Quoi, c' est pour
le réveiller de sa léthargie et de son ennui,
que les nobles enfans des arts mettent au jour
leurs admirables productions !
CHAPITRE 15
au plus pauvre la besace.
toutes les charges, les dignités, les
emplois, les places civiles, militaires et
sacerdotales se donnent à ceux qui ont de
l' argent : ainsi la distance qui pare le riche
du reste des citoyens s' accroît chaque jour,
et la pauvreté devient plus insupportable
par la vue des progrès étonnans du luxe qui
fatigue les regards de l' indigent. La haine
s' envenime, et l' état est divisé en deux classes ;
en gens avides et insensibles, et en
p40
contens qui murmurent. Legislateur
qui trouvera le moyen de hacher les propriétés,
de diviser et subdiviser les fortunes,
servira merveilleusement l' état et la population.
Telle est la pensée féconde de Montesquieu,
revêtu de cette expression si heureuse :
en tout endroit où deux personnes
peuvent vivre commodément, il se fait un
mariage .
Les richesses accumulées sur quelques
têtes enfantent ce luxe si dangereux pour
celui qui en jouit et pour celui qui l' envie.
Ces mêmes richesses parties d' une maniere
moins inégale, au lieu du poison destructeur
que produit le faste, ameneroient l' aisance,
mere du travail et source des vertus domestiques.
Tout état où les fortunes sont à peu
près au même niveau, est tranquille, fortu
et semble faire un tout. Telle est de nos
jours la Suisse. Tout autre état porte un
principe de discorde et de division éternelle.
L' un se vend, l' autre achete, et tous deux
sont avilis. Je n' entends pas parler de cette
p41
égalité qui n' est qu' une chimere ; mais les
énormes propriétés nuisent au commerce et
à la circulation. Tout l' argent est d' un té,
et le suc vital s' égare au lieu de féconder
toutes les branches de l' arbre. Que de talens
éclipsés faute de quelques pieces d' argent !
S' il est consicomme une semence productive,
les trois quarts et demi des citoyens
en sont privés, et languissent toute leur vie
sans pouvoir déployer leurs propres facultés.
Rien ne me fait plus de plaisir que de voir
l' héritier d' un millionnaire dépenser en peu
d' années les biens immenses que son pere
avare et dur avoit amass. Car si le fils étoit
avare comme le pere, à la troisiemenération
le descendant posséderoit dix fois la
fortune de son bisaieul ; et vingt hommes
de cette espece engloberoient toutes les richesses
d' un pays. L' origine de tous les maux
politiques doit s' attribuer à ces fortunes
immenses, accumulées sur quelques têtes. Cette
funeste inégalité fait naître d' un té les
attentats de l' opulence, et de l' autre les crimes
p42
obscurs de l' indigence. Elle enfante une
guerre intestine qui a beaucoup de ressemblance
avec la guerre civile : elle inspire aux
uns une haine d' autant plus active qu' elle est
cachée, et aux autres un orgueil intolérable,
qui devient cruel. Tout état qui favorisera
par ses loix cette injuste disproportion,
n' a qu' à étendre son code pénal. Dès
qu' il y aura de nombreux palais, il faudra
bâtir de vastes prisons. Tout état, au contraire,
attentif à diviser les héritages, à faire
descendre le suc nourricier dans toutes les
branches, aura moins de lits à punir. La
loi romaine, qui défendoit qu' aucun romain
pût posder au-delà de 500 arpens de terre,
étoit une loi très-sage. Une loi qui parmi
nous examineroit à la mort la vie d' un très-riche
propriétaire, par quels moyens il a
amassa fortune, et qui rendroit aux pauvres
de l' état ce qui paroîtroit avoir excédé
les gains légitimes, semblera chimérique,
mais n' en seroit pas moins excellente.
CHAPITRE 16
p43
manque de signes.
Montesquieu a dit : tout va bien lorsque
l' argent représente si parfaitement les choses,
qu' on peut avoir les choses s qu' on a l' argent ;
et lorsque les choses représentent si bien l' argent,
qu' on peut avoir l' argent dès qu' on a les
choses . Voilà une de ces vérités fécondes, qui
devroit être méditée par les administrateurs des
états et par les hommes en place ; mais ils ne lisent
pas Montesquieu.
Que de choses invendues faute d' un signe
assez multiplié ! Et que de choses à vendre qui
ne se vendent point ! à peine les journaliers
trouvent-ils tout de suite un argent tout pt.
Pour un acheteur qui puisse payer comptant,
cinquante autres vous offriront des billets.
C' est donc un grand vice de n' avoir pour
signe d' échanges que des métaux . Il manque
au voeu de Montesquieu son accomplissement.
p44
Il est difficile de vendre, et très-difficile de
se vendre. Beaucoup d' hommes restent sans
emploi : les travaux privés languissent ; les
travaux publics ne vont pas mieux. Tout indique
donc lefaut presqu' absolu des signes
d' échanges : tout nécessite aujourd' hui une
banque qui verse une multitude de signes
représentatifs, parce qu' il y a obstruction
caracrisée dans la circulation. On a donc un
besoin pressant de ces signes qui représentent
toute espece de valeur avec une parfaite
égalité. Sans la rapidité des échanges, la
vie du corps politique languit, et nous languissons.
Des billets de banque, c' est-à-dire, un
papier-monnoie , qui proportionneroit
l' abondance des signes à la multitude des choses
invendues et qui sont à vendre, peut seul
parer aux besoins multipliés de la capitale,
parce que l' abondance des signes doit répondre
à l' abondance des besoins ; et nous sommes
dévorés de besoins.
Les lumieres répandues sur ces objets, et
p45
qu' on veut méconnoître, attestent que cette
banque ne pourroit avoir rien de commun
avec le méprisable papier de Laws. C' est son
empyrisme même qui servira à nous éclairer ;
c' est l' abus outqu' il a fait de ce remede,
qui nous le rendra sain et utile. Qu' on songe
à l' activité qu' il imprima, et au bien momentané
qu' il fit dans son extravagance. Aujourd' hui que
la raison publique préside à tout
calcul, et que le calcul ne sauroit s' égarer,
il n' y a qu' une terreur enfantine qui puisse
interdire en France ce papier-monnoie , dont
l' absence emche le royaume de profiter de
tous ses avantages.
Je sais qu' il n' est pas possible en ce point
d' imiter l' Angleterre, parce qu' il y aura toujours
une énorme différence entre une dette
nationale et une dette royale ; mais on pourroit
créer, non les billets d' état de Laws,
mais des billets de banque, dans une proportion
sage, modérée, et qui circuleroient
sous l' oeil du gouvernement qui consentiroit
alors à jouir de la richesse publique, sans
p46
porter la main à la machine qui mettroit en
action cette banque nationale.
On s' étonnera un jour de notre inattention
et de nos pjugés aveugles et opiniâtres,
qui rejettent les moyens les plus simples, les
plus souples et les plusconds pour la grande
prosrité du royaume. Le parchemin des
contrats n' est point le papier-monnoie ; il en
est l' oppo. Un emprunt royal n' est pas le
signe reproductif.
CHAPITRE 17
argenterie.
et au milieu de cet incroyable manque de
signes, ce que Paris renferme en meubles d' or
et d' argent, en bijoux, en vaisselle plate,
est immense. Cette richesse néanmoins est
nulle et oisive.
Ajoutez ce que les églises contiennent
d' argenterie : ce sont des monceaux de métal.
Les temples et leurs décorations ont coû
p47
horriblement cher à la patrie. Et comment
le culte simple fon par les apôtres a-t-il
pu se convertir en un luxe ?
Calculez ensuite ce que les fabriques de
galons, les étoffes de soie, or et argent,
emportent de ces précieuses matieres.
Dans les maisons des particuliers, vous
voyez des pyramides de vaisselle plate. On
se plaint de la disette des especes monnoyées,
et voilà que nous avons naturé nos richesses
pour les métamorphoser en meubles.
On ne peut faire aucune entreprise, aucun
travail, sans une somme d' argent monno ;
et tout se prend néanmoins sur cette
me somme, et on l' enleve, et on l' attire
par tous les moyens imaginables, et il n' en
reste plus entre les mains des particuliers ;
et cette richesse métallique, qui dort à côté
de nous, devient une richesse stérile, parce
qu' elle n' a aucun cours. Et comment subvenir
ensuite aux dépenses extraordinaires, lorsqu' on
ne sait que se servir des mes écus,
les pomper et les repomper ; c' est-à-dire,
p48
substituer l' action la plus difficile et la plus
fatigante, à une cation simple et aisée ?
Nous avons des biens immenses, et nous
sommes toujours dans la détresse, parce que
nous ne savons pas doubler notre puissance
en créant les signes de notre richesse métallique ;
ce qui nous emche de donner aux
terres des pparations nouvelles, de perfectionner
les arts, d' augmenter la population,
et de nous rendre respectables à nos voisins.
Ayons toujours des tabatieres d' or, des étuis
d' or, des surtouts d' argent, des anges, des
saints d' argent, des vierges d' argent, et point
de papier-monnoie, et bientôt nous nous trouverons
pauvres ; car La Fontaine nous l' a dit :
mettez une pierre à la place ; elle vous vaudroit
tout autant .
L' or et l' argent qui ne circulent pas, c' est-à-dire,
qui n' enfantent pas les signes qu' ils peuvent
enfanter, sont comme s' ils étoient enfouis
dans les mines de la terre. Une prompte et
rapide circulation manque à nos finances et
encore plus à notre commerce.
p49
Au lieu de tous ces emprunts en grosses
et fortes sommes qui ne sont utiles qu' aux
riches, il auroit fallu un papier-monnoie utile
aux classes inférieures, parce que le rôle
qu' il joue ouvre une infinité de branches
d' industrie, toujours inconnues aux gouvernemens
qui ne doublent pas leurs richesses avec des
billets.
CHAPITRE 18
gaieté.
on ne trouve plus chez les parisiens cette
gaieté qui les distinguoit, il y a soixante
ans, et qui formoit pour l' étranger l' accueil
le plus agréable et le compliment le plus
flatteur. Leur abord n' est plus si ouvert, ni
leur visage aussi riant. Je ne sais quelle
inquiétude a pris la place de cette humeur enjouée
et libre, qui attestoit des moeurs plus simples,
une plus grande franchise, et une plus
grande liberté. On ne sejouit plus en
p50
compagnie ; l' air rieux, le ton caustique,
annoncent que la plupart des habitans rêvent
à leurs dettes, et sont toujours aux expédiens.
Les dépenses qu' entraînent le luxe et la
manie des superfluités ont rendu tout le monde
pauvre, et l' on s' intrigue perpétuellement,
pour parer aux frais de repsentation.
Affaires, embarras, servitudes, projets ;
tout cela se lit sur les visages. Dans une société
de vingt personnes, dix-huit s' occupent
des moyens d' avoir de l' argent, et quinze
n' en trouveront point.
Les ris naissent de la moration des desirs :
on ne la connoît plus : on tombe dans
la réserve, de là dans la sécheresse ; et l' abus
de l' esprit vient encoretrécir les coeurs.
Les visages voudroient se montrer épanouis ;
mais une vraie inquiétude trahit le tourment
intérieur de l' ame. Si l' on jouit encore, c' est
dans des parties obscures et secretes, où
l' on est seul, le libertinage prend la place
de la volupté ; on y est quelquefois distrait,
jamais heureux.
CHAPITRE 19
p51
besoins factices.
ce n' est pas l' or qui pervertit une nation ;
il est pur et innocent chez un peuple
regne la simplicité : il devient dangereux
dès qu' il reçoit un prix extrême par l' apt
des faux plaisirs.
Lorsqu' on voit avec quelle fureur l' homme
se précipite à Paris dans les frivolités du luxe,
dès qu' il lui est offert ; à quel point il est
devenu ardent pour ces prétendues jouissances,
dont nos eux se passoient si bien ;
combien il a mis de recherches dans ce nouveau
genre de délices, et comme il est devenu
superbe et dédaigneux pour tout ce
qui n' est pas orné de ce brillant superflu
qui ne le rend que plus avide et plus inquiet ;
on ne peut s' empêcher de craindre
qu' il ne tourne absolument en ridicule la
vertu, la raison, la frugalité, la tempérance :
p52
on doit craindre que l' homme, dans cette
ville, n' oublie tout-à-fait sa propre dignité,
et ne s' abaisse devant l' idole de la fortune,
pour l' intérêt de ces mes voluptés qui
ne sont pas des besoins, et qui commandent
plus impérieusement que ceux de la
nature.
CHAPITRE 20
le bourgeois.
par la même raison que l' on ne donne
à La Haye que le nom de village , parce que
cette ville n' est point murée, on pourroit
appeller ainsi Paris, qui n' a point de murailles.
C' est le pays de tout le monde : le parisien
natif n' y a pas plus de privileges que le
chinois qui viendroit s' y établir : si je disois
mon droit de citoyen , je ferois rire jusqu' aux
officiers municipaux.
Le parisien s' échauffe d' abord avec une
p53
espece de fnésie ; le lendemain il tourne
tout en ridicule, parce qu' il ne cherche que
l' amusement.
Il est tombé depuis près de cent ans dans
une espece d' insouciance sur ses intérêts
politiques ; poison moral, qui gâte les coeurs,
énerve les entendemens, atténue et fait trouver
trop fort tout ce qui est énergique : on
y a peur de tout ce qui est sublime en tout
genre.
On se borne au persifflage superficiel des
ridicules, et l' on a rendu odieuse la censure
utile des vices.
Le régent ayant bouleversé toutes les fortunes,
il y a soixante ans, a produit le même
bouleversement dans les moeurs : c' est à cette
époque qu' a commencé l' oubli des vertus
domestiques.
Le bourgeois est marchand ; mais il n' est
pas négociant : livà une conduite mercantille,
les spéculations grandes et généreuses lui
échappent ; il fait des affaires de tout : il est
vrai que la douane obstrue
p54
et fatigue horriblement le commerce.
Dès qu' on est sur le pade Paris, on
voit bien que le peuple n' y fait pas les loix :
aucune commodité pour les gens de pied ;
point de trottoirs. Le peuple semble un corps
paré des autres ordres de l' état ; les riches
et les grands qui ont équipage, ont le droit
barbare de l' écraser ou de le mutiler dans
les rues ; cent victimes expirent par ane
sous les roues des voitures. L' indifférence
pour ces sortes d' accidens fait voir que l' on
croit que tout doit servir le faste des grands.
Louis Xv disoit : si j' étois lieutenant de
police, je fendrois les cabriolets . Il regardoit
cette défense comme au-dessous de sa grandeur.
Que l' on dise à un tranquille habitant des
Alpes, qu' il y a une ville où des citoyens
poussent leurs chevaux à toute bride sur le
corps de leurs concitoyens, qu' ils en sont
quittes pour payer une légere somme, et
qu' ils peuvent recommencer le lendemain ;
il taxera le parisien de mensonge, et n' osera
p55
faire entrer dans sa mémoire l' image de cette
barbarie.
Le peuple est mou, pâle, petit, rabougri ;
on voit bien au premier coup-d' oeil,
que ce ne sont pas des républicains : à
ceux-ci appartient un autre caractere qu' au
sujet d' un monarque. Que celui-ci soit poli,
sybarite, sans moeurs fortes ; il n' a d' autre
consolation que les jouissances trompeuses
du luxe. Ce n' est que le publicain qui déploie
cette rudesse, ce geste tranchant, cet
oeil animé, qui conservent l' énergie des ames,
et soutiennent le patriotisme.
Si le citoyen ne marche point sur le pa,
la tête haute, prêt au pugilat, il perdra sa
valeur réelle : tant les vertus orgueilleuses
des états tiennent à une certaine rudesse !
Elle peut offenser un oeil efféminé, mais elle
n' en est pas moins la sauve-garde des empires
qui veulent rendre leurs forces respectables.
Le nerf, et, s' il faut le dire, l' insolence
du peuple sera toujours le gage de sa franchise,
p56
de sa probité, de son dévouement.
Dès que le peuple cesse d' être agreste et
clamateur, il devientrieux, vain, débauché,
pauvre, et conséquemment avili.
J' aime mieux le voir, comme à Londres,
se battre à coups de poings et s' enivrer à la
taverne, que de le voir, comme à Paris, soucieux,
inquiet, tremblant, ruiné, n' osant lever
la tête, livaux plus laides catins de
l' univers, et incessamment pt à faire
banqueroute. Il est alors licencieux sans liberté,
dissipateur sans fortune, orgueilleux sans
courage ; et la misere et l' esclavage vont le
charger de leurs fers honteux.
Le bâton regne à la Chine ; c' est la populace
la plus timide, la plusche et la plus
voleuse de l' univers. à Paris elle se disperse
devant le bout d' un fusil, elle fond en larmes
devant les officiers de la police, elle se
met à genoux devant son chef ; c' est un roi
pour toute cette canaille.
Elle croit que les anglois mangent la
viande toute crue ; qu' on ne voit que des
p57
gens qui se noient dans la Tamise ; et qu' un
étranger ne sauroit traverser la ville, sans être
assommé à coups de poings.
Tous les chapiers de la terrasse des tuileries,
ou de l' allée du Luxembourg, sont
des anti-anglicans, qui ne parlent que de faire
une descente en Angleterre, de prendre Londres,
d' y mettre le feu ; et qui, quoique
jugés souverainement ridicules, n' ont guere
sur les anglois des idées différentes de celles
du beau monde.
Nous ne pouvons à Paris ni parler ni
écrire, et nous nous passionnons à l' excès
pour la liberté des américains, placés à
douze cents lieues de nous : il ne nous est
jamais arrivé, au milieu de ces applaudissemens
donnés à la guerre civile, de faire un
retour sur nous-mêmes ; mais le besoin de
parler entraîne le parisien, et les premieres
classes comme les dernieres sont soumises à
des pjugés déplorables et honteux.
Le parisien a changé à bien des égards.
Il étoit, avant le regne de Louis Xiv, bien
p58
différent de ce qu' il est aujourd' hui ; les
descriptions des écrivains, fidelles dans le tems
elles furent écrites, ne peuvent plus convenir
à présent. Il a de l' esprit et des lumieres ;
il n' a plus ni force, ni caractere, ni
volon.
Le parisien a le singulier talent de faire
poliment une question désobligeante à un
étranger ; il allie l' indifférence à la réception
la plus gracieuse ; il lui rend service sans
l' aimer, et l' admire par mépris.
Le propos de ce danseur qui se nommoit
imdiatement après un monarque législateur,
après un homme d' un esprit universel,
et qui disoit, je ne connois que trois grands
hommes, Fréderic, Voltaire et moi, a été
pété comme le propos d' un appréciateur,
d' un distributeur de la renommée ; et tout
parisien, jusqu' au faiseur de cabrioles, se croit
en droit d' indiquer à la gloire les noms qu' elle
doit couronner.
CHAPITRE 21
p59
population de la capitale.
M De Buffon (que je n' appellerai point
le comte de Buffon, car il y a tant de
comtes) soutient que la force de cette ville
pour le maintien de sa population a augmenté
depuis cent ans d' un quart, et que sacondité
est plus que suffisante pour sa population.
Chaque mariage, dit-il, produit quatre enfans ;
il se fait chaque ane environ quatre à
cinq mille mariages, et le nombre des baptêmes
monte à dix-huit, dix-neuf, et vingt
mille. Ainsi ceux qui entrent à la vie semblent
égaler en nombre ceux qui en sortent ;
proportion qui a quelque chose d' admirable,
et qui montre à l' oeil attentif un plan soutenu
dans la circulation de la vie et de la
mort.
Il meurt à Paris, année commune, vingt
mille personnes environ ; ce qui, selon le
p60
me observateur, part donner une population
de sept cents mille ames, en comptant
trente-cinq vivans pour un mort. Tous les
grands hivers augmentent cette mortalité.
Elle s' est trouvée en 1709, de 30000, en
1740, de 24 ooo.
D' aps les mêmes observations, il naît
à Paris plus de garçons que de filles, et il y
meurt plus d' hommes que de femmes, non-seulement
dans la proportion des naissances
des mâles, mais encore considérablement
au-delà de ce rapport ; car sur dix ans de
vie courante, les femmes ont un an de
plus que les hommes à Paris : ainsi la différence
est d' un neuvieme entre le sort final
des hommes et des femmes dans cette capitale,
nommée par le petit peuple, le paradis
des femmes, le purgatoire des hommes , et
l' enfer des chevaux .
Il y a des jours qu' il sort des portes de la
capitale trois cents mille hommes à épaisses
colonnes, dont soixante mille en équipages
ou à cheval : il s' agit d' unejouissance,
p61
d' une revue, d' une fête publique. Six heures
après, cette foule immense se dissipe ;
chacun retourne chez soi : la place dont les
limites étoient serrées, dont les barrieres
étoient renversées par l' affluence prodigieuse
du peuple qui crioit miséricorde, se vuide,
demeure nue et déserte ; et de tant d' hommes
assemblés et pressés, chacun a son asyle
ou son trou à part.
Le jour de la promenade de long-champ,
toute la ville sort, quelque tems qu' il fasse :
c' est le jour marqpar l' usage, pour faire
voir à tout Paris son équipage, ses chevaux
et ses laquais. On ne fait point la révérence
à la promenade, comme dans un sallon ; celle-là
a un caractere de légéreté que n' attraperoit
jamais le plus leste étranger.
Depuis lesastre arrivé à la place de
Louis Xv, il y a dix années, où quinze à
dix-huit cents personnes furent étouffées, à
la suite d' unplorable feu d' artifice, il y a
beaucoup d' ordre et d' exactitude dans toutes
les fêtes publiques, et l' on ne sauroit donner
p62
trop d' éloge à la vigilance et à l' adresse
qui regnent en cette partie.
D' aps cette affluence inconcevable, qui
étonne les yeux les plus accoutumés à ce
spectacle, on ne sera pas surpris d' apprendre
que la seule ville de Paris rapporte au roi de
France ps de cent millions par an, en y
comprenant tout, les entrées, les dixiemes,
les capitations, et toutes les impositions fiscales,
qui formeroient un dictionnaire. Cette
épouvantable somme, que produit un point
si étroit, se renouvelle chaque année ; et ce
n' est pas sans raison, que les monarques
fraois appellent la capitale, notre bonne
ville de Paris : c' est une bonne vache à lait.
Sous le regne de Louis le gros, les entrées
de Paris rapportoient douze cents livres.
La cour est fort attentive aux discours des
parisiens : elle les appelle les grenouilles .
Que disent les grenouilles ? Se demandent
souvent les princes entr' eux. Et quand les
grenouilles frappent des mains à leur apparition,
ou au spectacle, ou sur le chemin de
p63
Sainte-Genevieve, ils sont très-contens.
On les punit quelquefois par le silence : en
effet, ils peuvent lire dans le maintien du
peuple les idées qu' on a sur leur compte :
l' alégresse ou l' indifférence publique ont un
caractere bien marqué. L' on prétend qu' ils
sont sensibles à la réception de la capitale,
parce qu' ils sentent confusément que dans
cette multitude il y a du bon sens, de l' esprit,
et des hommes en état de les apprécier,
eux et leurs actions : or ces hommes,
on ne sait trop comment, terminent le
jugement de la populace.
La police a soin, dans certaines circonstances,
de payer de fortes gueules qui se pandent
dans différens quartiers afin de mettre
les autres en train, ainsi qu' elle soudoie des
chianlis pendant les jours gras ; mais les vrais
témoignages de l' alégresse publique, ainsi que
du contentement du peuple, ont un caractere que
rien n' imite.
On en est au dixieme plan de Paris ; mais
il déborde toujours ses limites ; la clôture n' en
p64
est pas encore fixée, et ne sauroit l' être.
Je m' égare, je me perds dans cette ville
immense ; je ne reconnois plus moi-même les
quartiers nouveaux. Les marais qui produisent
les légumes, reculent et font place à des
édifices. Voilà Chaillot, Passy, Auteuil bien
liés à la capitale ; encore un peu ve y
touche ; et si l' on prolonge d' ici à un siecle
jusqu' à Versailles, de l' autreté à
Saint-Denis, et du té de Picpus à Vincennes,
ce sera là pour le coup une ville plus que
chinoise.
CHAPITRE 22
voisinage.
on est étranger à son voisin, et l' on
n' apprend quelquefois sa mort que par le
billet d' enterrement, ou parce qu' on le trouve
exposé à la porte quand on rentre le soir.
Deux hommeslebres peuvent vivre vingt-cinq
ans dans cette ville sans se conntre,
p65
ni se rencontrer : votre adversaire, votre
ennemi sera comme invisible pour vous ; car
en entrant dans une maison, vous saurez
d' avance s' il y est ou s' il n' y est pas. Il ne
tient qu' à vous de ne voir jamais sa face :
aussi les parens les plus proches, quand ils
sont brouillés, quoique demeurant dans la
me rue, sont à mille lieues l' un de l' autre.
On rapporte l' histoire de Dom Jacques
Martin, bénédictin. M Deslandes, auteur
de l' histoire critique de la philosophie , avoit
critiqué ses ouvrages : Dom Martin, qui
supportoit impatiemment la censure, se répandoit
en invectives furieuses contre M Deslandes.
Comme celui-ci avoit l' esprit doux,
liant et honte, une dame imagina de faire
goûter à D Martin ce me homme contre
lequel il déclamoit avec tant de violence.
M Deslandes prit le nom d' Olivier, et dîna
souvent avec lui ; il mettoit la conversation
sur le chapitre de M Deslandes, et Dom
Martin de s' écrier : vous êtes un homme,
vous, plein de science et d' esprit, qui
raisonnez
p66
avec une justesse infinie ; mais ce Deslandes
est bien l' homme du monde le plus
ignorant et le plus pitoyable . Cette scene
étoit des plus divertissantes, et je ne doute
point qu' elle ne se renouvellât entre les auteurs
qui se montrent les plus acharnés l' un
contre l' autre, pour quelques atteintes portées
à leur amour-propre.
On avoit propo à Elie-Catherine Fréron,
dont la physionomie n' étoit pas connue
de François-Marie Arouet De Voltaire,
d' aller à Ferney rendre une visite à ce
grand pte, sous un nom supposé ; mais
Fréron ne prit pas sur lui-même de jouer
un tour semblable à l' auteur de l' écossaise .
Voltaire fuyoit Piron dans cette immense
ville ; il redoutoit ses sarcasmes : il lui échappa
tant qu' il fut à Paris ; et la rencontre que
plusieurs plaisans attendoient et provoquoient,
n' eut jamais lieu.
L' inimitié n' y a pas l' ardeur qui distingue
les haines si violentes dans les petites villes,
parce qu' on échappe à son ennemi et à
p67
son adversaire, et ne le voyant plus, on
l' oublie.
L' animosité est passagere, ainsi que l' amour ;
et les passions en général, soit en
bien, soit en mal, n' ont pas ce caractere
de profondeur qui les rend sublimes ou redoutables.
CHAPITRE 23
des cheminées.
l' usage habituel que l' homme fait du
feu, dit M De Buffon, ajoute beaucoup
à cette température artificielle, dans tous
les lieux où il habite en nombre. à Paris,
dans les grands froids, les thermometres au
fauxbourg Saint-Honoré marquent deux ou
trois degrés de froid de plus qu' au fauxbourg
Saint-Marceau, parce que le vent du
nord se tempere en passant sur les cheminées
de cette grande ville.
La consommation de bois est devenue
p68
effrayante, et menace, dit-on, d' une prochaine
disette. Celui qui a inventé le flottage
du bois, mériteroit d' avoir une statue
dans l' tel-de-ville ; mais les échevins aiment
mieux y montrer leur figure en perruque,
roide et agenouillée. Cependant, sans
cet inventeur heureux, la capitale n' auroit
jamais pris un tel accroissement.
Ce bois que le fleuve amene, et qu' on
entasse en piles hautes comme des maisons,
disparoîtra dans l' espace de trois
mois. Vous le voyez en pyramides quarrées
ou triangulaires, qui vous robent la
vue des environs : il sera mesuré, porté,
scié, b, et il n' y aura plus que la
place.
Autrefois, ce qui composait le domestique
se chauffoit à un foyer commun ; aujourd' hui
la femme-de-chambre a sa cheminée,
p69
le pcepteur a sa cheminée, le
maître-d' hôtel a sa cheminée, etc.
Ceux me qui se piquent de politesse,
ne s' abstiennent pas aujourd' hui, me en
présence des dames, de se chauffer indécemment
les mains et le dos, et de dérober
la chaleur et la vue du feu à toute
une compagnie. Cet usage a quelque chose
de choquant.
CHAPITRE 24
crainte fondée.
quand on songe qu' il y a à Paris ps
d' un million d' hommes entassés sur le même
point, et que ce point n' est pas un port
de mer, il y a vraiment de quoi fmir sur
la future subsistance de ce peuple ; et quand
p70
on songe ensuite que ce qu' on appelle commerce
(et qui n' est au fond qu' un agiotage pertuel,
qu' une industrie locale) est
encore gêné, compri, fatigué de toutes
parts, il y a encore de quoi frémir davantage.
Alors l' existence de cette superbe
ville paroît absolument précaire : car plusieurs
causes isolées, qui n' ont pas besoin
d' être réunies, peuvent y faire entrer la famine,
sans compter les autres fléaux qu' elle
peut essuyer politiquement.
Il est bien sûr que chaque parisien n' aura
désormais du pain, que tant qu' on voudra
bien permettre aux boulangers d' avoir de
la farine, et que le maître du ruisseau de
la Seine et de la Marne l' est et le sera de
l' existence de la ville.
Comment trouver le moyen de remédier
à cette foule de nécessiteux, qui n' ont
d' autre gage de leur subsistance que dans le
luxe dépravé des grands ? Comment entretenir
la vie au milieu de cette masse qui
crieroit famine, si certains abus venaient à
p71
cesser tout-à-coup ? Le luxe vorateur,
tout en mangeant l' espece humaine, soutient
au-dessus de leur tombeau tous ces
hommes qu' il extermine ; ils meurent par
degs, et non tout-à-coup.
On voit dans cette capitale des hommes
qui usent toute leur vie à faire des joujous
d' enfans ; les vernis, les dorures, les pompons
occupent une armée d' ouvriers ; cent
mille bras y sont exercés jour et nuit à
fondre des sucreries et à édifier des desserts.
Cinquante mille autres, le peigne en main,
attendent leveil de tous ces oisifs qui
getent en croyant vivre, et qui, pour
se dédommager de l' ennui qui les accable,
font deux toilettes par jour.
CHAPITRE 25
p72
caractere politique des vrais parisiens.
Paris a toujours été de la plus grande
indifférence sur sa position politique. Cette
ville a laissé faire à ses rois tout ce qu' ils
ont voulu faire. Les parisiens n' ont guere
eu que des mutineries d' écoliers, jamais
profonment asservis, jamais libres. Ils
repoussent le canon par des vaudevilles, enchaînent
la puissance royale par des saillies
épigrammatiques, punissent leur monarque
par le silence, ou l' absolvent par des battemens
de mains ; lui refusent le vive le roi
s' ils sont contens, ou le récompensent par
des acclamations. La halle a là-dessus un
tact qui ne se dément jamais. La halle fait
la réputation des souverains ; et le philosophe,
après avoir bien médité, observé,
est tout étonné de voir que la halle a raison.
p73
Les parisiens semblent avoir deviné par
instinct, qu' un foible degré de liberté de
plus ne valoit pas la peine d' être acheté
par une continuité de flexions et d' efforts.
Le parisien oublie promptement les malheurs
de la veille ; il ne tient point registre
de ses souffrances ; et l' on diroit qu' il a
assez de confiance en lui-même pour ne
pas redouter un despotisme trop absolu. Il
a développé beaucoup de patience, de
force et de courage, dans la derniere lutte
du trône et des loix ; des villes assiégées
ont eu moins de courage et de constance.
En général, il est doux, honnête, poli,
facile à conduire ; mais il ne faudroit pas
trop prendre sa légéreté pour de la foiblesse ;
il est dupe un peu volontairement ;
et je crois assez le connoître pour affirmer
que, si on le poussoit à bout, il prendroit
une opiniâtreté invincible : souvenons-nous
de la ligue et de la fronde. Tant que
ses maux ne seront pas insupportables, il
ne se vengera que par des couplets et des
p74
bons-mots : il ne parlera pas dans les lieux
publics ; mais il se dédommagera amplement
dans le secret des maisons.
Paris vit dans l' ignorance des faits historiques
les plus importans à méditer. Cette ville
a oublié que les anglois y commanderent
dans le quinzieme siecle ; que Marlborough,
dans ce siecle me, ayant forles
lignes de Villars près de Bouchain, s' étoit
frale chemin de la capitale ; que
le sort heureux d' une bataille avoit pser
le chef-lieu de la souveraineté. Il
n' a point d' idée plus juste de Londres que
de kin.
CHAPITRE 26
des parfaits badauds.
d' où vient le sobriquet de badaud qu' on
applique aux parisiens ? Est-ce pour avoir
battu le dos des normands ? Est-ce à raison
de l' ancienne porte Baudaye ou Badaye ,
p75
ou du caractere du parisien, qui s' amuse
de tout ? Quelle que soit l' étymologie,
on veut dire que le parisien qui ne quitte
pas ses foyers, n' a vu le monde que par
un trou ; qu' il s' extasie sur tout ce qui est
étranger, et que son admiration porte je
ne sais quoi de niais et de ridicule.
Pour se moquer à la fois de l' ignorance
et de l' indolence de certains parisiens qui
n' ont jamais sorti de chez eux que pour
aller en nourrice et pour en revenir, qui
n' osent se hasarder à quitter les vues coutumieres
du pont-neuf et de la samaritaine,
et qui prennent pour des endroits
fort éloignés les pays les plus voisins, un
auteur a fait, il y a vingt ans, une petite
brochure intitulée : le voyage de Paris à
Saint-Cloud par mer, et le retour de
Saint-Cloud à Paris par terre . J' en donnerai
ici un petit extrait.
" le parisien qui entreprend ce long
voyage, prend toute sa garde-robe, se
munit de provisions, fait ses adieux à ses
p76
amis et parens. Après avoir offert sa priere
à tous les saints, et s' être recommandé spécialement
à son ange gardien , il prend la
galiote ; c' est pour lui un vaisseau de
haut-bord. étourdi de la rapidité du bateau, il
s' informe s' il ne rencontrera pas bientôt la
compagnie des Indes ; il estime que les échelles
des blanchisseuses de Chaillot sont les
échelles du levant ; il se regarde comme
éloigné de sa patrie, songe à la rue
trousse-vache , et verse des larmes.
Là, contemplant les vastes mers , il s' étonne
que la morue soit si chere à Paris ;
il cherche des yeux le cap de-Bonne-Espérance ;
et quand il appeoit la fumée ondoyante
et rouge de la verrerie de ve,
il s' écrie, voilà le mont Vésuve , dont on
m' a parlé.
Arrivé à Saint-Cloud, il entend la messe
en actions de graces, écrit à sa chere mere
toutes ses craintes et ses désastres ; notamment
que, s' étant assis sur un amas de cordages
nouvellement goudronnés, sa belle
p77
culotte de velours s' y est comme incorporée,
et qu' il n' a pu se relever qu' après
en avoir abandon des fragmens considérables .
Il conçoit à S Cloud l' idée sublime
de l' étendue de la terre, et il entrevoit
que la nature vivante et animée peut s' étendre
au-delà des barrieres de Paris.
le retour par terre est sur le même ton.
Le parisien stupéfait et ravi, apprend que
le hareng et la morue ne se pêchent point
dans la riviere de Seine : il croyoit que
le bois de Boulogne étoit l' ancienne forêt
habitoient les druides , il est détrompé.
Il avoit pris le mont Valérien pour le
ritable Calvaire, où Jésus-Christ avoit répandu
son sang précieux ; on le désabuse ; il juge
savamment qu' il est encore parmi des
catholiques , puisqu' il apperçoit des clochers,
et que sa foi n' est conséquemment pas en
danger. Il voit passer un cerf et un faon,
et voilà le premier pas qu' il fait dans
l' histoire naturelle . On lui annonce
Madrid : la capitale d' Espagne , pond-il
vivement ?
p78
On lui dit que ce n' est pas là le château
François Ier fut prisonnier ; il s' étonne
du rapport, et cette singularité exerce toute
son intelligence.
Il est toujours bon patriote, et ne renie
point son pays ; car il annonce à tous
ceux qu' il rencontre, qu' il est natif de
Paris ; que sa mere vend des étoffes de
soie à la barbe d' or, et qu' il a pour cousin
un notaire.
Il rentre dans sa famille ; on le reçoit
avec des acclamations ; ses tantes, qui depuis
vingt ans n' ont été aux tuileries, admirent
son courage, et le regardent comme
le plus hardi et le plus intrépide voyageur. "
tel est ce badinage, qui dans son tems
eut du succès, parce qu' il peint d' après nature
l' imbécillité native d' un ritable parisien.
Ajoutons que, quand il revient dans ses
foyers, il lui manque encore une grande
connoissance ; car on ne peut pas tout apprendre :
il ne sait pasmêler dans un
p79
champ l' orge d' avec l' avoine et le lin
d' avec le millet .
J' ai vu d' honnêtes bourgeois, d' ailleurs
instruits des pieces de théatre et bons
raciniens , qui d' après les estampes et les
statues croyoient fermement à l' existence
des syrenes , des sphinx , des licornes et
du phénix : ils me disoient, nous avons vu
dans un cabinet des cornes de licornes . Il a
fallu leur apprendre que c' étoit la dépouille d' un
poisson de mer ; et c' est ainsi qu' il faut
aux parisiens, non leur donner de l' esprit,
mais leur désenseigner la sottise , comme dit
Montaigne.
Ce bet qu' on fit lever de grand matin
pour voir passer l' équinoxe porté sur un
nuage , c' était un parisien.
CHAPITRE 27
p80
petites bourgeoises.
faire l' amour à une fille , en style
bourgeois, c' est la rechercher en mariage.
Un garçon se présente le dimanche après
pres, et joue une partie de mouche . Il perd
et ne murmure pas ; il demande la permission
de revenir, elle lui est accordée devant
la fille qui fait la petite bouche .
Le dimanche suivant, il arrange une
partie de promenade, pour peu qu' il fasse
beau. Déclaré épouseur, il a la liberté
d' entretenir sa future à cinquante pas ométriques
devant les parens. à l' issue d' un
petit bois, se fait l' importante déclaration,
qui ne surprend point la belle.
Le prétendu est toujours bien frisé et
d' une humeur charmante ; aussi la fille
parvient-elle à l' aimer un peu. Puis elle sait
que le mariage est pour elle la seule porte
p81
de liberté. Toute la maison ne parle devant
l' épouseur que de la vertu intacte,
qui regne de tems immémorial dans la famille.
Mais il survient un petit inconvénient.
Les parens du garçon ont trou un parti
plus avantageux : on rompt ses habitudes.
La fille est piquée, mais elle se console.
C' est pour la troisieme fois que cela lui
arrive ; et forte des leçons de sa mere,
elle s' arme d' une noble fierté contre les
infideles.
Quelques autres se présentent ; mais l' histoire
du contrat fait toujours obstacle. Cependant
la fille court sur son vingt et unieme ;
il n' y a plus à balancer, il faut que le
pere se décide, car il sait que marchandise
gare perd de son prix , sans compter les
accidens.
La fille devient boudeuse ; le premier
qui vient faire des propositions est accepté.
En trois semaines on bâcle l' affaire. La fille
aura le plaisir de dire qu' elle a été recherce
p82
au moins par cinq partis ; mais elle n' ajoutera
pas qu' elle a été remerciée par quatre.
Les parens qui raisonnent, trouvent qu' elle
est encore assez jeune pour amener à la
maison une foule de marmots qu' il faudra
tenir sur les fonts de baptême.
La mere, jalouse de sa fille depuis qu' elle
est grande, voulant la marier pour se défaire
d' elle, et ne pas la marier pour prolonger
son autorité, endoctrine son gendre,
lui peint sa fille comme une étourdie, n' ayant
aucune de ses qualités personnelles, et demandant
à être surveillée par les yeux attentifs d' une mere.
Elle s' offre à diriger les affaires du nage.
Le gendre ne sait pas que Juvenal
a dit en latin : si vous voulez avoir la paix
dans la maison, ne souffrez pas que votre
belle-mere y donne des conseils . Il est tout
étonné de voir la discorde au bout de trois
mois se clarer entre la mere et la fille.
Le mari prend le parti de sa femme, renvoie
sa belle-mere, et conte son chagrin
p83
à tout le quartier. La belle-mere a parlé
de son côté ; les avis sont partagés.
On se raccommode au second enfant ; les
larmes coulent de part et d' autre ; les voisins
sont édifiés, et la boutique prospere.
C' est en vieillissant que la mere oublie
un pouvoir qu' elle vouloit pousser trop loin.
Elle fait ligue alors avec sa fille contre son
gendre qu' elle nage et qu' elle n' aime point.
Ses petits-enfans sont charmans, spirituels ;
mais ils ne tiendront, dit-elle fréquemment,
que du grand-pere et de la grand-mere.
Au reste il faut beaucoup de courage et
de vertu dans une petite bourgeoise, pour
qu' elle n' envie pas sectement l' opulence
et l' éclat de telle courtisanne, qu' elle voit
parée et dans l' abondance. Elle seroit bien
fâce d' être une fille entretenue ; mais elle
soupire quelquefois en songeant à la liberté
qu' elles ont de prendre et de choisir des
amans. Il n' y a point de vertu sans combat.
La petite bourgeoise qui combat et
p84
triomphe mérite l' estime publique. Aussi en
sont-elles réellement plus jalouses dans ce
rang que dans tout autre.
CHAPITRE 28
jeune mariée.
Cléon rencontre Damis, l' embrasse, l' étouffe
et lui dit : je suis le plus heureux des
hommes ; j' épouse une jeune fille qui sort du
couvent, et qui n' a vu, pour ainsi dire, que
moi. Elle porte sur son front l' empreinte de
la douceur et de la bonté. Rien de plus ingénu,
de plus naïf et de plus modeste ; ses
yeux craignent de rencontrer les regards que
sa beauté fixe sur elle. Quand elle parle, une
aimable rougeur colore son visage ; et cette
timidité est un nouveau charme, parce que
je suis sûr qu' elle nt de la pudeur, et non
de la médiocrité d' esprit. Les malheurs qui
affligent l' humanité la trouvent sensible, et
elle ne sauroit en entendre le récit sans se
p85
trouver presque mal. Qu' il est doux de lui
voir répandre des larmes sur les infortunes
d' autrui ! Il n' y a point d' ame plus
sensible, plus douce, plus aimante ; elle
ne vivra, elle ne respirera que pour moi ;
elle chérira ses devoirs, et je serai le plus
fortudes maris.
Cléon épouse. Au bout de six mois Cléon
rencontre le même Damis, et ne lui dit
rien de sa femme : Damis apprend que cet
ange marié, qui n' a plus besoin de se contraindre,
a remplacé la modestie par la
fierté, la timidité par la hardiesse, et que
si elle rougit encore quelquefois, c' est d' orgueil
ou de dépit : il apprend qu' elle a
déjà son appartement paré ; qu' elle est en
société avec la marquise, la baronne, la
présidente ; qu' elle a pris leurs maximes
hautaines et dédaigneuses ; qu' elle persiffle
son mari, et qu' à la moindre contradiction
elle s' emporte et le peint comme un jaloux,
un brutal, un avare.
Elle ne se leve qu' à deux ou trois heures
p86
après midi, et se couche à six heures du
matin ; elle sort à cinq heures. On la cite
comme enjouée et aimable dans la liberté
du souper. On ne sait pas au juste quel est
son amant, et c' est ce qui désespere sur-tout
son mari. Il est réduit à souhaiter qu' elle en
ait un, parce qu' il pourroit du moins par son
moyen lui faire entendre raison sur des choses
qui intéressent leur fortune, ce point capital,
et qui aujourd' hui subjugue tout le reste.
Elle adresse la parole à son époux dans
les assemblées nérales et lui sourit ; mais
elle est des semaines entieres à la maison
sans lui parler et sans le voir. Toutes les
femmes s' empressent à dire qu' elle vit
cemment , et que son mari doit s' estimer
heureux d' avoir une femme aussi sage.
CHAPITRE 29
p87
le parisien en province.
quand un parisien a quitté Paris, alors
il ne cesse en province de parler de la capitale.
Il rapporte tout ce qu' il voit à ses
usages et à ses coutumes ; il affecte de
trouver ridicule ce qui s' en écarte ; il veut
que tout le monde réforme ses idées pour
lui plaire et l' amuser. Il parle de la cour
comme s' il la connoissoit ; des hommes de
lettres comme s' ils étoient ses amis ; des
sociétés comme s' il y avoit donné le ton.
Il connoît aussi les ministres, les hommes en
place. Il y jouit d' un cdit considérable ;
son nom est cité. Il n' y a enfin de savoir,
de génie, de politesse qu' à Paris.
Il aventure de pareils propos devant des
personnes qui ont du sens et des années.
Il faut qu' il prenne tous ceux qui l' écoutent
pour des sots, ou que la manie de parler
p88
avantageusement de soi l' aveugle sur l' extrême
facilité que l' on auroit à relever ses
erreurs et ses mensonges ; mais il s' imagine
se donner du relief, en ne vantant que Paris
et la cour.
Le vers fameux :
elle a d' assez beaux yeux pour des yeux de
province,
le parisien l' applique à son insu à tout ce
qui n' est pas dans sa sphere ; il diroit volontiers
à Bordeaux et à Nantes : mais la
Garonne et la Loire sont d' assez beaux fleuves
pour des fleuves de province .
CHAPITRE 30
du tems.
les uns vivent tout le jour ; ce sont les
sages, ceux qui pensent ; ils sont rares. Les
autres, une moitié de la journée ; ce sont
les gens d' affaires. Plus de la moitié de la ville
ne vit à peine que trois ou quatre heures par
p89
jour, et ce sont les femmes ; elles ne s' amusent
bien que le soir.
Il faut avoir de l' esprit pour ne pas s' ennuyer,
ou du moins pour s' ennuyer moins
que les autres. Un homme qui juge sainement
des choses, tire parti de toutes les liaisons
auxquelles il est assujetti par sa situation ou
par son état. Ici il trouve à s' instruire et à
se former ; là il gte les douceurs de la
société ; ailleurs il se ménage, s' intrigue,
conduit des espérances, cultive des services ;
dans cet endroit il s' anime d' une émulation
nécessaire pour acquérir une fortune honte ;
dans celui-ci il se sent piq de l' aiguillon
propre à cultiver, à orner son esprit ;
dans cet autre il étudie le coeur humain, il en
voit jouer les ressorts ; il met sagement à
profit lescouvertes qu' il en tire ; il apprend
à connoître l' homme.
Mais ce que Pline disoit de Rome, on
peut le dire de Paris. (...).
p90
C' est une chose étonnante de voir comment
le tems se passe. Prenez chaque journée
à part, il n' y en a point qui ne soit remplie ;
rassemblez-les toutes, vous êtes surpris
de les trouver si vuides.
Il y a des personnes désoeuvrées qui ont
bien de la peine à tuer leurs vingt-quatre
heures, et qui emploient tous les artifices
imaginables pour en venir à bout.
CHAPITRE 31
escrocs polis, filoux.
les escrocs de toute espece, pandus
dans les différentes provinces se rendent une
fois en leur vie dans la capitale, comme sur
le vaste et grand théatre où ils pourront déployer
tout leur talent, frapper de plus grands
coups et rencontrer un plus grand nombre de
dupes.
Comme ils ont fait une étude des moyens
de tromper la cdulité, ils s' attachent aux
p91
jeunes gens qui, dans l' âge des passions et
de la confiance, ouvrent une ame plus docile
aux insinuations artificieuses. Ils savent
qu' il faut que l' oeil soit d' abord frap des
couleurs de l' opulence, et ils ne négligent
pas ces dehors qui peuvent en imposer.
Attentifs à saisir l' esprit des différens états,
ils caressent indifféremment leurs préjugés ;
ils n' ont pas d' amour-propre ; on les voit
changer de langage selon les hommes à qui ils
s' adressent. Jamais contrarians, toujours souples,
patiens, flatteurs, leur langue est doe ,
comme dit le peuple ; et le peuple souvent
saura mieux les reconnoître que la bonne compagnie.
Leur unique but est de s' approprier l' argent ;
ils reconnoissent du premier coup-d' oeil
celui qui le possede. Ils ont toujours quelque
projet, quelqu' entreprise qui doit rendre la
mise au centuple. éloquens sur ce chapitre,
ils parlent de votre fortune comme d' une
chose assue, et la leur n' est jamais incertaine.
p92
On les entend prononcer à propos le
nom des hommes en place. Ils sont instruits
des anecdotes qui peuvent piquer la curiosité.
Ils ne sont ni médisans ni calomniateurs ;
ils ont une plaisanterie qui n' a rien d' amer,
parce qu' il entre dans leur systême de joindre
l' artifice des manieres à l' artifice de l' esprit,
et qu' ils n' en veulent à la réputation
de personne, mais à la bourse des gens faciles.
L' un se le avec des joueurs, amorce
l' un d' entr' eux par des pertes volontaires, et
après l' avoir alléché, le ruine par des fraudes
hardies etditées.
L' autre loue un bel tel, de beaux carrosses,
descend chez les marchands, paie d' abord
sans difficulté, puis suppose des commissions
pour les pays étrangers. Bonne pratique.
On lui offre toutes sortes de marchandises ;
il en use. Il vend le tout secrétement.
On apporte les mémoires ; cherchez, il n' y a
plus personne.
Celui-là dit jouir d' un grand crédit, montre
des lettres réelles ou supposées, promet
p93
des emplois, et emprunte à ce titre.
Le plus perfide a des plans et des projets
à moitié vus, à moitié adoptés par les
hommes en place ; il les approche quelquefois ;
on le sait, on lui pte de côté et d' autre
des sommes pour une plus facile exécution.
Un jour il fait sa main, leve le pied et se
sauve en Hollande, il change de nom, et
il jouit de ses vols, qu' il a accumulés
sous les dehors de l' aisance et sous le masque
de la probité.
Un hypocrite, caissier des postes, il y
a quelques années, vola toute la ville.
Chacun perdit son argent, et n' eut d' autre
satisfaction que de le voir au carcan.
échap du collier de fer, il a acheté du
té de Liege de superbes terres, où il vit
en seigneur suzerain.
On a vu derniérement un escroc dé
flétri se donner pour un baron étranger qui
faisoit un commerce immense. Il se logea
dans un hôtel renommé, prit à ses gages
des commis, fit venir des marchands, et
p94
parut d' aborddaigner leurs offres ; il lui
falloit des étoffes plus rares et plus pcieuses.
Le lendemain, son valet-de-chambre, son
complice, alla trouver les marchands éconduits,
et faisant le portrait le plus séduisant de
son maître, parla de son crédit, de sa fortune,
de ses relations étendues, et le représenta
comme pouvant enrichir les maisons
avec lesquelles il traiteroit.
On est si peu accoutu à entendre les
valets parler bien de leurs maîtres, que l' on
conçut un grand respect pour le faux baron.
On lui apporta les marchandises les plus
rares ; il n' eut qu' à choisir dans les boutiques
des magasiniers.
Parflexion tout lui convenoit, parce que,
disoit-il, ayant reçu de nouvelles commissions,
tous ces objets ne devoient passer que
par ses mains, étant destinés pour les pays
étrangers.
Des revendeurs et des revendeuses , toujours
prompts à favoriser la friponnerie et à effacer
les traces du vol, acheterent à vil prix
p95
ces mêmes marchandises. Et c' étoient là ces
villes de Madrid, de Vienne, de Lisbonne,
de Copenhague, et beaucoup d' autres, dont
il enfloit ses discours.
Démasqué, il fut condamné aux galeres
pour neuf ans, fouetté, marqué, et préalablement
attacau carcan pendant trois jours
consécutifs. Son valet-de-chambre assista
à l' exécution, et fut banni.
Tous ces escrocs consommés en ruses habiles,
prennent le titre de comte , de marquis ,
de baron , et sur-tout de chevalier .
Voilà pourquoi l' on dit de tel homme qui vit
sans travail et sans revenus, c' est un
chevalier d' industrie .
Aps ces escrocs, viennent les filoux,
lesquels font avec la main ce que les autres
font avec la langue. Ils trouvent le moyen,
ou de fixer votre attention sur un objet,
ou de vous susciter un embarras, ou de vous
imprimer un mouvement favorable à leur
coup de main, et le voleur adroit et subtil
a déja pincé votre tabatiere, votre montre,
p96
votre bourse ; vous vous en appercevez, vous
criez : il reste auprès de vous sans témoigner
la moindre émotion ; la montre et la bte
ontjà passé dans d' autres mains. Le filou se
met à déclamer hautement contre le peu de
reté qui regne dans les assemblées.
Quand on fait la visite chez l' un de ces
drôles-là, on lui trouve cinquante-six montres,
trente tabatieres, vingt étuis ; c' est
une boutique de la foire. Il n' en veut qu' aux
bijoux ; il laisse le vol des mouchoirs à ces
petits misérables, qu' on tolere d' abord, pour
les enrégimenter ensuite comme mouchards.
Pour lui, il est chef d' une horde qui agit
sans violence dans les parterres des spectacles
et sur-tout à la sortie.
Quelquefois dans la rue, un de ces filoux
se met à courir de toutes ses forces,
vient à votre rencontre, se pcipite dans
vos bras ; vous le recevez pour n' être pas
renversé du coup. Il vous fait mille excuses,
vous lui répondez avec politesse, et
pendant ce mouvement rapide il a tiré votre
p97
montre et court encore. Vous ne vous en
doutiez pas, car cet homme étoit bien mis.
Quand on vous a voun effet de quelque
valeur, vous vous adressez à un bureau de la
police. Il y a des moyens innieux pour le
ravoir ; et telle tabatiere, après avoir fait deux
cents lieues, est revenue dans la poche du
propriétaire. Comment ? Ah, comment !
Suis-je fait pour vous dire tout ?
Une autre fois on compose avec le voleur ;
on affiche l' effet comme perdu , on promet
une récompense . Le bijou vous est rapporté,
et vous acquittez fidélement votre promesse,
ainsi qu' il convient.
On a imprimé une brochure intitulée : les
astuces de Paris, ou anecdotes parisiennes,
dans lesquelles on voit les ruses que les
intrigans et certaines jolies femmes mettent en
usage pour tromper les gens simples et les
étrangers . Cet ouvrage renferme une partie des
tours que la fainéantise et l' audace emploient
journellement pour tromper l' inexpérience. J' y
renvoie. Porter le flambeau sur tant de
friponneries
p98
obscures, c' est, pour ainsi dire, les
mettre en route, et c' est en me tems
donner un avis aux administrateurs des états,
qui verront de quelle maniere honteuse les
hommes cherchent à subsister, quand on ne
leur laisse pas les moyens de le faire honnêtement.
CHAPITRE 32
perruquiers.
nos ancêtres ne livroient pas chaque matin
leur tête, pendant un tems considérable, à
un friseur oisif et babillard. Se faire le poil,
imprimer à leurs moustaches, ornement de
leurs physionomies mâles, un ton martial,
telle étoit toute leur toilette. Il y a deux
siecles que nous avons eu la foiblesse d' imiter
les femmes dans cet art de la frisure qui nous
effémine et nousnature.
est le tems qu' un brave, lorsqu' il avoit
besoin d' argent, détachoit sa moustache et la
p99
mettoit en gage chez le prêteur, au lieu de
lui faire un billet d' honneur ? Point d' hypotheque
plus assurée : le prêteur dormoit tranquille,
et jamais la dette ne manqua d' être
acquittée à son échéance.
Nous n' avons plus, il est vrai, le ridicule
d' ensevelir notre tête sous une chevelure
artificielle, de coëffer le front de l' adolescence
d' un énorme paquet de cheveux ; le crâne
chauve et ri de la vieillesse n' offre plus ce
bizarre assortiment ; mais la rage de la frisure
a gagné tous les états : garçons de boutiques,
clercs de procureurs et de notaires, domestiques,
cuisiniers, marmitons, tous versent à
grands flots de la poudre sur leurs têtes, tous
y ajustent des toupets pointus, des boucles
étagées ; l' odeur des essences et des poudres
ambrées vous saisit chez le marchand du coin,
comme chez le petit-maître élégant et retapé.
Quel vuide il en résulte dans la vie des citoyens !
Que d' heures perdues pour des travaux utiles !
Combien les friseurs et les friseuses
p100
enlevent de momens à la courte due
de notre existence !
Lorsqu' on songe que la poudre dont deux
cents mille individus blanchissent leurs cheveux,
est prise sur l' aliment du pauvre ; que
la farine qui entre dans l' ample perruque du
robin, la vergette du petit-maître, la boucle
militaire de l' officier, et l' énorme catogan du
batteur de pa nourriroient dix mille infortunés ;
que cette substance extraite du bled
dépouillé de ses parties nutritives passe
infructueusement sur la nuque de tant de
désoeuvs : on gémit sur cet usage, qui ne laisse
pas aux cheveux la couleur naturelle qu' ils
ont reçue.
Douze cents perruquiers, maîtrise érigée
en charge, et qui tiennent leurs privileges
de S Louis, emploient à peu près dix mille
garçons. Deux mille chamberlans font en
chambre le même métier, au risque d' aller à
Bicêtre. Six mille laquais n' ont guere que cet
emploi. Il faut comprendre dans cenombrement
les coëffeuses. Tous ces êtres-là
p101
tirent leur subsistance des papillottes et des
bichonnages .
Nos valets-de-chambre-perruquiers, le
peigne et le rasoir en poche pour tout bien,
ont inondé l' Europe ; ils pullulent en Russie
et dans toute l' Allemagne. Cette horde de
barbiers à la main leste, race menteuse, intrigante,
effrontée, vicieuse, provençaux et
gascons pour la plupart, a porté chez l' étranger
une corruption qui lui a fait plus de tort
que le fer des soldats.
Nos danseurs, nos filles d' ora, nos cuisiniers
ont bientôt marché sur leurs traces et
n' ont pas manqd' asservir à nos modes et
à nos usages les nations voisines. Voilà les
conquérans qui ont fait pvaloir le nom fraois
dans toutes les contrées, et qui ont é
les vengeurs de nos revers politiques. Nos
voisins pourroient donc faire un traité sur la
pernicieuse introduction des friseurs parmi
eux, et sur l' avantage qui auroit résulté d' une
proscription prompte et raisonnée.
CHAPITRE 33
p102
porteurs de sel.
quand je vois les hanouards ou porteurs
de sel , je me rappelle qu' ils avoient le
privilege de porter sur leurs épaules les corps des
rois jusqu' à la prochaine croix de s Denis,
parce qu' à eux appartenoit l' art de les couper
par pieces, de les faire bouillir dans de l' eau,
et de les saler ensuite ; ce qui remplaçoit
d' une maniere très-grossiere l' art d' embaumer,
qui étoit perdu, et qu' on n' a retrou
depuis que d' une maniere fort imparfaite.
On a saainsi et Philippe le long et
Philippe De Valois , qui les premiers mirent un
impôt sur une marchandise de premiere nécessité,
dont le commerce avant eux étoit
permis à tout le monde. La nature nous donnoit
cette denrée ; les rois nous l' ont vendue.
Le minot de sel coûte à Paris 60 liv 7 sols.
p103
Que de larmes, que de sang versé depuis
l' établissement de la gabelle ! Il a fallu des gibets
et des roues pour maintenir le privilege exclusif
de la vente du sel. Il forme aujourd' hui
la principale richesse des monarques françois ;
mais il entretient sur les frontieres etme
dans l' intérieur du royaume une guerre sanglante.
On ne voit jamais le crime dans l' infraction
de cette loi ; et le pauvre contraint
crie à l' injustice, maudit le jour, et connoît
le désespoir.
Le même minot de sel qu' on vous force à
payer soixante et soixante-une livres, ne se
vend ailleurs qu' une livre dix sols ; et c' est
tout ce qu' il vaut intrinquemment. Quelle
foule deflexions naissent de ce rapprochement !
CHAPITRE 34
p104
poissons de mer.
le poisson de mer n' est pas à bon marché
à Paris, malgré quelque diminution sur les
entrées, soulagement dû à M Turgot. Il n' est
presque jamais frais. Il ne peut venir que des
tes de Normandie ou de Picardie, le poisson
non salé ne pouvant souffrir le transport
au-delà de trente à quarante lieues. Les
approvisionnemens de la cour enlevent tout ce
qu' il y a de plus beau, et le parisien mange
le fretin. Notez que les chartreux, les carmes,
les dictins, les minimes et les autres
religieux qui font maigre, affament la ville
de poisson, et entretiennent la cherté, en
payant fort cher tout ce qui est à leur convenance.
Les entrées du poisson nuisent à l' impôt,
parce qu' il n' est pas assez modé. Le parisien
p105
qui veut se régaler de marée, est obligé de
se transporter à Dieppe ; et le bourgeois,
quand il devient un peu cossu , fait d' abord ce
voyage-là tout seul ; ensuite il y mene sa ronde
femme. Ils restent en extase devant l' océan,
et ils n' ont pas tort ; mais ils croient avoir
touché les colonnes d' Hercule, et se hâtent
de rentrer dans leurs foyers. Ils sont si
transportés, si enchantés de leur voyage, que le
reste de leur vie ils en parleront tous les
soirs à leur souper devant leurs filles et la
servante ébahie.
CHAPITRE 35
taxe des pauvres.
on a donné plusieurs projets d' aumône
universelle en faveur des pauvres. Aucun de
ces plans généreux ne s' est encore réalisé.
à Paris, les bourgeois paient annuellement
treize sols, vingt-six sols (...)
p106
cinquante sols. Quelle mesquine charité !
Il seroit à propos d' établir une taxe beaucoup
plus forte ; et chacun, je crois, la paieroit
avec joie. De tous les impôts c' est le plus
sacré, ou plut c' est une dette, et la premiere
de toutes. Se croira-t-on quitte envers
les pauvres, pour avoir donné à la fabrique
deux livres dix sols par an ?
Il me semble que les aumônes doivent être
demandées sous l' étendard de la religion,
dont la charité est le premier précepte. Il me
semble que chaque paroisse devroit avoir soin
de ses pauvres, et être autorisée à faire contribuer
les gens aisés. à Londres, la chari
est grande et inépuisable ; les largesses envers
les malheureux n' ont point notre caractere
de parcimonie. C' est là que triomphe le pcepte
attendrissant de l' évangile : enfans du
même pere, secourez-vous les uns les autres .
Nous avons parmi nous de belles ames,
des ames charitables ; mais elles sont en petit
nombre, si on les compare à celles qui existent
sur les bords de la Tamise. Ce peuple
p107
en général est plus tendre, plus compatissant
que nous envers les infortus, et la
misere a perdu chez lui ses formes hideuses.
Si j' étois ministre, je ferois des chefs de
paroisses les instrumens et les canaux de la
bienfaisance. J' ai vu sur ce point important
un projet de M Fillon, notaire et contrôleur
des actes à Challant en bas-Poitou. Comme
toutes les idées de ce citoyenpondent
parfaitement aux miennes, qu' il me permette ici
de m' en glorifier, et de citer son plan comme
un modele en ce genre.
CHAPITRE 36
l' orthographe publique.
elle est extrêmement vicieuse sur les enseignes,
les écriteaux et dans les autres inscriptions
des boutiques ; là l' ignorance est
grae en lettres d' or.
Peut-être seroit-il à propos de suivre l' idée
d' un personnage de Moliere, et de cer
p108
rieusement un censeur qui rectifiât ces fautes
grossieres.
Le peuple s' accoutumeroit à respecter l' orthographe,
et la langue n' y perdroit pas. Il
est important que cette langue qui est devenue
celle de l' Europe, ne souffre aucune altération,
sur-tout dans ses principaux signes ; car
à la longue le peuple qui fait loi quant à l' idiôme,
peut corrompre une langue et lui substituer
un jargon misérable.
Les premieres erreurs consistent dans l' orthographe :
d' ailleurs l' étranger, certain de
trouver par-tout des inscriptions exactes,
prendroit une leçon en se promenant dans
la ville ; et cette distinction flatteuse pourroit
facilement appartenir à la capitale d' un
peuple dont toutes les nations étudient la
langue.
L' ignorance produit quelquefois des rapports
bizarres, et dont on s' amuse, parce que
les riens ont droit avant tout d' intéresser le
parisien. Un nommé Ledru a fait sa fortune
avec l' inscription de son enseigne, laquelle
p109
portoit : Ledru pose des sonnettes dans le cul
de sac . L' écrivain, perché sur sa haute échelle,
avoit mis un gros point après le mot cul ,
et avoit rejeté de sac à l' autre ligne, ce
qui parut facétieux ; et tout le monde voulut
employer le sieur Ledru, qui posoit des
sonnettes dans le cul . Il n' en fallut pas
davantage pour lui attirer la vogue.
Tout Paris a vu un chirurgien, près de la
place Maubert, faire graver sur son tableau :
un tel, reçu à S Côme, oculiste pour les yeux .
Mais ce qui est bien pis que des fautes
d' orthographe ou des expressions ridicules,
c' est l' impudence de certains polissons qui
barbouillent nos blanches murailles de figures
indécentes et de mots obscenes. La police,
qui fait enlever les boues et les ordures,
devroit faire effacer en même tems ces turpitudes ;
car ce n' est pas assez que le tombereau
des immondices nettoie la ville, il ne
faut pas encore que l' oeil de nos femmes et
de nos filles, en sortant de chez elles, rencontre
de pareilles images, beaucoup plus
p110
voltantes que des rues mal balaes.
Les marchands d' estampes étalent aussi des
gravures d' une indécence caractérisée ; et je
ne sais pourquoi dans nos maisons nous commençons
à adopter, sous les yeux de la jeunesse,
ces images licencieuses. Nous en écartons
encore les livres propres à allumer l' imagination,
et nous tapissons nos demeures de
ces travaux d' un burin peu circonspect.
En me promenant sur les quais, j' ai vu une
gravure représentant des patineurs, et au-dessous
de l' estampe j' ai lu ces vers sans nom
d' auteur, et qui me paroissent mériter d' être
conservés.
sur un mince crystal l' hiver conduit leurs pas,
le précipice est sous la glace.
telle est de nos plaisirs la légere surface.
glissez, mortels ! N' appuyez pas.
CHAPITRE 37
p111
antiquis.
dans Rome on ne sauroit faire un pas
sans fouler un monument antique et qui vous
commande l' attention et le respect, sans voir
autour de soi de ces objets qui vous rappellent
les conquérans des arts de la Grece, et les
dominateurs du monde. Il n' en est pas de
me à Paris : cette ville n' a pas été fondue
dans un moule républicain, ni formée sous
la main dunie des grecs : rien n' y retrace
ce génie éloquent, attentif à parler aux yeux
des citoyens, à élever leurs ames. Le luxe des
arts n' est point dans les monumens publics,
il se cache et se rappetisse dans les maisons
des particuliers. Pour ceux qui connoissent
l' histoire, il y a loin de la Seine et du louvre
au Tibre et au capitole.
Les antiquités de Paris ont toutes une
physionomie gothique, pauvre et mesquine ;
p112
notre grossiere origine est empreinte dans les
monumens qui nous en restent : vous voyez
le tombeau de Clovis dans l' abbaye de
sainte-Genevieve, dont il fut le fondateur ; mais
il est aisé de voir que le monument est moderne,
et il n' en a pas plus de dignité : cela
ne ressemble guere au temple de Romulus.
Les normands ayant pillé, brûlé et sacca
à plusieurs reprises l' église et l' abbaye de
Saint-Germain-des-prés, il n' y reste plus
que despulcres vuides et des inscriptions
incertaines. Ce qui s' offre de la sculpture
ancienne donne l' idée de la barbarie
la plus révoltante : la religion chrétienne ne
fut jamais riante, même dans son berceau ;
on le voit trop dans cesbris des siecles
pass, siecles malheureux et bizarres, marqués
par tout ce que l' erreur et l' ignorance
ont de honteux et de funeste.
Qui sera curieux de visiter les tombeaux
de Childebert et d' Altrogotte , de
Chilperic et de Frédégonde sa femme,
pourra les voir. Les inscriptions de Chilperic
prient les vivans
p113
de ne point enlever ses ossemens du lieu
ils reposent ; priere qui semble avoir é
adrese à ces brigands du nord, qui venoient
fondre sur le royaume et sur l' abbaye. (...).
D' anciens noms sans splendeur, de tristes
sarcophages nus, des images d' un sombre
sans intérêt, un ciseau dur et grossier,
voilà les antiquités qui remplissent les églises :
le génie de l' homme y semble terras sous
l' empire de la terreur, et sa main tremblante
n' a plus su que tracer des images lugubres et
monotones. Contemplez les ruines d' Herculanum
et de Portici ; elles ne portent pas
l' empreinte d' une imagination aussi noire.
Ce qu' il y a de plus curieux à Paris, ce
sont les restes du palais où les romains
avoient des bains avant l' arrivée des francs ;
il est encladans une maison de la rue de la
harpe, qui a pour enseigne la croix de fer .
Ces restes ont tous les caracteres d' une haute
antiquité. Il part que ce palais avoit une
certaine étendue ; nos rois de la premiere
p114
race y logerent ; les filles de Charlemagne
y furent reléguées après sa mort, lorsque
Louis Le bonnaire, ami du plein-chant
et ennemi de la galanterie, eut fait tuer leurs
amans. il croyoit sans doute, rapporte le
p Daniel avec la plus grande naïveté, que
l' exemple intimideroit, et qu' elles n' en
trouveroient plus ; il paroît qu' il se trompa,
elles n' en manquerent jamais .
Anciennes publiques ! Vos bris attestent
ce que vous fûtes ; les monumens les plus
superbes des monarchies ne valent pas vos
restes échaps à la fureur des tems et des
barbares. Dieu ! Que nous sommes petits devant
les majestueux travaux d' une constitution libre !
Les antiquaires regrettent beaucoup une statue
de la déesse Isis , qu' on avoit lais
subsister à la principale porte de l' abbaye
Saint-Germain-des-prés, à raison de son antiquité.
En 1514, une bonne femme ayant
pris cette figure pour celle de la vierge
Marie , et étant venue y bler une toufée
de chandelles , l' abbé de Saint-Germain, dans
p115
un pieux courroux, la fit mettre en pieces,
afin de pvenir l' idolatrie, et l' on mit à
sa place une grande croix qui y est encore.
CHAPITRE 38
mon grand-pere.
je songe à mes ancêtres qui avoient des
idées bien différentes des miennes, des pjugés
et des usages encore plus oppos. Quand
je sors d' une séance de l' académie françoise,
le jour de la saint-Louis, je me dis, il y a
deux cents ans que Paris regorgeoit de sang ;
que dans la rue Betizy on perçoit de coups
l' amiral Coligny, après qu' il eut reçu la veille
les protestations d' amitié et les embrassemens
de Charles Ix. Il fut foulé aux pieds, ce
Coligny, l' homme le plus propre à figurer dans
une guerre civile, et qui eût donné à la ligue
un poids, une majesté et des succès qu' elle
n' eut point. Voilà le louvre, d' où ceme
Charles Ix tiroit avec une carabine sur ses
p116
propres sujets. Les massacreurs de la nuit de
la saint-Barthélemi étoient de terribles
catholiques : il vaut mieux aller ce jour-là entendre
dans ce même louvre les plaisanteries saillantes
duometre D' Alembert, qui ont du
sel et de la finesse ; et si elles chagrinent un
peu le clergé, il ne s' en venge qu' en disant à
la cour du mal des philosophes. Passe pour
cela : les philosophes s' en moquent ; ils ont
l' art de tout dire adroitement pour qui sait
bien entendre, et l' on entend aujourd' hui
à demi-mot, on dit tout ce que l' on veut
dire ; et le premier qui se fâche a toujours
tort. ô mon grand pere ! Nous avons des
idées toutes nouvelles : elles étoient si loin
de vous, que malgré votre esprit vous n' avez
jamais pu les souonner. Puissent nos neveux
en dire autant ! La perfectibilité n' appartient
qu' à la race humaine. Nous sommes moins
ineptes et moins barbares que du tems de
Charles Ix : mais voilà beaucoup de gag
en si peu de tems !
CHAPITRE 39
p117
gare ! Gare !
gare les voitures ! Je vois passer dans
un carrosse le decin en habit noir, le mtre
à danser dans un cabriolet, le maître en fait
d' armes dans un diable ; et le prince court à
six chevaux ventre à terre, comme s' il étoit
en rase campagne.
L' humble vinaigrette se glisse entre deux
carrosses, et échappe comme par miracle :
elle traîne une femme à vapeurs, qui s' évanouiroit
dans la hauteur d' un carrosse. Des
jeunes gens à cheval gagnent impatiemment
les remparts, et sont de mauvaise humeur,
quand la foule pressée, qu' ils éclaboussent,
retarde un peu leur marche précipitée. Les
voitures et les cavalcades causent nombre
d' accidens, pour lesquels la police témoigne
la plus parfaite indifférence.
J' ai vu la catastrophe du 28 mai 1770,
p118
occasionnée par la foule des voitures qui
obstruerent la rue, unique passage ouvert à
l' affluence prodigieuse du peuple qui se portoit
en foule à la triste illumination des boulevards.
J' ai manqué d' y perdre la vie. Douze à
quinze cents personnes ontri, ou le même
jour, ou des suites de cette presse effroyable.
J' ai été renversé trois fois sur le pavé à
différentes époques, et sur le point d' être roué
tout vif. J' ai donc un peu le droit d' accuser
le luxe barbare des voitures.
Il n' a reçu aucun frein, malgré les réclamations
journalieres. Les roues menaçantes
qui portent orgueilleusement le riche, n' en
volent pas moins rapidement sur un pateint
du sang des malheureuses victimes qui expirent
dans d' effroyables tortures, en attendant
la réforme qui n' arrivera pas, parce que tous
ceux qui participent à l' administration roulent
carrosse, et dédaignent conséquemment les
plaintes de l' infanterie.
Le défaut de trottoirs rend presque toutes
les rues rilleuses : quand un homme qui a
p119
un peu de cdit est malade, on répand du
fumier devant sa porte, pour rompre le bruit
des carrosses ; et c' est alors sur-tout qu' il faut
prendre garde à soi.
Jean-Jacques Rousseau, renver en 1776
sur le chemin de Menil-Montant par un énorme
chien danois qui précédoit un équipage,
resta sur la place, tandis que le mtre de la
berline le regardoit étendu avec indifférence.
Il fut relevé par des paysans, et reconduit
chez lui boiteux et souffrant beaucoup. Le
maître de l' équipage ayant appris le lendemain
quel étoit l' homme que son chien avoit culbuté,
envoya un domestique pour demander
au blessé ce qu' il pouvoit faire pour lui. tenir
sormais son chien à l' attache, reprit le
philosophe, et il congédia le domestique.
Quand un cocher vous a moulu tout vif,
on examine chez le commissaire si c' est la
grande ou la petite roue ; le cocher ne répond
que de la petite ; et si vous expirez
sous la grande roue, il n' y a point de
dédommagemens cuniaires pour vos héritiers.
p120
Puis il est un tarif pour les bras, les jambes,
les cuisses ; et c' est un prix fait d' avance. Que
faire ? Bien écouter quand on crie, gare !
gare ! Mais nos jeunes phaétons font crier
leurs domestiques de derriere le cabriolet. Le
maître vous renverse, puis le valet s' égosille, et
se ramasse qui peut.
CHAPITRE 40
ruisseaux.
un large ruisseau coupe quelquefois une
rue en deux, et de maniere à interrompre
la communication entre les deux côtés des
maisons. à la moindre averse il faut dresser
des ponts tremblans. Rien ne doit plus divertir
un étranger que de voir un parisien traverser
ou sauter un ruisseau fangeux avec une
perruque à trois marteaux, des bas blancs et
un habit galonné, courir dans de vilaines
rues sur la pointe du pied, recevoir le fleuve
des gouttieres sur un parasol de taffetas. Quelles
p121
gambades ne fait pas celui qui a entrepris
d' aller du fauxbourg S Jacques dîner au
fauxbourg S Honoré, en se fendant de la crotte,
et des toits qui dégouttent ! Des tas de boue,
un pa glissant, des essieux gras, que d' écueils
à éviter ! Il aborde néanmoins ; à chaque
coin de rue il a appellé un croteur ; il
en est quitte pour quelques mouches à ses bas.
Par quel miracle a-t-il traversé sans autre
encombre la ville du monde la plus sale ?
Comment marcher dans la fange en conservant
ses escarpins ? Oh ! C' est un secret particulier
aux parisiens, et je ne conseille pas
à d' autres de vouloir les imiter.
Pourquoi ne pas s' habiller conforment
à la boue et à la poussiere ? Pourquoi prendre
à pied un vêtement qui ne convient qu' à
celui qui roule dans une voiture ? Pourquoi
n' avoir pas des trottoirs, comme à Londres ?
CHAPITRE 41
p122
fonte des suifs.
les exhalaisons qui sortent des fonderies de
suif sont épaisses et infectes. Rien n' est plus
propre à corrompre l' air que ces vapeurs
grossieres. Cette odeur désagréable devient
encore très-nuisible à la santé des citoyens :
ces fonderies multipliées et renferes dans
l' enceinte de la ville sont un abus inconcevable ;
il devroit exciter la vigilance du ministere
public, en ce qu' il expose le quartier
à de fquens incendies et qu' il change
en poison l' élément nécessaire à la vie de
l' homme.
Il seroit donc à propos de reléguer l' établissement
des fonderies hors de l' intérieur
des villes, dans des lieux isolés, afin que
les chaudieres ne pussent ni empoisonner les
voisins, ni mettre le feu à leurs maisons.
CHAPITRE 42
p123
boucheries.
elles ne sont pas hors de la ville, ni
dans les extrêmités ; elles sont au milieu. Le
sang ruissele dans les rues, il se caille sous vos
pieds, et vos souliers en sont rougis. En passant,
vous êtes tout-à-coup frapde mugissemens
plaintifs. Un jeune boeuf est terras,
et sa tête armée est liée avec des cordes
contre la terre ; une lourde massue lui brise
le crâne, un large couteau lui fait au gosier
une plaie profonde ; son sang qui fume, coule
à gros bouillons avec sa vie. Mais ses douloureux
gémissemens, ses muscles qui tremblent
et s' agitent par de terribles convulsions,
ses débattemens, ses abois, les derniers efforts
qu' il fait pour s' arracher à une mort inévitable,
tout annonce la violence de ses angoisses
et les souffrances de son agonie. Voyez son
coeur à nu qui palpite affreusement, ses yeux
p124
qui deviennent obscurs et languissans. Oh, qui
peut les contempler, qui peut ouir les soupirs
amers de cette créature immolée à l' homme !
Des bras ensanglantés se plongent dans ses
entrailles fumantes, un soufflet gonfle l' animal
expiré, et lui donne une forme hideuse ;
ses membres partas sous le couperet vont
être distribués en morceaux, et l' animal est
tout à la fois enseigne et marchandise.
Quelquefois le boeuf, étourdi du coup et
non terrassé, brise ses liens, et furieux
s' échappe de l' antre du trépas ; il fuit ses
bourreaux, et frappe tous ceux qu' il rencontre,
comme les ministres ou les complices
de sa mort ; il pand la terreur, et l' on fuit
devant l' animal qui la veille étoit venu à la
boucherie d' un pas docile et lent. Des femmes,
des enfans qui se trouvent sur son passage,
sont blessés ; et les bouchers qui courent
après la victime échappée, sont aussi
dangereux dans leur course brutale que l' animal
que guident la douleur et la rage.
Ces bouchers sont des hommes dont la
p125
figure porte une empreinte féroce et sanguinaire,
les bras nus, le col gonf, l' oeil rouge,
les jambes sales, le tablier ensanglanté ; un
bâton noueux et massif arme leurs mains pesantes
et toujours ptes à des rixes dont elles
sont avides. On les punit plusrement que
dans d' autres professions, pour réprimer leur
férocité ; et l' expérience prouve qu' on a
raison.
Le sang qu' ils répandent, semble allumer
leurs visages et leurs temramens. Une luxure
grossiere et furieuse les distingue, et il
y a des rues près des boucheries, d' s' exhale
une odeur cadavéreuse, où de viles prostituées,
assises sur des bornes en plein midi,
affichent publiquement leur débauche. Elle
n' est pas attrayante : ces femelles mouchetées,
fardées, objets monstrueux et dégoûtans,
toujours massives et épaisses, ont le
regard plus dur que celui des taureaux ; et
ce sont des beautés agréables à ces hommes
de sang, qui vont chercher la volupté dans
les bras de ces Pasiphaé.
CHAPITRE 43
p126
l' air vicié.
dès que l' air ne contribue plus à la conservation
de la santé, il tue ; mais la santé est le
bien sur lequel l' homme se montre le plus
indifférent. Des rues étroites et mal percées,
des maisons trop hautes et qui interrompent
la libre circulation de l' air, des boucheries,
des poissonneries, des égouts, des cimetieres,
font que l' athmosphere se corrompt,
se charge de particules impures, et que cet
air renfermé devient pesant et d' une influence
maligne.
Les maisons d' une hauteur mesurée sont
cause que les habitans du rez-de-chaussée et
du premier étage sont encore dans une espece
d' obscurité lorsque le soleil est au plus haut
point de son élévation.
Les maisons élevées sur les ponts, outre
p127
l' aspect hideux qu' elles présentent, emchent
le courant d' air de traverser la ville d' un bout
à l' autre, et d' emporter avec les vapeurs de
la Seine tout l' air corrompu des rues qui
aboutissent aux quais.
Lorsque le citoyen veut, les fêtes et les
dimanches, respirer l' air pur de la campagne,
à peine a-t-il mis le pied hors des barrieres,
qu' il trouve les exhalaisons infectes qui sortent
des gadoues et autres immondices : elles
couvrent les campagnes à une demi-lieue
de la capitale. Ses promenades sont infectées,
parce qu' on n' a pas eu l' attention de porter
les boues un peu plus loin : les beaux boulevards
s' en ressentent et perdent ainsi leur
agrément. Aucun soin paternel ne veille à
dédommager le citadin de ses fatigues journalieres,
et de l' argent qu' il donne.
On sait que les vétaux tendent à conserver
l' athmosphere dans un état de salubrité,
à la purger même de toute corruption : voilà
pourquoi les anciens environnoient leurs temples
et leurs places publiques de grands
p128
arbres : pourquoi ne les imiterions-nous pas ?
L' odeur cadavéreuse se fait sentir dans presque
toutes les églises ; de là l' éloignement
de beaucoup de personnes qui ne veulent
plus y mettre le pied. Le voeu des citoyens,
les arrêts du parlement, les réclamations, tout
a été inutile : les exhalaisons sépulcrales
continuent à empoisonner les fideles. On prétend
néanmoins que l' on prend une odeur de moisi
ou de cave qui regne dans ces amas énormes
de pierres, pour une odeur de mort. L' on
m' a certifié que les cadavres sont transportés
dans les cimetieres la nuit qui suit l' enterrement,
et qu' il n' en reste pas un seul dans
les caveaux des églises, à moins qu' ils ne soient
murés ; distinction rarement accore.
Mais enfin, ces vingt mille cadavres ne sortent
pas de la capitale ; et quand on songe
que dans le cimetiere des innocens on
enterre des morts depuis mille ans, que l' on
n' attend pas que la terre ait achevé de consumer
p129
ces déplorables restes ; l' imagination révoltée
repousse les tableaux qui viennent l' assaillir.
Indépendamment des cimetieres, faut-il
s' étonner que l' air soit vic? Les maisons sont
puantes, et les habitans perpétuellement incommodés.
Chacun a dans sa maison des magasins
de corruption ; il s' exhale une vapeur
infecte de cette multitude de fosses
d' aisance. Leurs vuidanges nocturnes répandent
l' infection dans tout un quartier, coûtent la
vie à plusieurs malheureux, dont on peut apprécier
la misere par l' emploi périlleux et
dégoûtant, auquel ils se livrent.
Ces fosses, souvent mal construites, laissent
échapper la matiere dans les puits voisins.
Les boulangers qui sont dans l' habitude de
se servir de l' eau des puits, ne s' en abstiennent
pas pour cela ; et l' aliment le plus ordinaire
est nécessairement imprégné de ces
parties méphitiques et mal-faisantes.
Les vuidangeurs aussi, pour s' épargner la
peine de transporter les matieres fécales hors
p130
de la ville, les versent au point du jour dans
les égouts et dans les ruisseaux. Cette épouvantable
lie s' achemine lentement le long des
rues vers la riviere de Seine, et en infecte les
bords, où les porteurs d' eau puisent le matin
dans leurs seaux l' eau que les insensibles parisiens
sont obligés de boire.
Quelque chose de plus incroyable encore,
c' est que les cadavres que volent ou qu' achetent
les jeunes chirurgiens pour s' exercer
dans l' anatomie, sont souvent cous par morceaux,
et jetés dans les fosses d' aisance. à leur
ouverture, l' oeil est quelquefois frappé de ces
horribles bris anatomiques, qui réveillent
des idées de forfaits. Le travail, indépendamment
de l' effroi qu' il inspire, devient plus
redoutable aux vuidangeurs. La mitte, le
plomb, les terrasse ou les tue, et l' humanité
vivante est encore plus outragée que l' humanité
qui n' est plus. ô superbe ville ! Que
d' horreurs dégoûtantes sont cachées dans tes
murailles ! Mais n' artons pas plus long-tems
les regards du lecteur sur ces épouvantables
sultats d' une nombreuse société.
p131
Les belles et neuves expériences, faites
sur la décomposition et la recomposition de
l' air, nous offrent des secours utiles, inconnus
à toute l' antiquité ; et pour peu que
l' administration se porte à favoriser ces curieuses
découvertes, (qui nous en promettent
d' autres) les grandes villes auront un fléau
de moins à supporter.
Il n' est pas possible que l' indolence et
l' insensibilité ferment les yeux de l' administration
sur les miracles de la chymie. Cette
science, débarrassée de ses vieilles formules,
paroît venir enfin au-devant de l' humani
souffrante, et lui apporter les vrais remedes
sur lesquels l' art s' étoit trompé lui-même.
Quoi de plus important que la santé des
citoyens ? La force desrations futures et
conséquemment celle de l' état ne sont-elles
pas dépendantes de ces soins municipaux ? Mais
les meilleures institutions sont soumises à des
lenteurs et à des ménagemens, parce que le
bien n' est jamais aussi prompt, aussi aisé à faire
que le mal.
p132
Une ordonnance du regne de Henri Iv les
appelle maîtres sisi . L' ancienne thode des
vuidangeurs vient d' être abolie par le
gouvernement, et ils sont obligés de se conformer
à une méthode nouvelle, confirmée par
l' expérience et approuvée de l' académie des
sciences.
L' oration qui est en usage depuis peu,
n' a aucun des inconvéniens de l' ancienne.
Au moyen du feu l' on purifie les vapeurs
phitiques, et l' on doit beaucoup de reconnoissance
au corps illustre qui n' a pasdaig
de s' occuper de tels objets.
Les travaux des chymistes ont diminué
les accidens occasionnés par la vuidange des
fosses d' aisance, puits et puisards. On sait
aujourd' hui ce qu' on avoit si long-tems ignoré,
ce qu' est l' air méphitique et de quelle
maniere on peut combattre ses influences
dangereuses et meurtrieres. Les bienfaits de
la chymie deviennent chaque jour plus nombreux,
et donnent des moyens qui intéressent essentiellement
l' humanité.
p133
L' administration consulte plus que jamais ces
utiles physiciens. C' est par eux qu' on a proscrit
l' ancien usage de n' employer que des vaisseaux
de cuivre pour transporter à Paris le lait qui s' y
consomme, ainsi que les balances de cuivre,
dont les bitans de sel, de tabac et de fruits
étoient dans l' habitude de se servir ; car la
moindre décomposition de cetal est funeste
et cause des ravages cachés dans l' économie
animale ; et il a fallu non-seulement l' apprendre
au peuple, mais l' en garantir encore par
autorité.
C' est à la recommandation des mêmes chymistes
que la police a fait prohiber chez les marchands
de vin les comptoirs ainsi que les
tables de plomb, qui offroient à la liqueur
incessamment versée une dissolution fatale et
aisée. Le vin ne s' adoucissoit, en passant sur
ces comptoirs, que pour se transformer en
poison, et l' abus antique et dangereux a été
enfin supprimé. Ainsi je dis le bien comme le
mal.
La profession des vuidangeurs n' est devenue
p134
libre que depuis le nouvel édit : auparavant
elle ne l' étoit pas. Qui l' eût cru ?
Il n' y a pas de loi, sans doute, qui pût
condamner les hommes et même les criminels
à descendre journellement dans l' intérieur
des fosses, à y respirer un air impur, à livrer
tous leurs sens aux vapeurs fétides et empoisonnées
qui les minent, les rongent, les dessechent,
et qui donnent à leur visage la
pâleur livide et anticipée des tombeaux. Eh
bien, ce que la tyrannie et la contrainte n' auroient
pu faire exécuter, un peu d' argent le
fait sans violence ni contrainte.
Mais la police a jeté un regard de juste
compassion sur ces malheureux qui sont forcés
de combattre le poison qui les tue par l' habitude,
et même l' abus des liqueurs spiritueuses.
Il faut qu' ils s' étourdissent pour braver
audacieusement ces miasmes pestilentiels,
et la dépense nécessaire d' eau-de-vie les met
hors d' état de sortir de l' indigence à la suite
de ces travaux que rien assurément ne sauroit
payer.
p135
Ces victimes de la société ne gagnoient,
après avoir si bien mérité d' elle, qu' une vieillesse
douloureuse et prématurée. La police est
venueparer l' injustice atroce des hommes :
elle a ménagé à ces courageux infortunés, des
ressources, des secours pour eux et pour leurs
familles. Ils trouveront un lit dans les hôpitaux
lorsqu' ils seront malades ; ils auront la
subsistance lorsque le travail leur manquera ; ils
pourront enfin satisfaire aux besoins journaliers.
Cette attention done à une classe d' hommes
plongés dans l' état le plus humiliant, et
de qui les derniers citoyenstournent leurs
regards avec mépris, mérite ici les plus grands
éloges. On voit que l' art de raisonner les
différentes parties de l' administration se forme
enfin ; car n' est-on pas heureux de rencontrer
des hommes qui se dévouent à des orations
aussi dégtantes, à l' appât de quelques pieces
de monnoie ? Et ne leur doit-on pas quelque
dédommagement dans l' ordre de la simple
équité ?
CHAPITRE 44
p136
fosses vétérinaires.
l' équarrissage des chevaux a mérité
l' attention de la police. On appelle
équarrisseurs les gens qui tuent les chevaux, et
équarrissage l' action de les dépouiller et de les
dépecer. On appelle boyautiers les gens qui
commercent les intestins d' animaux pour en tirer ces
cordes d' instrumens qui deviennent harmoniques
et sentimentales sous la savante main de nos
artistes.
L' équarrissage des chevaux, dont lesbris
étoient dispersés sur les terreins adjacens,
pandoit une odeur fétide et insupportable,
pire que celle des vuidanges.
Ce spectacle dégoûtant de chevaux et d' animaux
morts ou écorchés, de peaux, d' intestins,
d' ossemens, de chairs, que des meutes
de chiens venoient dévorer, et dont ils
p137
emportoient des lambeaux, vient de cesser
enfin. On a établi des fosses vétérinaires aux
quatre coins de la ville, et à plusieurs milles
de Paris. Ainsi ce mêlange de matieres animales,
qui augmentoit prodigieusement la putréfaction,
n' infecte plus les fauxbourgs de la
capitale. Nous nous empressons de le publier,
nous voyons qu' on s' occupe plus que jamais
du soin de remédier aux abus ; et cela nous
donne plus de courage pour achever ce tableau,
, comme dans ceux de Rembrant,
les couleurs noires dominent : mais ce n' est
pas notre faute, c' est celle du sujet.
CHAPITRE 45
termination de l' habitude.
si l' on me demande comment on peut rester
dans ce sale repaire de tous les vices et de
tous les maux entass les uns sur les autres,
au milieu d' un air empoison de mille vapeurs
putrides, parmi les boucheries, les cimetieres,
p138
les pitaux, les égouts, les ruisseaux
d' urine, les monceaux d' excrémens, les boutiques
de teinturiers, de tanneurs, de corroyeurs ;
au milieu de la fue continuelle de
cette quantité incroyable de bois, et de la
vapeur de tout ce charbon ; au milieu des parties
arsénicales, sulfureuses, bitumineuses, qui
s' exhalent sans cesse des ateliers où l' on tourmente
le cuivre et les métaux : si l' on me demande
comment on vit dans ce gouffre, dont
l' air lourd et fétide est si épais qu' on en
appeoit et qu' on en sent l' athmosphere à plus
de trois lieues à la ronde ; air qui ne peut pas
circuler, et qui ne fait que tournoyer dans ce
dédale de maisons : comment enfin l' homme
croupit volontairement dans ces prisons, tandis
que s' il lâchoit les animaux qu' il a façonnés
à son joug, il les verroit, guidés par le
seul instinct, fuir avec précipitation et chercher
dans les champs l' air, la verdure, un
sol libre, embaumé par le parfum des fleurs :
je répondrai que l' habitude familiarise les
parisiens avec les brouillards humides, les
p139
vapeurs mal-faisantes et la boue infecte.
Ensuite l' opéra, la comédie, les bals, les
catins et les spectacles les consolent de la
perte de la santé. Qu' importe que les liqueurs
qui circulent dans nos veines, s' épaississent,
se coagulent, forment des engorgemens,
pourvu que l' on voie danser Vestr-Allard ?
On n' a plus besoin de force ni de courage,
quand on ne parcourt plus d' autre espace que
celui qui sépare les trois spectacles.
Les parisiens ne sont pas trop jaloux de
communiquer avec le firmament et ses beautés.
C' est aux paysans à qui il appartient de
contempler le ciel : pour eux, ils regardent
le soleil sans admiration, sans reconnoissance,
et à peu près comme le laquais qui les éclaire.
Vivre aux bougies est même une distinction
de l' opulence : on ne jouit qu' aux bougies ;
on ne se rassemble qu' aux bougies ; tous les
gens riches sont brouillés avec le soleil. Le
jour n' est pas fait pour éclairer leurs plaisirs ;
sa clarté est ignoble. C' est un peuple de
morts, qui n' existe que dans des sallons
hermétiquement
p140
fermés, et au milieu des flambeaux.
CHAPITRE 46
noyés. Vapeurs du charbon.
il faut bien du tems pour amener l' ordre
dans les parties les plus communes de la police
la plus ordinaire. Qui croiroit que, il n' y
a pas vingt ans, lorsqu' on repêchoit un noyé,
au lieu de lui administrer promptement les
secours propres à le rappeller à la vie, on
le laissoit à moitié corps dans l' eau, jusqu' à
ce qu' un commissaire fût arrivé pour dresser
son procès-verbal ? On n' osoit y toucher avant
cet acte ; le guet vous repoussoit rudement.
L' ignorance suspendoit le noyé par les pieds,
dans la fausse idée de lui faire rendre l' eau.
Aucun n' échappoit à la mort.
Enfin, l' on a reconnu qu' au lieu d' un
commissaire il étoit plus à propos d' appeller un
p141
chirurgien . Le premier établissement humain
en faveur des personnes noes est dû au corps
municipal ; ce qui acidé l' attention de la
police envers d' autres infortunés : ainsi ce n' est
que par l' exemple que se perfectionnent les
différentes branches de l' administration publique.
On a employé différentes méthodes qui,
plus ou moins heureuses, ont arraché des bras
de la mort une foule de citoyens rendus à
leurs familles par cette sage mais tardive
précaution.
La machine fumigatoire qui agit par le
fondement, les frictions et l' insufflation, sont les
principaux secours administrés, et sans lesquels
les personnes submergées seroient certainement
mortes. On y joint l' eau-de-vie camphrée,
prise à la dose d' une cuillerée,
l' alkali-volatil-fluor, mais comme stimulant ; on
l' introduit dans les narines avec des meches de
papier.
De cent trente-huit personnes noyées à
Paris, quatre-vingt-douze ont dû la vie au
nouvel établissement qui a rempla l' usage
p142
le plus inepte et le plus barbare. Cette date
moderne prouve que l' on s' occupe depuis
bien peu de tems de la conservation des citoyens ;
mais enfin nous avons su rougir de
notre indifférence.
Ceux qui tomboient dans l' eau avant cette
époque, perdoient inévitablement la vie, et
de misérables formes judiciaires s' opposoient
à leur salut ; on n' accordoit rien à un marinier
qui sauvoit un no, et par une contradiction
étrange on le payoit quand il avoit
retiun cadavre. De provenoit la lenteur
cruelle des bateliers à prévenir la submersion
totale. Nous nous sommes élevés les
premiers contre ces abus dans l' an deux mil
quatre cent quarante, il y a près d' onze anes ;
et nous avons vu avec une joie secrete
que nos plaintes publiques avoient été entendues.
Aujourd' hui les frais qu' entraîne l' administration
des secours sont à la charge de la police,
et l' on délivre des gratifications à ceux
qui ont directement ou indirectement contrib
p143
à rappeller à la vie les noyés. Je lepete,
oh ! Que de tems il faut pour conduire
un peuple aux notions les plus simples de la
raison et de l' humanité !
La vapeur du charbon produit encore, sur-tout
dans les fauxbourgs, des sastres plus
fréquens. Outre les chagrins amers et renaissans
attachés à l' extrême indigence, il est un
accident familier aux malheureux qui ne sont
pas assez riches pour acheter du bois. Il faut
savoir qu' il y a une nombreuse portion de
citoyens qui n' habitent que des cabinets ou
des recoins obscurs, il n' y a point de
cheminées ; et c' est ce qui m' a fait dire dans le
premier chapitre intitulé coup-d' oeil général ,
qu' on trouvoit à Paris des lapons végétans
dans des cases étroites . Ces infortunés sont
obligés, dans les rigueurs de l' hiver, de faire
du feu au milieu de leurs chambres ; et le
toit n' est pas percé, comme chez les sauvages.
Il arrive souvent qu' ils sont surpris, eux et
leurs enfans, et suffoqués par la vapeur du
charbon. Personne n' est à l' abri de ces accidens
p144
imprévus ; car le voisinage d' un pauvre
suffit pour tuer un riche. On diroit que l' un
se venge de l' autre.
Un médecin habile pense qu' en ce cas-là,
l' usage trop pandu de l' alkali-volatil-fluor
devient dangereux, et que dans cette
espece d' asphyxie il y a un excès de chaleur
dans la tête ; que par conséquent il seroit funeste
d' irriter encore cette partie du corps
et d' y déterminer une plus grande quantité
de chaleur. Il propose les frottemens itérés
à la plante des pieds, et il a rendu la vie par
ce moyen à plusieurs asphyxiés.
Ne seroit-il pas possible de donner au charbon
de terre une pparation qui lui enleveroit
ce qu' il a de meurtrier ? C' est à quoi
l' on travaille, et je ne doute pas que l' administration
ne veille à constater l' expérience.
Pourquoi n' accorderoit-on pas une médaille
à tout homme qui, dans un danger pressant,
auroit sauvé la vie à un citoyen ? Sa plus
grande récompense assurément seroit toujours
dans son coeur ; mais la patrie ne seroit pas
p145
quitte envers lui, et lui devroit une marque
de reconnoissance pour avoir enleau trépas
un de ses enfans.
Avant les observations sur les asphyxies,
avant les découvertes des moyens curatifs (on
le dit en frémissant) la plupart des asphyxiés
dans le fait étoient enterrés vivans. Combien
l' homme n' a-t-il pas besoin de la
science, puisqu' elle seule sauve aujourd' hui
de cet horrible danger, et les vuidangeurs,
et les cureurs de puits, et les fossoyeurs,
et les mons employés à la fouille des
terreins, et tous ces hommes enfin, qui par
leurs travaux sont si utiles, et à qui la socié
doit tant !
L' indifférence absolue sur leur sort n' étoit-elle
pas un crime politique ? On sait aujourd' hui
qu' il ne faut jamais saigner un asphyxié ;
que l' aspersion d' eau froide au visage
et quelques cuillerées de vinaigre le rappellent
à la vie. On sait aujourd' hui qu' un brasier
ardent peut désinfecter un lieu empoison;
qu' un tuyau adapté à un fourneau
p146
épuise l' air méphitique ; qu' avec quelques
pelletées de chaux vive on corrige une vanne
mortelle.
L' attention paternelle du gouvernement
vient depandre sur cet objet un catéchisme
pour l' instruction du peuple ; le peuple saura
que ces morts apparentes ne sont pas des morts
elles ; il apprendra de quelle maniere l' on
peut rappeller à la vie les noyés et les
asphyxiés ; il se familiarisera les remedes dont
l' extrême simplicité garantit le succès.
C' est M Le Noir, lieutenant-général de
police, qui a fait dresser ce catéchisme
instructif , mis à la portée du peuple, et qui l' a
fait distribuer aux curés des villes et des
campagnes, afin qu' ils pandissent la méthode
propre à combattre les fréquens et terribles
effets du phitisme (mot nouveau, qui signifie
vapeur empoisonnée) . Les curés ne dédaigneront
pas de communiquer aux villageois
ces importantes lumieres ; car si le premier
précepte de la religion est l' accomplissement
des oeuvres de charité et de miricorde,
p147
son triomphe n' est-il pas de veiller à la
conservation de l' homme ? Et pourquoi des
procédés faciles, qui peuvent rendre un bon pere
de famille à la société, ne seroient-ils pas
enseignés aps la lecture des vérités évangéliques ?
Quoi de plus honorable pour le ministere,
que d' allier le salut des corps au salut
des ames ?
CHAPITRE 47
chambres garnies.
un boyard vient habiter une mansarde sur
le palais-royal, et un moscovite se loge dans
un entresol écrasé, à un prix exorbitant ;
un staroste et un helvétien se partagent un
me appartement.
Les chambres garnies sont sales. Rien n' afflige
plus un pauvre étranger, que de voir
des lits mal-propres, des fenêtres où sifflent
tous les vents, des tapisseries à demi pourries,
un escalier couvert d' ordures. En général
p148
le parisien vit dans la crasse : on n' a pas
assez pourvu aux besoins des voyageurs, et
cependant qui est-ce qui ne voyage pas ?
Un anglois et un hollandois, qui se sont
fait une jouissance de la propreté la plus
délectable, se trouvent couchés dans un lit
infecté d' animaux incommodes ; et tous les
vents coulis entrent dans leur chambre. Ils
quittent le plus tôt possible une ville tous
les sens sont douloureusement affectés, et
emportent l' argent qu' ils y auroient laissé.
Les chambres garnies sont un asyle contre
les créanciers : quiconque n' a pas fait des
lettres de change qui contraignent par corps,
et qui n' est pas marchand, arrête la voracité
des huissiers : il sort de sa chambre garnie
pour se promener sans risque, et dit comme
Bias : omnia mecum porto .
On ne paie point de capitation personnellement
dans les chambres garnies ; mais
celui qui vous les loue, paie et vous fait payer
en conséquence : il faut donner son nom
sur des registres qui vont à la police, et
p149
elle sait bien ce qu' elle en fait.
L' enlevement des particuliers se fait beaucoup
plus facilement dans les chambres garnies
qu' ailleurs, et l' on n' y regarde pas de
si ps. Quand quelqu' un est arrêté par ordre
du gouvernement, l' exempt crie à tous que
c' est un voleur ; et comme la personne est
non-domiciliée, on croit qu' elle a volé : on
n' en parle plus le soir même, et sa mémoire
est ensevelie pour jamais.
Il y a eu des années où l' on a compté à
Paris cent mille étrangers, tous en chambres
garnies ; ce nombre est considérablement diminué.
Le prix des chambres garnies est fort
inégal : vous aurez un appartement de quatre
pieces ps du Luxembourg, qui vous coûtera
six fois plus près du palais-royal.
Ces malheureuses créatures, qui au sortir
des spectacles vous arrêtent sur le pa
et vous poursuivent dans le ruisseau, sont
en chambres garnies. Elles paient le double
de ce que paieroit une femme honnête ; de
sorte que ce loyer renaissant les écrase. Elles
p150
ne peuvent sortir de la triste condition où
elles sont plongées que par une aventure heureuse
et rare.
Il est défendu de louer à des femmes prostituées ;
et sans elles néanmoins la moitié des
appartemens seroient vuides : les perruquiers
et les marchands de vin sont les principaux
propriétaires de ces sales tripots ; ils en tirent
beaucoup d' argent, se font payer d' avance,
vexent ces déplorables créatures, et en sont
encore les espions.
CHAPITRE 48
fiacres.
les misérables rosses qui traînent ces voitures
délabrées, sortent des écuries royales,
et ont appartenu à des princes du sang, enorgueillis
de les posséder.
Ces chevaux réformés avant leur vieillesse,
passent sous le fouet des plus impitoyables
oppresseurs. Ci-devant nobles quadrupedes,
p151
impatiens du frein, traînant l' équipage superbe
comme un fardeau léger ; maintenant
malheureux animaux, tirant le nerf, humides
de pluie, dégouttans d' une sueur sale, fatigués,
tourmentés pendant dix-huit heures
par jour, sous le poids des courses que le
public leur impose.
Ces voitures hideuses, dont la marche obscure
est si traînante, servent quelquefois d' asyle
à la jeune fille échappée un instant à la
vigilance de ses argus, et qui montant d' un
pied agile et non apperçu, veut converser
avec son amant sans être vue ni remarquée.
Rien ne volte l' étranger qui a vu les carrosses
de Londres, d' Amsterdam, de Bruxelles,
comme ces fiacres et leurs chevaux agonisans.
Quand les fiacres sont à jeûn, ils sont assez
dociles ; vers le midi ils sont plus difficiles ; le
soir ils sont intraitables ; les rixes fréquentes
qui s' élevent sont jugées chez les commissaires ;
ils inclinent toujours en faveur du cocher.
Plus les cochers sont ivres, plus ils
p152
fouettent leurs chevaux ; et vous n' êtes jamais
mieux mené que quand ils ont perdu la tête.
Il s' agissoit de je ne sais quelle réforme, il
y a quelques anes : les fiacres s' aviserent
d' aller tous, au nombre de presque dix-huit
cents, voitures, chevaux et gens, à Choisy,
étoit alors le roi, pour lui présenter une
requête. La cour fut fort surprise de voir dix-huit
cents fiacres vuides qui couvroient au loin
la plaine, et qui venoient apporter leurs humbles
remontrances au pied du trône : cela donna
une sorte d' inquiétude. On les congédia
comme ils étoient venus : les quatre représentans
de l' ordre furent mis en prison, et l' on
envoya l' orateur à Bicêtre avec son papier et
sa harangue.
Rien de si commun que la soudaine rupture
des soupentes ou des roues : vous avez
le nez cassé ou une contusion au bras ; mais
vous êtes dispensé de payer la course.
Les fiacres ne peuvent aller jusqu' à Versailles,
ni sur les routes où il y a des bureaux
de voitures, qu' en payant une permission
p153
particuliere . Dès qu' ils sont hors des
barrieres, ils vous font la loi malgles tarifs :
les uns sont d' une complaisance extrême, les
autres sont emportés, insolens ; il est plus tôt
fait de les appaiser avec quelques sols de plus,
que d' aller demander justice, ou de se la
faire soi-me ; et c' est le parti que prennent
tous les honnêtes gens.
Si vous oubliez quelque chose dans la voiture,
comme elle est numérotée, vous allez
à un bureau en faire la réclamation, et l' objet
vous est ordinairement rendu.
La commodité et la sûreté publique exigeroient
que les fiacres fussent moins sales,
plus solides, mieux montés ; mais la rareté, la
cherté des fourrages, et l' impôt consirable
de vingt sols par jour, pour rouler sur le
pavé, empêchent les réformes les plus desirables.
CHAPITRE 49
p154
porteurs d' eau.
on achete l' eau à Paris. Les fontaines publiques
sont si rares et si mal entretenues,
qu' on a recours à la riviere ; aucune maison
bourgeoise n' est pourvue d' eau assez abondamment.
Vingt mille porteurs d' eau, du matin
au soir, montent deux seaux pleins,
depuis le premier jusqu' au septieme étage, et
quelquefois par-delà : la voie d' eau cte six
liards ou deux sols. Quand le porteur d' eau
est robuste, il fait environ trente voyages
par jour.
Quand la riviere est trouble, on boit l' eau
trouble : on ne sait trop ce qu' on avale ; mais
on boit toujours. L' eau de la Seine relâche
l' estomac, pour quiconque n' y est pas accoutumé.
Les étrangers ne manquent presque jamais
l' incommodité d' une petite diarrhée ;
mais ils l' éviteroient, s' ils avoient la précaution
p156
de mettre une cuillerée de bon vinaigre
blanc dans chaque chopine d' eau.
" l' on a vu, sous le costume nible et
laborieux d' un porteur d' eau,... etc. "
CHAPITRE 50
le pont-neuf.
le pont-neuf est dans la ville ce que le
coeur est dans le corps humain, le centre du
mouvement et de la circulation ; le flux et
le reflux des habitans et des étrangers frappent
tellement ce passage, que pour rencontrer
les personnes qu' on cherche, il suffit
de s' y promener une heure chaque jour.
Les mouchards se plantent là ; et quand
au bout de quelques jours ils ne voient pas
leur homme, ils affirment positivement qu' il
est hors de Paris. Le coup-d' oeil est plus
beau de dessus le pont-royal ; mais il est
plus étonnant de dessus le pont-neuf. Là, les
parisiens et les étrangers admirent la statue
équestre de Henri Iv, et tous s' accordent
à le prendre pour le modele de la bonté et
de la popularité.
Un pauvre poursuivoit un homme le long
p157
des trottoirs ; c' étoit un jour de fête : au nom
de saint Pierre, disoit le mendiant, au nom
de saint Joseph, au nom de la vierge Marie,
au nom de son divin fils, au nom de Dieu .
Arrivé devant la statue d' Henri Iv, au nom
d' Henri Iv, dit-il. au nom d' Henri Iv ?
tiens, et il lui donna un louis d' or.
Un de ces hommes qui vendent des dailles
de plâtre, en portoit deux, l' une devant,
l' autre derriere ; c' étoit le médaillon de
Henri Iv et celui de Louis Xiv. Combien
le premier ? Six francs, dit le vendeur. Et
l' autre, le vendez-vous de même ? Je ne
les sépare point, monsieur ; sans le premier
je ne vendrois jamais le second.
On croit dans les provinces, qu' on ne
sauroit traverser le pont-neuf la nuit, sans
courir risque d' être jeté à la riviere. On parle
des attentats de Cartouche comme si ce voleur
subsistoit encore : c' est le passage le plus
r qui soit à Paris.
Gaston d' Orans, frere de Louis Xiii,
se plaisoit à voler des manteaux sur le pont-neuf,
p158
et la moire s' en est conservée.
Au bas du pont-neuf sont les recruteurs,
raccoleurs, qu' on appelle vendeurs de chair
humaine . Ils font des hommes pour les colonels,
qui les revendent au roi : autrefois
ils avoient des fours où ils battoient, violentoient
les jeunes gens qu' ils avoient surpris
de force ou par adresse, afin de leur arracher
un engagement. On a suppri enfin
cet abus monstrueux ; mais on leur permet
d' user de ruse et de supercherie pour enler
la canaille.
Ils se servent d' étranges moyens : ils ont
des filles de corps-de-garde , au moyen desquelles
ils séduisent les jeunes gens qui ont
quelque penchant au libertinage : ensuite ils
ont des cabarets, ils enivrent ceux qui
aiment le vin : puis ils promenent, les veilles
du mardi gras et de la s Martin, de longues
perches surchargées de dindons, de poulets,
de cailles, de levrauts, afin d' exciter l' appétit
de ceux qui ont échappé à celui de la
luxure.
p159
Les pauvres dupes, qui sont à considérer
la samaritaine et son carillon, qui n' ont
jamais fait un bon repas dans toute leur vie,
sont tentés d' en faire un, et troquent leur
liberté pour un jour heureux. On fait résonner
à leurs oreilles un sac d' écus, et l' on crie,
qui en veut ? Qui en veut ? C' est de cette
maniere qu' on vient à bout de compléter une
armée de héros qui seront la gloire de l' état
et du monarque. Ces héros ctent au bas
du pont-neuf trente livres piece : quand ils
sont beaux hommes, on leur donne quelque
chose de plus. Les fils d' artisans croient
affliger beaucoup leurs peres et meres en s' engageant :
les parens les gagent quelquefois,
et rachetent cent écus l' homme qui n' en a
coûté que dix ; cet argent tourne au profit du
colonel et des officiers recruteurs.
Ces recruteurs se promenent la tête haute,
l' ée sur la hanche, appellant tout haut les
jeunes gens qui passent, leur frappant sur
l' épaule, les prenant sous le bras, les invitant
à venir avec eux, d' une voix qu' ils tâchent
p160
de rendre mignarde. Le jeune homme se défend,
les yeux baissés, la rougeur sur le
front, et avec une espece de crainte et de
pudeur ; ce qui commande l' attention, la
premiere fois qu' on est témoin de ce jeu
singulier.
Ces recruteurs ont leurs boutiques dans
les environs, avec un drapeau armorié, qui
flotte et qui sert d' enseigne. Là, ceux qui
sont de bonne volonté viennent donner leur
signature. Un de ces recruteurs avoit mis
sous son enseigne ce vers de Voltaire, sans
en sentir la force ni la conséquence :
le premier qui fut roi, fut un soldat heureux .
J' ai vu ce vers bien imprimé pendant six
semaines ; puis le vers a disparu, sans qu' aucun
des enrôlés sous cette devise l' eût peut-être
compris.
Autrefois le gros Thomas, le corype
des orateurs, tenoit ses séances sur le
pont-neuf. Voici son portrait fidélement
tracé, pour la satisfaction de ceux qui ne l' ont
pas vu.
p161
" il étoit reconnoissable de loin par sa
taille gigantesque et l' ampleur de ses habits ;
monté sur un char d' acier, sa tête
élevée et coëffée d' un panache éclatant,
figuroit avec la tête royale d' Henri Iv ;
sa voix mâle se faisoit entendre aux deux
extrêmités du pont, aux deux bords de
la Seine. La confiance publique l' environnoit,
et la rage de dents sembloit venir
expirer à ses pieds. La foule empressée de
ses admirateurs, comme un torrent qui
toujours s' écoule et reste toujours égal,
ne pouvoit se lasser de le contempler ;
des mains sans cesse élevées imploroient
ses remedes, et l' on voyoit fuir le long
des trottoirs, les médecins consters et
jaloux de ses succès. Enfin, pour achever
le dernier trait de l' éloge de ce grand
homme, il est mort sans avoir reconnu la
faculté. "
un anglois, dit-on, fit la gageure, il y
a cinq ans, qu' il se promeneroit le long du
pont-neuf pendant deux heures, offrant au
p162
public des écus neufs de six livres à vingt-quatre
sols piece, et qu' il n' épuiseroit pas
de cette maniere un sac de douze cents
francs, qu' il tiendroit sous son bras. Il se
promena criant à haute voix, qui veut des écus
de six francs tout neufs à vingt-quatre sols ?
je les donne à ce prix . Plusieurs passans
toucherent, palperent les écus, et continuant
leur chemin, leverent les épaules en disant :
ils sont faux, ils sont faux . Les autres souriant
comme surieurs à la ruse, ne se donnoient
pas la peine de s' arrêter ni de regarder.
Enfin une femme du peuple en prit
trois en riant, les examina long-tems, et
dit aux spectateurs : allons, je risque trois
pieces de vingt-quatre sols par curiosité .
L' homme au sac n' en vendit pas davantage,
pendant une promenade de deux heures ;
il gagna amplement la gageure contre celui
qui avoit moins bien étudié que lui, ou
moins bien connu l' esprit du peuple.
Les marches du pont-neuf s' usent visiblement
vers le milieu, et en peu d' années, sous
p163
les pieds des innombrables passans. Elles deviennent
glissantes, et l' on est obligé de les
renouveller.
Des marchandes d' oranges et de citrons
ont au milieu du pont, des boutiques qui forment
un coup-d' oeil agréable : car ce fruit
est aussi sain qu' il est beau.
CHAPITRE 51
pont-royal.
on jouit sur le pont-royal, du plus
beau coup-d' oeil de la ville. On y découvre
d' un côté, le cours, les tuileries, le
louvre ; de l' autre, le palais-bourbon, et
une longue suite de superbes hôtels. Les deux
quais de l' isle-du-palais, et les deux autres
qui bordent la riviere, ajoutent beaucoup à
l' agrément de la perspective.
L' entrée par le pont de Neuilly frappe
d' admiration le voyageur, à mesure qu' il s' avance
p164
vers la barriere de Chaillot, d' se
présentent à ses regards étons la magnifique
place de Louis Xv, le jardin et le palais des
tuileries.
Si l' on exécutoit enfin le plan si souvent
proposé debarrasser le pont s Michel,
le pont au change, le pont notre-dame,
et le pont Marie, des gothiques bâtimens
qui les surchargent désagréablement, l' oeil
plongeroit avec plaisir d' une extrêmité de la
ville à l' autre.
Quel contraste choquant entre la magnifique
rive droite du fleuve, et la rive gauche
qui n' est point pavée et est toujours remplie
de boue et d' immondices ! Elle n' est couverte
que de chantiers et de masures habitées
par la lie du peuple. Mais ce qui surprend
davantage encore, c' est que ce cloaque dégoûtant
est borné d' un côté par le palais-bourbon ;
et de l' autre, par le beau quai des théatins.
La galiote de Saint-Cloud part réguliérement
du pont-royal ; et la modicité du
p165
prix y attire les fêtes et les dimanches une
foule de parisiens. Le départ et l' arrivée de
ce bateau ne donnent pas une bien haute
opinion des talens nautiques des matelots de
la Seine, par leur mal-adresse à partir et
à aborder. D' autres parisiens, arris trop
tard pour profiter de la galiote, se jettent
à corps perdu dans des batelets particuliers,
oubliant dans de si frêles bâtimens, que le
filet d' eau de la Seine peut les engloutir,
comme les gouffres du vaste océan. Ceux qui
ont accoutumé de parcourir les mers, tremblent
à la vue de cet embarquement dangereux.
CHAPITRE 52
charmant coup-d' oeil.
un coup-d' oeil très-agréable encore est
celui qu' offre le jardin des tuileries, ou
plutôt les champs-élisées, dans un beau
jour de printems. Les deux rangs de jolies
p166
femmes qui bordent la grande allée, serrées
les unes contre les autres sur une longue
file de chaises, regardant avec autant de liber
qu' on les regarde, ressemblent à un
parterre anide plusieurs couleurs. La diversité
des physionomies et des atours, la
joie qu' elles ont d' être vues et de voir,
l' espece d' assaut qu' elles font lorsque sur leurs
visages brille l' envie de s' éclipser ; tout ajoute
à ce tableau diversifié qui attache les regards
et fait naître mille idées sur ce que les
modes enlevent ou ajoutent à la beauté, sur
l' art et la coquetterie des femmes, sur ce
desir inde plaire, qui fait leur bonheur et
le nôtre.
Les vertugadins de nos meres, leurs étoffes
tailladées de falbalas, leurs épaulettes ridicules,
leurs enceintes de cerceaux, cette
multitude de mouches, dont quelques-unes
ressembloient à de ritables emplâtres, tout
cela est disparu, excepté la hauteur mesue
de leurs coëffures : le ridicule n' a pu
corriger ce dernier usage ; mais ce défaut
p167
est tempépar le goût et la grace qui psident
à la structure de l' élégant édifice. Les
femmes, à tout prendre, sont mieux mises aujourd' hui
qu' elles ne l' ont jamais été : leur
ajustement réunit la légéreté, la décence, la
fraîcheur et les graces. Ces robes d' une étoffe
légere se renouvellent plus souvent que ces
robes brilloient l' or et l' argent ; elles
suivent, pour ainsi dire, les nuances des fleurs
des diverses saisons. Il n' y a que la main de
nos marchandes de modes, pour métamorphoser
avec une si prodigieuse diversité la
gaze, le linon et les rubans. Si les femmes
pouvoient quitter ce choquant enduit de
blanc et de rouge trop prononcé, elles auroient
détruit le mauvais gt de leurs meres,
et jouiroient de tous les avantages que la
nature a versés sur elles : elles n' ont pas besoin
de diamans et de parure, affiches du
luxe et de l' opulence ; les diamans partagent
l' attention que l' on doit à leur beauté réelle, et
le charme le plus piquant d' une belle est
d' ignorer qu' elle le soit.
CHAPITRE 53
p168
boulevards.
c' est une promenade vaste, magnifique,
commode, qui ceint pour ainsi dire
la ville : elle est de plus ouverte à tous les
états, et infiniment peuplée de tout ce qui
peut la rendre agréable et récréative : on
s' y promene à pied, à cheval, en cabriolet ;
et l' on peut placer les boulevards à côté de
tout ce qu' il y a de plus beau à Paris.
Le boulevard duté du midi est le
moins fquenté ; c' est néanmoins le plus
salubre : on ne peut se lasser de l' admirer ;
il est orné de quatre rangs d' arbres, avec
une chaussée d' encaissement, (de cailloux
ou de pavés) de vingt-quatre pieds de largeur,
qui regne dans un contour de six mille
quatre-vingt-trois toises. On ne voit de
ces travaux superbement prolongés et utiles
p169
que dans une immense et riche capitale. Cette
espece d' écharpe ou de ceinture est admirable ;
mais elle renferme des objets pauvres,
désagables et mesquins.
CHAPITRE 54
nos grand' -meres.
nos grand' -meres n' étoient pas si bien
tues que nos femmes ; mais elles appercevoient
d' un coup-d' oeil tout ce qui pouvoit
intéresser le bien-être de la famille : elles
n' étoient pas aussi répandues ; on ne les voyoit
pas incessamment hors de leurs maisons :
contentes d' une royauté domestique, elles
regardoient comme très-importantes toutes
les parties de cette administration. Telle étoit
la source de leurs plaisirs, et le fondement
de leur gloire : elles entretenoient le bon
ordre et l' harmonie dans leur empire, fixoient
le bonheur dans leurs foyers, tandis que leurs
p170
filles abusées vont le chercher vainement
dans le tumulte du monde. Les détails de
la table, du logement, de l' entretien, exerçoient
leurs facultés ; l' économie soutenoit
les maisons les plus opulentes, qui s' écroulent
aujourd' hui. La femme paroissoit s' acquitter
d' une tâche égale aux travaux du mari,
en embrassant cette infinité de soins qui regardent
l' intérieur. Leurs filles, formées de bonne
heure, concouroient à faire régner dans les
maisons les charmes doux et paisibles de la
vie privée ; et l' homme à marier ne craignoit
plus de choisir celle qui, née pour imiter
sa mere, devoit perpétuer la race des femmes
soigneuses et attentives.
Que nous sommes loin de ces devoirs si
simples, si attachans ! Une conduite réglée
et uniforme feroit le tourment de nos femmes ;
il leur faut une dissipation pertuelle,
des liaisons à l' infini, tous les dehors de la
représentation et de la vanité. Elles ne sont
jamais bien dans toutes ces courses, parce
qu' elles veulent être absolument où la nature
p171
ne veut pas qu' elles soient ; et tant qu' elles
auront perdu le gouvernement de la famille,
elles ne jouiront jamais d' un autre empire.
Autre observation : les domestiques faisoient
alors partie de la famille ; on les traitoit
moins poliment, mais avec plus d' affection ;
ils le voyoient et devenoient sensibles
et reconnoissans. Les maîtres étoient mieux
servis, et pouvoient compter sur une fidélité
bien rare aujourd' hui. On les emchoit
à la fois d' être infortus et vicieux ; et pour
l' obéissance, on leur accordoit en échange
bienveillance et protection. Aujourd' hui, les
domestiques passent de maison en maison,
indifférens à quels maîtres ils appartiennent,
rencontrant celui qu' ils ont quitté sans la
moindre émotion. Ils ne se rassemblent que
pour révéler les secrets qu' ils ont pu découvrir :
ils sont espions ; et comme on les paie
bien, qu' on les habille bien, qu' on les nourrit
bien, mais qu' on les méprise, ils le sentent,
et sont devenus nos plus grands ennemis.
Autrefois leur vie étoit laborieuse, dure
p172
et frugale ; mais on les comptoit pour quelque
chose, et le domestique mouroit de
vieillesse à té de son maître.
CHAPITRE 55
des grosses fortunes.
il y a à Paris des fortunes de particuliers,
de trois cents, cinq cents, sept cents, neuf
cents mille livres de rente, et trois ou
quatre peut-être au-deencore. Celles de
cent à cent-cinquante mille livres sont
communes.
L' or, a dit quelqu' un, cherche à s' amonceler :
il va où il y en a déjà ; plus il est
en tas, plus il multiplie. Le premier écu,
a dit Jean-Jacques Rousseau, est plus difficile
à gagner que le dernier million. Cette
rité se fait sentir dans la capitale. Que font
tous ces opulens de leur or ? Ce qu' ils en
font ? Rien de grand, rien de vraiment utile.
p173
Le loisir de ces riches fait qu' ils se tourmentent
à poursuivre des miseres : ils se font
des occupations graves, de futilités : ils ont
des inquiétudes pour se procurer de fausses
jouissances, et ils se tourmentent en arrangeant
des parties de plaisir.
Ils aiment mieux nourrir des chevaux que
des hommes ; ils dépensent en objets de luxe
puérile, ce qui suffiroit à la perfection de
tous les arts utiles ; ils ne donnent rien pour
les expériences physiques, rien pour les sciences
augustes, qui sont la grandeur et la dignité
de l' homme ; s' ils obéissent à quelque caprice
ruineux, ce caprice est toujours petit, obscur
et extravagant ; on cite leur immense richesse,
on a peine à citer leurs bienfaits. Je regarde
autour de moi ; je n' apperçois pas un seul
monument patriotique. Tout est pour l' intérieur
de la maison et pour la valetaille.
Parmi ces hommes opulens, tel est déclaré
humain,néreux, serviable, bon ami, dont
la tête ingénieuse est occupée trois heures
par jour à trouver de nouveaux moyens
p174
pour ruiner son pays et redoubler sa misere.
Il parle d' équité, d' humanité, de bienfaisance ;
et le projet qu' il va donner le lendemain,
ruinera six cents familles : c' est un
accaparement, c' est un monopole ; son or
funeste va ravir à l' industrie pauvre ce qu' elle
auroit pu gagner.
Une province est tout-à-coup dépossédée
de ses productions. Tout est enlevé comme
par enchantement. On honorera du nom de
spéculation , ce qui n' est que l' ouvrage de
l' avarice. Le monopoleur est un homme poli,
qui parle des beaux arts : comment oseroit-on
l' appeller un concussionnaire ? Il est vrai
qu' il fait quelque bien en détail autour de
lui, et des maux horribles en grand à cent
lieues de sa demeure. Il semble étranger au
royaume, et n' exister que pour ses maîtresses
et ses adulateurs.
D' autres thésaurisent, et s' endurcissant à
loisir, ne laissent échapper aucune parcelle de
leur or entas. En vain la misere les supplie
en fondant en larmes ; en vain entendent-ils
p175
le récit des calamités particulieres ; ils sont
insensibles aux malheurs d' un honnête homme,
comme à ceux de l' état.
Préférer une piece d' or à la vie de son
frere, de son semblable ! Le nommer fainéant,
coquin, paresseux, pour se dispenser
d' être charitable ! Masquer son avarice sous
des ptextes faux, tandis qu' on ne se dissimule
pas à soi-même sa dureté ! Ah ! Mérite-t-on
ensuite le nom d' homme ?
Malheureux ! Qui endurcis tes oreilles aux
gémissemens de l' indigence, quand tu auras
le linceul sur le visage, et que tu seras resserré
dans un étroit cercueil, s' il te restoit
quelques sentimens, dis, ne regretterois-tu
point alors de n' avoir pas donné quelques
parcelles de ces richesses inutiles, pour soulager
les maux de tes freres ? Que te restera-t-il
de cette grande opulence ? Un cercueil
de plomb, et quelques marbres sculptés. Eh !
Quand il est en ton pouvoir de tamorphoser
ces pieces de métal en jouissances pures
et intimes, apprends à les connoître, à les
p176
goûter. Veux-tu être maudit aps ta mort,
et que l' on dise : il a dépenpour son orangerie,
pour ses porcelaines, pour ses diamans,
pour son chenil... et pour les hommes ses
semblables ? ... rien. Parlons du moins des
gens qui donnent à dîner. C' est bien peu de
chose, mais c' est toujours cela.
CHAPITRE 56
lesneurs en ville.
quelques gens d' une fortune aisée donnent
ordinairement àner deux ou trois fois
par semaine à leurs amis et à leurs simples
connoissances : une fois invité, vous l' êtes
pour toujours.
Avoir une table à Paris est un objet dispendieux ;
mais ce n' est que dans la capitale
que tel homme peut subsister sans fortune,
sans métier et sans talens. Ce n' est point là
un citoyen fort recommandable, je l' avoue ;
p177
mais enfin, il faut que tout homme vive. Eh !
Qui donnera à manger à celui qui a bon aptit,
si ce n' est le riche ?
Dix-huit à vingt mille hommesnent
réguliérement le lundi chez le marchand, le
mardi chez l' homme de robe, et progressivement
ils achevent la semaine, en montant
d' étage en étage. Le vendredi ils se rendent
de préférence chez l' amateur de marée, et
jamais ils ne se trompent sur le menu. Dans
cette classe sont les agréables et les beaux
parleurs, les musiciens, les peintres, les
abbés, les célibataires, etc.
Ils ont vu tous les états, et sont au fait
d' une infinité de caracteres : ces gens-là ne
savent ni le prix du pain, ni celui de la viande :
les variations des combustibles leur sont
parfaitement étrangeres : ils ne paient que le
porteur d' eau ; ils sortent de chez eux poudrés,
fris, à deux heures pcises, et vont s' asseoir
à des tables délicates, ayant pour passeport
quelques historiettes, une pour chaque
maison, et la gazette de la veille.
p178
Ils savent tirer un parti abondant du service,
tandis que les provinciaux, les novices
mal-adroits, n' ont pas l' esprit de faire bonne
chere ; car c' est un art que de savoir gter
de tous les plats, à l' aide de quelques signes.
Le soir ils se rendent chez une vieille dévote,
chez un goutteux, unficier ; ils y font
collation, et n' ont qu' à changer un peu de
langage, selon l' esprit des personnages, et
péter les nouvelles qu' ils ont apprises le
matin. Ainsi, sans rentes, sans emploi, sans
patrimoine, avec un habit dû encore au tailleur,
et payant de mois en mois un loyer modique,
ils trouvent de quoi vivre, et vivre
en assez bonne compagnie. Une aptitude à
retenir les noms des personnes, quelqu' usage
du monde, beaucoup de souplesse dans
les manieres leur suffit pour entretenir la
conversation ; et l' on ne diroit jamais, à les voir
le front épanoui, le visage tranquille, qu' ils
n' auroient pas né, sans la généreuse complaisance
de leur te. Je les compare aux
oiseaux du ciel, qui prennent leur part de la
p179
colte universelle, et qui ne paroissent pas
la diminuer. Selon moi, rien de si honorable
pour les riches que de donner à manger
à ceux qui se présentent à leur table ; et
de toutes les manieres de faire usage de ses
richesses, c' est sans contredit la plus agable
pour le grand nombre. Chacun en profite
également ; et puisque les riches aiment
l' ostentation, ils se satisfont en satisfaisant les
autres.
S' ils établissoient une table économique et
sans apprêt, il n' y eût ni luxe, ni orgueil,
ayant l' honnête nécessaire, et rien
au-dessus ; cela vaudroit mieux encore, et
ils seroient dans le cas de renouveller plus
souvent leur complaisance, ou de multiplier
les couverts.
Si j' étois opulent, je mettrois ma volupté
à donner ainsi à dîner ; mais ma table seroit
frugale, composée de mets simples, et je
mejouirois fort de voir autour de moi
grand nombre de personnes causer et manger.
On appelloit autrefois ces hommes-là des
p180
parasites ; terme injurieux et sot, inven
par la dureté, l' avarice et l' égoïsme. Il est
tout naturel que celui qui n' a pas une table,
(chose chere à Paris) aille chercher celui
qui en a une toute servie. Ce qu' on doit à
l' infortune de plusieurs honnêtes gens, le
plaisir d' alimenter son prochain, d' entretenir
sa santé, invitent l' homme sensible à partager
ses mets. L' hôte peut encore être redevable
à ceux qui croient assez à son bon
coeur, pour aller le visiter et lui demander
une portion de la nourriture qu' il a de trop,
et qu' il ne pourroit prendre sans se causer
une indigestion.
La terre est la table universelle, dressée
par le créateur ; et l' oiseau, qui de son bec
saisit en volant un pauvre petit grain et l' emporte
dans son nid, et un poëte qui va
ner chez un fermier-général et lui offrir
un appétit qu' il admire, prennent également
tous deux ce qui leur est dû.
Hélas ! Nous ne faisons tous que passer sur
la terre. Les grains, les fruits de l' année
appartiennent
p181
tous à la ration psente, et
non à celle qui doit suivre. Que la génération
présente use des vins que le soleil a mûris
sous ses yeux ; qu' elle mange les légumes
qu' elle a vu croître. La nature, avec l' ane,
recommencera le cours de ses bienfaits pour
d' autres êtres. Demain nous allons disparoître ;
et nous refuserions notre table à notre
frere, et nous fermerions inhumainement le
verrouil, pourvorer seuls notre subsistance !
A-t-on de l' aptit quand on mange
seul ? Et le repas fait-il le même bien que
quand il est pris au milieu de la joie et du
sourire des convives ?
Que ce nom de parasite , prodigué à l' honnête
indigence qui a des droits à la table des
riches, soit donc effacé à jamais de la langue,
comme un mot qui offense l' humanité :
qu' on ne le prononce plus, sur-tout à Paris,
, graces à des moeurs plus douces et
plus humaines, il commence à s' éteindre.
Qu' on ne l' entende plus que chez l' homme
inhumain et dur, qui s' isole parce qu' il craint
p182
que son ame ne soit apperçue ; et que ce
mot n' ait plus cours que chez le pauvre, qui
est dans le cas lui-même d' aller dîner ailleurs,
et qui n' a sur sa table étroite que sa
portion congrue.
CHAPITRE 57
le monarque.
le roi est pour les parisiens ce qu' est le
modele au milieu d' une académie de dessinateurs.
Chacun dans la capitale s' évertue à faire
son portrait : on le crayonne, on le représente
sous toutes les faces ; et le plus souvent
le portrait est manqué et fort peu ressemblant.
Ceux qui sont éloignés ne voient
que les principaux traits qu' apporte la renommée,
et son bruit est vague. Ceux qui l' approchent,
voient l' extérieur de l' homme, et les
traits fins leur échappent. Entendez le valet
qui le déchausse, le courtisan qui le suit à la
chasse, le soldat qui combat pour lui, le
p183
magistrat qui vient avec des remontrances,
l' homme de lettres qui le guette, le philosophe
qui le plaint, le peuple qui le juge par la
valeur des denrées : autant de portraits
différens ; personne ne lit au fond de son ame ;
c' est au tems que le portrait fidele doit appartenir.
Quel homme néanmoins est plus en
vue et paroît plus propre à être saisi ? Le vrai
caractere de Louis Xv n' est-il pas encore
pour nous une espece d' énigme vraiment
indéchiffrable ?
CHAPITRE 58
mobilité du gouvernement.
un étranger à Athenes, s' étant assis pour
voir un ballet, appeut cinq masques, cinq
habits et un seul danseur. Qui fera, dit-il, les
autres personnages ? Leme homme, lui
pondit-on. Le même homme ! Il a donc
dans un seul corps plusieurs ames. Tel est le
gouvernement françois. Excellent pantomime,
p184
et jouant tous les états, il est successivement
militaire, homme de loi, financier,
banquier, prêtre ; je l' ai vu me, auteur
pendant quatre ou cinq mois ; car il fit cent
brochures,testables à la vérité : mais ce
le-là lui va plus mal que les autres.
Faut-il s' étonner après cela si l' on trouve
à Paris beaucoup de personnes du caractere
d' Alcibiade qui, vain, brillant, propre à revêtir
toutes sortes de caracteres, aimoit la repsentation
et tout ce qui attiroit l' oeil du vulgaire,
étoit enfin plus sensible à la réputation
d' homme d' esprit qu' à celle de bon citoyen.
CHAPITRE 59
espions.
quand le parisien n' auroit pas la légéreté
qu' on lui reproche, il l' adopteroit par
raison. Il marche environné d' espions. Dès
que deux citoyens se parlent à l' oreille, survient
un troisieme, qui rode pour écouter
p185
ce qu' ils disent. C' est un régiment de curieux
que celui des espions de police ; avec cette
différence, que chaque individu de ce régiment
a un uniforme particulier qu' il change
chaque jour ; et rien de si prompt et de si
étonnant que ces sortes de métamorphoses.
Celui qui porte une épée le matin, prend
le soir un rabat ; tantôt il représente un paisible
robin en cheveux longs, tantôt un spadassin
l' ée sur la hanche ; le lendemain,
ayant en main une canne à pomme d' or,
il figurera un financier uniquement occupé
de calculs ; les travestissemens les plus bizarres
ne lui coûtent rien. Il est dans la même
joure, chevalier de saint-Louis et garçon
perruquier, prieur tonsuet marmiton. Il
visite le bal paet le tripot le plus infect.
Tant le diamant au doigt, tantôt la
plus sale perruque sur la tête, il change
presque de physionomie comme d' habillement ;
et plus d' un enseigneroient à Préville
l' art de se décomposer ; il est tout yeux,
tout oreilles, tout jambes ; car il bat, je
p186
ne sais comment, le pades seize quartiers.
Tapi quelquefois dans le coin d' un café,
vous diriez un homme lourd, triste, ennuyeux,
qui ronfle en attendant le souper :
il a tout vu, tout entendu. Une autre fois,
il est orateur, il a rendu le premier des propos
hardis, il vous sollicite à vous déboutonner,
il interprete jusqu' à votre silence ;
et que vous lui parliez, ou que vous ne lui
parliez pas, il sait ce que vous pensez de
telle ou telle oration.
Tel est l' instrument universel dont on
se sert à Paris pour pomper les secrets ; et
c' est ce qui détermine plus volontiers les
actions des ministres, que tout ce qu' on
pourroit imaginer en raisonnemens et en
politique.
L' espionnage atruit les liens de la confiance
et de l' amitié ; on n' agite que des
questions frivoles, et le gouvernement dicte,
pour ainsi dire, aux citoyens la these sur
laquelle ils parleront le soir dans les cafés et
dans les cercles. Si l' on veut cacher la mort
p187
d' un homme, on ne se dira qu' à l' oreille, il
est mort ; et l' on ajoutera, on ne parle
point de cela jusqu' à nouvel ordre . Le peuple
a perdu absolument toute idée d' administration civile
et politique ; et si quelque chose pouvoit
faire rire au milieu d' une ignorance si déplorable,
ce seroit le propos de tel bourgeois
inepte, qui s' imagine constamment que Versailles
et Paris doivent donner la loi et le ton
à toute l' Europe, et de là au monde entier.
La crasse des préjugés les plus invétérés ne
peut pas abandonner ces vieilles têtes parisiennes,
modifiées par la sottise la plus incurable.
Le peuple qui n' a guere d' autre lecture
que la gazette de France, ne raisonne que
d' après elle.
CHAPITRE 60
p188
les colporteurs.
les mouchards font sur-tout la guerre aux
colporteurs, espece d' hommes qui font trafic
des seuls bons livres qu' on puisse encore
lire en France, et conquemment prohibés.
On les maltraite horriblement ; tous les
limiers de la police poursuivent ces malheureux
qui ignorent ce qu' ils vendent, et qui
cacheroient la bible sous leurs manteaux, si
le lieutenant de police s' avisoit defendre
la bible. On les met à la bastille pour de
futiles brochures qui seront oubliées le lendemain,
quelquefois au carcan. Les gens en
place se vengent ainsi des petites satires que
leur évation enfante cessairement. On
n' a point encore vu de ministres dédaigner
ces traits obscurs, se rendre invulrables
d' après la franchise de leurs orations, et
songer que la louange sera muette, tant que
p189
la critique ne pourra librement élever sa voix.
Qu' ils punissent donc la flatterie qui les
assiege, puisqu' ils ont tant peur du libelle qui
contient toujours quelques bonnes vérités :
d' ailleurs, le public est là pour juger le
détracteur ; et toute satire injuste n' a jamais
circulé quinze jours sans être frappée de
pris.
Souvent les ppos de la police, chargés
d' arrêter ces pamphlets, en font le commerce
en grand, les distribuent à des personnes choisies,
et gagnent à eux seuls plus que trente
colporteurs.
Les ministres se trompent réciproquement
quand ils sont attaqués de cette maniere ; l' un
rit de la grêle qui vient de fondre sur l' autre,
et favorise sous main ce qu' il paroît poursuivre
avec chaleur.
L' histoire de la correspondance du chancelier
Maupeou (ce livre qui, après l' avoir ridiculi,
l' a enfinbusqué) mettroit dans un
jour curieux les ruses obliques, et les bons
tours que se jouent les ambitieux dans le
p190
chemin du pouvoir et de la fortune.
On n' imprime plus à Paris, en fait de politique
et d' histoire, que des satires et des
mensonges. L' étranger a pris en pitié tout ce
qui émane de la capitale sur ces matieres ; les
autres objets commencent à s' en ressentir,
parce que les entraves données à la pensée,
se manifestent jusques dans les livres de pur
agrément. Les presses de Paris ne devroient
plus servir que pour les affiches, les billets
de mariages et les billets d' enterremens ; les
almanachs sont dé un objet trop relevé, et
l' inquisition les épluche et les examine.
Quand je vois un livre retu de l' autorité
du gouvernement, je parie, sans l' ouvrir,
que ce livre contient des mensonges politiques.
Le prince peut bien dire, ce morceau
de papier vaudra mille francs ; mais il ne peut
pas dire, que cette erreur deviennerité, ou
bien que cette vérité ne soit plus qu' une erreur .
Il le dira, mais il ne contraindra jamais les
esprits à l' adopter.
Ce qui est admirable dans l' imprimerie,
p191
c' est que ces beaux ouvrages, qui font l' honneur
de l' esprit humain, ne se commandent
point, ne se paient point : au contraire, c' est
la liberté naturelle d' un esprit géreux, qui
se développe malgré les dangers, et qui fait
un psent à l' humanité, en dépit des tyrans :
voilà ce qui rend l' homme de lettres si
recommandable, et ce qui lui assure la reconnoissance
des siecles futurs.
Ces pauvres colporteurs, qui font circuler
les plus rares productions dunie, sans savoir
lire, qui servent à leur insu la liberté publique
pour gagner un morceau de pain, portent
toute la mauvaise humeur des hommes
en place, qui s' attaquent rarement à l' auteur,
dans la crainte de soulever contr' eux le cri
public, et de paroître odieux.
CHAPITRE 61
p192
hommes de la police.
c' est une masse de corruption, que la
police divise et partage en deux : de l' une,
elle en fait des espions, des mouchards ; de
l' autre, des satellites, des exempts, qu' elle
lâche ensuite contre les filoux, les escrocs,
les voleurs, etc à peu près comme le chasseur
ameute les chiens contre les renards et
les loups.
Les espions ont d' autres espions à leurs
trousses, qui les surveillent, et qui voient
s' ils font leur devoir. Tous s' accusent
ciproquement, et se dévorent entr' eux pour
le gain le plus vil. C' est de cette épouvantable
lie que naît l' ordre public. On les traite
rigoureusement, quand ils abusent l' oeil du
magistrat.
Tel est l' ordre admirable qui regne dans
Paris. Un homme soupçon ou désigné est
p193
éclairé de si près, que ses moindresmarches
sont connues, jusqu' au moment qu' il
convient de l' arrêter.
Le signalement qu' on fait de l' homme, est
un véritable portrait auquel il est impossible
de se méprendre ; et l' art de décrire ainsi la
figure avec la parole, est poussé si loin, que
le meilleur écrivain, en y réfchissant beaucoup,
n' y sauroit rien ajouter, ni se servir
d' autres expressions.
Les Thésées de la police courent toutes les
nuits pour purger la ville de brigands ; et l' on
peut dire que les lions, les ours, les tigres
sont enchaîs par l' ordre politique.
Il y a ensuite les espions de cour, les
espions de ville, les espions de lit, les espions
de rue, les espions de filles, les espions de
beaux-esprits ; on les appelle tous du nom de
mouchards, nom de famille du premier espion
de la cour de France.
Les hommes de qualité font aujourd' hui
le métier d' espions ; la plupart s' appellent
p194
m le baron, m le comte, m le marquis .
Il fut un tems, sous Louis Xv, les
espions étoient si multipliés, qu' il étoit
défendu à des amis qui se unissoient ensemble,
d' épancher mutuellement leurs coeurs sur des
intérêts qui les affectoient vivement. L' inquisition
ministérielle avoit mis ses sentinelles à la
porte de toutes les salles, et des écouteurs
dans tous les cabinets ; on punissoit, comme
des complots dangereux, des confidences
naïves, faites par des amis à des amis, et
destinées à mourir dans le lieu même qui les
avoit reçues.
Ces recherches odieuses empoisonnoient la
vie sociale, privoient les hommes des plaisirs
les plus innocens, et transformoient les citoyens
en ennemis qui trembloient de s' ouvrir l' un à l' autre.
Tout homme attaché à la police, sous
quelquenomination que ce puisse être,
n' est plus admis dans la bonne société, et
l' on a raison.
Le quart des domestiques servent d' espions,
p195
et les secrets des familles, que l' on
croit les plus cachés, parviennent à la connoissance
des intéressés.
Les ministres ont leurs espions à eux,
parément de ceux de la police, et les soudoyent :
ce sont les plus dangereux de tous,
parce qu' ils sont moins suspects que les autres,
et qu' il est plus difficile de les reconnoître.
Les ministres savent par ce moyen tout ce
qu' on dit d' eux ; mais ils n' en profitent guere.
Ils sont plus attentifs à ruiner leurs ennemis,
à barrer leurs adversaires, qu' à tirer un sage
parti des libres et naïfs avertissemens que la
multitude leur envoie ; car on s' explique toujours
assez librement sur le compte des ministres :
on ne porte ritablement de respect
qu' à la personne des princes.
Mais les secrets des cours n' échappent
point par les espions ; ils s' échappent à l' aide
de certaines gens, sur qui l' on n' a aucune
défiance ; ainsi les vaisseaux les mieux construits
font eau par une fente imperceptible,
qu' on ne sauroit découvrir.
p196
Ce qui intéresse dans les cours, et surtout
dans la nôtre, c' est qu' il y a un deg
d' obscurité, répandu sur les orations. On
veut pénétrer ce qui se cache ; on cherche
à savoir jusqu' à ce qu' on connoisse ; c' est
ainsi que la machine la plus ingénieuse ne
conserve son plus haut prix que jusqu' à ce
qu' on ait vu les ressorts qui la mettent en
action. Nous ne nous attachons fortement
qu' à ce qui ne se laisse trer qu' avec peine.
Avec le tems, les choses les plus mystérieuses
prennent un caractere de publicité. La
langue redira infailliblement ce que l' oeil a vu,
et même ce qu' il aura souonné.
CHAPITRE 62
le guet.
la sûreté de Paris, pendant la nuit, est
l' ouvrage du guet et de deux ou trois cents
mouchards, qui battent le pavé, qui reconnoissent
et qui suivent les gens suspects ; c' est
p197
pendant la nuit que se font tous les enlevemens
de police.
Les falots répandus çà et là, ne laissent
pas que d' intimider les brigands ; de sorte que
les rues de Paris sont res la nuit comme
le jour, à quelques accidens près : accidens
inévitables, quand on songe à la foule des
hommes désespérés, qui n' ont plus rien à
perdre.
On rossoit autrefois le guet, et c' étoit
me un amusement que se procuroient les
jeunes gens de famille et les mousquetaires ;
on cassoit les lanternes, on frappoit aux portes,
on faisoit tapage dans les mauvais lieux ;
on enlevoit le souper qui sortoit du four,
et l' on claquoit la servante ; on déchiroit
ensuite la robe du commissaire. On a répri
ces exs avec tant de sévérité, qu' il n' est
plus question de pareils jeux : la jeunesse
n' est plus putée indisciplinable, et rien
n' excuseroit aujourd' hui la violente incartade d' une
tête écervelée.
Ce n' est pas là un des petits avantages de
p198
la capitale. L' âge mûr n' a rien à craindre de
l' âge bouillant. Un magistrat a dit, qu' il vouloit
que le pavé de Paris fût respecté comme
le sanctuaire et le tabernacle . Il a raison,
et il a bien dit.
La civilisation est presque perfectionnée de
ce té-là ; on n' a rien à craindre de l' insolence
et de l' ivresse, parce que la main-forte
n' est pas éloignée. On l' appelle à son
secours ; et on obtient ordinairement prompte
justice.
Pierre le cruel, qui passe pour avoir aimé la
justice, en a don une bonne preuve, à ce
qu' a dit un historien espagnol. Il se plaisoit à
courir les rues la nuit. Une fois qu' il faisoit
tapage, un garde de nuit croyant rencontrer un
particulier, le battit vigoureusement ; le roi le
tua. La justice le lendemain fit des perquisitions
contre l' auteur du meurtre. Une bonne
femme qui avoit reconnu le roi, l' accusa. Les
magistrats en corps allerent lui porter des
plaintes : le roi, pour satisfaire la justice, fit
couper la tête à son effigie. On voit encore
p199
cette statue tronquée au coin de la rue le
meurtre fut commis.
Cartouche a fait trembler la ville de Paris
pendant un assez long espace de tems ; un
pareil chef de voleurs, eût-il encore plus
d' audace et de ressources, n' auroit pas de nos
jours un tel avantage.
Une correspondance non interrompue
entre le magistrat et ses préposés, opere la
connoissance suivie de tout ce qui se passe ;
et l' on prévient des sordres autant qu' on
en punit.
Les recherches, informations et vérifications
aboutissent à un centre se réunit
tout ce qui intéresse la sûreté publique.
Indépendamment de ces soins, les lanternes
et réverberes, les différens corps-de-garde
distribs, et, comme je l' ai dé dit, les falots
errans de tous côtés, ont pvenu une
infinité d' accidens.
On ne sauroit trop multiplier les précautions,
sur-tout à l' entrée des hivers. La machine
est bien montée depuis cinquante ans ;
p200
mais cette machine, comme toute autre,
a ses momens de langueur. Si elle venoit à
s' arrêter, Paris seroit en proie aux horreurs
d' une ville prise d' assaut.
La garde monte à ps de quinze cents
hommes ; on peut s' enrôler et vieillir dans
ce corps, sans craindre les blessures : on
peut y pousser sa carriere aussi loin qu' un
moine qui boit, mange et digere ; on en est
quitte pour dormir le jour, au lieu de reposer
la nuit.
Quelquefois les soldats du guet maltraitent
sans sujet ceux qu' ils arrêtent, et leur mettent
les menottes d' une maniere cruelle ; on
doit réprimer sévérement de pareils abus,
et empêcher que les gardiens de la sûreté publique
n' attentent impitoyablement au moindre
citoyen, qui doit être respecté jusqu' à
ce que les loix aient pronon; car il peut
être innocent, avec toutes les apparences
d' un homme coupable.
CHAPITRE 63
p201
lieutenant de police.
un lieutenant de police est devenu un
ministre important, quoiqu' il n' en porte pas
le nom ; il a une influence secrete et prodigieuse ;
il sait tant de choses, qu' il peut
faire beaucoup de mal ou beaucoup de bien,
parce qu' il a en main une multitude de fils
qu' il peut embrouiller ou débrouiller à son
gré : il frappe ou il sauve ; il répand les
ténebres ou la lumiere : son autorité est aussi
délicate qu' étendue.
On connt ses fonctions ; mais on ne sait
peut-être pas qu' il s' occupe encore à dérober
à la justice ordinaire une foule de
jeunes gens de famille, qui dans l' effervescence
des passions, font des vols, des escroqueries
ou des bassesses ; il les enleve à la
flétrissure publique : la honte en rejailliroit
sur une famille entiere et innocente ; il fait
p202
un acte d' humanité, en épargnant à des peres
malheureux l' opprobre dont ils alloient être
couverts : car nos pjugés, sous ce point
de vue, sont bien injustes et bien cruels.
Le libertin est enfer ou exilé, et ne
passe point par la main du bourreau : ainsi
la police arrache aux tribunaux des coupables
qui mériteroient d' être punis ; mais comme
ces jeunes gens sont soustraits à la société,
qu' ils n' y rentrent que quand leurs fautes
sont expiées et qu' ils sont corrigés, la société
n' a point à se plaindre de cette indulgence.
On fera seulement la remarque, qu' il n' y
a guere de pendus que dans la classe de la
populace : le voleur de la lie du peuple, sans
famille, sans appui, sans protections, excite
d' autant moins la pitié, qu' on s' est montré
indulgent pour d' autres.
On enleve tous les mois, sans beaucoup
de façons, et sur le simple ordre d' un commissaire,
trois à quatre cents femmes publiques ; on met les
unes à Bicêtre, pour les
p203
guérir, les autres à l' hôpital, pour les corriger.
Celles qui ont quelqu' argent, se tirent
d' affaire.
On voit passer toutes ces créatures, un
certain jour du mois, devant le juge de police,
seul juge en cette matiere ; elles lui
font une révérence ou lui disent des injures ;
et il ne fait que répéter gravement, à l' hôpital,
à l' hôpital .
Cette partie de notregislation est très-vicieuse,
parce qu' elle est très-arbitraire : en
effet, le secrétaire du lieutenant de police
détermine seul l' emprisonnement et sa durée,
plus ou moins longue. Les plaintes sont
ordinairement portées par les gens du guet ;
et il est bien étonnant qu' un seul homme
dispose ainsi de la liberté d' un si grand nombre
d' individus. L' opprobre dans lequel ils
sont tombés, ne justifie pas cette violence ;
il seroit facile de suivre une partie de la
procédure usitée dans les cas criminels, puisqu' il
s' agit de la perte de la liberté ; des filles
innocentes, et que la timidité empêchoit de
p204
pondre, se sont quelquefois troues confondues
avec ces malheureuses.
Le lieutenant de police exerce de même
un empire despotique sur les mouchards qui
sont trouvés en contravention, ou qui ont
fait de faux rapports : pour ceux-là, c' est
une portion si vile et siche, que l' autorité
à laquelle ils se sont vendus, acessairement
un droit absolu sur leurs personnes.
Il n' en est pas de me de ceux qui sont
arrêtés au nom de la police ; ils ont pu commettre
des fautes légeres ; ils ont pu avoir des
ennemis dans cette foule d' exempts, d' espions
et de satellites, que l' on croit sur leur parole.
L' oeil du magistrat peut être incessamment çu,
et l' on devroit remettre à un examen plus
rieux la punition de ces délits ; mais Bitre
engloutit une foule d' hommes qui s' y pervertissent
encore, et qui en sortent plus méchans
qu' ils n' y étoient entrés. Avilis à leurs propres
yeux, ils se précipitent ensuite dans les plus
grands désordres.
Je le pete, cette partie de notre législation
p205
est dans un chaos affreux : elle ressemble
presque à celle qui termine l' enlevement
des pauvres ; mais on ne songe seulement
pas à remédier à ces loix abusives, qui
se sont fores sous l' oeil des tribunaux
légitimes, sans qu' on puisse en connoître la
validité, la sanction, ni l' origine.
Il y a des momens où la police se relâche
incroyablement ; et c' est après quelques accidens
lebres qu' elle reprend sa vigueur.
On cache et l' on étouffe tous les délits
scandaleux, et tous les meurtres qui peuvent
porter l' effroi et attester l' invigilance des
préposés à la sûreté de la capitale.
On enterre par ordre de la police les suicides,
après la descente et le procès-verbal
d' un commissaire ; et l' on fait sagement : si
l' on en publioit la liste, elle seroit effrayante.
Les accidens qui arrivent sur le pade
Paris, ou par les voitures publiques, ou par la
chûte des tuiles, ou dans les bâtimens, sont
de même ensevelis dans le silence. Si l' on
tenoit registre fidele de toutes ces calamités
p206
particulieres, l' épouvante feroit regarder avec
horreur cette ville superbe. C' est à l' hôtel-Dieu,
c' est à la Morne, que l' on apperçoit
les nombreuses et déplorables victimes des
travaux publics, et d' une trop nombreuse
population.
Au reste, c' est un terrible et difficile emploi,
que de contenir tant d' hommes livrés
à la disette, tandis qu' ils voient les autres
nager dans l' abondance ; de contraindre, dis-je,
autour de nos palais, de nos demeures
brillantes, tant de malheureux, pâles et défaits,
qui ressemblent à des spectres ; tandis
que l' or, l' argent, les diamans remplissent
l' intérieur de ces mes demeures, et qu' ils
sont violemment tentés d' y porter la main,
pour appaiser le besoin qui les tue.
L' extravagance et la dissipation du luxe
diminuent peut-être à leurs yeux la honte et
l' injustice du vol.
Une audience du lieutenant de police est
fort divertissante : on lui fait toutes sortes de
plaintes et de demandes ; on l' approche, on
p207
lui dit un mot à l' oreille ; il répond par une
phrase bannale ; il prend des placets dans trois
anti-chambres ; les mains du secretaire ou du
commis peuvent à peine les contenir. La
populace occupe la derniere salle, et l' appelle
en tremblant, monseigneur . Ce dernier rang
est promptement exdié.
Si ce magistrat vouloit communiquer au
philosophe tout ce qu' il sait, tout ce qu' il
apprend, tout ce qu' il voit, et lui faire part
de certaines choses secretes, dont lui seul est
à peu près bien instruit, il n' y auroit rien de
si curieux et de si instructif sous la plume du
philosophe : le philosophe étonneroit tous
ses confreres. Mais ce magistrat est comme le
grand pénitencier ; il entend tout, ne rapporte
rien, et n' est pas étonné de certains
délits au même degré que le seroit un autre
homme. à force de voir les ruses de la friponnerie,
les crimes du vice, les trahisons secretes,
et toute la fange impure des actions humaines,
ce magistrat a cessairement un peu
de peine à croire à la probité et à la vertu
p208
des honnêtes gens. Il est dans un état perpétuel
de défiance ; et, au fond, il doit posséder
ce caractere-là ; car il ne doit rien croire
d' impossible, après les leçons extraordinaires qu' il
a reçues des hommes et des événemens, et
sa charge lui commande un doute continu et
vere.
CHAPITRE 64
incendies. Pompes.
les incendies modernes les plus violens,
sont celui de la chambre-des-comptes, du
27 octobre 1737 ; les deux de l' hôtel-dieu,
du 1 er août 1737, et du 30 décembre 1772.
On n' a pu savoir au juste le nombre des malheureux
qui, dans ce derniersastre, ont péri,
étouffés dans les flammes. La gazette de
France a si bien menti à cette époque ! Mais
il paroît qu' il n' y a guere eu moins de douze
à quinze cents victimes.
Comptons l' incendie du pont-au-change,
p209
le 26 janvier 1746. Sept à huit filles ouvrieres
en chapes et chasubles, enfermées sous
la clef par leur mtresse jalouse de maintenir
leur chasteté, furent blées vives. Leur
chambre étant garnie de barreaux de fer, elles
ne purent se jeter dans la riviere. Ce fut un
spectacle affreux que d' entendre leurs cris, et
de les voirrir sans pouvoir leur porter du
secours.
Comptons l' incendie de la foire s Germain
en 1760 : il dévora la plus magnifique charpente
qui fût en Europe.
Comptons l' incendie de l' ora en 1763,
qui nous a valu une salle plus belle et plus
commode.
Comptons enfin l' incendie du palais, le
11 janvier 1776, et qui n' a peut-être pas é
l' ouvrage du hasard. Il a rappellé l' incendie de
la plus grande partie des timens de ce même
palais, arrivé le 7 mars 1618. On dit que ce
furent les complices de la mort de Henri Iv
qui y firent mettre le feu ; croyant par-là
brûler le greffe et le pros de Ravaillac. Sans
p210
l' attention et les soins du greffier Voisin, les
registres du parlement auroient été blés.
Ce n' est que depuis quelques années, que
le service des pompes procure au public un
secours convenable, prompt et gratuit. On
assujettissoit autrefois à une amende le particulier
dans la maison duquel le feu avoit pris :
qu' arrivoit-il ? Le particulier vouloit éteindre
le feu lui-même, n' appelloit personne : la
maison étoit embrasée, et bientôt le quartier.
Aujourd' hui, au moindre indice de feu,
on peut appeller, et s' adresser directement au
dépôt où sont les pompes et les gardes-pompes,
avec leurs casques, leurs haches :
auprès sont des voitures d' eau toutes prêtes.
On ne paie plus d' amende, et il n' en
coûte absolument rien pour être secouru.
C' est aux soins de M De Sartine, que l' on
doit les pcautions les plus sages, les plus
mesues et les mieux vues.
Le régiment des gardes-fraoises, qui ne
faisoit auparavant que surcharger la ville d' un
poids fatigant et la scandaliser par des délits
p211
atroces, rendu utile enfin, a ru ordre du
colonel de sortir des casernes au premier avis
d' un feu, de se porter à l' incendie avec des
détachemens, et là de donner tous les secours,
selon la nature du danger.
Les soldats, munis des ustensiles nécessaires,
travaillent avec une célérité et un succès
admirables. Il est rare que les incendies,
depuis ce nouvel ordre, fassent de grands
ravages.
Cet établissement fait voir qu' il est possible
de perfectionner également, et l' une après
l' autre, toutes les parties de la police ; puisque
celle-ci, si fectueuse il y a vingt ans,
excite aujourd' hui l' admiration et la reconnoissance
des citoyens.
CHAPITRE 65
p212
verberes.
il n' y a plus de lanternes depuis seize ans.
Desverberes ont pris leur place. Autrefois,
huit mille lanternes avec des chandelles mal
poes, que le vent éteignoit ou faisoit couler,
éclairoient mal, et ne donnoient qu' une
lumierele, vacillante, incertaine, entrecoupée
d' ombres mobiles et dangereuses.
Aujourd' hui l' on a troule moyen de procurer
une plus grande clarté à la ville, et de
joindre à cet avantage la facilité du service.
Les feux combinés de douze cents réverberes
jettent une lumiere égale, vive et
durable.
Pourquoi la parcimonie préside-t-elle
encore à cet établissement nouveau ? L' interruption
des réverberes a lieu les jours de lune ;
mais avant qu' elle soit levée sur l' horizon, la
nuit la plus obscure regne dans les rues ; et
p213
quand elle brille au firmament, la hauteur
des maisons intercepte encore les rayons de
cet astre, dont le flambeau devient inutile.
Quand il se couche, les mes inconvéniens
se font sentir, et Paris alors est totalement
plondans les plus dangereuses ténebres.
L' huile des réverberes est une huile de
tripes, qui se fabrique, lors de la cuisson,
dans l' isle des cignes.
On fait payer tous les vingt ans, aux propriétaires
des maisons, une somme assez considérable
pour le rachat des boues et lanternes.
La taxe surpasse de beaucoup les frais
qu' il en coûte pendant ces vingt anes ; ce
qui est une vexation de plus, que supporte le
bon parisien.
Les boues de Paris, chares de particules
de fer que le roulis éternel de tant de voitures
détache incessamment, sont cessairement
noires ; mais l' eau qui découle des cuisines,
les rend puantes. Elles sont d' une odeur
insupportable aux étrangers, par la quantité
de soufre et de sel nitreux, dont elles sont
p214
imprégnées ; les taches qu' elles font, brûlent
l' étoffe.
Des tombereaux enlevent les boues et les
immondices ; on les verse dans les campagnes
voisines : malheur à qui se trouve voisin de
ces dépôts infects. L' enlevement des boues est
à l' entreprise et au rabais.
Quand il a neigé, et qu' il faut enlever
toutes ces neiges, ainsi que les glaçons des
ruisseaux, et que toutes les ordures ont pris
la consistance de la pierre, ce n' est pas alors
un petit ouvrage, que le charroi de ces matieres
endurcies, qu' il faut palablement détacher
des bornes. Les rues deviendroient
impraticables au bout de trois jours, et l' on
seroit enfer chez soi, sans la police qui
redouble de vigilance et de travail. Il y a des
parties si bien traitées, qu' on ne sait pourquoi
d' autres sont absolument négligées.
CHAPITRE 66
p215
enseignes.
les enseignes sont maintenant appliquées
contre le mur des maisons et des boutiques ;
au lieu qu' autrefois elles pendoient à de longues
potences de fer ; de sorte que l' enseigne
et la potence, dans les grands vents, menaçoient
d' écraser les passans dans les rues.
Quand le vent souffloit, toutes ces enseignes,
devenues gémissantes, se heurtoient
et se choquoient entr' elles ; ce qui composoit
un carillon plaintif et discordant, vraiment
incroyable pour qui ne l' a pas entendu.
De plus, elles jetoient la nuit des ombres
larges, qui rendoient nulle la foible clarté des
lanternes.
Ces enseignes avoient pour la plupart un
volume colossal et en relief. Elles donnoient
l' image d' un peuple gigantesque, aux yeux
du peuple le plus rabougri de l' Europe. On
p216
voyoit une garde d' épée de six pieds de haut,
une botte grosse comme un muid, un éperon
large comme une roue de carrosse ; un gant
qui auroit logé un enfant de trois ans dans
chaque doigt, des têtes monstrueuses, des
bras armés de fleurets qui occupoient toute
la largeur de la rue.
La ville, qui n' est plus hérissée de ces appendices
grossieres, offre, pour ainsi dire,
un visage poli, net et rasé. On doit cette
sage ordonnance à M
Antoine-Raimond-Jean-Gualbert-Gabriel De
Sartine, qui, de lieutenant de police, est
devenu ministre de la marine .
CHAPITRE 67
les halles.
un coup-d' oeil unique est celui que présentent
au point du jour la halle aux fleurs et
la halle aux fruits dans le printems et l' été :
on est surpris, enchanté ; c' est une des choses
p217
les plus curieuses à voir : Flore et Pomone
se donnant la main, n' ont jamais eu de plus
beau temple. Les richesses printanieres revivent
dans l' automne, et les trois saisons n' en
font plus qu' une.
Les meilleures pêches se trouvent aux environs
de Paris ; c' est le soin qu' on donne à
leur culture, qui les rend excellentes.
Un bouquet de violettes, dans le coeur de
l' hiver, vaut deux louis ; et quelques femmes
en portent.
Le litron des premiers petits-pois se vend
quelquefois cent écus : un traitant l' achete ;
mais du moins, c' est un jardinier qui, pour
prix de ses soins,colte cet argent : j' aime
mieux qu' il soit entre ses mains, que de le
voir passer à un bijoutier.
Si les fournitures qui arrivent à la halle
manquoient un seul jour, les denrées doubleroient
de prix ; au troisieme jour, la ville
seroit affamée.
Les vivres sont renchéris d' une maniere
exorbitante ; c' est l' effet du luxe de la table
p218
des riches : ils enlevent tout, et il faut ensuite
que le pauvre se dispute le fretin. La concurrence
soutient ce reste vil presqu' au même
prix que ce qu' il y avoit de meilleur.
Il faut par-tout aujourd' hui des entrées
et des entremets à profusion, et l' on ne
mange pas le quart de ce qui est servi. Tous
ces plats coûteux sont dévorés par la valetaille.
Un laquais est beaucoup mieux nourri qu' un
petit bourgeois. Celui-ci n' ose toucher à la
marée ; il en respire l' odeur, et voilà tout.
Les valets de monseigneur sont rassasiés de
bonne chere.
Quand les maîtres-d'tels ont pris dans
de larges hottes tout ce qui leur convient,
les servantes arrivent avec leurs tabliers ; c' est
unbat éternel. Ce qui se vend par fragmens,
se vend trois fois plus cher, chaque
petit ménage rivalisant avec son voisin. Les
poissardes font la loi ; si l' on veut dîner,
il faut payer ce qu' elles demandent : aussi n' y
a-t-il pas au monde de peuple plus mal nourri
que le peuple de Paris.
p219
à dîner, la soupe, le bouilli ; le soir, la
persillade ou le boeuf à la mode ; le gigot
ou l' éclanche, le dimanche ; presque jamais
de poisson ; rarement des légumes, parce
que l' accommodage en est toujours cher :
voilà sa nourriture habituelle ; ainsi vivent les
trois quarts et demi des habitans de cette
ville, dont le séjour est si envié des provinciaux,
qui ne font pas chez eux une si maigre chere.
Plus les classes sont indigentes, plus il leur
en coûte pour se nourrir. Il y a de pauvres
nages, où un cervelat de trois sols compose
toute la bonne chere, parce que les facultés
n' ont pu s' étendre au-delà. Or la viande
mal-saine du cervelat se vend sur le pied de
dix-huit sols la livre : le prince le plus opulent
ne paie point à ce prix-là ce qui est servi sur
sa table.
Les parisiens se sont amusés, pendant quelques
années, des expressions burlesques et
des juremens des poissardes : on copioit leur
ton. Vadé s' est distingen ce genre ; mais
p220
les calembours sont venus, et ont tout
anéanti. On ne se souvient plus de Vadé ;
on ne parle que du marquis de... et de
Jeannot. J' ai vu s' éclipser la gloire de l' auteur
de la pipe cassée ; je tremble pour celle de
l' auteur de la comtesse-tation .
CHAPITRE 68
marcs.
les marchés de Paris sont mal-propres,
dégoûtans ; c' est un chaos toutes les denrées
sont entassées pêle-mêle ; quelques
hangards ne mettent pas les provisions des
citoyens à l' abri des intempéries des saisons.
Quand il pleut, l' eau des toits tombe ou dégoutte
dans les paniers où sont les oeufs, les
légumes, les fruits, le beurre, etc.
Les environs des marchés sont impraticables ;
les emplacemens sont petits, ressers ;
et les voitures menacent de vous écraser,
tandis que vous faites votre prix avec
p221
les paysans : les ruisseaux qui s' enflent,
entraînent quelquefois les fruits qu' ils ont
apportés de la campagne ; et l' on voit les poissons
de mer qui nagent dans une eau sale et
bourbeuse.
Le bruit, le tumulte est si considérable,
qu' il faut une voix plus qu' humaine pour se
faire entendre : la tour de Babel n' offroit pas
une plus étrange confusion.
On a élevé, depuis vingt-cinq ans, un
entrepôt pour les farines, qui a servi à dégager
un peu le quartier des halles : mais
cet entrepôt se trouve fort étroit ; il
conviendroit à une ville du troisieme ordre, il
est insuffisant à la prodigieuse consommation
de la capitale : les sacs de farine sont
expos à la pluie ; et je ne sais quel caractere
mesquin, imprimé à tous les monumens
modernes, empêche de faire rien de
grand.
Les poissonneries infectent. Les républiques
de Grece défendirent aux marchands
de poisson de s' asseoir en vendant leur marchandise.
p222
La grece avoit le dessein de faire
manger le poisson frais et à bon marché.
Les poissonnieres de Paris ne vendent le
poisson que quand il va se ter. Elles tiennent
le marché tant qu' elles veulent ; il n' y
a que le parisien au monde, pour manger
ce qui révolte l' odorat : quand on lui en
fait le reproche, il dit qu' on ne sait que
manger, et qu' il faut qu' il soupe. Il soupe,
et avec ce poisson à moitié pourri il se rend
malade.
CHAPITRE 69
quai de la vale.
hommes délicats, hommes jaloux de votre
santé, ne mangez point de pigeons à Paris,
quand ils viendront du quai de la vallée.
Imaginez-vous (l' oserai-je écrire ? ) que tous ces
pigeons qui arrivent et qui ne peuvent être
vendus ni consoms le même jour, sont engavés
par des hommes qui leur soufflent avec
p223
la bouche de la vesce dans le jabot. Quand on
leur coupe le col, on reprend cette même
vesce à moitié digérée, et lame bouche la
resouffle aux pigeons qui ne seront tués que le
surlendemain. Imaginez ce qu' une haleine infectée,
ou suspecte, ou morbifique peut communiquer
de dangereux et de putride à cette
nourriture. Oh ! Quand elle vous sera servie
dans de beaux plats d' argent, souvenez-vous,
de grace, de la bouche infame du quai de
la vallée.
Cette bouche inconcevable exerce publiquement
son métier sous les yeux de tout le
monde, et tout le monde mange des pigeons
engavés de cette maniere.
Je vous demande pardon, lecteur, de vous
avoir tracé ce tableau dégoûtant ; mais j' ai
mieux aimé offenser un instant votrelicatesse,
que de ne pas vous donner une recommandation utile.
Tout le gibier et toute la volaille arrivent
à la vallée. Il y a des officiers de volaille ,
tout comme des officiers de marée . Le cornet
attac
p224
au-dessous du ventre, la plume sous la
perruque, ils couchent par écrit la moindre
mauviette ; un lapereau a son extrait mortuaire
en bonne forme avec la date du jour. C' est
une merveilleuse chose, que la création de ces
offices ; tout cela est d' institution royale. On
ne mange un lievre que d' après l' exercice solemnel
de la charge de l' officier en titre.
Il faut voir, la veille de la s Martin, des
rois et du mardi-gras, toutes les demi-bourgeoises
venir en personne marchander, acheter une oie, un
dindon, une vieille poule qu' on
appelle poularde ; on rentre au logis la
tête haute et la provision à la main ; on plume
la bête devant sa porte, afin d' annoncer à tout
le voisinage que le lendemain on ne mangera
ni du boeuf à la mode, ni une éclanche ; et
l' orgueil est satisfait plus encore que l' appétit.
On ne mange la volaille à bon marché que
quand le roi est à Fontainebleau. Les pourvoyeurs
ne tirent plus de Paris ; les grands
consommateurs sont à la cour, et le peuple
alors a plus de facilité pour atteindre au prix
d' un poulet.
CHAPITRE 70
p225
tables d' hôte.
les tables d'te sont insupportables aux
étrangers ; mais ils n' en ont pas d' autres.
Il faut manger au milieu de douze inconnus,
après avoir tourné un couvert : celui qui est
do d' une politesse timide, ne peut venir à
bout dener pour son argent.
Le centre de la table (vers ce qu' on appelle
les pieces de sistance) est occu par
des habitués, qui s' emparent de ces places
importantes, et ne s' amusent pas à débiter les
histoires qui courent. Armés de mâchoires
infatigables, ils dévorent au premier signal.
Leur langue épaisse, et inhabile à articuler,
sait en revanche faire descendre dans leur
estomac les plus gros et les meilleurs morceaux.
Ces athletes, semblables à Milon de Crotone,
dégarnissent la table de plats ; et il
faut les maudire au bout de quelques minutes,
p226
ainsi que Sancho-Pança maudit son perfide
decin.
Malheur à l' homme lent à mâcher ses
morceaux ! Placé entre ces avides et lestes
cormorans, il jeûnera pendant le repas ; en
vain il demandera sa vie aux valets qui servent ;
la table sera nette avant qu' il ait pu
se faire servir. Leurs oreilles accoutues aux
demandes itérées, ne s' épouvantent point
des cris et des menaces : il faut savoir manger,
c' est le plus court ; car il est impossible
de se faire obéir.
Quand ces vautours, ayant dévo la part
de leurs voisins, ont rempli les cavernes profondes
de leurs intestins d' une maniere également
gloutonne et impolie, alors de mangeurs
ils deviennent parleurs impitoyables ;
ils font retentir de leurs glapissemens les
voûtes enfumées de ces salles à manger, et la
confusion dans les sujets et les discours répond
à l' impropriété des expressions et à l' indécence
des propos. Ce seroit d' ailleurs un
miracle, si l' on sortoit de ce lieu sans avoir
p227
attrasur ses habits quelques éclaboussures
des plats portés en poste par des mains grossieres
et mal-adroites.
Il y a ensuite les gargotes que l' on appelle
arche de Noé , l' on donne à manger pour
vingt-deux sols. Là, les personnes peu fortunées
prennent réguliérement leurs repas ;
et puis, elles se pandent aux promenades
et dans les spectacles, et se vantent d' avoir
ailleurs ; comme s' il étoit honteux de
ner à peu de frais lorsqu' on n' est pas
riche.
CHAPITRE 71
cafés.
on compte six à sept cents cafés ; c' est le
refuge ordinaire des oisifs, et l' asyle des
indigens. Ils s' y chauffent l' hiver pour épargner
le bois chez eux. Dans quelques-uns de ces
cafés, on tient bureau académique ; on y
juge les auteurs, les pieces de théatre ; on y
p228
assigne leur rang et leur valeur ; et les poëtes
qui vont débuter, y font ordinairement plus
de bruit, ainsi que ceux qui, chassés de la
carriere par les sifflets, deviennent ordinairement
satiriques ; car le plus impitoyable des
critiques est toujours un auteur méprisé.
Les cabales pour ou contre les ouvrages
s' y forment, et il y a des chefs de parti,
qui ne laissent pas que de se rendre redoutables ;
car ils vous déchirent un écrivain
qu' ils n' aiment pas, du matin au soir : souvent
ils ne l' ont pas compris, mais ils déclament
toujours ; et il faut que la putation
littéraire essuie paisiblement toutes ces
bourrasques.
Dans le plus grand nombre des cafés, le
bavardage est encore plus ennuyeux : il roule
incessamment sur la gazette. La cdulité
parisienne n' a point de bornes en ce genre ;
elle gobe tout ce qu' on lui présente ; et
mille fois abusée, elle retourne au pamphlet
ministériel.
Tel homme arrive au café sur les dix
p229
heures du matin, pour n' en sortir qu' à onze
heures du soir ; il dîne avec une tasse de
café au lait, et soupe avec une bavaroise :
le sot riche en rit, au lieu de lui offrir sa
table.
Il n' est plus décent de séjourner au café,
parce que cela annonce une disette de
connoissances, et un vuide absolu dans la
fréquentation de la bonne société : un ca
néanmoins, où se rassembleroient les gens instruits
et aimables, seroit pférable, par sa liberté
et sa gaieté, à tous nos cercles qui sont parfois
ennuyeux.
Nos ancêtres alloient au cabaret, et l' on
prétend qu' ils y maintenoient leur belle humeur :
nous n' osons plus guere aller au café ;
et l' eau noire qu' on y boit, est plus mal-faisante
que le vin genéreux dont nos peres
s' enivroient : la tristesse et la causticité
regnent dans ces sallons de glaces, et le ton
chagrin s' y manifeste de toute part : est-ce la
nouvelle boisson qui a ocette différence ?
En général, le café qu' on y prend est mauvais
p230
et trop blé ; la limonnade dangereuse ;
les liqueurs mal-saines, et à l' esprit de vin :
mais le bon parisien, qui s' arrête aux apparences,
boit tout, dévore tout, avale tout.
Chaque café a son orateur en chef ; tel,
dans les fauxbourgs, est présipar un gaon
tailleur ou par un garçon cordonnier ; et
pourquoi pas ? Ne faut-il pas que l' amour-propre
de chaque individu soit à peu près
content ?
On courtise les cafetieres : toujours environnées
d' hommes, il leur faut un plus haut
deg de vertu, poursister aux tentations
fréquentes qui les sollicitent. Elles sont toutes
fort coquettes ; mais la coquetterie semble
un attribut indispensable de leur tier.
CHAPITRE 72
p231
l' homme aux cent soixante millions.
j' étois dans un café, assis à côté d' un
russe qui m' interrogeoit curieusement sur
Paris. Entre un assez gros homme en perruque
noe ; son habit étoit un peu ra et
le galon usé ; il s' assied dans un coin, et
hume une bavaroise avec la lenteur de l' ennui
et la langueur dusoeuvrement et de
l' inoccupation.
Vous voyez bien, dis-je à mon voisin,
cet homme-là qui bâille, et qui n' aura pas
fait dans une heure ? -oui, me dit-il. -eh
bien, c' est le soutien de l' état et du trésor
royal. -comment ? -c' est lui qui
donne au roi de France cent soixante millions
et plus par an, pour entretenir ses
troupes, sa marine et sa maison. Il a affermé
les cinq grosses fermes ; avant-hier il en a
signé le contrat avec le monarque ; les
fermiers-généraux
p232
sont ses agens, ses commis ;
ils travaillent tous sous lui et sous son nom :
ce nom qui remplit la France entiere. Il arrête
aux barrieres les carrosses des princes, si bon
lui semble ; il visite tout ce qu' il veut visiter ;
il oblige les bourgeois à prendre de son sel
contre leur volonté ; il empêche une villageoise,
sur le bord de l' océan, de saler son
pot avec l' eau de la mer ; il met son timbre
sur tous les papiers de produre ; il envoie,
en son propre nom, des assignations
au plus grand seigneur, comme au simple
particulier ; il a un puissant cdit, car il
gagne tous ses procès ; et ceux qui lui font
quelque tort, sont envoyés aux galeres,
et quelquefois pendus : il a une juridiction
toute particuliere pour cela, et des juges qui
le servent à ravir. Sa personne est bien précieuse,
car elle répond au roi de sa créance ;
s' il ne payoit pas, le roi de France saisiroit
sa personne, pour se faire payer : mais il
paie très-bien ; et de plus, il est fort
désintéressé. Qu' on dise que la régie ruine le
p233
royaume ! C' est un conte. Désabusez, je
vous prie, les russes, quand vous serez à
Pétersbourg. Cet homme perçoit cent
soixante millions et plus, pour quatre mille
francs par an ; il ne pense pas un sol
au-delà : c' est le modele de l' économie la plus
stricte et la plus sévere. Il est vrai qu' il a des
commis un peu infideles ; mais ces commis
exercent toujours un peu de rapine : ils sont
plus riches que lui, cela est encore vrai ; mais
sa modération constante n' en est pas alarmée ;
c' est toujours à sa requête que toute perception
se fait. Avez-vous dans votre pays un
homme qui vous ramasse et vous apporte cent
soixante millions, pour quatre mille francs
d' honoraires ? Il faut avouer que le roi de
France est servi à bon marché, et qu' il a dans
ce personnage un habile et fidele serviteur.
Le russe ne savoit ce que je voulois lui
dire, il ouvroit de grands yeux avec étonnement ;
il fallut que je lui expliquasse ce
que c' étoit que Nicolas Salzard , successeur
de Laurent David et de Jean Alaterre .
p234
Quand il sut que c' étoit un valet-de-chambre,
jadis portier, qui avoit pris possession
du bail des fermesnérales, et qui en avoit
signé le contrat avec le souverain à la face
de l' Europe ; quoique poli, il ne put s' empêcher
de rire au nez de Nicolas Salzard .
Celui-ci n' y fit pas seulement attention ;
il se leva pesamment, paya longuement, et
sortit machinalement, ne sachant de quel côté
tourner son existence solidaire des revenus
de l' état.
CHAPITRE 73
faiseurs de projets.
entrez dans un autre café ; un homme
vous dit à l' oreille, d' un ton calme et po :
" vous ne sauriez imaginer, monsieur, l' ingratitude
du gouvernement à mon égard,
et combien il est aveugle sur ses intérêts.
Depuis trente ans j' ai gligé mes propres
affaires, je me suis enfermé dans mon
p235
cabinet, méditant, rêvant, calculant ; j' ai
imaginé un projet admirable, pour payer
toutes les dettes de l' état ; ensuite un
autre pour enrichir le roi, et lui assurer
un revenu de quatre cents millions ; ensuite
un autre pour abattre à jamais l' Angleterre,
dont le nom seul m' indigne, et
pour rendre notre commerce le premier
de l' univers, ainsi qu' il appartient à la premiere
nation de l' Europe ; ensuite un
autre pour nous rendre maîtres des Indes
orientales ; ensuite un autre pour tenir en
échec cet empereur, qui tôt ou tard nous
jouera quelque mauvais tour ; car j' ai deviné
son ardente ambition, et sa secrete
haine contre nous. L' évidence de ces utiles
projets a frappé tous les ministres, car
aucun d' eux n' a pu me faire la moindre objection ;
et qui ne dit mot, approuve . Mais
voyez leur peu de reconnoissance, leur
ingratitude affreuse ; tandis que tout entier
à ces opérations vastes, et qui demandent
toute l' application du génie, j' étois distrait
p236
sur des miseres domestiques : quelques
créanciers vigilans m' ont tenu en prison
pendant trois années ; et celui qui devoit
relever la gloire du nom françois, n' a pu
rien obtenir des ministres qu' un misérable
sauf-conduit. Ils attendent ma mort pour
s' emparer de toutes mes idées ; mais je proteste
d' avance contre ce vol inique ; tout
le bien qui se fera d' ici à cent ans sera mon
ouvrage, soyez-en bien r. Mais, monsieur,
vous voyez à quoi sert le patriotisme,
à mourir inconnu, et le martyr de
la patrie. "
ainsi il y a dans Paris de fort honnêtes
gens, économistes et anti-économistes, qui
ont le coeur chaud, ardent pour le bien public ;
mais qui malheureusement ont la tête
fêlée , c' est-à-dire, des vues courtes, qui ne
connoissent ni le siecle où ils sont, ni les
hommes auxquels ils ont affaire ; plus insupportables
que les sots, parce qu' avec des demies et fausses
lumieres, ils partent d' un principe impossible,
et déraisonnent ensuite conséquemment :
p237
l' un part de l' évidence morale,
qui doit avoir une force physique, celui-ci
n' admet qu' un systême immuable, tandis
que la politique est mobile par sa nature ;
chacun d' eux s' étonne que tout aille encore
si mal, après les magnifiques plans qu' il a
conçus. Le chanicien leur dira pourquoi
leurs projets ne sont que ves ; c' est que lui,
lorsqu' il veut resserrer un fleuve, élever une
digue, faire tourner une roue, il estime, et la
force d' impulsion, et la force de résistance, et
la loi des frottemens, qui détruit la plus belle
machine ; et que, pour vaincre une puissance
physique, il appelle constamment à son secours
une force physique.
CHAPITRE 74
la douane.
la douane, sous les ordres de Nicolas
Salzard, est un pays peuplé de commis sourds,
de porte-faix au visage rouge, au corps enviné,
p238
courant sur des ballots confusément
épars ; là, un pauvre étranger se perd, ne
sait à qui s' adresser : il implore en vain tous
ceux qui passent, on ne l' écoute pas ; il est
duit à n' avoir ni bas, ni chemises, pendant
huit jours ; il faut qu' il terre sa valise
ou sa malle, ensevelie sous trois à quatre
mille caisses qui portent les unes sur les autres.
On diroit que le feu a pris dans la ville,
et qu' on a entassé pêle-mêle tout ce qu' on
a pu sauver : à peine pourra-t-il la reconnoître ;
elle aura changé de physionomie ;
elle sera déchirée et entr' ouverte, couverte
de boue et sans adresse : il reste debout du
matin jusqu' au soir, avant de la revoir et de la
posséder ; et il risque encore de la perdre sur
les épaules du porte-faix agile et robuste,
qui, dans le labyrinthe des rues, court et
oblige l' étranger à le suivre, au lieu de marcher
sur ses traces.
Il faut donner dix fois sa signature, et
payer dans six bureaux avant de tenir son
juste-au-corps et son bonnet de nuit. Votre
garde-robe
p239
est soumise à l' inspection la plus sévere ;
et le commis de Nicolas Salzard saura combien
vous avez de culottes.
C' est la mort du commerce que cette redoutable
douane ; on diroit que tous les effets
de l' univers lui appartiennent, et qu' elle vous
fait grace en vous rendant vos coffres et vos
balles.
C' est un grand plaisir que de voyager en
France ! Votre valise est ouverte à la frontiere
de chaque province ; on la retourne
sens-dessus-dessous, dès que vous avez fait trente
lieues, et le tout pour satisfaire l' infatigable
curiosité de Nicolas Salzard.
CHAPITRE 75
trésor royal.
comme tout est aujourd' hui dans la main
du roi, c' est là que vient tout l' argent du
royaume ; et d' après la multiplicité des
impositions, tout écu de six livres doit s' y rendre
p240
par une pente invincible dans le court espace
de cinq ou six ans. La loi de l' attraction n' a
pas une force plus active, ni plus vigoureuse :
c' est un fleuve qui baigne incessamment le
pied du trône, et où l' on puise de maniere
à le dessécher quelquefois subitement : là,
aboutit le denier de la veuve, l' obole cachée
des journaliers ; et que de larmes répandues
pour former ce fleuve immense, ce fleuve
d' or !
Une multitude de trésoriers, comme de
vastes seaux qui descendent alternativement
dans un puits, tirent les sommes qu' il faut pour
la guerre, pour la marine, pour l' artillerie,
pour les fortifications, pour les rentes de la
maison-de-ville, pour toutes lespenses enfin
que le roi fait dans le royaume, par raison ou
par caprice.
La facilité prompte avec laquelle on enleve
les grosses sommes qui y sont poes, fait
contraste avec l' effort perpétuel et pénible
d' une are de cent cinquante mille commis
qui, l' ée dans une main, la plume dans
p241
l' autre, exigent avec violence les parcelles
qui doivent composer ce prodigieux amas d' especes,
lesquelles se fondent ou s' envolent,
dès qu' elles ont touc le bassin duservoir.
Il est presque toujours à sec, malgré la
pompe aspirante et foulante, dont le jeu terrible
ne sauroit être interrompu, mais qui fatigue
à l' exs le corps politique, jusqu' à ce
qu' il tombe de lassitude et d' épuisement.
à cette époque, la France est en nage ; la
sueur lui découle du front : supportera-t-elle
encore long-tems ce violent exercice ? A-t-on
bien calculé le deg de ses forces réelles ? Le
jeu qui les met en action ne se ralentit pas,
je le sais ; mais, pour me servir d' une expression
populaire, (car je les aime beaucoup)
ira-t-elle toujours aussi vîte que le violon ?
CHAPITRE 76
p242
rentiers.
on appelle ainsi ceux qui ont accumu
leurs capitaux sur leur tête, ont fait le roi
leur légataire universel, et lui ont vendu
leur postérité à raison de dix pour cent. Ils
ontshérité freres, neveux, cousins, amis,
et quelquefois leurs propres enfans : ils ne
se marient point, et végetent en attendant
leur quartier, et se disant avec volupté chaque
matin, qu' ils ne sont pas encore morts.
Tous les six mois, ils vont signer leur quittance
chez le notaire du coin, qui certifie
qu' ils sont en vie.
Ce qui leur revient, ils le replacent
sur-le-champ ; et cet argent, fait pour alimenter
le commerce et soutenir l' industrie, va se
perdre éternellement dans les coffres royaux.
Ces coffres attirent tout ce qu' ils peuvent
attirer ; ils sont toujours ouverts pour les
p243
emprunts ; ils ne se lassent point d' aspirer
tout l' or qu' on leur présente.
La soif de l' hydropique, comme on sait,
redouble en buvant : on prend toujours ; on
sait que les maladies épidémiques soulageront
les paiemens de l' hôtel-de-ville : on sait
qu' il y a à gagner beaucoup en jouant, pour
ainsi dire, de concert avec la mort, et que
sa faux rapide moissonne, dans tel intervalle,
plus de têtes que n' en comportent les tables
de probabilités, dressées par des calculateurs
qui ne sont pas financiers. Les payeurs des
rentes savent ce que rapportent au trône les
hivers humides et longs ; et les princes,
non moins affamés d' argent, voudroient bien
imiter le monarque, qui ne chassera jamais
les decins de ses états, ainsi que fit jadis
le sénat de Rome.
Mais comment un gouvernement sage a-t-il
pu ouvrir la porte aux nombreux et incroyables
désordres qui naissent des rentes
viageres ? Les liens de la parenté rompus,
l' oisiveté pensionnée, le célibat autorisé,
p244
l' égoïsme triomphant, la dureté duite en
systême et en pratique ; voilà les moindres
inconniens qui ensultent. Un rentier
n' appeoit plus que l' hôtel-de-ville ; et
pourvu qu' il ne se ferme point, peu lui
importe ce qui l' environne ; il est nécessité
à raisonner faux toute sa vie, parce qu' il
veut que son biteur possede tout, envahisse
tout, afin que sa petite rente, par-
me, lui soit plus assue. N' est-ce point
cet appât, donné trop facilement à l' amour
de soi-même et aux jouissances personnelles
et exclusives, qui fait qu' il n' y a plus
de parens, plus d' amis, plus de citoyens ;
tout à fonds perdu : amitié, amour, parenté,
tendresse, vous êtes aussi à fonds perdu !
Neuf, dix pour cent ; et après moi le déluge .
Voilà l' axiome meurtrier et triomphant !
Je conseille aux rentiers d' aller manger
leur pension dans l' air pur et libre de la
campagne ; on vit moins dans les capitales,
c' est un fait constaté par l' exrience ; on
y suit un genre de vie qui renverse l' ordre
p245
journalier des heures et l' ordre des saisons :
l' état des morts l' emporte toujours sur celui
des naissances. Je leur conseille d' attraper leur
royal biteur, en vivant le plus long-tems
qu' ils pourront ; mais ce n' est qu' en s' éloignant
de sa capitale, qu' ils réaliseront le projet
de gagner sur lui.
Le nombre des filles qui ont passé l' âge
de se marier est innombrable à Paris : elles
ont signé des contrats de rente viagere, ce
qui les empêche de signer un contrat de
mariage ; car la premiere réflexion que l' on
fait, roule sur l' inévitable misere des enfans
qui seroient issus d' un tel noeud.
Un contrat viager isole toujours un particulier,
et l' empêche de remplir les devoirs
de citoyen.
CHAPITRE 77
p246
de l' habit noir.
avec un habit noir on est vêtu, on est
dispensé de suivre les modes, et d' avoir des
habits de couleur : on est sensé être en
deuil ; et quoique ce deuil soit éternel, on
passe par-tout avec cet habillement.
Il annonce, il est vrai, peu d' aisance ; et
par-làme il est affecté aux solliciteurs,
aux officiers réformés, aux rentiers sans
accroissement, aux auteurs, etc. Ceux-ci
le portent quelquefois pour intéresser en leur
faveur, se faire remarquer, et demander
des pensions. Ce stratagême a réussi à
quelques-uns : il seroit très-incivil d' en faire
tout haut la remarque.
Les deuils de cour, qui surviennent assez
fréquemment, épargnent de l' argent aux
bons parisiens : ces deuils mettent dans la
société le plus grand nombre fort à son aise ;
p247
et l' on diroit alors que les fortunes sont
égales.
La chûte des têtes courones n' est donc
pas désagréable à Paris. Ces morts-là arrangent
tout le monde ; car l' habit noir s' accorde
merveilleusement avec les boues, l' intempérie
des saisons, l' économie, et la pugnance à faire
une longue toilette. j' hérite de tel roi ,
s' écrioit un poëte de ma connoissance.
- comment ? -comment ! Il m' en eût
coûté ce printems, pour un habit,
vingt pistoles que je remets en poche ; et je
porterai volontiers le deuil de sa majesté
bienfaisante .
Il est assez plaisant de voir un bijoutier
porter le deuil d' une tête couronnée, dont
il estropie le nom ; mais l' usage a prévalu,
et ce n' est plus un ridicule pour les
classes les plus humbles de la société. Lorsque
le petit deuil arrive, ceux qui ne sont
pas riches, ou qui ne savent pas se mettre,
trahissent leur état ; et les gens du
monde reparoissent brillans, et se moquent
p248
de l' indigence, qui ne sait que se mettre
tout en noir des pieds à la tête.
Le coup-d' oeil le plus brillant au spectacle,
est dans ces jours de petit deuil : c' est
alors que les femmes et leurs diamans paroissent
dans tout leur éclat.
CHAPITRE 78
les egréfins.
des jeunes gens qui arrivent des bords
de la Garonne, des fils de tailleurs,
d' aubergistes, etc prennent un nom aux
barrieres, arborent le plumet, se qualifient
gentilshommes, et avec un peu d' esprit et beaucoup
de front, mentent aux bons parisiens
de la maniere la plus hardie : ils prennent
à cdit de tous côtés, en attendant les revenus
de leurs terres.
Le marchand à Paris aime mieux perdre
que de ne point se défaire de sa marchandise.
On laisse ces jeunes gens prendre le
p249
nom de chevaliers, de comtes, de marquis,
etc. Ces marquis, ces comtes, ces chevaliers
sont en chambres garnies : tant qu' ils
ne sont que fats et avantageux, qu' ils se
contentent de mettre à contribution quelques
femmes extravagantes, quelques vieilles
douairieres, la police ne s' en inquiete pas,
on les tolere encore ; mais à la moindre
friponnerie, on les démarquise au château
de Bicêtre.
Le moindre gentilhomme se qualifie, dans
le plus petit contrat, de haut et puissant
seigneur : le garde-note écrit tout ce qu' on
lui dicte ; de là l' incroyable facilité de se
donner des noms et des titres usurpés.
Les hommes nouveaux cherchent de leur
té à grimper sur un gradin un peu plus élevé ;
ils tâchent de faire oublier leur origine,
et on les voit tous possédés de la fureur de
faire ériger leurs terres en marquisat.
Cette excessive vanité tourne une infinité
de têtes : ce qui fait qu' on s' accoutume aujourd' hui
à ne regarder comme vraie noblesse que
p250
quatre ou cinq maisons : et l' on fait
très-sagement ; car si, de tous les préjugés qui
nous rendent stupides, le plus déraisonnable et le
plus insolent est celui de la noblesse (l' éducation
et les lumieres ayant ranpresque tous les
hommes bien nés sur la même ligne), il est juste
qu' on frappe de ridicule cette foule d' hommes
qui voudroient, au nom de leurs aïeux vrais
ou faux, se séparer de leurs concitoyens,
plus honnêtes, plus utiles et plus recommandables
que ces nobles, gentilshommes ou
gentillâtres, quelques noms qu' ils prennent,
ou qu' ils usurpent, ou qu' ils aient rus par
le hasard de la naissance.
CHAPITRE 79
batteur de pavé.
c' est ordinairement un gascon qui mange
ses cent pistoles de rente, tant qu' elles peuvent
s' étendre ; qui dîne à la gargote, soupe
avec une bavaroise, et plein de vanité, se
p251
carre aux promenades, comme s' il avoit dix
mille écus de rente : il sort s le matin de
sa chambre garnie, et le voilà errant dans
tous les quartiers jusqu' à onze heures du soir.
Il entre dans toutes les églises sans dévotion ;
fait des visites à des personnes qui ne se
soucient point de lui ; est assidu aux tribunaux,
sans avoir de procès. Il voit tout ce qui se
passe dans la ville, assiste à toutes les
rémonies publiques, ne manque rien de ce qui fait
spectacle, et use plus de souliers qu' un espion
ou qu' un agent de change.
Quand un de ces batteurs de pavé cede,
on pourroit lui mettre pour épitaphe : (...).
Une loi du grand Amafis, roi d' égypte,
prescrivoit à chaque particulier de rendre
compte tous les ans à un magistrat de la maniere
dont il subsistoit. Si cette loi étoit en
vigueur parmi nous, il y auroit beaucoup
de gens fort embarrassés à pondre.
CHAPITRE 80
p252
pays latin.
on nomme pays latin le quartier de la rue
Saint-Jacques, de la montagne sainte-Genevieve
et de la rue de la harpe : là sont les
colleges de l' université, et l' on y voit monter
et descendre une ne de sorbonistes en
soutane, de précepteurs en rabat, d' écoliers
en droit, et d' étudians en chirurgie et en
decine : leur indigence nécessite leur vocation.
Quand la codie françoise étoit dans le
pays latin, le parterre étoit beaucoup mieux
composé qu' il ne l' est aujourd' hui : ce parterre
savoit former des acteurs ; ceux-ci, privés
de l' utile censure que les étudians exerçoient,
se pervertissent devant un parterre
grossier, parce qu' on n' y voit plus que les
courtauts de boutique de la rue saint-Honoré, ou
les petits commis de la douane et des fermes.
Ainsi la perfection d' un art tient à des rapports
presqu' insensibles et rarement appeus.
CHAPITRE 81
p253
colleges, etc.
les colleges et les écoles gratuites de dessin
propagent l' abus de ce reflux éternel de
tant de jeunes gens sur les arts de pur agrément,
pour lesquels souvent ils ne sont pas
nés. Cette pernicieuse routine des petits
bourgeois de Paris dépeuple les atteliers des
professions méchaniques, bien plus importantes
à l' ordre de la société. Ces écoles de dessin ne
font que des barbouilleurs ; et ces colleges
de plein exercice, pour ceux qui n' ont point
de fortune, répandent dans le monde une
foule de scribes qui n' ont que leur plume pour
toute ressource, et qui portent par-tout leur
indigence et leur inaptitude à des travaux
fructueux.
Le plan actuel des études est très-vicieux,
et le meilleur écolier remporte au bout de
dix années bien peu de connoissances en tout
p254
genre. On doit être vraiment étonné de voir
des gens de lettres ; mais ils se forment
d' eux-mêmes.
Cent pédans veulent apprendre à des enfans
la langue latine avant qu' ils sachent leur
propre langue, tandis qu' il faut d' abord en
savoir une à fond pour en bien apprendre
une autre. Comme on s' est lourdement mépris
dans tous les systêmes d' étude !
Il y a dix colleges de plein exercice ; on
y emploie sept ou huit ans pour apprendre la
langue latine ; et sur cent écoliers,
quatre-vingt-dix en sortent sans la savoir.
Tous ces régens ont une couche épaisse
de pédanterie, qu' il leur est impossible de
secouer ; on la reconnoîtme après qu' ils ont
renoncé au tier. Leur ton est ce qu' il y a
de plus ridicule et de plus insupportable au
monde.
Le nom de Rome est le premier nom qui
ait frap mon oreille.s que j' ai pu tenir
un rudiment, on m' a entretenu de Romulus
et de sa louve : on m' a parlé du Capitole et
p255
du Tibre. Les noms de Brutus, de Caton et
de Scipion me poursuivoient dans mon sommeil ;
on entassoit dans mamoire les épîtres
familieres de Cicéron ; tandis que, d' un
autre côté, le catéchiste venoit le dimanche,
et me parloit encore de Rome, comme de
la capitale du monde, où résidoit le trône
pontifical, sur les débris du trône imrial :
de sorte que j' étois loin de Paris, étranger
à ses murailles, et que je vivois à Rome
que je n' ai jamais vue, et que probablement
je ne verrai jamais.
Les décades de Tite-Live ont tellement
occumon cerveau pendant mes études,
qu' il m' a fallu dans la suite beaucoup de tems
pour redevenir citoyen de mon propre pays,
tant j' avois épousé les fortunes de ces anciens
romains.
J' étois publicain avec tous les défenseurs
de la république ; je faisois la guerre avec le
nat, contre le redoutable Annibal ; je rasois
Carthage la superbe, je suivois la marche des
généraux romains et le vol triomphant de
p256
leurs aigles dans les gaules ; je les voyois
sans terreur conqrir le pays où je suis ;
je voulois faire des tradies de toutes les
stations de César ; et ce n' est que depuis
quelques années, que je ne sais quelle lueur de
bon sens m' a rendu fraois et habitant de
Paris.
Il est sûr qu' on rapporte de l' étude de la
langue latine un certain goût pour les républiques,
et qu' on voudroit pouvoir ressusciter
celle dont on lit la grande et vaste histoire : il
est sûr qu' en entendant parler du sénat, de la
liberté, de la majesté du peuple romain, de
ses victoires, de la juste mort de César, du
poignard de Caton qui ne put survivre à la
destruction des loix, il en coûte pour sortir
de Rome, et pour se retrouver bourgeois de
la rue des noyers.
C' est cependant dans une monarchie que
l' on entretient perpétuellement les jeunes
gens de ces idées étrangeres, qu' ils doivent
perdre et oublier biente, pour leur sûreté,
pour leur avancement et pour leur bonheur ;
p257
et c' est un roi absolu, qui paie les professeurs
pour vous expliquer gravement toutes
les éloquentes clamations lancées contre
le pouvoir des rois ; de sorte qu' un éleve de
l' université, quand il se trouve à Versailles,
et qu' il a un peu de bon sens, songe malg
lui à Tarquin, à Brutus, à tous les fiers
ennemis de la royauté. Alors sa pauvre tête
ne sait plus elle en est : il est un sot et
un esclave né, ou il lui faut du tems pour
se familiariser avec un pays qui n' a ni
tribuns, ni cemvirs, ni sénateurs, ni
consuls.
CHAPITRE 82
anatomie.
j' ai toujours été révolté de voir dans les
colleges un professeur qui, à la fin d' une
année de physique, la couronne par une barbarie
expérimentale : on cloue un chien vivant
par les quatre pattes ; on lui enfonce le
p258
scalpel dans les chairs, malgré ses hurlemens
douloureux ; on lui ouvre les entrailles, et
le professeur manie un coeur palpitant. La
cruauté doit-elle accompagner la science ?
Et les écoliers ne sauroient-ils apprendre
un peu d' anatomie, sans être palablement
des bourreaux ?
L' art des Winslow a des accessoires bien
repoussans ; il faut que l' anatomiste s' associe
avec des hommes de la lie du peuple, qu' il
ouvre un marché avec des fossoyeurs ; c' est
ainsi que l' on a des cadavres. Les éleves,
au défaut d' argent, escaladent la nuit
les murs d' un cimetiere, volent le corps
déposé et enseveli la veille, et lepouillent
de son linceul. Aps qu' on a brisé la
bierre et violé la sépulture des morts, on
p259
plie le cadavre en deux, on le porte dans
une hotte chez l' anatomiste ; ensuite, quand
le corps a été hac, disséqué, l' anatomiste
ne sait plus comment le replacer au lieu où
il l' a pris : il en jette et en disperse les
morceaux où il peut, soit dans la riviere, soit
dans les égouts, soit dans les latrines ; des
os humains se trouvent mêlés avec les os des
animaux qu' on a dévorés, et il n' est pas rare
de trouver dans des tas de fumier, des débris
de l' espece humaine.
Tous ceux qui manient le scalpel, aiment
donc de prence la capitale, à cause de
l' extrême facilité qu' ils ont pour y suivre les
études anatomiques. Les cadavres y abondent
et sont à bon marché ; en hiver on ne les
paie qu' au rabais ; l' anatomiste en chef achete
ces corps dix à douze francs, et les revend
à ses éleves un louis ou dix écus. Il y a un
commerce suivi entre les corbeaux des cimetieres
et les disciples des maîtres en chirurgie.
En allant prendre une leçon gratuite d' anatomie,
on pourroit (ce qui est horrible à
p260
penser) rencontrer sur le marbre noir son
pere, son frere, son ami, qu' on auroit enterré
et pleula veille.
Puisque la perfection de la médecine et de
la chirurgie dépend de l' anatomie, le gouvernement
n' auroit-il pas dû épargner aux gens
de l' art ce trafic clandestin et honteux, et
prévenir les scenes scandaleuses etgoûtantes
qui en résultent ?
Qui croiroit que les Winslow et les Ferreins
sont, au terme de la loi, des profanateurs
sacrileges, des violateurs des tombeaux, et
qu' ils ont encouru les peines les plus graves ?
Tout sera donc éternellement en contradiction,
nos loix, nos moeurs et nos usages !
Si un ancien revenoit au monde, de quel
étonnement ne seroit-il pas frappé dans
l' amphithéatre de l' académie royale, qu' aucune loi
n' autorise à avoir des cadavres ! Un mort étoit
pour les anciens un objet sacré, qu' on déposoit
avec respect sur un bûcher ; et celui-là
étoit déclaré impur, qui osoit y porter la main.
Que diroit-il, en voyant ce corps horriblement
p261
coupé, mutilé ; et tous ces jeunes chirurgiens,
les bras nus et ensanglantés, folâtrer
et rire au milieu de ces épouvantables
opérations ?
L' hôtel-dieu refuse de livrer des cadavres ;
on a recours à l' adresse ; on les vole à
Clamart, ou bien on les achete de la salpêtriere
et de Bicêtre. Les corps des vénériens
qui sont morts dans les grands remedes,
servent ordinairement à la dissection publique
dans les amphithéatres.
L' anatomie n' a fait aucun progrès depuis
quarante ans, ni aucune découverte conquente.
Le corps humain est aujourd' hui
connu parfaitement dans toutes ses parties ;
et il sera difficile d' ajouter à ce qu' on sait, tant
les recherches ont été profondes. Mais l' anatomie
n' est cependant encore qu' une vraie
nomenclature, et rien de plus. Il reste à
connoître le jeu de la machine, à apprécier ses
rapports, et les principes des forces vitales.
(...). La patience chanique
de l' anatomiste doit céder la place au génie
p262
qui généralise, qui scrute, qui se trompe en
cherchant à deviner ; mais qui, à force de
tourmenter plusieurs systêmes, découvrira
peut-être une seule et importante vérité,
d' où jailliront toutes les autres.
L' académie royale de chirurgie est un
monument d' architecture très-remarquable.
Louis Xv, qui préféroit l' art de la chirurgie
à toutes les autres sciences, a fait pour son
école des dépenses que les autres arts ont
enves.
CHAPITRE 83
la sorbonne.
elle rit elle-même de sa théologie, et
connoît très-bien le vuide et le ridicule de
ses theses et de ses censures. Elle hasarde de
dire que Moïse étoit meilleur naturaliste que
Buffon ; mais elle n' en croit rien.
La théologie a tout gâté dans le monde ;
elle a redoublé les terreurs de l' homme, au
p263
lieu de les calmer ; elle l' a rendu superstitieux,
au lieu de le rendre raisonnable.
La sorbonne a dû briller dans les siecles
de ténebres, parce qu' elle avoit alors des
connoissances fort au-dessus du commun des hommes.
Mais dans les siecles de lumiere elle a
voulu répondre à tout, et de là sont nés
les sophismes les plus extravagans. Elle a défigu
toutes les sciences, en voulant asservir
à ses décisions la morale, l' histoire, la
physique ; elle a voulu tout arranger, comme
la législatrice de toutes les idées ; et ses
travaux bizarres ont enfanté les contradictions
les plus étonnantes.
Ce seroit un livre curieux, que le rapprochement
de tout ce qu' elle a dit et imprimé
depuis trois siecles ; jamais le déraisonnement
chez les peuples les plus ignorans et les plus
superstitieux n' a ployé le tableau d' une plus
grande et d' une plus insigne folie : c' est qu' elle
a voulu perpétuellement subtiliser, et qu' elle
a voulu même en savoir plus que les autres
docteurs chrétiens. Ainsi l' on a vu l' extravagance
p264
combattre l' extravagance ; qu' on juge
du résultat d' une pareille lutte.
Elle auroit entiérement dénaturé dans
l' homme la faculté de penser, si quelques
sages ne fussent venus rectifier ces viles
erreurs, et se moquer de sa théologie, autant
que les membres de la sorbonne s' en
moquent intérieurement eux-mêmes. Mais
comme ce sont des places lucratives, les
argumens de toutes couleurs, les theses et
les censures iront leur train. Si tant de gens
se font tuer pour quelque argent, faut-il
s' étonner que d' autres déraisonnent sciemment
à un plus haut prix ?
Tout ce qu' il y a de remarquable aujourd' hui
en Sorbonne, c' est le mausolée du cardinal
de Richelieu, qui forma la sorbonne
et l' académie françoise ; deux corps qui pensent
aujourd' hui à peu près de même, et qui
se combattent ; le tout pour fixer les regards,
et pour exister.
Les docteurs musulmans sont plus raisonnables
que les nôtres. Ils prétendent que
p265
Mahomet a déclaré que de douze mille paroles
contenues dans l' alcoran, il n' y en a que
quatre mille deritables. Quand ils rencontrent
quelques passages extravagans, quelques folies
palpables, au lieu de s' entêter à
justifier ces inepties, ils les rangent au nombre
des huit mille mots qui renferment des
faussetés. Par ce moyen, ils se sauvent de
toute dispute, qui tourneroit à leur confusion ;
et révoquant les contradictions et les
incompatibilités, ils conservent l' honneur de
la raison humaine.
Si la sorbonne avoit su en agir ainsi, elle
n' auroit pas enfanté dans son délire les theses
anciennes qui l' ont rendu odieuse, et les
theses modernes qui l' ont rendu ridicule ;
mais elle consent à passer pour absurde,
pourvu qu' on ne discontinue pas de la payer.
CHAPITRE 84
p266
les écrivains des charniers-innocens.
il faut qu' ils vivent tout comme les théologiens :
plus utiles qu' eux, ils sont les dépositaires
des tendres secrets des servantes ;
c' est là qu' elles font écrire leurs déclarations
ou leurs réponses amoureuses ; elles
parlent à l' oreille du secretaire public, comme
à un confesseur ; et la boîte où est l' écrivain
discret, ressemble à un confessionnal
tronqué.
Le scribe, la lunette sur le nez, la main
tremblante, et soufflant dans ses doigts,
donne son encre, son papier, sa cire à cacheter
et son style, pour cinq sols.
Les placets au roi et aux ministres coûtent
douze sols, attendu qu' il y entre de la bâtarde ,
et que le style en est plus relevé.
Les écrivains des charniers sont ceux qui
s' entretiennent le plus assidument avec les
p267
ministres et les princes ; on ne voit à la cour
que leurs écritures.
Au commencement du regne, ils étoient
menas de faire fortune ; on recevoit tous
les placets, on les lisoit, on y répondoit ;
tout-à-coup cette correspondance entre le
peuple et le monarque a été interrompue ;
les écrivains des charniers, qui avoient déjà
acheté des perruques neuves et des manchettes,
ont vu leur bureau désert, et sont
retombés dans leur antique indigence.
Sans la secrete correspondance des coeurs,
qui n' est pas sujette aux vicissitudes, ils iroient
augmenter le nombre prodigieux des
sqlettes qui sont entassés au-dessus de
leurs têtes, dans des greniers surchargés de
leur poids. Quand je dis surchargés, ce n' est
pas une figure de rhétorique. Ces ossemens
accumulés frappent les regards ; et c' est au
milieu des débris vermoulus de trente générations,
qui n' offrent plus que des os en
poudre ; c' est au milieu de l' odeur fétide et
cadavéreuse, qui vient offenser l' odorat,
p268
qu' on voit celles-ci acheter des modes, des
rubans, et celles-là dicter des lettres amoureuses.
Le régent avoit, pour ainsi dire, composé
son serrail des marchandes de modes
et des filles lingeres, dont les boutiques
environnent et ceignent, dans sa forme quarrée,
ce cimetiere vaste et hideux.
CHAPITRE 85
le fauxbourg saint-Marcel.
c' est le quartier où habite la populace
de Paris, la plus pauvre, la plus remuante
et la plus indisciplinable. Il y a plus d' argent
dans une seule maison du fauxbourg saint-Honoré,
que dans tout le fauxbourg saint-Marcel, ou
saint-Marceau, pris collectivement.
C' est dans ces habitations éloignées du
mouvement central de la ville, que se cachent
les hommes ruinés, les misantropes,
p269
les alchymistes, les maniaques, les rentiers
bornés, et aussi quelques sages studieux, qui
cherchent réellement la solitude, et qui veulent
vivre absolument ignorés et séparés des
quartiers bruyans des spectacles. Jamais personne
n' ira les chercher à cette extrêmité de
la ville : si l' on fait un voyage dans ce pays-là,
c' est par curiosité ; rien ne vous y appelle ;
il n' y a pas un seul monument à y voir ;
c' est un peuple qui n' a aucun rapport avec
les parisiens, habitans polis des bords de la
Seine.
Ce fut dans ce quartier que l' on dansa
sur le cercueil du diacre Pâris, et qu' on
mangea de la terre de son tombeau, jusqu' à
ce qu' on eût fermé le cimetiere :
de par le roi, défense à Dieu
de faire miracle en ce lieu .
Les séditions et les mutineries ont leur
origine cachée dans ce foyer de la misere
obscure.
Les maisons n' y ont point d' autre horloge
que le cours du soleil ; ce sont des hommes
p270
reculés de trois siecles par rapport aux arts
et aux moeurs régnantes. Tous les débats
particuliers y deviennent publics ; et une femme
contente de son mari, plaide sa cause dans
la rue, le cite au tribunal de la populace,
attroupe tous les voisins, et récite la confession
scandaleuse de son homme . Les discussions
de toute nature finissent par de
grands coups de poings ; et le soir on est
raccommodé, quand l' un des deux a eu le
visage couvert d' égratignures.
Là, tel homme enfoncé dans un galetas,
se robe à la police et aux cent yeux de
ses argus, à peu ps comme un insecte imperceptible
se robe aux forces réunies de
l' optique.
Une famille entiere occupe une seule chambre,
l' on voit les quatre murailles, où les
grabats sont sans rideaux, les ustensiles
de cuisine roulent avec les vases de nuit. Les
meubles en totalité ne valent pas vingt écus ;
et tous les trois mois les habitans changent
de trou, parce qu' on les chasse faute de paiement
p271
du loyer. Ils errent ainsi, et promenent
leurs mirables meubles d' asyle en asyle. On
ne voit point de souliers dans ces demeures ;
on n' entend le long des escaliers que le bruit
des sabots. Les enfans y sont nus et couchent
pêle-mêle.
C' est ce fauxbourg qui, le dimanche,
peuple Vaugirard et ses nombreux cabarets ;
car il faut que l' homme s' étourdisse sur ses
maux : c' est lui sur-tout qui remplit le fameux
sallon des gueux . , dansent sans souliers et
tournoyant sans cesse, des hommes et des
femmes qui, au bout d' une heure, soulevent
tant de poussiere qu' à la fin on ne les appeoit
plus.
Une rumeur épouvantable et confuse, une
odeur infecte, tout vous éloigne de ce sallon
horriblement peuplé, et où dans des plaisirs
faits pour elle, la populace boit un vin aussi
désagable que tout le reste.
Ce fauxbourg est entiérement désert les
fêtes et les dimanches. Mais quand Vaugirard
est plein, son peuple reflue au petit-gentilli,
p272
aux porcherons et à la courtille : on voit le
lendemain, devant les boutiques des marchands
de vin, les tonneaux vuides et par
douzaines. Ce peuple boit pour huit jours.
Il est, dans ce fauxbourg, plus méchant,
plus inflammable, plus querelleur, et plus
dispo à la mutinerie, que dans les autres
quartiers. La police craint de pousser à bout
cette populace ; on la ménage, parce qu' elle
est capable de se porter aux plus grands
excès.
CHAPITRE 86
le marais.
ici, vous retrouvez du moins le siecle de
Louis Xiii, tant pour les moeurs que pour les
opinions surannées. Le marais est au quartier
brillant du palais-royal, ce que Vienne
est à Londres. Là regne, non la misere, mais
l' amas complet de tous les vieux préjugés : les
demi-fortunes s' y refugient. Là, se voient les
p273
vieillards grondeurs, sombres, ennemis de
toutes les idées nouvelles ; et des conseilleres
bien imrieuses y frondent, sans savoir lire,
les auteurs dont les noms parviennent jusqu' à
elles : on y appelle les philosophes des
gens à brûler . Si on a le malheur d' y souper,
on n' y rencontre que des sots ; et l' on y
cherche en vain ces hommes aimables, qui
ornent leurs idées du brillant de l' esprit et du
charme du sentiment : tel homme assis dans
un cercle, est un fauteuil de plus, qui embarrasse
un sallon. On y voit des meubles
antiques, qui semblent concentrer les préventions
et les usages ridicules.
Les jolies femmes me, qu' un astre
fatal a reguées dans ce triste quartier, n' osent
recevoir d' autre monde que de vieux
militaires ou de vieux robins, et le tout par
décence ; mais ce qu' il y a de curieux pour
l' observateur, c' est que tous ces sots unis
se déplaisent et s' ennuient réciproquement.
Ils n' appeoivent que de loin la lumiere des
p274
arts ; et duits au mercure de France
pour toute nourriture, ils ne connoissent
rien au-delà.
Si cependant un homme d' esprit, égaré
par hasard dans ces fastidieuses sociétés, s' avise
de faire jaillir quelques étincelles, vous
les verrez, au bout d' une heure, sortir de
leur lourde apathie, et sourire niaisement au
feu qui les étonne ; mais les cartes bientôt
prennent le dessus, et ils n' apprendront que
dans une ane révolue la nouvelle du lendemain.
J' ai peu vu ces maisons presque cloîtrées,
l' on se livre, faute d' autre amusement, à
l' éternelle occupation de battre et rebattre
les cartes pendant les plus belles heures du
jour, et même dans les plus belles saisons de
l' année.
Je ne blâme les goûts de personne ; mais
p275
il y a dans ce canton de terribles douairieres,
qui se sont incorpoes aux coussins d' un
fauteuil, et qui ne s' en détachent plus : souvent,
au milieu d' un jardin agable qui invite
à la promenade, on a beau regarder à
travers les fetres la lumiere brillante qui
dore les arbres, on a beau bâiller et puis
prêter l' oreille au chant des oiseaux ; on a
beau contempler d' un oeil d' envie la porte ;
on vous fixe malgvous sur un siege, et
l' on vous oblige à filer ennuyeusement des
cartes jusques bien avant dans la nuit ; vous
ne pouvez pas plus jouir de la douce clarté
de la lune que des rayons du soleil.
On ne m' y rattrapera plus. J' aime mieux
relire nos longs romans, l' Astrée, Clélie,
Artamene, pendant les longues soirées de
l' hiver ; je suivrai les moeurs, les vertus de
l' antique chevalerie ; je verrai passer sous
mes regards nos bonseux, faisant l' amour
un peu différemment de nous. Mais ils étoient
heureux à leur maniere, et ils savouroient
plus l' amour dans leurs soupirs longuement
p276
prolons aux pieds de l' inhumaine, que nous
dans nos rapides jouissances. Avons-nous
gagen abrégeant ?
CHAPITRE 87
portrait d' une dévote du marais.
cette dévote au regard oblique, que
vous vous figurez tenant toujours les yeux
baissés, est à peine assise qu' elle atout
vu, tout observé : elle vous a examiné de
la tête aux pieds ; elle a deviné de plus,
si vous teniez pour la bonne cause ; elle sait
si les femmes qui l' environnent ont du rouge,
si la hauteur de leur coiffure peut entrer
dans le confessionnal. Elle restera silencieuse,
si dans le cercle elle apperçoit un profane ;
elle n' ouvrira la bouche qu' en cas qu' elle
puisse parler sans exposer ses paroles à la
dérision des impies ; c' est ainsi qu' elle appelle
quiconque n' a pas un directeur connu .
Si sa voisine a une robe garnie avec une
p277
certaine élégance, tout-à-coup son front
muet devient un sermon contre le danger des
parures. Elle nepondra que par des monosyllabes
veres au mondain ; mais elle
jetera un regard de complaisance sur un petit
rabat, et récompensera son attention, en lui
adressant la parole.
Peu à peu elle s' échauffe, parle de l' horrible
dépravation des autres quartiers, de l' irréligion
qui marche le front levé dans le fauxbourg
saint-Germain, et de la damnation
éternelle, qui attend tous ceux qui n' entendent
pas la messe aux capucins du marais.
CHAPITRE 88
on tit de tous côtés.
les trois états qui font aujourd' hui fortune
dans Paris, sont les banquiers, les notaires
et les mons, ou entrepreneurs de bâtimens.
On n' a de l' argent que pour bâtir : des
corps-de-logis immenses sortent de la terre,
p278
comme par enchantement, et des quartiers
nouveaux ne sont composés que d' tels de
la plus grande magnificence. La fureur pour
la bâtisse est bien prérable à celle des tableaux,
à celle des filles ; elle imprime à la
ville un air de grandeur et de majesté.
L' architecture, depuis vingt anes seulement,
a repris un très-bon style, sur-tout
quant aux ornemens.
Le comte de Caylus a ressuscité parmi
nous le goût grec, et nous avons enfin renoncé
à nos formes gothiques. L' intérieur
des maisons est distribué avec une commodité
charmante, absolument inconnue à tous les
peuples de la terre.
On a régénéré deux arts presque en même
tems, la musique et l' architecture. La peinture
n' a point fait les mêmes progrès : la couleur
de l' école françoise sera toujours un peu
fausse, soit que ce vice appartienne au climat,
soit que le ton des maîtres s' oppose à
cet égard à une plus grande perfection.
Les remparts se rissent d' édifices qui
p279
ont fait reculer les anciennes limites : de jolies
maisons s' élevent vers la chaussée d' Antin, et
vers la porte saint-Antoine, que l' on
a abattue. Il étoit question de renverser l' infernale
bastille ; mais ce monument odieux
en tout sens choque encore nos regards.
Il est écrit qu' on ne pourra jamais achever
le louvre. Depuis trente années on y travaille,
mais avec une lenteur qui atteste que
les fonds manquent. Le prince de Cona
dépensé douze millions pour son palais-bourbon, et
les échafauds du louvre ont pourri
sur pied.
L' hôtel-dieu n' a rien gagné à son incendie,
non plus que le palais. Le me ou la
coupole de l' église de sainte-Genevieve
s' écroulera-t-il sur nos têtes ? Ou bien
bravera-t-il, sur une base inébranlable, les
clameurs et les alarmes de M Patte ? Il a
annoncé le danger, n' est-il qu' imaginaire ? S' il
arrivoit, il ne nous resteroit donc que la
majestueuse façade de ce monument ; morceau
qui mérite les plus grands éloges.
p280
On va procurer aux particuliers de l' eau,
comme à Londres, par le moyen d' une pompe
à feu.
On ne sauroit disconvenir que plusieurs
incendies n' aient été utiles à l' embellissement
de la ville.
Quand lessastres qu' occasionne la fureur
soudaine des élémens, ne laissent plus que les
traces de leur passage, le génie réparateur
accourt, fixe l' oeil sur les débris fumans, et
le pied sur les ruines, médite la reconstruction
des monumens disparus ; ou plutôt, il les
conçoit sur des plans nouveaux, et plus majestueux
que ceux qui existoient.
Ainsi, par une marche constante dans la
nature, tout ce qu' il y a de grand ne s' est
fait qu' à la suite des accidens ; et l' on peut
dire : c' est le mal qui engendre le bien.
En effet, l' homme semble attendre le renversement
des plus minces édifices pour y
porter enfin la main : le courroux des élémens
est le signal qui l' avertit de sa force et de sa
puissance.
p281
Sans les coups du tems et la rage des incendies,
les masses difformes de la barbarie
la plus révoltante régneroient encore dans
nos villes ; et nous n' avons appris à élever,
à ennoblir notre imagination, que quand, au
milieu d' une place déserte, nous avons perdu
l' aspect des objets gothiques et de mauvais
goût, avec lesquels nous étions familiarisés.
C' est quand les flammes ont dévoré, que
l' on voit paroître la main hardie et créatrice :
elle semble timide et inanimée devant ces
antiques masures, que l' habitude superstitieuse
respecte ; et l' on diroit qu' il lui en coûte plus
pour enlever de misérablescombres, que
pour édifier les monumens les plus superbes.
L' embrasement du palais, qui a été si funeste,
et qui pouvoit l' être à un point qui
effraie l' imagination, ordonneroit aujourd' hui
une autre forme au temple de la justice. Dépôt
des annales et des archives de la nation,
sanctuaire des loix, siege des assemblées
les plus augustes, cet édifice devroit avoir ce
caractere de majesté, de grandeur, qui annonce
p282
tout-à-coup à l' oeil des citoyens, que
là sont les juges, les fenseurs, les oracles
des droits du peuple.
Le moral de l' homme, par un lien inconnu,
tient au physique des objets ; et si les rois ont
soin d' étendre autour d' eux une enceinte immense,
de s' environner d' un grand appareil ;
si les prêtres ont appellé les adorateurs de la
divinité dans des temples regne une obscurité
sombre et majestueuse, ce qu' il y a de
plus auguste sur la terre après le séjour où
l' homme se prosterne devant Dieu, c' est le
lieu où la justice, sous un glaive nu, tient
en respect l' homme puissant et rassure le
foible.
Le front d' un semblable édifice, imposant
et grave par tous ses attributs, devroit parler
de maniere que le coupable pâlît en montant
les degrés qui le conduiront au tribunal,
l' attend la vengeance des loix. Et pourquoi
le temple où elles regnent, ne rappelleroit-il
pas à tous les magistrats, qu' ils entrent
dans un sanctuaire où ils doivent déposer
p283
les passions humaines, prendre une
ame élevée et digne des fonctions redoutables
qu' ils vont exercer ?
On n' a rien fait de tout cela. On a suivi la
forme irréguliere, petite et mesquine, qui
annonçoit plutôt l' antre de la chicane que
le temple de la justice. On n' a point voulu
ennoblir le sanctuaire des loix.
CHAPITRE 89
ameublemens.
quand une maison est bâtie, rien n' est
fait encore ; on n' est pas au quart de la dépense ;
arrivent le menuisier, le tapissier, le
peintre, le doreur, le sculpteur, l' ébéniste,
etc. Il faut ensuite des glaces et poser des
sonnettes par-tout ; le dedans occupe trois
fois plus de tems que la construction de l' hôtel ;
les anti-chambres, les escaliers dérobés,
les dégagemens, les commodités, tout cela
est à l' infini.
p284
On a don aux ameublemens une magnificence
surabondante et déplae. Un lit superbe
qui a l' air d' un trône, une salle à manger
ciselée, des chenets travaillés comme un
bijou, une toilette d' or et de dentelles, sont
assurément d' une ostentation puérile. Je sais
qu' un palais où l' on ne voit que glaces, or
et azur, m' attriste puissamment.
On place ensuite en sentinelle le suisse,
qui repousse ceux qui ne sont ni veloutés,
ni dos. Il est encore mispour écarter
les hommes dont le rite fait tout le patrimoine.
La magnificence de la nation est toute dans
l' intérieur des maisons. Le louvre n' est pas
achevé et ne le sera jamais. On ati six
cents hôtels, dont le dedans semble l' ouvrage
deses ; car l' imagination ne va
guere au-delà d' un luxe aussi recherché. Mais
en même tems, gardez-vous bien de chercher
ailleurs rien de grand : rien pour le
public, rien pour ses plaisirs, ou même pour
ses besoins. Ne cherchez pas des bains, un
p285
pital vaste et ordonné, des réservoirs, des
galeries, des promenades couvertes, des
salles de spectacles dignes des pieces qu' on
y représente : n' y cherchez pas de ces commodités
qui entretiennent la santé et la joie,
ou qui les font naître. Un luxe particulier et
clandestin fait toute la jouissance des riches,
mais non leur félicité.
Tel homme à son aise, qui n' a ni enfans
ni neveux, a la folie de courir tous les jours
dans ces hôtels, chez des seigneurs qui le
regardent à peine. Il passe sa vie à frapper
aux portes, à jouer le complaisant, et cela
pour ner une fois la semaine dans le palais
de l' orgueil, entre l' étiquette et l' ennui. Il
est bon d' entrer dans ces hôtels pour en
voir l' ameublement ; mais si l' on veut en
courtiser le maître, on se dévoue à une vie
triste, uniforme et désagréable.
CHAPITRE 90
p286
abbés.
Paris est rempli d' abbés, clercs tonsurés,
qui ne servent ni l' église ni l' état, qui vivent
dans l' oisiveté la plus suivie, et qui ne font
que des inutilités et des fadaises.
Robinson Crusoé dit qu' on gâte souvent
un excellent corps de crocheteur, en masquant
d' un habit ecclésiastique ses membres
souples et nerveux. Mais c' est un sauvage
qui parle.
Dans plusieurs maisons on trouve un abbé
à qui l' on donne le nom d' ami , et qui n' est
qu' un honnête valet qui commande la livrée.
Il est le complaisant soumis de madame,
assiste à sa toilette, surveille la maison, et
dirige au dehors les affaires de monsieur . Ces
personnages à rabat se rendent plus ou moins
utiles, caressent leur protecteur pendant plusieurs
années, afin d' être mis sur la feuille.
Ils y parviennent, et en attendant ils jouissent
p287
d' une bonne table et des petits avantages
qui se rencontrent toujours dans une
maison opulente.
La femme-de-chambre leur dit tout ce qui
se passe, ils sont instruits des secrets du
maître, de la maîtresse et des valets.
Ensuite viennent les précepteurs, qui sont
aussi des abbés. Dans les maisons de
quelqu' importance, on ne les distingue guere des
domestiques. Pendant le cours de l' éducation
on les ménage un peu : dès qu' elle est finie,
on leur donne une pension modique, ou on
leur fait avoir unnéfice ; puis on les congédie.
Le peu d' estime qu' on leur accorde,
est cause qu' ils négligent leurs éleves ; mais
comment s' est-on imaginé qu' un mercenaire,
pour douze cents francs par an, vous formera
un homme ? On lui a impola tâche la plus
difficile et la plus incertaine. D' ailleurs, (...).
Il n' y a qu' un homme surieur, qui puisseellement
donner des sentiments à un autre être, et réformer
son ingrate ou perverse nature.
p288
On voit sous le nom d' abbés beaucoup de
petits housards, sans rabat ni calotte, avec
un petit habit à la prussienne, des boutons
d' or, et chapeau sous le bras, étaler une frisure
impertinente et des airs efféminés. Piliers
de spectacles et de cafés, ou mauvais compilateurs
de futiles brochures, ou faiseurs d' extraits
satiriques, on se demande comment
ils appartiennent à l' église ; car on ne devroit
appeller ecclésiastiques que ceux qui servent
les autels. Ils n' en usurpent pas moins ce nom,
parce que de tems en tems ils en portent
l' habit.
Au grand scandale de la religion, tout cela
se souffre : et pourquoi ? Je n' en sais rien.
Prend l' habit ecclésiastique qui veut, et même
sans tonsure.
On ne leur permettoit pas, il y a vingt-cinq ans,
d' aller voir des Laïs. La courtisanne
qui les dénooit au commissaire avoit cinquante
francs qui lui étoient payés par .
Cette odieuse inquisition, qui unissoit le
double vice de la perfidie et du scandale, a cessé.
CHAPITRE 91
p289
évêques.
les évêques violent facilement et sans
remords la loi de la résidence, en quittant le
poste qui leur est assigpar les saints canons.
L' ennui les chasse de leurs dioceses, qu' ils
regardent comme un exil : ils viennent presque
tous à Paris, pour y jouir de leurs richesses,
et, mêlés dans la foule, y trouver
cette liberté qu' ils n' ont pas dans le jour
la bienséance les force à la ne de la
représentation.
On leur en fait un crime : mais à quoi
serviroit l' opulence, si elle n' ouvroit à chacun
la carriere de ses goûts ? Remettez-les
à la fortune des apôtres, et vous les verrez
dentaires. On dira, comment le pasteur
quitte-t-il son troupeau ? Cette vieille image
ne forme plus aucun sens ; rien n' est d' un
poids si leste que la charge pastorale. Les
p290
maîtres de la morale n' enseignent point la
morale ; ils bravent les anathêmes des anciens
conciles, et consomment, dans l' oisiveté
et les délices de la capitale, des biens
qui leur ont été confiés pour le soulagement
de leurs ouailles infortunées. Mais toutes
ces expressions, encore un coup, sont
devenues gothiques.
L' ambition, qui s' alimente par ce qu' elle a
déjà obtenu, les pousse à la cour et dans les
bureaux des ministres ; là, ils attendent le
fruit de leurs intrigues et de leurs complaisances,
et ils tentent de porter sourdement la main à
l' administration.
Ils travaillent incessamment derriere la
tapisserie, et restent sans effroi au milieu
de la nouvelle Babylone, non moins criminelle
que celle qui enflamma jadis le zele
des prophetes.
Ainsi le sacerdoce a des occupations purement
terrestres, et songe peu à entretenir la
pure morale, et à donner l' exemple de l' infatigable
charité, dite apostolique.
p291
Dès le seizieme siecle, on adressoit de pareils
reproches, et de plus vifs encore, aux
peres du concile de trente. " les églises se
plaignent qu' elles sont destituées de la présence
de leurs époux, dont plusieurs se
comportent mal à leur égard, et plutôt
comme des voleurs, qui ne les voient
qu' en passant, pour prendre leurs biens et
s' en aller, que comme des peres et pasteurs,
qui doivent demeurer avec elles,
pour les nourrir, les conduire et les
consoler. "
mais on a remarqué que les évêques qui
accomplissent inviolablement la loi de la résidence
(ce qui forme le petit nombre) avoient
une pté minutieuse, inquiete, turbulente,
toujours prête à dégénérer en fanatisme ;
qu' ils vexoient les habitans de leur diocese
par un zele aveugle et inconsidé; tandis
que les autres, non sidans, avoient des
lumieres, de la tolérance, aimoient la paix,
et ne persécutoient personne : de sorte que
tout le mal, peut-être, qui résulte de leur
p292
éloignement, c' est que l' argent qui leur
vient des provinces, ne se consomme pas
dans le sein des provinces même.
Ils publient de tems en tems des mandemens,
ouvrage de leurs secretaires. Le style
et les idées en sont prescrits d' avance. Le
meilleur mot de Piron est celui-ci : avez-vous
lu mon mandement ? lui dit un évêque...
oui, monseigneur ; et vous ?
CHAPITRE 92
succession des modes.
pour voir la succession des modes, il
n' est pas besoin de s' attacher aux militaires,
aux financiers, aux hommes de robe ; il
suffit de comparer en portraits la suite des
évêques. Les premiers ont dans l' extérieur
la simplicité évangélique et la gravité de
leur ministere ; au second âge, le visage
austere, l' ample barbe, l' habit grossier ont
déjà disparu ; au troisieme, les éques
p293
n' offrent plus qu' un air riant, des cheveux
qui flottent avec élégance, une parure recherchée.
Voyez un de nos prélats peint
au sallon : il a des joues couleur de rose,
des levres purpurines, des yeux qui vous
caressent ; un jeune prélat est presque une
beauté.
CHAPITRE 93
canne.
elle a rempla l' épée, qu' on ne porte
plus habituellement. On court le matin, une
badine à la main ; la marche en est plus leste,
et l' on ne connt plus ces disputes et ces
querelles si familieres il y a soixante ans, et
qui faisoient couler le sang pour de simples
inattentions. Les moeurs ont o ce grand
changement bien plus que les loix. On n' auroit
ussi qu' avec peine à interdire le port
des armes : le parisien s' est désarmé de lui-même
pour sa commodité et par raison. Le
p294
duel étoit fréquent, il est devenu rare. Les
loix séveres de Louis Xiv n' ont pas eu autant
de force sur les esprits que la douce et paisible
lumiere de la philosophie. Les parisiens
ont senti qu' ils ne devoient pas se déchirer
comme des bêtes féroces pour une chimere
qu' on appelle point d' honneur . On se contredit,
on se dispute, on y met quelquefois un
peu d' aigreur ; mais on ne croit pas qu' on
doive pour cela se couper la gorge.
Les femmes ont repris la canne qu' elles
portoient dans le onzieme siecle. Elles sortent
et vont seules dans les rues et sur les boulevards,
la canne à la main. Ce n' est pas pour
elles un vain ornement ; elles en ont besoin
plus que les hommes, vu la bizarrerie de leurs
hauts talons, qui ne les exhaussent que pour
leur ôter la faculté de marcher.
La canne à bec de corbin , qui accompagnoit
fidélement la perruque à trois marteaux ,
disparoît peu à peu, et ne se verra bientôt plus
que dans la main du contrôleur ou directeur
général des finances, qui seul est dans l' usage
p295
d' entrer ainsi chez le roi. Nul autre n' y peut
porter la canne .
Voilà une distinction. Et pourquoi cette
canne , dans une main habile et integre,
seroit-elle inférieure au ton de maréchal de
France ?
Les ptes seront embarrass à placer dans
leurs vers la canne du contrôleur ral,
avec laquelle il doit gourmander la cupidité
financiere ; mais ils useront d' une belle
taphore, pour exprimer poétiquement cette
canne qui soutient quelquefois le sceptre et
les tons .
CHAPITRE 94
aveuglement.
on passe àté les uns des autres sans se
connoître. Telle femme qui conviendroit à
tel homme, et qui feroit son bonheur, en
est coudoyée rudement, et n' en est pas apperçue.
Telle personne qui possede une ame
p296
qui sympathiseroit si bien avec la nôtre, sort
d' un cercle ou d' une assemblée au moment
nous aurions rencontce que nous cherchons
en vain depuis tant d' années. Le caractere
analogue à notre caractere est celui quelquefois
dont nous entendons incessamment
parler, que l' on défigure sans cesse, et que
nous calomnions ensuite par écho. Nous sommes,
pour ainsi dire, condams dans cette
ville immense à nous voir sans nous conntre ;
nos faux jugemens sont encore plus communs
que nos sujets d' infortune.
Nos erreurs sur l' inextricable route de la
fortune sont tout aussi nombreuses. Nous
tournons dans le labyrinthe, et nous revenons
quelquefois aume point après une
longue course très-fatigante.
Si un homme pouvoit contempler dans
tous ses points le chemin battu des richesses
et des grandeurs, il sauroit pourquoi l' un
trébuche, pourquoi celui-ci se releve du
choc qui sembloit devoir le renverser, pourquoi
celui-là, en tournant la tête, laisse
p297
échapper l' occasion favorable. Il seroit comme
le spectateur d' une partie d' échecs, qui voit
les fautes et les moyens de les réparer : mais
que ce me observateur s' asseye à la table
de jeu, et qu' il commence la partie ; son oeil
se troublera ; il ne sera plus au point de vue
, parfaitement désintéressé, l' on embrasse
l' ensemble sans effort.
CHAPITRE 95
cours gratuits.
au coin des rues vous voyez : cours gratuit
d' architecture, cours gratuit de langue angloise,
cours gratuit d' histoire, cours gratuit
de belles-lettres, cours gratuit de géographie,
de langue françoise, d' orthographe, etc .
Accourez, citadins et provinciaux, accourez,
étrangers ! Quoi de plus heureux que
d' avoir des maîtres à ses ordres, qui vous livrent
la science gratis ! Allez les trouver à
leurs adresses imprimées : vous montez un petit
p298
escalier tortueux, fort obscur ; vous arrivez
chez l' hommenéreux, prodigue distributeur
des connoissances humaines ; il se plaint
de l' ingratitude de son siecle, de l' indifférence
coupable du public, qui passe devant ses
affiches sans les regarder ; l' ignorance et la
barbarie conspirent contre son établissement ;
il vous prie de le dédommager des peines
qu' il s' est dones depuis vingt ans pour
l' instruction publique.
La leçon est courte, les plaintes sont fort
longues. Tout ces maîtres vous enseignent
parfaitement tout ce que vous savez ; et malg
la méthode particuliere qu' ils ont tous
imaginée, il n' y a rien de neuf dans leurs
documens. Vous descendez l' escalier, et vous
oubliez la rue, le maître et sa thode ;
vous ne vous en souvenez que quand vous
revoyez près de la borne du carrefour, cours
gratuit : affiche mensongere, car le tems
qu' on y perd est assument ce qu' il y a de
plus cher au monde, et d' un prix bien au-dessus de
l' argent.
CHAPITRE 96
p299
bureau de reté.
c' est un bureau de police établi il y a une
trentaine d' anes, où tous ceux qui ont é
volés vont faire leurs plaintes et obtiennent
la facilité de recouvrer leurs effets sans aucuns
frais. Des inspecteurs de police prennent les
déclarations, reçoivent les ordres relatifs à
cet objet, et font les diligences pour satisfaire
les intéressés. Des bijoux précieux, après
avoir long-tems circulé dans des mains invisibles,
reviennent, comme par enchantement,
se présenter à l' oeil de celui qui les avoit
perdus, sur-tout quand l' homme qui s' est
plaint porte un nom.
Il part qu' on nage quelques filoux,
et qu' on tolere quelques petits larcins, pour
avoir connoissance des grands voleurs et des
vols scandaleux. On s' attache sur-tout à reconnoître
ceux qui ont quelques dispositions à
p300
la violence, et l' on pvient ainsi les meurtres
et les assassinats : ce qui est très-bien vu ; car
on ne taille le corps dur du diamant qu' avec
la poudre du diamant me.
S' il tombe entre les mains de la police un
grand nombre d' aventuriers et de filoux,
combien lui échappent et trompent sa vigilance !
Il faut un tel fond d' industrie et de
ressources pour vivre dans cette capitale,
quand on n' y a ni commerce ni rentes, qu' il
n' est pas étonnant que l' intrigue et l' agiotage
forment le caractere de ce peuple livré à
une industrie sourde et dangereuse.
CHAPITRE 97
chansons. Vaudevilles.
que dit-on de moi ? Disoit Mazarin ce ru
italien. ils cantent, monseigneur. -ils
cantent ? Eh bien, laissez les canter. S' ils
cantent, ils païeront . C' est encore vrai
aujourd' hui. Quelques ministres n' ont pas voulu nous
laisser
p301
canter pour notre argent : c' étoit là en
rité se montrer de bien mauvaise humeur.
Point d' événement qui, chez ce peuple
moqueur, ne soit enregistré par un vaudeville.
Son caractere est toujours tourné à l' épigramme,
et il répond par le sarcasme à tout
ce qu' on lui propose d' utile.
Ces vaudevilles, pour être satyriques,
n' en sont pas toujours moins vrais. Ils ont de
tous tems été plaisans, malins ; mais ils
deviennent trop durs, trop méchans, depuis que les
hommes de cour s' avisent de les faire ou de
les corriger. Ils ont, il est vrai, un tact sur
les affaires, et une connoissance des hommes
publics, qui donnent plus de physionomie aux
choses et plus de sel aux couplets ; mais le
style âcre et violent s' y manifeste, et l' atroci
a pris la place de l' enjouement.
Si la suite des vaudevilles offroit mieux
l' histoire (c' est-à-dire le caractere des
personnages et le vrai mobile des affaires) que
les narrations de tous ces historiens qui n' ont
jamais mis le nez derriere la tapisserie, que
p302
faudroit-il penser des vaudevilles et de notre
grave histoire, écrite par Villaret et Garnier ?
Tous ces couplets mordans, qui circulent
depuis quelques années, sont aussi condamnables
par leur fiel qui les empoisonne,
que par leur excessive audace. Ce n' est plus
là le ton du joyeux vaudeville, qui pioit
sans déchirer. Les hommes de cour ont dénaturé
un genre pcieux ; et dans leurs
sourdes vengeances, ils ont accumulé plus
de traits affreux que n' en a forgé la jalousie
des écrivains réputés les plus âpres à la
domination littéraire.
CHAPITRE 98
civilité.
et la civilité n' en regne pas moins : elle
est répandue dans presque toutes les classes.
C' est qu' on a vu qu' elle produisoit une infinité
de bons effets dans la société ; des gens
p303
qui ne se touchent qu' un instant ont droit
d' exiger que ce commerce passager soit agréable.
Sans ce mensonge ingénieux, un cercle
seroit une arene les petites et viles passions
paroîtroient avec toutes leurs difformités.
Cette espece de politesse, généralement
adoptée, masque la férocité de l' orgueil et les
écarts de l' amour-propre. On s' est offert l' un
à l' autre sous les plus beauxs, et la surface
hideuse du caractere va se dévoiler dans
l' intérieur domestique devant des yeux qui y
sont accoutumés, ou faits pour soutenir cette
épreuve. Cependant on a joui, on s' est amusé,
et l' apparence des vertus sociales a consolé
un instant de leur peu dealité. Une robe
légere, jetée sur le moral, est donc aussi
nécessaire peut-être qu' un vêtement l' est au
physique de l' homme.
CHAPITRE 99
p304
progrès des arts.
les arts se perfectionnent plutôt que les
moeurs, parce que l' on fait infiniment plus
de cas des premiers. La cuisine d' aujourd' hui
est plus délicate et plus fine, même plus saine,
que celle qu' on faisoit il y a quarante ans.
On chante, on danse mieux, ainsi qu' on fait
de meilleurs ragoûts. à tout prendre, on joue
mieux la codie. La médecine est moins
meurtriere, et la chirurgie offre des cures
merveilleuses ; la chymie est étonnante dans
ses découvertes nouvelles. Nous commençons
enfin à sentir la bonne musique et à l' adopter.
Nos habits sont moins gênans, plus
simples, plus frais et plus commodes. On
fait de très-jolis vers et avec profusion. Ce
n' est plus même un mérite rare : nous avons
des livres plus pensés, plus profonds que ceux
de l' autre siecle, et tout autrement importans.
p305
Je suis sûr que nous serons encore surpassés
par la génération future ; car tandis que des
esprits très-chagrins ou très-ignorans crient
à la cadence, je vois qu' au lieu de reculer
tout avance. Quelques gens de lettres, pertuellement
infatués de leur profession, ne
voyant qu' elle dans le monde, pour le seul
plaisir de déclamer contre leurs confreres,
nieront cette proposition ; mais chacun d' eux,
dans le fond de son coeur, se croira supérieur
à ses rivaux et à ses devanciers.
CHAPITRE 100
condamnation.
les bons livres dont je parle, sont proscrits.
Connoît-on cette fable, emblême des
jugemens de la race mortelle ? Une pluie fatale
tomba du ciel, et rendit fous tous ceux qui
furent mouillés, même assez légérement : c' étoit
un jour dete, et un jour de printems ;
tout le monde étoit à la promenade ; un
p306
seul homme convalescent, et qui gardoit la
chambre, grace au toit qui le couvroit, conserva
sa raison. Quand il vit rentrer ses chers
concitoyens, il alla au-devant d' eux, et fut
témoin de toutes les extravagances possibles,
variées selon le caractere de chaque individu ;
l' un faisoit le roi , l' autre le néral
d' armée , celui-ci le pontife , parce qu' il
avoit été le plus mouillé. L' homme sain et sauf
voulut les grir de leur folie, en leur représentant
qu' ils n' étoient pas tout-à-fait dans
leur bon sens. -c' est toi, maraud, s' écrierent-ils
d' une commune voix, c' est toi qui
déraisonnes. Ta fievre quarte, dont tu n' es
pas gri, en est la cause. -eh, mes amis !
Je vous ponds que vous avez besoin d' ellébore.
-nous, nous ! Dirent-ils tous en
chorus : vois tous les corps qui te condamnent,
et résiste à ce poids d' autorités ; allons,
rétracte-toi, amende honorable, à genoux, et
confesse que c' est toi qui es fou, téméraire,
extravagant, maniaque ; que nous sommes
sages à la tête des conseils, à la tête des
p307
armées, à la tête des tribunaux, et que nous
devons te châtier pour ton bien, trop indulgens
de ne point t' infliger une peine plus sévere...
que put faire alors celui dont le ciel
avoit épargné l' intelligence ? Ce fut d' avouer
au milieu du consistoire, qu' ils avoient raison
puisqu' ils faisoient des arrêts, et de voir
brûler son livre en remerciant Dieu de n' être
pas blui-me.
CHAPITRE 101
méchans.
tandis que l' on fronde, que l' on déchire
les talens, que l' on rabaisse les vertus,
qu' on affiche l' incrédulité, sur le noble motif
des actionsreuses, on use d' une complaisance
accueillante envers le vice. On a
fait un dialogue en vers, lu à l' académie françoise,
sur le traitement que l' on doit dans la
société aux gens vicieux . On y examine de
quel air on doit aborder un méchant , un
p308
fourbe , un fripon . On penche pour des
maximes tolérantes et moinsveres que celles
qui régnoient chez nos aïeux, qui ne recevoient
point avec amitié des gens qu' ils méprisoient.
On s' éleve dans ce dialogue contre
le moraliste austere qui exigeroit que chaque
homme sentît ce zele utile et profond qui
proscrit le méchant .
Loin de traiter rigoureusement l' homme
diffamé, le poëte a fait ce vers qui est devenu
proverbe :
et je soupe à merveille à té d' un fripon .
Il me paroît qu' il vaudroit mieux souper
chez soi moins délicatement, et souper avec
de bonnes gens et d' honnêtes gens. Le voisinage
d' un fripon doit nuire, si je ne me
trompe, autant à l' appétit qu' à la cordialité.
L' auteur du dialogue, on le sent bien, a
voulu satisfaire à la fois la morale et la prudence :
mais que restera-t-il donc à l' honnête
homme, si l' on fait à peu près le même accueil
au fripon ?
Au reste, je ne condamne point le poëte,
p309
il n' a été dans sa piece de vers que le fidele
interprete de ce qu' on appelle la bonne
compagnie .
CHAPITRE 102
bonne compagnie.
elle existe réellement ; mais comme un
nouveau mot parmi nous annonce assez ordinairement
un nouveau ridicule, on a fait un
usage abusif depuis plusieurs années de cette
expression qui a sucà celle de bon ton .
La bonne compagnie peut avoir plus d' un
local : l' opulence ne la suppose pas ; la
diocrité ne l' exclut point. Elle est parmi ceux
qui ont le moins de prétention à ce titre,
si souvent cité, si peu défini. Chaque société
aujourd' hui y prétend exclusivement. De
des scenes fort plaisantes : le président soutient
que le conseiller n' a pas le ton de la
bonne compagnie ; le mtre des requêtes fait
le même reproche au financier ; le négociant
p310
trouve l' avocat empesé, et celui-ci ne veut
pas voir le notaire. Il n' y a pas, jusqu' au
procureur, qui ne fasse la satire de son voisin
l' huissier priseur. Ces accusationsciproques
riteroient les crayons d' un Moliere.
CHAPITRE 103
naïveté.
ce que je cherche dans la bonne compagnie,
ce qu' on n' y trouve pas, c' est la naïveté.
Quoi de plus rare dans nos moeurs et
dans nos conversations ? C' est un siecle triste
que celui où cette qualité charmante semble
avoisiner la sottise, où un aveu libre de la
disposition habituelle de notre esprit et de notre
coeur fait rougir je ne sais quelle pudeur, et
arrache le sourire de la malignité. L' artifice
gâte tout, il ôte à la nature son coloris et ses
graces, il éteint cette sensibilité qui aime à se
pandre avec aisance et liberté, il resserre
l' ame, il efface cette cordialité qui donnoit de
la vie à tout.
p311
Qui ne voudroit rencontrer La Fontaine, au
lieu de Bossuet ou de Boileau ? On se moquoit
du bon homme assez neuf à plusieurs usages
de la vie. Il durera plus que nous, disoit
Moliere.
CHAPITRE 104
usage du monde.
il appartient à quiconque a reçu une certaine
éducation ; c' est au fond le savoir vivre .
Un étranger peu au fait des usages fera d' abord
bien des fautes ; mais s' il est bien né,
il ne tardera pas à reconnoître et à saisir les
nuances.
On ne peut définir par écrit ce que c' est
que l' usage du monde . La théorie vous fera
faire mille gaucheries ; la pratique de quelques
mois vous apprendra mieux que toutes
les réflexions, à vous tirer d' un nombre infini
de situations, et à bien distinguer ce que
vous devez aux lieux, aux tems, aux choses
et aux personnes.
p312
L' homme de génie, encloîtré ou sortant de
la poussiere du cabinet, paroîtra souvent ridicule
en voulant être poli.
Une dame desirant depuis long-tems de
faire connoissance avec le célebre M Nicole,
pria un jour son directeur de vouloir bien
le lui amener, et de l' engager même à venir
manger sa soupe. Il vint ; et comme il n' y a
chere que de dévote et de directeur, et que
les meilleurs vins ne furent point épargs
à nos deux atres, le bon M Nicole, qui
n' avoit jamais fait si bon dîner en sa vie, et
à qui le champagne et le muscat avoient un
peu brouillé les idées, dit en prenant con
de la pieuse dame : ah, madame, que je
suis pénétré de vos bontés et de vos politesses !
non, rien n' est si gracieux que vous ; en verité
vous êtes charmante en tout, et l' on ne peut
qu' admirer vos appas et sur-tout vos beaux
petits yeux . Le directeur qui l' avoit psenté,
et qui avoit plus d' usage du monde, ne manqua pas,
dès qu' ils furent sortis de l' appartement
de madame, et en descendant l' escalier,
p313
de lui faire des reproches sur sa simplicité.
est-ce que vous ne savez donc pas,
dit-il, que les dames ne veulent point
avoir de petits yeux ? Si vous vouliez lui
dire quelque chose de flatteur-dessus, il
falloit au contraire lui faire entendre qu' elle
avoit de beaux grands yeux . -croyez-vous
ça, monsieur ? -comment, si je le crois !
Assument. -ah mon dieu ! Que je suis
mortifié de ma balourdise ! Mais, paix ; je m' en
vais la parer... et tout de suite notre bon
personnage, sans que l' autre pût le retenir,
remonte chez la dame, lui fait ses excuses,
et lui dit : ah, madame, pardonnez la faute
que je viens de commettre vis-à-vis d' une
personne aussi aimable que vous. Mon digne
confrere, qui est plus poli que moi, vient de me
la faire appercevoir. Oui, je vois que je me suis
trompé en effet ; car vous avez de très-beaux
grands yeux, le nez, la bouche et les pieds
aussi .
CHAPITRE 105
p1
assertions qui en valent bien d' autres.
qu' étoit jadis le point repose cette
ville si fameuse, et dont le nom ne pourra
plus mourir qu' à la suite d' une de ces grandes
volutions qui ruinent une partie du
globe ?
Les anciens chroniqueurs vont chercher
le berceau de la nation jusques dans les ruines
fumantes d' Ilion. C' est tout aussi amusant que
p2
l' histoire chirique des Atlantides, de ces
peuples que M Bailly a placés tout juste
auprès des poles, parce que la terre blante
n' étoit habitable que de ces côtés-là. Sans
le nouveau sysme de M De Buffon, qui a
mis un boulet de canon dans son âtre pour
calculer ensuite par similitude combien il
falloit de tems au globe de la terre pour se
refroidir , nous n' aurions pas de ces belles
imaginations ; mais la gravité avec laquelle on a
écrit ces fables et ces plaisans systêmes a quelque
chose de fort divertissant.
Pour moi, sans remonter si haut, j' aime
à croire que nous étions libres avant l' invasion
des romains ; que, passés sous cette domination,
nous avons pris leur langue, leurs coutumes
et leur religion, et que, gouvernés
par nos magistrats, nous avons eu, à l' instar de
Rome, notre nat, notre capitole, nos temples,
nos palais, nos aqueducs, nos bains
publics, dont on admire encore les restes.
J' aime à croire que, lors de la décadence de
l' empire romain, les nautes parisiens , chefs de
p3
la république des Armoriques , recouvrerent
leur liberté primitive avant l' irruption des
barbares ; que les chefs de cette république
ne se soumirent à ce chef de sauvages, nommé
Clovis , qu' à titre d' alliance, et ne lui
ouvrirent les portes de Paris qu' à condition de
conserver les droits de la république et les
privileges de ma ville natale. Nous avons
reçu ces nations étrangeres en qualité d' hôtes
et d' amis ; nous leur avons inspiré, autant
qu' il nous a été possible, le gt des arts
pacifiques ; nous leur avons fait adopter
notre religion et nos loix, à peu ps
comme les chinois ont instruit les tartares.
Je préfere ce joli systême de m l' ab
Bouquet, qui nous conserve une illustre
origine, à ce vilain systême de conquête et
d' esclavage, que Boulainvilliers a voulu établir :
car je ne veux pas avoir été conquis ;
et jeclare que je ne lirai aucun historien
qui voudra combattre mon cher abbé Bouquet.
Ainsi je me place, avec l' étendard de la
p4
liberté, à une époque antérieure à Clovis, et
c' est là que je cherche et que je trouve les
loix fondamentales de la nation ; puisque Paris
existoit avant ce barbare qui se fit baptiser ;
puisque cette ville arrêta pendant cinq ans
les armes de ses pareils, et que les bons gaulois
conserverent leur liberté, leurs biens et
leurs loix, qui furent embrases par les nouveaux
venus.
Je soutiens donc que je descends en droite
ligne de ces braves nautes parisiens , qui
avoient secoué le joug des romains, et
s' étoient formés enpublique indépendante.
J' affirme qu' ils sont mes aïeux, et que les
descendans de cette horde, compoe de
quinze à vingt mille hommes maltus et
mal armés, ne sont, vis-à-vis de nous, que des
étrangers ; car ce sont les gaulois qui ont
placé eux-mêmes Clovis sur le trône.
Ils firent mal : son ambition et sa politique,
son mariage avec Clotilde, fille d' un roi de
Bourgogne, qui lui transmit l' apparence de
ses droits sur les pays occupés par les bourguignons,
p5
ses intelligences secretes avec les
évêques, ses victoires sur Alaric, ses assassinats
par lesquels il détruisit les chefs des autres
tribus ses compétiteurs, le rendirent trop puissant.
Tous ces petits rois sauvages, se livrant
des guerres sanglantes, se disputerent dans
la suite la possession et la dépouille des gaules.
Dès qu' on vit l' autorité d' un seul lever sa
tête au milieu de ces peuples sortis des
forêts de la Germanie, ce fut le signal du
malheur. Il n' y eut que des tyrans et des
esclaves, et les peuples tomberent dans l' ignorance
et l' abrutissement.
Notre gloire est antérieure à l' époque où
l' un de nos rois se prosterna sous l' aiguiere
de saint Remy, et nous avions d' autres loix
que les loix gombettes , la loi salique et les
loix ripuaires .
Je vois Paris, même sous la premiere race,
n' appartenir à aucun roi ; car les enfans de
Clovis, en partageant, laisserent ce chef-lieu
indivis , tant il étoit respecté. Le comte
Eudes se fraya le chemin au trône pour l' avoir
p6
courageusement défendu ; et le roi connu
sous le nom de Hugues Capet , ne fut d' abord
que le comte de Paris.
Le caractere national, affoibli sous les deux
premieres races, ne fut pas absolument éteint ;
on vit naître le gouvernement féodal, établi
chez trois à quatre cents peuples qui remplissoient
les gaules avant que César y eut introduit
les légions romaines, qui employerent
plusieurs années à soumettre le pays. On vit
une multitude de petits états sépas, qui
conserverent leurs coutumes et leurs usages
particuliers.
J' avoue que ce gouvernement, dans son
repos superbe et dans son antique majesté,
prési par un Charlemagne, le plus grand
homme de l' Europe moderne, me plait beaucoup
plus que la monarchie, parce que je
crois qu' il n' y a de véritable oppression pour
la multitude que dans les vastes états, et que
les petits ont nécessairement une plus grande
dose de liberté.
Que j' aurois aimé à voir la nation assemblée
p7
se donner elle-même un souverain, faire
ses loix et en redemander compte au positaire !
Q' il est auguste le regne de Charlemagne !
Rien dans l' histoire moderne de plus imposant,
de plus majestueux. Le nom de Louis
Xiv pâlit aups de ce grand nom qui remplissoit
l' Europe sans la troubler ni l' asservir.
Les gaules étoient redevenues ce qu' elles
étoient avant les romains, inpendantes et
libres, ayant un chef et non un maître.
Autant on prise les descendans de Clovis
rasés, avilis et confinés dans un cloître,
autant on admire cette superbe aristocratie qui
donna naissance à l' esprit de chevalerie, à cet
alliage sublime de candeur, de générosité, de
franchise, d' amour et des plus hautes vertus.
Pourquoi faut-il que l' équilibre de ce beau
gouvernement, rompu par les premiers capétiens,
la nation ait été expoe à des mouvemens
convulsifs ? Parce que la union fore des grands
fiefs à la couronne ne put s' opérer qu' en livrant
le peuple à deux forces
p8
contraires qui lechirerent. Il étoit calme et
tranquille sous le régime féodal, il jouissoit
du degré de liberté qui pouvoit lui appartenir
d' après ses lumieres et ses idées. Et que lui
falloit-il de plus, puisque son repos et sa
population attestoient son bonheur ?
La convocation des états-généraux retarda long-tems
la puissance absolue ; mais elle
s' avançoit à pas lents : les capétiens, les
valois, la maison d' Angoulême amenerent
le même plan formé par Clovis et bri par
la nation dans sa force et dans sa vigueur.
Elle eut depuis des momens d' éclat, mais
trop chérement achetés ; et c' est aux beaux
jours de Charlemagne qu' il faut remonter
pour jouir d' un spectacle qui ne s' est pas
représenté depuis.
Sous les foibles enfans de ce grand empereur,
Paris devint le patrimoine particulier
d' un comte . Cette ville avoit sisté à tous
les efforts des romains. Forte et commerçante
sous Tibere, elle fut, à la fin de la seconde
race, ravagée par les normands qui
p9
brûlerent ses édifices extérieurs et la resserrerent
dans une isle de la Seine.
le comté de Paris attira la couronne sur
la tête de son propriétaire, au pjudice du
sang de Charlemagne, dont le dernier rejeton
mourut emprisonné ; mais les seigneurs qui
possédoient des fiefs immenses, plus riches
que celui qu' ils avoient placé sur le trône, ne
s' imaginoient pas que le sceptre dans cette
maison lui donneroit une pponrance infinie ;
ils ajoutoient peu de foi à la surrection de
la monarchie ; et pensant n' avoir
accordé qu' un signe sans conquence, ils
crurent que leur égal ne deviendroit jamais
leur maître.
CHAPITRE 106
officiers.
le pjugé favori des officiers c' est de se
regarder comme les hommes les pluscessaires
au genre humain, et en conséquence
p10
de mépriser tous les états, de s' étonner qu' il
y ait d' autres professeurs dans le monde que
des innieurs , et de vouloir presque qu' un
souverain n' accorde des récompenses et des
appointemens qu' à ceux qui servent dans ses
armées. Ils ont beaucoup de peine à s' imaginer
qu' il existe une autre gloire que celle
qui s' acquiert au bruit des canons, à la décharge
des mousquets et au flamboyant de
l' ée.
La guerre ne dure pas toujours : la paix
en général est plus longue. Tel officier parvient
à une longue vieillesse sans avoir repsenté
trois fois dans les batailles. Le plus
grand nombre aujourd' hui n' a jamais vu le feu,
et ils veulent qu' on honore leur bravoure,
comme s' ils exposoient chaque jour leur vie
pour la défense de l' état.
Un grenadier en fait autant qu' eux ; mais
comme il n' a que huit sols par jour, il ne
jouit pas de la même considération que celui
qui dit à tout propos, ma troupe, ma compagnie,
mon régiment .
p11
On ne diroit pas, à voir un officier si leste,
si pimpant, frisé, adonisé, pa, qui s' occupe
devant le miroir à redresser une boucle indocile,
que c' est là le successeur de Bayard,
de Duguesclin, de Crillon, de ces guerriers
dont on disoit :
ils s' arment tout à cru, et le fer seulement
de leur forte valeur est le riche ornement.
leur berceau fut de fer... .
Ce qu' un officier de nos jours ambitionne
le plus, c' est une blessure de gt ,
c' est-à-dire, une jolie cicatrice qui contribue à sa
putation sans endommager les graces de sa
figure. Il trouve brutal l' ordre de César, qui
cria aux siens à la bataille de Pharsale, frappez
au visage ; il aimeroit mieux perdre une jambe
et un bras que le bout de son nez.
En général, les officiers (les exceptions à
part) sont fort désoeuvrés et très-peu instruits.
Comme ils s' ennuient et ne savent que devenir,
leur conversation est seche dès qu' elle
ne roule pas sur l' histoire du régiment. Plusieurs
qui dédaignent les sciences utiles, gagneroient
p12
cependant à s' y appliquer davantage ;
et le métier des armes auroit besoin de l' étude
de l' histoire et d' une connoissance plus approfondie
des hommes.
Un grand avantage à Paris, c' est qu' on
n' y voit pas ces commandans , ces lieutenans
de roi , ces majors de place , qui s' érigent en
petits tyrans dans nos villes frontieres, qui
humilient le bourgeois, ou le vexent. m le
commandant, sous le prétexte du bien du service,
n' y ordonne point des patrouilles et des
exercices, et ne fait pas des loix de ses petites
volons.
Aucun militaire ici n' a le droit d' être
insolent ; et quand on a vu de quelle maniere
les officiers hautains traitent les habitans d' une
petite ville, on compte pour quelque chose
d' être loin des ordres capricieux que donnent
tous ces majors de place .
Le luxe de la capitale tue, non le courage,
mais le génie belliqueux de nos officiers. Les
délices d' une vie efféminée et sensuelle sont
incompatibles avec les travaux et les fatigues
p13
de la guerre : il ne faut point à des soldats
les jouissances qui appartiennent aux riches
commerçans, aux citoyens rentés, à l' amateur
des arts. Je crois reconnoître un affoiblissement
réel dans notre vertu guerriere : et quel malheur
dans une nation universellement jaloue !
Il est donc de l' interêt de l' état, d' éloigner
l' officier autant que le soldat d' une
ville la multiplicité des plaisirs ne peut que
l' énerver, le corrompre et lui faire prendre
son métier engoût.
CHAPITRE 107
partisans du luxe.
ils sont nombreux. Ils s' appuient sur ce
qu' il console des rigueurs de la servitude,
sur ce qu' il est à peu près général dans toute
l' Europe ; on peut leur dire : vous vous
livrez à unecurité dangereuse ; songez qu' il
ne faut qu' un peuple sobre et laborieux pour
p14
vous renverser ; lisez dans l' histoire votre
condamnation, voyez dans l' Asie ces vastes
et superbes dominations qui psentoient un
front si brillant, disparoître comme des nuages
colorés, et une poignée de soldats subjuguer
des peuples immenses, jusqu' à ce que
ces vainqueurs amollis à leur tour, deviennent
la proie du premier ambitieux. Voyez
les assyriens livrés aux medes ; voyez Cyrus
guidant les perses, les abattre, et ce me
Cyrus se briser contre la courageuse résistance
des scythes, tandis qu' il avoit façonné au
joug les lydiens, en leur donnant des spectacles,
des jeux et des fêtes.
Que devint l' empire de Darius devant
Alexandre, et les Cambises et les Xerxès
devant Miltiade, Thémistocle, Pausanias ?
Les grecs atardis sont subjugués à leur tour
par les macédoniens.
L' impéritie des généraux, leur peu de discipline
sont une suite du luxe. Le luxe favorise
l' indolence, on s' occupe de tous les arts qui
flattent la délicatesse sensuelle : on se fait
p15
une étude capitale de ces miseres, et l' on
ignore la théorie des combats. On fait des
revues brillantes, pour donner un spectacle
à des dames. On veut qu' un soldat soit tour
et aligné comme un danseur. On ne connoît
ni les hommes, ni les affaires, ni les
adversaires que l' on a en tête ; et les cuisiniers,
les bijoux, les modes sont cause qu' on
est battu, et que la cuisine et la vaisselle
tombent entre les mains de l' ennemi. On est
venu en poste, pour être tué ou prisonnier
de guerre.
Et depuis quand les moeurs les et austeres
n' entreroient-elles pas dans la balance
des empires ? Ne sont-elles pas les racines
qui attachent le cne à la terre ? Il a beau
élever un front superbe ; si ses racines ont
été rones et desséchées par des causes
d' abord invisibles, malgré son feuillage pompeux,
il tombera au premier coup de vent.
Quand l' homme ouvre la porte à de nouveaux
besoins, il donne des otages de foiblesse.
Quand les travaux guerriers font frémir,
p16
le principe des états est ébranlé ; car la
mollesse et la valeur ne se concilient que bien
difficilement : j' entends une valeur soutenue.
Un jeune guerrier, échappé du sein des
plaisirs, pourra se pcipiter avec ardeur.
L' impétuosité de son âge, l' effort qu' il fait pour
s' arracher aux voluptés, tout lui imprimera
un élan rapide ; mais c' est un moment de
fougue qui doit se ralentir : je vois d' avance
qu' il bravera plutôt la mort que la fatigue.
Mais ce n' est point le courage qui manque
à ce jeune officier, c' est la force ; il sera
bientôt moisson. S' il ne s' agissoit que d' un jour
de combat, je compterois sur lui ; mais comment
soutiendra-t-il une campagne ? Son corps
énervé aura-t-il l' habitude de l' exercice ? Les
saisons, l' air, les boissons, les mets nouveaux,
tout le rendra malade, infirme, impotent ;
et le vieux grenadier à la peau endurcie,
verra tous ces brillans officiers périr
autour de lui comme un essaim de mouches.
CHAPITRE 108
p17
milice.
on ne la tire plus à Paris, et l' on a fait
sagement. C' eût été donner lieu à des émotions
populaires ; mais dans les environs, à la
seule distance d' une lieue, cette contrainte
reprend tous ses droits.
Que penseroit le spartiate, s' il revenoit au
monde, en voyant un parisiensis , le visage
pâle, saisir d' une main tremblante le billet
fatal qui l' envoie à la guerre ? Ne diroit-on
pas qu' il tire au supplice ? Il aimera mieux
sacrifier le peu d' argent qui lui reste, ce dernier
gage de sa subsistance, que de s' exposer
à porter les armes pour sa patrie.
Considérez la joie emportée de ceux qui
sont dispensés de la servir ; les meres les serrent
contre leur sein, en leur disant à haute
voix, pour cette fois nous n' aurons pas à
maudire le jour de notre enfantement ; Dieu
p18
t' accorde la même grace l' année prochaine,
mon cher fils !
Le délégué semble un exécuteur des vengeances
publiques, tant il est craint, redouté,
odieux. Sont-celes hommes qui vont
combattre pour l' état ? S' écrieroit le spartiate.
-tu t' étonnes, fierpublicain ; mais le
mot de patrie n' a aucun sens pour eux ! Tu
devois te sacrifier, toi ; et leur premier devoir
est de se conserver. Leur cabane étroite,
voilà leur empire.
CHAPITRE 109
jeune magistrat.
un jeune magistrat ne craint rien tant que
de passer pour ce qu' il est. Il parle chevaux,
spectacles, histoires de filles, courses,
batailles. Il rougit de connoître son métier,
et jamais un mot de jurisprudence ne sortira
de sa bouche.
Il égaye le plus qu' il peut son habit noir.
p19
S' il s' éleve une question de droit, il évite
d' en parler et prend un air sérieux. Dans la
crainte de passer pour robin, il emprunte le
ton et les airs du militaire. Il est fat et
ridicule, pour ne rien offrir du barreau.
CHAPITRE 110
tabagies.
le renchérissement du vin, sa criminelle
falsification ont forcé l' homme de Paris à
recourir à l' eau-de-vie. Voilà ce que fait l' imt
onéreux, qui exige quatre sols d' entrée
pour une bouteille de vin qui intrinséquement
n' en vaut que trois. Les femmes de portefaix,
qui à Paris portent des fardeaux énormes
et travaillent comme des hommes, boivent
comme eux cette dangereuse liqueur.
Son usage leur met le cerveau en feu, leur
brûle les entrailles ; mais ce sont les eaux
duthé pour ces gagne-deniers qui noient
leurs soucis avec leur raison. Les temramens
p20
les plus robustes sont ruinés par cette intempérance
journaliere : pourquoi ne leur laisse-t-on
pas le vin dans toute sa salubrité ? Ils
l' eussent pféré.
D' aps ce gt récent et funeste, une
quantité considérable de tabagies s' établirent
dans tous les quartiers, sur-tout dans ceux
habités par la lie du peuple. Vous trouvez
dans ces antres enfumés, des ouvriers fainéans
qui passent crapuleusement la journée
à boire lentement cette liqueur meurtriere.
La fumée du tabac leur tient lieu de nourriture ;
c' est-à-dire, qu' elle les plonge dans une
sorte d' engourdissement qui leur ôte l' appétit,
ainsi que la vigueur et l' énergie.
Des fils d' honnêtes artisans vont se perdre
sans ressource dans ces asyles de l' oisiveté,
ils sont attirés par les turlupinades grossieres
qui s' y répetent du matin au soir ; car ce
lieu infect a encore son orateur et son plaisant.
La plus remarquable de ces tabagies est
au fauxbourg Saint-Marceau ; là se refugient
pendant le jour les dégoûtantes créatures des
p21
environs du pont-neuf et du louvre, pour
y dépenser quelques sols arrachés à la luxure
des savoyards, des manoeuvres et des filoux.
Il n' est pas rare de les voir autour d' un
broc rempli d' un pot d' eau-de-vie, pêle-mêle
avec des soldats, des porte-faix et des
gadouards, former un concert obscene et discordant,
qui frappe sans relâche la voûte enfumée
de cet odieux tripot.
Les esprits échauffés n' y sont pas toujours
d' accord. Des rixes s' élevent, et la paix ne
peut guere se rétablir qu' aps un combat.
Alors le vigoureux cabaretier arrache de la
table les champions obstinés, et les pousse
dans une cour attenante, où ils vuident leur
querelle par une grêle de coups de poings ;
après quoi le vainqueur et le vaincu, reprenant
leurs places, oublient le verre à la main
et les injures et les coups.
Ce n' est pas sans raison que l' hôte introduit
les athletes dans cette arene clandestine.
S' il les mettoit à la rue, il courroit risque de
perdre le prix de l' écot, parce qu' ils pourroient,
p22
ou disparoître volontairement, ou
être arrêtés par la garde, et menés chez un
commissaire.
Et pendant ce tems les enfans au logis
crient après la nourriture qui leur manque,
pleurent sous les fleches aiguës du froid qui
gelent leurs petites mains. Le pere abruti est
sourd à leur voix, emporte les meubles piece
à piece, et les vend pour se replonger dans
l' ivresse.
Hélas ! Qui nombrera les maux que cause
l' eau-de-vie ? Je lis que dans l' Arique les
hordes sauvages se fondent par ce breuvage ;
que ces peuples nus ont une fureur égale à
celle de la populace de Paris pour cette
enivrante liqueur. Triste rapprochement,
qui fait réfléchir sur les loix qui ont fendu
toutes ces boissons violentes, dont
l' homme abuse si facilement, et qui lui ôtent
sa force et sa raison.
CHAPITRE 111
p23
palais.
l' antre de la chicane sert de vestibule au
sanctuaire de Thémis. Voyez cette foule de
noirs individus qui s' empressent, qui se heurtent,
qui se parlent, s' interrompent, s' interrogent.
Quels grouppes de sangsues autour
de ces colonnes sinistres ! Parmi ces robes,
ces rabats, des marchandes de modes et des
vendeuses de brochures. De jolies têtes ornées
de rubans, à côté de ces figures de
jurisconsultes. Des sacs de procureurs reposent sur
des pieces à ariettes, et tous ces loups en
perruque font les galans auprès de ces petites
marchandes.
Entrez dans la grande salle. Quel bruit !
Quel chaos ! Quel murmure ! C' est là qu' un
avocat donne les éclats de sa voix pour des
raisons, et son verbiage pour de la profondeur.
Il passe pour orateur, parce qu' il a
p24
une forte poitrine. Admirez le courage des
magistrats, qui passent la moitié de leur vie
dans cette arene tumultueuse. L' homme sage
n' en peut sortir, sans être pénétré d' horreur
pour le meilleur pros.
C' est là, comme l' a si bien dit Boileau,
que l' infernale chicane
rend pour des monceaux d' or un vain tas de
papiers .
La rapacité des officiers de justice est connue ;
ils dévorent les pierres des maisons : mais
sont-ils les seuls qu' on doive accuser ?
La ferme du papier timbrapporte des
sommes immenses ; elle est, dans tous les
procès, de moitié avec les procureurs : plus
on plaide et plus elle s' enrichit. Singuliere
combinaison ! L' état gagne quand les fluxions
de poitrine enlevent les rentiers. Il gagne
quand les enfans du même pere se disputent
une mince succession. Il gagne quand un
étranger vient à décéder. Sur quoi et quand
ne gagne-t-il pas ? Et l' on parle de la réforme
de la produre civile ! N' y croyez point.
p25
Quel dale que la coutume de Paris ! Que
de loix fabriquées, changées, cassées, rétablies
selon le hasard des événemens et le
caprice des souverains ! Notre code est un
lange de ces loix digées dans un siecle
à demi barbare, par ce méprisable Justinien,
qui les vendit au gré d' une fille de tatre
qu' il avoit époue. Surchargées des constitutions
particulieres de Louis Xiv, elles sont
devenues équivoques et contradictoires.
De ce vice naquit la produre qui tue la
loi. Cette coutume mine et dévore la capitale.
On ne peut calculer ce que les formes judiciaires,
entre les mains des procureurs, des
huissiers et des greffiers, enlevent au peuple.
Comment peut-il suffire à entretenir sans cesse
ce régiment dévorateur ?
CHAPITRE 112
p26
jurisdiction consulaire.
elle expédie plus d' affaires litigieuses en
un seul jour que le parlement en un mois.
Les parties plaident elles-mêmes. Les vaines
subtilités sont bannies de ce tribunal, ainsi
que la longue formalité des procédures ordinaires.
Les juges, qui sont commerçans, ne
cherchent qu' àcouvrir la bonne-foi de
l' un et la mauvaise foi de l' autre. Ils ne
s' assujettissent pas à des mots vuides de sens ;
ils examinent le fait particulier, et le jugent
d' après l' expérience journaliere qu' ils ont des
fraudes dans le goce.
Ils ne connoissent que de contestations pour
fait de marchandises, et de pros entre marchands
et gens de commerce. Toute obligation
pour fait de négoce est soumise à leur
jurisdiction ; mais le particulier qui auroit
acheté des marchandises pour son propre
p27
usage, peut demander son renvoi au châtelet.
Ils connoissent des billets à ordre, des lettres de
change pour remise d' argent de place en place.
Pour celles-ci, ils n' accordent aucun lai,
et prononcent la prise de corps . Leurs sentences
s' exécutent toujours, nonobstant et
sans préjudice de l' appel.
Sans cette jurisdiction, dont l' utilité égale
l' étendue, il n' y auroit ni ordre ni sûreté
dans le commerce, les autres tribunaux étant
des mois entiers à rendre une sentence ou un
arrêt, et la chicane pouvant reculer pendant
plusieurs années un jugement définitif.
De me la jurisdiction de la monnerie
juge tous les faits de maçonnerie, les différends
survenus entre les entrepreneurs et les
ouvriers, les marcs entre maçons, carriers,
plâtriers, etc. On voit évidemment que les
autres tribunaux ne sauroient prononcer sur
ces matieres qui demandent des notions particulieres.
Il seroit à souhaiter que l' on multipliât ces
petites jurisdictions, parce qu' elles ont
l' avantage
p28
de vuider un grand nombre de procès,
qu' elles n' ont aucun interêt à commettre des
injustices, et que loin du labyrinthe de la
procédure, elles voient le fait dans sa clar
primitive, sans aucun de ces nuages sous lesquels
on l' obscurcit ailleurs.
Ailleurs les procès n' ont presque pas de
fin. Si l' on a été condamné au ctelet ou
dans des tribunaux subalternes, on en appelle
au parlement, et de là on se pourvoit
en cassation ou revision au conseil.
La multiplicité des affaires qui y sont portées
rend les arts du conseil si communs,
qu' on se flatte de pouvoir les obtenir dans
les causes les plus indifférentes et les plus
minutieuses.
Les grands font évoquer au conseil d' état
toutes les affaires dans lesquelles ils psument
devoir succomber ailleurs. L' affaire est accrochée
ou pendante à ce conseil, c' est-à-dire,
qu' elle ne sera jamais jugée ; et voilà ce que
l' on voit encore en France.
Le chaos monstrueux de notre jurisprudence
p29
et de notre produre augmente de
jour en jour, et tout semble livré à la merci
du plus audacieux ou du plus adroit. Il n' y
a que la jurisdiction consulaire qui conserve
dans ses travaux le front de la justice.
CHAPITRE 113
école de droit.
les docteurs en droit, pour être reçus,
font assaut public d' argumens ; celui qui a
le plus de moire démonte son adversaire
et l' emporte. C' est un tour de force incroyable
que de loger dans sa tête cet absurde
et indigeste amas de loix, de gloses, de
commentaires. Une tête bien organisée en
sauteroit ; celle d' un docteur admet ce chaos
que l' on nomme droit civil et droit canon,
le code, le digeste, les loix romaines, toute
la friperie enfin des siecles effacés, et qui ne
convient plus du tout à notre taille.
Là, celui qui veut acheter une charge va
p30
prendre le grade d' avocat et fait semblant
d' étudier le droit ; on ne voit les professeurs
que les jours où l' on porte l' argent des matricules.
Les docteurs en droit se font un
revenu honnête des prétendans aux charges
de judicature. S' ils usoient de trop de sévérité,
leurs marmites seroient à sec.
Les examens qu' on fait subire sont pour
la forme : les argumens sont communiqs ;
et il ne faut guere plus de science, a dit le
marquis d' Argens, pour être conseiller au
parlement que pour être fermiernéral.
Quand on a acheté des lettres d' avocat,
on est censé docte. Plus de theses à soutenir.
On se fait recevoir membre du tribunal que
l' on a choisi. L' un plaide, l' autre s' assied pour
l' entendre : l' argent fait toute la différence.
Celui qui en a, juge ; tandis que celui qui n' en
a pas assez pour s' asseoir sur les fleurs-de-lis,
développe debout les matieres, cite les
auteurs, use ses poumons et sa santé. Le
juge tranquille et sommeillant à moitié, n' a
d' autre peine que celle d' adopter le sentiment
p31
qui lui part le plus raisonnable.
Votre fils, disoit quelqu' un, fait son droit.
Mais y songez-vous ? Il n' a pas les qualités
requises pour le barreau. -mais j' en fais un
conseiller, reprit le pere.
Les premiers souverains qui vendirent les
offices de judicature, ont fait au royaume
une blessure dont il ne pourra jamais guérir.
CHAPITRE 114
tribunal des eaux et forêts.
ce tribunal, connu encore sous le nom de
la capitainerie , envoie aux galeres ceux qui
ont commis des perdricides ou des
liévricides . Si le lievre mange le choux d' un
paysan, si le pigeontruit sa récolte, si la carpe
traverse la riviere qui arrose son pré, il faut
qu' il la laisse passer sans y toucher, il faut qu' il
se laisse manger par le lievre et le pigeon. S' il tue
un cerf, il est pendu pour le coup. Mais ce
forfait est si atroce, si épouvantable, qu' il est
p32
presqu' inoui, et beaucoup plus rare que le
parricide.
Croiroit-on que c' est le bon, le magnanime,
le généreux Henri Iv, qui le premier
a décerné la peine de mort contre les
braconniers ?
La jurisprudence des eaux et forêts est une
jurisprudence toute particuliere, jetée au
milieu de nos autres loix. Nous n' en manquons
pas, et toutes sont prohibitives ; je
ne sais à quoi l' on peut toucher sans les
enfreindre.
CHAPITRE 115
notaires.
les notaires sont devenus de véritables
protées dans les affaires : ils font plier la
coutume, les loix, les contrats précédens,
aux intérêts de leurs parties. Remueurs
d' argent, agioteurs, ils étudient tous les
moyens d' emprunter à ceux-ci, de pter
p33
à ceux-là. Ils sont intéressés dans tous les
prêts un peu considérables ; leurs fortunes
sont rapides, et à trente-cinq ans on les
voit riches, abandonner leurs études et vendre
leurs charges, dont le prix a triplé depuis
dix années.
Courtiers officieux des orations de finance,
ils ont des pte-noms pour reproduire
les especes, selon les offres qui se psentent.
Ils sont devenus précieux au ministere,
parce qu' ils disposent les particuliers
à prêter leur argent au roi ; ils ont me
unnéfice dans chaque emprunt.
Beaucoup plus financiers que jurisconsultes,
ils savent se glisser à travers les entraves
de la loi, l' annullent ou la modifient ; ils
évitent par ce moyen beaucoup de pros à la
génération actuelle, mais pour en pparer
sans doute à la génération suivante.
Les magistrats sont excessivement jaloux
de leur crédit et de leur opulence, et furieux
sur-tout de ce qu' ils trécissent l' empire de
la chicane. Avec leurs transactions, ils tranchent
p34
en effet une foule de discussions embrouillées,
qui seroient fort avantageuses à
la rapine des gens de palais.
Les notaires sous leur robe forment un
corps paré et étranger à la robe, qui en
général lesteste. Leur influence doit s' étendre
encore plus loin, vu le mouvement
incroyable que l' on imprime de nos jours
à l' argent ; les maximes de la vieille probi
sur les dépôts sont parfaitement mises en
oubli.
Je ne parle pas de leurs actes, qui deviennent
d' une cherté affreuse, parce qu' on ne
laisse pas que d' avoir le droit de les marchander,
et de faire son prix d' avance.
Ils font quelquefois banqueroute, ainsi que
les marchands. Mais la banqueroute d' un notaire
devroit être très-soigneusement examie,
à raison de la confiance qu' on leur
accorde et qu' on est forcé de leur accorder.
Les notaires traitent leurs clercs avec un
peu de morgue, oubliant que ceux-ci deviendront
dans peu leurs confreres.
p35
On rapporte qu' un notaire disoit qu' il
faudroit que tous les clercs de Paris fussent
tards, athées et eunuques : batards, ils
n' auroient pas de parens ; athées, ils n' iroient pas
à la messe ; eunuques, ils n' iroient point voir
de filles ; par conséquent point de prétexte
pour sortir ; et tout ce tems, selon lui si mal
employé au-dehors, tourneroit au profit de
l' étude.
Le métier est devenu si bon, que depuis le
premier bourgeois jusqu' au dernier, c' est à
qui enfermera son enfant dans l' étude d' un
notaire. D' un coup de pied sur le pavé, l' on
fait sortir un régiment de clercs.
Les moindres places sont avidement courues ;
plus de quatre mille jeunes gens aspirent
à acheter cette charge, et il n' y en a
que cent treize à vendre . La concurrence les
fait hausser à chaque mutation, les mutations
deviennent rapides. On étoit autrefois notaire
pendant quarante années ; aujourd' hui, au
bout de huit ans, on a amassé de quoi jouir,
et la fortune est faite. Le public a payé
p36
l' opulence pcoce de ces notaires encore
imberbes.
Quand un moribond fait son testament,
il n' a pas la consolation de parler à des
vieillards qui doivent bient le suivre : médecins,
notaires, tous lui présentent de jeunes visages,
et il sent plus de regret à
mourir.
Les notaires, il y a cinquante ans, faisoient
payer le det d' argent ; aujourd' hui
ils l' empruntent à six pour cent. Le prix excessif
des charges causera quelquevolution
dans ce corps sorti de ses limites, et
que le luxe de l' opulence perdra.
Ils commencent ainsi tous leurs actes :
par-devant les conseillers, notaires, etc. Et
il n' y en a jamais qu' un qui reçoit l' acte ;
l' autre signe sans lire, s qu' il voit la signature
de son confrere : ainsi un seul homme
atteste un fait et dicte une loi de famille
très-importante. Quand on met ensuite,
deniers nombrés et délivrés, c' est le plus
souvent une fiction ; fait et signé en l' étude,
p37
autre fiction, la plupart des parties signent
dans leur hôtel.
CHAPITRE 116
échevins.
un bourgeois est au terme de la gloire,
quand il devient échevin ; il est rassas
d' honneurs, quand il voit une rue porter son
propre nom.
La fatuité est le le habituel de tous les
hommes opulens ; les courtisans, les évêques,
les abs, les hommes de robe et de
finance et les échevins ne different que par
des nuances : au fond, c' est la fatuité en
présence de leurs inférieurs ; mais la morgue
la plus risible est assurément celle d' un
échevin.
Il faut être né à Paris, pour pouvoir parvenir
à l' échevinage : on commence par être
dizenier, quartenier. On a supprimé à
l' hôtel-de-ville le feu d' artifice, mais non les
festins.
p38
Tous le corps de ville tient invinciblement à
l' ancien usage des banquets.
L' autorité municipale est nulle. Le prévôt
des marchands, le procureur du roi, les
échevins ont des places lucratives, honorifiques ;
mais ce sont des fantômes du côté du
pouvoir. Tout est entre les mains de la police,
jusqu' à l' approvisionnement de la ville ; de
sorte qu' elle n' a plus, dans ses propres et
anciens magistrats municipaux, le principe de
sa reté et le gage de sa subsistance : perte
immense, et à laquelle le parisien ne songe
seulement pas.
L' hôtel-de-ville n' a donc rien à voir sur
l' approvisionnement d' une ville où l' on consomme
dans un jour ce que d' autres villes
consomment en une ane, d' une ville environnée
de villes du troisieme ordre, et de
villages peuplés comme des villes de province.
Le parisien ne fléchit pas que le même
moyen qui lui apporte la subsistance, pourroit
la lui enlever avec la même facilité,
p39
et sans qu' il en fût même informé.
La police municipale veille à la répartition
des ponts et des quais, à l' entretien
des fontaines, à la direction destes et
des réjouissances publiques. Elle a perdu ses
autres privileges ; et ce qu' on appelle
l' hôtel-de-ville est devenu, pour ainsi dire, un
objet derision, tant ce corps est étranger
aux citoyens. Ils ne le connoissent plus que
sous le rapport d' un lieu où l' on paie les rentes
perpétuelles et viageres, et où les criminels
montent avant d' aller au supplice, pour y
faire leur testament de mort.
Quelle distance du gouverneur de Paris,
au lord-maire de la cité de Londres ! Le gouverneur
paroît de tems en tems avec de beaux
carrosses, une suite de valets loués pour
porter sa livrée ; et il jette à la populace,
mais avec une grande modération, des pieces de
douze sols. Le lendemain de cette
vaine représentation, il rentre dans la nullité
la plus absolue.
Le prévôt des marchands fait lever la capitation,
p40
et il n' est guere connu que par
l' exercice de cette imposition, tout à la fois
mesquine, oreuse et avilissante.
Le procureur du roi fait lever la main aux
membres des différentes communaus, et
tire d' elles beaucoup d' argent. On voit un
savetier qui fait serment devant lui, d' être
fidele au roi et aux loix de l' état ; et le
savetier, tout étourdi de ces grands mots, paie
le procureur du roi, pour la peine qu' il a
prise d' écouter son serment.
Les échevins, tuméfiés du poids de leur
grandeur, et dont les noms attachés sur le
marbre des monumens publics doivent
éternellement figurer au-dessous du nom des
rois régnans, sont jaloux de transmettre leurs
traits à la postérité. Ils font en conséquence
peindre leur figure et leur perruque dans de
grands tableaux. On les y voit en robe rouge,
agenouillés devant le monarque.
On peut contempler dans l' hôtel-de-ville
les inutiles portraits de tous ces échevins de
Paris en badaudois ; mais on y chercheroit
p41
vainement le portrait de l' homme utile qui
a imaginé le flottage du bois. J' aimeroisanmoins
tout autant connoître son nom et sa
figure que celle de Jérôme Bignon.
L' échevinage donne la noblesse : on s' en
moque amplement, parce qu' elle est de nouvelle
date ; mais elle me paroît préférable
à celle que l' on achete comme un meuble.
Ces représentans de la cité pourront un jour,
dans certaines circonstances que le tems
amene, faire entendre, comme autrefois,
une voix patriotique : mais un secretaire du
roi ne sera jamais bon à rien.
CHAPITRE 117
avocats.
Lucien nous peint quelque part un
homme qui va citer sa cause à un avocat.
Celui-ci écoute froidement ; il est d' abord
incertain, chancelant, dans un état douteux,
inhabile à se décider, à peu ps comme
p42
l' âne de l' école . Vous croyez qu' il ne pourra
sortir de cette indifférence le tient un cas
vraiment problématique. Le consultant tire
une bourse, alors l' équilibre cesse dans
l' entendement du patron ; il cooit, il s' échauffe,
il découvre de nouvelles lumieres ;
sa volonté est toute entiere de votre bord.
Il apperçoit une rité incontestable, pour
laquelle il va écrire six mois et s' enrhumer
dix fois. Il épouse avec chaleur cette même
cause qu' il ne voyoit qu' avec indifrence.
Tel est l' avocat de Paris. L' incertitude des
loix l' a rendu pyrrhonien sur l' issue de tous
les procès, et il entreprend tous ceux qui se
présentent. Celui qui l' aborde le premier,
détermine la férie de ses raisonnemens, et
commande à son éloquence.
Unegere teinte de dantisme, toujours
inséparable de la robe, le place entre l' homme
de lettres et un professeur de l' université.
En général, tous les corps en France
sont en-arriere de leur siecle. Le corps des
avocats mérite plus que tout autre ce reproche :
p43
ils tiennent à des formules bizarres ;
et ce corps qui se dit libre, est asservi à une
foule de pjugés. élevez quelques doutes
sur l' infaillibilité du droit romain , et un
torrent de paroles sans idées vont étouffer
votre timide objection.
Les avocats de Paris sont ennemis nés des
gens de lettres ; parce que ceux-ci, plus
philosophes, remontent aux principes, tendent
à simplifier toutes les questions, et que
d' ailleurs ils immolent toutes les autorités des
vieux livres à l' autorité de la raison.
Comme en général les avocats écrivent
fort mal, qu' ils surchargent leur style d' une
foule de mots inutiles, dans l' habitude où ils
sont de trop parler, et sur-tout de parler
à vuide, on les a vu très-jaloux des plumes
un peu distinguées, et ils l' ont fait sentir à
M Linguet.
Je voudrois pouvoir dissimuler qu' ils sont
dévorés entr' eux d' une jalousie ardente, et
plus forte encore que celle qui anime les
gens de lettres. Les écrivains se battent pour
p44
la gloire : les avocats se battent pour la gloire
et pour la soupe.
Rarement savent-ils imprimer à leur cause
cet intérêt quitermine l' attention générale ;
il leur manque l' éloquence. Il est vrai qu' elle
devient inutile dans des causes vulgaires ou
obscures : en ce cas, qu' ils se renferment dans
le métier de jurisconsultes, et qu' ils n' aspirent
pas au titre d' orateurs, ainsi qu' ils en
ont la prétention secrete, ou plutôt indiscrete.
Il n' y a rien de plus ennuyeux que tel
avocat célebre, quand on n' a plus besoin de
sa jurisprudence.
Les factum d' avocats sont ordinairement
des ouvrages remplis d' invectives grossieres :
on ne fait plus attention à ces grosses injures,
parce qu' on sait que des injures d' avocats
ne sont pas des raisons, et ne prouvent
rien.
Ils ont occasiontoutes les fougues et
tous les malheurs du célebre Linguet, en le
rayant de leur tableau. Ne devoient-ils pas,
p45
en faveur de ses talens, l' absoudre, au lieu
de l' irriter en lui enlevant son état ? Ils ont
fait grace à des confreres beaucoup plus coupables :
mais l' hypocrite est lâche, et il se
sauve ; l' homme passionné se livre à son feu,
et il se perd. Je regretterai, avec tous les
hommes justes et impartiaux, de n' avoir pas
entendu plus long-tems la voix du seul
orateur que le barreau posdoit ; et son
exclusion, sa radiation seront une tache éternelle
pour l' ordre .
La bigarrure des loix et la variété des
coutumes font que l' avocat le plus savant
devient un ignare, dès qu' il se trouve en
Gascogne ou en Normandie. Il perd à Vernon
un pros qu' il auroit gagné à Poissy.
Prenez le plus habile pour la consultation et
la plaidoierie ; eh bien ! Il sera obligé d' avoir
son avocat et son procureur, si on lui intente
un pros dans le ressort de la plupart
des autres parlemens.
CHAPITRE 118
p46
professeurs de l' université.
à force d' enseigner des enfans, ces
professeurs ou régens tombent dans l' enfance
de la littérature. Accoutumés à régenter,
ils croient pouvoir régenter tout le monde.
Comme ils ne voient du haut de leur chaire
que des visages dans l' extase de l' admiration,
ils s' habituent aisément à se croire un tact
particulier et un goût infaillible : ils le disent
dans leurs classes, et ont la sottise de lepéter
ailleurs. Ils ne peuvent jamais perdre
le ton du college : c' est une rouille ineffaçable.
S' ils écrivent en latin, ils n' ont pas le
génie de la langue fraoise, et conquemment
ils la rabaissent ; mais il vaudroit mieux
l' étudier que de la calomnier. Ils affectent
pour les ouvrages de nos grands écrivains
un mépris superbe ; mais il y a fort à parier
p47
qu' ils ne les entendent pas toujours. On
ignoreroit ce ton dantesque, s' ils ne s' avisoient
pas quelquefois de le hasarder dans
les sociétés, et de vouloir juger des hommes
dont ils ne seroient pas dignes d' être les
disciples.
Les latinistes, exclus du monde littéraire
par leur incapacité, leur pédanterie et leurs
sots pjus, devroient se borner à la syntaxe
et à la grammaire, leur véritable métier,
et se défendre l' analyse dunie.
Ils tourmentent toujours leurs écoliers et
s' en font haïr ; de sorte que ceux-ci n' ont
pour eux ni amitié, ni reconnoissance ; ils
ne tardent pas à les mépriser dès qu' ils entrent
dans le monde, parce qu' ilscouvrent
d' eux-mêmes leur insuffisance et leur ineptie.
Le plan des études est toujours horriblement
défectueux ; il se borne à la connoissance de
quelques mots latins ; de sorte qu' il
faut, en sortant du college, se récréer et relire
ce qu' on a lu pour en sentir la grace, la
force et la finesse.
p48
Le plus grand nombre a contracté du
dégoût pour les sciences et l' étude, par la
faute de leurs premiers et sots instituteurs ;
et il falloit qu' ils fussent bien haïssables pour
rendre les lettres odieuses à des ames jeunes
et sensibles.
CHAPITRE 119
petites écoles.
on connoît les abus nombreux de l' éducation
scolastique, combien il en coûte pour
entendre Virgile et quelques pages de
Tite-Live ; mais on peut à toute force se passer
de cette langue, au lieu qu' il est absolument
nécessaire à chaque individu de savoir lire,
écrire et chiffrer.
Eh bien, cette science commune s' achete
encore fort cher, et la capitale n' est pas
plus avancée à cet égard que le dernier village
de Hongrie.
On tourmente l' aimable enfance ; on lui
p49
inflige des châtimens journaliers. La foiblesse
de cet âge ne devroit-elle pas intéresser en sa
faveur ? nétrons néanmoins dans l' intérieur
de ces petites écoles. On y voit couler des
pleurs sur des joues enfantines : on y entend
des sanglots et des gémissemens ; comme si
la douleur n' étoit pas faite pour des hommes
formés, et non pour les enfans. On y
voit des pédagogues, dont la vue seule inspire
l' effroi, armés de fouets et derules,
traitant avec inhumanité le premier âge de
la vie.
Que fait donc m le grand-chantre de
notre-dame, maître de ces petites écoles ?
Pourquoi n' est-il pas attentif à réfréner ces
barbaries ? Il a soin que le pédagogue soit
de la religion catholique, apostolique et
romaine ; mais il lui permet d' être brutal,
dur,roce, de battre d' innocentes catures
au nom de la croix de Jésus , et pour
l' honneur du catéchisme de Christophe De
Beaumont .
CHAPITRE 120
p50
juifs.
ils sont très-nombreux à Paris ; et quoiqu' ils
n' y aient point de synagogue, ils pratiquent
toutes leurs monies antiques ou
leurs superstitions à huis clos. La tolérance de
l' administration à cet égard ne sauroit aller
plus loin. Ils font leur commerce librement :
leurs mariages sont valides, et ceux des protestans
ne le sont pas. Les enfans des juifs sont
légitimes, leurs testamens ont de la force ;
et tout protestant, aux yeux de la loi, n' est
qu' untard qui n' a ni pere ni mere.
Un juif allemand, venu de Hollande, propriétaire
de la seigneurie de Pequigny, à qui
l' on disputoit le droit de nomination aux cures
qui dépendent de sa terre, a gag son procès
en plein ; et du milieu de la rue saint-Martin,
cet heureux hébreux, qui ne croit
pas en Jésus-Christ, fait des curés et ce
p51
des chanoines dans l' église épiscopale d' Amiens.
CHAPITRE 121
censeurs royaux.
ce sont les hommes les plus utiles aux
presses étrangeres. Ils enrichissent la Hollande,
la Suisse, les Pays-Bas, etc. Ils sont si
tremblans, si pusillanimes, si pointilleux, qu' ils
ne hasardent leur approbation que pour les
ouvrages insignifians . Et qui pourroit les en
blâmer, puisqu' ils pondent personnellement
de ce qu' ils ont approuvé ? Ce seroit courir
du danger sans gloire, que d' agir autrement.
Comme ils pesent malgré eux sur un joug
déjà incommode, le manuscrit s' envole et
va trouver un pays de raison et de sage liberté.
Une fois imprimé, par une contradiction
frappante, on lui ouvre les barrieres de
la capitale ; et les livres prohis, après une
petite cemonie, se débitent beaucoup plus
p52
promptement et peut-être plus rement
que ceux qui ont obtenu le privilege ; car
les formalités, même pour un ouvrage permis,
sont sans nombre.
Un Claude Morel , docteur de Sorbonne
et censeur royal, ayant à approuver une traduction
de l' alcoran, clara n' y avoir rien
trouvé de contraire à la foi catholique, ni aux
bonnes moeurs .
Il y a quelque différence entre la censure
des romains et celle des pamphlets et brochures,
entre Caton le censeur et le censeur
Coqueley .
à quoi servent les censeurs royaux ? à
donner quelquefois un petit passe-port à la
sottise. Artent-ils les ouvrages libres et
généreux ? Oh ! Il n' est plus au pouvoir des
rois d' anéantir l' imprimerie.
CHAPITRE 122
p53
Long-Champ.
le mercredi, le jeudi et le vendredi saints,
sous l' ancien prétexte d' aller entendre l' office
desnebres à Long-Champ, petit village
à quatre milles de Paris, tout le monde sort
de la ville ; c' est à qui étalera la plus
magnifique voiture, les chevaux les plus fringans,
la livrée la plus belle.
Les femmes couvertes de pierreries s' y
font voir ; car l' existence d' une femme à
Paris, consiste sur-tout à être regardée. Les
carrosses à la file offrent tous les états allant,
reculant, roulant dans les allées seches ou
fangeuses du bois de Boulogne.
La courtisanne s' y distingue par un plus
grand faste ; telle a orné ses chevaux de
marcassites. Les princes y font voir les dernieres
inventions des selliers les plus lebres, et
guident quelquefois eux-mêmes les coursiers.
p54
Les hommes à cheval et à pied pêle-mêle,
confondus, lorgnent toutes les femmes. Le
peuple boit et s' enivre ; l' église est déserte,
les cabarets sont pleins : et c' est ainsi qu' on
pleure la passion de Jésus-Christ.
Autrefois on y couroit à cause de la musique.
L' archevêque, en l' interdisant, crut rompre
la promenade ; il se trompa. Les fideles
promeneurs traverserent constamment le bois
de Boulogne pour se rendre à la porte de
l' église, et ils n' y entrerent point.
Quand le printems est descendu sur la
terre, à cette changeante époque, que le
phir souffle, que le ciel est pur, que les
bois sont verds, on diroit que l' on va saluer
la nature dans son temple, et la remercier
de ne nous avoir pas oubliés.
Les femmes ce jour-là ne font pas la
principale figure ; les équipages et les chevaux
l' emportent sur elles. Les fiacres délabs
servent à rehausser les voitures neuves
et élégantes. Les carrosses modernes, mieux
coupés, ont avec moins d' ornemens beaucoup
p55
plus de beauté que ceux que l' on faisoit
autrefois ; et moins lourds en tous sens, ils
vont avec plus de rapidité.
L' ouvrier sort ces jours-là, met son habit
des dimanches, se mêle dans la foule, regarde
toutes les jolies femmes ; mais on le
reconnt à ses mains noires et calleuses.
Tandis que les uns se promenent, respirent
l' air pur et frais du printems, d' autres
vont dans les églises pour y entendre des
voix qui, chantant des miades, interrompent
l' ennui d' un office long et triste : il
finit par un espece de charivari. C' est un
beau moment dans les colleges pour les
écoliers.
CHAPITRE 123
barrieres.
elles sont communément de sapin, et
rarement de fer ; mais elles pourroient être
p56
d' or massif, si ce qu' elles rapportent
avoit été employé à les faire de ce métal.
Aux barrieres, un commis en redingote,
qui gagne cent mirables pistoles par an,
l' oeil toujours ouvert, ne s' écartant jamais
d' un pas, et qui verroit passer une souris,
se présente à la portiere de chaque équipage,
l' ouvre subitement, et vous dit, n' avez-vous
rien contre les ordres du roi ? Il faut toujours
pondre voyez , et jamais autrement : alors
le commis monte, fait l' incommode visite,
redescend et ferme la portiere. On le maudit
tout haut ou tout bas, il ne s' en embarrasse
guere. Quand le commis trouve quelque
chose de sujet aux droits, et que vous n' avez
pas déclaré, alors il dresse un procès-verbal ,
et Nicolas Salzard vous fait payer
une amende, car il représente pour la ferme ;
p57
et si la ferme est pendable un jour, on ne
pourra jamais accrocher à la haute potence
qu' un seul individu.
Il n' y a point de voitures exemptes de
cette investigation ; on laisse seulement passer
celles des princes et des ministres, parce que
Nicolas Salzard a un peu de respect pour eux.
Les grands commis de fiscalité, les
fermiers-généraux se sont assujettis eux-mêmes à la
visite.
Il se fait tous les jours un nombre infini
de mensonges par les plus honnêtes gens du
monde. On se fait un plaisir de tromper
la fiscalité, et le complot est géral ; on
s' en applaudit, et l' on s' en vante.
Si votre poche est gonflée, le commis
vous la tâte. Tous les paquets sont ouverts.
Certains jours de la semaine arrivent les boeufs
qui bouchent le passage pendant plus de deux
heures ; il faut leur céder le pas ; on a fermé
la principale porte ; on en a ouvert une petite
qui ne donne passage qu' à l' animal ; le commis
compte tout le troupeau, après quoi
p58
vous passez, si bon vous semble.
êtes-vous manufacturier,gociant ? Votre
ballot va à la douane. Quand le consommateur
attend la marchandise, surviennent des
hommes qui vous disent, faites tout cela,
que je voie, que j' examine, que je pese, que
je taxe sur-tout .
On paie, on entre dans dix bureaux : on
donne vingt signatures pour un ballot ou
pour une valise. Si vous avez des livres avec
vous, on vous envoie encore faire un petit
tour rue du foin, à la chambre syndicale, et
l' inspecteur de la librairie saura quel est le goût
de vos lectures.
Vous avez beau murmurer, vous plaindre,
dire, prouver que c' est une folie, une
phsie ; que gêner le commerce, c' est
défendre à l' état de s' enrichir : les commis
et les forts de la douane ne vous entendent
pas. On diroit que tous ces ballots sont confisqués,
leur appartiennent, et qu' ils ne vous
les rendent que par pure générosité.
CHAPITRE 124
p59
nouvel incendie.
le 8 juin 1781, un embrasement subit
détruisit en quelques heures la salle de l' opéra,
commode et magnifique malgré ses
défauts. Une corde de l' avant-scene s' alluma
dans un lampion, mit le feu à la toile, la
toile embrasa les décorations, et lescorations
porterent l' incendie dans le pourtour
des loges. Tout le théatre fut consu.
Un seau d' eau auroit arrêté l' incendie dans
son origine. La salle ne manquoit pas de
pompes ni d' un réservoir spacieux en cas
de danger ; mais le réservoir étoit à sec. Des
débats parmi les administrateurs avoient fait
négliger les pcautions les plus indispensables.
Quatorze personnes ont été réduites en charbon.
L' art des pompiers n' a pu sauver que la
façade sur la rue saint-Honoré.
Il étoit tout à la fois horrible et curieux
p60
de voir la flamme large et pyramidale, qui
s' élançoit du ceintre, successivement nuancée
de toutes les couleurs, effet de la combustion
des toiles peintes à l' huile, de la dorure des
loges, et de l' inflammation d' esprit-de-vin.
Le 25 octobre de la me année, une
salle d' ora provisoire, bâtie dans cet intervalle,
vaste et solide, s' ouvrit sur le boulevard,
avec tout son spectacle et ses dépendances.
Imaginez un hôpital réduit en cendres.
Il faudra quatre années au moins pour s' arranger
sur les nouveaux plans.
L' ora, dit-on, ne sauroit souffrir d' interruption.
Il emploie à son service un grand
nombre de sujets. Les chanteurs, les danseurs,
les symphonistes, les décorateurs, les
peintres, les tailleurs, les garçons de tatre :
c' est un peuple. Il offre au commerce des
débouchés nombreux, par la variété et la
richesse des costumes. Il faut des magasins
toujours remplis, pour fournir aux étoffes,
aux soieries, à la gaze, aux rubans. Ses
représentations inressent tous les arts d' agrément.
p61
Cette foule de beautés captive l' étranger et
lui fait verser dans le royaume un argent
qu' il eût porté ailleurs.
La fermeture de l' opéra causeroit donc
un vuide dans la capitale, et ralentiroit le
commerce ; de plus, un grand art, inconcevable
dans ses effets, est attaché à la fortune
de ce spectacle, parce qu' il est le seul qui
puisse entretenir les talens du chant et de la
danse dans une certaine perfection et leur
offrir en même tems une récompense assurée.
Point d' opéra ! Ce jeûne sera constament
regarcomme une sorte de calamité pour la
capitale ; c' est le théatre qui donne à la fois
aux spectateurs un plus grand nombre de sensations :
et comment s' en passer ?
Il faut avouer que ce beau monstre commence
à recevoir des proportions et à prendre
un caractere unique sous la main de l' homme
de génie qui lui a imprimé un interêt suivi.
Les salles de spectacles paroissent toutes
inévitablement destinées à finir par les flammes.
Rome, Amsterdam, Milan, Saragosse, Paris
p62
en ont renouvellé les tristes exemples. Ils
disent assez haut qu' il faut absolument isoler
ces sortes de bâtimens, et dans leur construction
ne se servir de bois qu' autant que lacessité
le rend indispensable.
Un lord anglois a publié une invention
très-simple, dont le procédé est facile et peu
dispendieux. C' est un préservatif salutaire, qui
garnit les cloisons et les plafonds, et qui
oppose une barriere sûre à la fatale étincelle.
Procédé précieux dans une ville, sur-tout,
tandis que les citoyens dorment, les fours
des boulangers recelent des brasiers innombrables,
dont l' action peut percer une maçonnerie
ordinairement mal cimentée. Quand la
voûte creve, la maison est embrasée.
Jetez dans une pompe contenant cinquante
à soixante seaux d' eau, huit à dix livres
de salin ou de potasse , et cette eau ainsi
imprégnée éteindra merveilleusement les progrès
du plus furieux incendie.
CHAPITRE 125
p63
prévoyance.
quand il arrivoit quelque accident,
quelque fracture, un membre disloqué, une
luxation, etc. On ne pouvoit transporter les
blessés que sur une échelle, une planche,
une claie, ce qui ajoutoit infiniment à leurs
souffrances ; mais on vient d' établir tout
cemment, (car on s' occupe rieusement d' objets
patriotiques) on vient, dis-je, d' établir
dans tous les corps-de-garde des civieres ou
brancards garnis d' un matelas ; de sorte que le
transport dans les pitaux ou dans les maisons
sera moins douloureux. De me on
trouve chez le commissaire de quartier des
bandes , des compresses , de la charpie , qui
attendent ceux qui, sortant de leurs maisons bien
dispos, y rentrent les brasmis et les jambes
fracassées ; car marcher dans Paris toute une
p64
joure pour ses affaires, c' est aller, pour
ainsi dire, à l' assaut. Cette pvoyance moderne
est très-sage ; mais elle prouve que
les accidens se multiplient plus que jamais,
et que l' on aime mieux songer aux palliatifs
que de restreindre le luxe infernal des voitures.
Ceux qui font les loix vont tous en
carrosse.
CHAPITRE 126
entremetteurs d' affaires.
escrocs plus subtils encore que ceux
que j' ai décrits ; habiles prêteurs qui favorisent
les prodigalités et les fantaisies d' un jeune
homme, et qui spéculent sur sa folie et sa
crédulité.
Le ril est d' autant plus caché que c' est
sous le masque de l' honneur et de la gérosité
qu' ils cooivent et exécutent le projet
de dépouiller l' infortuné qu' ils feignent
p65
de plaindre et de conseiller. Vautours déguis,
ils avancent par la main d' autrui un
désastre dont ils s' assurent tous les profits ;
ils affectent des sentimens désintéressés, et
hasardent des remontrances paternelles : mais
ils seroient bienchés que le délire cessât ;
ils le nourrissent et en provoquent les accès
par des offres intéressées et couvertes du
voile de la plus étrange dissimulation.
Les biens de la crédule victime sont insensiblement
gres d' engagemens. Le jeune
homme, aveuglé sur les manoeuvres de l' adroit
spoliateur, va jusqu' à le presser sur son
sein, et le croit sincere et généreux au moment
celui-ci le trompe et l' abuse.
Les filets sont tendus de toutes parts ; et
les goûts de celui dont on convoite l' opulence
sont si bien étudiés d' avance, qu' aufaut
de sa candeur, sa vanité serviroit à le
tromper. On ne parle que de la régie de ses
biens, de l' estimation de ses dettes, et on
lâche la bride à tous ses desirs ; de sorte
qu' au bout de quatre ans il se voitduit
p66
au sixieme de son revenu annuel.
Le spoliateur, ritable prothée, affiche
une perfide compassion ; et consommant son
hypocrisie, il finit, en joignant les intéts
aux capitaux, par être le possesseur de la plus
belle partie des propriétés de celui qu' il
appelloit son pupille.
L' instant du réveil est marqué par l' effroi,
la surprise, le désespoir, les traits brûlans
de la plus juste indignation : mais c' est en
vain, tout est en regle ; les loix ne pourront
que confirmer l' indigne possession du
traître ; les tribunaux seroient pour lui, si
la partie lésée les réclamoit. La route du
jeune homme ruiné ne peut qu' en éclairer un
autre sur cette fascination qui conduit tant de
victimes au pcipice. Le nouveau propriétaire,
dans sa voiture, éclabousse le malheureux
déconcerté, qui file à pied le long des
maisons.
Il n' est pas rare de voir tel homme d' affaires
nanti de la plus belle terre de son
client, le procureur posséder quatre de ses
p67
maisons, l' intendant habiter l' hôtel que son
maître occupoit. Et comment ont-ils acquis
les biens du pouillé ? En lui prêtant ses
propres capitaux.
Ces courtiers officieux paroissent rarement ;
ils ont des prête-noms . Ils font naître
des momens de détresse, et ils en profitent.
Une usure cachée et homicide reproduit à
des conditions onéreuses les especes dont on
occasionne la rareté. Cet essaim engloutit les
plus grosses fortunes ;
et l' avare Achéron ne lâche point sa proie .
Tel autre entremetteur , sans avoir un sol,
achete une terre dont il paie une petite somme
qu' il a empruntée. Il devient réellement
propriétaire, jusqu' à ce qu' on lepossede. Il
faut quatre ou cinq années pour en venir à
bout. Pendant ce tems il jouit, fait des coupes
de bois, dit, mes vassaux ; et ce n' est
qu' aps un long combat qu' il restitue la
seigneurie . Il n' a rien payé ; il a vécu sur le
fonds d' autrui, et les paysans l' ont appellé
monseigneur . Ces hommes-là savent très-bien
p68
promener leurs adversaires dans l' obscur
labyrinthe de nos loix.
CHAPITRE 127
banquiers.
les viremens et reviremens, lesplacemens,
les emprunts multipliés, la manutention
de la banque, ont remplacé depuis
plus d' un demi-siecle les projets d' une législation
sage, raisone et circonspecte. On
n' a plus besoin que de calculateurs :
l' administration devient un agiotage perpétuel. Les
banquiers sont les dominateurs de la France ;
ils font venir et disparoître l' argent ; ils
l' appellent du bout de l' Europe, et puis le rendent
invisible. Magiciens dangereux, cosmopolites
hardis, quelle sera la suite de ce jeu
souple et effrayant, qui rend l' or semblable
au vif-argent, et peut dissoudre la fortune
des états en un tour de main ?
C' est un remede aussi incompréhensible
p69
que le mal : cependant la circulation rapide
donne du moins une apparence de vie ; et
c' est toujours beaucoup, si cette illusion se
prolonge : mais elle nous semble toucher
bientôt à son terme.
Il y a des billets noirs , papier-monnoie,
qui nous annoncent un systême à peu près
semblable à celui de Law : s' il doit venir,
qu' il vienne le plus tôt possible ; pourquoi
attendre à la derniere extrêmité ? Il auroit
peut-être fallu commencer par là, et se modeler
sur la banque de Londres. Mais ce n' est pas
la richesse du peuple que l' on cherche, c' est
celle du monarque ; il englobe tout et représente
tout.
C' est à l' aide des banquiers, et par leur
intervention, que se font ces emprunts et
ces aliénations des revenus publics. Ces facilités
ruineuses donnent lieu à des entreprises
excessivement coûteuses, et qui, bien considérées,
ne sont que des sacrifices du présent
pour un avenir incertain. On a pom l' argent
jusques dans les tuyaux capillaires ;
p70
mais il n' est pas bon que les tuyaux capillaires
soient desséchés. Quoi, faire remonter
incessamment l' argent vers le tne ! Les
particuliers n' en n' ont-ils plus besoin pour
alimenter le commerce, l' industrie et les arts ?
Pourquoi toute la masse d' especes monnoyées
dans une seule main ?
La politique qui, au lieu d' être journaliere,
se jette dans un tems qui n' existe pas
encore, est une politique fautive, parce qu' il
est impossible au nie le plus profond de
calculer les événemens futurs ; parce que le
champ desvolutions étranges est immense ;
parce que la guerre est un mal psent et
affreux, tandis que le bien qui en peut résulter
est évidemment éloiget incertain.
Ce n' est pas que la dette nationale doive
effrayer l' oeil de l' homme d' état : car l' emprunt,
en lui-même, n' est point un mal. Mais c' est
l' application de ces fonds précieux
à une guerre absorbante, comme l' ément
qui la porte, ou à des édifices d' une pompe
stérile, ou à des efforts superflus, etc. Qui
p71
fait le mal, et un mal irparable.
Aspirer des sommes effrayantes, pour les
jeter ensuite dans l' océan ! Quel est donc ce
nouveau calcul, et pourquoi des moyens
ingénieux, vastes et habiles sont-ilspas
du but ou de l' emploi par un abyme où l' on
ne découvre rien ? Sans une communication
intime et éclairée entre les moyens et l' emploi,
les succès me peuvent devenir semblables
à des pertes, etc. Etc. Etc.
Mais les cures palliatives sont peut-être
les seules qui conviennent à un état infecté
de vices anciens, et peu propres à recevoir
une entiere guérison. Les maux précédens
interdisent des plans sages, sur-tout lorsque
la nation se prête au délire. C' est un axiome
reçu, que la victoire est à celui qui aura le
dernier écu ; mais cet axiome est une sottise.
Comment, après ce beau prononcé, renoncer
au jeu de la banque ?
Sully, économe sévere, embrassant l' avenir
comme le psent, ne faisoit point de cas
de ces banques de crédit. Il regardoit le besoin
p72
d' emprunter comme un besoin dangereux,
et l' opulence qui en résultoit comme factice.
Il auroit l' air aujourd' hui d' un vrai pédagogue,
et le fauxbourg Saint-Hono le siffleroit
en chorus. Les Villeroy et les Jeannin,
qui lui succéderent, brouillerent tout son travail.
Ils furent des hommes de finance, et
prouverent que les hommes de ce nom ne
sont pas des hommes d' état.
On ne veut donner à ces réflexions rien
d' amer ni de satirique : c' est au tems à prouver
si la banque seroit devenue par hasard la
sauve-garde de l' état et le principeel de ses
forces. En fait d' administration, les moyens
les plus criés par les simples spéculateurs
peuvent, à l' appui des circonstances et de la
pente générale, devenir les meilleurs. Nous
embrassons le doute ; car il seroit téraire
aujourd' hui d' affirmer pour ou contre. Les
banquiers tiennent le gouvernail ; laissons leur
faire la manoeuvre, puisqu' elle est défort
avancée ; et puissent-ils nous conduire à bon
port !
CHAPITRE 128
p73
banqueroutes.
elles sont si fréquentes qu' on ne s' en
fait plus un crime. La cause de cesordre
vient de ce que les marchands ont perdu l' ancienne
simplicité de leur état. Ils ont connu le
luxe, le faste ; ils ont pris un tout autre
extérieur que celui que leur profession leur
imposoit. Le marchand est devenu frivole, vain,
léger ; il a voulu représenter, et la mauvaise
foi n' a pas tardé à germer dans son coeur.
Les anciens marchands savoient que tous
les capitaux qui ne sont pas dans le commerce,
sont nuls pour les commerçans. Ils
disoient qu' en fait de commerce, un sol épargné
est un sol regagné .
Les faillites ne font plus qu' un jeu, et on
les multiplie pour s' enrichir. On ne parvient
plus à la fortune par les voies longues et nibles
de la probité ; mais avec deux ou trois
p74
bilans on se met à son aise. Une faillite d' un
million donne un produit net de deux cents
cinquante mille livres : c' est la regle.
Qu' arrive-t-il ? La confiance, qui est l' ame
du commerce, n' existe plus. Tous cesrangemens
réitérés ont mis chacun sur ses gardes,
et les difficultés se rencontrent où il n' y
en avoit pas il y a cent ans.
Quand la faillite est ouverte, il y a des
hommes qu' on appelle médecins des fortunes
labrées , et qui dirigent vos affaires sans que
vous vous en mêliez. Les créanciers vont,
viennent, sont obligés de paroître, de signer,
de lever la main, de faire reconnoître leurs
billets. Le biteur est tranquille et ne sort pas
de sa maison.
Il faut distinguer les faillites des banqueroutes.
Celles-ci sont presque toujours frauduleuses ;
les premieres peuvent naître du malheur des
circonstances, d' une fausse spéculation, de trop
d' ardeur, et méritent plus
d' indulgence.
Si le marchand claroit le premier vuide
p75
qu' il trouve d' abord dans ses affaires, il
agiroit loyalement ; mais il ne se voile que
lorsqu' il est tombé dans le précipice. Il y a
entraîné plusieurs autres ; c' est ainsi qu' une
légere fraude nécessite une fraude plus grande.
Il nous manque des loix claires et précises
sur les faillites et banqueroutes. Le plus hardi
fripon entail se montre un fripon en gros
avec une intrépidité triomphante. L' infortuné,
qui n' a point médité sa marche, succombe
sous les frais de la procédure. On
n' écrase que les petits débiteurs.
Le législateur vivifieroit plusieurs branches
de commerce, en établissant des loix qui ne
laissassent aucun échappatoire à la fraude, et
qui punît le manque d' équité.
Il ne faudroit pas des peines afflictives,
parce que les loix extrêmes ne sont jamais
mises à exécution ; mais il faudroit déployer
une sévérité qui ne laissât au banqueroutier
aucune ressource.
CHAPITRE 129
p76
oisifs.
que fait monsieur un tel ? -il vit de
son bien, c' est un rentier ; on lui écrit de la
province, intéressé dans les affaires du roi ;
c' est-à-dire, qu' il est intéressé à ce que le
trésor royal soit dans l' aisance. Il ne lit des
papiers publics, que les paiemens de
l' hôtel-de-ville de Paris , et pour savoir à
quelle lettre en est le payeur. Il voudroit
s' appeller Aaron , ou du moins Abraham ;
voilà tout son chagrin. Il va au spectacle sans
s' embarrasser de ce qu' on y donne. Il a doublé son
fils d' un gouverneur, et il n' y songe plus. Il ne faut
pas avoir grand génie pour vivre ainsi de son
bien ; et cependant un gros rentier passe pour
ce qu' il veut être. Il est doublement sujet ;
car dans toutes les circonstances possibles,
il votera toujours pour son royal créancier.
p77
Si cet oisif avoit vécu à Athenes, il auroit
prisé Socrate ; ôtez-lui néanmoins son
habit, ses gens, ses gros diamans, son carrosse,
que restera-t-il ? ôtez à Socrate sa
robe ; il n' y perdra pas grand' chose, c' est
toujours Socrate.
Ces parvenus, qui n' ont eu d' autre science
que d' arracher beaucoup d' argent, emploient
le ciseau du statuaire et le pinceau du peintre
à faire passer leurs traits à l' avenir ; et l' art
se prostitue.
La rision ne les touche plus : le moteur
universel et puissant, l' or, les absout : cette
estime fatale des richesses corrompt les idées
les plus saines ; et ne disent-ils pas d' après
Boileau :
j' ai cent mille vertus en louis bien comptés !
CHAPITRE 130
p78
petite question.
les parisiens, après avoir commen par
donner leur argent avec pleine confiance,
ont fini par examiner cette question : la
dette contractée par le souverain est-elle
ou n' est-elle pas la dette de la nation ? Le
monarque en France n' en est-il pas moins
le repsentant que le parlement en Angleterre ?
Ceux qui envisagent comme personnelles
les dettes que contracte le souverain d' une
monarchie, disent qu' il n' a consulté personne,
qu' il a pu pousser l' emprunt outre mesure,
qu' on n' en a pas suivi l' emploi, et que son
successeur, pour régénérer les choses , a le
droit d' en affranchir l' état, comme d' un poids
accablant.
Ce sont là, si je ne me trompe, des sophismes.
L' emprunt a été public ; l' application
p79
des fonds a servi à l' entretien des armées,
des vaisseaux, des fortifications, aux guerres
de l' état, aux besoins de l' état, aux négociations
de l' état, à la splendeur du trône, qui,
dans certaines circonstances, devient celle de
la nation ; enfin aux édifices généreux, qui
seront utiles aux générations futures.
La nation répond de la dette, puisque
l' emprunt lui a été utile ; puisque cet emprunt
l' a sauvée, dans le tems, d' un inévitable
impôt. Elle ne sauroit dire validement aux
prêteurs, vous n' avez donné votre argent
qu' à un seul homme, ce contrat ne regarde
que lui : ce qui est faux dans le fait, absurde
dans les conséquences ; ce qui seroit évidemment
injuste et illégitime.
La nation est réellement engagée à payer
les dettes contractées sous ses yeux, et pour
ses intérêts pressans. Elle a vu passer l' édit
sans clamation ; c' est un aveu qui, pour
être tacite, n' en a pas moins de force.
Ainsi la classe des riches doit fournir
éternellement aux quittances des rentiers qui ont
p80
prêté encore plus à l' état florissant, à la richesse
nationale, qu' au souverain qui passe.
On ne peut faire manquer un roi à ses
engagemens : il a traité avec ses sujets, il est
lié par ses promesses : son successeur l' est
comme lui ; et le serment des rois, ces êtres
qui ont tant besoin du respect des hommes,
ne doit-il pas être le plus inviolable de tous ?
Tel est mon petit avis, et je ne suis pas
rentier.
Il est bon d' appliquer les préceptes ibranlables
de la morale à la constitution versatile
des états : ceux-ci y gagneront toujours.
J' aurai bien l' air d' unveur ; car on
dit que les états n' ont point de morale : je
pondrai hardiment, tant pis pour eux .
CHAPITRE 131
p81
orgues.
les orgues doivent plutôt exciter la dévotion
qu' une joie profane ; ce n' est pas moi
qui le dis, c' est le concile de Cologne 1536.
les orgues ne joueront que des airs pieux, c' est
encore du concile d' Ausbourg 1548. durant
l' élévation de l' hostie et du calice, et jusqu' à
l' agnus dei, les orgues ne doivent point jouer :
cela me fâche un peu ; mais voyez le concile
provincial de Treves 1549.
Tout a chanau jour que j' écris. On
joue, durant l' élévation de l' hostie et du
calice, des ariettes et des
arabandes ; et au te deum et aux
pres, des chasses , des menuets , des
romances , des rigodons . est donc cet
admirable Daquin qui m' a ravi tant de fois !
Il est mort en 1772, et l' orgue avec lui.
Son ombre semble pourtant voltiger quelquefois
sur la tête de Couperin.
p82
L' abus presqueral de n' avoir que des
passages sous les doigts, et cela par défaut
de génie et d' application, cet abus est devenu
si criant, que les chansons ont prévalu
sur l' orgue, de maniere qu' il n' a plus rien
de cette majesté convenable à un temple.
Les nls me, que Daquin varioit parfaitement,
on lesfigure à psent au point
que ce ne sont plus que des ponts-neufs
grossiers ; on n' y reconnoît seulement pas
le chant.
L' orgue est le roi des instrumens ; il les
contient tous. Cliquot, le seul excellent facteur
qui existe, a beaucoup perfection
cette étonnante machine. Laception de son
orgue de saint-Sulpice, faite cette année
1781, nous rappelle ce qui s' est passé à la
sainte-chapelle de Paris en pareille occasion.
Daquin fut arbitre ; ce musicien âgé de
soixante et quinze ans fit des miracles ; tous les
auditeurs crioient, son génie est plus fort que
jamais, et il a ses doigts de vingt ans .
C' étoit le cygnelodieux qui chantoit si bien
p83
avant de mourir : Daquin fut au tombeau
trois mois après.
Nous connoissons trois traits de la vie de
ce grand artiste, qui paroissent fort
extraordinaires et qui n' en sont pas moins vrais.
Musicien né, il composa à huit ans un motet à
grand choeur et symphonie. On fut obligé
de le mettre sur une table pour en battre la
mesure. Il y avoit foule ; et l' exécution
finie, on pensa étouffer de caresses un enfant
si rare.
à la messe de minuit de noël, Daquin
imita si parfaitement sur l' orgue le chant du
rossignol, sans que le couplet dans lequel il
le faisoit entrer parût gêné en rien de cette
addition, que l' extrême surprise fut universelle.
Le trésorier de la paroisse envoya le
suisse et les bedauts à la découverte dans les
voûtes et sur le faîte de l' église : point de
rossignol ; c' étoit Daquin qui l' étoit.
Lorsqu' on rétablit l' orgue de saint-Paul,
le facteur ne laissa que le positif ,
c' est-à-dire un très-petit orgue pour toucher
l' office.
p84
Il n' y avoit plus de trompettes ni de
pédales , un seul clavier restoit ; la carcasse
du grand orgue étoit absolument vuide. Cependant
Daquin toucha son te deum la veille de
s Pierre, et les auditeurs furent encore plus
nombreux, par rapport à la rareté du fait.
On ne s' apperçut point que tant de jeux
manquassent. Les accompagnemens paroissoient
y être, et l' on entendit ronfler la dale
de flûte , quoiqu' elle n' existât plus.
Grand bruit entre les facteurs qui étoient
présens. -mais vous avez laissé la dale ,
disoit-on à Cliquot. -non, je vous jure.
-mais cela est impossible. -puis un gros
pari. Le te deum fini, on monte à l' orgue, on
examine, on cherche, on ne trouve rien que
l' homme singulier, qui venoit de tromper si
victorieusement ceux même qui fabriquent
l' instrument.
L' orgue une fois répa et augmenté de
bombardes , on annonce dans les papiers
publics la fête de saint-Paul : nous y étions ;
prodigieuse affluence ! Il faut ici du tail :
p85
tout étoit plein à ne pouvoir se remuer :
choeur, nef, bas-côtés, chapelles latérales,
chapelles éloignées, les deux sacristies, les
galeries d' en-haut, l' escalier de l' orgue, les
passages, le devant du portail. Les carrosses
tenoient toute la rue saint-Antoine jusqu' aux
lestins. Ce fut ce jour-là que Daquin,
plus sublime que jamais, tonna dans le (...),
qui porta dans les coeurs des impressions
si vives et si profondes, que tout le
mondelit et frissonna.
M Dauvergne, actuellement à la tête de
l' ora, fut si vivement frappé, qu' il sortit
des premiers, et courut vîte confier au
papier les traits sublimes qu' il venoit d' entendre.
Il les a tous placés dans son beau te deum
à grand choeur.
Il y a eu des organistes ; mais Daquin
est Daquin. Nous rendons cet hommage à
ce lebre artiste, pour mieux encourager
ses successeurs. Il a laissé un fils qui cultive
les lettres honorablement.
L' orgue, a dit Gresset, attire l' impie
p86
étonné dans nos temples . L' archevêque de
Paris a défendu les te deum du soir et les
messes de minuit en musique, dans deux
églises de Paris, saint-Roch et l' abbaye
saint-Germain, à cause de la multitude qui
venoit pour entendre l' organiste, et qui ne
conservoit pas le respect dû à la sainteté
du lieu. Il est bien inconcevable que des
catholiques se portent à des profanations aussi
scandaleuses, tandis que les formés sont si
respectueux dans leurs églises. Les premiers
cependant admettent encore plus positivement
que les seconds la psence réelle de
la divinité ; mais les fêtes nocturnes sont
toujours un peu licencieuses, c' est l' effet des
ténebres. Il se passera toujours bien moins
de désordres en plein jour.
CHAPITRE 132
p87
quêteuses.
le sévere pasteur d' une église use souvent
d' une ingénieuse piété pour mieux exciter
la générosité des fideles. Il a prêché le matin
contre la parure, il a appellé scandale
effroyable tous les ornemens légers qui
ajoutent à la beauté. Le soir, il attend d' une
aimable qteuse qu' il a invitée, de sa taille
élégante et de son joli minois, lacolte
d' aumônes plus abondantes.
Elle est parée ; son sein est découvert,
un gros bouquet l' accompagne sans le cacher ;
elle est à la porte d' une église ou d' une prison,
sollicitant avec un gracieux sourire la
compassion de chaque personne qui entre ;
elle fait une douce violence aux rebelles ;
elle les arrête ; un son de voix intéressant,
de belles dents, et l' éloquence irsistible
d' un bras nu et de deux beaux yeux supplians....
p88
que ne prodigue-t-on pas en
faveur des pauvres !
à chaque offrande, quelque mince qu' elle
soit, elle vous paie d' une révérence particuliere
et faite avec grace. La beauté vous salue,
sa bouche vous remercie, et votre
charité est récompensée avant même que le
ciel vous en tienne compte.
Bientôt elle traverse la nef, précédée d' un
suisse qui fait résonner la hallebarde. Plus la
nef est remplie, plus son zele augmente. Le
plus joli homme de sa connoissance lui donne
la main ; elle se penche charitablement à
droite et à gauche, et étend un bras d' albâtre
pour atteindre à la main lente et paresseuse
qui voudroit retenir l' aumône.
L' avare s' attendrit ; l' oeil des assistans se
détourne de l' autel pourvorer ses charmes ;
quand elle présente sa bourse ouverte,
elle semble quêter des coeurs. Le plus insensible
met encore quelque chose dans sa
bourse ; le prêtre qui la suit, semble jouir
de son triomphe : on ne lui laisse que la
p89
place qu' il faut ; car la foule empressée des
fideles la presse et l' environne. Embellie par
ces saintes fatigues, en bute à tous les regards,
si elle a remarqué qu' on louoit sa taille
avantageuse et bien prise, si elle a eu un
moment de vanité, l' église lui pardonnera
sans doute ce petit mouvement d' orgueil,
sur-tout lorsque, rentrant au presbytere,
elle aura étalé une bourse bien pleine et
que ses charmes ont conquise.
La collation commence ; elle est servie
par les amis du cu; elle reçoit les félicitations
des grosses perruques de la fabrique.
Un cortege de prêtres et de clercs tonsurés
vient à la file et aventurent la galanterie ;
le mtre des convois a déridé son front
ténébreux, et tourne gauchement un madrigal :
mais il veut plaire ; le vin coule, les
gâteaux sucrés se mangent, et l' on se permet
enfin quelques paroles un peu mondaines, en
comptant l' argent des charitables mondains.
CHAPITRE 133
p90
pain béni.
tous les habitans de Paris sont obligés
de rendre dans leurs paroisses, chacun à son
tour, le pain béni. Les protestans n' en sont
pas dispensés, parce que les curés soutiennent
que c' est une maxime reçue en France,
que tout françois est censé catholique.
Chacun doit le rendre en personne ; mais
on se dit malade, et l' on envoie son domestique
ou sa femme-de-chambre porter l' oblation,
tenir le cierge et baiser la patene.
Le bourgeois charge la femme du tissier
de toutes les remonies et de toutes les
promenades à faire dans l' église. Telle depuis
vingt-cinq ans ne fait pas d' autre métier
fêtes et dimanches, elle offre incessamment
le gâteau qu' elle a pêtri et mis au four la
veille.
C' est un spectacle de vanité pour la petite
p91
bourgeoisie, et un objet d' inrêt pour la
fabrique. Outre leteau, il faut donner
quelques pieces d' argent ; c' est un imt
annuel de douze à dix-huit livres pour le
plus pauvre. La fabrique accolle plusieurs
paroissiens peu aisés, pour exécuter ensemble
cette coûteuse cérémonie ; mais les paroissiens
riches sontservés pour les fêtes solemnelles.
Alors ils mettent une sorte d' ostentation
à se montrer généreux et magnifiques. Ils
posent leurs armes sur de gros pains bénis,
ils étalent leurs cordons fastueux devant les
chantres et les acolytes. La large piece frappe
le bassin d' argent et retentit à l' oreille des
spectateurs émerveillés. Le cuet les
marguilliers s' inclinent, les suisses en gants
blancs les précedent, des flambeaux de cire
éclairent la pompe du spectacle. Ils ont dépen
cinquante louis pour ces pieuses futilités.
Qu' ensulte-t-il ? Les bedeaux, distributeurs
discrets de ces fragmens consacrés,
auront de quoi tremper leurs soupes pendant
p92
huit jours, et pourront manger leurs potages
au painni.
Si un particulier obstiné se refusoit à cette
oblation, il y seroit contraint par un grave
arrêt du parlement.
Il y a eu à ce sujet plusieurs procès fatieux.
Un poëte a tourné en ridicule les marguilliers
et la fabrique ; mais nonobstant cela,
la fabrique et les marguilliers font exactement
rendre le pain béni au plus détermi
rieur, bon gré, malgré.
Sur une grande paroisse, votre tour vient
plus rarement ; mais sur une petite, l' étroite
circonférence vous condamne plus souvent
aux frais de l' offrande.
CHAPITRE 134
cathéchisme.
je ne sais si les sages-femmes de Paris
moulent et pêtrissent toujours la tête molle
et délicate des enfans qui viennent au monde ;
p93
si le doigt de ces matrones inhumaines, par
ces pressions barbares et réitérées, détruit
encore l' organisation primitive de la nature
et le siege de l' entendement ; enfin, si pour
imprimer une forme ronde à une tête humaine,
ces femmes ignorantes la modifient
éternellement pour l' imbécillité ou l' idiotisme :
mais je sais bien que l' inintelligible catéchisme
de Paris est toujours le premier
livre qu' on fait apprendre par coeur aux
enfans. Ils se remplissent la moire de ces
mots sans idée, et se forment à parler le
reste de leurs jours sans avoir la conscience
de ce qu' ils disent.
Des catéchismes ! Mais point de trai
élémentaire, de morale, qui explique et
prouve les devoirs de l' homme et du citoyen :
rien sur les principes du droit naturel
à la portée de l' adolescent : aucun livre,
enfin, clair, méthodique, applicable aux
écoles, écrit d' un style simple, afin qu' il
puisse être lu et retenu dans le cours de
l' éducation domestique.
p94
C' est un clerc qui fait lui-même le catéchisme
d' un côté aux garçons, et de l' autre
aux filles, et qui n' y comprend rien lui-même,
ainsi que ses jeunes auditeurs. Comment
abuse-t-on à ce point de la premiere
aurore de l' intelligence humaine ? N' est-ce
pas la condamner à ne plus voir tous les
objets que dans une ombre imnétrable et
mystérieuse.
Il est assez plaisant de voir un jeune clerc
faisant le catéchisme à des filles de quinze à
dix-sept ans, qui viennent de faire leur premiere
communion. Il est seul au milieu de
cinquante jeunes beautés dont les regards
l' assiegent ; il paroît niais et embarrassé ;
voyez-le qui rougit plus d' une fois devant celle
qu' il catéchise ; elles jouissent un peu
malignement de son embarras. Les filles répondent
avec plus de hardiesse qu' il n' interroge :
on diroit qu' il apperçoit le ridicule de la
théologie dans ces bouches de roses ; qu' il
devine bien que d' autres mysteres vont bientôt
les occuper. Pour elles, comme au-dessus
p95
de toutes ces arides questions, elles prononcent
d' une maniere aisée, gracieuse et me
folâtre, l' arrêt des dogmes les plus terribles
et les plus effrayans. Les mots de purgatoire ,
d' enfer et d' éternité perdent leur accent
vere : il n' y a plus de physionomie de mon
sur les levres de ces anges ; et malgré les
menaces redoutables du catéchiste , elles
semblent mieux instruites, promettre et annoncer
par-tout grace et paradis.
CHAPITRE 135
decins.
si Moliere revenoit au monde, il ne reconnoîtroit
plus un seul de ses médecins. Où
sont-ils les Guenaud, montés sur une mule ?
sont Mm Purgon et Diafoirus ? Au lieu
d' un homme grave, au front sévere et pâle,
ayant une marche thodique, pesant ses
paroles et grondant quand on n' a point observé
ses ordonnances, il appercevroit un
p96
agréable, parlant de toute autre chose que de
la médecine, souriant, étendant une main
blanche, jetant une dentelle avec symmétrie,
parlant par saillies, et jaloux d' étaler
au doigt un gros brillant.
S' il tâte le pouls, c' est avec une grace
particuliere ; il trouve par-tout la santé ; il ne
voit jamais de danger. Au lit d' un moribond,
il a l' air de l' espérance ; il distribue des
paroles consolantes, part, plaisante encore sur
l' escalier ; et dans la nuit même, la mort
emporte son malade.
Quand un médecin tue dix mercenaires
par ignorance ou par indifférence, il ne s' en
afflige pas ; mais si un homme en place meurt
entre ses mains, il en devient inconsolable,
et pendant quinze jours il a l' air de demander
grace à tous ceux qu' il rencontre.
passez-moi l' émétique, je vous passerai le
, a dit le bon Moliere. Telle est encore
de nos jours la politique des membres de
la faculté.
Un certain nombre de médecins se sont
p97
partagé, pour ainsi dire, les malades de la
capitale. Quand l' un d' eux a commis une faute
grave dans le traitement, comme son confrere
tombera dans le me cas, la faute homicide
est pase sous silence, palle, justifiée
me ; aucun n' ose contredire les ordonnances
du confrere, et le malade meurt au
milieu de dix decins, qui voient très-bien
ce qu' il faudroit faire pour le sauver,
mais qui, par esprit de corps, laissent le
premier appellé achever dans toutes les regles
son méthodique assassinat.
Les complices discrets retrouvent, en
tems et lieu, la même condescendance ; ils
donnent pour excuse l' incertitude de l' art,
la maniere aveugle dont le plus habile procede ;
mais pourquoi, avec ces notions, se
renferment-ils opiniâtrément dans une routine
meurtriere, dont ils ne veulent pas
sortir ? Pourquoi s' opposent-ils avec fureur
à tout ce qui simplifie l' art ? Pourquoi, enivrés
de leur doctrine homicide, ne changent-ils
point leur ancienne et détestable
p98
pratique, lorsque leur propre exrience leur
en a démontré l' insuffisance et le danger ?
C' est qu' ils veulent traiter la médecine
d' une maniere tout-à-la-fois obscure et lucrative,
faire des visites nombreuses, ne
rendre compte de rien, ne point communiquer
avec tout profane , et s' envelopper
dans leurs theses barbares, ouvrage des siecles
les plus oppos à la saine physique.
La paration qu' ils ont établie entre celui
qui écrit l' ordonnance, et celui qui compose
le remede, est déun pjugé bien défavorable
pour la guérison ; ils se refusent de
me à l' analyse chymique des dicamens ;
et n' ayant aucune idée nette sur l' étrange
composition et décomposition de toutes ces
drogues, ils n' en mettent pas moins en usage
ces poisons terribles, qui sortent de la boutique
des apothicaires : de sorte que le malade
a deux fléaux à combattre, l' ordonnateur
audacieux, et le manipulateur infidele.
La médecine est donc, de nos jours, un
charlatanisme hardi et accrédité, dont ceux
p99
qui l' exercent, sentent le vuide, l' incertitude
et la confusion ; mais qu' ils n' abandonnent pas
pour cela, parce que ce charlatanisme produit
de l' argent.
La faculté de médecine traîne encore dans
notre siecle les pjugés et les erreurs des
siecles les plus barbares. Tandis que la physique
a fait des progrès qui ne lui sont pas
dus, elle semble se complaire dans les ténebres
épaisses de ses vieilles formules, et
craindre les traits de lumiere qui décomposeroient
tout-à-coup ce fantôme qui en
impose à la cdulité humaine.
Les médecins, grace à Moliere et à d' autres
écrivains, ennemis de ces imposteurs
fourrés, ont reçu tant de sarcasmes, qu' ils
ont enfin renoncé à la coutume de saigner
un pauvre homme vingt-cinq fois, comme ils
faisoient encore il y a trente ans. à force de
les ridiculiser sur leurs autres pratiques
meurtrieres, on les obligera peut-être à suivre la
thode d' Hypocrate, qui ne prescrivoit
presqu' aucun remede, mais étudioit la nature,
p100
et ne lui ôtoit rien de ses ressources.
Combien les decins ne doivent-ils pas
aux empiriques ! Tandis qu' ils se consument
en systêmes, ceux-ci, par la tradition et
l' expérience, ont des remedes qui, en grissant,
déconcertent la vaine érudition des
facultés.
Ils ont lâché le pied devant le défi solemnel
que leur a porté le docteur Mesmer.
Aps ce refus, ils auront du moins la pudeur
de garder le silence sur les orations inconnues
de leur adversaire, et d' attendre du
tems ce qu' il doit prononcer à cet égard.
Mais, quelle que soit l' issue, ils auront toujours
à se reprocher de n' avoir pas été au-devant d' une
découverte utile, ou de n' avoir
pas démontré l' erreur, lorsque le cri général
les y invitoit, et lorsque leurs invectives,
leur emportement et leur fureur contre l' auteur
de la découverte exigeoient une sorte
de justification publique.
Ils ont mieux aimé persécuter un de leurs
confreres, qui leur disoit modestement, j' ai
p101
vu ; examinons ; nous ne savons rien ; point
de précipitation ; rappellons-nous l' histoire de
toutes les decouvertes, etc.
Il y a à parier dix contre un, que le confrere
a raison contre la faculté, et que le
magnétisme animal a vraiment quelque chose
d' extraordinaire et de merveilleux. Je suis
porté à le croire, par tout ce qui est parvenu
à ma connoissance. Si je suis plus instruit,
j' en parlerai encore avec plus d' assurance,
soit dans cet ouvrage, soit ailleurs ;
car je me suis voué à la fense de la vérité,
autant qu' il est en moi de l' appercevoir et de
militer pour elle.
On s' est expliqué, dira-t-on, un peu vivement
contre les médecins ; mais ils s' attaquent
à nos santés et à nos vies. Quoi de plus
funeste ?
CHAPITRE 136
p102
société royale de médecine.
la faculté de médecine, digne soeur ou
digne fille de l' université de Paris, réunie en
corps depuis tant de siecles, n' avoit rien fait
et ne vouloit rien tenter pour la perfection
de l' art. Elle ne traitoit jamais des maladies
régnantes, ne publioit aucune observation,
ne lioit aucune correspondance avec les decins
de l' Europe, et dédaignoit tout ce
qui étoit et tout ce qui se passoit hors de
son sein. Enveloppés stupidement dans leurs
antiques usages, livrés à un égoïsme fatal,
ses membres ne songeoient qu' à tirer de l' argent
des malades pour rouler équipage, et se
refusoient à un régime plus utile à l' humanité,
lorsqu' il plut au roi régnant d' établir
une socté royale de decine , qui
embrasseroit toutes les connoissances analogues à ce
grand art. Cet établissement est de la plus
p103
haute sagesse ; et quand il ne feroit que
jeter un germe d' émulation entre deux corps
divisés, il seroit encore infiniment utile.
La collection desmoires et dissertations
de cette société, qui ne vient que de ntre,
est déjà pcieuse ; et tous les decins de
l' Europe concourront avec joie à former un
dépôt qui ne choquera que la paresse, l' orgueil
hautain et l' ignorance des médecins de
la capitale.
Rien n' est si dangereux et sichant
qu' un mauvais decin. Quand ils sont en
foule, jugez de leurs clameurs ! Mais il est
tems que l' insuffisance de cette vieille faculté,
ainsi que son formulaire homicide, soit mis
dans tout son jour.
La médecine est l' art le moins avancé,
et conquemment celui qui mérite le plus
d' être régéré. Il est bien étonnant qu' un
homme denie, pareil à Hypocrate, ne se
soit pas encore offert depuis ce grand homme,
pour pénétrer cet art de la lumiere qui lui
manque. Le comble de l' extravagance n' est-il
p104
pas d' avoir mis l' ordonnance dans une main
et le remede dans une autre ? Ce prodé
n' annonce-t-il pas une marche aveugle, et
cette séparation n' est-elle pas sujette aux plus
terribles inconniens ?
Les miracles modernes de la chymie, qui
marche de découvertes en couvertes, ne
doivent-ils pas arrêter le médecin qui ordonne
une potion composée de sept à huit
sortes d' ingrédiens ? S' il n' est pas le plus
insensible et tout-à-la-fois le plus audacieux des
hommes, ne doit-il pas connoître, avant
tout, les élémens chymiques du remede
qu' il administre ? Quoi, parce que la terre
ensevelit ses fautes, il se croira quitte envers
la société et envers sa conscience ! Faisant le
meilleur, le plus lucratif et le plus commode
de tous les métiers, les médecins ont décidé,
et pour cause, que qui ne portoit pas l' habit
fourré, la robe scolastique, seroit inhabile
à faire aucunecouverte, et qu' on la lui
contesteroit per fas et nefas . Ainsi ils
immolent l' humanité entiere aux vils intérêts de
p105
leurs honoraires ; et comme les morts n' ont
jamais intenté pros aux médecins, non
plus que les héritiers, ils continuent à tracer
leur aveugle ordonnance, et à distribuer les
vieux poisons de la pharmacie.
Quand viendra l' homme généreux et
éclairé, qui renversera les temples du vieil
Esculape, qui brisera la lancette dangereuse
du chirurgien, qui fermera la boutique des
apothicaires, qui truira cette médecine
conjecturale, escortée de drogues, de jeûnes,
de diettes ? Quel ami des hommes annoncera
enfin une nouvelle médecine, puisque l' ancienne
tue et dépeuple ?
Le refrain des médecins est de crier au
charlatan, à l' empirique , dès qu' on n' est pas
de leur corps ; mais la thériaque, l' émétique,
le quinquina, la plupart des spécifiques et
l' inoculation doivent leur origine à l' empirisme.
Je ne le crois pas au fond plus dangereux
que la médecine actuelle, avec ses
formules et ses theses.
CHAPITRE 137
p106
auteurs.
à Paris sont ces écrivains qui moissonnent
et qui vendangent avec leur plume, qui
ont dans leurs écritoires toutes leurs terres
et toutes leurs rentes : tels ont été les deux
Corneille, leur neveu Fontenelle, Cbillon,
les deux Rousseau, et presque tous les hommes
illustres qu' a produit la France ; le plus grand
des anciens ptes a été le plus pauvre.
profanes ! à genoux, ce pauvre, c' est
Homere.
on met encensoirs et cassolettes sur leurs
tombeaux : de leur vivant, on les laisse dans
p107
l' indigence : mais cette indigence est honorable ;
et ceux qui se conservent sans tache
au milieu de cet abandon général, sont les
plus vertueux des hommes.
Les pensions que le gouvernement accorde
aux gens de lettres, ne se donnent ni aux
plus pauvres, ni à ceux qui ont le plus utilement
travaillé : les plus souples, les plus
intrigans, les plus importuns, enlevent ce que
d' autres se contentent d' avoir mérité au fond
de leur cabinet.
La pauvreté de l' homme de lettres est à
coup sûr un titre de vertu, et une preuve du
moins qu' il n' a jamais avili ni sa personne ni
sa plume. Ceux qui ont sollicité et obtenu des
pensions, n' en peuvent pas dire autant devant
leur conscience : leurs écrits peuvent
être irréprochables ; mais leur conduite ne
l' a pas toujours été.
Brebeuf a dit :
si les cieux m' étoient favorables... etc.
p108
Ah ! Si les gens de lettres riches venoient
au secours des gens de lettres pauvres ! ... le
beau rêve ! Plusieurs ont leur élévation
à la culture des lettres, aux avis des gens
de lettres, à la recommandation des gens
de lettres ; et une fois dans les hautes places,
ils ont oublié leurs amis, leurs confreres,
leurs bienfaiteurs.
Les gens de lettres emploient ordinairement
la matinée au travail, et ils ont tort ;
la composition du soir a beaucoup plus de
feu : mais les spectacles et les dissipations
journalieres tuent le génie, et l' empêchent
de suivre de grands travaux.
Un faut assez commun aux gens d' esprit
de la capitale, c' est de ne pas s' occuper assez
p109
de celui des autres ; c' est de ne pas faire
attention à la réflexion lente de tel homme
modeste et simple, qui n' ayant pas la langue
agile et souple, a tarquelquefois à donner
son appeu ; c' est encore de n' être pas assez
indulgens, et de placer le mérite unique dans
la facture d' un livre ; c' est enfin de ne pas
savoir écouter : mais l' homme qui écoute à
Paris est un être très-rare.
C' est par les gens de lettres que l' esprit
de la capitale est devenu diamétralement opposé
à l' esprit de la cour : le premier cherchant
à rétablir les droits de l' homme, ne
veut plus laisser qu' un foible empire à l' opinion
des grands, qui jadis humilioient le
peuple en tous sens ; les gens de lettres font
aujourd' hui tous leurs efforts pour rabaisser
la vanité des titres à son néant réel, et pour
élever à leur place les travaux utiles et
recommandables de l' homme célebre en tout
genre. Maîtres de l' opinion, ils en font une
arme offensive et fensive. Aussi la guerre
la plus vive est-elle déclarée entre les gens
p110
de lettres et les grands ; mais ceux-ci, à
coup sûr, perdront la bataille.
On a attribué à la liberté d' écrire, les
vices que le luxe a enfantés, tandis que les
écrivains ont combattu de toutes leurs forces
les excessifs abus du pouvoir. On a voulu les
rendre responsables des moeurs des grands,
qui ne lisent point, ou qui sont ennemis nés
des écrivains. On a voulu rejeter sur eux
tous les désastres qu' ils avoient, pour ainsi
dire, prévus et annoncés, et auxquels ils
s' étoient opposés. Leurs adversaires ne se sont
jamais piqués de logique.
La ruine de la morale a pris naissance dans
les cours, et non dans les livres. Le crime des
gens de lettres est d' avoir répandu la lumiere
sur cette foule de lits qui vouloient
s' envelopper de ténebres. Les puissans n' ont pas
vu, sans frémir, tous ces secrets honteux,
à jamaisvoilés. Ils ont détesté le flambeau
et celui qui le portoit.
On connt le mot de Duclos : les brigands
n' aiment point les réverberes . La nation
elle-même
p111
ne sait pas tout ce qu' elle doit aux
gens de lettres. Quoique peu unis entr' eux, ils
sont d' accord sur les principes essentiels. Ils
flétrissent tous les suppôts du pouvoir
arbitraire, les reconnoissent sous leurs enveloppes,
les noncent et les punissent. Ils devinent
l' administrateur inepte et le ridiculisent.
Ils intimident par une censure vigilante et
exacte, jusqu' aux oppresseurs subalternes qui,
dans l' ombre, se croient à l' abri de leur justice.
Ils savent la rendre à tous les hommes
publics, excepté à leurs rivaux. Ils forment
très-souvent un cri unanime, qui devient
l' expression de la raison universelle. Que fera
l' autorité contre cette voix puissante qui, au
défaut de l' impression, parle et subjugue par
la force de l' évidence ? Rien. Elle n' a plus
d' autre parti à prendre que d' être juste et
moe, sans quoi toutes ses fautes seront
graes d' un burin fidele. Elle fait tout pour
diviser ce corps qui, sans un point de ralliement,
a cependant un même esprit. Elle
soudoie des mercenaires pour souffler le feu
p112
de la discorde, pour mettre en mouvement
l' amour-propre irascible ; mais au milieu de
ces débats, leurs armes se tournent subitement
contre l' ennemi de la liberté et des loix.
Ils savent très-bien distinguer une querelle
littéraire, d' une guerre patriotique, et tous
leurs traits se confondent sur le fauteur de la
tyrannie, comme s' ils étoient tous d' accord
et amis.
C' est par eux enfin, que chaque caractere
est connu aujourd' hui, et mis à sa place.
L' arrêt qu' ils rendent en premiere instance,
est ordinairement proclamé par la voix des
nations. On ne peut ni séduire ce corps ni
l' aantir ; on briseroit toutes les presses, qu' il
n' auroit besoin que de son silence pour décider
encore l' opinion publique.
CHAPITRE 138
p113
des demi-auteurs, quarts d' auteurs, enfin
métis, quarterons, etc.
tels sont ceux qui versent dans les mercures
et dans les journaux, ou de petits vers
innocens, ou des morceaux de prose niais,
ou des critiques sans lumiere et sans sel, et
qui s' arrogent ensuite dans les sociétés le
titre d' hommes de lettres : l' un a fait quatre
héroïdes, et l' autre deux ora comiques.
Tant ils disent qu' ils ne sont pas auteurs,
et ils ont la rage de faire imprimer tous
les mois leurs petites rapsodies : tantôt ils
vous disent qu' ils n' écrivent que pour s' amuser ;
mais le public ne s' amuse pas de
leurs amusemens.
Leur amour-propre est encore plus plaisant
que celui des auteurs de profession ;
parce qu' ils sont tout prétention, des pieds
à la tête, à raison de leur profonde nullité.
p114
L' un se fait comte au bas d' un madrigal ;
celui-ci, marquis dans un almanach : ils
déclament fort haut contre la médiocrité
orgueilleuse , et tous sont orgueilleux et
diocres . Plusieurs font parade de leur
naissance, non moins équivoque que leurs talens :
ils alongent, tant qu' ils peuvent, les syllabes
de leur nom, et prennent un journal pour
nobiliaire de France . Ils soutiennent encore
qu' ils n' impriment pas pour de l' argent : ce
qu' ils prouvent si bien à chaque
ligne qu' ils écrivent, qu' on voit assez qu' ils
n' en auroient jamais pu faire leur métier.
Mais s' ils ne prétendent pas au titre d' auteur,
pourquoi se faire imprimer ? ce n' est
point une excuse de dire qu' on ne travaille
que pour son plaisir, disoit Rousseau le
poëte.
On pourroit les comparer à ces guêpes
qui tournent à l' entrée d' une ruche ; sans
pouvoir y entrer : jamais ils ne feront de
miel, et ils ne parlent que de la fabrique
du miel ; c' est bien pis encore, quand ils
p115
se donnent les tons de protecteur, quand
ils arborent le drapeau de tel parti contre
tel autre : loueurs impertinens, ou censeurs
téméraires ; voilà leur devise.
Ensuite viennent les maîtres journalistes,
feuillistes, folliculaires, compagnons, apprentis
satiriques, qui attendent, pour écrire,
qu' un autre ait écrit, sans quoi leur plume
seroit à jamais oisive. Ils forgent ce tas
d' inepties périodiques, dont nous sommes inons
dans les arsenaux de la haine, de l' ignorance
et de l' envie ; ils sentent par instinct
que le métier de jugeur est le plus aisé de
tous ; et ils soulagent à la fois le double
sentiment de leur impuissance et de leur
jalousie.
Au nom du goût , ils mordent ouchirent ;
tous frappent et sont frappés :
on croit voir des écoliers qui ont déro
une lourde férule qu' ils s' arrachent tour-à-tour,
et dont ils se donnent des coups violens.
Des écrivains imberbes font la leçon
p116
aux anciens, et ne se la font jamais à eux-mes.
Quand ils ontmontré le vice d' une
période, décompoun mistiche, et souligné
quatre à cinq mots, ils se croient les
restaurateurs de la poésie et de l' éloquence ;
ils vont d' une injustice à une injustice plus
grande, d' une chanceté à une méchanceté
plus injurieuse. Vos au journalisme,
ce lange absurde du dantisme et de la
tyrannie, ils ne seront bientôt plus que satiriques ;
et ils perdront avec l' image de l' honnête le moral
des idées saines.
Cette tourbe subalterne donne seule au
public ce scandale renaissant, dont il s' amuse,
et qu' il voudroit malignement rejeter sur les
gens de lettres hontes et silencieux ; mais
le public sait bien qu' il y a autant de distance
entre ces aboyeurs et les écrivains, qu' entre
des recors et des juges assis sur leur tribunal.
Tout ce tapage littéraire fournit néanmoins
un aliment à l' insatiable voracité de ce public
pour tout ce qui respire la critique, la satire
p117
et la rision. Il n' y a des auteurs méchans,
que parce qu' il aime cette guerre intestine,
et qu' il s' ennuie de la paix.
CHAPITRE 139
secretaires.
ce sont les hommes qui donnent l' esprit
aux grands et aux gens en place ; esprit assez
mal payé, et sans lequel anmoins ils ne
pourroient ni agir ni ouvrir la bouche.
Un avocat général disoit à son secretaire :
monsieur, faites-moi parler plus long-tems
cette ane ; l' an pason m' a trouvé trop
court ; donnez-m' en pour deux heures : et le
secretaire fidele à la leçon, lui en donna pour
deux grandes heures.
Ce qu' il y a de plus plaisant, c' est qu' au
bout d' un certain tems, tous ces inspirés
croient réellement avoir enfanté les discours
qu' ils n' ont fait que réciter.
Ainsi les gens de lettres font presque tout.
p118
Leur plume sert la judicature, la finance et
le ministere. Elle trace successivement un
plaidoyer, un livre économique ou anti-économique,
un mémoire, un manifeste ; et
tout ce qui va au public est composé ou revu
par eux. Dans la machine du gouvernement,
comme dans la boîte d' une montre, c' est
toujours une roue de cuivre qui fait tourner
une aiguille d' or.
CHAPITRE 140
commis.
les petits commis forment une classe
innombrable. Ils ne sont pas chers ; leurs
appointemens sont de huit, douze et quinze
cents livres. Vous en trouverez trente pour
un.
Des commis qui ont douze cents livres
d' appointemens ont des habits de velours et
des dentelles. Ils jeûnent pour avoir du galon.
De là ce proverbe : habit doré, ventre de son .
p119
Tout se fait la plume à la main. Dans le
plus petit état, il faut savoir écrire et chiffrer.
On constate sur un auguste registre ,
l' entrée d' une bouteille de vin et d' un chapon,
ainsi que celle d' un tonneau et d' un
troupeau de boeufs. On vous en donne
quittance. Toute la science de ces scribes
consiste à savoir faire des bordereaux. Ces
commis ne savent rien, ne connoissent rien,
n' ont idée de rien. Ils nivelent des chiffres
avec une routine journaliere.
Un particulier revenant d' égypte, avoit
acheté une momie à Bassora. Comme la caisse
étoit longue, il ne jugea pas à propos de la
faire voyager avec sa chaise de poste ; il la
fit transporter au coche d' Auxerre. La caisse
arrive ; les commis des barrieres l' ouvrent,
trouvent un corps noirci, et décident que
c' est un homme qu' on a ti dans un four.
Ils prennent les bandelettes antiques pour des
morceaux de sa chemise blée, dressent un
procès-verbal, et l' on fait transporter la
momie à la morne . Personne dans le bureau
p120
n' est assez initié dans l' histoire pour empêcher
cette bévue, digne des personnages qui le
composent.
Le propriétaire arrive, va droit au bureau
pour réclamer sa piece curieuse. On l' écoute,
on le regarde avec étonnement ; il se fâche,
il s' emporte. Un commis lui conseille à l' oreille
de prendre la fuite pour éviter la corde.
Le curieux stupéfait est obligé de s' adresser
au lieutenant de police, afin de retirer de la
morne le prince ou la princesse égyptienne
qui, après avoir dormi deux mille ans dans
les tombeaux des pyramides, alloit passer
dans un cimetiere catholique, au lieu de figurer
sous glace dans un cabinet. Il obtint ce
qu' il demandoit après trois jours entiers
d' allées et de venues.
Les commis qui ont mille écus d' appointemens,
se donnent des airs et font les importans.
Rien n' est si curieux que de les voir
retrousser leurs manchettes pour tailler une
plume et l' essayer à plusieurs reprises. On
diroit que cette plume va tracer les destins
p121
de l' état. C' est un bordereau. Si Vaucanson,
au lieu de faire un flûteur, avoit fait un
commis, automate pour automate, on y auroit
gag.
Le balancier de l' horloge détermine exactement
la minute où ils rentrent et sortent
de chez eux. Leurs femmes connoissent ces
heures-là fort au juste.
Les grands commis, qui n' ont rien de
commun avec les autres que le nom, sont
à Versailles. Ces commis, qui tiennent les
bureaux, sont des especes de ministres qui
guident et endoctrinent ceux qui en portent
le titre ; et l' on peut affirmer que la monarchie
est divisée en bureaux, et régie par
eux. Les femmes et les intrigans assiegent
ces commis avec une constance opiniâtre,
et dont on n' a pas d' idée. C' est la manivelle
qui fait jouer la machine dont les mouvemens
nous étonnent ; et c' est à qui s' emparera de la
manivelle . Mais n' anticipons point
sur l' article Versailles , que je ferai ou ne
ferai point.
CHAPITRE 141
p122
maîtres.
il y en a de toute espece, pour le latin,
pour le grec, pour l' breu, pour l' anglois,
pour l' italien, pour la théologie, pour l' écriture,
pour la musique, pour le bon ton,
pour tous les jeux possibles. Ils courent le
matin, battent tous les quartiers, et sont contens
quand ils trouvent leurs éleves endormis,
absens, paresseux, ou malades. Ils glissent
joyeusement leur cachet , et c' est autant
de gagné. Le maître à danser vole comme un
éclair dans un cabriolet ; mais celui qui enseigne
le grec ou les mathématiques, marche à
pied.
Cette classe d' hommes est très-nombreuse.
étonnés quelquefois de se trouver ensemble,
chacun ne comprend pas de son côté, comment
on peut en appeller un autre que lui.
De là vient qu' ils n' estiment que leur profession,
p123
et méprisent souverainement celle d' autrui,
comme absurde ou inutile.
C' est un spectacle assez plaisant que de
voir, dans la me anti-chambre, un maître
d' échecs et de trictrac, et un maître d' histoire,
attendre vis-à-vis l' un de l' autre le
veil de m le marquis. Entrés dans son cabinet,
l' un parle de Cyrus et d' rodote,
tandis que l' autre arrange avec un peu d' impatience
les pions sur le damier. Le musicien
qui doit leur succéder, fait crier le violon,
qu' il accorde sur le perron de l' escalier. Le
valet-de-chambre qui sourit, sait mieux
qu' eux tous que m le marquis n' apprendra
rien de tout ce qu' on lui enseignera, si l' on
excepte la marche des jeux et le menuet
passablement.
Mais un sot opulent, qui a quinze louis à
dépenser par mois, croit bonnement que son
fils va posséder la musique, le blason, la danse,
le dessin, l' anglois et les mathématiques à
tant la leçon. Il a envo chercher des maîtres
qui sont accourus avec leurs cachets ; on les
p124
leur paie à la fin du mois : l' éleve, non
moins ignorant que le premier jour, et qui
aura saisi quelques termes à la volée, se pavanera
le reste de sa vie de son ptendu savoir,
n' imaginant pas même qu' on puisse se
moquer de lui, lorsqu' il sera en état de citer
les maîtres fameux qui sont venus dans son
hôtel le saluer avec gravité, prendre son
argent, et se sauver, pour aller ailleurs vendre
à un autre riche le nom seul des sciences. Eh !
Que leur faut-il de plus ?
Parmi tant de mtres, on ne s' est jamais
avisé, me en plaisantant, de chercher ou
de demander un maître de morale : c' est
que tous les hommes croient posséder cette
science-là, ou plut qu' ils n' en ont aucune
idée ; aussi aime-t-on mieux appeller un
figurant dans un ballet, qu' un moraliste. La
jambe et les pas du premier disent quelque
chose, et le langage de l' autre seroit
inintelligible. Aussi n' y a-t-il jamais eu en France,
depuis la fondation de la monarchie, un
maître de morale .
CHAPITRE 142
p125
libraires.
les libraires se croient des hommes de
conséquence, parce qu' ils ont l' esprit d' autrui
dans leur boutique, et qu' ils se mêlent
quelquefois de juger ceux qu' ils impriment.
Il n' y a rien de plus comique que le début
timide et avantageux d' un poëte qui grille
d' être mis au jour, et qui aborde pour la
premiere fois un typographe de la rue
saint-Jacques, lequel se rengorge, et se
rend appciateur du mérite littéraire. Il reçoit
un chef-d' oeuvre avec un froid accueil, et
souvent il est plus terrible et plus
cruel envers l' auteurbutant, que la meute
des journalistes et l' inexorable public.
Comme cette branche de commerce est,
à Paris, dans la dépendance la plus humiliante,
les libraires sont devenus des marchands
de papiers noircis : ils chérissent de
p126
préférence les auteurs féconds, grands
manufacturiers du parnasse, qui font des
compilations critiques, historiques, des extraits
de voyages, etc. Et quelques acamiciens savent
que ce produit l' emporte encore sur
celui des jetons.
On emploie à Paris, année commune,
environ cent soixante mille rames de papier
pour l' impression ; la raison philosophique
ne sauroit en obtenir une page , pour se faire
entendre. Les gênes, les entraves, les réglemens
de toute espece ont effarouc le
commerce, qui demande à être libre pour
prosrer : tout le monde s' est plaint et se
dit rui ; imprimeurs, libraires, auteurs. Les
premiers ne veulent rien acheter ; et quand
ceux-ci impriment à leurs frais, les libraires
ne donnent aucun cours au livre : les
contrefacteurs, (race indestructible) pendant ce
tems, s' emparent de l' ouvrage, et l' auteur a
perdu son salaire, et de plus, ses avances.
Voilà l' état de la librairie.
Un libraire de Paris disoit fort nvement :
p127
je voudrois bien tenir dans mon grenier,
Voltaire, Jean-Jacques Rousseau et Diderot,
tous trois sans culotte ; je les nourrirois bien,
mais je les ferois travailler. Pourquoi l' un
est-il riche, et pourquoi les autres ne
travaillent-ils pas à la feuille ?
CHAPITRE 143
livres.
presque tous les livres se font à Paris,
s' ils ne s' y impriment pas. Tout jaillit de ce
grand foyer de lumiere. Mais, dira-t-on,
comment fait-on encore des livres ? Il y en
a tant ! Oui, mais c' est que presque tous sont
à refaire ; et ce n' est qu' en refondant les
idées d' un siecle, que l' on parvient à trouver
la vérité, toujours si lente à luire sur le
genre humain.
On peut imprimer beaucoup de livres, à
condition qu' on ne les lise pas : les livres
sont une branche de commerce très-importante :
p128
combien d' ouvriers en tirent leur subsistance !
Sous ce point de vue de commerce,
on ne fait pas trop de livres : ce petit
inconnient se rachete avec de grandes salles.
D' ailleurs il peut en sulter un grand
bien ; au milieu de ces matériaux immenses,
il viendra peut-être un homme à qui tout
cela sera utile.
CHAPITRE 144
bouquiniste.
on appelle ainsi un homme qui arpente
tous les coins de Paris, pour terrer les
vieux livres et les ouvrages rares, et celui
qui les vend. Le premier visite les quais,
les petites échoppes, tous ceux qui étalent
des brochures ; il en remue les piles qui sont
à terre ; il s' attache aux volumes les plus
poudreux, et qui ont la physionomie antique.
Ce n' est que de cette maniere que l' on
p129
trouve à bas prix les anciens ouvrages et les
plus curieux. Les bibliotheques les plus précieuses
n' ont point eu d' autre fondement que
le zele assidu et opiniâtre des bouquinistes .
Au décès de tel homme ignoré, se rencontre
quelquefois le livre qu' on cherchoit
depuis plusieurs années ; mais les libraires
matineux ont si bien fait depuis quelque tems,
qu' ils ont enlevé aux bouquinistes de profession
toutes les découvertes que ceux-ci pouvoient
faire ; il n' y a plus rien à glaner aps
eux. Les livres rares sont devenus introuvables ;
ce n' est que par le plus grand coup du
hasard, que l' on peut tromper la vigilance
des argus modernes de la librairie ; et puis
la science des livres est devenue assez commune :
les petits vendeurs en savent assez
pour faire laparation avant de les crier à
quatre sols, comme ils faisoient il y a vingt-cinq
ans.
La bibliotheque du roi a peu de livres
rares, en comparaison de quelques bibliotheques
particulieres, qui, chacune dans son
p130
genre, offrent des ouvrages dont la collection
est vraiment unique. Le roi est mal servi
en cette partie, ainsi qu' en plusieurs autres ;
il n' y a pas grand mal à cela. Une bibliotheque
curieuse en ce genre, est celle de m le
duc de la Valliere. Celle de M Paulmi
D' Argenson à l' arsenal, présente encore des
collections rares et choisies.
La meilleure bibliotheque est celle qui n' est
composée que de livres philosophiques ; les
autres appartiennent à l' opulence, à l' ostentation
ou à la curiosité. Nous devons néanmoins
des éloges à ceux qui rassemblent des
ouvrages qui périroient sans leurs recherches
attentives. On ne sait pas ce que tel livre
peut produire un jour sur telle tête humaine.
Les mauvais instruisent comme les bons,
parce qu' ils marquent l' écueil.
Tel financier, et tel épais magistrat, au
sortir de table, et tout en digérant, disent
d' un ton capable : mais on ne fait plus de
chefs-d' oeuvres aujourd' hui . Ils voudroient
chaque jour trouver sur leur bureau un livre
p131
comme l' esprit des loix , ou l' émile ; et
quand un ouvrage supérieur vient à paroître,
ils ne savent pas le lire, ou ils lui font la
guerre.
L' humeur et l' envie rétrogradent dans les
tems passés, et amenent les trésors de tous
les siecles pour objet de comparaison avec la
brochure nouvelle. Lerite qui s' y trouve
n' est jamais senti le premier jour ; on a plutôt
fait de se livrer à une petite déclamation satirique,
que de peser exactement la somme
des idées renferes dans le livre nouveau.
On commence par le dédaigner, mauvaise
disposition pour le bien juger. L' habitude de
ne louer que les talens qui ne sont plus, s' accorde
trop avec la paresse pour qu' elle y
renonce.
On ne lit presque point à Paris un ouvrage
qui a plus de deux volumes. Jugez de celui
qui en fait douze de six cents pages pour
prouver la religion chrétienne ! Un si long
plaidoyer est plus assommant que convaincant.
Nos bons aïeux lisoient des romans en
p132
seize tomes, et ils n' étoient pas encore trop
longs pour leurs soirées. Ils suivoient avec
transport les moeurs, les vertus, les combats
de l' antique chevalerie. Pour nous, bientôt
nous ne lirons plus que sur des écrans.
On ne hait pas la science, a dit quelqu' un ;
on ne hait que la peine qu' il en coûte pour
l' acquérir. Il faut être court et précis, si l' on
veut être lu aujourd' hui.
CHAPITRE 145
brochures.
il faut beaucoup de livres, puisqu' il y a
beaucoup de lecteurs. Il en faut pour toutes
les conditions, qui ont un droit égal à
sortir de l' ignorance. Il vaut mieux lire un
ouvrage médiocre, que de ne point lire du
tout. Toute lecture est utile, parce qu' elle
exerce l' esprit et pte à la réflexion. S' il
n' y avoit que les ouvrages des Labruyere, des
Montesquieu, des Boullanger, des Buffon,
p133
des Rousseau, la multitude ne pourroit être
éclairée. Ces livres sont trop substantiels, il
lui faut une nourriture plus légere et plus
détaillée. ôtez les livres médiocres, et l' on
ne saura bientôt plus lire ni distinguer les bons.
Les lettres fictives du pape Ganganelli ont
eu un sucs prodigieux. Toutes les idées
qu' elles renferment sont communes ; mais
ces idées sont bonnes, claires, facilement
expries. La multitude a été enchantée de
l' ouvrage et a l' être. C' est toujours un
échelon de monté ; et d' après ce succès, que
les sots journalistes n' ont pas assez remarq,
il sera plus facile de la conduire à quelque
ouvrage relevé.
Les romans que les gens de lettres, qui
font les superbes, jugent frivoles, et qu' ils
ne savent point faire, sont plus utiles
p134
que toutes les histoires. Le coeur humain vu,
analysé, peint sous toutes ses formes, la
variété des caracteres et des événemens,
tout cela est une source inépuisable de plaisirs
et de réflexions. Voyez ce qu' on lit à la
campagne. Reviendra-t-on sur une éternelle
tragédie de Racine ? Non ; il faudra se plonger
dans les compositions vastes et intéressantes,
dans les romans anglois, dans les romans
de l' abbé Prévôt, dans ceux de l' admirable
Retif De La Bretone, grand peintre,
homme éloquent, à qui je me plais à rendre
une justice que mes confreres les gens de
lettres, soi-disant hommes de gt, lui refusent
si injustement. On cherche alors un horizon
littéraire, étendu, vaste comme l' horizon qui
nous environne ; on a recours aux romans de
chevalerie, plutôt que de se dessécher
l' esprit et l' imagination dans une maigre
épître de Boileau, ou dans ces ouvrages arides
et contournés, que le sanhédrin littéraire
vante tout seul, et que le reste de la France
dédaigne. On demande des faits, de l' action,
p135
du mouvement ; on aime à suivre tous ces
caracteres mêlangés. Et pourquoi ne lirois-je
pas avec transport ce que de beaux esprits
paresseux, uniquement occupés de mots, refusent
de lire ? Faut-il que je ne prenne du
plaisir que d' après leurscisions ? Arrangeurs
de mots, que m' importe vos futiles
hémistiches ? Si ma physionomie est différente
d' un autre homme, pourquoi mon goût
ne le seroit-il pas ? Et pourquoi ne pas donner
à la librairie le droit de satisfaire tous les
goûts ? Or c' est un attentat aux plaisirs d' une
nation vive, naturellement curieuse et gaie,
de borner l' imprimerie, en gênant les presses,
en créant des censeurs absurdes, en établissant
des entraves, en retardant la publication
des écrits.
Mais le projet est formé, à ce qu' il paroît,
d' étouffer les écrivains de la capitale ; parce
que, selon l' expression nouvellement accréditée,
ce sont des verberes qui éclairent trop les
prévarications et le caractere des hommes
en place.
p136
Le goût académique se joint à ce fléau,
pour proscrire tout ce qui porte l' empreinte
de l' invention, du génie, de l' éloquence ; et
l' on veut nous assujettir à cette servitude de
mots, couleur dominante d' une école seche,
aride ; elle aiguise des phrases, elle ne sait
plus reconnoître la libre audace d' un écrivain,
maître de sa maniere, et produisant sa pensée
sans détour et sans grimaces. Il faut que notre
talent paroisse ce qu' il est ; et s' il se modele
sur autrui, il perd ce qu' il a d' original, et
tombe, non dans la bonté, mais dans la sottise
de celui qu' il veut imiter. Voyez les copistes
de La Fontaine, La Bruyere, Fontenelle,
Voltaire et même Dorat. ô Retif De La
Bretone ! Tu ne seras apprécque fort tard ; mais
je m' honore de t' offrir ici mon suffrage, dussé-je
être le seul à sentir ton mérite.
CHAPITRE 146
p137
équilibre.
mais l' infatigable main des épiciers, des
droguistes, des marchandes de beurre, etc.
Détruit journellement autant de livres et de
brochures qu' on en imprime. Les papetiers-colleurs
viennent ensuite ; et toutes ces
mains heureusement destructives, mettant les
journalistes et consorts au pilon, entretiennent
l' équilibre. Sans elles, la masse du papier
imprimé s' accroîtroit à un point incommode,
et chasseroit à la fin tous les propriétaires et
locataires de leurs maisons.
On remarque la même proportion entre
la fabrication des livres et leurcomposition,
qu' entre la vie et la mort ; consolation
que j' adresse à ceux que la multitude des livres
ennuie ou chagrine.
On a trouvé chez les épiciers les titres les
plus anciens et les plus importans. Il est de fait
p138
que le contrat de mariage de Louis Xiii fut
retrouvé entre les mains d' un apothicaire,
qui alloit le tailler pour en couvrir un bocal.
CHAPITRE 147
la courtille.
on ne sait ici bas à qui la renommée promet
ses faveurs éclatantes. Elle tire de la plus
profonde obscurité, des noms qu' elle proclame
tout-à-coup, et rend illustres. Ces
noms passent dans toutes les bouches, s' attachent
à la langue nationale, et deviennent
immortels. Tel est le fameux nom de Ramponeau ,
plus connu mille fois de la multitude
que ceux de Voltaire et de Buffon . Il
a mérité de devenir célebre aux yeux du
peuple, et le peuple n' est jamais ingrat. Il
abreuvoit la populace altérée de tous les
fauxbourgs, à trois sols et demi la pinte :
moration étonnante dans un cabaretier, et qu' on
n' avoit point encore vue jusqu' alors !
p139
Sa putation fut aussi rapide qu' étendue.
Une affluence extraordinaire rendit son cabaret
trop étroit, et l' emplacement s' élargit
bientôt avec sa fortune. Je ne parlerai point
des princes qui le visiterent. le sourire du
peuple, a dit Marmontel, vaut mieux que la
faveur des rois .
Il fut question de le faire monter sur un
théatre, pour le livrer tout entier aux avides
regards du public, qui ne vouloit voir que lui.
Il avoit signé un engagement avec l' entrepreneur
d' un spectacle ; mais il se rétracta,
alléguant sa conscience , qui lui reprochoit
d' avoir voulu monter sur un théatre. Il en
naquit un pros ; mais Ramponeau triompha,
et ses avocats adverses furent vertement chapitrés
par leur ordre : tant le génie prédominant
de ses heureux destins terrassoit tous
ses ennemis.
La fortune vint à la suite de la renommée :
il enrichit la langue d' un mot nouveau ;
et comme c' est le peuple qui fait les
langues, ce mot restera ; on dit ramponer ,
p140
pour dire boire à la guinguette hors de la
ville, et un peu plus qu' il ne faut.
La putation du p Elisée (depuis pdicateur
du roi) commença vers le me
tems, comme il le dit lui-même ; mais le
p Elisée ne fut pas suivi comme Ramponeau.
Le p Elisée est retombé dans
l' obscurité, et le nom de Ramponeau est
vivant. Tant que le peuple aimera à boire
du vin à six sols, il se souviendra avec une
tendre reconnoissance, que Ramponeau le
donnoit à trois et demi.
C' est à la courtille que s' agite le dimanche
un peuple qui consacre ce jour-là à la
boisson et au libertinage, que dans un étage
au-dessus on appelle galanterie : il est presque
sans voile dans ces tavernes, où cette
populace étourdit sa raison sur le profond
sentiment de sa misere. C' est la brutalité de
la passion, qui, dans ce qu' on appelle le bas
peuple, fait le grand nombre d' enfans ; et le
philosophe, après s' être promené à la courtille
avec ses yeux observateurs, ne pourra
p141
s' empêcher de dire : c' est là où la nature gagne,
car elle perd avec les classes supérieures ; et
ce sont les inférieures qui ladommagent
des pertes qu' elle fait chez les grands et chez
le bourgeois trop aisé.
Tandis que Ramponeau augmentoit en
lébrité, celle d' un contleur général des
finances, mon à cette place avec la plus
haute réputation, tomba pcipitamment. Il
fit plusieurs écoles , quoique dod' esprit et
de connoissances. Dès lors tout parut à la
silhouette , et son nom ne tarda point à devenir
ridicule. Les modes porterent à dessein
une empreinte de sécheresse et de mesquinerie.
Les surtouts n' avoient point de plis,
les culottes point de poches ; les tabatieres
étoient de bois brut ; les portratis furent des
visages tirés de profil sur du papier noir,
d' après l' ombre de la chandelle, sur une feuille
de papier blanc. Ainsi se vengea la nation.
Quelque tems auparavant, étoit tombée de
me une grandeputation ; celle du maréchal
de Bellisle, grand paperasseur , qui,
p142
par un ton hardi et une grande suffisance,
avoit fait accroire à tout le monde qu' il étoit
un homme d' état.
L' histoire du regne de Louis Xiv et de
Louis Xv seroit toute entiere dans l' histoire
des contrôleurs généraux. Fouquet, Colbert,
Desmarets, Laws, Orry, Silhouette, Bertin,
Laverdi, l' ab Terray (sans parler des autres)
fourniroient des observations exactes
et curieuses.... mais nous sommes loin de
la courtille ; rentrons dans notre sujet, malgré
la pente qui nous porte incessamment à
nous en écarter.
CHAPITRE 148
de différens observateurs.
tel observateur suit tous les matins,
avec une exactitude qui paroît minutieuse,
les variations qu' éprouve l' athmosphere pendant
le cours d' une année : tel calcule la
quantité d' eau qui tombe sur la terre : un
p143
autre tient un registre fidele de toutes les
maladies, et du nombre d' hommes qui naissent
et qui meurent ; il compare la mortalité
d' une ane à la mortalité d' une année
précédente.
Les observations sur la physique et la médecine
se multiplient, tandis que le philosophe
examine de son côté la marche des
gouvernemens, leurs progrès, les causes morales
et politiques qui influent sur le bonheur
et sur le malheur des peuples ; il observe
les fautes qui viennent de l' homme, et les
fautes qui viennent des loix.
Ainsi, lorsque les savans se regardent
entr' eux avec une espece dedain, que le
canicien ne conçoit rien à la célébrité du
poëte, et que celui-ci en revanche le regarde
à peine, l' observateur impartial voit les arts
et les sciences marcher de front, se perfectionner
en prenant des routes qui semblent
opposées, et qui doivent se unir au même
point.
Il voit les hommes porter tour-à-tour sur
p144
chaque objet le flambeau d' une raison plus
active et plus épue ; il n' a point de pférences
injustes. Il voit du même oeil les
hommes qui tournent leurs efforts respectifs
vers un but égal, qui poursuivent la victoire
sur l' erreur, c' est-à-dire, sur la source
unique du mal.
Il faut donc dans une capitale un grand
nombre d' hommes qui travaillent à l' édifice
des sciences. Réduits à un petit nombre, ils
feroient moins : ce qui échappe à l' un,compense
les veilles de l' autre. Ce qu' amene
le hasard, ce souverain des sciences humaines,
passeroit devant des yeux inattentifs et
distraits ; mais ils sont ouverts aujourd' hui, et
ils guettent incessamment la nature.
Les anciens connoissoient la propriété qu' a
l' aimant d' attirer le fer, et ils ignorerent
constamment sa vertu de pointer vers les
poles ; connoissance à laquelle on doit les
miracles de la navigation. Les anciens connoissoient
l' art de graver des lettres, etme
des lettres mobiles, puisque sur les pains sortis
p145
des ruines d' Herculanum, que le roi de
Naples conserve sous le verre, on voit la
lettre du boulanger ou du consommateur ;
ainsi ils étoient sur le bord des plus rares
découvertes, et ils ne s' en douterent pas.
De me nous serons bien surpris un
jour, lorsque des choses de la plus grande
simplicité, et qui ont échapentiérement à
nos observateurs, à nos académies, viendront
accroître le trésor de nos connoissances ;
et nous aurons alors peine à imaginer comment
nous n' avons pas fait les derniers pas.
Songeons toujours qu' au siecle de Platon,
un philosophe écrivoit : " je ne puis m' empêcher
de rire de ceux qui ont crit la
circonférence de la terre, qui veulent nous
persuader que l' oan l' environne de ses
eaux, et qui assurent que la terre est
ronde, comme si elle avoit été fabriqe
sur le tour. " il répétoit ces paroles d' après
la physique d' Hérodote, et il se moquoit
beaucoup de ceux qui avoient entrevu
la vraie configuration du globe.
p146
L' attention journaliere suppléera peut-être
à toute la profondeur du nie, et l' étonnera
lui-même. La sentinelle, sous ce point
de vue, ne mérite pas nosdains. Avoisiner
un objet, n' est pas encore le toucher ; et
nous avons sous les yeux des secrets qui ne se
dévoileront peut-être qu' aux hommes auxquels
nous accordons le moins d' estime.
Il faut mettre les talens en société, pour
qu' ils fructifient. Quand l' homme est isolé,
le génie n' a plus ce foyer, toutes ses
lumieres seunissent pour être dirigées vers
un même but. L' esprit de sagacité n' est ardent
que quand plusieurs regards applaudissent à
son courage, à ses efforts, à son triomphe.
CHAPITRE 149
différences des esprits.
mais les esprits sont inégaux en forces ;
il faut l' avouer et le soutenir contre Helvétius,
dont le systême en ce point nous paroît
p147
faux. La finesse d' un sens doit seule apporter
un nombre infini de connoissances. Un amateur
de la peinture voit la nature tout autrement
qu' un homme qui ne sait rien voir dans
un tableau. Une tête harmonique prête l' oreille
au bruit lointain des cloches, et saisit
les nuances qui nous échappent. Il y a des
hommes qui ont un tact particulier, qui leur
vele une multitude d' idées, et qui ont
peine à communiquer avec les autres hommes ;
parce qu' ils sentent d' une maniere si
détaillée, qu' on ne peut les suivre. Deux
hommes enfin peuvent avoir autant d' esprit
l' un que l' autre, et par la différence de leurs
études, ou plut de leurs perceptions, ne
point s' entendre.
C' est ce qui se voit à Paris. Le musicien,
le géometre, le poëte, le peintre, le moraliste,
le statuaire, le chymiste, le politique,
également hommes denie, ne peuvent
guere communiquer ensemble. Aussi portent-ils
les uns des autres des jugemens ordinairement
faux, parce qu' ils sont dans l' impossibilité
p148
de s' estimer ce qu' ils valent réellement.
Comparez ensuite un coursier d' Afrique,
léger, ardent, aux jarrets nerveux et souples,
à l' oeil étincelant de fierté, plein de feu,
d' agilité et de graces ; comparez-le avec un
cheval du Holstein, aux jambes flasques,
grossier, pesant, d' une chair mollasse :
croira-t-on que ces deux animaux sont de la même
espece ? Comparez deux hommes, que dis-je !
Deux écrivains ; c' est la même différence.
Newton voit une pomme tomber d' un
arbre : il médite, et conçoit le systême de la
gravitation. Un autre, sans s' embarrasser du
pouvoir qui enchaîne les planetes dans leurs
orbites, voit tomber la pomme, la ramasse,
et la mange. Ainsi dans Paris, l' homme qui
a du génie, l' augmente, le fortifie, lui
donne un développement extraordinaire, tandis
que le sot a les yeux ouverts sans rien
voir, mange la pomme sans songer à l' arbre
de la science, et devient plus sot encore.
CHAPITRE 150
p149
qui paie-t-on ?
dans ce siecle dit éclairé, les arts ne sont
jamais récompensés qu' en raison inverse de
leur utilité. Tel danseur de l' opéra gagne tous
les ans plus que tous les régens d' un college
ensemble. Les gages d' un cocher brillant, ou
d' un excellent cuisinier, doublent ceux d' un
précepteur, se nommât-il J J Rousseau.
Peu de tragédies ont rapporté autant que les
racoleurs . Les peintres de frivolités sont les
mieux pas de tous ; et les sculpteurs sont
duits à portraire les physionomies communes
d' hommes nuls ou vils, mais qui commandent
la bourse en main. C' est à vernir des
équipages que l' on parvient à en avoir un.
Le médecin des chiens a fait une fortune
dont se féliciteroit un docteur de la faculté.
La part d' un comédien rend au moins autant
que six compagnies d' infanterie.
p150
Nicolet a gagné cinquante mille livres de
rente ; et le malheureux Taconnet, qui a
fait une partie de sa fortune, est mort à la
charité. Nicolet a acheté une terre, et for
son pasteur qui lui refusoit l' eau bénite, de
lui présenter le goupillon ; les auteurs de
l' encyclopédie n' ont recueilli de leurs longs
travaux que des injures et des anathêmes.
Quand un livre réussit, c' est le libraire
qui met l' argent dans sa poche. Un manuscrit
n' annonce jamais son succès, et le libraire
l' achete toujours comme ne devant
point en avoir. Depuis le généreux Fouquet ,
on n' a point vu d' hommes en place répandre
leurs libéralités sur les hommes célebres
et pauvres. Prodigues en superfluités, ils ont
oublié lerite peu aisé. Leurs gratifications
ont été chercher leurs partisans, leurs créatures,
et non l' artiste qui se distingue dans
sa profession.
Il en est un très-habile, nommé Dellebare ,
qui a perfectionle microscope à un point
que l' on peut regarder comme le dernier
p151
terme de l' industrie et de la sagacité humaine.
Il aellement découvert un nouveau monde à
nos yeux étonnés . On doute que l' on puisse
jamais y ajouter. Eh bien ! Cet artiste
recommandable vit dans une pauvreté voisine de
l' indigence. Tandis que Dollon , à Londres,
a recueilli le fruit de ses travaux, Dellebarre
qui le surpasse infiniment, reçoit de stériles
louanges. Quand il sera mort, les microscopes
qu' il donne pour quinze louis (prix
modique, si l' on en considere la structure),
se vendront peut-être mille écus ; et il n' aura
pas joui de son salaire légitime. On honorera
sa moire ; et de son vivant, l' auteur n' aura
pas été récompensé.
Puisse ma patrie rougir de cette ingratitude,
et connoître le prix d' un instrument
qui a coûté vingt années de travaux, et
dont les combinaisons variées sont le chef-d' oeuvre
de l' intelligence attentive et patiente !
Le même artiste a préparé les insectes
les plus imperceptibles, avec un soin qui
p152
excite l' admiration. Puisse cette annonce être
utile à un homme que je n' ai jamais vu,
mais dont je connois l' ouvrage ! Il a étendu
les miracles de l' optique, et nous a don
la plus haute idée de la profondeur infinie
de la nature et de la majesté de son créateur,
dans des objets jusqu' alors voilés à
nos regards.
CHAPITRE 151
affaires.
c' est le terme générique pour signer
toute espece de brocante. Les bagues, les
étuis, les bijoux, les montres circulent en
place d' argent. Celui qui en a besoin, commence
par se faire une boutique toute formée. Il
perd, il est vrai, la moitié et plus,
quand il veut réaliser ; mais tout cela s' appelle
affaires .
Les jeunes gens en font beaucoup. Les
robes, les jupes, les déshabillés, les toiles,
p153
les dentelles, les chapeaux, les bas de soie
entrent aussi dans ces échanges. On sait qu' on
sera trompé ; mais le besoin l' emporte, et
l' on prend toutes sortes de marchandises.
Une foule d' hommes exercent cette industrie
destructive, et les gens de qualité ne s' y montrent
pas les moins habiles.
CHAPITRE 152
gens d' affaires.
les solliciteurs de pros, ceux qui les
achetent, les intéressés dans les finances, les
receveurs à la ville, dits grippe-sols,
les partisans qui afferment quelque revenu
particulier des rois et des princes, reçoivent
tous également ce nom, et le masquent le
p154
plus souvent du titre d' avocat en parlement ,
qu' ils vont acheter à Reims moyennant cinq
cents livres.
Ce titre prouve que le particulier sait lire
et écrire ; il apprend sur-tout à calculer. On
se moque aujourd' hui de cette science ; on
a tort ; elle n' étoit pas si commune il y a
quatre cents ans, il s' en faut ; on se rachetoit
de la corde, dès qu' on savoit lire dans
un livre. Il n' y a guere sur le globe que la
trois-centieme partie du genre humain qui
sache lire, et l' on pourra encore rabattre sur
mon calcul.
CHAPITRE 153
vacations.
les procureurs, les notaires, les huissiers-priseurs,
les commissaires, les greffiers,
etc. Connoissent très-bien la valeur de ce
mot, et il sonne agréablement à leurs oreilles.
La nalité des charges a entraîné des
p155
abus si bizarres, qu' ils vous ôtent la force
de les combattre. On demeure muet d' étonnement.
La robe subalterne vit de vacations . Elles
durent deux heures, et ces deux heures sont
fort mal employées : on les multiplie leme
jour, et on les remplit mal, parce qu' on
les a multipliées sans cause : on les paie
ridiculement cher. Comment le peuple suffit-il
à fournir tout l' argent que l' on pompe sur
lui journellement ? On ne revient point de
sa surprise, quand on y réfléchit un peu.
CHAPITRE 154
états infinissables.
il y a dans Paris une foule d' états
indéfinissables, qui ne tiennent ni à la bourgeoisie,
ni à la finance, ni au militaire, ni aux arts :
ils circulent entre les bourgeois, les financiers,
les gens de robe et les grands seigneurs ;
on ne peut dire ce que sont ces
hommes-là.
p156
Leurs femmes sont encore plus infinissables ;
elles tiennent le rang de leur invisible
amant, et non de leur mari : ceux-ci
visitent la bourgeoisie, tandis que celles-là,
plus fieres, plus hautaines, ne veulent voir
que la classe où est l' homme qui soutient
leur maison : on les appelle de très-honnêtes
femmes ; car la main qui les enrichit est
cachée.
Le mot de Galba à son esclave qui le
voloit, mon ami, je ne dors pas pour tout
le monde, est aussi applicable à Paris, que
le mot fameux de Moliere, vous êtes orfevre,
Monsieur Josse . Ce Galba fermoit les yeux,
pendant que le favori de l' empereur, l' auguste
cene, caressoit sa femme. Mais lorsqu' un
esclave en prenoit occasion de voler sa
bouteille crie, il ouvroit l' oeil qu' il ne
fermoit que par complaisance.
CHAPITRE 155
p157
l' indolent.
tandis que l' un se fatigue, travaille du
matin au soir, cet autre vit dans l' inaction
la plus absolue. Point d' affaires, point de
services, point d' occupations, pas même de
lectures. Tout son tems lui échappe, il ne
sait ce qu' il en fait. Qu' a produit sa matinée ?
Rien. Il s' est levé tard, il s' est habillé
lentement, il a fait plusieurs tours, il attend le
ner. Le dîner est venu : l' aps-dînée se
passera comme le matin, et toute sa vie ressemblera
à cette journée.
rite-t-il le nom d' homme, quand il vit
dans un état si indigne de l' homme ? ...
mais, que dis-je ! Il a une charge consirable,
une belle femme, vingt laquais ; il
lui est permis d' avoir la tête et le coeur vuides.
CHAPITRE 156
p158
les élégans.
il n' y a plus d' hommes à bonnes fortunes ,
c' est-à-dire de ces hommes qui se faisoient
une gloire d' alarmer un pere, un mari, de
porter le trouble dans une famille, de se
faire bannir d' une maison avec grand bruit,
d' être toujours mêlés dans les nouvelles des
femmes : ce ridicule est passé, nous n' avons
plusme de petits-maîtres ; mais nous
avons l' élégant .
L' élégant n' exhale point l' ambre, son
corps ne paroît pas dans un instant sous je
ne sais combien d' attitudes ; son esprit ne
s' évapore point dans des complimens à perte
d' haleine ; sa fatuité est calme, tranquille,
étudiée ; il sourit au lieu de répondre ; il ne
se contemple point dans un miroir ; il a les
yeux incessamment fixés sur lui-même,
comme pour faire admirer les proportions de
p159
sa taille et la précision de son habillement.
Il ne fait des visites que d' un quart d' heure.
Il ne se dit plus l' ami des ducs, l' amant des
duchesses, l' homme des soupers . Il parle de
la retraite où il vit, de la chymie qu' il étudie,
de l' ennui il est du grand monde.
Il laisse parler les autres ; la dérision
imperceptible réside sur ses levres ; il a l' air de
ver, et il vous écoute : il ne sort pas
brusquement, il s' évade ; il vous quitte, et
vous écrit un quart d' heure après, pour jouer
l' homme distrait.
Les femmes, de leur côté, n' épuisent
plus les superlatifs, n' emploient plus les
mots de délicieux , d' étonnant ,
d' incompréhensible ; elles parlent avec une
simplicité affectée, et n' expriment plus sur aucune
chose, ni leur admiration, ni leurs transports :
les événemens les plus tragiques ne
leur arrachent qu' une légere exclamation ;
les nouvelles du jour, narrées sansflexion,
et les expériences chymiques fournissent à
l' entretien.
p160
L' accommodage des hommes est redevenu
très-simple ; on ne porte plus des cheveux en
escalade. Ces hauts toupets, si justement
ridiculisés, ont disparu.
Les femmes, même les bourgeoises, ne
disent plus qu' elles sont laides à faire peur ;
qu' il n' y a rien de plus pitoyable que la
maniere dont elles sont ajustées : tous ces
propos ne sont plus de mode, et nous en
avertissons charitablement les dames provinciales
qui les emploient encore.
La dame qui ne vouloit jouer qu' avec des
cartes parfumées, qui exigeoit que ses femmes
fussent à la bergamote, n' offriroit aujourd' hui
qu' une fantaisie bizarre et particuliere.
L' esprit est toujours commun ; mais le bon
sens est encore plus rare. On prend à la
volée les connoissances dont on se pare, on
raisonne à perte de vue ; mais on se donne
rarement la peine d' approfondir.
Le plus difficile aujourd' hui, pour un
homme de lettres, n' est pas de parler d' érudition
p161
avec les savans, de guerre avec les
militaires, de chiens et de chevaux avec les
seigneurs ; mais de rien avec plusieurs
femmes qui ne veulent plus parler, à l' exemple des
élégans .
CHAPITRE 157
l' hommecidément superficiel.
c' est un titre dont il se glorifie et qu' il
affiche ; c' est un homme d' un très-bon ton ,
parce qu' il traite avec importance ces riens
dont nous parlions.
L' ora comique, le grand opéra, ont
droit, avant toutes les autres spéculations,
d' intéresser son esprit. Comme on ne parle à
Londres que de l' ordre public, des intérêts
de l' Europe et du commerce des nations,
il ne parle lui que des comédiens, des farceurs
et des petits vers qui courent ; ce qui
est très-nécessaire toutefois dans certaines
maisons, où il doit parler sans rien dire.
p162
C' est ainsi que l' homme cidément superficiel,
et qui se donne à dessein un nombre
incroyable de petits ridicules, vit à Paris : il
sait ce qui se passe dans les foyers, dans les
petites loges ; il connoît les aventures de
toutes les actrices ; il sait ce qui s' est dit
mystérieusement dans les soupers. On le voit aux
trois spectacles. S' il paroît dans une promenade,
tout le monde le salue ; il parle à l' un,
sourit à l' autre, aborde un troisieme, annonce
tout haut la distribution de sa journée, et
parle de son oisiveté avec le sérieux que
pourroit prendre l' homme sen qui annonceroit
une occupation utile. Il exagere les
modes ; il a des enthousiasmes sans chaleur,
des engouemens sans motifs : il outre la frivolité
nationale ; mais il cache quelquefois,
sous ces dehors empruntés, la marche fine
d' une ambition ardente : il donne le change
à ses rivaux, fait tout-à-coup un excellent
mariage, et se trouve revêtu d' une charge
importante.
CHAPITRE 158
p163
indépendans. Contempteurs.
les indépendans sont des jeunes gens qui
affectent de rompre en visiere aux regles
établies : ils ne s' habillent point ; ils vont à
la campagne l' hiver, battent les remparts,
fuient l' ora et les autres spectacles ;
peuplent les tréteaux, laissent là les femmes de
qualité ; font le contraire des autres, se moquent
de tout, et finissent par se lasser de
leur rôle, et par revenir à la société.
Il y a ensuite les contempteurs du genre
humain ; mais ceux-ci sont en petit
nombre à Paris, parce qu' on y aime trop la vie
libre et agréable pour les écouter long-tems.
Ces contempteurs vraiment curieux (et
toujours dans la classe des jeunes gens)
ontcidé qu' ils étoient supérieurs à tout
ce qui existoit ; qu' eux seuls avoient cette
pénétration exquise, extraordinaire, qui découvre
p164
ce qui échappe à tous les yeux : ils
croient vous faire grace quand ils vous parlent ;
ils n' écoutent que la moitié de ce qu' on
leur dit ; ils méprisent tout ce qui sort des
presses. Ils ont le tact si fin, le goût si
exquis, l' esprit si pénétrant, qu' aucun homme,
aucun livre ne les contentent ; ils regardent
comme testable ce que les autres regardent
comme merveilleux : mais ils ont soin de ne
point compromettre leur prétention au plus
haut degdu génie, en gardant le silence
prudent de feu Conrat , dont parle Boileau.
Quelquefois cet orgueil en impose par sa
hauteur et par son jardon ; car ils ne se
familiarisent pas, de peur de se laisser voir tout
entiers. Ces jeunes gens ne veulent jouer
que lele d' hommes supérieurs, et le plus
souvent ils n' ont, tout bien considéré, que
de l' esprit et de la politique.
Hauteur et par son jargon ; car ils ne se
familiarisent pas, de peur de se laisser voir tout
entiers. Ces jeunes gens ne veulent jouer
que lele d' hommes supérieurs, et le plus
souvent ils n' ont, tout bien considéré, que
de l' esprit et de la politique.
CHAPITRE 159
p165
nouvellistes.
un grouppe de nouvellistes dissertant sur
les intéts politiques de l' Europe, forment
sous les ombrages du Luxembourg un tableau
curieux. Ils arrangent les royaumes,
reglent les finances des potentats, font voler
des armées du nord au midi.
Chacun affirme la nouvelle qu' il brûle de
divulguer, lorsque le dernier venu dément,
d' une maniere brusque, tout ce que l' on a
débité ; et le vainqueur du matin se trouve
battu à plate couture à sept heures du soir :
mais le lendemain, au réveil des nouvellistes,
le conteur de la veille restitue à son
héros une pleine victoire. Tous les jeux
sanglans de la guerre deviennent un objet
d' amusement pour cette vieillesse oisive et
imcille, et servent à leurs entretiens.
Ce qui a droit d' étonner un esprit sensé,
p166
c' est l' ignorance honteuse sont plongés
tous ces faiseurs de nouvelles, tant sur le
caractere que les forces et la situation politique
de la nation angloise.
On ne raisonne pas mieux, il faut l' avouer,
dans les sallons dos. Les fraois en général
traitent l' anglois, quand il n' est pas
présent, avec un ton de suriorité, un ton
hautain, un ton de mépris, qui fait déplorer
l' aveuglement des détracteurs : rien ne prouve
mieux qu' aucun peuple n' est plus soumis
aux pjugés nationaux que le parisien. Il
croit comme article de foi tout ce que lui
dit la gazette de France ; et quoique cette
gazette mente impudemment à l' Europe par
ses éternelles omissions, le bourgeois de
Paris ne croit à aucune autre gazette, et il
soutiendra toujours qu' il ne tient qu' à la France
de subjuguer l' Angleterre : il affirmera que,
si l' on ne fait pas une descente à Londres,
c' est qu' on ne le veut pas ; et que nous pouvons
interdire à cette nation la navigation,
me sur la Tamise. Il faut écouter toutes
p167
ces impertinences qui se trouvent dans la
bouche des hommes les moins faits pour les
prononcer. On les entend raisonner assez
juste sur d' autres objets ; mais quand il est
question de l' Angleterre, ils semblent n' avoir ni
jugement, ni connoissances, ni lecture.
Ils n' ont pas la moindre idée de la constitution
de cette république ; ils en parlent
à peu près comme un feuilliste qui ne sait
pas un mot d' anglois, parle de Shakespear.
Ces assertions gratuites ne méritent que la
risée des hommes instruits ; cependant les
premiers de la nation, les gens de lettres
eux-mêmes sont peuple à cet égard.
Un bourgeois de la rue des cordeliers
écoutoit assidument un abbé, grand ennemi
des anglois. Cet abbé l' enchantoit par ses
cits véhémens ; il avoit toujours à la bouche
cette formule : il faut lever trente mille
hommes, il faut embarquer trente mille hommes,
il faut débarquer trente mille hommes ;
il en coûtera peut-être trente mille hommes pour
s' emparer de Londres. Bagatelle !
p168
Le bourgeois tombe malade, pense à son
cher ab qu' il ne peut plus entendre dans
l' allée des carmes, et qui lui avoit
infailliblement pdit la destruction prochaine de
l' Angleterre, au moyen de trente mille
hommes . Pour lui marquer sa tendre
reconnoissance (car ce bon bourgeois haïssoit les
anglois sans savoir pourquoi), il lui laissa un
legs, et mit sur son testament : je laisse à
m l' ab trente-mille-hommes douze cents
livres de rente. Je ne le connois pas sous un
autre nom ; mais c' est un bon citoyen, qui
m' a certifié au Luxembourg que les anglois,
ce peuple roce qui détne ses souverains,
seroient bientôt truits .
Sur la déposition de plusieurs témoins qui
attesterent que tel étoit le surnom de l' abbé,
qu' il fréquentoit le Luxembourg depuis un
tems immémorial, et qu' il s' étoit montré
fidele antagoniste de ces fiers républicains,
le legs lui futlivré.
S' il étoit possible d' imprimer tout ce qui
se dit dans Paris, dans le cours d' un seul
p169
jour, sur les affaires courantes, il faut avouer
que ce seroit une collection bien étrange.
Quel amas de contradictions ! L' ie seule en
est grotesque.
CHAPITRE 160
sort d' un bourgeois.
cependant un sot bourgeois de cette
espece, qui jouit de cinquante mille livres de
rente, peut se regarder comme le centre de
plus de trois cents mille hommes qui agissent
et travaillent pour lui nuit et jour.
Au moyen de tous les arts enchaînés l' un
à l' autre, la condition de ce particulier devient
presqu' égale à celle des rois ; et en effet,
il a toutes les commodités réelles et voluptueuses
dont peuvent jouir les monarques.
Ainsi, pour que le luxe soit moins meurtrier,
et que, semblable à la lance d' Achille,
il guérisse d' un côté les maux qu' il a faits
de l' autre, il faut qu' il n' admette pas
d' interruption.
p170
Dès qu' une branche tombe ou
cesse, voilà tout-à-coup des désoeuvrés et
des nécessiteux. Il est très-sûr que si les riches
interrompoient pendant une ane le cours
de leurs folles dépenses, il y auroit la moitié
de la capitale, qui tout-à-coup ne pourroit
plus subsister.
Le riche la pfere à tout autre séjour,
parce que tout y vient d' un bout du royaume
à l' autre. Elle jouit plus abondamment des
denrées qu' elle ne produit point, que les
contrées même qui les produisent.
Mais les impitoyables voluptés des riches,
avec leurs arts de sensualité et de frivolité,
immolent des générations entieres à un luxe
fol et cruel.
CHAPITRE 161
les lorgneurs.
Paris est plein de ces lorgneurs impitoyables,
qui se plantent devant vous, et
p171
fixent sur votre personne des yeux immobiles
et assurés : cette coutume ne passe plus
pour indécente, à force d' être commune. Les
femmes ne s' en offensent pas, pourvu que
cela arrive aux spectacles et aux promenades ;
mais si l' on s' avisoit de les regarder
ainsi dans un cercle, le lorgneur seroit ta
d' insolence, et traité comme un impoli.
Il ne faut pas confondre ces lorgneurs
avec les physionomistes , qui trouvent à
exercer leur sagacité au milieu d' une foule aussi
immense, et qui à la longue acquierent un
certain tact. Ils observent toute l' habitude du
corps encore plus que la physionomie.
Un peintre, un poëte sont nés physionomistes.
Voilà pourquoi ils se plaisent où est
la multitude. Voyez au sallon cette foule
de portraits ; ils assigneront le caractere
d' après la figure. Il ne faut pas nier la révélation
de la physionomie ; elle ne trompe guere :
la probité donne un air ouvert ; le front
d' un sot est reconnoissable entre mille. Celui
qui a l' air vil ou méchant, justifie presque
p172
toujours son visage. Les vieillards, dont l' ame
est glacée, n' ont plus de physionomie ; le
sentiment est éteint chez eux ; l' empreinte de
l' ame l' est aussi. Latour, peintre célebre,
dont les portraits ont une vérité frappante,
disoit : ils croient que je ne saisis que les
traits de leur visage, mais je descends au fond
d' eux-mêmes à leur insu, et je les remporte tout
entiers .
Une femme d' esprit, apprenant qu' un certain
homme alloit se faire peindre, dit : il
est bien hardi ce coquin-là ; il osera regarder
en face un homme qui tient le pinceau ! Si je
pouvois nommer le personnage, on verroit
combien le mot a de justesse ; mais j' abhorre
trop la satire, et ne veux tracer que des peintures
générales.
CHAPITRE 162
p173
palais-royal.
ô que M Lavater, docteur zuricois,
qui a tant écrit sur la science de la physionomie,
n' est-il au palais-royal le vendredi,
pour lire sur les visages tout ce qu' on cache
dans l' abyme des coeurs !
Il verroit, je crois, que l' habitant de Paris
n' est ni cruel, ni farouche, ni porté à la
volte ; mais n' y découvriroit-il pas un mêlange
d' astuce, de finesse, de présomption,
de suffisance et de hauteur ? Il n' est pas né
pour les sentimens extrêmes ; et il a beau
aspirer à l' extrême licence des moeurs, il
n' y parviendra même pas.
sont les filles, les courtisannes, les
duchesses et les honnêtes femmes, et personne
ne s' y trompe : il s' y tromperoit peut-être
lui-même, ce grand docteur avec toute
sa science ; car ces notions dépendent de
p174
nuances qu' il est très-facile de saisir : mais il
faut les étudier sur les lieux. Or, je soutiens
que M Lavater auroit peine à distinguer une
femme de condition, d' une fille entretenue ;
et le moindre clerc de procureur, échappé
de l' étude, sans avoir tant dité sur cet
objet, en sauroit plus que lui.
Poursuivons. Là, on se regarde avec une
intrépidité qui n' est en usage dans le monde
entier qu' à Paris, et à Paris même que dans
le palais-royal : on parle haut, on se coudoie,
on s' appelle, on nomme les femmes
qui passent, leurs maris, leurs amans ; on les
caractérise d' un mot ; on se rit presqu' au nez,
et tout cela se fait sans offenser, sans vouloir
humilier personne. On roule dans le tourbillon,
on se prodigue les regards avec un
abandon qui laisse toujours aux femmes le
dernier : un peintre auroit tout le tems de
saisir une figure, et de l' exprimer à l' aide du
crayon.
Je ne me pique pas d' être physionomiste ;
j' ai fait mon tour d' allée plusieurs fois ; je
p175
n' ai songé alors qu' à voir les beautés qui y
circuloient : mon esprit d' observation s' est
trouvé en défaut ; mais voici ce que je pense
sur la physionomie.
Les bonnes qualités du coeur impriment
toujours à la physionomie un caractere touchant.
Jamais un excellent homme n' a paru
d' une figure désagréable ; l' humanité empreint
sur les traits du visage une sorte de séréni
et de douceur.
Si l' innocence et la modestie brillent sur
le front d' une jeune personne à son insu
et inpendamment de la beauté, la sensibilité,
l' honneur, la compassion habituelle,
la bienfaisance généreuse peuvent donner à
une figure humaine une dignité qui l' ennoblit
et la distingue.
Ce sont les inclinations basses et mauvaises,
qui font toutes ces figures révoltantes
et mesquines : la beauté est moins un don
de la nature qu' un attribut secret de l' ame
et de ses dispositions habituelles. Un homme
sensible se reconnoît à ses attitudes, à ses
p176
regards, à sa voix. Couvrez son visage de
cicatrices, coupez-lui un bras ; ni l' oeil ni
l' accent n' auront perdu leur expression.
Il est presqu' impossible de dissimuler l' envie,
la malice, la cruauté, l' avarice, la colere ;
et les passions généreuses ou viles ont des
nuances qui se révelent à l' oeil attentif.
Avec une ame égale, franche et ouverte,
le visage est toujours beau : voilà ce que
j' ai cru remarquer, sans avoir lu M Lavater.
Puisque la joie pure, libre et facileploie
tous les traits et les rend gracieux, pourquoi
la beauté personnelle ne dépendroit-elle
pas à la longue, de la noblesse et de la
pureté des sentimens ?
Telle femme devant son miroir s' est dit
à elle-même : en vain je m' étudie, je ne
jouerai jamais la pudeur . Quel cri de la
conscience ! Voyez le fripon qui baisse les
eux en vous parlant, et n' ose rencontrer
vos regards : voyez celui qui vous flatte,
et qui cherche vos yeux pour voir s' il vous
a trompé. J' abandonne ces flexions étrangeres
p177
à mon sujet : je dis seulement que c' est
à Paris et au palais-royal, que M Lavater
auroit dû faire ses nombreuses expériences :
il auroit vu ce que je n' ai pu appercevoir
qu' imparfaitement.
CHAPITRE 163
du persifflage.
le persifflage est une raillerie continue,
sous le voile trompeur de l' approbation : on
s' en sert pour conduire la victime dans toutes
les embuscades qu' on lui dresse ; et l' on
amuse ainsi une société entiere, aux dépens
de la personne qui ignore qu' on la traduit
en ridicule, abusée qu' elle est par les dehors
ordinaires de la politesse.
Ce n' est pointde la bonne plaisanterie.
La Bruyere a dit : railler heureusement, c' est
créer . Mais quel esprit y a-t-il à abuser de la
simplicité ou de la confiance d' un homme
qui s' offre aux coups sans le savoir, et qui
p178
tombe d' autant plus profonment dans le
piege, qu' il le souonne moins ?
Le persiffleur est un homme froid et fatigant
à la longue. Cette maniere de railler
est donc pitoyable, parce qu' il n' y a point
d' égalité. Chaque société a son railleur et
son ton de raillerie ; mais il n' y a rien de si
rare qu' une plaisanterie légere, fine, enjouée
et raisonnable.
CHAPITRE 164
mystifier. Mystification.
mots nouveaux parmi nous, et qu' on
ne sauroit expliquer que par des exemples.
On doit leur création au caractere du petit
Poinsinet , qui, après avoir fait des ora
comiques à Paris, se noya par accident dans
le Guadalquivir. Versificateur, bel-esprit,
et d' une crédulité inconcevable, il allioit
à du talent une singuliere ignorance des
choses les plus communes. Personnage remarquable
p179
par les contrastes qu' il offroit, il
étoit do de saillies heureuses, fines,
épigrammatiques, et la simplicité de son caractere
étoit sans bornes.
Une société de persiffleurs, qui avoient
peu de charité, abuserent de sa pleine confiance,
qui se mêloit d' ailleurs à beaucoup
de vanité ; toutes les femmes étoient amoureuses
de lui, parce qu' il avoit eu les faveurs
de quelques actrices ; on partit de
pour lui assigner de faux rendez-vous, où
on lui persuada qu' il étoit invisible et
tamorpho en cuvette. Plus on le maltraitoit,
plus il pensoit qu' on ne pouvoit faire de
tels outrages à sa personne, qu' à raison de
son invisibilité . On raconte qu' on lui proposa
d' acheter la charge d' écran chez le roi,
et pendant quinze jours il accoutuma ses
jambes à pouvoir soutenir l' ardeur d' un brasier ;
qu' on lui offrit la place de gouverneur
du fils du roi de Prusse ; et qu' on lui fit
signer qu' il n' adoptoit aucune religion.
On lui annonça un jour qu' il devoit être
p180
reçu membre de l' académie detersbourg,
pour avoir part aux bienfaits de l' imratrice ;
mais qu' il falloit préalablement apprendre le
russe, parce qu' il pourroit fort bien être
mandé à la cour. Il crut étudier le russe, et il
se trouva au bout de six mois, qu' il avoit
appris le bas-breton.
On lui fit accroire qu' il avoit tué un
homme en duel, lorsqu' à peine il avoit tiré
son épée, et qu' il avoit été condamà
être pendu ; on lui fit lire sa sentence imprimée,
un faux crieur la hurloit sous sa
fenêtre ; et Poinsinet de se couper les cheveux,
de se guiser en abbé, de pleurer
à chaudes larmes, de se cacher ; puis le roi
lui donnoit sa grace, comme à un grand poëte
cher à la nation.
Enfin, l' on poussa la cruauté jusqu' à lui
dépêcher un dentiste qui lui arracha une
dent malgré lui, en lui soutenant qu' il avoit
été appellé la veille par lui-même, avec
ordre de vaincre sasistance.
Il crut que des carpes, des brochets,
p181
avoient parlé à l' oreille d' un convive qu' on
donnoit pour un grand voyageur, et il n' en
fut pas totalement désabusé, même lorsqu' il
eut reconnu les premieres tromperies. Il
disoit, on m' a bien abusé, mais j' ai vu le
brochet s' élancer du plat et parler à l' oreille
du voyageur . C' étoit celui qui avoit joué son
le avec le plus intrépide sang-froid.
Dans les soupers de Paris, l' on raconte
fréquemment ces mystifications qui, quoiqu' un
peu vieilles, épanouissent la rate ; on les
jugeroit incroyables, elles n' en sont cependant
pas moins vraies. On ne cooit pas
comment une tête humaine a pu réunir de telles
disparates, faire la jolie codie du cercle ,
plusieurs couplets ingénieux, et être en
me tems la dupe constante de gens qui
avoient moins d' esprit que lui.
Ces mauvais railleurs qui pousserent trop
loin la plaisanterie, ont mis une espece de
gloire à publier leurs faciles triomphes sur
l' imbécillité native du pauvre auteur ; et ne
tomboient-ils pas eux-mêmes, en se targuant
p182
de pareils faits, en les narrant avec orgueil,
dans une sorte de mystification assez plaisante,
puisqu' ils ont cru que ces mensonges devoient
leur faire beaucoup d' honneur, et constater
leur renommée ?
On les a vus y mettre une ptention
risible, se disputer entr' eux à qui avoit le
mieux trom ce malheureux poëte, leur
confrere ; comme si c' étoit là une preuve
réelle de supériorité.
J' ai donc vu mystifier un de ces
mystificateurs , qui mettoit dans son récit la plus
grande emphase : et je m' en suis réjoui.
Des railleurs plus fins et plus agréables
imaginerent un singulier complot, mais qui
n' avoit rien d' outré ni de cruel : c' étoit de
faire accroire à Crébillon fils qu' il avoit perdu
cet esprit facile, léger, délicat, bonnement
caustique (dans un juste degré), qui le distinguoit
avantageusement et le rendoit si aimable
dans les sociétés. Plus on a de cet esprit,
moins on y croit. Crebillon fils, dans un
souper, voyant tous ses amis hausser les
p183
épaules à chaque mot qu' il disoit, s' imagina
n' avoir proque des sottises, lorsqu' il
avoit été plus brillant que jamais. Il tomba
dans un fauteuil, et s' écria douloureusement :
il est donc vrai, mes amis, que je n' ai plus
d' esprit ! Hélas, il y a quelque tems que je
m' en suis apperçu ! Mais pourquoi m' avez-vous
laissé parler ? Souffrez-moi tel que je
suis ; car il m' est impossible de me séparer de
vous, quoique je ne sois plus digne d' assister
à vos entretiens .
Cette charmante bonhommie véloit une
ame candide et sans orgueil. Il n' en fut que
plus cher à ses amis qui l' embrasserent, en
lui certifiant qu' il étoit toujours aussi spirituel
que bon.
Et quel étoit cet homme cdule ? L' auteur
qui a vu le plus finement dans le caractere
et dans le coeur des femmes, et qui
leur a appris souvent à se conntre elles-mêmes.
CHAPITRE 165
p184
architecture.
je ferai une question aux gens de l' art :
pourquoi toujours des colonnes dans
l' architecture ? Pourquoi toujours le même
entablement ? Pourquoi les mes compositions
éternellementtées ? Ces colonnes
rappellent des tiges d' arbres ; fort bien : cet
entablement, des solives : ces ornemens, des
vases entous de plantes ; à merveille. Mais
cela frappe mes yeux pour la millieme fois.
Ne pourroit-on pas imaginer d' autres proportions ?
L' art est-il borné à ce point, ou le
génie des architectes ? Faudra-t-il que tout
palais ressemble plus ou moins à tel autre
palais ? J' accuse donc l' architecture de la plus
grande monotonie, et je suis las de voir des
colonnes, encore des colonnes, et par-tout
des colonnes.
Une foule de maisons charmantes, ayant
p185
un aspect varié et leur forme particuliere,
bordent depuis peu les remparts et embellissent
les fauxbourgs. Cette diversité annonce que
l' art peut renoncer quelquefois à
ses vieilles regles coutumieres, pour mieux
enchanter l' oeil et le surprendre.
Mais les prodiges de l' architecture sont à
Paris, dans l' intérieur des maisons. Des coupes
savantes et ingénieuses économisent le
terrein, le multiplient et donnent des commodités
neuves et précieuses ; elles étonneroient
fort nos aïeux, qui ne savoient que
bâtir des salles longues et quarrées, et croiser
d' énormes poutres d' arbres entiers. Nos
petits appartemens sont tours et distribués
comme des coquilles rondes et polies, et
l' on se loge avec clarté et agment dans
des espaces ci-devant perdus et gauchement
obscurs.
Auroit-on imaginé, il y a deux cents ans,
les cheminées tournantes qui échauffent deux
chambrespaes, les escaliers déros et
invisibles, les petits cabinets qu' on ne soupçonne
p186
pas, les fausses entrées qui masquent
les sorties vraies, les planchers qui montent
et descendent, et ces labyrinthes où l' on se
cache pour se livrer à ses goûts, en trompant
l' oeil curieux des domestiques ?
Auroit-on deviné que l' art seroit parvenu
au point qu' au moyen d' un petit bouton
secret, on feroit tourner subitement, sur un
pivot rapide, un miroir de quatre pieds de
hauteur, et un vaste secretaire, ou une large
commode, lesquels, appliqués contre une
prétendue muraille, offrent en s' ouvrant une
issue dans la garde-robe d' une maison voisine,
issue cachée à tous les regards, excepté à ceux
des intéressés, mais propre à favoriser les
mysteres de l' amour et quelquefois ceux de
la politique ? Des êtres qui semblent ne s' être
jamais vus, communiquent ensemble à des
heures réglées ; des ombres impénétrables
sont répandues autour d' eux, l' ardente jalousie
et l' espionnage le plus subtile perdent
jusqu' à leurs soupçons, et se trouvent en
défaut.
p187
La peinture arabesque a repris faveur après
des siecles d' oubli. C' est un genre de décoration
agréable, mais coûteux. Qu' a-t-on
fait ? On a troule secret de le mettre en
papier, et le coup-d' oeil sera pour les fortunes
diocres comme pour les riches. Les
inventions de notre siecle tendent sur-tout
à imiter parfaitement les couleurs du luxe ;
on se contente de sa superficie ; on croit
toucher aux richesses, quand on en a les dehors :
preuve que leur plus grand rite réside dans
l' éclat. Aussi voyez qu' on peint le marbre où
il n' est pas ; que du papier représente le
velours et la soie ; qu' on bronze le ptre ;
qu' on dore les chenets ; et que, jusques sur
nos tables, la figure brillante des fruits
dédommage de leur absence au dessert. Il est
me des plats en relief, auxquels il
est convenu de ne pas toucher ; et ces mets
p188
fantastiques servent jusqu' à ce qu' ils soient
entiérement décolos. Bientôt nos bibliotheques
ne seront plus qu' une toile peinte ;
et n' avons-nous pas déjà ainsi de la sculpture,
de la menuiserie, de la porcelaine, des vases
de porphyre, et jusqu' aux bustes des grands
hommes ?
CHAPITRE 166
revendeuses à la toilette.
les revendeuses à la toilette entrent partout ;
elles vous apportent les étoffes, les
dentelles, les bijoux de ceux qui veulent
avoir de l' argent comptant pour payer les
dettes du jeu. Elles sont les confidentes des
femmes les plus huppées, qui les consultent,
et arrangent plusieurs affaires d' après leurs
avis. Elles ont des secrets curieux, et les
gardent d' ordinaire assez filement.
Il faut qu' une revendeuse à la toilette, a
dit quelqu' un, ait un caquet qui ne finisse
p189
point, et néanmoins une discrétion à toute
épreuve, une agilité renaissante, une mémoire
qui ne confonde pas les objets, une
patience que rien ne lasse, et une santé qui
siste à tout.
Il n' y a de ces femmes-là qu' à Paris.
Elles font leur fortune en très-peu de tems,
et elles ne la doivent pas en entier à la
vente de leurs marchandises. Les physionomies
les plus rebutantes sont quelquefois
celles qui ont le plus de vogue. Or, devinez
pourquoi.
CHAPITRE 167
coëffeurs.
qui connt le sieur Dupain, qui vient
d' afficher par-tout, l' art varié des
coëffures ? Qui l' a lu ? Moi seul peut-être. Il
lebre avec enthousiasme cet ornement léger qui
garnit la tête et accompagne le front de
l' homme ; et comme il faut idotrer son
p190
talent pour le pousser loin, il s' extasie devant
l' art qui a coupé, papilloté, tordu,
crê, façonné, arran, pommadé, fri
et poudré de deux ou trois cents façons différentes
les cheveux soumis ou rebelles d' un
galant homme, ou d' une jolie femme. Il
creuse cet art dans toute sa largeur et sa
profondeur. Et quel art, même de nos jours,
a été sondé en entier ?
L' art de la coëffure est sans contredit celui
qui approche le plus de la perfection. La perruque
a eu ses Corneille, ses Racine, ses
Voltaire ; et, ce qui fait ici exception, ces
perruquiers ne se sont point copiés. La perruque,
d' un volume exagéré et bizarre dans
son origine, a fini par imiter le naturel des
cheveux. Ne pourroit-on pas appercevoir ici
la marche et l' emblême de l' art dramatique ,
d' abord pompeusement et ridiculement factice,
puis rentrant à force deflexions dans
les limites de la nature et de la vérité ? La
grosse et énorme perruque représenteroit la
tradie bouffie et boursoufflée ; une perruque
p191
légere, qui rend parfaitement la couleur et
jusqu' à la racine des cheveux, qui s' implante,
pour ainsi dire, et ne semble point étrangere
sur la tête qui la porte, représentera le drame
vrai , contre lequel les antiques et grosses
perruques font rage ; mais il faut enfin qu' elles
cedent à leur moderne rivale.
Quoi qu' il en soit (et nous laissons la
discussion de ces graves matieres à la sagacité du
sieur Dupain) graces à son art, d' un petit
monstre féminin l' on sait faire aujourd' hui
une figure humaine ; on lui a créé un visage
et un front par la magie des rapprochemens.
Et les actrices ne devroient envisager les
coëffeurs qu' avec une vénération profonde ;
car après les auteurs qui les font parler, ce
sont les perruquiers qui leur donnent l' existence.
Mais les ingrates ne se doutent pas
qu' elles doivent tout à ces heureux créateurs.
Le coëffeur trouve sacompense dans
l' exercice même de sa profession. Son oeil
domine incessamment les plus rares trésors
p192
de la beauté, voilés pour tout autre regard.
Il est témoin de tous les mouvemens, de
toutes les graces, de toutes les minauderies
de l' amour et de la coquetterie. Il voit les
premiers ressorts de ce jeu que possedent si
bien les femmes, et qui fait mouvoir, par un
fil imperceptible, les grands pantins du
siecle . Il doit être discret, tout voir, et ne
rien dire ; autrement ce seroit un vil profanateur
des mysteres auxquels il est admis, et l' on
ne choisiroit plus que des femmes qui gardent
ordinairement le secret de leur sexe.
Les coëffeurs avoient mis à leur porte,
en gros caracteres, académie de coëffure .
M D' Angiviller a trouque c' étoit profaner
le mot académie , et l' on a défendu à tous
les coëffeurs de se servir de ce mot respectable
et sacré ; car il faut dire qu' à Paris les
prohibitions bizarres sont éternelles. Il s' agit
toujours d' une fense , et jamais d' une
permission .
CHAPITRE 168
p193
parures.
un diamant est beau par lui-même ; l' artiste
le taille, le polit, le façonne ; il jette
alors un éclat plus vif : telle est la femme. Rien
ne la touche plus vivement que la parure ;
rien ne lui est plus cher que de réparer le
tort des années ; rien ne la flatte plus enfin,
que ce qui peut suppléer à ce qui lui manque
du côté de la fraîcheur et de la beauté du
teint.
Nous connoissons par l' histoire les cinq
cents ânesses qui suivoient par-tout l' impératrice
Poppée, pour fournir abondamment
à ses bains de lait et à ses cosmétiques. Nous
savons que la reine Cléopâtre rehaussoit l' éclat
de ses charmes par les soins de la parure
la plus étudiée, et qu' elle enchaîna de cette
maniere le premier et le second des humains,
César et Antoine. Nous n' ignorons pas que
p194
la reine Bérénice avoit de si beaux cheveux
qu' ils donnerent leur nom à une constellation
leste. Nous avons lu que miramis appaisa
une sédition furieuse, en s' arrachant tout-à-coup
de sa toilette, et se montrant sur son
balcon le sein découvert et dans le désordre
d' une femme à moitié déshabillée.
On ne nous a pas laissé ignorer toute la
coquetterie de la bellelene, qui alluma
tant de feux, et qui occasionna une guerre
qui, fameuse après trente siecles, retentit
encore dans l' univers ; on nous a instruits que
Jézabel, mane par les chiens, mettoit du
rouge : mais les poëtes anciens, quoique
grands descripteurs, ne nous ont point représenté
les modes de ces tems éloignés avec assez
de rité pour que nous puissions nous
en former une juste idée.
Je sais qu' une bacchante échevelée, le tyrse
en main, le front couron de lierre, peut
paroître aussi belle qu' une marquise cffée
en vergette ; je sais que les tuniques des
dames romaines pouvoient avoir les graces
p195
des robes ouvertes des européennes modernes ;
je sais que leurs sandales ont pu recevoir
l' élégance de nos souliers exhaussés et
mignons ; mais enfin qu' en coûtoit-il de nous
donner la description de leur coëffure, de
ses accessoires, de ses variations, et de son
ensemble brillant ? Pourquoi les écrivains
n' ont-ils pas parlé de l' arrangement des cheveux ?
Pourquoi ont-ils négligé de nous faire
connoître la base de l' admirable édifice, où
il commençoit, où il finissoit ? plaçoit-on
la topaze et la perle ? De quelle maniere
les fleurs étoient-elles entrelacées, etc ? Qui
les a donc empêcs de peindre la sphere
mouvante des modes ? ... ah ! Je le sens moi-même,
en voulant ici prendre le pinceau ;
c' est qu' il est impossible de peindre cet art,
le plus vaste, le plus inépuisable, le plus
indépendant des regles communes. Il faut
voir la beauté donnant à son miroir le dernier
coup-d' oeil de satisfaction, et puis admirer
et se taire.
En effet, si je voulois représenter une
p196
toque accompagnée de deux attentions
prodigieuses, un bonnet à la Gertrude, à la
Henri Iv, un bonnet aux navets, un bonnet aux
cerises, un bonnet à la fanfan ; puis parler
du bonnet artis, des sentimens repliés, de
l' esclavage brisé ; j' aurois beau représenter
le grattoir diamanté, le peigne en
pierreries, faire pencher la physionomie , offrir
les cordelieres d' un goût inconnu . Je ne
tracerois que des mots ; et Homere lui-même, avec
son génie, a eu plust fait de peindre le bouclier
d' Achille, que la coëffure d' Hélene.
Taisons-nous donc, et envoyons à l' ora
l' étranger jaloux de connoître les modifications
de nos modes brillantes : qu' il les contemple
sur la tête de nos femmes, et non
dans une froide et inintelligible description.
Au commencement de ce siecle, les femmes
portoient sur une belle gorge à découvert,
des croix et des petits saint-esprits de
diamans. Un prédicateur s' écrioit en chaire :
ah, bon dieu ! Peut-on plus mal placer la
croix qui représente la mortification, et le
p197
saint-esprit auteur de toutes bonnes pensées !
La couleur générale, au moment que j' écris,
est dos et ventre de puce . ( boue de
Paris et merde d' oie ont prévalu
depuis ; mon livre est à moitié antique. Je voulois
parler de la coëffure à l' hérisson ; la coëffure à
l' enfant l' a bannie. Les plumes sont devenues
plus rares ; elles ne flottent plus en panache. Oh,
comment peindre ce qui par son extrême mobilité
échappe au pinceau ! ). On a raffolé
sur-tout des bonnets au parc-anglois ; on a vu
sur la tête des femmes, des moulins-à-vent ,
des bosquets , des ruisseaux , des
moutons , des bergers et des bergeres , un
chasseur dans un taillis . Mais comme ces coëffures
ne pouvoient plus entrer dans un vis-à-vis, on a
créé le ressort qui les éleve et les abaisse.
Dernier chef-d' oeuvre d' invention et de goût.
L' histoire des poufs, pets en l' air, coques,
chignons, bouillons, chiffons , devroit être
confiée à l' académie des belles-lettres, qui fait
des recherches si profondes sur les colliers et
p198
ornemens que portoient les dames romaines.
Et le présent ? Pourquoi n' en pas parler ?
Les bonnets à la grenade, à la thisbé, à la
sultane, à la corse , ont passé, ainsi que les
chapeaux à la Boston, à la philadelphie, à
la Colin-Maillard ; la cffure en
limaçon penche sur son déclin. Mais mon devoir
m' obligeroit à parler des jupons grossis,
bouffis, ébaubis , qui grossissent les hanches
et donnent de la chair aux femmes qui n' ont
que la peau. Je promets donc le journal des
plumes et des jupes , qui sera mieux
accueilli que le journal des savans ou celui de
Neuchâtel .
Le tul , la gaze et le marli ont occupé
cent mille mains ; et l' on a vu des soldats valides
et invalides faire du marli, le promener,
p199
l' offrir et le vendre eux-mêmes. Des soldats
faire du marli ! .... je vais lire cinquante
pages d' Ossian, pour écarter et chasser cette
déplorable idée.
CHAPITRE 169
économie.
est l' économie, après les dépenses
qu' occasionnent ces futiles fantaisies ? Nulle part.
On ne connt plus que l' avarice ou la prodigalité,
parce qu' ainsi le commande l' orgueil.
Nos peres faisoient retourner leurs habits, et
ressemeler leurs souliers. Les gens en place ne
dédaignoient pas cette épargne. Si quelqu' un
parloit aujourd' hui de souliers ressemelés , il
feroit tomber en syncope toutes les femmes
de simples commis.
Il y a des maisons de financiers, où l' on
paroît dans la plus affreuse nudité, si l' on n' a
du velours, des dentelles et du galon.
Enfin M De Buffon lui-me a justifié le
p200
luxe de la parure, en imprimant qu' il faisoit
une partie de nous-mêmes ; et l' historien de
la nature a semblé ne pas attribuer peu d' estime
à la richesse des habillemens. Comment
après cela une femme qui ferme sa porte aux
gens qui n' ont point de dentelles, paroîtra-t-elle
ridicule ?
On tolere en même tems les dentelles
jaunes et fort sales ; poudrez-les à blanc
pour cacher leurtusté : t la fraude paroître,
n' importe ; vous avez des dentelles.
Vous êtes bien dispensé de la propreté, mais
non du luxe.
' un homme bien mis d' ailleurs, tire
de sa poche un mouchoir de couleur , vous
verrez soudain dans les yeux des femmes,
l' étonnement où elles seront de cette grossiere
ignorance.
Mais si vous affectez aussi de déployer un
mazulipatan , un paliacate , vous vous affichez
pour un commis de la compagnie des
Indes.
Connoît-on l' histoire de cet honnête
p201
homme qui, n' ayant qu' une manchette à dentelles,
la montra au suisse à la porte d' un hôtel,
comme un passe-port assuré, cachant avec
soin sous la basque de sa veste l' autre manchette
qui n' étoit, hélas, que de mousseline ? Mais
dans la chaleur de la conversation, comme on
ne songe pas à tout, il eut l' imprudence de
voiler en plein sallon cette manchette
scandaleuse, cace jusqu' alors et sans affectation.
Cette vue offensa tellement la maîtresse de la
maison, qu' elle fit monter sur-le-champ son
suisse, pour le réprimander. Le portier ne
comprenoit rien à la verte semonce qu' il recevoit,
parce que dans l' intervalle l' homme
qu' on lui signoit avoit cac de nouveau
l' humble mousseline, et ne gesticuloit plus
que de la main à la dentelle. Le lendemain,
le portier bien grondé devint si inflexible,
qu' un officier qui avoit perdu un bras à l' armée
s' étant présen, le suisse ne voulut pas
le laisser entrer, exigeant l' apparition de deux
manchettes égales, et jurant qu' on n' aborderoit
jamais madame autrement, quand même
p202
la gazette auroit annoncé à toute l' Europe la
perte du bras et de la manchette.
CHAPITRE 170
les écriteaux des rues.
les écriteaux du nom de chaque rue ne
datent que de 1728 : avant cette époque la
tradition désignoit chaque rue. On avoit commen
par une plaque de fer-blanc, le tems
et la pluie en effaçoient les caracteres ;
aujourd' hui ils sont gras dans la pierre même.
On verra à la place de la nouvelle salle de
la comédie françoise les rues de Corneille ,
de Racine , de Moliere , de Voltaire , de
Crébillon , de Regnard ; ce qui scandalisera
d' abord les échevins (il faut s' y attendre) comme
en possession de la glorieuse et antique
prérogative de donner seuls leurs illustres
noms à des rues. Mais peu à peu ils s' accoutumeront
à cette innovation, et à regarder
Corneille, Moliere et Voltaire comme les
p203
compagnons de leur gloire. Enfin, la rue
Racine figurera à côté de la rue Babille ,
sans trop étonner les quarteniers, les dizeniers,
et autres officiers de l' hôtel-de-ville.
L' année littéraire a fait dernrement une
assez bonne plaisanterie, en disant que derriere
la nouvelle salle du spectacle, on trouveroit
le cul-de-sac La Harpe . Cela est gai.
L' auteur de l' incroyable tragédie des barmécides
devroit lui-même en rire ; car c' est
toujours quelque chose, en passant dans ce
monde, que de donner son nom à un cul-de-sac
ou à un impasse , pour quelques rimes
soi-disant tragiques.
M De Voltaire a eu beau prêcher pour ce
mot impasse , on ne s' en est point servi ; et
l' on continue à dire le cul-de-sac du
fort-aux-dames, le cul-de-sac des feuillantines,
le cul-de-sac de Jérusalem, le cul-de-sac du
petit Jésus, le cul-de-sac des quatre vents,
etc. .
On avoit commencé à numéroter les maisons
des rues ; on a interrompu, je ne sais
pourquoi, cette utile opération. Quel en seroit
p204
l' inconnient ? Il seroit plus commode
et plus facile d' aller tout de suite chez M
Un Tel, n 87, que de trouver M Un Tel
au cordon bleu , ou à la barbe d' argent , la
quinzieme porte cochere à droite ou à gauche
après telle rue ; mais les portes cocheres,
dit-on, n' ont pas voulu permettre que
les inscripteurs les nurotassent. En effet,
comment soumettre l' tel de m le conseiller,
de m le fermier-néral, de monseigneur
l' évêque, à un vil nuro, et à quoi
serviroit son marbre orgueilleux ? Tous ressemblent
à César ; aucun ne veut être le second
dans Rome : puis une noble porte cochere se
trouveroit inscrite après une boutique roturiere.
Cela imprimeroit un air d' égalité qu' il
faut bien se garder d' établir. Bientôt sur les
petites affiches, le convoi d' un serrurier qui
sera décédé ne se trouvera plus à côté de
celui d' un marquis son voisin dans lapulture.
On fera une petite barre pour les distinguer,
et cela a été proposé.
CHAPITRE 171
p205
pensions.
on a senti lacessité d' enseigner aux enfans
autre chose que la langue latine. Plusieurs
pensions, où l' éducation est complete,
se sont fores sous les auspices des lumieres
nouvelles. Cette éducation est purgée de
cet alliage pédantesque qui ailleurs la déshonore.
Il étoit excessivement ridicule de donner
la même éducation à un militaire, à un
magistrat, à un gociant, à un médecin, et
d' éloigner l' étude la plus nécessaire, celle des
langues vivantes.
On trouve donc à Paris des pensions nouvelles,
formées sur un plan raisonné, où
tous les arts sont admis, chaque éleve
choisit la science qui doit prédominer dans
son emploi futur. Ces établissemens sont dus
aux progrès des lumieres, et aux plaintes
fréquentes et légitimes que les écrivains
p206
ont jetées sur la déplorable routine de notre
université.
Elle suit encore aveuglément ces futiles et
pernicieux usages ; mais bientôt elle ne recevra
plus dans son sein que les enfans de la
derniere classe de la société, qui par pauvre
seront forcés de s' abandonner à sa vieille
déraison.
Les petites pensions de l' université offrent
un aspect ridicule et hideux : la nourriture
morale y est encore au-dessous de la nourriture
physique : là se trouvent de malheureux
précepteurs, dits gascheux , dont l' indigence
extrême ne sauroit même atteindre
à l' extérieur d' un ab, quoiqu' il soit peu
coûteux. Ils ont un costume mixte, les cheveux
ronds et gras, les bas noirs, la culotte
déchirée, l' habit de couleur ; point de
poudre ; la figure have et famélique.
Ces latinistes se louent à un plus bas prix
que le laquais de la maison ; les maîtresses de
pension leur rognent le pain et la viande ;
les servantes les rebutent ; des écoliers qui
p207
les voient méprisés, se moquent d' eux et
les tourmentent.
Point de loisir ; ils n' ont ni congé, ni
vacance ; ces jour-là sont pour eux des jours
de fatigue ; ils menent les écoliers aux promenades,
pondent de leurs bras et de
leurs jambes, corrigent les devoirs de trois
classes, ont à faire au maître de pension,
aux professeurs du college, aux parens,
n' exercent qu' en tremblant une équivoque
autorité sur une foule d' espiegles, les surveillent
le jour et la nuit, se levent avant
eux, se couchent après, également coupables
par l' indulgence et la fermeté, et menacés
chaque jour d' être mis à la porte avec leur
latin : les cuistres et les marmitons de la
cuisine sont cent fois plus heureux.
Il faut avoir balancé quelque tems entre
la riviere et ce triste emploi, pour avoir le
courage d' embrasser ce dernier parti. Des hommes
de mérite, connus aujourd' hui dans la
publique des lettres, ont néanmoins commen
par-là : tant l' infortune impérieuse
contraint quelquefois le génie naissant !
CHAPITRE 172
p208
domestiques. Laquais.
cette armée de domestiques inutiles,
et faits uniquement pour la parade, est bien
la masse de corruption la plus dangereuse
qui pût entrer dans une ville où les bordemens
sans nombre qui en naissent, et qui
ne vont qu' en s' accroissant, menacent d' apporter
tôt ou tard quelquesastre presqu' inévitable.
On croit l' état très-puissant, quand on
envisage cette foule d' individus qui peuplent
les quais, les rues, les carrefours : mais que
d' hommes avilis ! Quand on en voit un
grouppe dans une antichambre, il faut songer
qu' il s' est formé un vuide dans la province,
et que cette population florissante de
Paris forme de vastes déserts dans le reste de
la monarchie.
Dans telle maison de fermiernéral,
p209
vous trouverez vingt-quatre domestiques
portant live, sans compter les marmitons,
aides-cuisine, et six femmes-de-chambre
pour madame. Vous pouvez ranger hardiment,
parmi cette valetaille, l' escroc qualifié,
qui l' adule du matin au soir, parce que
cet escroc a l' ame d' un laquais, ainsi que
cinq à six complaisans subalternes, qui ne
s' entretiennent que des hautes qualités de
madame. Trente chevaux frappent du pied
dans l' écurie : après cela, comment monsieur
et madame, dans leur magnifique hôtel,
prenant l' insolence pour la dignité,
n' appelleroient-ils pas canaille tous ceux qui
n' ont pas cinq cents mille livres de rente ? Ils
ne voient autour d' eux que les humbles adulateurs
de leur opulence, que des domestiques
sous des noms divers, et ils croient que le
reste de la terre est ainsi fait. Ces idées et ce
langage ne doivent pas étonner dans un traitant ;
le ton du mépris est toujours familier
aux êtres méprisables.
Il est bien incroyable que l' on n' ait point
p210
encore assujetti à une forte taxe ce nombreux
domestique enlevé à l' agriculture, qui
propage la corruption, et sert au luxe le plus
inutile et le plus monstrueux.
Mais la finance est alliée aujourd' hui à la
noblesse, et voilà ce qui fait la base de sa
forceelle. La dot de presque toutes les
épouses des seigneurs est sortie de la caisse
des fermes. Il est assez plaisant de voir un
comte ou un vicomte, qui n' a qu' un beau
nom, rechercher la fille opulente d' un financier ;
et le financier qui regorge de richesses,
aller demander la fille de qualité, nue,
mais qui tient à une illustre famille.
La différence est, que la fille de condition
(qui étoit menacée de passer dans un
couvent le reste de sa vie) se lamente, en
épousant un homme qui a cinq cents mille
livres de rente ; croit lui faire une grace
insigne en lui donnant sa main ; et crie aux
portraits de ses ancêtres, de fermer les yeux
sur cette salliance . Le sot époux, tout
gonflé de l' avantage de prêter son argent
p211
aux parens et égrefins de sa femme, se croit
fort hono d' avoir fait la fortune de son
épouse altiere, et il pousse la complaisance
jusqu' à se croire bien inférieur à elle. Quelle
misérable et sotte logique que celle de la
vanité ! Comment la comédie de George Dandin
n' a-t-elle pas guéri les hommes sensés,
de cette étrange folie ? Comment
peuvent-ils consentir à enrichir une famille
riche en syllabes, pour en être tyrannisés ou
prisés ?
Ordinairement un laquais du bon ton prend
le nom de son maître, quand il est avec
d' autres laquais ; il prend aussi ses moeurs,
son geste, ses manieres : il porte la montre
d' or, des dentelles ; il est impertinent et fat.
Chez les jeunes gens, c' est le confident de
monsieur , quand celui-ci n' a pas d' argent ;
c' est son proxenete, quand il a une fantaisie ;
c' est le menteur le plus intrépide, quand il
faut congédier des créanciers, et tirer son
maître d' embarras.
Il est passé en proverbe, que les laquais
p212
les plus grands et les plus insolens sont les
meilleurs.
Enfin, un laquais du dernier ton porte
deux montres comme son maître ; et cette
insigne folie ne scandalise plus qu' un misantrope.
CHAPITRE 173
les marchandes de modes.
rien n' égale la gravité d' une marchande
de modes combinant des poufs , et donnant
à des gazes et des fleurs une valeur centuple.
Toutes les semaines vous voyez naître une
forme nouvelle dans l' édifice des bonnets.
L' invention en cette partie fait à son auteur
un nom célebre. Les femmes ont un
respect profond et senti pour les génies heureux
qui varient les avantages de leur beauté
et de leur figure.
La dépense des modes excede aujourd' hui
celle de la table et celle des équipages. L' infortu
p213
mari ne peut jamais calculer à quel
prix monteront ces fantaisies changeantes ; et
il a besoin de ressources promptes, pour
parer à ces caprices inattendus. Il seroit mont
au doigt, s' il ne payoit pas ces futilités
aussi exactement que le boucher et le boulanger.
C' est de Paris que les profondes inventrices
en ce genre donnent des loix à l' univers.
La fameuse poupée, le mannequin pcieux,
affublé des modes les plus nouvelles,
enfin le prototype inspirateur passe de Paris
à Londres tous les mois, et va de là répandre
ses graces dans toute l' Europe. Il va au
nord et au midi : il pénetre à Constantinople
et à Pétersbourg ; et le pli qu' a donune
main françoise, sepete chez toutes les nations,
humbles observatrices du goût de la
rue saint-Hono !
Tout cela est bien fou ! Mais l' usage, le
sceptre inébranlable en main, regle tout,
ordonne tout ; il n' y a point de réponse à
p214
ces mots, on dit, on fait, on pense, on
s' habille ainsi .
Les modes sont une branche de commerce
très-étendue. Il n' est que le génie fécond des
fraois, pour rajeunir d' une maniere neuve
les choses les plus communes. Les nations
voisines ont beau vouloir nous imiter ; la
gloire de ce goût léger nous demeurera en
propre. On ne songera pas me à nous disputer
cette incontestable supériorité.
Ces amusemens de l' opulence enrichissent
une foule d' ouvrieres ; mais ce qu' il y a de
fâcheux, c' est que la petite bourgeoise veut
imiter la marquise et la duchesse. Le pauvre
mari est obligé de suer sang et eau pour satisfaire
aux caprices de son épouse. Elle ne
revient point d' une promenade sans avoir une
fantaisie nouvelle. La femme du notaire étoit
mise ainsi : on n' ira pas le lendemain souper
en ville, si l' on ne peut étaler le même bonnet.
Autant de pris sur la part des enfans ; et
dans ce conflit de parures, la tête tourne
réellement à nos femmes.
p215
J' ai connu un étranger qui ne vouloit pas
croire à la poue de la rue saint-Hono,
que l' on envoie réguliérement dans le nord,
y porter le modele de la coëffure nouvelle ;
tandis que le second tome de cette même
poupée va au fond de l' Italie, et de là se
fait jour jusques dans l' intérieur du serrail.
Je l' ai conduit, cet incrédule, dans la fameuse
boutique ; et il a vu de ses propres yeux,
et il a touc; et en touchant, il sembloit
douter encore, tant cela lui paroissoit vraiment
incroyable !
Ajoutons ce que dit Montesquieu dans ses
lettres persannes : " une femme s' est mis... etc. "
je voulois donner ici un petit dictionnaire
p216
des modes et de leurs singularités ; mais tandis
que j' écrivois, la langue des boutiques
changeoit ; on ne m' entendroit plus dans un
mois, et il me faudroit un commentaire
pour me faire comprendre. La moitié de mon
livre, je le répete, aura perdu de ses couleurs
avant qu' il soit impri. Hâtons les
chapitres, et rattrapons, s' il est possible, la
physionomie du moment. Ah ! Que Boileau
a bien dit :
le moment où je parle est déjà loin de moi .
CHAPITRE 174
maîtres d' agrémens.
oui, m l' étranger, vous avez beau ouvrir
de grands yeux et memoigner votre
surprise, nous avons des maîtres en l' art des
manieres, et qui forment nos jeunes gens
curieux du grand art de plaire. Cet art a ses
principes, et ne marche point au hasard,
p217
comme sur les bords de la va. On traite
les minuties en grand, et les affairesrieuses
en bagatelles.
Ces mtres les instruisent à sourire devant
un miroir avec finesse, à prendre du tabac
avec grace, à donner un coup-d' oeil avec
subtilité, à faire une révérence avec une
légéreté particuliere. Ils leur enseignent à
parler gras, comme font nos acteurs, à les
imiter sans les copier, à montrer les dents sans
grimace ; et tel s' enferme avec son maître
pendant deux ou trois heures, pour procéder
à ces choses importantes.
Voyez entrer un élégant. Il faut d' abord
que ses breloques, par un joli frémissement,
annoncent son arrivée.
La coëffure est encore une chose essentielle.
On sait le nom et la demeure des coëffeuses
et des coëffeurs qui se distinguent par
leur habileté ; et une femme bien coëffée ne
manque pas de jeter un regard de supériorité
sur toute tête mal coëffée.
quel est cet homme-? Dit telle femme,
p218
du personnage le plus capable d' éclairer son
siecle et sa nation. Et pourquoi ce ton
dédaigneux ? Parce qu' il est mal frisé.
Ces jeunes gens bien endoctrinés ne se
mettent en colere que pour des riens. Ils ne
frappent du pied, ne jurent, ne tempêtent
que quand leurs chevaux retardent de deux
minutes ; alors la fureur leur coupe la parole.
On les instruit ensuite à savoir se mettre
en chenille, et les variations du haut-de-chausse,
de la cravate et du pantalon. C' est
ainsi qu' ils courent le matin, c' est-à-dire à
midi, en allant visiter les femmes, en leur
demandant d' un air de nonchalance, qui a
peint le portrait de vos bagues, de vos
tabatieres, de vos bracelets ? Quand on boude,
on garde cet habillement le soir, et l' on
avertit tout le monde qu' on ne soupe point
en ville.
On peut ranger dans la classe des mtres
qui enseignent toutes ces belles choses, les
decins qui traitent les maladies imaginaires.
Le médecin, s' il est affectueux, joli, agréable
p219
conteur, demi-caustique, n' a pas besoin de
savoir guérir, pourvu qu' il fasse exactement
des visites.
On manqueroit à tous ces documens, si
l' on ne se montroit passionment épris de
la moindre nouveauté. Les mets, les robes,
les lectures doivent avoir les graces de la
fraîcheur. Un nouvel opéra, une actrice nouvelle,
les nouveaux tours de Comus, et
une maniere neuve de se friser ; voilà ce qui
bouleverse tous les esprits. L' enthousiasme
gagne et se communique en un instant ; on
diroit que les têtes sont électriques. Tel
homme, il y a six mois, n' avoit ni ame ni
sentiment. Il devient tout-à-coup unros,
en attendant qu' on le persiffle quelques jours
après.
Il a été arrêté en me tems par les maîtres
et par les disciples, que la plaisanterie la
plus outrée seroit le talent par excellence, le
talent divin et sublime. Un de nos agréables
paroît aux femmes l' être le plus étonnant
que la nature se soit plue à former ; mais il
p220
faut qu' il reste dans cette société : s' il entre
chez un homme uni et sensé, on ne peut le
voir sans rire, on ne peut l' entendre raisonner
sans hausser les épaules. Et tout cela néanmoins
s' apprend !
CHAPITRE 175
les bijoux.
apprenez encore, m le russe, que les
tabatieres ne s' appellent plus que boîtes ; et
il y a si long-tems que vous devriez le savoir !
On a des boîtes pour chaque saison.
Celle d' hiver est lourde ; celle d' été est légere.
L' on a poussé cette recherche jusqu' à
changer de btes tous les jours : c' est à ce
trait caractéristique que l' on reconnoît un
homme de goût. On est dispensé d' avoir une
bibliotheque, un cabinet d' histoire naturelle
et des tableaux, quand on a trois cents
boîtes et autant de bagues.
Le commerce des bijoux est immense ;
p221
c' est parmi les hommes opulens une brocante
perpétuelle. On trouve chez quelques
particuliers des magasins de bijouterie, qui
le disputent aux boutiques des joailliers ; ils
sont jaloux et fiers de cette honorable renommée.
Voilà donc l' emploi des richesses.
ô honte !
CHAPITRE 176
de la mode.
il ne faut que les fesses d' un singe pour faire
courir tout Paris. Cela est vrai à la lettre.
Figurez-vous une infinité de ministres, dont
le regne ne s' étendroit pas au-ded' un jour,
et qui chaque matin changeroient à leur
lever les habillemens, les usages, les esprits,
les moeurs et même les caracteres de tout
un peuple. Figurez-vous les femmes austeres,
tristes et prudes, se relevant le lendemain
coquettes, douces et faciles ; les principes
de la veille absolument effacés ; les opinions
p222
contraires se succédant d' un instant à l' autre.
Tel est aux yeux du philosophe le spectacle
de la mode.
Cent ans ne sont pour lui qu' un jour ; et
il trouve la race humaine aussi singuliere de
changer d' avis deux fois dans un siecle, que
s' il voyoit un particulier démentir son assertion
une heure après l' avoir exposée.
La rotation perpétuelle du cercle des événemens
lui donne une légere teinture de l' instabilité
des idées humaines ; et considérant
les variations infinies de l' espece, il pardonne
au ridiculegnant, qui bientôt va être remplacé
par un ridicule tout contraire.
Quand une opinion a été amenée par la
mode, rien ne la déracine qu' une nouvelle
invasion de la folie. L' autorité, la sagesse sont
impuissantes contre la déraison universelle.
Les sots sont les ministres de la mode ; ils la
respectent, ils regardent ses jeux comme des
loix essentielles.
Le sage peut très-bien s' exempter d' adopter
les modes nouvelles ; mais il ne faut
p223
pas aussi qu' il les contrarie à dessein formé :
il lui est très-permis d' avoir un maintien
grave, mais non ridicule ; l' affectation en
tout est un défaut. Quand, sous Henri Ii,
on portoit à Paris un gros derriere postiche,
il n' étoit permis alors aux personnes qui se
piquoient de philosophie, que d' en porter
un médiocre.
La mode d' être désintéressé ne viendra
point, dit Fontenelle.
Les bilboquets , les draes , les
devises , les calottes , les pantins , les
magots ont eu leur regne, ainsi que les
concetti , les énigmes et le burlesque :
puis est venu Vadé, avec son style poissard, et
nous avons parlé le langage des halles.
Les calembours , les charades
ont eu leur tour ; enfin Jeannot s' est vu placé
sur nos cheminées en regard avec Préville ,
qui ne vaut plus rien. Qui succédera à ces
grands noms ? Toute la sagacité dunie ne
sauroit le deviner. Les économistes ne sont
plus, hélas ! Je les ai vu naître, ergoter,
briller, nous affamer et disparoître.
p224
On a eu quelqu' envie de s' agiter pour la
quadrature du cercle. On parle beaucoup de
chymie : la mode aujourd' hui est d' étudier
en cucurbite , de parler de l' esprit recteur ,
de savoir ce que c' est que le gaz silvestre et le
fluor . Quoique Buffon soit meilleur
naturaliste que Moyse, on a traité ses époques de
la nature comme un ingénieux roman. Les
encyclopédistes ont perdu de leur crédit,
parce qu' ils ont voulucider trop
imrieusement lesputations littéraires, et que
des coqs-d' inde se sont mêlés parmi des
aigles.
Il est plus difficile à Paris, de fixer
l' admiration publique que de la faire naître ; on
brise impitoyablement l' idole qu' on encensoit
la veille ; et dès qu' on s' apperçoit qu' un
homme ou qu' un parti veut dogmatiser, on
rit ; et voilà soudain l' homme culbuté et le
parti dissous.
CHAPITRE 177
p225
remarques.
la mode dans les grandes maisons, est
de ner, son épée au côté ; on s' esquive
sans saluer, à l' issue du repas : mais le devoir
de la maîtresse est de remarquer votre disparition,
et de vous crier un mot vague,
auquel on nepond que par un monosyllabe.
On repart dans la maison huit ou
dix jours après, sous peine d' impolitesse.
Quand on a passé un an sans visiter une
maison dans laquelle on a été admis, il faut
se faire présenter de nouveau par quelqu' un
qui porte vos excuses : on dit qu' on a été à
la campagne, qu' on a voyagé ; et la maîtresse
qui vous a vu au spectacle toute l' ane,
fait semblant de vous croire.
On éleve les enfans du premier âge beaucoup
mieux qu' autrefois. On les plonge souvent
dans les bains froids ; on a pris la coutume
p226
heureuse de les vêtirgérement et
sans ligatures.
Cela est bien fait ; car ennéral il ne
manque aux hommes de Paris, pour être des
femmes, que d' avoir des traits doux et des
formes arrondies. Une quantité d' ames feminines
habitent chez des hommes, à qui il ne
faut pas demander une sorte d' énergie
dont ils sont incapables.
Quand il n' est que petit jour chez madame,
les bons amis et les petits chiens ont la liber
d' entrer ; les volets ne sont qu' à demi
ouverts : le petit jour commence à onze heures
sonnant.
Quelques femmes à Paris ne se levent
que vers le soir, et se couchent lorsque l' aurore
paroît ; une femme bel-esprit adopte
ordinairement cette coutume, et on l' appelle
une lampe .
La maîtresse de la maison ne parle point
des plats qui sont sur la table ; il ne lui est
permis que d' annoncer une poularde de
Rennes, des perdrix du Mans, des pâtés
p227
de rigueux, du mouton de Ganges et des
olives d' Espagne.
Pour être l' homme du jour, il faut avoir
délicatesse de complexion, délicatesse d' esprit,
délicatesse de sentiment.
Jamais la renommée n' eut de trompettes
plus menteuses que les journaux imprimés à
Paris, et on ne les lit qu' en province.
Ce qu' il y a de plus rare à Paris, c' est
d' avoir un régiment et de n' en pas tirer vanité
devant les femmes : rien de moins commun
qu' un officier, non pas honnête, mais
modeste.
Un colonel dit qu' il est venu à Paris pour
faire des hommes , au lieu de dire faire des
soldats : l' usage a tellement prévalu, qu' on
ne se sert point d' un autre terme devant les
femmes.
Les boucles de souliers ressemblent toujours
à celles des harnois. Elles varient quant
au travail.
Un bon mot fait la fortune d' un homme.
Le comte de n' avoit que mille écus de
p228
rente, il donnoit trois mille livres à son
coureur, et il disoit, j' ai trouvé l' art d' avoir
toujours une année de mon revenu devant
moi . Ce bon mot enchanta toutes les femmes,
et fit une partie de son avancement.
On parle incessamment finances ; mais depuis
long-tems on a perdu en France le
livre de recette et depenses. On parle
encore de la marine ; mais on ne cite pas
Montesquieu. C' est l' unique chose , dit-il, que
l' argent seul ne peut pas faire .
Les riches ne font plus bonne chere,
parce qu' ils ont commen de trop bonne
heure, et qu' ils ont le goût émoussé. Souvent
le mtre de la maison, au milieu d' une
table délicieusement servie, boit tristement
du lait. Des jus et des coulis ; voilà la cuisine
nouvelle.
Les hommes, depuis quelques anes, sont
devenus jaloux d' avoir une belle figure, et
ils font tout pour ne pas paroître laids. Ils se
coëffent plus simplement et mieux qu' il y
a quinze ans.
p229
Point de maison assez riche à Paris pour
donner àner et à souper. La robene,
et la finance soupe. Les seigneurs ne dînent
qu' à trois heures et demie.
Nos repas sont un peu tristes ; on ne boit
plus ; on change d' assiettes sans les salir ; on
dit tout bas à sa gauche, de celui qui est
à sa droite ; une certaine dignité froide a
remplacé la gaieté que le vin inspiroit jadis.
Celui qui tient une bonne table, a du moins
l' avantage que l' on ne passe point sous silence
ses qualités ; et s' il a des talens, ils ne resteront
pas sans pneurs.
Les riches ont de l' argent pour les superfluités ;
ils n' en ont point pour obliger.
C' est un militaire, dit-on, qui a inventé
une dormeuse, pour courir la poste entre
deux draps.
On donne des pensions sur les jeux à des
femmes de qualité, et les vieilles tiennent le
tripot.
Nos jeunes seigneurs ont dans leur bibliotheque
Montaigne et Montesquieu ; mais
p230
les volumes en sont encore vierges.
L' art de parler remplace l' éloquence, et
cela est bien différent.
Tout se fait par intrigue ; les moindres
places ne s' accordent que par des détours.
On ne voit que soi et ses créatures, on abyme
un honnête adversaire, ou pour n' en avoir
pas le menti, ou pour s' acquitter, en mettant
de la protection à la place de l' argent.
L' homme qui peut dire mon orangerie ,
croit qu' il n' y a plus rien à ajouter à un mot
aussi sublime.
Telle femme dit qu' elle aimeroit mieux
être enterrée à Saint-Sulpice, que de vivre
en province.
divin, détestable , mots encore ordinaires
aux critiques, malgré le ridicule verà pleines
mains sur ce ton tranchant.
On avoue néanmoins assez généralement
qu' il n' y a rien de si stérile et de si superflu
que d' analyser les arts de pur sentiment.
Les gens du monde ont fait dans la langue
une langue nouvelle ; on n' a pas tort de dire
p231
qu' elle est élégante, mais inexpressive et sans
couleur.
La secte des puristes a régné pendant deux
ou trois anes ; elle tombe aujourd' hui : ces
éplucheurs de mots s' estimoient des personnages
rares, parce qu' ils possédoient assez
bien la grammaire.
Avec des nourrices, des gouvernantes,
des pcepteurs, des colleges et des couvens,
certaines femmes ne s' appeoivent presque
pas qu' elles sont meres.
On déclame toujours contre les financiers,
et moi tout le premier. Ils ont tant fait de
mal, a dit quelqu' un, que ceux d' aujourd' hui,
qui en font moins, paient pour leurs devanciers.
Les bourgeois n' ont pas encore de cuisiniers ;
mais cela viendra.
Combien de dupeurs d' oreilles, et combien
tous les jours d' oreilles dupées !
C' est la manie des grands de regarder ceux
qui les abordent, des pieds à la tête ; ce
qui s' appelle toiser . Il est facile à celui que
p232
cela choque, de les toiser à son tour.
Le toupet et sa formation sont une étude
pour le petit-maître qui veut trouver son
front admirablement développé, toutes les
fois qu' il interroge un miroir. Le perruquier
capable d' arrondir son toupet d' une maniere
qui lui plaise, est un homme pcieux.
Mais il y a cent mille hommes sans aucune
espece deche, qui regardent tout travail
comme roturier, et qui l' abandonnent au
vulgaire avecdain. Il faut bien qu' ils
s' occupent de ces choses importantes.
Un jeune homme dort fastueusement sous
un ciel de glaces, pour y contempler à son
aise, et dès qu' il ouvrira la paupiere, sa figure
efféminée.
Le valet-de-chambre ne porte point de
livrée, se borne à accommoder son maître,
a soin de la garde-robe, et le sert à table.
Les tracasseries sont moins fréquentes à
Paris que par-tout ailleurs.
Au banquet fastueux des grands et des
riches, il n' est pas rare de voir des femmes
p233
ne boire que de l' eau, ne point toucher à
vingt mets délicats, bâiller, se plaindre de
leur estomac ; et des hommes les imiter en
dédaignant le vin par air et pour afficher le
bon ton.
Il n' y a qu' à Paris où les femmes de soixante
ans se parent encore comme à vingt, et offrent
un visage fardé, moucheté, enfin une
tête fontangée.
Personne ne lit plus pour apprendre : on
ne lit que pour critiquer.
On recommence à parler de son fief .
Quant au cheval de race , l' expression en devient
surannée.
On a beau faire des traités de morale ; un
drap plus ou moins fin, un galon plus ou
moins large, un équipage ou un fiacre, douze
valets ou un simple domestique, une crapaudine
de quinze francs au doigt ou un brillant
de cinq cents louis, mettront toujours une
grande différence parmi les hommes. Cela est
bien sot ; mais les pauvres mortels jugent
ainsi.
CHAPITRE 178
p234
promenons-nous.
jetons un coup-d' oeil sur les établissemens
de nos eux : ainsi j' apprendrai l' histoire
des siecles qui m' ont précé; et chaque
église, chaque monument, chaque carrefour
m' offrira un trait historique et curieux. Tout
ce qu' a fait le fanatisme va se représenter
à ma moire ; car les sottises antiques n' ont
pas manq de recevoir des monumens propres
à les immortaliser, comme si elles avoient
craint de ne point échapper à cette honteuse
lébrité. On ne les apperçoit néanmoins
qu' à l' aide d' une légere érudition.
On conserva jusqu' au tems de Démétrius
De Phalere, c' est-à-dire, l' espace de neuf
cents années, le vaisseau que monta Thésée,
lorsqu' il délivra les athéniens du tribut de
Minos. à mesure que ce vaisseau vieillissoit,
on remplaçoit les pieces pourries par des
p235
pieces d' un bois neuf ; de sorte que l' on disputa
dans la suite si c' étoit le même vaisseau,
ou si c' en étoit un autre. La ville de Paris
ressemble un peu à ce vaisseau ; on a tant
mis de pieces qu' il ne reste rien de la premiere
construction.
Je songe que quand je serois gentilhomme,
et que je ferois remonter mon arbre
généalogique jusqu' aux tems de Marcomir et
de Pharamond, ce qui rendroit si fier un
autre, ne m' enorgueilliroit pas un instant ;
car je ne prouverois autre chose, sinon que
je tire mon origine d' un sicambre ;
c' est-à-dire, d' un barbare et d' un demi-sauvage.
Je me rappelle que saint Remi, prêt à
verser l' eau du baptême sur la tête de Clovis,
en présence de son armée, lui dit : baisse le
cou, fier Sicambre .
Et si le ciel venoit à découvrir tout-à-coup
à nos regards la ritable filiation des
généalogies humaines, quel spectacle nouveau
et curieux ! Point de roi qui ne comptât
un esclave parmi ses aïeux ; point d' esclave
qui ne comptât un roi.
p236
Le vrai noble ne seroit-il pas ce bourgeois
qui se vantoit de pouvoir prouver par des
titres authentiques, plus de six cents ans de
roture de pere en fils ?
Qui auroit dit au grand Constantin, que
les plus brutaux des hommes s' asseieroient
un jour sur son trône, et s' en diroient fiérement
les propriétaires ? Les puissantes monarchies
ont été fondées par des barbares ;
et le descendant d' un calmouke, maintenant
tu de peaux de bêtes sauvages, portera
peut-être un jour la superbe couronne
de France. Que ne fait pas le tems, et quelles
étranges révolutions n' amene-t-il pas sur
la terre !
Notre premiere origine du moins est plus
noble que celle de Rome : nous n' avons
pas eu pour fondateur un berger Romulus,
qui, pour peupler sa petite ville, fit signifier
à tous les voleurs, brigands, meurtriers de
l' Italie et de la Toscane, de venir jouir chez
lui d' une sauve-garde infame.
En me promenant donc, je voyage dans
p237
l' antiquité. Je me rappelle les époques les
plus intéressantes. Je me plais à croire que
je suis descendu des francs qui portoient les
cheveux longs, et non du peuple subjug,
dont on coupoit la chevelure. à mon amour
pour la liberté, je me sens de la race du
peuple vainqueur, qui conservoit ses cheveux
dans toute leur longueur ; et quand
je vois les cheveux flottans de nos psidens,
conseillers et jeunes avocats, je me dis,
voilà les francs .
J' aime à me représenter cette ville superbe
sortant d' un marais fangeux, vers la
fin de la seconde race, et enfermée jusqu' alors
entre les deux bras de la riviere.
Je ne rencontre point des boeufs, sans me
dire, voilà les coursiers du carrosse du roi
Dagobert :
quatre boeufs attelés, d' un pas tranquille et lent,
promenoient dans Paris le monarque indolent .
Il y avoit loin de ce char à celui qui
conduisoit Louis Xvi, le jour de son sacre,
p238
dans la ville de Rheims. Mais le bon Dagobert
ne croyoit peut-être pas à la possibilité
d' une plus grande magnificence.
à la rue du pet-au-diable et à la rue tire-boudin,
je vois succéder les belles rues qui environnent
le Luxembourg, le palais-royal et
les tuileries. Des hameaux ont été le berceau
de grands empires ; et des barques de pêcheurs,
l' origine de puissances maritimes.
à mesure que le cimetiere des innocens
vient affliger ma vue, j' appeois aussi la
tour octogne, où l' on faisoit sentinelle contre
les normands, dont les incursions subites
et fréquentes alarmoient la ville. Dans la
belle rue saint-Antoine, venoient des choux,
des carottes et des navets. Là se tint le
tournois où Henri Ii fut blessé :se battirent
depuis et se firent justice mutuelle les
infames mignons de Henri Iii.
Le quartier de l' université me dit que
Philippe-Auguste aima les lettres et fonda
les écoles : ces écoliers peuplerent la ville ;
et c' est à raison de cette population, que
p239
le parlement devint sédentaire sous Philippe
Le Bel : ainsi les lettres ont toujours
été utiles... je glisse un peu sur le pavé :
cela me fait souvenir qu' on ne commença de
paver les rues qu' en 1184, et que ce fut
un financier qui fit cette bonne oeuvre : après
en avoir don le projet, il contribua beaucoup
à la pense.
Si je traverse la place des victoires, je
me dis : on voloit en plein jour, sur ce terrein
l' on voit aujourd' hui la figure d' un
roi qui voulut être conquérant. Ce quartier
s' appelloit le quartier vuide-gousset . Un petit
bout de rue, qui conduit à la place où le
souverain est représenté en bronze, en a retenu
le nom ; et dans cette place des victoires,
qui a si long-tems révolté l' Europe,
je ne puis m' empêcher de me rappeller ce
courtisan qui, selon l' abbé de Choisi,
p240
avoit eu le dessein d' acheter une cave dans
l' église des petits-peres, de la pousser sous
terre jusqu' au milieu de cette place, afin
de se faire enterrer, et de pourrir religieusement
sous la statue de Louis Xiv, son
maître, l' homme immortel .
Je ne traverse point la rue de la féronnerie,
sans voir le couteau sanglant de Ravaillac
sortir fumant de ce coeurnéreux,
qui ne méritoit pas de mourir de la mort des
tyrans.
C' est le bon Henri Iv qui a fait achever
le pont-neuf ; son effigie a réjoui ma vue
presque chaque jour de ma vie : mais jusqu' à
quand dureront les maisons sur les ponts, les
marcs infects, étroits et sans abord, les
rues tortueuses, embarrassées et mal-propres ?
Et je vois la bastille que Charles V fit
bâtir, sans en deviner le futur emploi, et
que tout ami des loix ne considere point,
sans s' indigner et gémir.
C' est tout auprès, et sur le quai des célestins,
que je revois en idée l' hôtel saint-Paul,
p241
qu' occupoit le sage Charles V. La
royauté alors avoit un front populaire : la
maison royale étoit flanquée de colombiers,
les jardins renfermoient des légumes, et un
luxe monstrueux ne consternoit pas le regard
du citoyen.
Rue des écrivains. Le nom de Nicolas
Flammel, si cher aux adeptes, me revient
en mémoire ; il fut bienfaisant, et conséquemment
sa moire doit être honorée. Il fonda
des hôpitaux, et toutes ses libéralités ont
porté l' empreinte d' unritable ami de l' humanité.
Je vénere Nicolas Flammel et Pernelle sa
femme. Qu' il ait troula pierre
philosophale ou non ; ses recherches, ses
travaux et ses fondations annoncent un
homme supérieur à son siecle.
Quand je m' embarque ou que je débarque
au port Saint-Landry, il m' est impossible
de ne pas me souvenir que le corps
d' Isabeau De Baviere, cette méchante reine,
femme de Charles Vi morte en 1435, fut
confié à un batelier qui avoit ordre de le
p242
remettre, sans autre rémonie, au prieur
de saint-Denis. Les frais de telles obseques
n' étoient pas considérables.
L' église notre-dame, qui ne fut achevée
qu' au bout d' environ deux cents ans, et
dont le portail très-curieux porte l' empreinte
dunie de nos peres, est un monument
qui a de la grandeur, de la majesté, et dans
lequel je me promene toujours avec plaisir.
On a reblanchi ce temple, et il a perdu
cette teinte vérable et cette obscurité imposante
qui commande un respect religieux.
Le palais, jadisjour des rois de la troisieme
race, incendié il y a trois ans, est
rebâti au moment que j' écris. Les magistrats
n' arrivoient point alors dans un équipage.
On voyoit deux conseillers en robes et en
rabats, montés sur la même mule, barquer
fraternellement sur les degrés de la
grand' -salle, et s' en retourner de me.
J' entre dans la petite église de
saint-Pierre-aux-boeufs, qui fut profanée, en 1503,
par un jeune homme d' Abbeville. Il arracha
p243
l' hostie des mains du prêtre, en s' écriant,
quoi, toujours cette folie ! Ce jeune homme
étoit instruit, entendoit très-bien Homere,
Ciceron et Virgile. Il fut brûlé vif pour
paration.
Et la rue d' enfer, où l' on ne voit plus ni
diables ni revenans, mais qui porte sur des
carrieres beaucoup plus dangereuses. Saint
Louis la donna aux chartreux pour exorciser
ces fantômes : depuis ce tems on n' y vit plus
de spectres ; et lesdites maisons, bien peuplées,
rapportent de bel et bon argent.
L' hôpital des quinze-vingts fut fonpar
le même saint Louis ; on vient de le mettre
à bas, et la place est nette. C' étoit là que les
prédicateurs faisoient la répétition des sermons
qu' ils devoient prêcher à la cour.
Rue de la poterie, commença le spectacle
fraois : c' étoit le procureur du roi qui faisoit
la police, et non les gentilshommes de
la chambre, qui faisoient alors le lit du roi,
et rien de plus.
Aux halles, Charles V, encore dauphin,
p244
haranguoit de toutes ses forces contre Charles
le mauvais, roi de Navarre ; mais il y fut
sifflé, parce qu' il n' avoit pas la bonne mine
et l' éloquence de son adversaire.
Rue des prouvaires, Alphonse V, roi de
Portugal, fut magnifiquement logé chez un
épicier, ainsi que nous avons vu de nos jours
l' empereur habiter un appartement garni, rue
de Tournon, afin d' y être plus libre qu' ailleurs.
C' est à la butte-saint-Roch que la pucelle
d' Orléans se distingua et fut blessée, en attaquant
Paris, dont les anglois étoient les mtres.
Cette butte-saint-Roch portoit encore,
il y a cent ans, des moulins sur sa cime.
Au reste, le grand César a lodans la cité,
et l' empereur Julien aussi, qui aimoit fort les
parisiens et leur ville, ce dont je lui sais
bon gré.
Rue de l' université, je songe aux privileges
de cette université, tombés en suétude.
Dès qu' on y portoit quelqu' atteinte,
elle fermoit ses écoles ; plus de leçons
théologiques,
p245
scholastiques ; plus de sermons. La
cour alare étoit forcée de der. Le nom
de Charlemagne alors remplit mon imagination :
les bulles des souverains pontifes régissoient
ce corps, chez lequel étoient concentrées
toutes les lumieres. Il ne lui reste plus,
de cette ancienne et incroyable puissance,
que quelques formes extérieures. Le recteur
fait ouvrir les deux battans chez le roi, et se
promene dans Paris tous les trois mois,
comme le monarque des esprits : c' est ordinairement
un pauvre pédant, gonflé de latin
et de sottise. S' il meurt pendant son rectorat,
l' université a le droit de le faire enterrer à
saint-Denis, à la suite des rois. L' université
toutefois a donné l' idée des postes.
Je me rappelle en riant, au sujet des droits
du recteur, que Jules Ii menaçoit de jeter
un interdit sur le royaume, et de citer Louis
Xii, le clergé de France et le parlement de
Paris, à comparoître devant lui.
Je ne puis pas entendre parler de la cloche
de Saint-Germain-L' Auxerrois, parce qu' elle
p246
donna le signal du massacre de la Saint-Barthélemi.
La nouvelle église sainte-Genevieve me
prouve que dans tous les tems on a deman
à cette sainte bergere la guérison des principes
et des rois, ainsi que de la pluie dans
la sécheresse, et du beau tems dans la pluie.
Ce nouvel édifice va propager encore cette
vieille coutume, et il y a apparence qu' elle
subsistera long-tems.
Dans l' ancienne église, j' ai baisé pour
mon compte la châsse découverte de la sainte,
avec toute la populasse de Paris, le 10 mai
1774, au moment même que Louis Xv expiroit ;
et je me souviens d' un bon mot qui
fut dit à mestés, et que je n' imprimerai
pas, car il ne faut pas tout imprimer.
En contemplant la façade du louvre, je
dis : Louis Xiv avoit une furieuse passion
pour l' architecture ; car, malgré tout son orgueil,
il a traité le cavalier Bernin à l' instar
d' un souverain ; et néanmoins le dessin de
Claude Perraut, quoique médecin de profession,
p247
fut heureusement pféré ; et c' est
d' un tel homme que le versificateur Boileau
a eu l' insolence de vouloir se moquer !
Ah ! Si Louis Xiv, m' écrié-je quelquefois,
avoit dépensé à Paris le quart de ce
que lui coûta depuis son Versailles, Paris
seroit devenu la plus étonnante ville de
l' univers.
Et si je me trouve engagé dans la rue
trousse-vache, je me souviens que le cardinal
de Lorraine, revenant du concile de
trente, et voulant faire une espece d' entrée
triomphante à Paris, fut charvertement
par Montmorency : alors sa craintive éminence
se sauva dans l' arriere-boutique d' un
marchand, et de sous le lit d' une pauvre
servante, d' où il ne sortit que quand celle-ci
voulut enfin se coucher.
Et le puits d' amour, rue de la truanderie !
Je le regarde avec respect ; c' étoit l' autel
les amans du bon vieux tems se juroient
et se gardoient fidélité.
Rue saint-Thomas-du-louvre, étoit
p248
l' hôtel de Rambouillet, bureau d' esprit,
siégeoit Mademoiselle De Scuderi. On n' y traitoit
pas des questions profondes, politiques,
taphysiques, etc. Mais la conversation y
étoit gracieuse, légere, et avoit cette fleur
de galanterie qui a été remplacée par la froide
et taciturne politesse.
Le burlesque Scarron, qui eut pour successeur
le grave Louis Xiv, lequel épousa sa
veuve, prude dangereuse s' il en fut jamais,
demeuroit rue de la tixeranderie.
à la place l' on a vu depuis le clément
Henri Iv, fut brûle grand-maître des templiers ;
et ce ne fut pas la seule victime.
Le cruel Philippe Le Bel se rendit coupable
de ce crime atroce aux yeux de la postérité.
Leurs privileges et leurs possessions, leur
ton qui visoit à l' inpendance, voilà ce qui
arma Philippe Le Bel contr' eux ; et pour les
anéantir, on leur chercha des forfaits imaginaires :
leurs biens-meubles furent confisqs au
profit du comte de Provence. Quelle horreur !
C' est dans la vieille rue du temple que
p249
fut assassiné par le duc de Bourgogne le duc
d' Orléans, frere unique du roi Charles Vi,
qui, quoiqu' en mence, porta toujours le
sceptre.
Et quand je passe vis-à-vis la nouvelle
école de chirurgie, je ne puis m' emcher
de songer que la dissection du corps humain
passoit encore pour un sacrilege dans le
commencement du regne de Fraois Ier. Combien
de découvertes anatomiques depuis ce
tems-là ! Et avec quelle rapidité cette science
si retardée s' est accrue et perfectionnée de
nos jours !
Fuyons ce passage, c' est la morne ; c' est
ce petit caveau où l' on dépose les corps morts
dont la justice se saisit, le tout pour qu' on
puisse les reconnoître. La populace est avide
de cet affreux spectacle ; c' est bien le plus
voltant que l' imagination puisse représenter.
Qui croiroit de nos jours, que l' église de
s Jacques-de-la-boucherie fut jadis un lieu
de refuge pour les assassins ? Rien n' est plus
vrai cependant.
p250
à la place de greve.... on ne peut traverser
cette place sans faire, malgré soi,
des réflexions sur notre jurisprudence criminelle,
qui, par son imperfection, contraste
si honteusement avec les lumieres de notre
siecle.
Quand je passe la riviere au quai malaquais
ou des quatre-nations, il me revient
en mémoire le discours de ce batelier qui,
tenant Henri Iv dans son bateau, et ne le
connoissant pas, disoit ne pas trop goûter les
fruits de la paix de Vervins. il y a des
impôts... etc.
p251
je vois en plein ce louvre d' où Henri Iii
prit la fuite devant le duc de Guise qui,
manquant de le faire prisonnier, manqua ce
jour-là de mettre la couronne sur sa tête,
et de commencer en sa personne une quatrieme
race. Sous cette nouvelle dynastie,
la France auroit pris sans doute une toute autre
forme, une combinaison différente ; les historiens
et historiographes de France n' auroient
pas manq de... mais il ne s' agit point ici
de cela ; passons à un nouveau chapitre.
CHAPITRE 179
la sainte-chapelle.
voyons la sainte-chapelle, fondée par
saint Louis, pour remplacer l' oratoire de
Louis Le Gros.
Nicolas Boileau Despréaux, placé si
mal-à-propos au rang de nos grands hommes, y
est enterré précisément sous le lutrin qu' il a
chanté.
p252
De grands vitraux, qui ont plus de six cents
ans, et qui ont été vus par la reine Blanche,
amante d' un beau cardinal, font un très-bel
effet, et rappellent le siecle des croisades.
Les idées singulieres qui régnoient alors, reviennent
en foule à notre mémoire.
Dans ce même siecle, l' empereur Baudouin
ayant besoin d' argent, engagea avec
un regret infini les reliques de sa chapelle ; et
le dévot Louis, roi de France, dans la joie de
son ame, crut faire une excellente acquisition,
en payant deux millions huit cents mille
livres de notre monnoie , un morceau de la
vraie croix, le fer de la lance dont le côté
adorable desus-Christ fut percé, une partie
de l' éponge qui servit à lui donner du vinaigre,
et un fragment de la pierre du saint-sépulcre,
etc. Puis il retira, pour une somme
à peu près pareille, la couronne d' épines,
qui étoit en gage chez les vénitiens. Rien
n' égala son ivresse extatique, quand il put
rassembler dans une châsse ces précieuses
conquêtes.
p253
La nuit du 10 mai 1575, une main sacrilege
déroba le morceau de la vraie croix :
quelle solation ! On mit des gardes aux
portes ; on fouilla tout le monde ; on fit une
procession générale pour demander au ciel le
recouvrement de la relique ; on ne retrouva
point les voleurs ni le vol : on publia que la
reine-mere, avide d' argent, avoit vendu
cette relique aux italiens, qui cependant en
revendoient alors à toute l' Europe.
Pour consoler la douleur publique, on
puisa dans le coffre un second morceau de la
vraie croix, mais hélas ! Bien inrieur au
premier en longueur, largeur et grosseur.
On l' enchâssa dans une croix toute semblable
à celle qui avoit été enlee : cette croix est
la même que l' on expose aujourd' hui à la
nération des fideles.
Le chef de saint Louis est dans cette église :
il appartenoit au trésor de saint-Denis ; mais
le roi Philippe Le Bel obtint du pape, que le
chef et une te de s Louis seroient transportés
dans la chapelle de Paris. Néanmoins,
p254
pour ne pas trop affliger les bénédictins, qui
se lamentoient sur cette perte, on laissa au
trésor la choire inrieure de ce chef.
Le chantre porte au haut de son bâton,
une tête antique de l' empereur Titus, qu' on
a métamorphosée en tête de saint Louis, à
raison de quelques traits de ressemblance.
Ainsi l' empereur Titus assiste tous les jours
à l' office de la sainte-chapelle, tenant d' une
main une petite croix, et de l' autre une couronne
d' épines. Certes, l' empereur Titus ne
s' y attendoit pas !
La nuit du jeudi au vendredi-saint, on expose
publiquement à la sainte-chapelle un
morceau de bois de la vraie croix. Tous les
épileptiques, sous le nom de possédés, accourent
en foule, et font mille contorsions
en passant devant la relique : on les tient à
quatre ; ils grimacent, poussent des hurlemens,
et gagnent ainsi l' argent qu' on leur a
distrib.
On tolere ce spectacle ridicule, pour entretenir
parmi la populace l' espérance de la
p255
guérison miraculeuse de ces maux pus
incurables, ou pour maintenir la croyance qui
lui reste.
Plusieurs de ces prétendus possédés, qui
ne hurlent qu' à minuit précis, au moment
que l' on tire du coffre l' instrument du supplice
du sauveur du monde, ont le privilege ce
jour-là de se pandre en imprécations publiques ;
elles sont sensées la pure inspiration du
diable.
J' y ai entendu, en 1777, le plus hardi, le
plus incroyable des blasphémateurs. Imaginez
tous les adversaires desus-Christ et de sa
divine mere ; imaginez tous les impies incdules
lés ensemble et ne formant qu' une
seule voix : eh bien ! Ils n' ont jamais approc
de son audace sacrilege, injurieuse et dérisoire.
Ce fut pour moi, et pour toute l' assemblée,
un spectacle bien nouveau et bien
étrange, que d' entendre un homme défier
publiquement et d' une voix de tonnerre le
dieu du temple, insulter à son culte, provoquer
sa foudre, vomir les invectives les
p256
plus atroces ; tandis que tous ces blaspmes
énergiques étoient mis sur le compte du diable.
La populace se signoit en tremblant, et
disoit, le front proster contre terre, c' est
le mon qui parle . Aps qu' on l' eut fait
passer trois fois de force devant la croix (et
huit hommes le contenoient à peine) ces
blasphêmes devinrent si outrés, si épouvantables,
qu' on le mit à la porte de l' église,
comme abandonné à jamais à l' empire de
Satan, et ne méritant pas d' être guéri par
la croix miraculeuse. Imaginez une garde publique,
qui pside cette nuit-là à cette inconcevable
farce, dans un siecle tel que le nôtre !
Insenou maniaque, ou simplement acteur
soudoyé, je n' ai jamais cou le rôle de
ce personnage. Ceux qui auront été présens,
et qui se rappelleront ses licentieuses paroles,
doivent confesser qu' il poussa ce rôle bien
avant, et que le lendemain, à leur réveil,
rien ne dut leur paroître plus extraordinaire
que ce qu' ils avoient vu et entendu la nuit.
p257
L' année suivante, le beau monde se rendit
en foule, pour voir la seconde repsentation
de cette curieuse codie, devenue fameuse
par le récit fidele des assistans. On attendoit
le grand acteur : mais il ne parut pas. La police
lui avoit fermé la bouche : le diable se tut
conséquemment. Il n' y eut que des convulsionnaires
subalternes, qui ne méritoient pas
la peine d' être examinés ni entendus : à peine
vomirent-ils un petit blasphême . Le diable avoit
épuisé l' année pdente toute sa rhétorique ;
mais il faut convenir qu' elle fut riche. Croiroit-on,
je le répete, que tout cela se passe
à Paris, dans le dix-huitieme siecle ? Pourquoi ?
Comment ? à quel but ? Je n' en sais
rien, et bien d' autres seroient embarrassés à
pondre.
CHAPITRE 180
l' église de sainte-Genevieve.
à Dieu ne plaise que je me moque de
sainte Genevieve, patronne antique de la
p258
capitale ! Le petit peuple vient faire frotter des
draps et des chemises à la csse de la sainte,
lui demander la guérison de toutes les fievres,
et boire en conséquence de l' eau mal-propre,
qui sort d' une fontaine réputée miraculeuse.
Mais les échevins, le parlement et les autres
cours souveraines lui demandent bien de la
pluie dans la sécheresse et la grison des
princes ! Quand ils agonisent, on découvre
alors la châsse par degrés, comme pour laisser
échapper plus ou moins de vertu efficace,
selon le danger. Quand il est extrême, alors
la châsse est exposée toute nue.
à Dieu ne plaise que je me moque de ce
bon peuple, qui tourne le dos au saint sacrifice
de la messe, pour se prosterner devant
la sainte bergere ! Le sourire naît d' abord
involontairement sur les levres ; mais quand
je vois sur le visage des dévots la douce chaleur
de l' espérance qui enflamme et ble
leur coeur ; quand j' y lis les sentimens d' affection
dont ils sont pénétrés, l' attente qui les
consume, la confiance qui les anime ; je me
p259
reproche de ne point partager ces consolantes
émotions. La raison et la philosophie ne
mettent rien à la place de ces heureuses et
profondes illusions.
Oui, tel savetier meurt d' amour pour
sainte Genevieve, la consulte dans ses chagrins,
l' invoque dans ses peines, l' appelle
dans ses afflictions, et ressent les transports
de la passion la plus enthousiaste. Je voudrois
pouvoir jouir comme lui, en psence de la
châsse, de ces voluptés extatiques.
Je sais que je ne vois pas ailleurs des fronts
plus resplendissans devant l' objet de leur
tendresse. J' ai vu couler des pleurs ; j' ai entendu
des sanglots, des soupirs qui m' ont ému
jusqu' au fond de l' ame ; et j' ai respecté en ce
moment ce culte adapté aux bornes de l' intelligence
du vulgaire, adapté peut-être encore
plus à sa misere. Il prie avec ferveur ;
il prie de toutes ses forces : son coeur se fond,
s' amollit, sepand ; et l' ame du philosophe
reste quelquefois seche et aride, me lorsqu' il
veut s' élever vers un culte plus sublime
p260
et plus pur... je retournerai au pied de la
châsse de sainte Genevieve ; je me mettrai
à genoux au milieu des dévots, et je respecterai
leur foi et leur confiance.
J' ai vu une femme psenter trois chemises
au robuste irlandois qui, au moyen
d' une longue et pesante gaule, atteint à la
châsse de la sainte, très-exhaussée. Les chemises
ayant suffisamment frotté les parois de
la châsse, redescendirent ; mais la femme
soutint que la chemise du milieu n' ayant point
touché la châsse, n' avoit pu recevoir la vertu
miraculeuse. Elle obligea l' irlandois à reporter
parément la chemise du milieu au bout de la
gaule : pour cette fois, le frottement fut complet,
et la femme satisfaite. Elle s' avisa de jeter
son argent dans un tronc voisin ; l' irlandois
soutint que cet argent devoit être mis dans
un plat, et pas dans un tronc. Il parut regretter
la double peine qu' il avoit prise ; la femme
emporta ses chemises sans s' embarrasser de ses
murmures, et elle disoit en s' en allant : elles
ont bien touc à la csse, je m' en vante !
p261
Curieux ensuite de lire des billets écrits,
et appliqués aux colonnes voisines ; je m' approchai
et je lus :
on recommande à vos prieres une jeune
femme environnée de ducteurs, et prête à
succomber.
on recommande à vos prieres un jeune homme
qui voit mauvaise compagnie, et qui couche.
on recommande à vos prieres un homme en
danger de la damnation éternelle, et qui lit des
livres philosophiques .
On bâtit une magnifique église, pour placer
cette châsse sous une superbe coupole ;
elle coûtera bien douze à quinze millions et
au-delà. Quelle énorme et inutile pense,
qu' on auroit pu appliquer au soulagement des
miseres publiques ! Et quel temple peut-on
élever, disent les saintes écritures, à celui
qui a le ciel pour manteau, et la terre pour
marche-pied ? Les curieux iront visiter
l' architecture, et la populace la sainte. On y
travaille depuis trente années. Les os de
Descartes
p262
reposent dans l' ancien temple avec une
épitaphe ; les reportera-t-on non loin de
la châsse qui opere des miracles ? Quel alliage !
Sainte Genevieve et Descartes côte àte !
Ils s' entretiennent dans l' autre monde ; que
disent-ils de celui-ci ? Mais l' humble Descartes
n' a point de châsse.
CHAPITRE 181
noviciat des jésuites.
ô changement ! ô instabilité des choses
humaines ! Qui l' eût dit, que des loges de
francs-mons s' établiroient rue pot-de-fer,
au noviciat dessuites, dans les mêmes salles
ils argumentoient en théologie ; que
le grand orient sucderoit à la compagnie
de Jésus ; que la loge philosophique des
neuf soeurs occuperoit la chambre de méditation
des enfans de Loyola ; que M De Voltaire y
seroit reçu franc-mon en 1778, et que
M De La Dixmerie lui adresseroit ces vers
heureux :
p263
qu' au seul nom de l' illustre frere,
tout maçon triomphe aujourd' hui :
s' il reçoit de nous la lumiere,
le monde la reçoit de lui.
que son éloge funéraire, et son apothéose
enfin, se célébreroient avec la plus grande
pompe, dans le même endroit l' on invoquoit
saint François-Xavier ?
ô renversement ! Le rable assis à la
place du p Griffet, les mysteres maçonniques
remplaçant.. ! Je n' ose achever. Quand
je suis sous ces vtes inaccessibles aux grossiers
rayons du soleil, ceint de l' auguste tablier,
je crois voir errer toutes ces ombres
jésuitiques, qui me lancent des regards furieux
et désespérés. Et là, j' ai vu entrer frere
Voltaire, au son des instrumens, dans la
me salle on l' avoit tant de fois maudit
théologiquement. Ainsi le voulut le grand
architecte de l' univers : il fut lo d' avoir
combattu pendant soixante années le fanatisme
et la superstition ; car c' est lui qui a
frappé à mort le monstre que d' autres avoient
p264
blessé. Le monstre porte la fleche dans ses
flancs ; il pourra tourner sur lui-me encore
quelque tems, et exhaler les derniers
efforts de sa rage impuissante : mais il faut
qu' il tombe enfin, et qu' il satisfasse à l' univers.
ô jésuites ! Auriez-vous deviné tout
cela, quand votre p La Chaise enveloppoit
son auguste pénitent dans ses mensonges
les plus dangereux, et que d' autres de la
me robe lui inspiroient leur barbare intolérance,
leurs idées basses, rétrécies, attentatoires
à la liberté et à la dignité de l' homme ?
Vous avez été les ennemis obstinés de
p265
la lumiere bienfaisante de la philosophie ; et
des philosophes se jouissent dans vos foyers,
de votre chûte rapide ! Les francs-mons,
appuyés sur la base de la charité, de la tolérance,
de la bienfaisance universelle, subsisteront
encore, lorsque vos noms neveilleront
plus que l' idée d' un égoïsme persécuteur !
CHAPITRE 182
piliers des halles.
sous les piliers des halles, subsiste encore
la maison est né notre Moliere, le
poëte dont nous nous glorifions. Là, regne
une longue file de boutiques de fripiers, qui
vendent de vieux habits dans des magasins
mal éclairés, et où les taches et les couleurs
disparoissent.
Quand vous êtes au grand jour, vous
croyez avoir acheté un habit noir ; il est verd
ou violet, et votre habillement est marque
comme la peau d' un léopard.
p266
Des courtauds de boutique, désoeuvrés,
vous appellent assez incivilement ; et quand
l' un d' eux vous a invité, tous ces boutiquiers
recommencent sur votre route l' assommante
invitation. La femme, la fille, la
servante, le chien, tous vous aboient aux
oreilles ; c' est un piaillement qui vous assourdit,
jusqu' à ce que vous soyez hors des
piliers.
Quelquefois ces drôles-là saisissent un
honnête homme par le bras ou par les épaules,
et le forcent d' entrer malgré lui ; ils
se font un passe-tems de ce jeu indécent :
on est obligé de les punir, en leur appliquant
quelques coups de canne, afin de ctier leur
insolence ; mais ils sont incorrigibles.
Vous y trouvez aussi de quoi meubler
une maison de la cave au grenier, lits, armoires,
chaises, tables, secretaires, etc. Cinquante
mille hommes n' ont qu' à débarquer
à Paris, on leur fournira le lendemain cinquante
mille couchettes.
Les femmes de ces fripiers, ou leurs soeurs,
p267
ou leurs tantes, ou leurs cousines vont tous
les lundis à une espece de foire, dite du
saint-esprit , et qui se tient à la place de
greve. Il n' y a pas d' exécution ce jour-là :
elles y étalent tout ce qui concerne
l' habillement des femmes et des enfans.
Les petites bourgeoises, les procureuses,
ou les femmes excessivement économes y
vont acheter bonnets, robes, casaquins, draps ,
et jusqu' à des souliers tout faits. Les
mouchards y attendent les escrocs, qui arrivent
pour y vendre des mouchoirs, des serviettes
et autres effets volés. On les y pince,
ainsi que ceux qui s' avisent d' y filouter. Il
paroît que le lieu ne leur inspire pas de sages
flexions.
On diroit que cette foire est la défroque
féminine d' une province entiere, ou la dépouille
d' un peuple d' Amazones. Des jupes , des
bouffantes , des déshabillés sont épars,
et forment des tas où l' on peut choisir. Ici,
c' est la robe de la présidente défunte, que
la procureuse achete : là, la grisette se coëffe
p268
du bonnet de la femme-de-chambre d' une
marquise. On s' habille en place publique, et
bientôt l' on y changera de chemise.
L' acheteuse ne sait et ne s' embarrasse pas
d' où vient le corset qu' elle marchande : la
fille innocente et pauvre, sous l' oeil même
de sa mere, revêt celui avec lequel dansoit,
la veille, une fille lubrique de l' opéra. Tout
semble purifié par la vente ou par l' inventaire
aprèss.
Comme ce sont des femmes qui vendent
et qui achetent, l' astuce est à peu près égale
des deux côtés. L' on entend de très-loin
les voix aigres, fausses, discordantes, qui se
débattent. De ps la scene est plus curieuse
encore. Quand le sexe (qui n' est pasle
beau sexe) contemple des ajustemens féminins,
il a dans la physionomie une expression
toute particuliere.
Le soir, tout cet amas de hardes est emporté
comme par enchantement ; il ne reste
pas un mantelet, et ce magasin inépuisable
repartra sans faute le lundi suivant.
CHAPITRE 183
p269
rue tirechappe.
sortant des piliers des halles, vous entrez
dans la rue tirechappe, lieu cher aux
avares. Et pourquoi ? Me demandera-t-on.
Parce qu' ils y composent un habit, à peu
près comme un tragique moderne compose
une tragédie françoise, de pieces et de morceaux
rapportés.
L' avare entre dans cette rue étroite, où
pendent des milliers de fragmens d' étoffes de
toute couleur, de toute grandeur, et sous
toutes les formes possibles ; et à force d' aller
d' une boutique à l' autre, il trouve l' étoffe
qu' il cherche. Le scientifique économe la reconnoît
à la premiere vue. Son coup-d' oeil
est sûr ; il sait combien il faut de morceaux
pour la facture de son habit, et il en a la
coupe toute imprimée dans son cerveau. Il
fait la leçon au tailleur surpris et mécontent,
p270
lui livre l' étoffe et la doublure : il n' y a
que ce qu' il faut, il n' y a rien de trop.
Quelle justesse ! Quelle précision ! Le tailleur
se tait, admire ; et comme il a rencontré
son maître, il se contente du prix pour
la façon.
Cette rue semble renfermer un peuple
juif, tant il est sale et pressé. C' est la même
avidité dans le regard, le même patelinage
dans la parole. Les magasins sont comblés ;
on ne sait où couche toute la maison : les
cloisons sont formées de leurs marchandises,
qui montent jusqu' aux plafonds. Les
étoffes pendantes servent de rideaux, et tous
dorment ensevelis sous des chiffons. Il faut
de la chandelle pour y dîner en plein midi ;
et quand on veut vérifier la couleur d' un
chiffon, on le porte à la croisée, dont les
carreaux sont enduits d' une crasse lucrative.
Ce peuple juif est riche ; il file du matin
au soir des morceaux d' étoffes de soie et de
coton. Ils font de l' argent de ce qui paroîtroit
à d' autres yeux ne devoir remplir que la hotte
du chiffonnier.
CHAPITRE 184
p271
le chiffonnier.
je l' ai prononce mot ignoble ! Me le
pardonnera-t-on ? Le voyez-vous cet homme
qui, à l' aide de son croc, ramasse ce qu' il
trouve dans la fange, et le jette dans sa hotte ?
Ne tournez pas la tête ; point d' orgueil,
point de fausse licatesse. Ce vil chiffon est
la matiere premiere, qui deviendra l' ornement
de nos bibliotheques, et le trésor précieux
de l' esprit humain. Ce chiffonnier précede
Montesquieu, Buffon et Rousseau.
Sans son croc, mon ouvrage n' existeroit
pas pour vous, lecteur. Ce ne seroit pas un
grand mal. D' accord ; mais vous n' auriez aucun
livre : vous lui devez cette matiere qui
va former le papier, dont l' origine paroît si
vile. Tous ces chiffons mis ente, voilà
ce qui servira à conserver les flammes de
l' éloquence, les pensées sublimes, les traits
p272
généreux des vertus, les actions les plus
morables du patriotisme.
Toutes ces idées volatiles vont se fixer
aussi rapidement qu' elles ont été conçues.
Toutes ces images, tracées dans l' entendement,
s' attacheront, s' imprimeront, se colleront ;
et malgré la nature, qui fait mourir
l' homme de génie, ces productions appartiendront
désormais à l' univers, et ne périront
qu' avec lui. Honneur au chiffonnier !
CHAPITRE 185
rue de la huchette.
une maison de quatre étages, toute peuplée,
s' écroula dans cette rue le 7 février
1767. On trouva dans lesbris un jeune
enfant de six ans, que deux poutres, en se
croisant heureusement sur sa tête, avoient
préservé de la mort ; il n' avoit pas la plus
légere contusion.
Les turcs qui vinrent à la suite du dernier
p273
ambassadeur Ottoman, ne trouverent rien de
plus agréable dans tout Paris que la rue de
la huchette, à raison des boutiques de rôtisseurs,
et de la fumée succulente qui s' en
exhale. On dit que les limousins y viennent
manger leur pain sec à l' odeur dut.
à toute heure du jour on y trouve des
volailles cuites ; les broches ne désemparent
point le foyer toujours ardent. Un tournebroche
éternel, qui ressemble à la roue
d' Ixion, entretient la torréfaction. La fournaise
des cheminées ne s' éteint que pendant
le carême. Si le feu prenoit dans cette rue
dangereuse, par la construction de ses antiques
maisons, toutes de bois, l' incendie seroit
inextinguible.
CHAPITRE 186
le gros-caillou.
ce lieu peupde guinguettes est sur le
bord de la riviere, au-dessous des invalides.
p274
Là, on mange des matelottes, objet définitif
et chéri des gageures parisiennes. Une
bonne matelotte coûte un louis d' or ; mais
c' est un manger délicieux, quand elle n' est
pas manqe. Les cuisiniers les plus fameux
baissent pavillon devant tel marinier qui sait
langer et appter la carpe, l' anguille et
le goujon. Ils cedent ce jour-là leur emploi à
la main grossiere qui manie l' aviron.
Les cuisiniers ont beau être jaloux ; ils
accommodent les autres plats, excepté la matelotte :
ainsi l' ordonne tout maître friand ou
connoisseur.
On a voulu, au commencement de la
guerre, bâtir une frégate au gros-caillou,
pour donner aux parisiens une idée de nos
opérations sur mer. Le peuple, émerveillé
de la nouveauté de ce spectacle, arrivoit bouche
béante, et s' imaginoit déjà que la Seine
alloit rivaliser et se fondre avec la Tamise.
Une flotte devoit s' élancer, de ces plages
pacifiques, sur l' océan, et passer des eaux
douces aux ondes ameres.
p275
Tout ptoit au ridicule : la crédulité du
parisien voyoitjà les anglois vaincus et
humiliés. On avoit mastiq les planches qui
formoient le formidable chantier. On demandoit
deux sols aux curieux : on montroit
sur l' arene les canons qui devoient faire respecter
le pavillon fraois... mais un ruisseau
qui s' enfla dans une nuit, emporta la
frégate, et l' esrance superbe des armateurs.
Ne seroit-ce pas là en petit la véritable
image de nos grandes et inutiles opérations
maritimes ? (...).
CHAPITRE 187
quartier de la cité.
le premier et le plus ancien de Paris.
C' est une isle qui n' a que cinq cents toises
de longueur. Cette ancienne cité des parisiens
renferme la cathédrale, l' archevêché,
l' hôtel-dieu, les enfans-trouvés, le palais, et ps
de vingt églises : l' orfévrerie et la bijouterie
p276
y dominent. Tout l' or du Pérou vient aboutir
à la place Dauphine ; car nul peuple au monde
ne façonne ce métal avec autant de goût que le
parisien. La ciselure et le guillochage
soumettent tous les bijoux de l' Europe à passer par
ses mains. Il regne par la gravure .
Le quai des orfevres offre ensuite une
longue file de boutiques resplendissantes de
pieces d' argenterie ; c' est un coup-d' oeil qui
étonne tout étranger.
Paris n' a pas é fait en un jour , dit le
proverbe. On le voit dans la cité ; on y est
convaincu par ses propres yeux, que cette
ville s' est formée au hasard et de la réunion
imprévue d' un grand nombre de maisons.
Chacun a d' abord choisi son emplacement
d' après les édifices publics, les temples, les
places ; on n' a jamais son à l' alignement
des rues, c' est-à-dire, à l' agrandissement
futur de la ville : de là les places resseres,
les angles, les détours, l' étranglement des
issues ; et voilà pourquoi cet ancien quartier
offre un aspect désagréable de maisons petites,
p277
écrasées. Les voitures ont peine à tourner
dans les rues ; il faut être habile cocher pour
se tirer d' affaire. Quelques bâtimens qui dominent,
rendent les autres plus mesquins
encore.
Dans les nouveaux quartiers, au contraire,
tout est aligné ; point de places resserrées,
point de carrefours étroits ; ils sont vastes et
réguliers ; on y travaille en grand, comme
pour la ville de l' univers qui est devenue
après plusieurs siecles le chef-lieu de la
souveraineté, le centre et le coeur du royaume,
le ressort principal d' où partent et
viennent réfléchir tous les mouvemens qui
agitent la monarchie.
CHAPITRE 188
l' isle Saint-Louis.
cette isle étoit autrefois partagée en deux
par un petit bras de la riviere. On a joint les
deux isles. C' est un quartier qui semble avoir
p278
échap à la grande corruption de la ville ;
elle n' y a point encore pénétré. Aucune fille
de mauvaise vie n' y trouve un domicile : s
qu' on la connoît, on la pousse, on la renvoie
plus loin. Les bourgeois se surveillent ; les
moeurs des particuliers y sont connues : toute
fille qui commet une faute, devient l' objet
de la censure, et ne se mariera jamais dans
le quartier. Rien ne représente mieux une
ville de province du troisieme ordre, que
le quartier de l' isle. On a fort bien dit :
l' habitant du marais est étranger dans l' isle .
On entre dans cette isle par trois ponts.
Le pont-Marie, qui y communique, portoit
cinquante maisons uniformes et profondes de
quatre toises. Unbordement de la Seine
(je le répete) emporta, le premier mars
1658, deux arches et vingt-deux maisons.
Avis renouvellé aux maisons placées sur des
ponts, et que les inondations ont encore
éparges.
CHAPITRE 189
p279
plancher d' une partie de la capitale.
plusieurs enfoncemens qui se sont faits
dans les environs de Paris, particuliérement
celui près de la barriere d' enfer, il y a
environ sept ans, ont forcé le gouvernement
à porter son attention vers les carrieres. Les
premiers soins des réparations furent confiés
au bureau des finances, qui étoit charde
la police de cette partie.
Au mois de juin 1777, ce travail fut
donné aux officiers destimens du roi. Il
n' étoit pas encore en activité, lorsque dans
le même mois, des remises, dans une maison
rue d' enfer, près du Luxembourg, s' enfoncerent
tout-à-coup.
On suivoit la réparation de cette maison,
et l' on commençoit des recherches avec une
somme assez modique, quand, le 27 juillet
1778, sept personnes furent englouties dans
p280
les ruines d' une carriere à ptre près
Montmartre.
Cet accident réveilla de nouveau l' attention
du gouvernement : on visita ces carrieres, dont le
vuide de cinquante pieds de
hauteur, des piliers d' une nature de pierre
à ne pouvoir durer long-tems et qui portoient
une montagne d' environ quatre-vingt
pieds d' épaisseur, annooient une ruine
prochaine. Aussi voyoit-on tous les jours,
dans les environs de Belleville, des enfoncemens
affreux, sous lesquels étoient ensevelis
de malheureux ouvriers. Les vuides de
ces carrieres étoient encore plus élevés que
ceux de Mesnil-Montant ; ils avoient jusqu' à
soixante et dix pieds de hauteur.
Pour arter le cours de tant de maux, un
arrêt interdit ce genre de carrieres, et il fut
décidé qu' on truiroit celles qui existoient.
Le danger étoit imminent. On doit peut-être
rendre graces à ce premier accident qui
a éveillé les secours et a servi à éviter de
plus grands désastres.
p281
On a comblé le vuide effrayant de ces
carrieres, et affaissé les terres et les montagnes
sur elles-mêmes, en brisant les piliers
par la mine. Ce fut un spectacle curieux et
nouveau, que donna l' art du mineur entre
les mains de M Vandermarck. On vit une
colline considérable s' abaisser, et, d' après
l' expression populaire, faire la révérence . Il
y eut jusqu' à quarante piliers brisés d' un seul
coup de feu.
Paris est environde carrieres, parce
qu' on n' a pu construire tant d' édifices qu' en
arrachant les pierres du sein de la terre. Il
y a des excavations considérables sous le terrein
des avenues et des fauxbourgs de Paris,
du côté de Chaillot, de Passy et de l' ancien
chemin d' Orléans.
Curieux de visiter ces carrieres abandones,
j' y suis descendu par les caves de l' observatoire.
Jadis un portier hableur vous faisoit voyager
pendant deux heures dans une espece de
labyrinthe, sous l' enceinte de l' observatoire
p282
seulement, et vous persuadoit faussement que
vous étiez sous telle ou telle rue. Dans un
endroit où il se forme des stalactites, il crioit
aux cdules parisiens : vous voilà sous la
riviere de Seine . Il gagnoit de l' argent par
cet impudent charlatanisme. Tels étrangers
ont cru avoir passé sous la riviere, qui n' avoient
pas quitté les caves de l' observatoire.
On a ouvert dans ces caves profondes
une communication avec les carrieres ; c' est
par cette issue nouvellement formée que l' on
s' introduit dans ces souterreins longs et spacieux.
Je puis assurer y avoit marcpendant
près de trois heures.
C' est une ville souterreine, où l' on trouve
des rues, des carrefours, des places irgulieres.
On regarde au plancher, tantôt bas,
tantôt plus élevé : mais quand on y voit des
crevasses, et que l' onfléchit sur quoi porte
le sol d' une partie de cette superbe ville,
un frémissement secret vous saisit, et l' on
redoute l' action de la force centripete.
Des cavités, des ciels à demi brisés, des
p283
enfoncemens qui n' ont pas encore percé à
jour, des fontis, des piliers écrasés sous le
poids qui les presse et qui menacent ruine,
de doubles carrieres, sur lesquelles portent
à faux les piliers de la premiere ; quel
coup-d' oeil ! Et l' on boit, et l' on mange, et l' on
dort dans les édifices qui reposent sur cette
croûte incertaine.
Le ril, il est vrai, diminue chaque jour,
parce que l' administration a pris les mesures
les plus sages pour obvier au mal. Il étoit
impossible d' étayer tout de suite un vaste
fauxbourg : on a été au plus pressé, on a
assula voie publique, puis on en viendra
aux maisons des particuliers.
D' abord on alloit au hasard, on établissoit
des piliers indifféremment par-tout où
l' on trouvoit des vuides, soit sous des champs,
soit sous des jardins : on ne faisoit rien aux
endroits écrasés,me sous les rues ; on
leur tournoit le dos, faute de moyens de
les réparer. Si l' on rencontroit un reste de
masse qui empêchât de suivre les voies et les
p284
découvertes, on retournoit encore sur ses
pas. Voilà comme on dépensoit beaucoup
d' argent sans parer aux dangers.
Il n' en est pas de me depuis que ce
travail a été confié aux timens du roi : on
a d' abord adopté le systême deparer la
voie publique ; plus elle est en danger, plus
on s' en occupe. On passe directement à travers
les enfoncemens, en suivant les rues ;
non-seulement pour connoître le centre du
mal, mais encore pour savoir son étendue,
afin de le réparer sûrement. Ce moyen a procuré
des découvertes immenses, qui étoient
interceptées par ces enfoncemens.
On fait de même pour des restans de
masses ; on passe aussi à travers, sans se
déranger de la voie publique. Ces ouvertures
ont un double avantage, en ce qu' elles ne
constituent pas l' administration dans des frais
qu' il auroit fallu faire pour passer autour de
ces masses, et aller sur le derriere rejoindre
la direction de la rue ; et en ce que la pierre
qui sort de ces ouvertures, sert à construire
p285
des piliers dans les endroits qui le demandent.
On ne croiroit pas combien, par
ce moyen, l' on acouvert de mal qui ne
se seroit manifesté qu' après quelqu' accident
fâcheux.
Deux cents particuliers ont anciennement
exploité leurs terreins. Chacun a fermé l' ouverture
de sa carriere. Plusieurs de ces carrieres ont
été réunies ; quelques-unes sont
restées entoues de masses. Pendant la premiere
année de travail on regardoit ces masses
comme non fouillées : mais l' exrience
a fait connoître ce vice, et l' on a adopté le
systême de deux galeries qui seroient suivies
à travers le roc et les enfoncemens, une à
chaqueté de la rue. Elles bordent les maisons,
et sont consolidées par des piliers bâtis
de droite et de gauche, dont l' un est placé
sous les murs de face qui sont sur la rue.
Par ce travail on réunira toutes les rues, et
l' on sera en état de faire conntre aux
particuliers le dessous de leurs propriétés. Le
projet du gouvernement est de forcer chacun
p286
d' eux à faire ses parations, lorsqu' il y aura
du danger.
Il est vrai que ce travail important n' est
avancé que dans le fauxbourg saint-Jacques,
et l' on ignore à quel point le mal existe dans
les autres quartiers. Mais on fouille, on creuse,
on avance ; et en suivant une ligne droite,
on s' assure de l' état des choses.
Tous les quartiers qui avoisinent la riviere
paroissent à l' abri de ces craintes. Le
fauxbourg Montmartre et celui de Saint-Honoré
n' ont rien à redouter ; mais Passy, Chaillot
et les environs de sainte-Genevieve ont
beaucoup de carrieres.
Nous ne prétendons pas inspirer ici des
frayeurs déplacées, mais représenter en historien
fidele ce que nous avons vu. Aucune
maison n' a fléchi, si ce n' est une portion d' écurie
dans la rue d' enfer. En annoant le
mal, nous annonçons le remede. L' administration
vigilante a employé tous les moyens
capables de rassurer les esprits alarmés.
Il seroit inutile de taire ce que tout le
p287
monde sait. L' homme est par-tout environné
de dangers physiques ; mais le moins probable
de tous, est celui qu' on a voulu grossir
dans quelques brochures étrangeres, en représentant
la ville de Paris comme prête à
descendre avec tous ses habitans dans une
abyme sans fond.
C' est une de ces images qui prêtent à la
poésie descriptive. Mais cette image n' en est
pas moins fausse, moins outrée et moins contraire
à l' état actuel des choses. Nous n' avons rien
négligé pour nous assurer du deg
du danger, et nous ne l' estimons pas nul,
mais foible, du moins pour la gération
présente.
CHAPITRE 190
les j' ai vu, et les je n' ai point vu.
je n' ai point vu le diacre canonisé en 1720,
qui faisoit des miracles, au rapport des uns,
tandis qu' il étoit irrévocablement dampar
p288
les autres ; mais j' ai vu les champions de
Jansenius et les disciples de Molina disputer
pour la grace efficace ou suffisante , avec un
acharnement que l' arme du ridicule, dans
les mains d' Aristophane, de Lucien et de
Swift, n' auroit pu corriger.
Mais bientôt ces abbés, qui ergotoient en
grands théologiens, sont devenus des petits-maîtres
aimables, qui prennent la tonsure
pour obtenir un béfice, qui passent gaiement
leur tems à parcourir les sociétés, qui
mangent de la maniere du monde la plus paisible
les biens de l' église, et qui honorent et
regardent comme leur unique et véritable
chef l' évêque qui tient la feuille desfices.
Si quelqu' un s' avisoit de dire, en les voyant :
ces messieurs en rabats, qui font des couplets,
qui pincent la guittare, qui grasseyent une
chanson, sont tous simoniaques ; les dames se
feroient expliquer ce qu' on entend par ce
mot effrayant ; puis elles diroient : quoi !
Lorsque nous avons conclu avec monsieur un
tel, le vieux titulaire de ce bénéfice, en
p289
faveur de m le jeune prieur au teint de roses,
nous avons participé à la simonie .... ah,
que cela est drôle !
J' ai vu les convulsionnaires ; et dans quel
tems ! Du vivant de Fontenelle, de Montesquieu,
de Voltaire, de Jean-Jacques Rousseau,
de l' abbé Raynal, de D' Alembert : ils faisoient
leurs contorsions d' énergumenes, tandis que
ces sages tenoient la plume.
Je n' ai point vu Louis Xiv, peu de tems
avant sa mort,gocier pour trente-deux
millions de billets ou de rescriptions, pour en
avoir huit ; c' est-à-dire, donner 400 en
obligations, pour avoir 100 en argent : mais j' ai
vu le gouvernement inviter les particuliers à
porter leur vaisselle à l' tel des monnoies ;
ce qui étoit révéler à l' Europe notre détresse.
On voit dans une liste imprimée, et annexée
au mercure de France, que tel savetier, en
généreux citoyen, avoit porté sa tasse d' argent
pour qu' elle fût convertie en pieces de douze
sols pour le soulagement de l' état.
Je n' ai point vu le cardinal de Fleuri signer
p290
soixante mille lettres de cachet pour la bulle :
mais j' ai vu cet arbre jésuitique coupé dans
ses racines, et effapeu à peu de l' univers,
qu' il avoit couvert de ses branches souples et
obliques. La haine elle-même semble aujourd' hui
fatige, et pardonne aux enfans
de Loyola. Ils reprennent racine dans la
Russie-blanche : le roi de Prusse et l' imratrice
des Russies les accueillent, quoiqu' ils
connoissent très-bien et leur politique et leur
esprit.
Je n' ai point vu l' empirisme de Laws donner
les convulsions de la cupidité à tout un
royaume, et changer le génie des fraois ;
mais j' ai vu la doctrine du sieur Quenai
apporter la famine, tandis que des hommes
avides, qui faisoient alors le commerce,
voyoient périr d' un oeil indifférent la foule
des journaliers et des manouvriers.
Je n' ai point vu la France dans son état de
force et de gaieté, immédiatement après la
bataille de Fontenoi ; mais j' ai vu une espece
de guerre intestine et prile entre la cour
p291
et la magistrature. J' ai vu deux exils de parlement ;
et cette lutte petite et ridicule a plus
paré les coeurs du trône que tous les autres
désastres.
Je n' ai point vu les bats sanglans pour
la succession de l' empereur ; mais j' ai vu deux
guerres mal entreprises, mal conçues, et qui
prouvent que la connoissance de nos vrais
intérêts politiques nous manque et nous manquera
encore long-tems.
Je n' ai point vu l' tel-de-ville fermé,
et le paiement des rentes suspendu ; mais j' ai
vu un ministre voler un argent qui n' étoit
point dans les coffres royaux, briser ceux
de ses voisins, et faire des orations vraiment
cartouchiennes . Qui le croiroit ? Il passa
encore pour un homme habile, tandis qu' il
n' y en eut jamais de plus inepte et de plus
impudent ; car il alloit anéantir pour jamais le
crédit qui restoit au monarque.
J' ai vu la morgue pédantesque des économistes,
de ces agromanes enflés de leurs
prétendues couvertes, annoncer une génération
p292
universelle, sans songer au fondement
des loix politiques. Leur emphase
ridicule, leur style dur et prolixe n' a pas
contribà faire honorer le maître . Il fut
l' auteur de la cherté des grains, par les
spéculations fausses, précipitées et pcoces,
qu' il avait fait adopter au ministere. Et celui-ci,
satisfait de rejeter la calamité générale sur
un parti qu' il devoit bientôt abandonner et
livrer au ridicule, ne songea qu' à l' argent
immense qu' il en retira.
J' ai vu les encyclopédistes n' accorder du
rite, des talens et même de l' esprit, qu' aux
gens de leur parti, et vouloir bientôt juger
tous les arts, même les plus éloignés de leurs
connoissances. Ils ont donné prise sur eux
par ce ridicule outré : ils ont été ridiculisés
à leur tour, pour avoir manq d' esprit, en
voulant dominer tous les esprits. On a ri à
leurs pens, et l' on a très-bien fait.
Je n' ai point vu de guerres civiles, parce
qu' elles n' ont lieu que dans les états d' un
tempérament robuste : mais j' ai vu deux
p293
mutineries d' écoliers ; l' une, pour des enfans
qu' on enlevoit ou qu' on n' enlevoit pas ;
et l' autre, pour obliger , à ce qu' il part,
le monarque à destituer son ministre qui étoit
un honnête homme . On tua dans la premiere
un exempt : dans la seconde, on vola les
pains chez les boulangers ; et l' on pendit
fort mal-à-propos deux hommes, (les
premiers venus) lorsque tout étoit tranquille
et calme. Cruauté froide et inutile ! Le cit
des causes appartient à l' histoire.
J' ai vu enfin le même roi, qui avoit é
adoré, ne pas faire couler de larmes à sa
mort. étoit-cele même peuple qui
p294
s' étoit montenthousiaste de son monarque,
qui avoit fait retentir les vtes des temples
de sanglots et de gémissemens, pour obtenir
sa guérison lorsqu' il étoit malade à Metz ?
Qu' avoit-il fait pour mériter ces premiers
transports ? Qu' avoit-il fait pour exciter des
sentimens absolument contraires ? Qu' étoit-il
donc cet homme tour-à-tour adoré, et vu
avec indifrence ? Ce qu' il étoit ? Voici ma
ponse.
On peut peindre une nation, un peuple,
un corps, une assemblée ; on peut faire le
tableau des divers intérêts qui agitent les
royaumes ; on peut deviner les ressorts de
la politique de l' Europe : ces touches hardies,
élevées, grandes, majestueuses, sont
à notre disposition, et l' on peut rencontrer
juste. Mais qui a des instrumens assez fins,
l' oeil assez nétrant, pour approfondir le
coeur d' un homme, le décomposer et le
définir ?
J' ai vu le caractere du roi dont je parle,
analysé, retourné, pendant plus de trente
p295
ans, et n' être pas encore saisi. Quel homme
cependant, dont la vie fut plus publique ?
Je ne dirai pas tout ce que j' ai vu : on
doute souvent de la vérité de l' histoire,
lorsqu' elle nous parle de certains désordres dans
les gouvernemens. Ces faits incroyables passent
pour exagérés ou fabuleux. Il faut attendre
que plusieurs autorités viennent à
l' appui de l' historien, pour qu' il ose peindre
ce qui a été. Je ne hasarderai donc point
ici une peinture qui passeroit pour chimérique.
Je n' ai point vu Domitien assemblant
les sénateurs pour savoir à quelle sauce il
mettroit un prodigieux turbot : mais il n' a
pas autant surpris le sénat que nous l' imaginons.
Nous avons vu des choses aussi extraordinaires,
sans y faire beaucoup d' attention, etc. Etc. Etc.
Mais j' entends soutenir d' un côté, que
la France possede assez de numéraire pour
toutes ses orations ; et j' entends soutenir
de l' autre, que le numéraire manque à la
France, pour mettre ses finances au niveau
p296
de celles d' Angleterre ; que la France a moins
de finances que les autres états ; qu' un hollandois
est cinq fois plus riche qu' un françois ;
et que tant que nous n' aurons pas des billets
publics circulans , nous n' aurons pas les
avantages dont nous devrions jouir.
Enfin j' entends vanter la politique des
états, qui ont joint des finances artificielles
aux réelles. Le mouvement augmenteroit,
et l' on sauroit par la banque, ajoute-t-on,
quel est le fonds de l' espece qui se trouve
dans l' état : connoissance qui nous manque,
et qui seroit utile au gouvernement, puisqu' il
connoîtroit ses facultés et ses ressources.
Voilà les questions que l' on agite vivement,
au moment que j' écris. Qu' en résultera-t-il,
puisque l' opinion publique est une
loi commencée ? Je l' ignore. établira-t-on
une banque royale à la suite de tous ces
emprunts, et à cause même de ces emprunts,
comme en Angleterre ? Mais l' état en Angleterre
est solidaire : tous les citoyens de
France se rendroient-ils ou pourroient-ils
p297
se rendre solidaires de même ? Tout ce que
je sais, c' est qu' il y a loin de ces graves
disputes, à celles qui partageoient la ville, il y
a cent ans, sur le rite de deux sonnets.
CHAPITRE 191
amour du merveilleux.
un homme à Londres annonce publiquement,
que tel jour, à telle heure, à la vue
de tout un peuple, on le verra s' enfermer
dans une bouteille. Qui fit courir tout le
monde à cette ridicule affiche, et payer
chérement les places ? On ne peut accuser les
anglois d' une ignorance crédule ; mais l' amour
du merveilleux a agi sur ce peuple,
comme il auroit fait à Paris, à Madrid, à
Vienne. Chacun se disoit : il n' est pas possible
que cet homme veuille tromper tout
le monde, lorsqu' il invite avec éclat tout
un public, lorsque des affiches, plaquées
contre les murailles, annoncent ce prodigieux
p298
tour de force. Quand l' orateur se
trouvera sous les yeux d' une nombreuse et
respectable assemblée, qu' on ne brave point
impument, il y aura là-dessous quelque
chose d' extraordinaire, et qui ne se devine
point. Si ce charlatant dit à chacun en
particulier : venez chez moi, je me mettrai
tout entier dans une pinte, on lui auroit ri
au nez : mais au moyen de l' affiche imprimée
et collée, au moyen de l' assurance
effrontée du prometteur, vu le concours du
monde, l' argent des billets, la foule et la
publicité, chacun se disoit secrétement : on
ne sauroit se jouer à ce point d' un public
respectable . Tel est le peuple ; il ne croit pas
qu' on puisse le tromper en corps. L' idée de
la fuite de l' homme emportant l' argent des
curieux, et laissant la bouteille vuide sur la
scene ne vint à personne. Les promesses
hardies gagneront toujours le peuple, et
sur-tout en finances. Que n' a-t-il pas prêté
en France depuis cent ans ?
Depuis, un faiseur de miracles, sans y
p299
songer et sans le vouloir, a entraîné tout
Paris ; et sans la police, on en faisoit
subitement un dieu. Depuis, un enfant
a vu sous terre , et des académiciens et des
gazetiers l' ont cru et annoncé. Depuis, un
chanoine d' étampes a demandé cent mille
p300
livres d' une machine avec laquelle il
voyageroit dans l' air ; et les cent mille livres
ont étéposées chez un notaire.
L' amour du merveilleux nous séduit donc
toujours ; parce que, sentant confusément
combien nous ignorons les forces de la nature,
tout ce qui nous conduit à quelques
découvertes en ce genre est reçu avec transport.
Un peut-être qui se passe en nous, nous
fait espérer quelque chose de nouveau ; et
voilà pourquoi l' enthousiaste frappera toujours
avec avantage les fibres des cerveaux
humains. Son ton, son assurance, son oeil
enflammé, son air prophétique feront tomber
dans le piege, jusqu' à celui qui le connt.
Les convulsionnaires ont fait des tours
de force, qui surpassent, il faut l' avouer,
tout ce qu' on voit à la foire de plus
étonnant en ce genre. Peu de gens en ont le secret ;
aussi ces contorsions ont-elles le droit
d' étonner, et même d' effrayer les regards
les plus intpides et les esprits les plus en
p301
garde contre le merveilleux. On peut assurer
que ces tours ont quelque chose de vraiment
extraordinaire, quoiqu' on sache de quoi
est capable l' ardeur du fanatisme et le desir
de le propager. Si quelqu' un a cru y reconnoître
quelque chose de surnaturel, il est
très-excusable.
Un poëte nommé Guimond De La Touche ,
auteur d' une tragédie intitulée Iphigénie
en Tauride , est mort à Paris, pour avoir
vu des convulsionnaires. Il fut tellement
frappé d' horreur et d' effroi, qu' il en prit la
fievre. Dans son délire, il avoit devant les
yeux ces images effrayantes ; et ne sachant
à quelle cause les attribuer, il expira, l' émotion
ayant été trop forte pour son ame sensible.
Une secte nouvelle, composée sur-tout
de jeunes gens, paroît avoir adopté les visions
pandues dans un livre intitulé les erreurs
et la vérité , ouvrage d' un mystique à la tête
échauffée, qui a néanmoins quelques éclairs
de génie.
p302
Cette secte est travaillée d' affections
vaporeuses ; maladie singuliérement commune en
France depuis un demi-siecle ; maladie qui
favorise tous les écarts de l' imagination, et
lui donne une tendance vers ce qui tient du
prodige et du surnaturel. Selon cette secte,
l' homme est un être dégradé, le mal moral
est son propre ouvrage ; il est sorti du centre
de vérité ; Dieu par sa clémence le retient
dans la circonférence , lorsqu' il auroit pu s' en
éloigner à l' infini ; le cercle n' est que
l' explosion du centre : c' est à l' homme de se
rapprocher du centre par la tangente .
Pour pouvoir enfiler cette tangente , les
sectateurs de ces idées creuses vivent dans la
plus rigoureuse continence, jnent jusqu' à
tomber dans le marasme, se procurent ainsi
des rêves extatiques, et éloignent toutes
impressions terrestres, afin de laisser à l' ame une
liberté plus entiere et une communication
plus facile avec le centre de vérité .
L' activité de l' esprit humain qui s' indigne
de son ignorance ; cette ardeur de connoître
p303
et de pénétrer les objets par les propres
forces de l' entendement ; ce sentiment confus
que l' homme porte en lui-même, et qui
le détermine à croire qu' il a le germe des
plus hautes connoissances : voilà ce qui précipite
des imaginations contemplatives dans
cette investigation des choses invisibles ; plus
elles sont voilées, plus l' homme foible et
curieux appelle les prodiges et se confie aux
mysteres. Le monde imaginaire est pour lui
le monde el.
CHAPITRE 192
fumier.
le fumier abonde dans la capitale, par le
grand nombre de chevaux qu' elle renferme.
Il sert àconder les marais des environs,
croissent la salade, les choux et les autres
légumes. Mais ces légumes, dont la végétation
est fore, contractent presque toujours
un goût désagréable, que leur donne ce
p304
moyen factice, employé pour leur procurer
un accroissement précoce. L' oserai-je dire ?
Il en est de même des esprits : on les fume en
quelque sorte ; c' est-à-dire, qu' on les pousse,
qu' on les surcharge. On veut voir des petits
merveilleux étaler à quinze ans une érudition
fastueuse ; on croit avoir formé le jugement,
quand on a chargé la mémoire. Plusieurs
peres aveuglés tombent dans cette erreur
fatale. Ils voient des dispositions dans leurs
enfans ; ils ruinent leur santé, pour en faire
des savans. Les malheureux prix de l' université
achevent de tourner la tête à ces
peres, qui s' imaginent que c' est là le dernier
terme de la gloire, et que l' univers a les
yeux fixés sur l' écolier qu' embrasse le premier
président. Aussi le parisien, qui en néral
a de l' esprit à dix-huit ans, est un
homme ordinaire à vingt-cinq ou à trente,
parce qu' on a épuisé ce qu' il avoit de forces
pour l' étude. Sorti du college, il a tant de
mots dans la tête, que les idées ne peuvent
plus s' y loger.
CHAPITRE 193
p305
jardinage.
le jardinage est cultivé aux environs de
Paris sans engrais, avec un soin admirable,
par quelques amateurs qui se livrent tout
entiers à cet art innocent et utile. Ils font un
doux et légitime emploi de leurs richesses,
et obtiennent de la nature ce qu' elle accorde
aux travaux et à l' observation suivie.
Les plantes potageres acquierent de cette
maniere un goût excellent. Les fruits à pepins
et à noyau sont vraiment perfectionnés. Les
pêches, les abricots, les poires sont, pour
ainsi dire, des productions nouvelles, tant par
leur saveur que par leur beauté. Des expériences
bien entendues, pétées avec succès,
développent ces bonnes et excellentes
especes, dont la création est moderne. Les
fleurs ainsi que les légumes participent à cette
heureuse culture ; et l' on apperçoit combien
p306
elle est pcieuse, quand elle est dirigée, non
par la routine, mais par l' intelligence.
L' oeil fatigué des fanges noires et fétides
de la capitale, se repose avec délices sur ces
jardins, où le regne végétal brille dans toute
sa pompe, où la fécondité est couronnée des
plus riantes couleurs. On pardonne au traitant
son extrême opulence, quand il l' emploie
à féconder la terre, à la parer de ses
plus beaux ornemens. Sa justification semble
écrite le long de ces espaliers qui enchantent
le regard et séduisent l' odorat. Ces trésors
d' une table saine, ces végétaux excellens,
ces arbres fruitiers promettent le charme
non interrompu d' une fertile multiplication.
Le traitant est absous pour le moment, en
faveur de cette abondance, qui ne présente
que des tableaux innocens, et qui fait oublier
alors tout ce qui ne leur ressemble pas. On ne
peut plus le maudire que dans l' hôtel do
qu' il occupe dans la capitale.
J' ai vu quatre mille pots d' ananas chez le
duc de Bouillon, à Navarre, près d' évreux.
p307
Il y en aura bientôt six mille. Cet excellent
fruit, naturalisé en Angleterre, crtroit en
France avec plus d' avantage encore, si l' on
s' attachoit à le cultiver. Le duc en a tous les
jours huit à dix sur sa table : mais on a négligé
ailleurs cette culture ; elle dépend d' une
serre chaude, peu coûteuse, et qui compenseroit
largement des premieres avances.
Je conseille aux amateurs d' aller à Navarre,
étudier les pros simples et savans du
jardinier anglois qui dirige cette bonne et
admirable espece, ainsi que plusieurs autres
non moins précieuses. Amis de la nouveauté,
ne dédaignons pas celle des fruits.
Un des beaux potagers est celui du duc
de Penthievre, à Anet : la vue en est mille
fois plus agréable que celle des meubles
dorés d' un appartement, des glaces, des
bronzes et des sculptures qui ornent les cteaux,
les palais et les maisons de plaisance.
Dans Paris, les jardins de m le duc de
Chartres, de m le duc de Biron, et de
M Boutin, sont les plus remarquables.
p308
On ptend néanmoins qu' il est ridicule de
vouloir placer un jardin dans l' enceinte de
Paris, ou trop ps de ses barrieres.
CHAPITRE 194
bibliotheque du roi.
ce monument dunie et de la sottise
prouve que le nombre des livres ne fait pas
les richesses de l' esprit humain. C' est dans
une centaine de volumes environ, que résident
son opulence et sa véritable gloire. Parcourez
cet édifice : dans les allées de cette
bibliotheque immense, vous trouverez deux
cents pieds en longueur sur vingt de
hauteur, de théologie mystique ; cent cinquante
de la plus fine scolastique ; quarante toises
de droit civil ; une longue muraille
d' histoires volumineuses, rangées comme des pierres
de taille, et non moins pesantes ; environ
quatre mille ptes épiques, dramatiques,
lyriques, etc. Sans compter six mille
romanciers,
p309
et presque autant de voyageurs.
L' esprit se trouve obscurci dans cette multitude
de livres insignifians , qui tiennent tant
de place, et qui ne servent qu' à troubler
la mémoire du bibliothécaire, qui ne peut pas
venir à bout de les arranger. Aussi ne les
arrange-t-on pas ; et le catalogue que l' on
en fait depuis trente-cinq années, ne sert
qu' à redoubler la confusion de ce ténébreux
chaos.
S' il faut passer par toutes les sottises
imaginables, comme le dit Fontenelle, pour
arriver à des choses raisonnables, nous pouvons
dire que nous touchons au moment
des vérités. Nos peres ont assurément épuisé
toutes les extravagances possibles. Tous ces
gros volumes de théologie, de jurisprudence,
de médecine, d' histoire, etc. En
sont la preuve. L' esprit humain paroît bien
misérable dans cette riche collection ; et
c' est là le vrai lieu pour déplorer la foiblesse
de la raison de l' homme, et gémir sur
ses incroyables productions.
p310
La folie et la stupidité ont entassé ces
in-folio ; et l' huître dans sa coquille,
paisible sur son rocher, paroît supérieure à ce
docteur qui raisonne pendant six mille
pages, et qui se vante encore d' avoir embrassé
la science universelle . Rien n' attriste
plus que de contempler en silence ces épaisses
archives de la mence la plus orgueilleuse
et la plus profonde : on est tenté de
prendre un Montaigne pour contre-poison,
et de s' enfuir à toutes jambes.
Cependant la lie des opinions humaines se
dépose insensiblement, malgré ceux qui la
soulevent et se plongent dedans ; et il est à
présumer que la boisson dont nous allons
jouir sera pure et saine.
Mais qui saisira un flambeau pour anéantir
cet absurde ramas de vieilles et folles conceptions,
que lenie méconnoissant ses
propres forces, et se confiant en autrui, va
consulter encore dans les premieres années
de la vie, et qui lui font perdre un tems
précieux ? ... que dis-je ! Réprimons ce premier
p311
mouvement : ne blons rien. Cessez
de frémir, pesans érudits, bizarres bibliomanes,
fastidieux compilateurs de faits inutiles :
allez, gorgez-vous d' une science déplorable ;
copiez les erreurs anciennes, composez-en
un nouveau magasin : oubliez votre
siecle pour celui de sostris. Votredanterie
m' amuse, et le mépris suffit... oh !
Disons-nous quelquefois pour nous inspirer
un salutaire retour sur nous-mêmes : l' homme
a fait la guerre, et puis il a écrit tous ces
gros livres ; et il refera la guerre sur quelques
passages de ces énormes volumes.
Mais, comme un sot devient plus sot avec
des livres, parce qu' il y croit ; un homme de
génie, qui n' y croit pas, pourra de ces livres
me faire jaillir une seule et grande vérité.
Gardons-les donc pour lui, jusqu' à ce
qu' il nous enmontre l' absolue inutilité.
Point de flambeau destructeur ; la sottise n' est
point dans le livre, elle est dans le lecteur...
m' entendra qui voudra ; je ne veux pas ici
être plus clair.
p312
Ce vaste dépôt n' est ouvert que deux fois
la semaine et pendant deux heures et demie.
Le bibliothécaire prend des vacances à tout
propos. Le public y est mal servi, et d' un air
dédaigneux. La magnificence royale devient
inutile devant les réglemens des subalternes,
paresseux à l' excès. Ne devroit-on pas pouvoir
puiser chaque jour dans ces gros volumes,
faits pour être consultés plutôt que pour
être lus ? Il faut attendre des mois entiers,
qu' il plaise aux commis d' ouvrir la porte.
Les livres les ennuient, et ils ne vous les
donnent qu' en rechignant .
CHAPITRE 195
fusiliers aux spectacles.
on ne sauroit représenter une comédie
sans trente fusiliers qui ont en poche poudre
et cartouches.
il est bien des sifflets, mais nous avons la
garde.
ce vers est devenu proverbe. Cette garde
p313
intérieure tient le parterre dans un état passif ;
et qu' il soit ennuyé, ou foulé, ou brisé, il
n' a pas le droit de marquer sane ou son
contentement.
Ce pauvre public paie néanmoins pour
prendre ce qu' on lui donne, et non ce qu' il
desire. Les fusils l' environnent, et il lui est
tout aussi défendu de rire un peu trop haut
à la codie, que de sanglotter un peu trop
fort à la tragédie.
Le parterre, excepté dans quelques fievres
passageres, est d' un morne effrayant.
Et qu' il veuille manifester son existence, des
soldats sontpour saisir les gens au collet.
On vous mene ensuite chez un commissaire ;
mais c' est l' officier de garde qui vous
juge réellement, sur le rapport incertain de
la sentinelle. Le commissaire n' est là que
pour sauver les apparences : vous êtes condam
militairement ; c' est l' officier qui vous
envoie en prison : car le commissaire donne
aveuglément sa signature, d' après le rapport
de l' homme à l' habit bleu.
p314
Cet abus vexatoire est assez connu ; mais
on ne savoit pas sans doute, que l' on ne
traînoit un citoyen chez un commissaire
que pour la forme, et que latention ou
la non-détention ne pend point de lui,
quoique vous soyez traduit à son tribunal.
Nos spectacles auroient besoin d' un écrivain
qui les surveillât, pour ainsi dire, qui
tînt registre des insultes faites au public, soit
par la négligence, soit par la paresse ou
l' ineptie des comédiens.
Tous les arts sont soumis à une critique
salutaire, qui les tient en haleine. Pourquoi
la déclamation seroit-elle exempte des remarques
journalieres et suivies qui pourroient
contribuer à sa perfection ? En fait des plaisirs
que procure ce bel art, on doit se montrer
délicat ; et si l' illusion n' est pas entiere,
elle est nulle.
Comment la critique ne repousse-t-elle pas
ces automates qui assassinent la sensibili
publique, en détruisant la beauté de nos
chefs-d' oeuvres ? Tel comédien s' aguerrit aux
p315
sifflets ; et les hes les plus universelles
n' arrivent plus à son oreille que comme un
murmure doux et passager. Rentré dans la
coulisse, il s' essuie le front, et tout est
oublié jusqu' au lendemain, où le barbare recommence
à nous assassiner.
Le critique vigilant, qui au nom du public
poursuivroit ce cruel ennemi de ses plaisirs,
le chasseroit infailliblement de la scene, ou
l' obligeroit à vaincre par ce travail les fauts
qui le rendent insupportable.
Le même censeur intimideroit la paresse,
rappelleroit au théatre (qui le paie) le comédien
avide, qui s' en éloigne la moitié de l' année,
et qui ose ensuite toucher un argent
qui ne lui est pas . Il donneroit en me
tems de justes louanges à l' acteur zélé et
assidu, et sur-tout à celui qui se pteroit le
plus aux nouveautés théatrales ; tandis qu' il
feroit sentir que, si tel autre s' y refuse, c' est
autant par l' incapacité de saisir un rôle qu' il
n' a pas joué trente fois, que par l' indifférence
la plus coupable pour son art. Tel
p316
étoit Le Kain : uniquement voaux productions
de M De Voltaire, il avoit fait le
voeu secret d' étouffer tout ouvrage qui n' arriveroit
pas de Ferney.
Je l' ai vu effrontément se dire malade,
lorsqu' il avoit joué sept ou huit fois dans un
hiver. Il abandonnoit le théatre de la capitale,
montoit en chaise de poste, et alloit
essayer s' il se porteroit mieux en province,
en représentant deux fois par jour : alors il
bravoit les plus grandes chaleurs de l' été.
S' il daignoit encore jouer à Paris, c' étoit
seulement pour ne pas perdre la moire de
huit ou dix rôles à peu près semblables, qu' il
promenoit ensuite de tous côtés, dès que les
beaux jours étoient venus. On le payoit à
Paris, tandis qu' il déclamoit à Bruxelles.
Avec trois habits et un turban, cet acteur
emportoit avec lui toute la tragédie fraoise.
Il ne lui en falloit pas davantage pour vêtir
sa Melpomene ; il ne lui connoissoit qu' un
visage et qu' une attitude : deson jeu
circonscrit ; car il n' appercevoit rien au-delà
p317
des vêtemens que renfermoit son coffre.
Cet acteur trop vanté n' a jamais joué passablement
dans une piece nouvelle, parce
que le premier élan de l' ame lui manquoit.
Il avoit besoin d' un travail long et opiniâtre
pour produire un grand effet : aussi son jeu,
enfant de la réflexion, n' a-t-il pu embrasser
que très-peu deles, dont les nuances encore
ne furent jamais opposées. ô sublime
Garrick, que tes moyens, beaucoup plus
étendus, étoient d' une toute autre vérité !
CHAPITRE 196
petites loges.
c' est un fruit moderne de la licence des
moeurs, un usage indécent, qui sacrifie le
spectacle et le public à la délicatesse imrieuse
de deux ou trois cents femmes qui
n' ont rien à faire et qui ferment l' entrée à
tous les honnêtes citoyens qui cherchent
unlassement utile, et dont la fortune ne
p318
sauroit atteindre à cette commodité luxueuse.
Par l' arrangement des petites loges , les
codiens enrichiss le commencement
de l' année, ne sont plus jaloux d' étudier des
les nouveaux. Leur paresse est dédaigneuse ;
la négligence et l' anarchie pcipitent l' art
vers une décadence avilissante : et tel codien
qui se rend invisible six mois de l' année,
n' en recueille pas moins dix-sept ou
dix-huit mille francs. Cette somme lui est
payée par le public de la capitale, qui auroit
le droit de réclamer sa psence.
On a indiqué le moyen bien simple de soudoyer
chaque acteur par représentations. En
payant de sa personne, il déploieroit ses talens :
l' émulation naîtroit de la nécessité ; et
c' est la voix la plus éloquente et la plus
déterminante pour les comédiens de Paris.
Un autre motif pour s' élever contre les petites
loges ; c' est que, contre tout droit et raison,
les codiens ptendent n' être point
comptables du produit qu' ils en retirent, aux
auteurs des pieces nouvelles. Aussi ont-ils commencé
p319
à mettre le parterre en petites loges,
sans que personne ait eu le mot à dire.
Si le public se plaint de voir les codiens
disposer ainsi de la salle, une petite-maîtresse
s' écrie : " comment ! L' on veut m' astreindre... etc. "
p320
il faut donc, quand on est femme, avoir
dans une petite loge son épagneul, son coussin,
sa chaufferette, mais sur-tout un petit fat
à lorgnette, qui vous instruit de tout ce qui
entre et de tout ce qui sort, et qui vous
nomme les acteurs. Cependant la dame a
dans son éventail une petite ouverture,
est enchâssé un verre ; de sorte qu' elle voit
sans être vue.
Le public reste à la porte du spectacle,
son argent à la main, à cause des petites loges
louées à l' année, et qui demeurent souvent
vuides, autriment des amateurs, qui se
rejettent sur les boulevards, désesrés qu' ils
sont de ne pouvoir plus fréquenter le théatre
national.
L' avantage de l' art, du public, des auteurs
et même des codiens, exigeroit une seconde
troupe. Tout Paris la desire, la demande,
en sent lacessité. Mais que fait la voix
p321
du public ? Les gentilshommes de la chambre
ont dit à l' art, tu n' avanceras point ; au
public, vous aurez ce qu' on voudra bien vous
donner ; aux auteurs, nous ferons de vous ce
que nous jugerons à propos . Et l' art, et le
public et les auteurs se sont vus sous le joug
bizarre des gentilshommes de la chambre.
Comment et pourquoi ces seigneurs s' arrogent-ils
cette étrange prérogative ? Comment
fondent-ils des prétentions sur les ouvrages
dunie ? Comment s' opposent-ils
aux progrès d' un art qui inresse tout-à-la-fois
la dignité et les plaisirs de la nation ?
Quel rapport y-a-t-il entre leurs charges et
la création d' une piece de tatre ? De
quel droit soumettroient-ils un auteur à
leur tribunal ? C' est ce que personne ne sait ;
c' est ce qu' ils ne savent pas eux-mêmes. Mais,
amoureux de ce singulier despotisme, ils
l' exercent sans titre légal ; et comme il n' y a
rien de petit dès que la passion s' en mêle,
la régence des princes et princesses des coulisses
et de tout ce qui a rapport aux planches
p322
est pour eux une affaire de parti aussi chaude
que s' il s' agissoit de la perte de leurs fonctions
principales.
Les droits des auteurs, peres du théatre,
nourriciers des comédiens, ont été jusqu' à
ce jour si incertains et si flottans, si subordonnés
en tout point au caprice et à l' avidité,
qu' on peut les considérer comme nuls.
Ils se sont rassemblés en corps depuis trois
années, pour exposer leurs droits et les faire
valoir. L' orateur est M Caron De Beaumarchais
qui, dans ses plaisans mémoires, perça
de la même épée le rapporteur Gsman et
son parlement : blessure qui termina la mort
de ce corps étranger. Nous verrons ce que
produira l' union de plusieurs écrivains qui
ont de l' esprit, et qui doivent avoir du courage
et un caractere dans leur propre cause.
Cela est curieux, et servira àsoudre un
petit probme moral, que nombre d' observateurs
se sont proposé en silence et à eux-mêmes.
CHAPITRE 197
p323
maîtres en fait d' armes.
l' art de tuer son homme proprement. eh
bien, il est érigé en maîtrise, en communauté,
que dis-je ! En académie . L' art d' alonger
une botte se trouve consacpar un
privilege du souverain ! Donnadieu est académicien
tout comme D' Alembert. Louis Xiv,
en signant l' arrêt de mort contre les
duellistes, signa la me année des lettres
patentes en faveur des maîtres en fait d' armes :
tant il étoit profond législateur ! On
reconnt bien là l' auteur de la prudente
vocation de l' édit de Nantes.
p324
Enseigner la tierce , la quarte , la botte
subtile et secrete , et vouloir qu' un habile
tireur ne soit pas tenté d' appeller sur le pré un
homme qu' il jugeroit inhabile à cette savante
escrime, c' est ne point connoître l' esprit
bretailleur qu' on puise dans ces salles d' armes.
Il est dérivé d' abord de l' esprit des tournois ;
il agita ensuite notre orgueilleuse noblesse,
puis il est descendu chez les bourgeois ;
il est relégué maintenant parmi les
soldats aux gardes. On croit devoir le conserver
encore dans les garnisons. Cette fureur
qui égaroit notre vaine nation, il n' y
a pas un siecle, semble s' être concentrée
là dans son dernier asyle.
La raison regarde ces maîtres en fait d' armes
à peu près comme les anciens gladiateurs.
Je ne sais à quoi servent tous ces
manieurs de fleurets dans un état policé,
la force et la violence sont interdites à
chaque particulier, il n' a pas le droit de
se faire justice lui-me. C' est une école
dangereuse à celui-là même qui se confie
p325
en ses études, et l' on ne peut la considérer
que comme le reste impur de ce pjugé
barbare qui appelloit de tout à la pointe
de l' épée.
On peut refuser aujourd' hui un duel,
quand le motif n' en est pas absolument
grave ; l' on dit à l' homme qui vous provoque,
je ne me bats point pour cela ; et si
votre adversaire vous presse en vous disant,
c' est une lâcheté que de craindre de mourir,
vous lui répondez comme cet ancien
philosophe, chacun estime sa vie ce qu' elle
vaut .
Cette férocité des siecles précédens est
donc, pour ainsi dire, anéantie ; mais je
crains qu' elle ne se réveille sous une forme
plus rare, mais cent fois plus odieuse.
On ne rougit pas de se battre au pistolet,
arme favorite des Nivet et des Cartouche ,
qui n' admet que le sang-froid de l' assassin
et la cruelle intrépidité d' une main meurtriere ;
c' est une démence frénétique oppoe
au vrai courage ; sans parler ici de ce courage
p326
plus noble qui agit pour la causenérale ;
car toute cause particuliere que l' onfend
si cruellement contre toutes les loix divines
et humaines, ne peut avoir pour base qu' un
orgueil féroce et insensé.
Laissons aux abominations de la guerre
cette arme violente et perfide ! Qu' on s' accorde
à déshonorer celui qui s' en servira au
sein de la patrie et dans nos foyers domestiques !
On dit que des hommes (horreur épouvantable ! )
ont tourné l' un contre l' autre dans
un cartel le fusil qui sert dans nos forêts à
tuer le sanglier dévastateur et le loup carnassier.
Eh bien, sous une figure humaine, les
hommes, si fideles à ce chimérique, à cet
horrible point d' honneur, étoient fort au-dessous
des loups et des sangliers.
Que ne doit-on pas à la philosophie qui
tempere ces atroces fureurs, ou du moins
les flétrit de tout son pouvoir, en les rendant
exécrables aux gens de bien et aux ames
raisonnables !
CHAPITRE 198
p327
jeux de hasard.
l' empereur de la Chine a dit : je fends
les jeux ; si quelqu' un brave mes ordres,
il bravera la providence, qui n' admet rien
de fortuit ; il contredira le voeu de la nature,
qui nous crie, esrez, mais travaillez ; les
plus actifs seront les mieux traités.
Ces jeux portent un préjudice réel à
l' homme. Ils remplacent le travail, l' économie,
l' amour des arts ; ils prosternent
l' homme devant des êtres fantastiques, le
sort, le hasard, le destin. Au lieu de remédier
à l' inégalité des richesses, ils donnent
l' or à celui qui en a jà et qui en est le plus
avide. Ils ravissent à l' homme l' idée de
s' enrichir par des moyens légitimes ; ils
nourrissent, ils enflamment sa cupidité et la
trompent, pour l' abandonner au désespoir.
C' est dans ces assemblées, où des dupes
p328
sont aux prises avec des fourbes, qu' il faut
voir des physionomiesfigurées par toutes
les passions honteuses, la rage, le remord,
la joieroce ; on a raison d' appeller ces
salles un enfer . Ce vice se punit de lui-même ;
mais il est comme indestructible dans les
coeurs qu' il ravage.
On jouoit chez les ambassadeurs, c' étoient
des maisons privilégiées ; on n' y joue plus.
Depuis peu, une ordonnance nouvelle a mis
quelque digue à cette fureur : mais elle a
déjà repris son cours d' un autre té ; c' est
un vice trop amalgamé aux vices politiques,
pour qu' on puisse se flatter de l' extirper en
laissant croître les autres.
Si l' or du moins ou l' argent, dans cette
rapide circulation, en changeant de main,
pouvoit tomber dans celle du pauvre ! Mais
non, il remonte toujours vers le banquier
de profession, le tailleur de pharaon ; et
les ponteurs isolés perdent toujours, parce
que certains hommes riches qui font ligue,
tiennent la main.
p329
Si l' on créoit un jeu d' une égalité parfaite,
il seroit toujours condamnable ; mais
il cesseroit d' être un vol public.
Un tripot est accordé par protection à
une femme de qualité pour rétablir sa fortune ;
tous frais faits, elle recueille quatre
cents livres par séance, compte avec ses
valets, et partage avec ses protecteurs ; on
use pour dix louis de cartes, la ferme s' en
trouve bien, et l' on dit qu' il y a des choses
qu' il faut tolérer. Les intéressés trouveroient
un raisonnement contraire fort absurde. Bientôt
on dira avec Mandeville, que le commerce
languiroit, que l' état s' appauvriroit, si les
femmes s' avisoient d' être chastes, et les peres
de famille économes .
Les tripots sont dangereux : mais considérons
en même tems qu' un jeune homme qui
voyage en France, ou qui entre dans le
monde, et qui jouit de cinquante mille livres
de rente , ne doit pas craindre d' abandonner
certaine somme dans le cours d' une ane à
la fortune d' un jeu honnête : cela dépend du
p330
choix des maisons : s' il se refuse à ce sacrifice,
on peut assurer qu' il voyagera mal, ne
verra pas le monde qu' il auroit dû voir, se
conduira ignoblement, et tombera peut-être
dans la mauvaise compagnie, où il fera plus
de dépenses que dans la bonne. La crainte
d' être dupe l' entraînera dans des dangers
beaucoup plus réels ; et pour un homme
riche, il est tout aussi triste de ne pas jouer
que de jouer avec passion, ou bien avec le
premier venu.
Tel est le langage usité du monde, et je
ne fais ici que le répéter : (...).
Quelle différence entre le rateau que le
jardinier promene sur la terre pour en féconder
les présens utiles, et le rateau que les
joueurs promenent sur une table de jeu pour
tirer à eux les louis qu' ils gagnent. La ressemblance
de la dénomination fait naître,
malgré soi, les idées les plus singulieres
sur le travail agreste de l' un, et l' emploi
oisif et cupide de l' autre.
CHAPITRE 199
p331
loix somptuaires.
on n' en connoît d' aucune sorte ; les femmes
ont pleine licence à cet égard ; elles choisissent
leurs ajustemens comme bon leur semble.
La femme d' un commis, ou de l' épicier
du coin, se mettra comme une duchesse : le
gouvernement ne s' en mêlera pas. Un particulier
étalera le luxe le plus effréné : s' il a
payé les impositions royales et sa capitation,
permis à lui de se ruiner.
Point de Caton à l' humeur stoïque, qui
harangue avec force pour la conservation de
la loi oppienne . Cette loi défendoit aux dames
romaines d' employer plus d' une demi-once
d' or à leur usage, de porter des habits de
diverses couleurs, de se faire voiturer à
Rome, etc.
Le nat de Bernefend aussi les rubans,
la gaze, les bouffantes , les petits cerceaux de
p332
baleines : mais à Paris, tout le monde ressemble
au tribun Valerius, qui plaida contre
cette loi oppienne en faveur des dames. Elles
ne peuvent figurer, ni dans la robe, ni au
pied des autels, ni dans les armées ; elles ne
portent point les cordons, les croix, les
décorations extérieures, qui rehaussent les
hommes ; elles ne peuvent étaler aux yeux des
citoyens ces marques honorables qui satisfont
l' orgueil ou récompensent les services.
Que leur reste-t-il donc ? La parure, les
ajustemens : voilà ce qui fait leur joie et leur
gloire. Pourquoi leur envier ce moment
d' éclat et de bonheur, ce petit regne domestique ?
Tout cela est, je crois, bien dit ; mais
enfin, ces brillantes inutilités sont prises sur
la subsistance des enfans. C' est un luxe déplorable
que celui qui, pour un sallon doré,
des bougies, des dentelles, des habits brodés,
des bijoux, des chenets travaillés, retranche
à la table, fait jeûner les convives et les
domestiques ; et ce luxe prile est devenu celui
p333
des bourgeois enorgueillis d' un emploi ou
d' une charge.
Les dissipations des femmes vont leur
train, les petites fortunes se renversent ; le
patrimoine des enfans se trouve altéré au
jour de leur majorité.
Le grand-duc de Toscane a voulu proscrire
le luxe excessif, en menaçant de son
seul déplaisir les infracteurs de ses
invitations. Elles ont eu plus de force que les loix
contraignantes.
On ne voit plus les nobles florentins qu' en
habit noir. Les prédicateurs et les économistes
ont tonné parmi nous, et n' ont pas été entendus.
On ne voit pas, comme à Florence,
des commissaires tancer publiquement des
femmes qui portent des plumes, ni tenter
de leur arracher ces ornemens de leurs
têtes, qui plaisent tant aux vendeuses et
encore plus aux acheteuses de modes.
CHAPITRE 200
p334
étrangers.
un étranger est souvent dans l' erreur en
arrivant à Paris. Il s' est imaginé que quelques
lettres de recommandation lui ouvriroient les
principales maisons : il s' est abusé ; les
parisiens redoutent les liaisons trop étroites et qui
deviendroient gênantes. Les maisons de la
haute noblesse sont d' un accès difficile ; celles
de la bourgeoisie riche ne s' ouvrent guere plus
aisément : cette foule prodigieuse d' aventuriers
souples et audacieux, qui sous un extérieur
imposant ont trom tant de fois la crédulité,
ont répandu une méfiance gérale.
D' ailleurs, on a peine à cultiver ses connoissances
et ses amis ; ce n' est pas pour donner
son tems à un homme qu' on ne doit voir
que pendant quelques mois. Le parisien économise
les heures, ne se livre pas facilement :
il est poli, mais il n' est pas familier.
Les fripons de tout pays ont donc fait beaucoup
p335
de tort aux honnêtes gens qui voyagent
pour s' instruire ; il n' y a que les nomslebres
qui fassent tomber toutes les barrieres et qui
entrent par-tout. On offre aux autres quelques
ners, on leur rend quelques visites demonie ;
mais ils ne sont pas admis aux assemblées
particulieres, où l' esprit aimable et le
caractere original se développent en liberté.
L' étranger, qui sent qu' on le traite
rémonieusement, éprouve une sorte de gêne, et se
jetera le lendemain dans les brelans, chez les
traiteurs et chez les filles : c' est là qu' il
s' amusera, qu' il jouira ; mais quand il retournera
dans sa patrie, il ne sera pas au fait du ton qui
regne dans les premieres classes. Il prendra le
ton de labauche pour le ton universel.
Les amusemens publics le dommageront
de l' espece de contrainte qu' il aura éprouvée ;
ils sont nombreux. Il connoîtra donc très-bien
l' histoire des spectacles, les anecdotes des filles
de théatre, les nouvelles modes, les nouvelles
du jour ; mais il ignorera tous les fils secrets
qui font mouvoir les caracteres, les fortunes,
p336
et donnent aux énemens publics une si prodigieuse
mobilité ; il n' en saura pas plus là-dessus
que s' il étoit demeuré à Berlin, Dresde
ou Pétersbourg.
L' étranger qui n' a point d' amis, conséquemment
de société réglée, marche au hasard au
milieu de six cents mille ames qui ne s' occupent
que de leurs affaires et de leurs plaisirs :
il peut tomber le même jour dans la passable,
la mauvaise, la détestable compagnie ; rien
ne lui aura appris à les distinguer, et du
fond de son hôtel garni il ne pourra deviner
mille choses qui abusent au premier aspect,
mais qu' il faut considérer avec attention pour
les reconnoître sous leur véritable point de
vue. S' il est trois jours sans sortir, on le
croira parti ; on ne songera plus à lui, l' ennui
le saisira, et il maudira la capitale.
Il doit donc se ménager des connoissances
dans toutes les classes, parce que dans ce
tourbillon, celui qu' on tient le matin vous
échappe le soir ; on court sans se trouver ; et
si l' on ne s' environne pas d' une compagnie
p337
fidele, on risque d' être seul. Chacun fond
sous vos yeux, en vous donnant la main,
court à ses parties de plaisir ; et les voi
invisibles jusqu' à ce que le hasard vous les fasse
rencontrer.
Les étrangers peuvent donc fort bien
peindre les spectacles, les promenades, les
moeurs publiques, tout ce qui est vivant, tout
ce qui est visible à tous les regards ; mais
quand ils voudront parler de l' intérieur des
maisons, de la vie privée des hommes opulens,
du caractere des hommes en place,
des nuances particulieres, ils en imposeront
à leurs concitoyens.
Un nom fameux est la meilleure lettre de
recommandation qu' on puisse avoir : alors les
hautes classes sont curieuses de voir et d' examiner
l' homme qui le porte ; il peut établir
une liaison noblement familiere, assidue et
libre de toute gêne ; et dans tout ce qu' on lui
dit, il pourra deviner ce qu' on ne lui dit
pas ; car l' homme qui pense, s' instruit surtout par ce qu' on
lui tait.
p338
De misérables chaumieres en boue et en
charpente sont, à l' extrêmité des fauxbourgs,
les avenues de la capitale. L' étranger croit
qu' on l' abuse, ou est tenté de retourner sur
ses pas, quand on lui dit, voilà Paris .
CHAPITRE 201
annonces des spécifiques.
ce mal contagieux, puiau sein du plaisir,
et qui grade l' espece humaine par un
poison subtil et cac, est tellement répandu
qu' on a cessé de lui imprimer une certaine
honte ; et c' étoit bien assez de la douleur.
Il part que ce fléau n' est pas dû à la
découverte du nouveau-monde ; qu' il a p-existé
en changeant de modes et de caracteres
extérieurs.
C' est la lepre des breux et des arabes.
Si ce venin diminue à mesure qu' il est détaillé,
si c' est la bourse de jetons , comme on
dit familiérement ; c' est à Paris qu' il doit
s' annuller,
p339
par sa prodigieuse distribution.
Regardez dans les rues combien de visages
pâles et défaits, combien de poitrines délabrées,
que de constitutions ruinées et décomposées !
C' est qu' il y a quelque chose de plus terrible
que la maladie ; c' est cette foule de ptendus
anti-vénériens internes, poisons destructeurs,
plus pernicieux les uns que les
autres, et scellés tous de privileges royaux.
L' empire du charlatanisme a sur-tout pour
base la maladie vénérienne. Par-tout des annonces
duisantes remplissent nos mains ; on
n' entend parler que de scifiques décorés de
belles épithetes ; on ne parle point de l' application
du mercure ; on vous le fait avaler
sous les jolis noms de dragées, syrop, élixir,
tablettes, chocolat. Bientôt nous aurons la
brioche ou la dariole anti-vérienne. Que
de duppes et de victimes ! Ainsi, malg
l' observation journaliere, qui constate que
tous ces prétendus spécifiques tombent bient
dans l' oubli et le mépris, on s' en sert.
p340
On vous offre publiquement une thode
douce, amiable, sûre , qui guérit d' une maniere
prompte, paisible et radicale ; et l' imprudente
jeunesse s' accoutume à croire que
le danger est moins sûr que le remede. La
douleur ne l' avertira que trop tôt combien
il faut douter de l' impuissance et de l' inefficaci
de toutes ces drogues inconnues et
équivoques.
Comment connoître le faux du vrai, lorsque
tous ces spécifiques ont pour garans l' approbation
de la faculté dedecine et la
pancarte royale ?
CHAPITRE 202
petits batelets.
les petits batelets qui vont à Saint-Cloud
sont mal coupés ; les bateliers sont ignorans
pour la plupart ; les parisiens les surchargent
outre mesure, et il leur arrive aussi de chavirer .
Il a fallu établir une garde et un prépo
p341
pour avertir le parisien de ne pas se
jeter plus de seize dans un batelet. Le plus
hardi marin craint plus de se confier à ces
planches pour deux heures, que de monter
à bord d' un vaisseau qui va toucher le
nouveau-monde.
D' autres batelets traversent la riviere dans
l' intervalle des ponts, et sont faits pour y
suppléer : c' est la barque à Caron , on y passe
à toute heure.
Le nautonnier, l' aviron en main, reçoit
également le laquais et le mtre, le savetier,
le financier, le soldat et le prêtre ; l' enfance,
la jeunesse, la vieillesse ; tout mortel entre
dans la barque, paie leme prix, et aborde
sans distinction à la rive opposée. Le même
voyage se fait deux cents fois par jour ; l' un
entre, l' autre sort ; c' est, pour qui veut
moraliser en passant l' eau, l' image de la succession
éternelle de la vie et de la mort.
On paie six deniers, et ceage qui est
affermé, rapporte tous frais faits une assez forte
somme. Jugez de la circulation des individus.
CHAPITRE 203
p342
poterie.
tous nos vases de terre qui servent à
nos cuisines, sont enduits d' un vernis qui se
dissout, parce qu' il est attaquable par le foie
de soufre. Les ustensiles de terre et de taux
peuvent donc receler un poison secret
dans la coction de nos alimens journaliers.
M Dantic a composé une nouvelle
poterie qui vaut la porcelaine, qui va au plus
grand feu, et qui met à l' abri de tous les
dangers. C' est une découverte intéressante,
propre à occasionner une volution salutaire,
et utile à la conservation de l' espece.
Négligeroit-on cette poterie, dont les avantages
sont réels, lorsqu' on a prodigué une
protection presqu' indéfinie à l' art de la
porcelaine, art de luxe ? Cette nouvelle invention
est d' un usage universel ; son prix modique
est à la portée de tous les citoyens ;
p343
elle tend à conserver leurs jours, et n' attend
plus que la protection et la faveur du
gouvernement.
CHAPITRE 204
conseil de santé.
il n' existe pas encore ; mais ne devroit-on
pas l' établir ? Il devroit être composé, non
de ces médecins, si dangereux avec leur routine,
si ignorans avec leurs theses ; mais de
ces chymistes qui ont fait de ces belles et neuves
découvertes, qui nous promettent enfin
le vrai secret de la nature.
Ce conseil examineroit à Paris tout ce
qui sert à la nourriture de l' homme ; l' eau,
le vin, l' eau-de-vie, la bierre, les huiles,
le bled, les légumes, le poisson, etc. Il
reconntroit les perfides mêlanges ; souvent la
marée est corrompue, les huîtres gâtées ; les
légumes récelent des charansons. De là des
maladies dont on ignore l' origine.
p344
Des physiciens pposés pour examinateurs
des denes et des boissons, arteroient dans
leur source les maladies épidémiques. On
appelle les médecins lorsque le danger se
manifeste : pourquoi ne le préviendroit-on pas ?
Mais les médecins ne songent pas à conserver
la santé de l' homme ; ils attendent le
profit de la maladie.
Les chartreux, les bénédictins et les carmes,
qui mangent la meilleure marée, ont un
frere surveillant et qui s' y connoît. Mais pourquoi
ce qu' on livre à un peuple affamé,
venant acheter le rebut des riches, parce
qu' il faut qu' il soupe pour pouvoir travailler
le lendemain, ne seroit-il pas soumis à
une inspection sévere, puisque la faim et la
nécessité le font passer sur la bonde la
marchandise ? Du poisson pourri ne seroit-il pas
de la contrebande, comme une livre de tabac
d' Alsace ?
CHAPITRE 205
p345
amélioration.
je mete de le publier, le cimetiere des
innocens vient d' être fer enfin : ce cimetiere
l' on enterroit des morts depuis Philippe
Le Bel !
Il étoit alors loin de la ville, il se trouvoit
de nos jours au centre. Le parlement
écouta les réclamations des habitans qui
environnent le cimetiere ; il consulta des
chymistes et des physiciens. Les connoissances
nouvellement acquises sur l' air phitique,
furent employées utilement : il fut reconnu
que l' air du cimetiere des innocens étoit le
plus insalubre de Paris. Les caves adjacentes
étoient méphitisées au point qu' il fallut en
murer les portes : le danger étoit pressant, le
cimetiere fut fermé le 1 er décembre 1780.
Rendons graces au zele du magistrat qui
a poursuivi cette bonne oeuvre avec une chaleur
p346
vraiment patriotique : il a peut-être
arrêté dans son origine une maladie contagieuse.
C' est à la police à interroger souvent la
chymie, afin de connoître les moyens que
l' art emploie pour détruire ces foyers pestilentiels
qui tuent la santé. Une inspection
active et surveillante corrigeroit le défaut qui
sulte d' une vaste population.
De me le quai de vre est porté sous
une voussure qui joint le pont-notre-dame
au pont-au-change. Cette voussure formoit
un cloaque affreux, où quatre égouts versoient
la fange, où aboutissoit le sang des
tueries, où toutes les latrines répandoient
leurs immondices. La riviere, pendant huit
mois de l' année, n' arrosoit point les arches
fétides de ce pont qui borde la riviere ; l' air
hépatique qui s' exhaloit de ces foyers de
corruption, corrompoit la viande, attaquoit les
matieres d' or et d' argent. Une odeur insupportable
se pandoit sur les quais Pelletier
et de la mégisserie , et l' on ne pouvoit y
p347
sister. Nous nous en sommes plaints dans
l' an 2440. Enfin le mal étant poussé au
comble, et les chaleurs de la saison derniere
ayant ajouté à l' infection, l' administration
de la ville a bien voulu s' occuper des travaux
qui intéressent la salubrité de l' air et la
santé des habitans.
Nous serons livrés de ces exhalaisons
perfides, et voilà deux fléaux de moins après
plusieurs réclamations : il est donc bon de
peser sur les abus, de les offrir sous leur
ritable trait ; car à force de clameurs on se
fait entendre des hommes en place, qui ont
toujours l' oreille un peu dure, ou qui sont
distraits.
Il en reste bien d' autres à truire, c' est
l' ouvrage du tems et de l' éloquence patriotique ;
mais pourquoi les abus les plus intolérables
subsistent-ils malgré les livres et les lumieres,
malgré les réclamations universelles des bons
citoyens ? C' est qu' il n' y a pas un seul abus
dont nombre de personnes ne tirent de
grands avantages ; c' est que certains hommes
p348
ne lisent pas, n' ont pas le tems de lire, et
qu' ils ne font servir leur autorité incertaine
et passagere qu' aux vues d' une ambition
petite et concentrée.
C' est à un certain éloignement, c' est chez
l' étranger, que les abus d' un peuple ou d' une
ville frappent plus directement l' observateur.
Approchez du point de confusion ; mille
raisonnemens insidieux vous déguiseront la
rité. L' abolition des corvées a fait pousser
des cris horribles. En vain la justice et la
saine politique s' unissoient-elles contre ce
régime dangereux ; la voix reconnoissante
d' un royaume tout-à-coup soulagé, n' a pu
prédominer quelques clameurs partielles et
intéressées.
Ne vous étonnez donc pas que le bien se
fasse si lentement.
CHAPITRE 206
p1
procureurs. Huissiers.
si vous avez dans votre maison un endroit sale,
obscur, fétide, mal-propre, plein d' ordures,
les souris et les rats s' y logent infailliblement.
Ainsi dans la fange et le chaos abominable de
notre jurisprudence, on a vu naître la race rongeante
des procureurs et des huissiers.
Ils se plaisent dans les détours ténébreux de la
chicane ; ils vivent grassement dans le
p2
labyrinthe de la produre : il faut les y suivre
malgré vous ; vous êtes forde vous soumettre
à leur ministere. Ces paperasseurs ont acheté la
déplorable charge qui en fait des vampires publics
et privilégiés ; mais comme le premier mal est
dans une législation contradictoire et embrouillée,
le praticien se rit de la misere du plaideur, et
tient au vice antique qui lui est si profitable.
Notre jurisprudence n' est qu' un amas d' énigmes
prises au hasard dans les ouvrages de quelques
jurisconsultes d' une nation étrangere ; et quand
les coutumes et les loix différentes sont privées
de clar, ne vous étonnez pas des monstruosités de
la produre.
Entrez dans un greffe de procureur, appellé
improprement étude : huit à dix jeunes gens
piquant la dure scabelle, sont occus à gratter
du papier timbré du matin au soir. Bel emploi !
Ils copient des avenirs , des exploits ,
des significations , des reqtes ; ils
grossoyent . Qu' est-ce que grossoyer ? C' est
l' art d' alonger les mots et les lignes, pour
employer
p3
le plus de papier possible, et le vendre ainsi
tout barbouillé aux malheureux plaideurs ;
de sorte qu' on puisse en former des
dossiers épais . Et qu' est-ce qu' un dossier ?
C' est la masse bizarre de ces épouvantables
procédures. Et un dossier épais , que
coûte-t-il bien ? Sept à huit mille francs pour
commencer à éclaircir un peu les choses.
Mais toutes ces paperasses servent-elles du moins
au juge ? Jamais. Quand il y a un rapporteur, son
secretaire fait sur une feuille volante un
extrait de ces énormes grosses, et
toutes les raisons du procureur restent au
fond du sac : ainsi ce déluge d' écritures ne
servira pas même dans la cause dont il s' agit,
le juge ne verra que l' extrait du secretaire
fidele ou infidele ; et voilà ce qu' on appelle
l' instruction chez un peuple civilisé, ou
soi-disant tel.
Le procureur dans son greffe est environ
de ces dossiers érigés en tropes et qui
montent jusqu' au plancher, à peu ps comme
le sauvage de l' Arique s' environne dans
p4
sa hutte et suspend autour de lui les chevelures
de ceux qu' il a scalpés .
Il y a environ huit cents procureurs, tant
au châtelet qu' au parlement, sans compter
cinq cents huissiers exploitans ; et tout cela
vit de l' ancre pandue à grands flots sur le
papier timb.
Dites à un praticien qu' il y a plusieurs pays
en Europe, où la justice se rend sans le fatal
ministere d' un procureur ; où les frais de
justice sont nuls, pour ainsi dire ; des
pacificateurs, dans le vestibule du temple de la
justice, vous arrêtent avec un intérêt tendre,
prennent à coeur d' arranger les parties et y
parviennent ordinairement. Le praticien levera
les épaules, sonnera et dira à son clerc,
grossoyez, multipliez les incidens, et songez que
la philosophie est dangereuse.
les brigandages qui s' exercent dans ces greffes
poudreux sont légitimés par les friands amateurs
d' épices ; on ne se fait point la guerre,
on partage paisiblement le tiers des successions.
ils sont toujours en noir, disoit un
p5
paysan : savez-vous pourquoi ? C' est parce
qu' ils héritent vraiment de tout le monde.
il faut que le brigandage soit porté loin,
pour qu' il soit réprimé. Les procureurs en
sont presque toujours quittes à l' audience
pour des sarcasmes de la part des avocats,
et des menaces d' interdiction de la part des
juges. L' un d' eux disant un jour au plus effronté :
maître un tel, vous êtes un frippon. -monseigneur
a toujours le petit mot pour rire, répondit
le praticien.
Quelques procureurs roulent carrosse, et
tirent de leur greffe quarante à cinquante
mille francs par an. Les avocats les courtisent
assidument, pour avoir des causes. Ils
font le soir la partie de madame en cheveux
longs, et l' encensent de tout leur pouvoir,
afin que le choix tombe sur eux pour les
pieces d' écritures , partie lucrative, chere à
l' ordre , et qui rite bien qu' onroge un
peu à l' art de l' orateur et que l' on ménage les
bonnes graces de la femme du praticien.
C' est toujours lui qui choisit l' avocat. Le
p6
plaideur ne connoît que la boutique du procureur ;
et comme il faut commencer par l' assignation, le
praticien est nécessairement l' agent de
toute la procédure : aussi les avocats
sont-ils plus souples et plus dociles devant
les procureurs, que l' apothicaire ne l' est
devant un docteur de la faculté.
Il faut passer par les longues épreuves de la
cléricature, pour être habile à posséder une
charge ; il faut monter lentement lanible
échelle. Ce triste noviciat est de huit à dix
années. Ainsi les procureurs ont des clercs
à bon marc; le maître-clerc lui-même,
limonnier de l' étude, n' a que de foibles gages ;
les autres clercs barbouillent le papier du matin
au soir pour leur pauvre nourriture. Ils vivent
d' esrance, logent dans des mansardes, en attendant
une charge vacante.
Les plus adroits, dans les petites études ,
tâchent d' intéresser la procureuse, afin d' adoucir
la rigueur de leur joug ; mais dans les
grandes, madame ne sauroit se résoudre
à manger avec des clercs.
p7
Elle oublie que son mari n' est qu' un ancien
clerc qui vient d' acheter une charge. Le nigaud
approuve le noble orgueil de sa femme,
son panache, ses polonaises, ses femmes-de-chambre,
ses tons, ses airs. Il ne veut plus communiquer
qu' avec les amis de madame, parce qu' ils
lui ont promis une riche clientelle.
Les huissiers, qui marchent à la suite des
procureurs, ne sont pas moins redoutables et
plus ardens encore à la curée. Quand une fois
la breche est ouverte, alors ils montent à
l' assaut, et traitent une maison comme une ville
livrée au pillage. Voyez le vautour acharné sur
sa proie, et qui lapece avec son
bec noir et crochu ; c' est l' image de leur joie
avide, quand leurs mains ares de la fatale
plume saisissent les meubles pour les porter
en vente sur la place publique.
Ces mêmes huissiers qui, comme une meute
dévorante, se déchaînent contre les particuliers
pour peu que la bride leur soit lâchée,
n' osent porter un exploit à un membre du
parlement ou à un homme en place ; c' est à
p8
qui se refusera à cet office. Quand on veut
poursuivre un grand, il faut avoir recours au
procureur-général, pour obliger un simple
huissier à faire son devoir.
Ainsi le bourgeois à Paris, outre ses autres
fardeaux, a dans la noblesse imrieuse et
hautaine une véritable aristocratie à combattre ;
il rencontre une ligue qui insensiblement devient
plus formidable que jamais.
C' est par ces agens subalternes de la justice,
et qui infestent les avenues de son
temple, que l' on n' en approche plus qu' avec
crainte et tremblement. C' est par eux que
les juges se sont trouvés au milieu des pieges
et des surprises, et que la longueur des affaires
a fait renoncer aux meilleurs droits, parce
que la ruine ivitable des familles a paru
devoir suivre la demande la plus légitime.
Ce fléau, que les tribunaux surieurs ne
songent pas àprimer, dévore la partie indigente ;
et l' on a vu des hommes iniques
menacer encore de la justice ceux qu' ils
avoient dépouillés, s' ils n' étouffoient pour
p9
toujours leurs plaintes et leurs murmures ; et
les infortunés voulant conserver les débris de
leur fortune, se sont tus, craignant que le
monstre de la chicane nent leur enlever
ces foibles restes.
Tous ces praticiens ont entr' eux un genre
de plaisanterie qui équivoque pertuellement sur
les mots de leur profession. Il n' y a rien
de plus gothique et de plus maussade
que les railleries des hommes d' affaires : mais
pour être plates et grossieres, elles n' en sont
pas moins inhumaines ; car ils plaisantent encore
ceux qu' ils ont ves et rongés.
Ce n' est pas que l' improbité soit attachée à
la profession : quelques procureurs honnêtes ne
présentent pas sans cesse la justice à leurs
parties, pour ne leur en faire embrasser que
l' ombre. Ils emploient leur habileté à sauver
leurs cliens d' un dale d' erreurs et d' un
embrasement funeste. Plusieurs ennoblissent leur
profession par la vertu qui les orne toutes ;
ils servent de modele aux autres, et ils
ritent l' estime et la confiance du public :
p10
mais on peut dire d' eux aussi :
(...).
Ces communaus de procureurs sont
liées au parlement d' une maniere fort étroite.
Elles en suivent les mouvemens, et en épousent
les idées avec la plus grande chaleur.
CHAPITRE 207
la bazoche.
c' est une communauté de clercs qui jugent
entr' eux de leurs différends. Autrefois
il y avoit le roi de la bazoche, mtre du
royaume de la bazoche, et qui établissoit
des jurisdictions bazochiales ; mais attendu
que le nombre des clercs alloit à près de dix
mille, Henri Iii voqua le titre de roi. Il
étoit bien peureux, dira-t-on ; mais souvent
les hommes se sont laissé conduire par des
mots, et plus loin qu' ils n' auroient d' abord
imaginé.
Les armoiries de la bazoche sont trois écritoires .
p11
Oh, quel fleuve dévorant, semblable
aux noires eaux du Styx, sort de ces armes
parlantes, pour tout bler et consumer sur
son passage ! Quoi, Montesquieu, Rousseau,
Voltaire et Buffon ont aussi trempé leur
plume dans une écritoire ! Et l' huissier
exploitant et l' écrivain lumineux se servent
chaque jour du même instrument !
CHAPITRE 208
comédiens.
les codiens seront toujours des
excommuniés , jusqu' à ce qu' il plaise au roi,
au parlement et au clergé de lever l' anathême.
Tel est l' empire de la coutume, des prégugés ;
ou, si vous l' aimez mieux, de l' inconséquence
nationale. Ils auront plust fait de rire de
l' excommunication , que de vouloir s' en
affranchir.
La demoiselle Clairon ayant fait un mémoire
à consulter sur cet objet, l' avocat
p12
entreprenant et téméraire fut aussi-tot rayé du
tableau ; et l' amante de Tancrede se trouva
obligée de procurer un état à son défenseur,
qui avoit perdu le sien en tâchant de la
concilier avec l' église. L' avocat, plein de son
sujet, monta bientôt sur le théatre ; mais il n' y
fut pas plus heureux qu' au barreau, et
l' excommunication alla se placer sur sa tête,
ainsi que sur celle de la demoiselle Clairon.
Elle prit quelque tems aps de l' humeur
contre le public : un acteur ou une actrice
ont toujours tort de bouder cet auguste souverain.
Elle avoit refusé de jouer, la salle
étant pleine et le rideau levé, à raison de
je ne sais quelles rixes de foyer. Elle fut
fort maltraitée du parterre, et le soir même elle
alla coucher au fort-l' évêque. Pour se venger
des clameurs de ce parterre insolent et
de ceux qui l' avoient emprisonnée, elle abandonna
le théatre, pensant que le lendemain on
seroit à ses genoux pour la supplier de
vouloir bien rentrer. Qu' arriva-t-il ? Le public
l' oublia, et elle perdit son talent, faute
p13
d' exercice. Elle passa, dans l' obscurité et loin
des applaudissemens, des jours qui auroient
été remplis et glorieux sous l' habit de Melpomene,
qu' elle faisoit parler avec une sorte de dignité.
Louis Xiv n' a jamais reçu de comédiens
qu' ils n' eussent de la taille et une figure
noble. Le théatre de la nation, revivent les
héros de l' antiquité, exigeroit un choix plus
vere. On voit, parmi les acteurs actuels,
trop peu d' hommes bien faits ; ce qui ne dispose
pas l' étranger à concevoir une idée avantageuse
de notre gt pour le beau. Quand il voit
de petites statures représenter ce qu' il
y a de plus imposant et de plus fameux dans
l' histoire des peuples, il prend une ie
défavorable du physique de la nation, et la
remporte malgré lui dans sa patrie.
La vanité des acteurs de petite taille favorise
la réception d' acteurs encore plus petits,
parce que ceux-là s' imaginent, par ce moyen
de comparaison, devoir paroître plus grands
sur la scene ; mais si cette manie de rappetisser
p14
les personnages tragiques subsiste encore pendant
une génération, nous n' aurons bientôt
plus que des lilliputiens , qui en voulant
faire les héros, ne seront que grotesques.
Un acteur, quand il est mince ou fluet,
ou bien quand il ne présente plus que des
os retus d' un parchemin livide, a beau
posséder une certaine intelligence : les efforts
de sa frêle poitrine font souffrir ; et plus il
gesticule avec fierté, plus il paroît se rappetisser.
Son front dégrade la majesté de Melpomene.
Le palais qu' il habite, l' idiome relevé qu' il
parle, les passions grandes et orageuses qu' il veut
peindre, tout l' écrase et l' anéantit : il est
trop disproportionavec ce qui l' environne, pour
que l' oeil ou l' oreille puissent lui faire grace.
Alexandre, dira-t-on pour justifier le nain
tragique, étoit petit et portoit le col penché :
je l' aurois admiré de son vivant dans sa tente
avec sa taille exiguë et sa tête sur une de ses
épaules ; mais mort, j' exige qu' il prenne une
stature, un front, un port et un geste qui
p15
pondent au conqrant dont le nom remplit
l' univers.
La Duclos jouoit dans les Horaces : à la
fin de ses imprécations, elle sort furieuse,
comme l' on sait ; l' actrice s' embarrassa dans
la queue très-longue de sa robe, et tomba.
On vit soudain l' acteur qui faisoit Horace,
ôter poliment son chapeau d' une main,
la relever de l' autre, la reconduire dans la
coulisse, et là, remettant fiérement son chapeau,
tirer son épée et la tuer, conformément à son le.
Ces inepties ne se commettent plus ; mais
que de réformes à desirer encore !
La tragédie, depuis la retraite de Mlle Dumesnil
et depuis l' exil incroyable de Mlle
Sainval, est devenue chantante, roide,
ampoulée, monotone ; les acteurs subalternes
p16
ne sont pas assez attentifs à maintenir
l' illusion. Ils commettent des fautes nombreuses
contre le costume et le sens de leurs rôles.
Qu' ai-je besoin, par exemple, de la coquetterie
de nos princesses de théatre, de leurs
têtes bichonnées au gré de la folie du jour ?
Quand j' apperçois la main maussade du cffeur,
je ne vois plus Cléopâtre, Mérope, Athalie,
Idamé.
Moins d' oripeau, plus de vérité. Comment
ne pas rire, en voyant des valets de
théatre travestis en sénateurs romains, sortir
des coulisses avec les robes rouges des
decins du malade imaginaire ; des perruques
bouclées et traînantes, grossiérement
chargées de poudre, et qui, pour comble
de ridicule, veulent figurer la démarche de
nos jeunes conseillers ?
Et quand les spectateurs revoient sans
cesse les mêmes toiles mesquines et rembrunies,
quelquefois trouées ; qu' ils rencontrent
les scythes et les sarmates dans un
palais d' architecture grecque, et le farouche
p17
Zamore sous un portique romain, peuvent-ils
s' empêcher d' accuser l' avarice des comédiens
à la part , et leur cupidité qui néglige
un accessoire fait pour influer sur les
représentations ?
Deux théatres qui rivaliseroient, qui
entretiendroient entr' eux une émulation suivie
en jouant les mêmes pieces, qui seroient
enfin l' un pour l' autre un pertuel objet de
comparaison, restitueroient à l' art sa pompe,
sa noblesse et sa dignité.
On se plaint généralement de voir la scene
fraoise déchue de son ancien lustre. La
tragédie sur-tout est défigurée à un point
connoissable. De là ces vers :
on ne voit plus pleurer personne :
pour notre argent nous avons du plaisir :
et le tragique qu' on nous donne,
est bien fait pour nous réjouir.
CHAPITRE 209
p18
spectacles gratis.
les codiens donnent le spectacle gratis ,
à l' occasion de quelques énemenslebres,
comme la paix, la naissance d' un prince , etc.
Le spectacle alors commence à midi ; les
charbonniers et les poissardes occupent les
deux balcons, suivant l' usage ; les charbonniers
sont du côté du roi , et les poissardes
du côté de la reine . Ce qu' il y a de plus
étonnant, c' est que cette populace applaudit
aux beaux endroits, aux endroits délicats
me, et les sent, tout comme l' assemblée
la mieux choisie. Quelle poétique, pour
qui sauroit l' étudier ! Après la piece, Melpomene,
Thalie et Terpsicore donnent la
p19
main au porte-faix, au maçon, au croteur.
Préville et Brizard dansent avec la fille de
joie sur les mêmes planches où l' on a représenté
Polieucte et Athalie. Les fusiliers sont
plus circonspects ces jours-là, et la
garde bleue a un front populaire. Les comédiens
ne se prêtent pas par amour du peuple
à ces danses bruyantes, mais par politique ;
ils voudroient bien pouvoir s' en exempter.
Leur dépendance leur fait un devoir de
cette corvée, et ils jouent très-bien le
contentement.
Les spectacles des boulevards, à leur exemple,
les grands danseurs du roi, l' ambigu
comique, les variétés amusantes, donnent
aussi une représentation gratis dans les mes
circonstances ; ils affichent de même,
relâche pour le service de la cour, spectacle
gratis pour la naissance, etc. ce qui chagrine
et mortifie étrangement les comédiens ordinaires
du roi , qui ne craignent rien tant que
d' être assimilés aux acteurs forains , à peu
près comme un procureur au parlement
p20
craint qu' on ne le confonde avec un huissier
à verge.
On distingue à Paris les planches des boulevards
des planches privilégiées , celles qui
portent Jeannot de celles qui portent le gros
Dezessarts ; mais c' est une distinction qui
échappe au peuple : il range sur la même ligne
et dans lame classe tous ceux qui, chantant,
déclamant ou aboyant, contribuent à ses plaisirs
pour de l' argent.
Il n' y a que le risible peccata du combat
du taureau qui n' obtient pas l' honneur d' assembler
le public gratis , et de mériter par-là les
bonnes graces et le regard de la cour ;
mais il doit présenter reqte.
CHAPITRE 210
langue du mtre aux cochers.
on distingue parfaitement le cocher d' une
courtisanne, de celui d' un président, le cocher
d' un duc d' avec celui d' un financier ;
p21
mais à la sortie du spectacle, voulez-vous
savoir au juste dans quel quartier va se rendre
tel équipage ? écoutez bien l' ordre que donne
le mtre au laquais, ou plutôt que celui-ci
rend au cocher. Au marais, on dit, au logis ;
dans l' isle s Louis, à la maison ;
au fauxbourg s Germain, à l' hôtel ; et dans
le fauxbourg s Hono, allez . On sent, sans
avoir besoin d' un commentaire, tout ce que ce
dernier mot a d' imposant.
à la porte des spectacles se trouve toujours
un aboyeur à la voix de Stentor , qui crie :
le carrosse de m le marquis ! Le carrosse de
mad la comtesse ! Le carrosse de m le
président ! sa voix terrible retentit jusqu' au
fond des tavernes boivent les laquais, jusqu' au
fond des billards les cochers se querellent et
se disputent. Cette voix qui remplit un quartier,
couvre tout, absorbe tout, le bruit confus des
hommes et des chevaux. Laquais et
cochers, à ce signal retentissant, abandonnent
les pintes et les queues, reprennent la
bride des chevaux, et ouvrent la portiere.
p22
Cet aboyeur , pour donner à sa poitrine
une force plus qu' humaine, renonce au vin,
et ne boit que de l' eau-de-vie. Il est toujours
enroué ; mais cet enrouement même imprime
à sa voix un son rauque et épouvantable,
qui ressemble à un tocsin. Il creve bientôt
à ce métier. Un autre le remplace ; il hurle
de même, boit de même, et meurt, comme son
prédécesseur, à force d' avoir avalé de l' eau-de-vie
d' épicier.
CHAPITRE 211
discours prononcé à la comédie fraoise
à la rentrée de ce spectacle.
un codien plus véridique que ses camarades,
plus fortement frappé de ce qu' il devoit
au public, et susceptible de cette honnête
pudeur que quelques-uns conservent
encore, chargé du compliment d' usage,
s' avança, l' an passé, sur le bord du théatre,
et là, aps une profonde rence, il se
p23
releva lentement, et dit d' une voix modeste,
mais assurée :
" messieurs. Deux fois par an, nous vous
rendons humblement l' hommage que nous
vous devons à bien des titres, nous vous
rappellons les obligations qui nous imposent
la nécessité de vous plaire, nous vous
caressons par des louanges, afin que vous
fermiez les yeux sur nos fauts. Nous ne
les taisons pas toujours, car il nous seroit
impossible de les dissimuler ; mais ce que
nous nous gardons bien de vous avouer,
et ce que le cri de ma conscience m' arrache
devant vous, c' est le peu d' émulation
et d' accord qui regne entre nous,
c' est notre paresse, notre orgueil, et les
misérables bats qui nous empêchent de
nous réunir, soit pour vous donner de nouvelles
pieces qui varient vos plaisirs, soit
pour représenter pluscemment celles
qui ont fixé votre attention ; et nous ne
rougissons pas de faire doubler celles-ci,
p24
en bravant un murmure que nous savons
devoir être passager.
Aujourd' hui, plus vrais qu' autrefois, messieurs,
nous vous confessons nos torts multipliés,
en vous suppliant de nous imposer
la punition qui vous paroîtra la plus salutaire
et la plus propre à nous faire détester
nos mauvaises habitudes ; votre indulgence
excessive ne les a que trop enracinées dans
nos coeurs. Nous pensons qu' une désertion
totale de notre spectacle pendant quelque
tems nous réveilleroit avec force de
l' engourdissement où nous sommes plongés,
et ranimeroit parmi nous l' amour du travail,
que vingt mille livres de rente émoussent
furieusement. Nous sommes riches par
les petites loges, avant même de lever le
rideau. Comment voudriez-vous que nous
puissions nous livrer à des études suivies,
lorsque nous sommes si bien payés d' avance ?
Que nous importent l' art et l' auteur,
lorsque notre bourse est bien remplie ? Nous
n' aimons point l' art, nous aimons l' argent,
p25
messieurs, et vous nous en donnez trop
pour que vous soyez bien servis.
Diminuez donc notre recette ; nous
serons plus respectueux envers l' art, plus
attentifs envers l' auteur ; notre théatre
rendu quelque temssert, nos besoins
nous enseigneront le secret de vous plaire ;
vous y gagnerez, parce que nous nous
efforcerons, par des représentations soignées
et intéressantes, de retrouver ce
que nous aurons perdu par notregligence.
Nous n' avons pas la force de nous
corriger par nous-mêmes ; notre place est
devenue une prébende simple et inamovible :
usez donc, messieurs, usez du châtiment
salutaire qui nous convient ; abandonnez-nous ;
tournant la tête vers le contour de la
salle que ces loges, cet amphithéatre
demeurent vuides pour quelques
mois ; et notre intérêt alors, puissamment
veillé par cet aiguillon, nous ramenera
aux principes que nous avons trop oubliés. "
CHAPITRE 212
p26
battemens de mains.
langue et monnoie universelles des parisiens ;
ils ne s' expliquent point autrement ;
ils claquent pour la reine et pour les princes
quand ils paroissent dans leurs loges, et
qu' ils ont fait la gracieuse révérence ; ils
claquent quand l' acteur paroît sur la scene,
et tout aussi fort ; ils claquent pour un beau
vers ; ils claquent ironiquement, quand la piece
les ennuie ou les impatiente ; ils claquent ,
quand ils demandent impérieusement l' auteur ; ils
claquent pour Gluck et font plus de bruit
que tous les instrumens de l' orchestre, que
l' on n' entend plus. Ils claquent dans un jardin
public au retour d' un héros ; ils claquent
dans la chapelle de l' acamie fraoise,
lors d' un panégyrique, ou même d' une oraison
funebre : nouveauté fort étrange, et qui
pourroit soumettre bientôt les pdicateurs
p27
évangéliques au joug de l' approbation et de
l' improbation. Ils claquent les vers et la
prose dans toutes lesances académiques ou
assemblées littéraires. Quelquefois ces battemens
de mains vont jusqu' à la frénésie ; on
y a joint depuis quelque tems les mots de
bravo, bravissimo . On bat aussi des pieds et
de la canne ; tintamarre affreux, étourdissant,
et qui choque cruellement l' ame raisonnable
et sensible qui quelquefois même en est l' objet.
Cette manie bruyante avilit beaucoup les jugemens
de nos parterres, et en général le prononcé
du public, dans nos salles de spectacles.
On avoit conseillé à un auteur perpétuellement
sifflé, de faire construire une machine qui
imiteroit les claquemens de trois à quatre
cents mains, et de la confier dans un coin
du spectacle à un ami fidele et sûr. Il n' avoit
qu' à acheter des billets, comme certains
confreres ; c' eût été la me chose.
Jusqu' à quand le parisien abusera-t-il de
la faculté de claquer , interrompra-t-il avec
p28
étourderie un couplet éloquent, en détruira-t-il
tout l' effet en le coupant avec une folle
impatience ? Cette précipitation tumultueuse
nuit à l' acteur et au poëte ; on ne les
laisse point achever, et l' illusion, au milieu
de ce bruit insensé, s' enfuit à tire-d' aile.
Pourquoi tant babiller avec les mains , et plus
qu' aucun peuple de la terre n' a babillé avec la
langue ?
Mais quel est l' applaudissement qui doit
flatter le grand pte et le grand acteur ?
C' est lorsqu' un sombre et profond silence
regne dans la salle, lorsque le spectateur, le
coeur briet l' oeil baigde larmes, n' a
ni la pensée ni la force de se livrer à des
battemens de mains, que, plondans l' illusion
victorieuse, il oublie le comédien et l' art ;
tout sealise autour de lui ; un trait
ineffaçable descend dans son ame, et le prestige
l' environnera long-tems.
CHAPITRE 213
p29
théatre bourgeois.
amusement fortpandu, qui forme la
moire, veloppe le maintien, apprend
à parler, meuble la tête de beaux vers, et
qui suppose quelques études. Ce passe-tems
vaut mieux que la fréquentation du café,
l' insipide jeu de cartes et l' oisiveté absolue.
On pense bien que ces acteurs, qui représentent
pour leur propre divertissement, ne sont pas
assez formés pour satisfaire l' homme
de goût ; mais en fait de plaisirs, qui raffine
a tort. Pour moi, j' ai remarqque la piece
que je connoissois devenoit toujours nouvelle,
lorsque les acteurs m' étoient nouveaux.
Je ne sais rien de plus fastidieux que d' assister
à une troisieme et quatrieme représentation
par les mêmes comédiens.
Je n' ignore pas qu' on y déchire sans miséricorde
les chefs-d' oeuvres des auteurs dramatiques,
p30
qu' on y estropie les airs des meilleurs
compositeurs ; que ces assemblées donnent
lieu à des scenes plus plaisantes que
celles que l' on représente : et tant mieux ; le
spectateur s' amuse à la fois de la piece et
des personnages. Puis les allusions deviennent
plus piquantes ; car l' histoire des actrices a
la publicité de l' histoire romaine.
On joue la comédie dans un certain monde,
non par amour pour elle, mais à raison des
rapports que les rôles établissent. Quel amant
a refude jouer Orosmane ? Et la beauté la
plus craintive s' enhardit pour lele de Nanine .
J' ai vu jouer la codie à chantilly par le
prince de Condé et par madame la duchesse de
Bourbon. Je leur ai trouvé une aisance, un goût,
un naturel qui m' ont fait grand plaisir. Vraiment
ils auroient pu être codiens, s' ils ne fussent pas
nés princes.
Le duc d' Orléans, à Saint-Assise, s' acquitte
aussi très-bien de ses rôles avec facilité
et rondeur. La reine de France enfin a joué
p31
la comédie à Versailles dans ses petits
appartemens. N' ayant pas eu l' honneur de la voir,
je n' en puis rien dire.
Ce goût est répandu depuis les plus hautes
classes jusqu' aux dernieres ; il peut contribuer
quelquefois à perfectionner l' éducation, ou à
en former une mauvaise, parce qu' il corrige
tout à la fois l' accent, le maintien et
l' élocution. Mais cet amusement ne convient
qu' aux grandes villes, parce qu' il suppose
déjà un certain luxe et des moeurs peu rigides.
Gardez-vous toujours des représentations
théatrales, petites et sages publiques ;
craignez les spectacles : c' est un auteur dramatique
qui vous le dit.
Parmi les anecdotes plaisantes que fournissent les
amateurs bourgeois, dont la fureur est de jouer
la tragédie, je choisirai cette historiette, que je
trouve dans le babillard .
" un cordonnier habile à chausser le pied
mignon de toutes nos beautés, et renommé
dans sa profession, chaussoit le cothurne
p32
tous les dimanches. Il s' étoit brouillé avec
le décorateur. Celui-ci devoit pourvoir
la scene au cinquieme acte, d' un poignard ,
et le poser sur l' autel. Par une vengeance
malicieuse, il y substitua un tranchet ; le
prince, dans la chaleur de la déclamation,
ne s' en apperçut pas ; et voulant se donner
la mort à la fin de la piece, il empoigna,
aux yeux des spectateurs, l' instrument benin qui
lui servoit à gagner sa vie. "
qu' on juge des éclats de rire qu' excita ce
dénouement, qui ne parut pas tragique.
CHAPITRE 214
colisée.
nous ne sommes pas des romains ; nous
n' avons pas voulu tir un amphithéatre qui
subsistât au bout de dix-huit siecles ; nous
n' avons pas voulu assembler deux cents mille
spectateurs ; c' t été trop pour la garde de
Paris. Nous n' avons voulu qu' emprunter le
p33
nom d' un des plus majestueux monumens de
Rome et le défigurer encore ; car le superbe
amphithéatre s' appelloit le collossée. notre
colisée après dix ans tombe en ruines. Les
créanciers l' ont saisi et n' ont jamais pu ensuite
être d' accord. On l' a fer. Il n' avoit
de beau et d' agréable que son emplacement,
dans la position la plus heureuse qu' on ait
pu choisir. L' intérieur de ce caravenserai étoit
triste ; des symphonies monotones, des danses
misérables ou puériles ; des joutes sur une
eau sale et bourbeuse ; des feux d' artifice
sans variété ; une cohue fatigante ou un vuide
ennuyeux : voilà tout le divertissement de
ces sortes d' endroits.
la redoute chinoise l' a remplacé ; temple
nouveau, ouvert à l' oisiveté absolue, et qui
enleve aux nobles représentations dramatiques
une foule de spectateurs.
on se sert l' un à l' autre de spectacle.
Les Adonis au teint blafard, les Narcisses
adorant leurs images dans les glaces, les héros
d' ora fredonnant des airs, les fats à cheveux
p34
longs, les Laïs à la tête haute y circulent et
font foule.
Quand on compare ces vaux-hall aux lieux charmans
de Londres, on voit que le fraois
ne connoît qu' un genre de plaisir,
celui de voir et d' être vu. L' anglois a des
goûts plus vifs, plus variés, plus profonds ;
il ne se nourrit pas de vanité, de l' étalage,
de la parure, de clinquant, d' une promenade
en rond mille fois pétée devant les
mes objets. Il lui faut des divertissemens
plus substanciels. La différence des gouvernemens
enfin se fait sentir par le contraste
de la froide élégance de nos assemblées et
de l' abondance variée et piquante qui regne
en Angleterre.
Il est vrai que l' anglois donne une guinée,
et que nous déboursons mesquinement
trente sols. Puis, qui ne se mêle pas de nos
plaisirs ; c' est-à-dire, qui ne les corrompt
pas ? L' autorité préside à tous nos divertissemens ;
on nous les arrange et il ne nous est pas
permis de les modifier.
CHAPITRE 215
p35
foire saint-Germain.
les spectacles des boulevards sont obligés
d' aller à cette foire, à laquelle on devroit
bien donner une entrée spacieuse ; car il n' y
a qu' une porte étroite, dont le terrein descend
encore en pente. Il faut que toutes les
voitures et les fantassinsle-mêle passent
par ce dangereux sentier.
Là, des hommes de six pieds, montés sur
des brodequins, coëffés comme des sultans,
passent pour des géans. Une ourse rasée,
épilée, à qui l' on a pasune chemise, un
habit, veste et culotte, se montre comme
un animal unique, extraordinaire. Un colosse
de bois parle, parce qu' il a dans le ventre
un petit gaon de quatre ans. Il faut la révolution
de plusieurs anes pour amener à l' oeil
du naturaliste quelque chose digne de son
attention. La charlatanerie grossiere est là
p36
sur son trône. Le saltinbanque effronté a obtenu
le privilege de duper le public ; il a pa
ce privilege, qu' importe ensuite qu' il donne
des gourdes au parisien ? On le connt si
bonnace, qu' on sait d' avance qu' un faux merveilleux
le transportera non moins que s' il étoit véritable.
Les salles des farceurs sont presque toujours
remplies. On y joue des pieces obscenes
outestables, parce qu' on leur interdit
tout ouvrage qui auroit un peu de sel, d' esprit
et de raison. Quoi, voilà un théatre tout
dressé, un peuple tout assemblé, et l' on condamnera
les auditeurs à n' entendre que des
sottises, tandis que notre théatre si riche
devroit être considéré comme un trésor national !
Et pourquoi appartiendroit-il exclusivement
aux codiens du roi ?
Quoi, Dugazon seroit l'ritier de Corneille !
Quoi, ces chefs-d' oeuvres que tout l' or des
souverains ne sauroit faire renaître,
demeureroit en propre à une poignée de
codiens ! Quoi, ils n' appartiendroient pas
p37
essentiellement à tous ceux qui se sentent
l' ame et le talent de les faire valoir ! Quoi,
l' auteur auroit pu avoir une autre idée que de
pandre par-tout ses productions et sa gloire !
Quoi, sacrifier l' art à l' intérêt passager de
l' acteur, ne donner qu' un point resser au
génie, l' obliger à prendre tel organe, l' asservir
à l' instrument qu' il anime ; et quand j' ai
composé, je donnois donc mes pieces à une seule
troupe ! Blons nos pieces.
Le grand-duc de Toscane, qui possede le
ritable génie d' ungislateur, parmi une
foule de loix utiles et coues dans une haute
sagesse, a don à tous les théatres la liberté
absolue du choix des pieces ; certain que la
concurrence et l' émulation serviroient ce bel
art beaucoup mieux que tous les réglemens
qu' un petit esprit de classification a établis
parmi nous pour lui ôter son essor et sa grandeur.
enfin on voit (et qu' importe le lieu ? )
le célebre Comus, homme doué du génie le plus
souple et le plus inventif, et qui, sans
p38
ses études ordinaires, doit tout à la sagacité
rare qu' il a rue de la nature. Ce physicien
fécond en découvertes, en étonnant nos regards,
exerce et surprend notre intelligence.
Il faut bien se garder de le confondre avec
les faiseurs de tours dont il est environné.
Quiconque l' aura vu, ne tombera pas dans
cette erreur grossiere : non-seulement il est
l' émule de ceux qui étudient la nature ; mais
il a droit encore à un rang distingué parmi
les plus habiles scrutateurs de ses pnomenes :
les merveilles qui s' operent sous ses
mains industrieuses, valent bien quelques
pages systématiques écrites en beau style.
CHAPITRE 216
comédiens italiens.
tout en conservant ce titre, ils ne repsentent
plus aucune piece italienne, ou,
pour mieux dire, ces cannevas où Carlin a
si souvent déployé un jeu assaison de tant
p39
de graces naïves et piquantes. Ils sont rentrés
dans le droit de donner au public des pieces
morales et intéressantes : droit dont
ils n' abusent point, il faut l' avouer ; mais les
pieces à vaudevilles ayant pris faveur, ils ont
obéi au goût momentané de la capitale. Ils se
piquent de servir le public avec un zele
infatigable ; on les voit ardens à lecréer
de nouveautés, n' épargner ni soins ni peines.
Leur désintéressement est rare. Ils ne lézinent
point sur les corations ni sur les habillemens ;
jaloux de donner aux repsentations le plus
grand éclat. Ils ont un tact assez r
pour la musique vive, légere, expressive ;
mais ils ne savent pas encore juger les comédies
d' une maniere aussi juste : cela viendra.
Les pieces à vaudevilles occupent donc
presque exclusivement ce théatre depuis dix-huit
mois. Comme tout succès touche à un excès, il
est à craindre que ce tatre ne s' infeste
de rébus , de couplets trop libres,
d' équivoques , etc. Pourquoi faire baisser les
yeux aux graces ?
p40
Ces jolis riens offrent des tableaux naïfs
et ne sont paspourvus de gaieté ; mais
il est à craindre que ces bluets, nés dans
un champ fertile, n' étouffent les épis nourriciers,
substanciels et à la tête dorée.
Les auteurs avoient cru pouvoir établir
sur cette scene un second théatre national ;
ils n' ont pasfléchi que l' art du chant
excluoit presque toujours celui de laclamation,
et que les pieces vraiment dramatiques avoient
un caractere trop profond pour s' allier à la
légéreté de ces petites pieces, la plupart
vuides de sens. L' ariette et le vaudeville
tueront toujours Marivaux et ses successeurs.
CHAPITRE 217
spectacles des boulevards.
le peuple, qui a besoin d' amusemens, s' y
précipite en foule ; mais ces tatres sont ceux
qui mériteroient le plus l' attention du magistrat,
p41
et les pieces devroient être des compositions
agréables et morales ; car il n' y a pas
d' opposition entre ces deux mots, quoi
qu' en disent les poëtes corrupteurs.
Pourquoi ces pieces sont-elles pour la
plupart basses, plates, ordurieres ? C' est qu' une
poignée de comédiens ose dire qu' il n' appartient
qu' à eux de représenter des pieces raisonnables ;
c' est qu' on les soutient dans cette ridicule
prétention ; c' est qu' à la suite de cette
incroyable et honteuse législation,
le peuple est condamné à n' entendre que
l' expression du libertinage et de la sottise.
Et voilà aboutit la police des spectacles
chez un peuple renommé par ses chefs-d' oeuvres
dramatiques.
Les parades qu' on repsente extérieurement
sur le balcon comme une espece d' invitation
publique, sont très-préjudiciables
aux travaux journaliers, en ce qu' elles ameutent
une foule d' ouvriers qui, avec les instrumens
de leur profession sous le bras, demeurent là
la bouche béante, et perdent
p42
les heures les plus précieuses de la journée.
Les figures en cire du sieur Curtius sont
très-célebres sur les boulevards, et très-visitées ;
il a modelé les rois, les grands écrivains, les
jolies femmes, et les fameux
voleurs ; on y voit Jeannot, Defrues, le
comte d' Estaing et Linguet ; on y voit la
famille royale assise à un banquet artificiel :
l' empereur est à côté du roi. Le crieur
s' égosille à la porte : entrez, entrez, messieurs,
venez voir le grand couvert, entrez, c' est tout
comme à Versailles. on donne deux sols par
personne, et le sieur Curtius fait quelquefois
jusqu' à cent écus par jour, avec la montre
de ces mannequins enluminés.
CHAPITRE 218
lectures.
il s' est introduit un nouveau genre de spectacles.
C' est un auteur qui ne lit pas à ses
amis pour en recevoir des conseils et des
p43
avis, mais qui indique telle jour, telle heure,
(et il ne manque plus que l' affiche) qui
entre dans un sallon meub, se place entre
deux flambeaux, demande un sucrier ou du
sirop, calomnie sa poitrine, tire son manuscrit
de sa poche, et lit avec emphase sa
production nouvelle, quelquefois somnifere.
Il ne manque point d' admirateurs, parce
qu' il les convoite avec toutes les suppliques
adroites de l' orgueilleux amour-propre ; on
lui prodigue de ces mots obligeans qu' on ne
refuse pas, et qu' il prend à la lettre pour
des éloges sinceres. Quand il imprime, le
public se rit de l' ouvrage admiré dans le
sallon. L' auteur furieux crie que le goût est
perdu, et que la décadence de la littérature
est visible, puisqu' on ne sent pas comme ses
premiers juges et admirateurs.
Dans ces sortes de lectures tout prête au
ridicule ; le poëte arrive avec une tragédie
rimée et fastidieuse, ou avec un gros poëme
épique, dans une assemblée peuplée de jeunes
et jolies femmes dispoes à folâtrer et à
p44
rire, qui ont à côté d' elles leurs amans ;
elles s' occupent plus de ce qui les environne,
que de l' auteur et de sa piece. Une inflexion
de voix, un mot, un geste, un rien suffit
pour disposer les caracteres à la plus grande
gaieté. Qu' une femme rie par hasard, une
autre éclatera, et tout le cercle fera de vains
efforts pour contraindre sa belle humeur.
Que deviendra le pauvre auteur avec son rouleau
de papier ? S' il montre du courroux, il paroîtra
plus ridicule encore ; qu' on ne l' écoute
point, ou qu' on l' entende mal, il est obligé
de continuer. Le voilà sur la sellette, exposé à
toutes les réflexions malignes ! On corrige
tout bas son amour-propre qui perce dans son
débit ; il s' en doute : il gesticule avec plus de
hémence, comme pour forcer les suffrages :
ce n' est plus un auteur, c' est un codien.
Et pourquoi lire à d' autres qu' à ses amis ?
Pourquoi prendre d' autres juges que le public ?
Pourquoi se montrer si jaloux d' une
approbation équivoque ? Enchanter un cercle ou
une cotterie, n' est-ce pas rétrécir l' idée qu' un
p45
écrivain doit se former de la gloire ? Voilà
les fautes tombent journellement
les beaux esprits et les hommes de goût de la
capitale. C' est ici qu' il faut citer le fameux
docteur Sacroton qu' ils n' ont pas lu pour leur
malheur. il faut apprécier, dit-il, le talent
dans la place publique, et jamais ailleurs ;
c' est son vrai jour ; des succès de chambre
sont toujours des succès douteux.
on a vu une société intitulée, les trente,
faire paroli aux quarante de l' académie
française, établir des lectures publiques, dont
plusieurs furent très-intéressantes ; et sans une
fatale division (inévitable parmi les beaux
esprits) cette société devenoit une académie
en regle, qui auroit rivalisé avec la superbe ;
un repas chez un traiteur précédoit les lectures.
Hélas ! L' esprit chez eux n' étoit jamais à
jeûn : ainsi faisoient les célebres auteurs du
dernier siecle.
p46
Il se forme plusieurs assemblées littéraires ,
dont les membres ne se croient pas inférieurs
aux immortels ; ils lisent un jour de la semaine,
les auditeurs applaudissent, et ceux qui sont
applaudis sont aussi contens le soir de leur
triomphe, qu' un académicien l' est lorsqu' on
l' a claqau louvre pour ses vers ou pour
sa prose.
La loge des neuf soeurs renferme aussi des
auteurs qui lisent leurs productions dans des
fêtes brillantes, et dont la littérature fait
le principal ornement ; et pourquoi n' y
auroit-il que les académiciens qui eussent
le droit de débiter leurs ouvrages et d' être
applaudis ? Ne faut-il pas donner une libre issue
au consolant amour-propre de chaque écrivain,
si heureux quand il se lit, quand il entend
sa voix résonner dans un lieu peuplé ? L' équi
(disons mieux) la compassion l' ordonne.
Un lecteur fameux eut une sorte de célébrité
dans Paris, il y a huit à dix ans ; on
en raffola, on se l' arracha. Il rendoit avec
p47
intelligence et pcision, avec une variété de ton
surprenante, tous les personnages d' une
piece de théatre. Seul il donnoit au drame
qu' il déclamoit, les honneurs de la repsentation ;
il valoit une troupe entiere : mais
il s' identifioit tellement avec la piece adoptée,
qu' il s' imaginoit, ou peu s' en faut, l' avoir
faite, ce que l' auteur présent lui pardonnoit
facilement et de bon coeur, puisque cette
forte illusion lui étoit nécessaire pour
mieux entrer dans le sens des rôles. Or
l' auteur qui étoit présent, c' étoit moi.
Ce fameux lecteur, par une contradiction
singuliere, étoit acteur médiocre sur les
planches, lorsqu' il ne débitoit qu' un rôle ;
il lui falloit une piece entiere pour développer
son talent presque unique ; il donnoit
un peu la comédie par tout l' appareil et le
préambule qu' il mettoit dans ses lectures, mais
cela ne le rendoit que plus rare. Enfin il
fut lébré et fêté dans les provinces comme
dans la capitale, et par-tout il fit oublier
l' auteur.
CHAPITRE 219
p48
prêteurs à la petite semaine.
usuriers qu' on ne connoît guere qu' à
Paris, et qui jugent eux-mes leur métier
extrêmement honteux, puisqu' ils ont le front
perpétuellement voilé. Leurs courtiers habitent
autour des halles ; les femmes qui vendent des
fruits et des légumes qu' elles portent
sur l' éventaire , les détailleurs en tous
genres ont besoin le plus souvent de la modique
avance d' un écu de six livres pour acheter
des maquereaux, des pois, des groseilles,
des poires, des cerises. Le prêteur le confie
à condition qu' on lui rapportera au bout de
la semaine sept livres quatre sols ; ainsi son
écu, quand il travaille, lui rapporte ps de
soixante livres par an, c' est-à-dire, dix fois sa
valeur. Voilà le taux modédes pteurs
à la petite semaine.
Si je disois que des hommes opulens font
p49
ainsi manoeuvrer leurs fonds, et qu' ils exercent
cette usure énorme sans remords ; quelle
idée ne se formera-t-on pas de la dureté de
certaines ames, et de leur soif cruelle pour
les richesses ?
Mais lequel doit surprendre le plus, de la
détresse extrême de ces petits détailleurs qui
ne savent pas avoir six livres devant eux,
ou du succès constant d' une aussi terrible
usure ? Mais qui, ayant tout soldé et payé,
reste avec un louis d' or en propriété absolue ?
J' oserois dire que le tiers de Paris n' en
est pas encore venu là : aussi les avanceurs
savent combien l' espece monnoyée devient
rare de jour en jour, parce que les emprunts
publics, ces funestes absorbans des fonds du
commerce, en ont tari le cours.
Ils vendent donc l' argent tout ce qu' ils peuvent le
vendre ; or plus on est pauvre, moins on peut agir
autrement que la piece de monnoie à la main. Point
de crédit pour l' indigent ; et par la me raison
qu' il paie le vin et la viande bien plus cher que le
p50
prince du sang, il achete un écu de six livres
à un prix exorbitant : devient qu' il lui est
difficile de sortir de l' abyme où il est plon,
les mains et les pieds lui glissent quand il
veut s' élancer au dehors ; car il est bien plus
difficile de faire six francs avec cinq sols, que
de gagner un million avec dix mille livres.
Oh ! Qui ne recule pas l' oeil épouvanté,
quand il vient à contempler de près la lutte
éternelle de la misere et de l' opulence ?
Ces avanceurs ne s' en rapportent pas toujours
à leurs courtiers ou agens ; ils sont
curieux deux ou trois fois l' année de voir l' assemblée
de ces éternels débiteurs qui les enrichissent, et
de juger par eux-mêmes de la disposition des
esprits et de la manoeuvre des subalternes.
Le même homme qui porte un habit d' écarlate, des
galons, la canne à pomme d' or, qui ne sort qu' en
voiture, qui fait briller à son doigt un riche
diamant, qui fréquente les spectacles et voit
bonne compagnie, prend certains jours du mois un
habit rapé, une
p51
vieille perruque, de vieux souliers, des bas
rappetass, laisse croître sa barbe, se peint
les cheveux et se blanchit les sourcils : il se
rend alors dans une maison écartée, dans une
salle où il n' y a qu' une mauvaise tapisserie, un
grabat, trois chaises et un crucifix ;
là il donne audience à soixante poissardes,
revendeuses et pauvres fruitieres ; puis il leur
dit d' une voix compoe : " mes amies, vous
voyez que je ne suis pas plus riche que vous, voilà
mes meubles, voilà le lit où je couche quand
je viens à Paris ; je vous donne mon argent sur
votre conscience et religion ; car je n' ai de
vous aucune signature, vous le savez, je ne puis
rien réclamer en justice. Je suis utile à votre
commerce ; et quand je vous prodigue ma confiance,
je dois avoir ma sûreté. Soyez donc toutes ici
solidaires l' une pour l' autre, et jurez devant ce
crucifix, l' image de notre divin sauveur, que vous
ne me ferez aucun tort, et que vous me rendrez
fidélement ce que je vais vous confier. "
toutes les poissardes et fruitieres levent la
p52
main et jurent d' étrangler celle qui ne seroit
pas fidelle au paiement : des sermens épouvantables
se lent à de longs signes de croix.
Alors l' adroit sycophante prend les noms, et
distribue à chacune un écu de six livres, en
leur disant, " je ne gagne pas ce que vous gagnez,
il s' en faut. " la cohue se dissipe et
l' anthropophage reste seul avec deux émissaires
dont il regle les comptes et paie les gages.
Le lendemain il traverse les halles et la place
maubert dans un équipage ; personne ne le
reconnt et ne peut le reconnoître ; c' est
un autre homme ; il est brillant, il est reçu
dans la bonne société ; et souvent au coin
de nos cheminées de marbre, il parle de
bienfaisance et d' humanité. Personne ne lui
conteste la probité, l' honneur, me une sorte
de générosité ; et pendant qu' on le juge ainsi,
invisible et psent, dans quatre ou cinq entrepôts
obscurs, il pompe, il exprime la substance du
pauvre peuple.
CHAPITRE 220
p53
charlatans.
on nomme ainsi ceux qui, montés sur des tréteaux,
appellent les passans dans les places publiques.
Le premier médecin du roi a chassé tous ces
vendeurs d' orviétan, qui nuisoient aux intérêts
de la compagnie fourrée. Il n' y en a plus haranguant
le peuple, et c' est dommage ; car le docteur Sacroton
disoit à son éleve, en lui faisant l' énumération
des avantages du charlatanisme : comptes-tu
pour rien de voyager par-tout, de porter le sabre
au côté, les pistolets à l' arçon, le bonnet
fourré en tête, d' avoir un char qui, arrivé sur
la place, se tamorphose tout-à-coup en
théatre, avec la rapidité d' une décoration
d' opéra ; et là, semblable aux orateurs romains,
de parler en public, haranguant tour-à-tour les
nations, et parlant en liberté à un peuple
seret attentif ? Qui est-ce
p54
qui parle aujourd' hui au public ? Personne,
mon ami, personne, excepté nous. Tu peuxussir
par la parole, et aller plus loin que tu ne
penses.
plus de gros Thomas , plus de harangueur
sous la voûte du ciel. Le premier médecin a détruit
sans pitié ces derniers restes de liberté, et
personne ne distribue plus ni opiates , ni
élixirs , ni poudres . Le tier appartient
en totalité aux suppôts de la faculté.
Les charlatans se sont réfugiés dans l' empire des
sciences et de la littérature. L' un vous promet la
découverte démontrée et la définition exacte d' un
agent universel, qui a la propriété de modifier la
matiere en tout sens, et d' orer toutes les
merveilles de la nature.
L' autre vous expliquera, d' une maniere claire et
démonstrative, les causes de l' attraction, de la
rotation des planetes sur leur axe, et de leur
circonvolution autour du soleil.
Le troisieme vous donnera la théorie du soleil, celle
des étoiles, des mondes, des
p55
planetes, des cometes, sur-tout de notre globe, et
détnera Newton pour son coup d' essai.
Un quatrieme, moins ambitieux, ne vous offre
que le secret de la ration ; il vous dira, pour
une souscription de trente-six livres, ce que c' est
que l' économie animale ; il vous instruira
par-dessus le marché du mécanisme des passions, et
vous aurez la science universelle pour douze écus.
Rangeons dans cette classe ces naturalistes qui,
en robe-de-chambre, en pantoufles et en bonnet de
nuit, font des systêmes sur la formation des
montagnes, qu' ils n' ont jamais vues ni parcourues ;
qui, se chauffant à un bon feu, écrivent sur les
glaciers de la Suisse. Ils n' ont examiné, ni les
marbres ni les granits des Alpes, et ils
prononcent sur ces grands objets en ordonnateurs des
mondes, expliquant de dessus leur chaise la
structure et les fondemens du globe ; tandis que
leurs pieds n' ont jamais foulé ni un rocher élevé, ni
un abyme un peu profond.
p56
Bientôt ils oseront dire, je vois distinctement
le noyau de la terre, car il est transparent pour moi.
Rangeons encore dans la même classe ces académiciens
beaux-esprits, qui n' ont rien écrit, dont les noms
sont inconnus, qui courent les pensions, et qui se
font payer pour des ouvrages qu' ils n' acheveront
jamais : ils disent respecter le public, ce qui
ressemble beaucoup au respect des impuissans pour
les femmes.
Polydore porte le petit-collet, passe-port de
l' impudence ; il veut se donner non-seulement
un air d' érudition, mais de goût, mais de
suriorité, mais de génie ; il parle avec
emphase d' un auteur grec, il se récrie sur la
beauté de l' expression, sur la finesse des tours.
Les modernes n' ont pas l' ombre de cette physionomie.
Le divin Pindare a le rithme qui communique avec
les dieux, et le sublime Homere frappe
merveilleusement l' anapeste. Quand il a pronon ces
grands mots devant des femmes et quelques
financiers,
p57
il se recueille et se tait, comme si le
génie le saisissoit tout-à-coup et l' accabloit
de tout son poids. Ne diriez-vous pas que
Polydore a étudié, médité l' auteur dont il
a parlé, qu' il le possede parfaitement ? Soyez
r néanmoins, qu' il n' en a lu que la traduction
tout au plus, qu' il entend mal le texte,
et que s' il l' a ouvert sur sa table,
c' est pour en imposer aux sots ; et comment
croit-il en imposer à d' autres ? On dit
aux charlatans des places publiques, guérissez :
on pourroit dire aux charlatans littéraires,
plus nombreux que jamais, imprimez ; mais
ils n' impriment pas.
CHAPITRE 221
versificateurs.
ils pullulent. Malheur à qui fait des vers
en 1781 ! Le françois à sa provision bien
ample ; il est devenu excessivement difficile.
Car qu' est-ce qu' une nouvelle combinaison des
p58
hémistiches de Racine, Boileau, Rousseau,
Voltaire, Gresset, Colardeau ? Ce n' est pas
trop la peine de nous donner laborieusement la
me empreinte ; n' est-il pas ridicule de voir
feu M Dorat avoir déjà des copistes et des
imitateurs ? Quand on lit l' almanach des
muses , ne diroit-on pas que toutes les pieces
de vers sont du même auteur ? Tant les idées,
le style et le ton ont une couleur uniforme.
Quand on rencontre un versificateur, il faut lui
dire, pour éviter toute dispute, je
ne me connois pas en vers. Alors il vous
prend au mot, et vous dit modestement,
qu' il n' y a que trois ou quatre personnes
en état d' apprécier son rare talent, que le goût
par excellence s' est réfugdans sa tête et
dans celle de trois ou quatre personnes qui
l' admirent. On sourit tout bas, et on le
laisse dire, car cela le rend bien heureux.
Si l' on disoit à un versificateur qui court
un rebelle hémistiche pendant un mois entier,
que tel écrivain en prose (qu' il n' a pas lu,
parce qu' il ne lit que Racine) est un
p59
grand pte, que tel écrivain anglois qu' il
appelle barbare , outre son originalité et son
génie, a souvent plus de gt que son Boileau,
il ne vous comprendroit certainement pas :
aussi contentez-vous de lui dire, je ne me connois
pas en vers. Par ce moyen vous ménagerez vos
poumons, et vous aurez le plaisir de voir
jusqu' à quel point un versificateur déraisonne
et rétrécit ses idées.
Mais c' est encore plus la faute de la langue
que la sienne propre. Ce versificateur sue,
travaille, et il ne manque au fond que de
discernement.
Qu' est-ce qu' une langue le nie à
chaque pas rencontre l' obstacle invincible
de quelques difficultés grammaticales, où la chicane
à chaque vers trouve à reprendre, où les
souligneurs gagnent tout le terrein
p60
que perd l' écrivain audacieux, toute innovation
a le dessous, cette expression de Corneille
n' a pu se naturaliser.
ton bras est invaincu, mais non pas invincible.
il faut dire hardiment que cette langue
n' est pas ptique ; que sa poésie n' est
qu' une prose rimée ; qu' elle n' a ni abondance,
ni énergie, ni audace ; qu' elle n' en
aura jamais, puisqu' il est défendu de l' enrichir,
puisque sa marche, loin d' être libre et fiere,
est compassée, mesurée, rétrécie, soumise
au compas. Ajoutons qu' il faut être insensé
pour s' assujettir au lâche caprice d' un
peuple attaché à ces sottes habitudes ;
consultant les journalistes, assassins périodiques
de la poésie, et qui, conformément à leur style
rampant, rejettent la force et l' énergie,
lorsque le poëte s' en sert pour peindre ses pensées
avec les sons qui lui plaisent.
Puisque ce peuple ne veut adopter que ce qu' il
a, son triste et indigent Boileau et son
sec et dur Rousseau, il faut le laisser dans le
soin puérile de calculer des syllabes, au lieu
p61
d' imaginer et de créer une foule d' expressions
qui lui manquent. La preuve que sa poésie
est nulle, c' est qu' il est encore à s' en
appercevoir.
Les versificateurs ne me pardonneront pas
ce chapitre ; je parle anmoins en leur
faveur, et les poëtes m' entendront.
Il est un parallele qui revient sans cesse
dans les conversations des versificateurs, et
qui m' ennuie étrangement ; c' est le parallele
de Corneille et de Racine. Avec une lueur
de littérature, des sots parlent une heure
entiere sur cet objet, et ont l' air de dire
quelque chose. Cela passe dans des brochures
que le plus petit commis, au lieu de faire
des bordereaux, fabrique avec une sorte de
présomption ; et plusieurs journaux roulent
à l' appui de trois ou quatre noms
semblables incessamment ressassés.
On diroit que l' effort de l' esprit humain
se trouve dans une tragédie fraoise, et rien de plus
faux cependant.
Un jeune homme vint prier Timothée de
p62
lui apprendre à jouer de la flûte. N' avez-vous
pas déjà eu quelques maîtres, lui demanda le
poëte ? Oui, répondit le jeune homme.
Eh bien ! Répliqua Timothée, en
devenant mon disciple, vous me devrez une
double récompense. -pourquoi donc ? -
parce que j' aurai avec vous une double
peine. Il faut d' abord que je vous fasse oublier
les principes dont vous êtes imbu, et
que je vous enseigne ensuite ce dont vous ne
vous doutez seulement pas.
CHAPITRE 222
calambours.
la langue merveilleuse des calambours tire
à sa fin. Quelques adeptes la cultivoient, et
elle leur tenoit lieu d' esprit et de talens. Que
vont-ils devenir ? Comment une si brillante
renommée s' évapore-t-elle si promptement ?
Quelle ingratitude après tant de cris d' admirations !
Oh, que le peuple de Paris est
p63
léger dans l' encens qu' il prodigue !
On citoit, on classoit à part ceux que l' inspiration
ou le hasard avoient favorisés ; et de
fort hontes gens qui n' auroient jamais pu
se faire imprimer qu' incognito , étoient
parvenus, à l' aide de ce nouvel idiome, à composer
une petite brochure qui les plaçoit subitement
au rang distingué des heureux plaisans de ce monde.
Le peuple ne les a pas trop goûtés ; il a
mieux aimé le langage de Va qui peignoit
une nature basse, mais du moins existante.
Il pouvoit juger de la ressemblance ; mais lorsqu' on
voulut lui expliquer toute la finesse
d' un calambour , il dit dans son style naïf :
quand Jean Bête est mort, il a laissé bien
des ritiers.
toutes ces mauvaises plaisanteries tendoient
à dénaturer la langue, à proscrire le
peu de mots nobles et harmonieux qui nous
restent, à gêner perpétuellement l' écrivain,
obligé d' aller au-devant de l' équivoque folle
ou licencieuse. Les freres calambourdiers se
p64
sont donc rendu coupables du crime de
lese-majesté fraoise , quant à la langue ;
nombre d' expressions sont devenues impropres dans le
style et dans la conversation, parce qu' ils les
avoient profanées. On revient de ce ridicule qui ne
pouvoit être durable et qui a trop duré ; mais c' est
aux écrivains sens qu' il appartient de se roidir
dans tous les tems contre les exclusions bizarres de
mots et de braver les mauvais plaisans et les sots
rieurs qui abondent.
CHAPITRE 223
feux d' artifice.
on a remarqqu' il ne s' étoit presque
jamais donné de spectacles extraordinaires
au public, qu' il n' y fût arrivé quelque malheur :
la populace parisienne ne sait
point établir l' ordre dans ses mouvemens ;
une fois sortie des bornes, elle devient pétulante,
incommode et tumultueuse.
p65
C' est par cette raison qu' on a suppri
le feu de la saint-Jean, et les feux que
l' on tiroit pour la naissance des princes et
princesses, ou pour des victoires équivoques.
Au lieu de ces stériles jouissances, on marie
des filles, on livre des prisonniers.
Eh bien ! Ces idées-là sont encore dues à
des écrivains patriotiques.
Je voudrois voir tous les artificiers du
royaume ruinés : ce luxe de nos fêtes amene
toujours quelques accidens ; et comment
peut-on se soudre d' ailleurs à voir sauter
en l' air ce qui pourroit suffire à l' entretien
et à la nourriture de cent familles pauvres
pendant une année ! Comment donner un
si grand prix d' un plaisir si court ! J' aime
encore mieux les cocagnes de Naples, où les
vigoureux lazzarons font un repas qui dure
trois jours, et attrapent un gilet par-dessus
le marché.
Il est bien inconcevable qu' on ait choisi
pour l' exécution de ces feux d' artifice, la
place de greve, qu' on ait vu l' effigie du
souverain
p66
élevée avec pompe sur le me pa
l' on a écartelé Ravaillac et Damien :
comment les emblêmes mythologiques de la
joie publique peuvent-ils succéder à la roue
et au bûcher ? Et comment érige-t-on les
armes de France au même endroit où trois
jours auparavant l' échafaud dégouttoit du sang
du crime ? Comment et pourquoi le corps
municipal a-t-il eu si long-tems des idées si
basses et si rampantes ? Pourquoi ! C' est qu' il
vouloit appercevoir de ses fenêtres et avec
la même aisance le feu de joie et la potence.
Connoissez-vous, mes chers lecteurs, un
beau feu d' artifice ? C' est celui qu' a donné le
feu roi de Danemarck ; il fit dresser une
belle charpente. Le peuple amoncelé s' attendoit
aux fusées volantes, au bruit des
pétards, aux gerbes brillantes et passageres.
Quatre hérauts d' armes, magnifiquement vêtus,
parurent aux quatre coins de l' édifice ;
ils tirerent chacun un papier, le peuple fit
silence ; c' étoit un édit généreux, qui remettoit
p67
au peuple quatre impôts sur les denrées,
les plus à charge à sa subsistance.
Il n' est pas besoin de décrire un feu d' artifice ;
toutes les expressions n' atteindroient pas
à la rapidité, au brillant, au tonnant de ces
gerbes radieuses et enflammées qui charment
l' oeil sans le blesser, et plaisent à l' oreille
sans l' épouvanter ; mais il nous faut décrire
les banquets où la munificence des échevins
appelle le peuple.
Ces buffets sont merveilleux dans les descriptions ;
de près, cela fait pitié. Imaginez
des échafauds d' l' on jette des langues
fourrées, des cervelats et des petits-pains ;
le laquais lui-même fuit le saucisson envoyé
par des mains qui s' amusent à le lancer avec
force à la tête de la multitude. Les petits-pains
deviennent, pour ainsi dire, des cailloux
entre les mains de ces insolens distributeurs.
Imaginez ensuite deux tuyaux étroits qui
versent un vin assez insipide. Les forts de la
halle et les fiacres s' unissent ensemble,
mettent un broc au haut d' une longue perche,
p68
l' élevent en l' air : mais la difficulté est de
l' assujettir, au milieu d' une foule emportée
et rivale, qui déplace incessamment le vase
coule la liqueur ; les coups de poings tombent
comme la gle ; il y a plus de vin pandu
sur le pavé que dans le broc ; celui qui
n' a pas les larges épaules d' un porte-faix et qui
n' est point entré dans la ligue , pourroit
mourir de soif devant ces fontaines de vin, après
s' être enflammé le gosier par la charcuterie.
La petite bourgeoisie, que la simple curiosité
a amenée, s' écarte avec frayeur de ces hordes
qui viennent de conquérir un seau de vin : elle
craint d' être heurtée, renversée, foulée aux pieds ;
car ces terribles conqrans vont revenir pour
chasser leurs rivaux, et mettre à sec les futailles.
L' abjection et la misere, voilà les convives
de ces fameux banquets ; voyez-les dévorer
debout les cervelats qu' ils ont attras ; on
diroit d' un peuple famélique, livré depuis
un an aux horreurs de la disette, et à qui un
nouvel Henri Iv auroit envoyé du pain et du
porc assaisonné.
p69
Ensuite des symphonistes guenillés, perchés
sur des treteaux et environnés de sales
lampions, font crier des violons aigres sous
un dur archet ; la canaille fait un rond immense,
sans ordre ni mesure, saute, crie,
hurle, bat le pavé sous une danse lourde :
c' est une bacchanale beaucoup plus grossiere
que joyeuse ; et comment donne-t-on une
aussi froide orgie pour une fête nationale ?
Est-ce ainsi que les anciens faisoient participer
les citoyens pauvres à l' alégresse publique ?
Si l' on jette de l' argent, c' est pis encore :
malheur au grouppe tranquille, où l' écu est
tombé ! Des furieux, des enragés, le visage
sanglant et couvert de boue, fondent avec
emportement, vous précipitent sur le pavé,
vous rompent bras et jambes, pour ramasser
la piece de monnoie : c' est une masse qui
tombe et se releve, ainsi qu' on voit dans les
forges l' énorme marteau de fer qui écrase tout
sur son passage en un clin d' oeil.
On est obligé de fuir la cohue tumultueuse,
de se retrancher chez soi, parce que
p70
l' on risque de perdre la vie au milieu d' une
populace qui vous blesse pour un cervelat,
ou pour une piece de douze sols.
Ce qu' il y a de plus noble et de plus imposant
dans cestes, c' est le te deum qu' on
chante dans l' église cathédrale. Le bruit du
canon qui se mêle par intervalles au son de la
musique exécutée par un orchestre savant et
nombreux, produit un effet singulier, rare et
touchant.
CHAPITRE 224
messes.
on dit par jour quatre à cinq mille messes
à quinze sols piece. Les capucins font grace
de trois sols. Toutes ces messes innombrables
ont été fondées par nos bons aïeux qui
pour unve commandoient à perpétuité le
sacrifice non sanglant. Point de testament sans
une fondation de messes ; c' eût été une impiété,
et les prêtres auroient refula sépulture
p71
à quiconque eût oublié cet article, ainsi
que les faits anciens le prouvent.
Entrez dans une église, à droite, à gauche,
en face, en arriere, de côté, un ptre ou
consacre, ou éleve l' hostie, ou la mange,
ou prononce l' ite missa est .
Des prêtres irlandois se sont quelquefois
avisés de dire deux messes par jour ; et vu
l' immensité de la ville, le hasard seul a fait
reconntre la supercherie. Un double appétit
les fooit à cette double célébration.
Dans le siecle passé, un ptre du petit-saint-Antoine
étoit marié secrétement, et tenoit son ménage près
de la place maubert. Il se partageoit avec la même
ferveur entre l' autel et son épouse. Bon prêtre,
bon mari, pere de cinq enfans, il s' habilloit deux
fois par jour, pour tromper les regards et remplir
ses doubles fonctions qui lui étoient également
cheres. Sa licité fut traversée par un
cruel lateur ; le parlement cassa son mariage,
et il fut exilé à perpétuité : heureux
de ne pas subir une peine plus grave.
p72
L' abbé Pellegrin n' étoit pas marié ; mais il
faisoit des oras tout en disant la messe. Le
démon ne présidoit pas à ses compositions ;
car elles étoient extrêmement froides. On fit
sur lui ces vers :
le matin catholique, et le soir idolâtre,
il dîne de l' autel et soupe du théatre.
un prince ayant nommé pour son aumônier
l' abbé P connu par ses nombreuses
et intéressantes productions, lui dit à sa
premiere audience : m l' abbé, vous voulez donc
être mon aumônier ; mais sachez que je n' entends
point de messes. -et moi, monseigneur, je
n' en dis point.
On appelloit messe musqe , une messe tardive,
qui se disoit, il y a quelques années,
au saint-esprit à deux heures ; le beau monde
paresseux s' y rendoit en foule avant le dîner.
On donnoit trois livres au prêtre, parce qu' il
étoit obligé de jeûner jusqu' à cette heure ; la
loueuse de chaises y gagnoit encore. L' archevêque
a défendu cette messe, et l' on a pris
depuis la méthode de s' en passer. Il auroit
p73
mieux valu ne point abolir la messe musquée .
Depuis dix ans, le beau monde ne va plus
à la messe, ou n' y va que le dimanche, pour
ne pas scandaliser les laquais, et les laquais
savent qu' on n' y va que pour eux.
Le 3 août 1670, le nommé François Sarrazin ,
natif de Caen en Normandie, âgé de vingt-deux ans,
d' abord huguenot, puis catholique, mais toujours
ennemi de la psenceelle, attaqua l' hostie l' ée
à la main, au moment que le prêtre la levoit, dans
l' église notre-dame, à l' tel de la sainte-vierge.
En voulant percer ladite hostie immédiatement
après la consécration, il blessa
de deux coups le prêtre, qui prit la fuite ;
mais ses blessures ne furent pas dangereuses.
Aussi-tôt toutes les messes cesserent ; on
dépouilla les autels de leurs ornemens ;
l' église fut fermée jusqu' au jour de la
conciliation .
Le 5 août, François Sarrazin fit amende
honorable, ayant un écriteau devant et derriere,
portant ces mots, sacrilege impie . On
p74
lui coupa le poing, et il fut bvif en place
de greve. Il ne donna aucun signe de repentir
ni de regret de mourir.
Le 12 se fit la réparation solemnelle du
sacrilege commis. Il y eut une procession
générale, où assisterent toutes les cours souveraines.
Toutes les boutiques, tant de la ville que des
fauxbourgs, furent fermées par ordre
du sieur de La Reynie, lieutenant de
police. Voyez la gazette de France 1670,
page 771, jusqu' à la page 796.
Aucun sacrilege de cette espece, graces
à Dieu, n' a été commis dans notre siecle,
malgré les écrits, les discours et le grand
nombre d' incrédules. L' on n' a pas troublé la
moindre aspersion d' eau nite ; et jusques
dans les processions publiques du jubilé, le
culte, toujours extérieurement respecté, n' a
reçu aucune atteinte.
On dira que la barre d' Abbeville a donné
un scandale public. Il n' y a rien de
moins prouque la mutilation de ce crucifix
sur un pont. Ce crucifix de plâtre étoit à
p75
portée d' être renversé à chaque minute par
les charrettes, et le chevalier de la barre
n' étoit pas homme à tirer l' épée contre un
crucifix ; il avoit de la raison et de la
philosophie. Il mourut avec une fermeté tranquille.
Le parlement, uniquement pour prouver auxsuites
son attachement à la foi, rendit un arrêt
semblable à ceux de l' inquisition ; il s' en est
repenti lorsqu' il n' étoit plus tems.
On peut assurer qu' il ne sévira désormais
d' une maniere aussi violente, que contre un
nouveau Fraois Sarrazin , si un pareil
insensé se représentoit ; ce dont on doute
très-fort.
On a l' air d' un sot écolier qui n' a rien vu
et rien entendu, quand on se met à déclamer
contre les mysteres et les dogmes. Il n' y a plus
que les garçons perruquiers qui fassent des
plaisanteries sur la messe. La dit qui veut,
l' entend qui veut ; on ne parle plus de cela.
CHAPITRE 225
p76
messe de la pie.
un bourgeois avoit perdu plusieurs fourchettes
d' argent ; il en accusa sa servante, porta
sa plainte et la livra à la justice. La
justice la pendit. Les fourchettes se retrouverent
six mois aps sur un vieux toit derriere
un amas de tuiles, où une pie les avoit
cachées. On sait que cet oiseau, par un
instinct inexplicable, dérobe et amasse des
matieres d' or et d' argent. On fonda à
saint-Jean-en-greve une messe annuelle pour le
repos de l' ame innocente. L' ame des juges en avoit
un plus grand besoin.
C' est fort bien fait que de dire une messe :
mais il falloit ensuite rendre l' instruction plus
scrupuleuse, abolir cette peine disproportionnée
au délit ; car la sévérité excessive de la
loi l' annulle entiérement ; et le vol domestique,
très-fréquent parmi nous, est presque
p77
impuni de nos jours, parce que le maître et
le juge détestent intérieurement son extrême
rigueur.
Une punition modérée, mais inévitable,
rétabliroit l' ordre bien plus puissamment.
Sur dix servantes, quatre sont des voleuses.
Personne ne veut se charger de l' accusation,
à cause des suites. On les renvoie,
elles volent chez le voisin, et s' accoutument
à l' impunité.
Il est triste d' être obligé d' avoir incessamment
l' oeil ouvert sur ses domestiques, et
l' on peut dire qu' à Paris il ne regne aucune
confiance entre le maître et le serviteur. La
maîtresse de la maison a une poche remplie de
clefs différentes ; elle tient sous le pêne le
vin, le sucre, l' eau-de-vie, les macarons,
l' huile et les confitures. Les femmes de procureur
enferment le pain et les restes du sou,
échaps à la voracité des clercs. L' une
d' elles étant allée dîner en ville, et ayant
oublié de donner à la servante la clef de la
miche, le troisieme clerc, qui ne s' embarrassoit
p78
pas d' avoir son congé, chargea le buffet sur
les épaules d' un robuste porte-faix, et entrant
dans la salle à manger, dit tout haut : la clef,
madame, voici l' armoire ?
CHAPITRE 226
la te-Dieu.
la fête-Dieu est la fête la plus pompeuse
du catholicisme. Paris ce jour-là est propre,
r, magnifique et riant : on voit que les
églises possedent beaucoup d' argenterie, sans
compter l' or et les diamans ; que les ornemens
sont d' une richesse peu commune, et que
le culte enfin coûte et a cté excessivement
au peuple ; car tous ces trésors stagnans
ont été pris sur lui.
On dit qu' on a vu, il y a quelques années,
à la procession de saint-Sulpice, deux chevaliers
de saint-Louis caresser l' orgueil et le
faste des cardinaux, en portant l' extrêmité de
leurs manteaux rouges, à peu près comme
p79
des laquais portent la queue à une duchesse.
Seroit-il possible que des guerriers décos,
à l' apt d' une médiocre ou forte récompense,
eussent pu sesoudre à faire la fonction
des plus vils de tous les hommes, et cela
aux yeux de la nation !
Qui ne croiroit, en voyant la pompe de cette
fête, que la ville ne renferme aucun incrédule dans
son sein ? Tous les ordres de l' état
environnent le saint-sacrement. Toutes les
portes sont tapissées ; tous les genoux fléchissent ;
les prêtres semblent les dominateurs de la ville ;
les soldats sont à leurs ordres ;
les surplis commandent aux habits uniformes,
et les fusils mesurant leurs pas, marchent à
té des bannieres. Les canons tirent sur leur
passage ; la pompe la plus solemnelle accompagne
le cortege. Les fleurs, l' encens, la musique,
les fronts prosternés, tout feroit croire
que le catholicisme n' a pas un seul adversaire,
un seul contradicteur ; qu' il regne, qu' il
commande à tous les esprits... eh bien, l' on a
admiré la marche et l' ordre de la procession,
p80
le dais, le soleil, les coups d' encensoirs qui
jaillissent à tems égaux, la beauté des ornemens ;
on a entendu la musique militaire entrecoue
de fréquentes et majestueuses décharges ;
l' on a compté les cardinaux, les cordons-bleus,
les évêques, les présidens en robe rouge, qui ont
assisté à cette solemnité ; on a compales
chasubles et les chapes des différentes paroisses ;
on a parlé des reposoirs : voilà ce qui a frappé
tous les esprits ; voilà ce qui a attiré leur
respect et leurs hommages.
Le soir les enfans font des reposoirs dans
les rues. Ils ont des chandeliers de bois,
des chasubles de papier, des encensoirs de
fer-blanc, un dais de carton, un petit soleil
d' étain. L' un fait le cu, l' autre le sous-diacre.
Ils promenent l' hostie en chantant,
disent la messe, donnent la bénédiction, et
obligent leurs camarades à se mettre à genoux.
Un petit bedeau fait le furieux dès que l' on
commet la moindre irrévérence. Les grands
enfans qui le matin ont fait à peu ps les
p81
mesrémonies, levent les épaules, et se
moquent de la procession des petits, quand ils la
rencontrent.
Le marquis de Brunoi, fils du banquier Montmartel,
riche de vingt-six millions, dépensoit à Brunoi
cent mille écus pour le reposoir et la procession
de cette fête annuelle. Jaloux d' imprimer le plus
grand éclat aux cérémonies de l' église, il
rassembloit de tous côtés des eccsiastiques, qu' il
chargeoit d' ornemens magnifiques, et qu' il traitoit
ensuite d' une maniere splendide. Comme ses parens
sollicitoient son interdiction à raison sur-tout
de ce faste religieux, il pondit au juge qui lui
faisoit subir un interrogatoire : " si j' avois
donné cet argent à une courtisanne, on ne l' eût pas
trouvé mauvais ; je l' ai appliqà lacoration du
culte catholique dans un royaume catholique, et l' on
m' en a fait un crime. "
ce millionnaire a été interdit sur la requête
de ses parens. Les détails de son pros
sont infiniment curieux ; et le caractere du
p82
marquis de Brunoi est un vrai pnomene
moral. Il vient deder. Son opulence a fait
son malheur.
CHAPITRE 227
confessionnal.
je traverse une église, je vois une robe
soyeuse, ondoyante, qui tombe avec grace sur
une jambe dont mon oeil devine la légére
et le contour ; un mantelet serre des appas,
sans en rober l' élégance ; des cheveux
blonds percent à travers la coëffure : je m' arrête,
il faut que je devine l' âge sans voir
la figure... c' est une beauté de dix-sept ans,
qui est à genoux dans la boîte, le cou baissé,
et dont l' haleine douce, fraîche et pure se
perd dans la barbe grise d' un capucin ; également
intéressante, soit qu' elle mente par pudeur,
soit qu' elle hasarde par crainte des demi-aveux.
Mais si elle se confesse à un jeune vicaire aux
sourcils noirs, au nez
p83
aquilin, à la belle jambe, aux manchettes
lissées, quelle borne auront la curiosité de
l' un et la naïve confiance de l' autre ?
Je ne la vois pas, mais je devine encore
que son sein palpite ; elle parle et n' ose souffler.
Sans doute elle est innocente en comparaison
de cette femme âgée qui fait contrepoids.
Pourquoi donc la confession de la jeune fille
est-elle plus longue ? Pourquoi ! ... qui
l' entend ? Qui l' interroge ? Qui se sent assez de
force, de dignité et de prudence pour ne pas
craindre son coeur en scrutant celui d' une jeune
personne qui s' agenouille, les yeux baissés,
les mains jointes, qui attend son arrêt, et qui
ne peut pas pleurer leschés qu' elle a commis
ou fait commettre ? Voyez-la sortir du
confessionnal : elle est muette, interdite, pensive :
elle fuit vos regards avec une modestie profonde ;
mais le remords n' est pas peint sur cette physionomie
douce : la rougeur couvre ses joues ; mais cette
rougeur, on ne la prendra point pour de la honte.
Quand M De La Lande lut à l' académie des
p84
sciences un mémoire sur les cometes, et
qu' on crut qu' il admettoit la possibilité d' un
globe venant heurter notre planete et la
duisant en poudre ; comme une comete
traversoit alors notre tourbillon, le bruit de
la fin du monde se répandit dans tout Paris
et plus loin encore ; car il pénétra jusques
dans les montagnes de la Suisse. L' alarme fut
universelle ; et l' astronome, sans y penser, fit
plus avec ses rêveries que tous les pdicateurs
ensemble. On se pcipita dans les églises
avec tremblement et frayeur. On vit les
confessionnaux des paroisses environnés d' une
foule de personnes qui vouloient se munir
d' une absolution ; c' étoit à qui entreroit dans
le sacré tribunal. Le grand pénitencier de
notre-dame, à qui seul est remis le droit d' entendre
les cas réservés , fut plus assailli que
les autres ; autour de sa chapelle erroient des
figures telles qu' on n' en avoit jamais vues ;
des physionomies pâles et mélancoliques,
des hommes qui sembloient sortir du sein des
forêts ; leur confession étoit comme empreinte
p85
sur leurs fronts ; la crainte et le repentir commencé
n' en pouvoient adoucir encore la férocité. Le jour
marqué pour le désastre universel, fut écoulé sans que
la terre eût été choquée : alors tous ces visages
effrayans et effrayés disparurent ; la foule devint
plus rare autour des confessionnaux ; les mains qui ne
pouvoient suffire à marquer du signe de la
conciliation tant de têtes tremblantes ou coupables,
rentrerent dans une oisiveté absolue.
CHAPITRE 228
billets de confession.
l' archevêque de Paris, aussi fortement
déclaré pour la funte compagnie de Jésus ,
que le cardinal Passionei en étoit l' ennemi,
s' étoit avisé de refuser les derniers
p86
sacremens aux jansénistes ; et pour mieux les
distinguer, il exigeoit des billets de
confession , afin de connoître quel étoit le
directeur de la conscience du malade. Quand il
refusoit les sacremens, on vouloit les obtenir
à toute force.
On a vu plus d' une fois un huissier signifier
au porte-Dieu d' apporter sur l' heure le
viatique ; le porte-Dieu prenoit la fuite ; le
parlement le décrétoit ; les deux partis couroient
à Versailles pour avoir raison ; on ne
savoit auquel entendre. Enfin ces querelles
bizarres et scandaleuses ont fini, graces aux
gens de lettres, parce qu' on s' est moqué fort
haut et fort à propos de ces quittances sacerdotales.
Le caractere du prélat de la capitale formera
un chapitre infiniment curieux dans l' histoire
du siecle. Ardent zélateur de la discipline
ecclésiastique, doué d' une volonté forte
et permanente, il auroit eu dans tout autre
siecle la plus grande influence politique ; et
dans le nôtreme, il a lutté contre le parlement
p87
et contre le trône avec une fermeté
inflexible. Son parfait dévouement à la puissante
compagnie de sus a commencé sa fortune,
et il s' est montreconnoissant au-delà de toute
expression.
La fameuse ponse de Jean-Jacques Rousseau à
son mandement le citera à la postérité
la plus reculée ; et si le prélat a bien su lire
ce morceau vigoureux et convaincant, il a dû
sentir qu' on pouvoit résister aux puissances de
la terre avec une sorte d' avantage, mais qu' il
n' auroit pas fallu joûter imprudemment contre
un philosophe armé d' une telle dialectique.
CHAPITRE 229
saint-Joseph.
c' est une petite chapelle succursale, située
dans la rue Montmartre ; mais Moliere et La
Fontaine y reposent, et ces deux écrivains
originaux me plaisent plus avec Fenelon et La
Bruyere, que tous les autres auteurs du siecle
p88
de Louis Xiv, de quelques noms qu' ils s' appellent.
S étienne-du-mont, qui renferme les
cendres de Blaise Pascal et de Jean Racine,
m' intéresse beaucoup moins.
Blaise Pascal avoit néanmoins des pensées
de génie à té de penes absurdes.
On sait qu' il fallut toute la fermeté de
Louis Xiv, pour qu' on rendît les honneurs
de la sépulture à l' auteur du Tartuffe ; qu' un
prêtre oratorien voulut faire faire amende
honorable publiquement au bon La Fontaine ;
enfin, qu' on a refu de creuser une fosse
pour la Le Couvreur et Voltaire.
CHAPITRE 230
protestans.
les protestans avoient un temple à Charenton,
lequel pouvoit contenir cinq mille
personnes ; ils y tinrent leurs synodes nationaux
de 1623, 1631, 1644. Le sage édit
de Nantes, donpar Henri Iv, ayant été
p89
voqué par la dure et aveugle intolérance
de Louis Xiv, on détruisit le temple en cinq
jours.
On imagina d' établir sur ses ruines un
couvent où l' on pratiqueroit une adoration
perpétuelle du s sacrement, comme pour
expier ce qui avoit été prêc en ce lieu
contre la foi de la présence réelle du corps
de notre seigneur Jesus-Christ dans
l' eucharistie.
Aujourd' hui les protestans n' ont plus de
temple ; ils vont chez les ambassadeurs de
leur communion : ils sont néanmoins en très-grand
nombre, et composent un sixieme de
la ville. Ils n' insultent en aucune maniere au
culte reçu, ni à ceux qui le professent ; ils
sont paisibles, laborieux, et attendent en
silence un changement que les lumieres
morales et politiques doivent infailliblement
amener.
Pourquoi le parlement de Paris, sollicité par
l' autorité royale d' assurer enfin leur état
civil en France, a-t-il tergiversé dans
l' accomplissement
p90
de ces vues sages et paternelles ? Pourquoi s' est-il
oppoà la suppression des cores, à celle des
maîtrises ? ... j' examinerois le pourquoi ; mais
mon sujet m' emporte, et je ne puis l' abandonner.
CHAPITRE 231
liberté religieuse.
la liberté religieuse est au plus haut deg
possible à Paris ; jamais on ne vous demandera
aucun compte de votre croyance :
vous pouvez habiter trente ans sur une
paroisse sans y mettre le pied, et sans connoître
le visage de votre curé : vous aurez
soin toutefois d' y rendre le pain béni, d' y
faire baptiser vos enfans si vous en faites,
et d' accomplir la taxe des pauvres ; taxe
modique, que tout citoyen devroit tripler
de lui-même. Quand vous serez malade,
le curé ne viendra point vous troubler, à
moins qu' il ne soit impoli, ou que vous ne
p91
soyez un homme célebre ou très-connu.
Vous pouvez néanmoins lui fermer la porte
au nez, si sa visite vous déplait trop fort.
Le prêtre n' entre plus que chez le petit
peuple, parce que cette classe n' a point de
portier. Chez tout autre malade, on attend
qu' il agonise : alors on envoie ente à la
paroisse ; le prêtre essoufflé accourt avec les
saintes huiles. Il n' y a plus personne ; la
bonne intention est réputée pour le fait.
On commande un convoi de cent pistoles,
et l' on a à l' enterrement un simulacre de confesseur
en robe théologale, qui n' a jamais vu
le mort en vie : on lui donne un louis d' or
et un gros cierge pour cette complaisance.
Le cu, le confesseur, les héritiers, tout
le monde est content : ainsi le sage décampe
à petit bruit pour l' autre monde ; il y aborde
en louvoyant , sans trop choquer les usages
de celui-ci, et sans causer de scandale.
Il y a plus de cent mille hommes qui regardent
le culte en pitié. On ne voit dans les églises
que les personnes qui veulent bien
p92
les fréquenter. Elles sont remplies certains
jours de l' année : les cérémonies y attirent la
foule ; les femmes composent toujours les
trois quarts au moins de l' assemblée. On va
dans le carême entendre les prédicateurs un
peu renommés, pour juger leur style, leur
éloquence et leur débit.
On disoit à un éque, " de quoi vous plaignez-vous ?
Avez-vous vu un seul sacrilege ?
Un seul philosophe a-t-il troublé le moindre
catéchisme ? Ceux qui prêchent en chaire
ont-ils rencontré un seul argumenteur ou
contradicteur ? Ils ont constamment joui du plus
beau droit possible, celui de n' être jamais
interrompus ni contredits, quoi qu' ils disent. "
l' évêque reprit : plût à Dieu qu' il y eût de
tems en tems quelques sacrileges ! On penseroit
du moins à nous ; mais on oublie de nous manquer
de respect.
on n' a refula sépulture, que je sache,
qu' à M De Voltaire ; et le curé de s Sulpice
a fort mal entendu ce jour-là les intérêts de
sa religion. Dix autres curés, à sa place, l' auroient
p93
enterré, parce qu' il étoit mort ; ils
l' auroient enterré de plus, comme converti
et bon catholique, et ils auroient très-bien
fait.
Son corps n' en a pas moins été déposé en
terre-sainte ; et si on lui a refusé un service
à Paris, il l' a obtenu à Berlin dans l' église
catholique, par ordre du roi de Prusse, bon
plaisant quand il s' en mêle. Le sang de l' agneau
a coulé sur la tombe de l' auteur de Mahomet .
Le parti opiniâtre des philosophes n' en a pas
eu le démenti ; il a obtenu la messe pour le
repos de son ame, et aucun d' eux ne veut
être privé de cet avantage ; car tel est leur
plaisir.
Les juifs, les protestans, les déistes, les
athées, les jansénistes, non moins coupables
aux yeux des molinistes, les riennistes ,
vivent donc à leur fantaisie ; on ne dispute plus
nulle part sur la religion. C' est un vieux pros
définitivement jugé ; et il étoit bien tems,
après une instruction de tant de siecles. Il n' y
a rien qui annonce un plus mauvais ton,
p94
que de vouloir railler un prêtre dans une société :
il fait son métier gaiement, ainsi qu' un officier
fait le sien. On ne scandalise plus personne,
et l' on n' est plus scandalisé.
Quand il arrive un jubilé , on court les
églises par ton : mais cette ferveur est
passagere ; et ceux qui ont voulu se montrer du
nombre des croyans , pour se distinguer,
oublient leur le trois mois après, et retombent
dans l' insouciance générale, qui caractérise
aujourd' hui à ce sujet tous les hommes
de la capitale qui ne sont pas peuple.
Les lumieres ont ame ce calme desirable, et
le fanatisme est réduit à se dévorer
lui-même. On n' entend plus parler du jannisme
et du molinisme que dans quelques maisons
obscures, où regnent la sottise et l' hypocrisie ;
et par quelques femmes qui, ne pouvant
partager les plaisirs du monde, s' occupent
de ces vieilles disputes devant des
habitués de paroisse, directeurs s de la
canaille, et presque confondus avec elle.
CHAPITRE 232
p95
plébéiens.
mais aussi la liberpolitique , qui seroit
encore plus pcieuse, à Paris est nulle. Je
suppose que l' on veuille ressusciter parmi nous
le nom de plébéiens : eh bien ! Cela seroit
impossible, parce qu' il n' y auroit aucun sens
attacà ce mot. On ne pourroit pas dire le
plébéien françois , ainsi qu' on dit le
plébéien anglois . Le plébéien n' existe pas à
Paris : il est peuple, populace ou bourgeois : il
a des titres, des maisons, des privileges ou des
charges ; mais il n' a point d' existence politique :
il n' a ni l' habitude ni le pouvoir d' exposer sans
contrainte sa haine ou son mécontentement.
Le plébéien anglois juge, pour ainsi dire
en corps, ses intérêts et ses guides :
il a un caractere de raison et de rectitude.
Le peuple de Paris, pris en masse, n' a point cet
instinct sûr qui déle ce qui lui seroit convenable,
p96
parce qu' il manque d' instruction,
qu' il ne sait point lire, ainsi que le plébéien anglois.
Comme il ne jouit point de la liberté de la
presse, il manquera long-tems de capacité ;
il est voué à l' ignorance. Son patriotisme n' étant
pas éclairé, il est nécessairement foible ou
ne connoît que des saillies qui se refroidissent.
Il n' a pas même la liberté de se livrer à ses
affections : on redouteroit peut-être ses
applaudissemens autant que ses murmures.
Paris enfin n' a point de bouche publique,
par où s' échappe le cri fort et direct de la
rité : elle ne tonne jamais à l' oreille du
souverain ; elle sort d' une maniere timide et
détournée du sein du petit nombre qui, supportant
moins le fardeau des maux publics, voit avec plus
d' indifférence les prises du gouvernement.
Ainsi point d' activité, point d' énergie
pour les choses publiques, parce que le peuple
n' a ni le droit de parler ni d' être écouté.
Il sait très-bien qu' on métamorphoseroit
p97
en attentat séditieux, en révolte illégitime,
la contradiction la plusgere, la moindre
impatience ; et il se rend simple spectateur
des orations ministérielles. Il croit que le
gouvernement est, comme le cours du soleil,
physiquement déterminé par une nature invariable.
Aussi la stupidité et l' ignorance politique
sont le caractere de la multitude à Paris, plus
que dans les autres pays de l' Europe ; et je n' en
excepte aucun.
On ne peut donc rien imaginer de plus
sot que la maniere dont un bourgeois parle
des puissances voisines. Il arrange tout sur
l' idée du syndic de sa communauté, et il
prend la hiérarchie du commissaire , du
lieutenant de police , et du ministre , pour le
modele de tout gouvernement. Il ne cooit
pas pourquoi des publicains se mêlent si
vivement de la chose publique ; il est disposé
à les regarder comme des mutins, desditieux,
qu' un roi devroit morigener, pour les rendre
plus paisibles.
CHAPITRE 233
p98
capitation.
toute tête laïque la paie, même le dauphin de
France, comme premier sujet, ce qui
est un bon persifflage. J J Rousseau s' étoit
obstiné à ne point payer de capitation, alléguant
que le bureau de la ville, qui avoit alors
le département de l' opéra, lui devoit soixante
mille francs pour son devin du village .
On étoit sur le point d' envoyer garnison
dans son grenier, lorsque le receveur averti
à tems, porta le cas litigieux au tribunal du
prévôt des marchands, échevins et quarteniers.
Il y eut assemblée ; et après avoir recueilli
les voix, il fut décidé qu' on remettroit
généreusement les trois livres douze sols de
capitation à l' auteur d' émile .
J' ose attester ce fait, ayant été témoin des
p99
poursuites et de la résistance opiniâtre de
Jean-Jacques. Il avoit défendu à sa femme et à
ses amis de payer pour lui au bureau, sous peine
d' encourir son indignation éternelle. On lui
objectoit que la garnison n' avoit point de
respect pour les grands écrivains, quels qu' ils
fussent. eh bien ! pondit-il, si l' on
s' empare de ma chambre et de mon lit, j' irai
m' asseoir au pied d' un arbre, et j' y attendrai
la mort. il étoit homme à le faire comme il le
disoit : heureusement qu' on reconnut à tems quel
homme pauvre et illustre on poursuivoit. Il
demeuroit alors au cinquieme étage, rue plâtriere,
non loin de la grande poste.
Cet imt, qui n' a point un titre honorable,
alarme plus que les dixiemes et que les
entrées , parce qu' il frappe directement
l' individu, et qu' il soumet la personne. Il rapporte
peu en comparaison des autres impositions.
Il ne dispose pas le citoyen à concevoir
de lui-même un noble orgueil : mais,
graces au travail financier, il prend depuis
quelques années un accroissement arbitraire,
p100
qui ne tarderoit pas à le rendre lourd et
redoutable, si la voie des réclamations n' étoit
pas ouverte. Le prévôt des marchands est juge
en cette partie ; et il fait droit aux requêtes,
quand on s' y prend de bonne heure.
à cette capitation se joignent les quatre
sols pour livre, et la taxe imposée pour le
rétablissement du palais, etc. Tout cela compose
un second imt presqu' équivalent au premier.
Si la finance n' étoit pas l' antipode de la
raison et de l' humanité, l' impôt seroit assis
sur les arts et le luxe, tels que les équipages,
les tels, les laquais, les jardins enclos dans
la ville ; et l' on ne demanderoit de l' argent
qu' à ceux qui ont de l' argent.
Si l' on ne payoit pas sa capitation, il n' y
auroit pas d' exécution civile ; c' est-à-dire,
qu' on n' enleveroit pas vos meubles pour les
vendre sur le carreau : mais il y auroit
exécution militaire . Le receveur, au nom du roi
de France, vous enverroit garnison , et vous
auriez chez vous des soldats qui coucheroient
p101
dans votre lit, et qui feroient la soupe dans votre
âtre.
L' ora donne tous les ans quelques représentations
extraordinaires pour la capitation des acteurs .
Ainsi ils paient en monnoie de singe ; c' est-à-dire,
en sauts et en gambades : le surplus leur tient
lieu de gratification.
Il y a des capitations de trente sols ; et l' on
envoie des commandemens de par le roi dans
des recoins placés sous des tuiles, et ouverts
à tous les vents. Dans l' Inde, les pauvres
paient le tribut avec des poux ; ils donnent ce qu' ils
ont. Les infortus dont je parle, s' acquitteroient
beaucoup plus facilement selon la méthode indienne.
Des extensions inappeues ont doublé graduellement
la capitation. On a augmenté de la même maniere
les vingtiemes, la taille et les accessoires ;
et pendant quel tems ? Sous l' administration de
M Necker. Il a cependant paspour n' avoir
pas mis d' impôts.
Il faut que le bourgeois de Paris ait l' attention
p102
de ne pas ranger le commis de la
capitation et des doubles vingtiemes parmi les
citoyens honorables. Il doit, conforment
à l' esprit et à l' expression de l' évangile, les
regarder comme des publicains . C' est une
petite vengeance légitime, qu' il doit exercer
en passant pour punir à sa maniere les âpres
agens du fisc et la dureté de leur emploi, et
souvent de leur caractere ; car ils sont toujours
dispos à separer de l' intérêt général des
citoyens, pour embrasser et faire exécuter des
loix arbitraires. Ainsi l' on ne doit
pas les estimer par leurs fonctions qui ont un
caractere oppressif, ou du moins abusif.
Voyez ce que M Necker dit lui-même au roi,
de la capitation soumise à des principes
incertains, et qui excite fréquemment des
difficultés et des plaintes . Il avoue qu' elle
dépend d' une répartition arbitraire . Qu' ajouter
à ce mot ?
CHAPITRE 234
p103
filles d' opéra.
l' argent coule pour destes, pour
des spectacles, pour les frivoles jouissances
du luxe. L' opéra sur-tout est entretenu à
grands frais, pour efféminer les courages,
fondre les têtes fortes de la nation dans le
creuset de la volupté, et les couler en mollesse.
On n' a rien épargné. L' art des enchanteresses
prodigue ces molles postures qui jettent
l' étincelle des desirs dans de jeunes organes.
La hardiesse de leurs regards, qui devroit
volter, invite une folle jeunesse.
On oublie que ces beautés sont à prix d' or,
et qu' elles ont des rivales qui ne sont point
nales. On leur prête mille graces piquantes,
parce qu' elles semblent pleines du dieu qu' elles
lebrent et qu' elles chantent ; et ce n' est
que dans leurs bras qu' on se désabuse de leurs
p104
charmes. Toute victime de la bauche est
toujours une froide prêtresse de l' amour.
Une fille est enlevée au pouvoir paternel,
dès que son pied a touché les planches du
théatre. Une loi particuliere rend vaines les
loix les plus antiques et les plus solemnelles.
Cette fille d' ora se montre aux foyers toute
resplendissante de diamans : elle est respectée
de ses compagnes, à raison de sa robe éclatante,
de sa voiture légere, de ses chevaux superbes.
Il s' établit même un intervalle entr' elles,
selon le deg d' opulence, et l' on ne diroit
plus que la plus riche fait le même
tier. Elle reçoit avec hauteur celle qui
débute : elle traite avec les airs d' une femme de
qualité, le bijoutier séduisant et l' industrieuse
marchande de modes. Le magistrat déride son
front en sa présence, le courtisan lui sourit,
le militaire n' ose la brusquer. Sa toilette est
tous les matins surchargée de nouveaux psens : le
Pactole semble rouler éternellement chez elle.
Mais la mode qui l' éleva, vient à changer.
p105
Une petite rivale qu' elle n' appercevoit pas,
qu' elle daignoit, se met insolemment sur
les rangs, brille, l' éclipse, et fait déserter
son sallon. La courtisanne superbe, quoiqu' ayant
encore de la beauté, se trouve l' année
suivante seule, avec des dettes immenses.
Tous les amans se sont enfuis ; et quand
ses affaires seront liquidées, à peine aura-t-elle
de quoi payer sa chaussure et son rouge.
CHAPITRE 235
répugnance pour le mariage.
tandis que tant de filles jouissent d' une
liberté licencieuse et qui ne tourne pasme
au profit de la population, que ferez-vous de
ce nombre infini de filles, sous l' aile de
leurs parens, austeres gardiens de leur pudicité,
et qui sont condamnées par leur indigence,
ou par leur sotte fierté, à passer leur vie dans
le célibat ? Ne sont-elles pas incessamment
sur le bord de l' abyme, et ne deviendront-elles
p106
past ou tard la proie de lalancolie ou de
la débauche ?
La beauté et la vertu n' ont parmi nous
aucune valeur, si une dot ne vient à leur appui :
il faut qu' il y ait un vice radical dans
notre législation, puisque les hommes fuient
et redoutent de signer le plus doux des contrats.
Effrayé des charges qu' entraîne le titre de
mari, l' homme ne veut plus payer le
tribut à une patrie ingrate ou abusée.
Ou les femmes ont agi contre elles-mêmes
en se livrant au luxe, ou nous ne sommes
pas éloignés du dernier terme de la corruption.
On ne prend plus de femmes sans dot ;
les hommes ne se marient plus ou ne se
marient qu' à regret. Quel renversement dans l' ordre
social ! Et quel est le remede à apporter à ce vice
politique ?
Comment n' y auroit-il pas des libataires
dans une ville où le vice trouve tant de facilités ?
Et comment la dissipation de nos femmes, le
pris qu' elles font de leurs devoirs,
n' épouvanteroient-ils pas les hommes sur les
p107
suites d' un noeud que l' usage tourne en ridicule,
que les loix ne protegent que quand le mal est
fait, et qu' il n' y a plus rien à ajouter au scandale ?
Détaillons dans les chapitres suivans ce qui fait,
pour ainsi dire, du mariage un objet derision.
Tout l' avantage est pour le vice ; et que
reste-t-il à la vertu ?
CHAPITRE 236
le nom que vous voudrez.
la foule nombreuse des courtisannes, qui
arrêtent dans leurs filets la jeunesse la plus
brillante, et l' enlevent aux autres femmes,
a fait naître à Paris une espece de femmes qui,
sans avoir l' effronterie du vice, n' ont pas
l' austere rigueur de la vertu. Elles n' ont pas
la même assurance dans le maintien, mais le
regard à peu près aussi complaisant : elles ne
reçoivent point d' argent, mais elles acceptent
des bijoux qui ont un air de décence. Elles
p108
déclament affreusement contre les filles, leurs
rivales et leurs ennemies ; mais tantôt elles
ont perdu au jeu, elles se plaignent tout bas
d' être ruinées, et on leur pte secrétement
de quoi n' être pas grondées de leurs maris,
qu' elles savent craindre et non respecter.
L' homme qui veut les posséder, n' aura
guere que la peine de changer leur navette,
leur étui, leurs btes, parce que l' or ne sera
point de plusieurs couleurs, et qu' il est
indispensable que la mode à cet égard soit
constamment suivie.
La mode autorise que ces femmes se montrent
au bal, au colie, aux spectacles ; et
qu' on ne dise pas en les rencontrant, c' est une
telle, mais c' est madame une telle, à qui
M donne le bras . Malheur à qui voudroit en
dire ! Tout le cercle des bonnes amies,
qui, de proche en proche, se prolonge jusqu' à
l' infini, prendroit feu ; et toutes les fois
que le médisant se psenteroit quelque part,
on auroit des migraines à son service ; il seroit
regarcomme le perturbateur de tous les
p109
petits arrangemens de société, et, pour se
servir du terme reçu, un monstre. Cette épithete
m' avertit de clorre bien vîte le chapitre.
CHAPITRE 237
de certaines femmes.
si les femmes attaquoient, que deviendrions-nous
devant leurs charmes, devant leur audace
passione et leurs amoureux transports ?
La nature leur a donla pudeur, qui est
une suite du défaut de forces qui leur ont
été sagement refusées. Aujourd' hui certaines
femmes par désoeuvrement, par curiosité et
sur-tout par ambition, ne s' interdisent point
l' attaque : mais le systême de la nature n' est
pas rompu pour cela ; les hommes ont le
droit de refuser, ou en sont quittes pour une
passade .
Ce petit chapitre ne sera point entendu
dans les pays fortus regne encore
l' innocence :
p110
ailleurs il ne le sera que trop.
Je n' ai donc pas besoin de l' achever. C' est
bien à regret que ma plume touche à ces
turpitudes ; mais je peins Paris.
CHAPITRE 238
filles publiques.
elles se donnent après tout pour ce
qu' elles sont ; elles ont un vice de moins,
l' hypocrisie : elles ne peuvent causer les
ravages qu' une femme libertine et prude
occasionne souvent sous les fausses apparences
de la modestie et de l' amour. Malheureuses
victimes de l' indigence ou de l' abandon de
leurs parens, rarement déterminées par un
tempérament fougueux, elles ne s' offensent
ni de l' outrage ni du mépris ; elles sont
avilies à leurs propres yeux ; et ne pouvant
plus régner par les graces de la pudeur,
elles se jettent du côté opposé, et elles étalent
l' audace de l' infamie.
p111
Mais il y a encore des degrés dans cet
abyme de corruption ; l' une se livre tout-à-la
fois aux plaisirs et à l' argent ; l' autre est
une brute qui n' a plus de sexe, et qui ne
sent pasme la dérision qu' elle inspire.
Nous n' offenserons pas ici les oreilles
chastes, ni les yeux de l' innocence, en leur
présentant les scenes de labauche et de la
crapule ; nous tairons les fantaisies du
libertinage, les saillies et les fougues de
cent cinquante mille célibataires vos à trente
mille prostituées. Elles vont à ce nombre.
Un peintre qui a dunie, M Retif De La
Bretonne en a tra le tableau dans son
paysan perverti : les touches en sont si
vigoureuses, que le tableau en est révoltant ;
mais il n' est malheureusement que trop vrai.
Artons-nous, et gardons-nous d' épouvanter
les imaginations sensibles ; car lessordres
voilés de l' humanité ne sont pas bons à mettre
au grand jour.
Disons seulement, que le nombre des filles
publiques ne favorisant que trop le
p112
désordre des passions, a donné aux jeunes
gens un ton libre, qu' ils prennent avec les
femmes les plus honnêtes ; de sorte que dans
ce siecle si poli, on est grossier en amour.
Nous sommes si éloignés de la galanterie ingénieuse
de nos peres, que notre conversation avec les
femmes que nous estimons le plus, est
rarement délicate. Elle abonde en mauvaises
plaisanteries, en équivoques et en narrations
scandaleuses. Il seroit tems de corriger
ce mauvais ton ; c' est aux femmes qu' il appartient
d' établir la réforme, en ne permettant plus
ces propos qu' elles ont été obligées
de souffrir, sous peine de passer pour bégueules .
Les passions honteuses et publiques portent avec
elles leur contre-poison, et ne sont pas peut-être
si difficiles àprimer que celles dont
le déréglement paroît excusable ; ensorte que je
croirois qu' une fille publique est plus près
de devenir honnête femme, que la femme galante .
p113
Mais le scandale des filles publiques est pous
trop loin dans la capitale. Il ne faudrait pas que
le mépris des moeurs fût si visible, si affiché :
il faudroit respecter davantage la pudeur et
l' honnêteté publique.
Comment un pere de famille, pauvre et honnête,
se flattera-t-il de conserver sa fille innocente
et intacte dans l' âge des passions, lorsque
celle-ci verra à sa porte une prostituée mise
élégamment, attaquer les hommes, faire parade du
vice, briller au sein de la débauche, et jouir,
sous la protection des loix même, de sa licence
effrénée ? Le retour qu' elle fera sur elle-même,
lui dira qu' il n' y a aucun prix solide attaché
à l' exercice de la vertu, et elle se lassera de
se combattre elle-même. La raison ne pourra pas
lui faire appercevoir distinctement les avantages
qui résultent de la sagesse ; elle ne verra que
l' exemple le plus dangereux des ducteurs,
surtout pour son sexe.
Aussi n' est-il guere possible que l' imagination
la plus hardie ajoute à la licence des
p114
moeurs actuelles : la corruption dans le dernier
ordre des citoyens, ainsi que dans le premier,
n' a presque plus de progrès à faire.
On compte à Paris trente mille filles publiques ,
c' est-à-dire, vulgivagues ; et dix mille
environ, moins indécentes, qui sont entretenues ,
et qui d' année en ane passent en différentes
mains. On les appelloit autrefois femmes
amoureuses, filles folles de leur corps .
Les filles publiques ne sont point amoureuses ;
et si elles sont folles de leur corps, ceux
qui les fréquentent sont beaucoup plus insensés.
La police va chercher des espionnes dans
ce corps infame. Ses agens mettent ces malheureuses
à contribution, ajoutent leurs désordres aux
désordres de la chose, exercent un empire
sourdement tyrannique sur cette portion avilie, qui
pense qu' il n' y a plus de loix pour elle. Ils se
montrent enfin quelquefois plus horriblement
corrompus que la plus vile prostituée ; car
celle-ci acquiert le droit de les traiter avec
pris, tant ils
p115
remportent le prix de la bassesse ! Oui, il y a
des êtres au-dessous de ces femmes de mauvaise
vie ; et ces êtres sont certains hommes de
police .
Une ordonnance de police fait défense aux marchands
de louer à ces femmes, à prix d' argent, à la
semaine ou à la journée, des robes , des
pelisses , des mantelets et autres
ajustemens ; ce qui prouve d' un côté l' extrême
misere, et de l' autre l' usure effroyable que ces
marchands ne rougissoient pas d' exercer sur ces
créatures, qui n' ont ni meubles ni vêtemens,
et qui sentent la nécessité de se parer, afin d' être
payées à un plus haut prix ; car une pelisse
se rend plus exigeante qu' un casaquin .
Toutes les semaines on en fait des enlevemens
nocturnes avec une facilité qui, trop excessive, ne
sauroit manquer deplaire au spéculateur
politique, malgré le mépris qu' inspire l' espece
que l' on traite ainsi. Le spéculateur songera
à la violation de l' asyle domestique dans les
heures de la nuit, à la foiblesse
p116
du sexe, aux mauvais traitemens qu' il essuie,
et aux inconniens qui peuvent en sulter,
ces créatures étant quelquefois enceintes ; car
le libertinage ne les dispense pas toujours d' être
meres.
On les conduit dans la prison de la rue s Martin,
et le dernier vendredi du mois elles passent
à la police ; c' est-à-dire, qu' elles
reçoivent à genoux la sentence qui les condamne
à être enfermées à la salpétriere. Elles n' ont
ni procureurs, ni avocats, ni fenseurs ; on les
juge fort arbitrairement.
Le lendemain on les fait monter dans un
long chariot, qui n' est pas couvert. Elles
sont toutes debout et preses. L' une pleure,
l' autre gémit ; celle-ci se cache le visage ; les
plus effrontées soutiennent les regards de la
populace qui les apostrophe ; elles ripostent
indécemment et bravent les huées qui s' élevent
sur leur passage. Ce char scandaleux traverse une
partie de la ville en plein jour ; les propos
que cette marche occasionne sont encore une
atteinte à l' honnêteté publique.
p117
Les plus hupes et les matrones , avec un
peu d' argent, obtiennent la permission d' aller
dans un chariot couvert.
Arrivées à l' hôpital, on les visite, et on
pare celles qui sont infectées, pour les
envoyer à Bicêtre, y trouver la cure ou la
mort : nouveau tableau qui s' offre à ma
plume, mais que je recule encore, frémissant
de le tracer, et non guéri de l' impression
horrible qu' il a laissée dans tous mes sens.
ô toi qui, loin des villes, respires en paix
l' air des monts, heureux habitant des
Alpes ! Tu ne vois autour de toi que des
beautés innocentes, pures, intactes, comme
la neige qui couronne les sommets resplendissans
de ces montagnes qui ceintrent l' horizon ; dans
ce jour des vertus, aussi éloigné par tes
moeurs, du siege brillant de la corruption,
que tu en es loin par tes goûts simples et
paisibles, apprends à connoître et à mieux
goûter les chastes embrassemens d' une
tendre épouse, et les caresses d' une soeur
aimée. Tu sais combien la pureté de
p118
l' ame et la modestie vraie et touchante prêtent
de charme et d' intérêt à la beauté,
quelle distance infinie se trouve entre le
sourire maniéré et le regard d' une parisienne,
et le front ani et pudique de ces vierges
brillantes de fraîcheur et de santé, pour qui
la débauche est encore un mot sans idées ! Ah !
Trop heureuxpublicains, conservez tous,
dans vos paisibles retraites, cette pureté de
moeurs, gage de la félicité et des vertus
domestiques ; pleurez sur le jeune imprudent, qui
épris d' un vain faste, amoureux d' un luxe
puérile, trompé par une liberté licencieuse,
va se précipiter dans les grossieres voluptés
de la capitale ; retenez-le, enchaînez-le ; et de
peur que des mots honteux ne viennent frapper
les chastes oreilles des jeunes beautés qu' il
abandonne, et qui les feroient rougir sans qu' elles
en comprissent toute l' étendue, dites-lui en
langue non vulgaire : (...).
p119
On peut évaluer à ps de cinquante millions
par an, l' argent qu' on prodigue aux filles
publiques , en les comprenant toutes sous cette
dénomination. L' article des aumônes ne va guere
qu' à trois millions ; disproportion qui
donne à réfléchir. Cet argent va aux marchandes
de modes, aux bijoutiers, aux loueurs de
carrosses, aux traiteurs, aux aubergistes, aux
hôtels garnis, etc. Et ce qui inspire un profond
effroi, c' est que si la prostitution
venoit à cesser tout-à-coup, vingt mille filles
p120
périroient de misere, les travaux de ce sexe
malheureux ne pouvant pas suffire ici à son
entretien ni à la nourriture. Aussi cebordement
est-il comme inparable d' une ville populeuse ;
et une infinité de métiers ne subsistent que par
la circulation rapide des especes qu' entretient
le libertinage. L' avare lui-me tire son or
de son coffre, pour en acheter de jeunes attraits
que le besoin lui soumet ; une passion plus forte
a domsa passion chérie. Il regrette son or, il
pleure ; mais l' or a coulé.
CHAPITRE 239
courtisannes.
on appelle de ce nom celles qui, toujours couvertes
de diamans, mettent leurs faveurs à la plus haute
enchere, sans avoir quelquefois plus de beau
que l' indigente qui se vend à bas prix. Mais le
caprice, le sort, le manege, un peu d' art ou
d' esprit mettent
p121
une énorme distance entre des femmes qui n' ont
que le même but.
Depuis l' altiere Laïs qui vole à Long-Champ
dans un brillant équipage (que sans sa présence
licencieuse on attribueroit à une jeune duchesse),
jusqu' à la raccrocheuse qui se morfond le
soir au coin d' une borne, quelle hiérarchie dans
le mêmetier ! Que de distinctions, de nuances,
de noms divers, et ce pour exprimer anmoins une
seule et même chose ! Cent mille livres par an,
ou une piece d' argent ou de monnoie pour un
quart d' heure, causent ces nominations qui ne
marquent que les échelles du vice ou de la
profonde indigence.
On peut placer les courtisannes entre les
femmes cemment entretenues et les filles
publiques. Un auteur les a très-bienfinies.
" on les prendroit, dit-il, pour les femelles des
courtisans ; elles ont effectivement tous les
mes vices, emploient les mes ruses et les
mes moyens, font un métier aussi désagréable,
ont autant de
p122
fatigues, sont aussi insatiables ; en un mot,
leur ressemblent beaucoup plus que les femelles
de certaines especes ne ressemblent à leursles. "
CHAPITRE 240
filles entretenues.
au-dessous des courtisannes par le rang,
elles sont moins dépravées. Elles ont un
amant qui paie, dont elles se moquent,
qu' elles rongent et dévorent, et un autre
à leur tour, qu' elles paient, et pour lequel
elles font mille folies.
Ou ces femmes deviennent insensibles, ou
elles aiment jusqu' à la fureur. Alors elles
paient à l' amour le tribut d' un coeur délicat.
Sur le retour elles ont la rage de se marier.
Ceux qui préferent la fortune à l' honneur,
les épousent et s' avilissent. Ces épouseurs sont
ordinairement un petit violon, un diocre peintre,
un mince architecte.
p123
On ne dit point en Perse (selon le marquis
d' Argens) la zaïde , la fatime ; mais la
cinquante tomans , la vingt tomans .
(un toman vaut quinze écus de notre monnoie).
De me, ajoute-t-il, aux noms de nos filles
entretenues, on devroit substituer ceux de
la cent louis , la cinquante louis , la
dix louis , etc. Le tout pour l' utilité publique
et l' instruction des étrangers, qui paient fort
souvent à un prix excessif ce qui est à très-bon
marc pour tout le monde.
CHAPITRE 241
le paysan perverti. Par M Retif De La
Bretonne.
j' ai renvoyé pour ce que je ne pouvois
pas dire, à ce roman hardiment dessiné, qui
a paru il y a quelques années. La force du
pinceau y fait un portrait anides désordres
du vice et des dangers affreux auxquels
l' inexpérience et la vertu sont exposées dans une
p124
capitale dissolue. Cet ouvrage doit être salutaire,
malgré ses peintures trop nues et trop
expressives, parce qu' il n' est pas un pere en
province, qui, d' aps cette lecture, ne fixe
constamment son fils auprès de lui : et c' est
un très-grand mal que cette manie récente
d' envoyer tous les enfans à Paris, où ils viennent
se perdre et se corrompre.
Les villes du second et du troisieme ordre
se dépeuplent insensiblement, et le gouffre
immense de la capitale dévore non-seulement
l' or des parens, mais encore l' honnêteté et
la vertu native de leurs fils, qui paient cher
leur imprudente curiosité.
Le silence absolu des littérateurs sur ce
roman plein de vie et d' expression, et dont si
peu d' entr' eux sont capables d' avoir conçu le
plan et formé l' ecution, a bien droit de nous
étonner et nous engage à déposer ici nos plaintes
sur l' injustice ou l' insensibilité de la plupart
des gens de lettres, qui n' admirent que de
petites beautés froides et conventionnelles,
et ne savent plus reconnoître ou avouer les
p125
traits les plus frappans et les plus vigoureux
d' une imagination forte et pittoresque.
Est-ce que le regne de l' imagination seroit
totalement éteint parmi nous, et qu' on ne
sauroit plus s' enfoncer dans ces compositions
vastes, morales et attachantes, qui caractérisent
les ouvrages de l' ab Prévost et de son heureux
rival, M Retif De La Bretonne ?
On se consume aujourd' hui sur des mistiches,
(...) ; on pese des mots ; on écrit des prilités
académiques : voilà donc ce
qui remplace le nerf, la force, l' étendue
des idées et la multiplicité des tableaux. Que
nous devenons secs et étroits !
Il reste à une plume douée de cette énergie
un tableau neuf à tracer : une mere malheureuse
qui se trouve prese entre la famine
et le déshonneur, qui ne peut échapper à la
mort qu' en livrant sa fille qui combat long-tems,
qui triomphe et qui expire au milieu
des hommes cruels, calculateurs de ses
souffrances, et qui attendoient d' elle ce
sacrifice horrible et forcé. Elle meurt avec la
p126
conscience de la vertu, il est vrai ; mais sa
mort est sans fruit. Le lendemain de son
trépas, sa fille tombe dans les embûches du vice,
ou plutôt elle cede au malheur et à l' inexpérience.
Si quelque homme opulent me lit, s' il est
du nombre de ceux qui avancent l' or pour
corrompre, il aura trouvé sans doute des
meres faciles et criminelles, et à un tel
point que je n' ose ici l' écrire ; mais il saura
en même tems qu' un pareil tableau ne riteroit
pas d' être relégué dans la classe des fixions
imaginaires.
CHAPITRE 242
bal de l' opéra.
le bal de l' opéra entretient cette licence,
la consacre par une sorte de convention générale.
Il invite les caracteres les plus réservés
à se livrer au goût universellement avo.
Il est réputé très-beau, quand on y est
p127
écrasé : plus il y a de cohue, et plus on se
félicite le lendemain d' y avoir assisté.
Quand la presse est considérable, les
femmes se jettent dans le flux et le reflux ;
et leurs corps licats supportent très-bien
d' être comprimés en tout sens au milieu de
la foule, qui tantôt est immobile, et tantôt
flotte et roule.
Il faut avoir bien peu d' esprit, dit-on,
pour n' en avoir pas sous le masque ; ce qu' on
y entend est cependant beaucoup moins
spirituel que ce qui se dit dans nos cercles.
On n' y parle point des personnes ni des
événemens ; et tous les propos deviennent
vagues, futiles, excepté ceux de galanterie.
Si le gouvernement permettoit pour un seul bal
un franc parler absolu , cela seroit
très-piquant.
Les filles entretenues, les duchesses, les
bourgeoises sont caces sous le même domino,
et on les distingue : on distingue beaucoup
moins les hommes ; ce qui prouve que les femmes
ont en tout genre, des nuances plus fines et plus
caractérisées.
p128
Il régnoit autrefois dans les bals une grosse
gaieté ; il n' y en a plus ; on s' observe sous
le masque autant que dans la société.
J' ai vu à Paris un bal cinquante (...)
avoient sous leurs dominos six coups à tirer.
Il est vrai qu' on ne le sut que le lendemain ;
mais il faut avouer que c' étoit un singulier
bal que celui-là.
C' est au bal, vers le matin, que l' on peut dire
qu' à Paris sur-tout on rencontre des laideurs
aimables.
Je suis fâché qu' on y perde insensiblement cette
tournure attentive et polie que l' on doit aux femmes
dans toutes les circonstances, et sur-tout dans une
assemblée publique.
Quand un carme, un cordelier, un nédictin
s' échappant du cloître, a pu assister une fois au
bal de l' ora sans être vu ni reconnu, il s' estime
le plus heureux des hommes ; il ne sait pas que
l' ordre lévitique y abonde, et que les petits
collets qui courent tout le jour en habit violet,
sont blasés sur ce divertissement.
p129
La seule chose que l' on exécute à Paris
gravement, et comme s' il s' agissoit de l' affaire
la plus importante, c' est un quadrille . J' ai été
stufait de la dignité qu' on y mettoit.
On sait que l' on envoie une poue pour servir
de modele chez l' étranger ; mais sait-on que dans
une lettre on envoie le plan d' un ballet, d' une
contre-danse variée par mille figures, ou d' un
quadrille nouveau, pour le faire exécuter avec
justesse et précision à cinq cents lieues de
distance ?
Le bal de l' ora a don lieu à un événement qui
tiendra sa place dans l' histoire, en ce qu' il aura
servi à prouver que, malgré les changemens des
siecles, les anciens usages reviennent rapidement
sur leurs pas, lorsque quelques circonstances
frappantes rappellent lenie national.
On donne six livres par tête, pour entendre une
symphonie bruyante et monotone. Quand on n' a rien
à demander aux femmes, on s' y ennuie ; mais on y
va pour dire le
p130
lendemain, j' ai été hier au bal, et j' ai manq
d' y étouffer.
On y danse quelquefois ; mais celui qui a vu les
danses vives et animées des jeunes beautés du pays
lebre par les soupirs de Julie ,
les pas gais et légers des vives alsaciennes,
les sauts des provençales, l' expression de la
joie sincere et ingénue parmi les
bretonnes, ne pourra plus souffrir les graces
froides et l' afféterie de nos danses de bal,
soit pa, soit masq .
CHAPITRE 243
sans titre.
il est des vices sur lesquels la censure doit
se taire, parce qu' elle risqueroit de les voiler
sans les corriger. Que fera la morale contre ces
vices déplorables et ces turpitudes destinées
à mourir dans les ténebres ? Comment les complices
de ces abominations secretes reviendroient-ils aux
vertus dont ils sont incapables ? C' est une
génération qui ne
p131
laisse plus d' esrance ; frappée de gangrene,
elle doit tomber, pourrir et disparoître ; et
l' indignation même peut se changer en pitié,
quand on songe à l' avilissement se plongent
ces êtres si bassement corrompus.
La rigueur contre ces erreurs monstrueuses est
un remede dangereux, et le plus souvent inutile.
Il est désavantageux d' attaquer ce qu' on ne
peut détruire ; et lorsqu' il s' agit de la correction
des moeurs, il faut réussir, et ne point faire
de vaines tentatives.
Le magistrat qui tient un registre secret des
prévaricateurs des loix de la nature, peut
s' effrayer de leur nombre : il doit réprimer les
moeurs coupables qui vont jusqu' au scandale ; mais
hors de là, quelle circonspection ! La recherche
deviendroit aussi odieuse que le crime :
quelle étonnante effronterie dans des vices nouveaux !
Ils n' avoient pas de noms parmi nous il y a cent
ans ; aujourd' hui les détails de ces débordemens
entrent dans nos entretiens. Les vieillards
sortent de la gravité de leur caractere, pour parler
de ces licences
p132
criminelles ; la sainteté des moeurs est offensée
par des propos d' autant plus dangereux qu' on
plaisante presque publiquement sur ces incroyables
turpitudes.
D' vient ce nouveau scandale qui a éclaté parmi
nous ? Qui a fait à l' honnêteté publique ce cruel
outrage ? Qui a livré à la rision la sainte
douleur de la vertu qui mit sur ces infamies
qui avilissent les femmes, en font un ordre à
part dont oncrit les desirs et les étranges
fureurs ? étoit-ce là où devoit conduire le
progs de la civilisation et des arts ?
Quelle dégradation ! Ce genre de corruption a
été un phénomene même pour quelques esprits
libertins ; et dans ses excès, il n' a pas
choqué notre siecle autant qu' il l' auroit dû.
Il faut gémir, laisser ces vices honteux, qui
punissent ceux qui s' y livrent, se fondre et
disparoître devant les passions douces,
honnêtes et vertueuses, qui par leur charme
éternel doivent reprendre leur aimable empire.
C' est l' idée de Montesquieu, et il
p133
l' avoitment méditée, lorsqu' il la publia
dans un livre aussi grave que l' esprit des loix .
CHAPITRE 244
les petits chiens.
la folie des femmes est poussée au dernier
période sur cet article. Elles sont devenues
gouvernantes de roquets, et ont pour eux des soins
inconcevables. Marchez sur la patte d' un petit
chien, vous êtes perdu dans l' esprit d' une femme ;
elle pourra dissimuler, mais elle ne vous le
pardonnera jamais : vous avez blessé son manitou .
Les mets les plus exquis leur sont prodigués :
on les régale de poulets gras, et l' on ne donne
pas un bouillon au malade qui t dans le grenier.
Mais ce qu' on ne voit qu' à Paris, ce sont de
grands imbécilles qui, pour faire leur cour à des
femmes, portent leur chien publiquement sous le
bras dans les promenades et
p134
dans les rues ; ce qui leur donne un air si niais
et site, qu' on est tenté de leur rire au nez,
pour leur apprendre à être hommes.
Quand je vois une belle profaner sa bouche en
couvrant de baisers un chien qui souvent est laid
et hideux, et qui, fût-il beau, ne mérite pas des
affections si vives, je trouve ses yeux moins beaux ;
ses bras, en recevant cet animal, paroissent avoir
moins de graces. J' attache moins de prix à ses
caresses ; elle perd à mes yeux une grande partie
de sa beauté et de ses agrémens. Quand la mort de
son épagneul la met au désespoir, qu' il faut le
partager, pleurer avec elle et attendre en silence
que le tems amene l' oubli d' un si grand sastre,
cette extravagance anéantit ce qui lui reste de
charmes.
Jamais une femme ne sera cartésienne : jamais
elle ne consentira à croire que son petit chien
n' est ni sensible ni raisonnable quand il la
caresse. Elle visageroit Descartes en personne,
s' il osoit lui tenir un pareil langage ; la seule
fidélité de son chien vaut
p135
mieux, selon elle, que la raison de tous les hommes
ensemble.
J' ai vu une jolie femme se fâcher rieusement et
fermer sa porte à un homme qui avoit adopté cette
ridicule et impertinente opinion. Comment a-t-on
pu refuser la sensibilité aux animaux ? Croyons-les
très-sensibles ; et loin de justifier la barbarie
des hommes à leur égard, ne leur faisons que le
moindre mal possible : mais, en nous nourrissant de
la chair des boeufs, des moutons et des dindons,
n' accablons pas de folles caresses un petit chien
que nous ne mangeons pas.
La femme d' un médecin avoit son petit chien malade :
son mari avoit promis de le guérir ; il n' en
faisoit rien, ou n' en étoit pas venu à bout :
impatientée, elle fit venir Lyonnois, qui
ussit parfaitement. Combien vous faut-il, dit
le grave docteur de la faculté au conservateur
de l' espece canine ? oh, monsieur, entre
confreres, reprit Lyonnois, il ne faut rien.
CHAPITRE 245
p136
suffisance.
elle est assez familiere au parisien qui a
de la fortune. La suffisance de l' officier n' est
pas pronone comme celle de l' homme de robe,
ou celle du fade petit-collet. Elle pare un
peu dans presque tous les états la
politesse et le savoir-vivre ; mais comme c' est
unfaut général, il devient presqu' insensible.
L' extrême urbanité est le résultat d' une
infinité de points licats qu' il faut saisir ;
elle n' existe réellement que chez certains
hommes dont le caractere est élevé et l' ame
très-sensible. L' homme de cour possede
parfaitement cette noble urbanité, quoiqu' il ne
l' ait pas dans le coeur ; c' est qu' il sent avec
finesse, et qu' il est attentif aux convenances.
L' attitude du militaire a toujours quelque
chose de plus forcé que celle de l' homme de
cour ; celui-ci s' arte auritable degré,
l' autre le franchit.
p137
Quand la nuance est un peu forte, elle
n' a plus cette grace et cette aisance qui distingue
les bons originaux en ce genre. Les
copistes, en voulant en approcher, tombent
dans une impertinence bien décidée : tels sont
les commis de Versailles, plusieurs financiers,
quelques officiers aux gardes, quelques auteurs,
et les voilà entachés de ridicule aux yeux du
connoisseur.
CHAPITRE 246
vente de l' eau.
quand on dit en Suisse, où les fontaines publiques
abondantes et commodes sont multipliées jusques
dans le moindre village, qu' on vend l' eau à Paris ;
que le robinet des fontaines est à sec la moitié
de l' année ; que les chevaux sont obligés, pour
boire, d' aller à la riviere ; que l' on ne voit
jaillir l' eau que dans les sales bassins de
quelques promenades ; on se prend à rire et l' on
hausse les
p138
épaules d' étonnement et de pitié.
La vente de l' eau monte dans la capitale à une somme
effrayante. Mettons neuf cents mille habitans
(car c' est là mon compte), et taxons-les à trois
livres par an ; c' est-à-dire, trente voies d' eau
l' une portant l' autre à deux sols : voilà deux
millions sept cents mille livres.
La ville de Londres, au moyen de neuf pompes à feu,
se trouve arrosée et fournie d' eau abondamment.
On vient d' en établir une près de la grille de
chaillot, et l' on nous fait esrer qu' on multipliera
ces machines à feu dans tous les quartiers
le besoin l' exigera.
Voici donc une innovation qui porte un caractere
de grandeur et d' utilité nationale. La prompte
distribution de l' eau, inpendamment de ses
nombreux avantages, a celui de procurer un air plus
salubre à respirer. Et quel service à rendre aux
habitans de la capitale !
-mais pourquoi prendre les eaux si bas ?
p139
N' étoit-il pas plus simple d' amener les eaux du
port-à-l' anglois par une machine hidraulique,
à la place de l' estrapade, la plus élee de
Paris ? De, elles sepandroient plus facilement
et seroient plus pures : mais on a voulu
commencer par le quartier le plus riche, le
fauxbourg s Honoré, comme le plus en état de payer
les avances de la compagnie qui a fait des fonds
pour l' établissement des machines à feu .
Ces avances montent à près de deux millions.
Il en coûtera cinquante livres par an pour
un muid d' eau par jour : vingt muids coûteront
donc mille livres, et ainsi à proportion les
tuyaux conducteurs de différentes grosseurs,
selon le besoin des particuliers, aboutiront
à chaque maison, et l' eau s' élevera d' elle-même
à quinze pieds.
Plus de prétexte pour les boulangers qui font
le pain avec l' eau des puits, infectée par
la filtration des fosses d' aisance et de mille
autres immondices ; ils auront une eau pure,
ainsi que les brasseurs, les teinturiers, les
p140
limonnadiers, les dégraisseurs, les blanchisseuses,
etc. Outre que ces pompes seront d' un grand
secours contre les incendies, elles laveront encore
à volonté le pavé de Paris, le plus infect et
le plus immonde de toutes les villes du royaume.
C' est le feu qui éleve l' eau dans ces deux curieuses
machines situées au-dessus de la porte de la
conférence. La simple vapeur de l' eau en ébullition
est l' agent d' un mouvement prodigieux, et que nulle
autre force connue ne pourroit produire ; elle éleve
l' eau à cent dix pieds au-dessus des basses eaux
de la Seine, et fait monter en vingt-quatre heures
quatre cents mille pieds cubes d' eau, pesant
vingt-huit millions huit cents mille livres .
Ainsi voilà de quoi abreuver, laver et inonder
à souhait tous les quartiers de la ville ; il
ne manque plus que des tuyaux, de l' argent et la
bonne volonté des petits proprtaires, qui ne
s' empressent pas, dit-on, à se ranger dans la
classe des souscripteurs. Tant les vieilles et
sottes habitudes prévalent
p141
sur les innovations les plus utiles ; ou plut tant
le bourgeois, foulé de mille manieres, devient
mesquin pour les choses essentielles.
Mais quand toutes ces pompes à feu seront dressées,
douze à quinze mille porteurs d' eau n' auront plus
d' emploi ; peut-être seront-ils incapables
de tout autre travail, car ils ont la sangle
imprimée entre les deux épaules, et l' habitude de
leur corps voué à l' équilibre se prêtera
difficilement à porter des fardeaux d' une autre
nature.
Les freres Perrier sont les entrepreneurs de ces
machines ; l' un invente avec génie, et l' autre
exécute de même.
Ils s' occupent en ce moment d' un travail curieux
et utile, celui de réduire en petit tous les arts
et métiers. Aucun instrument des professions
chaniques n' y manquera, joliment exécuté en relief
dans la proportion d' un pouce pour un pied ;
cette collection commencée appartiendra à
mgr le duc de Chartres. C' est immortaliser les arts
que de
p142
leur donner ainsi l' asyle respecté des palais :
si les anciens avoient eu cette prévoyance, nous
ne serions pas à gémir sur la perte d' une infinité
de procédés qu' il a fallu reconqrir à travers la
pénible lenteur des siecles, et dont plusieurs
nous manquent sans doute encore ; nous aurions pu
retrouver dans un petit coffre enseveli sous terre à
Herculanum ou ailleurs, lescouvertes de tous les
peuples ingénieux qui nous ont précédés.
L' encyclodie écrite sera toujours vague, bornée,
insuffisante, en comparaison de l' objet même
qui frappe à la fois l' oeil et l' entendement ;
l' objet ne leur dérobe alors aucune de ses
proportions : il est vu sous toutes ses faces. Les
rapports deviennent palpables, et il n' y a plus de
langue morte à apprendre, ni de calculs incertains et
longs à tracer, pour aboutir le plus souvent à une
erreur ingénieusement profonde.
CHAPITRE 247
p143
les demoiselles.
rien de plus faux dans le tableau de nos moeurs
que notre comédie , où l' on fait l' amour à des
demoiselles . Notre théatre ment en ce point.
Que l' étranger ne s' y trompe pas : on ne fait
point l' amour aux demoiselles ; elles sont
enfermées dans des couvens jusqu' au jour de leurs
noces. Il est moralement impossible de leur faire
une déclaration. On ne les voit jamais seules, et
il est contre les moeurs d' employer tout ce qui
ressembleroit à la duction. Les filles de la
haute bourgeoisie sont aussi dans des couvens ;
celles du second étage ne quittent point leur mere,
et les filles en général n' ont aucune espece de
liberté et de communication familiere avant le
mariage.
Il n' y a donc que les filles du petit bourgeois,
du simple artisan et du peuple, qui
p144
aient toute liberté d' aller et de venir, et
conséquemment de faire l' amour à leur guise. Les
autres reçoivent leurs époux de la main de leurs
parens. Le contrat n' est jamais qu' un marché, et
on ne les consulte point. On appelle grisettes
les filles qui peuplent les boutiques de marchandes
de modes, de lingeres et de couturieres. Plusieurs
d' entr' elles tiennent le milieu entre les filles
entretenues et les filles d' opéra.
Elles sont plus servées et plus décentes ;
elles sont susceptibles d' attachement : on les
entretient à peu de frais, et on les entretient
sans scandale. Elles ne sortent que les dimanches
et fêtes ; et c' est pour ces jours-là qu' elles
cherchent un ami qui dédommage de l' ennui de
la semaine ; car elle est bien longue, quand il
faut tenir une aiguille du matin au soir. Celles
qui sont sages amassent de quoi se marier, ou
épousent leur ancien amant. Les autres vieillissent
l' aiguille à la main, ou se mettent en maison.
Or un auteur comique devroit être fort
p145
attentif sur toutes ces convenances, et savoir
qu' une déclaration d' amour ne se fait jamais
à une demoiselle que lorsqu' on y est autorisé
par le voeu des parens, et le mariage est alors
ordinairement arrêté. Ainsi nos auteurs modernes,
en faisant de toutes les amoureuses de
théatre des filles de qualité, n' ont peint que
les amours des grisettes .
Ils doivent donavant n' admettre que de
jeunes veuves, s' ils ne veulent pas aller directement
contre les usages. Mais aussi pourquoi, dans toutes
les codies, des filles de qualité , ainsi
que des comtes et des marquis ,
tandis qu' un étage plus bas la scene devient
plus variée, plus plaisante, plus animée ?
Mais comme il y a le jargon conventionnel
de la tragédie, de même on a cé un autre
jargon pour la comédie : et ni les rois ni les
gens de qualité ne reconnoissent là leur idiome.
C' en est un que l' auteur s' est fait avec une
étude infinie, et pour manquer péniblement toutes
ses pieces.
CHAPITRE 248
p146
galanterie.
elle remplace l' amour qui régnoit encore à Paris,
il n' y a pas plus d' un siecle. Du tems de Louis Xiv,
on mettoit dans ses goûts de la décence et de la
délicatesse.
Les fortes passions sont rares aujourd' hui ;
mais aussi n' ont-elles pas ce caractere farouche
qui faisoit sucder la vengeance à la tendresse,
et les crimes aux plaisirs les plus doux. On ne
se bat plus pour les femmes ; leur conduite a rendu
ces combats ridicules.
Ce que l' imagination ou exaltée ou trompée avoit
ajouté de trop à l' amour, on l' a émondé ; et
à considérer le changement d' un oeil philosophique,
l' amour que nous avons adopté convient à la
foiblesse de notre caractere et au peu de besoin
que nous avons de sentir notre ame s' élever et
prendre un certain essor. Nous nous passons de force
p147
et de grandeur dans tout le reste : pourquoi en
mettrions-nous dans l' amour ?
On ne voit plus un amant délaissé, chercher dans
le poison un remede à ses maux : il y en a de plus
doux ; et l' inconstance (que je ne prétends pas
justifier) vaut cependant mieux que les mouvemens
frénétiques, qui tenoient encore plus à l' orgueil
personnel qu' à la vraie tendresse.
Il seroit dangereux, dit-on, que l' amour dévorât
toutes nos autres passions. La patrie et la
société y perdroient. Ne voir, n' adorer qu' un
seul objet, lui tout sacrifier, c' est perdre la
liberté, c' est livrer à une sorte de délire et
d' extravagance toutes les facultés de notre ame.
Voilà la logique reçue.
L' estime vraie et sentie, ajoute-t-on, quand elle
est perpétuée, suppose bien plus de vertus dans
l' objet aimé : et une femme qui sent avec
délicatesse, est bien plus jalouse d' inspirer un
tel sentiment, que d' attirer les hommages uniquement
attribués à ses charmes, parce que ces hommages
s' évaporent
p148
et ne sont pas dus à son ame. C' est ainsi que l' on
prétend justifier nos moeurs : mais la patrie,
dont on parle, y a tout perdu.
L' amour proprement dit n' est donc plus à Paris,
si nous osons l' avouer, qu' un libertinage mitigé,
qui ne soumet que nos sens, sans tyranniser la
raison ni le devoir : aussi éloigné de la débauche
que de la tendresse,cent dans ses vivacités
quand il peut l' être, et délicat dans son
inconstance, il n' exige point de sacrifice qui
nous cteroit trop cher. Loin de nous armer les
uns contre les autres, il ne s' approprie point les
momens qui sont consacrés au devoir ; il respecte
les noeuds de l' amitié, quelquefois même il les
resserre : enfin, il fait passer l' honneur
avant tout, et proscrit également toute foiblesse
et toute lâcheté.
Le législateur pourroit effacer aujourd' hui de
son code les loix contre la violence. Nos
Lucreces n' ont plus de Tarquins à redouter.
Le ducteur ne l' est que pour celle qui veut
p149
bien être séduite, et la véritable vertu peut se
conserver intacte au milieu de tant d' exemples
contraires. Mais fera-t-on honneur à mon siecle,
de l' absence d' un tel vice ? Je ne le crois pas,
parce qu' il suppose l' anéantissement de plusieurs
vertus. Le viol prouvoit, ainsi que le sacrilege,
que les femmes et les autels étoient religieusement
adorés.
L' amour ne sera donc point appellé parmi nous le
bourreau des coeurs. Toujours content, toujours
folâtre, il s' envole avant l' ennui : il attaque
avec tant de légéreté, que ses atteintes ne blessent
que les coeurs qui consentent à être blessés.
Je dis qu' en ôtant à cette passion ce qu' elle avoit
de roce et de redoutable, on a diminué quelques
crimes et beaucoup de grands talens. à en juger par
l' histoire, les forfaits sanglans étoient comme
inséparables des affections profondes, jalouses et
vindicatives, qui tyrannisoient nos eux : ainsi
tout est compensé.
p150
Les grandes passions, disent les apologistes du
siecle, sont assez incompatibles avec le bonheur :
il n' appartient qu' à elles, il est vrai ; mais le
bonheur est si rare, qu' il vaut mieux prendre en
légere monnoie la somme des plaisirs. N' ayant plus
de grandes choses à faire, nous n' avons plus besoin
de passions fortes.
CHAPITRE 249
des femmes.
la remarque de Jean-Jacques Rousseau n' est que
trop vraie, que les femmes à Paris, accoutumées
à sepandre dans tous les lieux publics, à
se ler avec les hommes, ont leur fierté, leur
audace, leur regard et presque leur démarche.
Ajoutons que les femmes, depuis quelques années,
jouent publiquement le le d' entremetteuses
d' affaires. Elles écrivent vingt lettres par jour,
renouvellent les sollicitations,
p151
assiegent les ministres, fatiguent les commis. Elles
ont leurs bureaux, leurs registres ; et à force
d' agiter la roue de fortune, elles y placent leurs
amans, leurs favoris, leurs maris et enfin ceux
qui les paient.
On voit beaucoup de femmes qui disent d' après
Ninon, je me suis faite homme . Aussi une
insultante galanterie ne rend plus aux belles qu' un
culte ironique et offensant.
Jamais autrefois, en parlant du sexe, on ne disoit
les femmes ; on auroit proune expression
grossiere.
Jean-Jacques Rousseau a dit des choses si dures
aux femmes de Paris, que je n' ose même le combattre.
Il avoue que l' on peut et que l' on doit y chercher
une amie. Je pense en effet qu' il s' y trouve
beaucoup de femmes sensées, véritablement sensibles
aux nobles procédés, et capables de la plus grande
confiance en amitié. Mais en amour... oh ! Je n' ai
pas le droit, comme Jean-Jacques, de leur dire de
terribles rités.
p152
Lui seul a su leur plaire en ne les flattant pas. "
milord Chesterfield, après avoir encende son
mieux notre nation, a fini par dire à l' oreille
de son fils, que les femmes parmi nous sont de
grands enfans qu' il faut amuser avec deux hochets,
la vanité et la galanterie.
Nous avons des mines charmantes, des yeux vifs et
malins, des physionomies gracieuses et fines, des
têtes spirituelles ; mais on compte les belles têtes,
et elles sont excessivement rares.
Pourquoi les femmes aiment-elles la capitale ?
Parce qu' elles y sont environes d' un plus grand
nombre d' adorateurs. Parlez-leur de la campagne ;
elles ne déguisent pas l' aversion qu' elles éprouvent
pour ce séjour solitaire, où elles se sentent
bien moins puissantes.
Quelqu' impérieuse que puisse être une parisienne,
elle reconnoîtra toujours l' ascendant de l' homme
sur elle, si celui-ci sait être ferme et prudent.
C' est le mari qui
p153
fait la femme ; mais comme les trois quarts des
hommes sont sans caractere, sans force, sans dignité,
il y a une foule de femmes dissipées, pensieres,
galantes, et insolemment altieres.
C' est le principal défaut de nos femmes, que l' orgueil,
le rang et l' opulence ont enivrées de trop bonne
heure. Rien ne choque plus que ce ton étrange ;
parce que la femme, quelle qu' elle soit, ne peut
jamais imprimer à son regard l' insolence ou l' injure,
sans perdre de ses graces, de sa dignité et de son
empire réel. La nature a voulu qu' elle ne pût
jamais s' élever au-dessus d' un homme par son geste
ou par son accent, sous peine à l' instant même de
paroître odieuse et ridicule. Rien ne la dispense
de cette subordination éternelle, t-elle sur
le trône du monde. Elle peut commander, faire
agir toutes les passions despotiques, et même
orgueilleuses : mais il ne lui est pas permis d' être
insolente envers un homme ; c' est-à-dire, d' oser
priser son mtre.
p154
Les femmes qui ne comprennent guere une idée
politique, pour peu qu' elle soit vaste et un
peu compliqe, ont des notions admirables
sur l' ordre et l' économie domestique. Elles
sont précieuses chez un peuple qui vient de
naître, et en me tems chez celui qui est
tout-à-fait corrompu. Elles réparent à Paris,
dans l' intérieur des maisons, le mal que la
législation fait au-dehors.
Chez les républicains, les femmes ne sont que des
nageres ; mais les femmes sont pleines de
lumieres, de sens et d' exrience. Lorsque la
nation n' existe point encore, ou bien lorsqu' elle
n' existe plus, c' est alors qu' il faut les consulter ;
car, étrangeres aux liens du patriotisme, elles
tiennent merveilleusement aux doux liens de la
sociabilité.
Voilà leur véritable empire à Paris. Elles
sont riantes, douces et aimables, tant qu' elles
représentent. Dans l' intérieur domestique,
elles font payer à ce qui les environne, la
contrainte qu' elles s' imposent dans le monde.
p155
Elles ont affaire aux maris les plus débonnaires de
ce globe : elles se piquent de perfectionner
leurs vertus patientes, et de les subjuguer de
toute maniere.
Il est néanmoins une classe de femmes
très-respectables ; c' est celle du second ordre
de la bourgeoisie. Attachées à leurs maris et
à leurs enfans, soigneuses, économes, attentives
à leurs maisons, elles offrent le modele de la
sagesse et du travail. Mais ces femmes n' ont point
de fortune, cherchent à en amasser, sont peu
brillantes, encore moins instruites. On ne les
appeoit pas, et cependant elles sont à Paris
l' honneur de leur sexe.
La coutume de Paris a trop accoraux femmes ;
ce qui les rend imrieuses et exigeantes. Un mari
est rui, s' il perd sa femme. Elle aura été
malade pendant dix anes, elle lui aura c
infiniment : il faut qu' il restitue tout à sons.
De là la tristesse avec laquelle on serre des
noeuds qui ailleurs sont si doux.
p156
à un certain âge, la femme qui ne se sait
pas bel-esprit, se constitue dévote. Elle en
prend la contenance, assiste à tous les sermons,
court toutes lesdictions, visite
son directeur, et s' imagine ensuite qu' il n' y
a qu' elle au monde qui fasse de bonnes
actions. Elle se le persuade si bien, qu' elle
damne tous ceux qu' elle rencontre, et sur-tout
ceux qui impriment.
Nos femmes ont perdu le caractere le plus
touchant de leur sexe, la timidité, la
simplicité, la pudeur naïve ; elles ont remplacé
cette perte immense par les agmens de l' esprit,
les graces du langage et des manieres ; elles
sont plus courues, moins respectées : on les
aime sans croire à leur amour ; elles ont des
amans plutôt que des amis. Ceux-là disparoissent,
et ceux-ci ont le malheur de les ennuyer. Elles
se trouvent seules sur le retour de l' âge, après
avoir passé au milieu de tant d' hommes dont elles
ont plutôt captivé le coeur que l' estime.
Elles ont fait trop de chemin pour pouvoir
p157
revenir à leur sexe ; il faut qu' elles se
fassent hommes tout-à-fait, au risque de perdre
encore davantage. Mais du moins elles ne seront
plus des êtres mixtes, et notre hommage alors
sera plus sérieux.
CHAPITRE 250
cocarde.
ces mêmes femmes qui psidoient aux
tournois, qui enrichissoient de leurs mains
les cottes-d' armes de leurs amans, qui leur
présentoient leurs armures, qui les envoyoient
au combat, s' acquittent aujourd' hui envers la
gloire, en donnant une cocarde . C' est
que l' amour pour la patrie est d' un poids
tout aussi léger que le psent.
Les femmes aiment-elles les hommes célebres ?
Comment les aiment-elles ? Savent-elles
réellement les apprécier ? Questions faciles
à résoudre dans le dernier siecle, et qui
de nos jours ont leurs difficultés.
CHAPITRE 251
p158
séparations.
le divorce n' est pas permis, et les plaintes en
paration sont éternelles. Les voûtes du
temple de la justice retentissent des gémissemens
qu' y portent des époux fatigués l' un de l' autre.
Le mariage offre une foule d' hommes que ces liens
sacrés meurtrissent et déchirent. Ils frémissent
contre l' indissolubilité d' un noeud que tous les
efforts ne sauroient rompre.
Notre législation, en prescrivant un terme indéfini,
n' a point su composer avec nos passions, ni avec
notre nature. Cette loi extrême s' est manifestée
sur-tout dans les pays où l' éducation, dépouillant
le coeur de son énergie particuliere, lui a
désappris à sentir une passion forte et unique.
La loi a été obligée d' accorder les séparations ,
beaucoup plus révoltantes que le
p159
divorce ; car la paration isole deux êtres,
et les laisse dans une espece de néant.
Le divorce, dans le pays où il est permis, est
infiniment plus rare que la séparation. Faut-il
s' étonner si, ne pouvant briser cette loi
inflexible et liée mal-à-propos à la religion la
plus austere, l' homme est parvenu pour ainsi dire
à la ridiculiser, en la violant tant de fois et
si ouvertement ?
Les séparations volontaires sont fort communes
à Paris. On demanderoit vainement aux loix
la rupture d' un noeud devenu insupportable ;
on le lie de soi-même, et ni les loix civiles
ni les loix ecclésiastiques ne vous interrogent
sur cette désunion, pourvu qu' aucun des contractans
ne se plaigne. Voilà comme les loix irréfragables
perdent tout-à-coup leur force et leur vertu.
CHAPITRE 252
p160
contraste.
les femmes dans la capitale jouissent
non-seulement de la plus grande liberté possible,
mais encore du plus incroyable crédit. Par des
manoeuvres secretes et particulieres, elles
sont l' ame invisible de toutes les affaires, elles
ussissent sans presque sortir de chez elles :
elles déterminent la voix publique dans des
circonstances où elle sembloit d' abord demeurer
indécise.
Qu' il y ait une rixe entre mari et femme :
le mari commence par avoir tort ; et au bout
de trois jours, il est peint des plus affreuses
couleurs. La ligue offensive et défensive se
manifeste de touss : enfin les avocats, les
loix, le jugement sont pour le pauvre époux ;
tout cela est cassé à un autre tribunal. Les
femmes soutiennent leur parti, malgré les
démonstrations les plus authentiques ; et après
p161
avoir ameuté les esprits, finissent par les
entraîner.
Mais malheur à celle qui n' est pas mariée !
Rien ne lui est permis, on lui fait un crime
de tout. Les meres sont d' autant plus vigilantes
qu' elles connoissent tous les tours que les
passions peuvent inspirer. Ainsi lele de
fille est le plus cruel rôle du monde. On la
dresse à tous les rians atours de la mignardise
et de la coquetterie ; on ne lui imprime que
l' amour des arts qui servent et embellissent la
volupté ; on ne lui impose d' autre devoir que la
science de plaire : et l' on veut que, renonçant
au but de tant d' instructions, elle soit froide,
sourde à tous les propos qui circulent autour
d' elle, et qu' elle demeure même insensible au
plaisir qui naît de l' impression de ses charmes.
Il faut donc qu' elle dissimule avec un coeur
neuf, et qui ne sembloit pas pour soutenir
le rôle d' une feinte perpétuelle. Elle
ne peut jamais dire un mot de ce qu' elle sent
si bien ; le monde devient injuste et absurde
p162
à son égard. Qu' elle soit mélancolique, elle
est tourmentée, dit-on, du desir et du besoin
d' avoir un amant. Est-elle gaie, folâtre ?
Cet enjouement touche à peu de réserve. Elle
ne peut ni rire ni soupirer : on veut qu' elle
soit fille et qu' elle ne le soit pas.
Et voilà pourquoi les filles s' ennuient
avec les femmes, et les femmes avec les filles.
Aussi ne peuvent-elles pas causer ensemble ;
et s' il y a une très-étroite union entre une
femme et une fille, l' innocence de celle-ci
touche à son terme.
CHAPITRE 253
les vapeurs.
la mollesse est douce et sa uite est cruelle.
ce vers de Voltaire est d' un physicien. En
effet, la mollesse du corps indique l' inaction
de l' ame. Toutes les parties de notre corps
tombent dans un relâchement qui enleve aux
p163
fibres l' élasticité nécessaire pour que les
crétions se fassent avec régularité.
De là les vapeurs qui naissent de ce défaut
d' occupation qui atérioré les facultés de
l' ame. L' imagination est d' autant plus active,
qu' elle regne sur des organes délicats,
qui incessamment flattés, ont perdu leur ressort,
et se sont affaiss dans une langueur qui soumet
les nerfs aux plus terribles convulsions, parce
que, détendus par trop de jouissances, ils se
replient et agissent sur eux-mes.
C' est l' imagination qui ouvre le champ de la
douleur, parce que cette puissance, quand
elle n' a pas un objet qui la captive, a le don
de métamorphoser en maux tout ce qui l' environne.
L' oisiveté favorise les passions trop sensuelles ;
et celles-ci sont si tôt épuisées,
que le principe de sensibilité qui survit ne
sait plus où se prendre et s' attacher.
Ce principe fatigue, devient un tourment.
Il n' y a plus de voluptés pour l' être misérable
qui se sent exister, et qui voudroit des
p164
plaisirs à l' infini ; tandis que ses organes sont
oblitérés, et que les nerfs ne peuvent plus
transmettre les sensations dont ils sont les
hicules.
Terrible état ! C' est le supplice de toutes les
ames efféminées, que l' inaction a précipitées
dans des voluptés dangereuses, et qui, pour se
dérober aux travaux imposés par la nature, ont
embrassé tous les fantômes de l' opinion.
Nos docteurs accoutus à tâter le pouls
à nos jolies femmes, ne connoissent plus que
les vapeurs et les maux de nerfs. Quand un
fort de la halle est malade, ils disent qu' il
a des vapeurs, et ils le mettent au bouillon de
poulet et à l' eau de tilleul.
Une jolie femme qui a des vapeurs, ne
fait plus autre chose que de se traîner de sa
baignoire à sa toilette, et de sa toilette à son
ottomane ; suivre dans un char commode une
file ennuyeuse d' autres chars, cela s' appelle
se promener ; et elle ne prend point d' autre
exercice. Celui-ci est même réputé
p165
trop violent, et elle n' en use que deux fois le mois.
Ainsi les riches sont punis duplorable emploi
de leur fortune. En voyant d' un oeil sec la misere
d' autrui, ils n' en sont pas plus heureux ; et ne
sachant point tirer un parti réel et avantageux
de leur opulence, ils sont maudits, sans faire
un pas de plus vers le bonheur.
CHAPITRE 254
de l' idole de Paris, le joli.
j' entreprends de prouver que le joli,
dans tous les genres, est la perfection du beau
et même du sublime ; que l' avantage d' être
aimable l' emporte sur tous les autres ; et que
le peuple qui peut se dire la plus jolie nation,
doit passer sans contredit pour le premier
p166
peuple de la terre. J' écris pour les hommes-femmes
de Paris.
On a eu jusqu' ici une fausse opinion de ce qui
ritoit l' hommage universel des hommes. La nature
a besoin d' être corrigée et embellie par l' art.
Si on la mutile, c' est, comme on sait, pour la
rendre plus gracieuse. L' agrément est le dernier
trait que l' on puisse donner aux belles choses.
Finit-on un édifice, un tableau, un instrument ?
On lui pte des ornemens qui seuls le font valoir.
Il en est de même des moeurs, on ne commence
à jouir que lorsqu' on commence à raffiner.
Lorsqu' une nation est encore barbare, elle peut
facilement rencontrer le sublime. C' est ainsi que
l' oeil avide de l' arabe découvre l' ombre d' un
arbuste au milieu des déserts brûlans il s' égare.
On fait alors de grandes choses ; mais c' est sans
le savoir : on n' agit que par instinct. Qu' est-ce
en effet que le sublime, sinon une exagération
perpétuelle, un colosse que l' ignorance construit
et admire ? Le génie, dans ses bonds
p167
imtueux, extravague en nous étonnant. Les peuples
me les plus sauvages ont créé sans effort ce
sublime tant admiré : la rudesse des passions
suffit pour l' enfanter.
C' est une nature brute, qui n' a pas besoin de
culture. Alors on peint les tableaux communs du
lever et du coucher du soleil ; on s' extasie à la
vue d' un ciel étoilé ; on se promene à pas lents
sur le bord de la mer, et l' on admire ces flots
mugissans, qui battent majestueusement ses rives.
On idolâtre le fanme de la liberté, et l' on
a la sottise de combattre et de mourir pour elle.
On rejette un riant esclavage qui n' en mérite pas
le nom, et qui doit vous créer une foule de
plaisirs enchanteurs : état délicieux, où des
chaînes d' or et de soie ne vous captivent que
pour vous faire parcourir un cercle d' amusemens
variés, où l' on vous ôte une force dangereuse,
pour vous laisser une foiblesse fortunée. On refuse
dans ces tems grossiers d' élever des rois sur
sa tête, et l' on se prive stupidement de
p168
l' aspect d' une cour brillante, qui réunit, et les
galanteries les plus ingénieuses, et les chefs-d' oeuvres
heureux des arts et du goût. On vit sans peintres,
sans statuaires, sans musiciens, sans cffeurs,
sans cuisiniers, sans confiseurs. Il regne dans les
moeurs un courage gigantesque, une vertu sévere et
pédante : tout est grand et ennuyeux. Les maisons
sont vastes comme des cloîtres ; tous les
divertissemens publics et particuliers portent
avec eux l' empreinte d' un caractere mâle. Les femmes
sont séquestrées de la société, et n' allument
le feu de l' amour que dans le coeur de leurs époux.
Elles ne se disputent point les hommes ; elles se
bornent à donner des citoyens, à les élever, à
gouverner un nage. L' autorité paternelle,
l' autorité maritale, noms si judicieusement devenus
ridicules parmi nous, jouissent de tous leurs
tristes droits. Les mariages sont féconds ; une
maniere de vivre uniforme et sérieuse est le
caractere dominant de ce peuple, qui ne differe
guere des ours.
p169
Mais, dès qu' un rayon vient l' éclairer,s qu' il
sort de cette gravité imposante et taciturne, il
commence d' abord à entrevoir le beau ; il taille,
il façonne, il se crée des regles : le goût et
la délicatesse viennent et enfantent le joli ,
mille fois plusduisant. On ne voit plus sur les
tables le dos énorme d' un boeuf, d' un sanglier, ou
d' un cerf. On ne voit plus des ros grossiers
dévorer des moutons, des princesses filer ou faire
la lessive. On s' honore d' une noble oisiveté ;
et des mets délicats, remplis de sucs quintessencs,
se succedent pour réveiller un appétit sans cesse
éteint et renouvellé.
Les guerriers (si toutefois ils mangent)
effleurent l' aile d' un faisan ou celle d' une
perdrix ; quelques-uns d' entr' eux ne vivent
me que de chocolat ou de sucreries. On ne vuide
plus des outres, on goûte des liqueurs fines, poison
délectable et cri. Les hommes au poignet de fer,
à l' estomac d' autruche, aux muscles nerveux, ne se
montrent qu' à la foire.
p170
C' est l' heureux siecle où l' onpand plus d' aisance
dans le commerce de la vie, où l' on brillante
tous les objets, où l' on imagine chaque jour de
nouveaux divertissemens pour chasser l' immortel
ennui.
On voit naître enfin la bonne compagnie ,
terme parfait de la succession graduelle des
choses ; et la coëffure devient l' affaire importante
et capitale.
L' amour n' est plus aussi cette flamme consumante
qui faisoit pleurer les Achilles, qui poussoit
les Paladins à travers les monts et les fots ;
c' est une affaire de vanité : et telle femme
s' imagine l' emporter en rite sur les autres femmes
à proportion de ses amans. Elles ont le coeur assez bon
pour se croire obligées de faire beaucoup d' heureux.
Tout change ; mais c' est pour le mieux. Fils ! Vous
ne dépendrez plus servilement d' un pere qui pensoit
bonnement que la nature lui avoit donné
quelqu' empire sur vous. Femmes ! Vous vous moquerez
de votre époux ; plus de liens gênans ; chaque
individu est libre,
p171
et n' est soumis qu' au joug politique...
ô comme tout devient facile et naturel !
Ce qui enflammoit l' imagination de nos aïeux
lancoliques, est à peine un sujet de plaisanterie.
Ces idées sublimes, qui avoient égaré des têtes
ardentes, qui leur avoient inspiré ce fanatisme
opiniâtre qui tient à de fortes pensées, et qui fait
peut-être les grands hommes, ne paroissent plus
que sur un stérile papier, où elles sont jugées, non
sur leur degd' élévation et de force, mais sur
l' expression qui les habille et les décore. M De
La Harpe vous dira que Milton, Dante,
Shakespear, etc. Sont des écrivains monstrueux .
Il est vrai que m l' acamicien est éloig
de cette monstruosi.
Ce beaume qui, comme une statue inanie et polie,
n' avoit parlé qu' à l' ame, ne semble plus qu' une
image intellectuelle, faite pour les veries
des philosophes. Mais le joli est venu à son tour ;
le joli a touché tous les sens ; le joli est
toujours charmant, jusques dans ses caprices. Il
prête en effet des
p172
attraits à la volupté ; il est l' orateur des
cercles ; il attache la curiosité ; il orne les
talens de tous leurs avantages : toujours léger
et différent de lui-même, il voit dans toutes
ses attitudes le goût présider à sa structure
délicate.
Il falloit toute l' étendue de nos lumieres pour
donner une forme à cet enchanteur, qui revêt des
couleurs les plus riantes les objets de la nature,
qu' il imite, ou plutôt qu' il surpasse.
Qu' est-ce que la beauté ? Un rapport, une juste
proportion, une harmonie très-souvent froide et
dénuée de graces. Le joli n' a pas besoin d' être
exami ; il inspire l' ivresse s qu' il est
appeu : un soupir involontaire rend hommage
à sa perfection. Voyez ces petits chefs-d' oeuvres
gracieux, ces miniatures exquises, ces merveilles
fragiles ; elles en sont plus précieuses, l' oeil
s' y fixe avec complaisance, l' oeil admire, et
l' imagination, tout active qu' elle est, se trouve
satisfaite, et ne cooit rien au-delà.
p173
Transportons en idée dans nos villes un de ces
hommes qui peuploient jadis les fots de la
Germanie, et qui reparoissent encore sur notre
globe sous les noms de tartares , de
hongrois , etc. Vous appercevrez une haute
stature, une large et forte poitrine, un menton
qui nourrit une barbe rude et épaisse, des bras
charnus, une jambe fortement tendue, qui à chaque
pas fait jouer un faisceau de muscles élastiques
et souples. Cet homme est aussi agile que robuste.
Il supporte la faim, la soif ; il couche sur la
terre ; il brave l' ennemi, les saisons et la mort.
Plaçons à ses côtés cet élégant que les graces
ont semblé caresser en le formant ; il exhale
au loin une odeur d' ambre ; son sourire est
doux, et ses yeux sont vifs. à peine son menton
porte l' empreinte de la virilité ; sa jambe
est fine et légere ; ses mains semblent cées,
non pour les travaux de Mars, mais pour piller
les trésors de l' amour. La saillie étincele en
sortant de sa bouche de rose ; il voltige comme
l' abeille, et ne part formé
p174
que pour reposer comme elle dans le calice des
fleurs ; il gronde le zéphyr, pour peu qu' il dérange
l' édifice de sa chevelure. Impatient, à peine
s' arrête-t-il sur une idée ; son imagination est
aussi prompte, aussi changeante que son être est
millant.
Eh bien ! Prononcez, gentils françois, lequel des
deux mérite la préférence ? Avouez que le premier
vous fera peur, autant que l' autre vous causera
de plaisir à voir ou à entendre.
Passons aux arts. On s' est donné, je crois, le mot
pour admirer ces productions dramatiques, où les
personnages sont agités de mouvemens convulsifs,
les passions sont peintes sous leurs vraies
couleurs : cela peut être fort bon pour temrer
l' ennui majestueux qui regne dans nos grandes
salles de spectacle. Mais, lorsqu' à table on veut
appeller la gaieté, encore plus nécessaire au
bien-être que les vins les plus délicieux,
citera-t-on alors, comme faisoient les anciens,
les morceaux tragiques de cet épouvantable
p175
Shakespear, ou de ce triste Sophocle ? ô que le
tems est bien mieux employé ! Le rimeur plaisant,
le chansonnier aimable l' emportent même sur les
maîtres du Parnasse. Un couplet de chanson, un
vaudeville, un madrigal, un petit conte, tiennent
tous les esprits attentifs ; bons ou mauvais, on rit
toujours, parce que le joli est le pere de la joie,
et qu' il mérite la couronne, lorsque l' homme, rendu
à lui-même, et dépouil de sa robe, ose avouer
ses goûts, ses caprices, et paroître ce qu' il est.
Légers Anacréons de nos jours, qui valez ou qui
croyez valoir le vieux chantte de Bathylle,
accourez, aimables frivolistes, et faites disparoître
le sublime Homere, le divin Platon et tous ceux
qui leur ressemblent !
Oui, le joli est le dieu aimable, unique, qui
met en mouvement les facultés intérieures et leur
donne un ressort, une vivacité qu' elles ne
reçoivent pas toujours de la vue des plus beaux
objets. Le grand, le sublime ne sont point rares ;
ils abondent dans la nature ;
p176
nos yeux en sont fatigués. Le sublime est au sein
de cette immense forêt, dans cesert sans bornes,
dans les augustes ténebres de ce temple solitaire.
Il se déploie sur la voûte radieuse du firmament ;
il vole sur les ailes des temtes ; il s' éleve avec
ce volcan dont la flamme rouge et sombre embrase
la nue ; il accompagne la majesté de ces vastes
débordemens ; il regne sur cet océan qui joint
les deux mondes ; il descend dans ces cavernes
profondes la terre montre ses entrailles
ouvertes et déchirées. Mais le joli, le joli,
qu' il est rare ! Il se cache avec un soin égal à
sa gentillesse ; il faut le découvrir ; c' est-à-dire,
savoir le reconnoître. Où se trouvent les yeux
fins et exercés, qui sont dans la confidence de ses
graces ? C' est une fleur passagere, qu' un rayon va
brûler, qu' un souffle va détruire ; c' est à la main
de l' homme à la cueillir, sans flétrir son doux
velouté ; c' est à elle seule qu' il appartient de
composer le bouquet fait pour le sein de la beauté.
C' est peu : l' homme unit son industrie à
p177
l' ouvrage de la nature, et soudain le goût
de l' un surpasse l' orgueilleuse cation de
l' autre. C' est alors qu' on voit naître ces
parterres dessinés, ces bocages soumis à
l' innieux ciseau, ces élégantes broderies, ces
petits plats, ces estampes, ces ariettes et ces
vers étincelans qui moussent comme les perles
liquides du champagne.
Heureuse nation, qui avez de jolis appartemens,
de jolis meubles, de jolis bijoux, de jolies
femmes, de jolies productions littéraires,
qui prisez avec fureur ces charmantes bagatelles,
puissiez-vous prospérer long-tems
dans vos jolies idées, perfectionner encore ce
joli persifflage qui vous concilie
l' amour de l' Europe, et toujours
merveilleusement coëffés, ne jamais vous
veiller du joli rêve qui berce mollement
votre légere existence !
CHAPITRE 255
p178
les convois.
rembrunissons nos pinceaux, il en est tems. Tout
change, tout passe avec une effrayante rapidité,
le son des cloches funebres me l' annonce. Cette
population ira bientôt se fondre dans les cercueils ;
ils sont tout ouverts, ils attendent leur proie. Le
magasin est plein : on sait que le nombre des
victimes ne diminuera jamais. On a l' expérience
journaliere que la mort frappe des coups prompts
et inattendus ; mais il n' y a point de ville où le
spectacle du trépas fasse moins d' impression. On est
accoutu aux enterremens ; et qui veut être pleuré
après sa mort, ne doit pas mourir à Paris ; l' on y
regarde passer un convoi avec une extrême indifférence.
Les ptres et les fossoyeurs comptent sur des
trépas riodiques ; ils connoissent les
p179
mois de l' année où la grosse sonnerie retentira plus
fréquemment dans les airs, et savent quand les
cierges du poids de deux livres sortiront de la
boutique de l' épicier. Les jurés crieurs reviennent
exprès de la campagne, et développent d' avance la
lugubre tenture. Les fosses sont creusées et béantes.
Le layetier , fabricateur de notre dernier
tement ( robe d' é, robe d' hiver , a dit La
Fontaine), a reçu ordre de l' église, d' apporter
un plus grand nombre de bierres. Le curé et les
fabriques calculent, chacun de son côté, l' argent que
produira la mortalité.
Dans les sociétés, rien de si vrai à la lettre que ce
petit dialogue d' une fable ancienne, inséré depuis
dans la codie du cercle. Monsieur un tel est mort.
-je coupe en coeur. -cela est fâcheux assument.
-vous jouez en trefle, madame. -c' étoit un honnête
homme ; de quoi est-il mort ? -carreau. -il s' est
avisé de mourir subitement... et la partie continue
sans que la moindre
p180
altération se manifeste sur les visages : on a
fron les sourcils par air ; mais le coeur
est demeuré froid. La même indifrence attend
ces ames indifférentes.
On devroit louer, comme les anciens, des pleureurs
aux enterremens, puisque nous ne versons plus une
seule larme à la mort de nos parens et de nos
amis. Un homme apprend que sa femme vient de se
noyer ; il frappe du pied et dit : cela est bien
sagréable !
dans l' espace de cent anes, il faut que deux
millions cinq cents mille individus déposent leurs
ossemens et leurs chairs alkalisées sur un point
de six mille toises de circonférence ; et dans cet
espace, trente cimetieres suffisent pour recevoir
ce grand nombre de cadavres. Chaque paroisse
clame ses morts avec un soin jaloux, et il faut des
dispenses pour aller pourrir un peu plus loin.
Certes il n' y a point de champ de bataille où la
mort fasse entendre d' une voix plus terrible et
plus éclatante ces mots de la
p181
guerre : soldats, serrez les rangs. les rangs
sont éclaircis à chaque instant par des coups
aussi rapides et aussi invisibles que ceux du
boulet ; mais la fréquence des trépas pand une
sorte d' insensibilité qui des esprits passe sur les
fronts.
Un convoi n' est pas une cérémonie triste ;
les riches ont un grand luminaire, toute l' argenterie
de l' église, une tenture qui ceint les colonnes du
temple, un poële richement brodé, un de profundis
en faux bourdon : quatre-vingt ptres en surplis
blancs portent des cierges allus, tandis que toutes
les cloches en branle retentissent au loin dans les
airs ; on chante poment les vêpres ; un maître
des cérémonies guide et place l' assemblée ; un beau
goupillon passe dans toutes les mains ; on se range
sur une même ligne, on salue et l' on est salué avec
presque autant de grace que dans un sallon.
Pour le pauvre, on le congédie avec quelques versets
des laudes ou des matines , à la pâle lueur
de quatre cierges entamés,
p182
qui portent sur des chandeliers de cuivre ; on galoppe
l' indispensable de profundis , et ceux qui portent
le cercueil et la croix de bois, courent d' un pas
impatient et précipité le jeter dans la fosse. Un
petit goupillon, dont les barbes sont rares et
usées, trempe dans un sale bénitier l' on a versé
l' eaunite d' une main encore avare ; le plus souvent
il est à sec, et la main du fils ou de l' ami, s' il
lui en reste un, ne peut arroser que de ses pleurs
l' endroit où sont posées des cendres chéries. Le
prêtre est déloin quand le fils ôte de ses yeux
le mouchoir humide ; il se trouve seul sur la tombe
de son pere ; et jusqu' au bedeau boiteux, tout
a déserté le cimetiere en murmurant contre la
pauvreté dufunt et de celui qui l' enterre.
Les billets d' enterremens ressemblent à des
invitations : vous êtes prié d' assister, etc.
On trouve au bas : de la part de mad sa veuve ;
de la part de m son gendre. on devroit y
marquer l' âge du décé ; mais il n' y a rien
p183
de si incivil à Paris, que de s' informer de l' âge
des morts et de celui des vivans.
On paie toujours d' avance à l' église le convoi, le
service et l' enterrement. On vous psente un tarif
tout imprimé : vous choisissez combien vous voulez
de prêtres, de cierges, de flambeaux, de chandeliers.
Voulez-vous la petite ou la grande sonnerie ? Vous
paierez tant ; trois volées pour la petite,
neuf pour la grande ; vous en aurez :
monsieur le mort, laissez-nous faire ;
il ne s' agit que du salaire.
tout cela se calcule : tant pour la présence de
m le curé, etc.
Celui de s Eustache est beaucoup plus cher que celui
de s Pierre-aux-boeufs, attendu qu' il est plus
gros seigneur. Il n' enterre que les personnes de
distinction : cinquante francs pour l' ouverture
d' une fosse ; tant pour les chantres qui
glapiront quand on descendra le corps ; tant
pour la garniture et le parement du maître-autel ;
tant pour le petit choeur ou le grand choeur ;
tant pour le
p184
confesseur ou son simulacre ; tant pour ses
gants blancs.
On ne viendra chercher le défunt que lorsque vous
aurezlivré votre argent : il ne vous seroit pas
permis d' acheter une bierre chez un layetier ;
l' église en tient magasin et doit seule vous la
vendre ; c' est un accaparement, elle gagne sur
votre bierre ps de la moitié du prix intrinseque.
à peine un homme a-t-il rendu le dernier soupir,
qu' on l' arrache encore chaud de son lit ; on ne
cherche plus qu' à se débarrasser de son corps. La
loi terrible et fatale des vingt-quatre heures
regne imrieusement dans cette derniere
catastrophe de la vie humaine, comme dans les
fictions théatrales qu' adore la nation. Elle ne se
départira jamais de ces deux mauvaises et cruelles
regles.
On fuit ; on abandonne le corps à un veillard .
Ce veillard est un prêtre indigent et subalterne,
qui garde un mort la nuit, et à qui l' on donne
vingt sols et une bouteille
p185
de vin . Il lit quelquefois à té du cadavre,
au lieu de l' office des morts, Tibulle ou la
pucelle : familiarisé avec le trépas, il veille
indifféremment sous son étole la beauté qui n' est plus
et le vieillard qui a terminé sa carriere ; le
cierge furaire ne l' attriste pas : tandis que le
bénitier est au pied du lit, il tire sa bouteille
cachée sous un coin du linceul, et il abrege en
la vuidant, les longues heures de la nuit.
Avant les vingt-quatre heures le corps sera
dépouillé, enveloppé d' un drap, cloué dans
la bierre, et porté dans le trou.
Le lendemain on ne distinguera plus son
cercueil ; quatre ou cinq nouveaux peseront
sur le sien : c' est ce qu' on peut voir, puisqu' ils
sont le plus souvent à découvert ; et l' oeil,
s' il en a le courage, a la permission
de les compter. Le fossoyeur ne jetera de
la terre dessus que quand cette pyramide de
tombeaux aura la proportion requise ; ils ne
seront en terre proprement dit, que quand
il y en aura un nombre suffisant, et que
p186
le gouffre avide sera entiérement rempli.
On s' est élevé contre cette précipitation
inhumaine ; mais les avertissemens, ceux
me des naturalistes, ne font rien sur les
usages enracinés : plus ils sont mauvais, plus
ils sont tenaces.
CHAPITRE 256
d' un pauvre.
mais peut-être n' y a-t-il pas aussi de
ville les mourans soient plus disposés à
quitter la vie. Les deux extrêmes de la socié
policée ne sont pas heureux, l' un par l' ennui,
et l' autre par la misere. L' un a fatigué ses
sens, et ne retrouve plus le ressort nécessaire
pour ses jouissances. L' autre achete trop cher
la courte et pénible satisfaction de ses besoins.
Il est las de la vie dont le premier est
dégoûté. à ce sujet, je veux vous donner la
narration suivante.
Dans le fauxbourg saint-Marcel, lieu
p187
par excellence dominent la misere, le mauvais
air, conquemment le mauvais pain, l' huile
empoisone, une fievre pourpreuse, brochant
sur le tout, moissonnoit les pauvres par
centaines. Ils n' avoient pas le tems de se
faire traîner à l' hôtel-Dieu. Les confesseurs
ne sortoient pas d' une maison, et l' extrême-onction
descendoit du grenier au septieme étage.
Les bras tomboient aux fossoyeurs. Le cercueil
bannal, depuis quinze jours, rouloit de porte en
porte, et ne s' étoit pas trouvuide un seul
instant. On avoit demandé un renfort pour exhorter
les mourans ; car la communauté des ptres de la
paroisse ne pouvoit plus y suffire. Vint un capucin
nérable : il entre dans une espece d' écurie
basse, où souffroit une victime de la contagion.
p188
Il y voit un vieillard moribond, étendu sur des
haillons goûtans. Il étoit seul : une botte de
paille lui servoit de couverture et d' oreiller ;
pas un meuble, pas une chaise ; il avoit tout vendu,
dans les premiers jours de sa maladie, pour quelques
gouttes de bouillon. Aux murs noirs et dépouillés
pendoient seulement une hache et deux scies :
c' étoit là toute sa fortune, avec ses bras,
quand il pouvoit les mouvoir ; mais alors il
n' avoit pas la force de les soulever. prenez
courage, mon ami, lui dit le confesseur ;
c' est une grande grace que Dieu vous fait
aujourd' hui ; vous allez incessamment sortir de
ce monde, où vous n' avez eu que des peines...
que des peines ? reprit le moribond d' une
voix éteinte. vous vous trompez ; j' ai cu
assez content, et ne me suis jamais plaint de
mon sort. Je n' ai connu ni la haine ni l' envie :
mon sommeil étoit tranquille ; je me fatiguois
le jour, mais je reposois la nuit. Les outils
que vous voyez, me procuroient un pain que je
mangeois avec lices, et je n' ai jamais
p189
été jaloux des tables que j' ai pu entrevoir.
j' ai vu le riche plus sujet aux maladies qu' un
autre. J' étois pauvre, mais je me suis assez
bien porté jusqu' à ce jour. Si je reprends la
santé, ce que je ne crois pas, j' irai au chantier,
et je continuerai à bénir la main de Dieu qui
jusqu' à présent a pris soin de moi. le
consolateur éton ne savoit trop comment s' y prendre
avec un tel malade. Il ne pouvoit concilier le
grabat avec le langage du mourant. Il se remit
néanmoins, et lui dit : mon fils, quoique cette
vie ne vous ait pas écheuse, vous ne devez
pas moins vous résoudre à la quitter ; car il
faut se soumettre à la volonté de Dieu... sans
doute, reprit le moribond d' un ton de voix
ferme et d' un oeil assuré, tout le monde doit y
passer à son tour. J' ai su vivre, je saurai
mourir ; je rends graces à Dieu de m' avoir donné
la vie, et de me faire passer par la mort, pour
arriver à lui. Je sens le moment... le voici...
adieu, mon pere.
voilà le sage, je crois ; et cet homme,
p190
pendant qu' il vivoit, fut peut-être prisé
du riche qui ne sait point faire usage de la
vie, et qui sesole en lâche lorsqu' il s' agit
de mourir.
CHAPITRE 257
aux riches.
usez, usez donc du moment qui vous
reste, pour faire le bien ; tout va fuir
bientôt de vos mains. Soyez charitables, pour ne
point sentir l' inévitable remords qui vous
attend, si vous endurcissez votre coeur. Entendez-vous
les cris descessiteux ? Ils vous
redemandent la portion que vous retenez sur
leur subsistance, tandis que les excès vous
tuent. Venez, approchez. Quel spectacle
déplorable ! Et si les maux vont toujours en
croissant, quel sera donc le sort de cette ville ?
Ici, une malheureuse mere, impuissante à
nourrir son fils à la mamelle, voit son sein
p191
épuisé tromper la bouche affamée de l' enfant
chéri, dont labile existence pese à celle
qui lui a donle jour, et qui ne peut retarder
que de quelques instans la mort prête
à l' enlever. Là, l' homme vieilli à cinquante
ans sous le faix des travaux publics, n' a
d' autre perspective que la consolation d' être ru
dans un hôpital pour y mourir. ô vous ! Qui
nagez dans l' opulence, qui foulez ce même
peuple sous les pieds de vos chevaux, tandis
que votre regard encore plus cruel plonge
sur lui avec dédain et orgueil, ne croyez pas
que ses maux soient sans remedes : ne vous
persuadez pas que le malheur soit l' inévitable
partage de la plus nombreuse portion d' hommes.
Voyez dans le bien commenle bien
qui reste à faire, et ne pensez pas que les
moyens manquent pour secourir l' humanité souffrante.
Il est peu d' hommes qui, en donnant aux
pauvres, n' ait réfléchi qu' il n' alloit pas assez
loin, et que son superflu appartenoit de droit
et en entier aux indigens. Mais on étouffe
p192
cette voix secrete, qui est autant le cri de
la justice que celui de la pitié. On s' étourdit,
on étend son nécessaire au-delà de
ses vraies dimensions : on le sent, on cherche
à se le cacher ; mais on s' avoue à soi-me qu' on
n' a qu' une charité mesquine et imparfaite.
Le trait de la vérité échappe
à notre propre et secret aveu ; tant la conscience
est un sentiment profond, durable, armé
contre nous-mes ! On l' affoiblit,
mais on ne l' éteint jamais.
Je laisse ceux qui me liront, sur cette
flexion, persua que, s' ils la gligent,
elle s' élevera un jour d' une maniere terrible
contr' eux, et au moment où ils voudroient
avoir accompli le bien qu' il sera trop tard
de vouloir faire. Je les préviens qu' il n' y aura
plus alors que l' idée consolante d' avoir été
humains, secourables, qui applanira pour eux
ce passage si redoutable pour quiconque n' a
pas oi à cette voix intime, notre premier
et incorruptible juge.
CHAPITRE 258
p193
suicide.
ferai-je ici le tableau du sombre désespoir ?
Dirai-je pourquoi l' on se tue à Paris depuis
environ vingt-cinq ans ? On a voulu mettre sur
le compte de la philosophie moderne ce qui n' est
au fond, je l' oserai dire, que l' ouvrage du
gouvernement. La difficulté de vivre, et d' un
autre côté le jeu et les loteries trop autorisées,
voilà ce qui occasionne les nombreux suicides, dont
on n' entendoit presque pas parler autrefois. Les
impôts ne diminuent point ; les droits d' entrées
sont toujours épouvantables. On a gêné le
commerce intérieur, ou plutôt il n' existe
pas, tant il est surchard' entraves. Les douanes
le fatiguent et le repoussent ; on a desséc
successivement toutes les branches nourricieres ;
on a tout fait passer dans la main du roi,
argent, charges, privileges, maîtrises, etc.
p194
Les agens de la finance moderne, calculateurs
impitoyables, semblables aux vampires qui vont
encore sucer les morts, donnent le dernier coup
de cabestan sur un peuple déjà mis au pressoir.
à la longue, tant de fardeaux accumulés le font
succomber. Les éternelles loix prohibitives
enchaînent l' industrie ; on lui a ôté son ressort.
Ceux qui se tuent, ne sachant plus comment exister,
ne sont rien moins que des philosophes : ce sont
des indigens, las, excédés de la vie, parce que
la subsistance est devenue pénible et difficultueuse.
Quand rendra-t-on à la consommation des denrées
un cours plus facile ? Quand le ministere, semblable
à l' enfant qui fait un bouquet de la fleur de
l' arbre, sans s' embarrasser du fruit, cessera-t-il
de taxer des denes c' est-à-dire, d' aller contre
ses propres intérêts ? Car si le peuple n' est pas
nourri avec une certaine abondance, comment pourra-t-on
compter sur la force, sur la santé, sur
l' attachement des citoyens ? Les parisiens seront
p195
énervés, et la plupart se refuseront à reproduire
leurs semblables. (de là le proverbe, enfant de
Paris, mauvaise nourriture. )
la police a soin derober au public la
connoissance des suicides. Quand quelqu' un s' est
homici, un commissaire vient sans robe, dresse
un pros-verbal sans le moindre éclat, et oblige
le curé de la paroisse à enterrer le mort sans
bruit. On ne traîne plus sur la claie ceux que des
loix ineptes poursuivoient après leur trépas.
C' étoit d' ailleurs un spectacle horrible et
dégoûtant, qui pouvoit avoir des uites
dangereuses, dans une ville peuplée de femmes
enceintes.
Le nombre des suicides peut monter ; année commune,
à cent cinquante personnes. La ville de Londres
n' en fournit pas autant, quoique beaucoup plus
peuplée ; et de plus la consomption est chez les
anglois uneritable maladie, qui n' existe point
à Paris. Cette comparaison nous dispense de toute
autre réflexion.
p196
à Londres, c' est donc le riche qui se tue,
parce que la consomption attaque l' anglois
opulent, et que l' anglois opulent est
le plus capricieux des hommes, conquemment
le plus ennuyé. à Paris, les suicides
se trouvent dans les classes inférieures, et
ce crime se commet le plus souvent dans des
greniers ou dans des chambres garnies.
Plusieurs suicides ont adopté la coutume
d' écrire palablement une lettre au lieutenant
de police, afin d' éviter toute difficulté
après leurs. Oncompense cette attention,
en ordonnant leur sépulture. Aucun
papier public n' annonce ce genre de mort ;
et dans mille ans d' ici, ceux qui écriroient
l' histoire d' après ces papiers, pourroient
voquer en doute ce que j' avance ici : mais
il n' est que trop vrai que le suicide est plus
commun aujourd' hui à Paris que dans toute
autre ville du monde connu.
CHAPITRE 259
p197
filets de Saint-Cloud.
les corps des malheureux qui se noient
n' ont pas tous l' avantage d' avoir le vaste et
superbe oan pour tombeau, ainsi qu' ils
s' en étoient flattés. Ils s' arrêtent, excepté
pendant les tems de glaces, aux filets de
Saint-Cloud ; et celui qui a cru pouvoir
s' échapper de ce monde sans laisser aucune
trace, est reconnu : ses restes viennent
attester à la morne son crime, son infortune
et son erreur.
Dans une fête publique que l' on donna,
il y a trente-deux ans environ, sur le bord
de la Seine, gonflée par les grosses eaux,
le désordre et l' intemrance ayant fait tomber
dans la riviere plusieurs personnes, le
nombre s' en trouva si considérable, qu' on leva
les filets de Saint-Cloud , afin que rien
n' attestât la multitude des malheureuses victimes.
p198
On trouve souvent dans ces filets les plus
singuliersbris, que le hasard entasse
pêle-mêle, et que la Seine a chariés de la
capitale. On dit que cela ne laisse pas que de
former un revenu pour ceux qui en ont
l' administration et le bénéfice.
CHAPITRE 260
capitalistes.
le peuple n' a plus d' argent ; voilà le grand mal.
On lui soutire ce qui lui en reste, par le jeu
infernal d' une loterie meurtriere, et par des
emprunts d' une séduction dangereuse, qui se
renouvellent incessamment. La poche des capitalistes
et de leurs adhérens recele au moins la somme
de six cents millions. C' est avec cette masse qu' ils
joûtent éternellement contre les citoyens du
royaume. Leurs porte-feuilles ont fait ligue, et
cette somme ne rentre jamais dans la circulation.
p199
Stagnante, pour ainsi dire, elle appelle encore
les richesses, fait la loi, écrase, abyme tout
concurrent, est étrangere à l' agriculture,
à l' industrie, au commerce, même aux arts.
Consacrée à l' agiotage, elle est funeste,
et par le vuide qu' elle cause, et par le travail
obscur et perpétuel dont elle foule la nation.
Il faut que dans cinq ou six années l' argent
passe tout entier, par une oration violente et
forcée, dans la main de ces capitalistes, qui
s' entr' aident pour dévorer tout ce qui n' est pas eux.
Et néanmoins on taxe les arts, on met un impôt
sur l' industrie, on fait payer le commerce, l' on
demande de l' argent à un homme qui travaille.
Puisque l' on n' entend plus que ce mot de
l' argent , de l' argent , encore de
l' argent , qu' on laisse donc les moyens
d' amasser de l' argent ; que tous soient
appellés à morceler, à couper, à pecer la
masse énorme des métaux monnoyés, qui sident dans
un petit nombre de mains ; favorisez tout ce qui
peut creuser
p200
les canaux par ce tal si attendu doit se
pandre, au lieu de faire des loix, des statuts,
des réglemens bizarres, des prohibitions éternelles.
Quand tout se fait avec de l' argent, n' attendez pas
que des vertus purement patriotiques germent sur le
sol de la misere et de l' indigence.
CHAPITRE 261
l' hôtel des fermes.
je ne passe point devant l' tel des fermes,
sans pousser un profond soupir : je me dis,
s' engouffre l' argent arrac avec violence de
toutes les parties du royaume, pour qu' après ce
long et pénible travail, il rentre altéré dans les
coffres du roi. Quel marché ruineux, quel contrat
funeste et illusoire a signé le souverain ! Il a
consenti à la misere publique, pour être moins
riche lui-me. Je voudrois pouvoir renverser cette
immense et infernale machine, qui saisit à la gorge
p201
chaque citoyen, pompe son sang sans qu' il
puisse résister, et le dispense à deux ou trois
cents particuliers qui possedent la masse entiere
des richesses. Chaque plume de commis est un
tube meurtrier qui écrase le commerce, l' activité,
l' industrie. La ferme est l' épouvantail
qui comprime tous les desseins hardis
et généreux. On ne songe plus, dans cette
anarchie, qu' à se jeter du parti des voleurs ;
et l' horrible finance se soutient par ses
déprédations même. Là, enfin on tient école
publique de pillages raffis ; là on offre des
plans plus oppressifs les uns que les autres.
La finance est le ver solitaire qui énerve
le corps politique. Ce ver absorbe les principaux
sucs, fait naître de fausses faims, et tue enfin
le sein qui le renferme.
Ce qu' il y a de singulier, c' est qu' on a voulu
absoudre la finance, parce qu' elle gagne moins
aujourd' hui qu' autrefois ; mais il faut bien
que ses gains soient encore immenses, puisqu' elle
bataille si vigoureusement pour le maintien
de ses orations. Puissent les
p202
assemblées provinciales, le plus bel établissement
de notre siecle, le plus propre à amener le
bien le plus grand et le plus desi,
miner ce corps financier, auteur de tant de
maux et de sordres ! C' est quand il sera
tombé, que l' on s' étonnera qu' il ait pu subsister
si long-tems au désavantage du souverain
et de la nation. L' homme qui a prépa ce grand
bienfait, peut être sûr que sa mémoire ne rira
point, et qu' il obtiendra sa place parmi les noms
que l' on prononce avec reconnoissance et respect.
Il est incontestable que voilà ce qu' il a fait de
mieux. Le reste ! Ah !
CHAPITRE 262
mont de piété.
on vient enfin d' établir un mont de pié,
qu' ailleurs on nomme lombard ; et l' administration,
par ce sage établissement si long-tems desiré, a
porté un coup mortel à la barbare et âpre furie
des voraces usuriers,
p203
toujours acharnés àpouiller les nécessiteux.
Les agioteurs masqués, qui cachoient leurs
opérations vexatoires, se sont vu fors
dans leurs invisibles retranchemens. Il faut qu' ils
renoncent à un commerce illégitime, dont la trop
puissante amorce étouffoit toute spéculation
généreuse, toute entreprise magnanime ; car on ne
savoit plus que tourmenter l' argent, pour achever
la ruine de celui qui en étoit affa.
Rien ne prouve mieux le besoin que la capitale avoit
de ce lombard , que l' affluence intarissable
des demandeurs. On raconte des choses si singulieres,
si incroyables, que je n' ose les exposer ici avant
d' avoir pris des informations plus particulieres, qui
m' autorisent à les garantir. On parle de quarante
tonnes remplies de montres d' or , pour exprimer
sans doute la quantité prodigieuse qu' on y en a
port 2. Ce que je sais, c' est que j' ai vu sur les
lieux soixante à quatre-vingts personnes qui,
attendant leur tour, venoient faire chacune un
emprunt qui n' excédoit pas six livres .
p204
L' un portoit ses chemises ; celui-ci un meuble ;
celui-là un débris d' armoire ; l' autre ses boucles
de souliers, un vieux tableau, un mauvais habit, etc.
On dit que cette foule se renouvelle presque tous
les jours, et cela donne une idée non équivoque de la
disette extrême où sont plongés le plus grand nombre
des habitans.
Que donneroit-on à un auteur pauvre et ayant du génie,
qui porteroit un manuscrit, par exemple, l' esprit
des loix, ou l' histoire du commerce des deux
Indes , ou l' émile , non imprimés ? Qu' en
diroit l' huissier-priseur ? à quel taux mettroit-il
l' ouvrage ?
L' opulence emprunte de même que la pauvreté. Telle
femme sort d' un équipage, enveloppée dans sa
capote, et y dépose pour vingt-cinq mille francs
de diamans, pour jouer le soir. Telle autre détache
son jupon, et y demande de quoi avoir du pain.
Le mont de piété a fait tomber les diamans, parce
que c' est la premiere chose qu' on y a mise en
gage, et insensiblement on a vu
p205
les personnes les plus riches ne plus figurer avec
ce brillant superflu. Il y a eu ensuite dans cette
privation des motifs très-respectables, et qui nous
sont connus. Plus d' un service important a été rendu
sur ces objets d' un luxe dont il est facile de se
passer. Les femmes ont donné cet exemple : le
sentiment d' avoir fait une bonne action peut
dédommager amplement leur ame sensible de cette
frêle et petite jouissance. On assure que le tiers
des effets ne sont pas retirés : nouvelle preuve
de l' étrange disette de l' espece monnoyée. Les
ventes qui se font, offrent beaucoup d' objets de
luxe à un bas prix ; ce qui peut faire un peu de
tort aux petits marchands : mais d' ailleurs il n' est
pas mauvais que ces objets-là, qui avoient une valeur
démesurée, perdent aujourd' hui de leur taux insensé.
Il s' est déjà glissé, dit-on, des abus dans cette
administration : on rudoie un peu trop le pauvre
peuple, on prise les objets offerts par l' indigent
à un trop vil prix ; ce qui rend le
p206
secours presqu' inutile. Il faudroit que le sentiment
de la charité domit entiérement, et l' emportât
sur de futiles et vaines consirations. Il ne
seroit pas difficile de faire de cet établissement
le temple de la miséricorde , généreuse, active
et compatissante. Le bien est commen; pourquoi
ne s' acheveroit-il pas de maniere à satisfaire
sur-tout les plus infortunés ?
CHAPITRE 263
monopole.
un homme s' empare d' une espece de
denrée en entier : alors il fait la loi
tyranniquement. Voilà le commerce devient
dangereux, oppressif. C' étoit originairement
un échange équitable ; il n' y a plus de proportion,
elle est rompue ; une partie des contractans
est écrasée ; ce n' est plus un commerce,
c' est un monopole, je suis violenté.
Cet homme tyrannique me vend la chose
p207
plus qu' elle ne vaut, parce qu' il la possede
seul : il doit être puni par les loix.
Mais si cette marchandise est de premiere
nécessité ; si c' est du pain, du vin, des légumes,
de l' huile, etc. Il est monritable
assassin. Qu' on entasse les sophismes, que
les économistes viennent me prouver que
le bled est à lui, et qu' il est libre d' y mettre
un prix arbitraire ; ce vendeur sera toujours un
barbare : il me voit souffrir, et il augmente
le marché suivant ; il fait la famine et il en rit.
Il sera puni, me dira-t-on, il se trompera
tôt ou tard dans ses calculs. Mais ses spéculations
erronées auront été bien plus dangereuses pour
moi que pour lui ; car, s' il perd son argent,
moi j' aurai perdu la vie.
Non : tant que les hommes seront avides,
intéressés, insensibles, il ne faut pas que les
denrées de premiere nécessité soient abandonnées
aux noirs projets de l' avarice. Il est ridicule
et honteux de livrer à l' étranger
p208
pour trente sols de plus sur un setier, le
bled que j' ai vu croître sous mes yeux ; le
citoyen doit être nourri, et de pférence,
des productions de son sol.
Les monopoles, tantôt sur les oeufs,
tantôt sur les légumes, tantôt sur les fruits,
tantôt sur les épices, ne sont que trop fréquens
dans la capitale, et l' on pourroit accuser
les suppôts de la police de complicité ;
car elle n' a pas toujours été assez vigilante
à réprimer ces indignes abus, qui affament
la partie indigente du peuple et lui font
détester l' existence.
Quelquefois les hommes en place ne rougissent pas
de prêter et d' avancer leur argent
pour ces opérations abominables. Sous le
voile qui les couvre, et qu' ils croient
imtrable, ils jouissent des fruits infames
de leur avarice. Ce crime devenu commun, a
flétri des noms jusqu' alors respectés ; c' est un
nouveau forfait de l' opulence, et presqu' inconnu
avant ce siecle. J' ai vu arrher et accaparer
les choux, les poires et même les laitues.
p209
Voici quatre vers sur les monopoleurs,
par M Dorat, qui m' ont toujours beaucoup plû.
ils engloutissent tout par un trafic honteux ;
souvent même leurs mains, par de lâches adresses,
tournent de Cérès les solides richesses,
et la fertilidisparoît devant eux.
CHAPITRE 264
le regrat.
le regrat est encore ce qui tue la partie
indigente des habitans de la capitale. Cette
malheureuse portion achete les denrées beaucoup
plus cher, et n' a que le rebut des autres
citoyens. N' ayant pas le moyen de faire quelques
modiques avances pour ses provisions annuelles,
elle paie le double de ce que valent les choses.
Tout augmente d' un tiers au moins pour cette
classe infortunée qui est obligée d' avoir recours
à de petits
p210
marchands qui revendent entail ce qu' ils ont
déjà acheté en détail.
Ainsi le cordonnier, le maçon, le tailleur, le
porte-faix, le journalier, etc. Paient le vin,
le bois, le beurre, le charbon, les oeufs, etc.
à un bien plus haut prix que le duc d' Orléans et
le prince de Condé. Ce n' est pointassurément
le chef-d' oeuvre de la société. On ne songe point
à diminuer ces abus qui emchent le peuple d' être
nourri. L' homme qui a trois millions de revenu,
a les comestibles à bien meilleur marc. Le vin
qu' il boit est excellent, et ne lui coûte pas plus
cher que le vin que l' homme du peuple est obligé
d' acheter au cabaret. Car il faut apprendre à
l' étranger qu' à chaque repas l' homme du peuple
achete sa chétive ration de vin, n' ayant le plus
souvent ni cave, ni carafon, ni argent pour en
avoir une petite provision. au plus pauvre la
besace. plus on est indigent, plus l' indigence
vous mine et vous ronge.
Le sel, par exemple, que l' on vend par
p211
regrat au peuple treize sols la livre , est
non-seulement falsifié dans son origine, mais
de plus rempli de mille ordures qui en composent
près de la moitié. La ferme oblige, pour ainsi
dire, ces regratiers , à empoisonner les
malheureux consommateurs, en leur vendant à eux-mêmes
ce sel treize sols : ils n' ont d' autre expédient
que de le gâter pour y trouver leur compte ; ils y
versent de l' eau, ils y lent du sable et des
ordures. Un abus aussi intolérable est public.
La ferme est donc coupable d' empoisonnement ; car
ce sel analysé offre des matieres étrangeres, et
cette falsification dangereuse est l' oeuvre de la
cupidité financiere. Comment l' ame ne se
souleveroit-elle pas d' horreur contre ces
impitoyables ennemis des citoyens, qu' on rencontre
à chaque pas,
p212
pervertissant tout, gâtant tout, et voulant encore
se rober à la flétrissure qu' ils méritent ?
Le vin que l' on vend dans les cabarets en détail,
est de me falsifié ; et l' on n' a pas encore vu
pendre un marchand de vin pour avoir tué de cette
maniere ses compatriotes. On met aux galeres le
contrebandier qui ne corrompt pas les denes qu' il
vend.
Il n' est malheureusement que trop aisé de
falsifier des boissons telles que le vin, le cidre,
l' eau-de-vie. Le marchand enfermé dans son
cellier, compose secrétement ces mixtions,
y coule la litharge, ou par avarice ou par
ignorance. Ces procédés frauduleux et toujours
criminels ne sont pas assez rigoureusement
pris par la police, qui s' endort ou
s' oublie sur un article aussi important.
Enfin, les farines gâtées ont été distribes
quelquefois de force aux boulangers des fauxbourgs,
parce que l' administration qui avoit
fait magasin de farines quand elles furent
endommagées par plusieurs accidens, ne
p213
voulut pas perdre ses avances, et força le
peuple à manger ce bled pourri.
Le commerce des bleds est donc bien dangereux
dans la main des hommes puissans : ils
en font payer aux autres les erreurs ou les
revers. si je deviens marchand, qui fera le
métier de roi ? disoit un souverain à qui l' on
proposoit un accaparement.
CHAPITRE 265
falsifications.
on devroit donc éclairer de plus près toutes
les opérations des meûniers, boulangers,
marchands de vin, épiciers, regratiers, etc.
Parce qu' il s' yle perpétuellement des
fraudes qui pour la plupart nuisent à la santé
des citoyens. L' invigilance de la police à cet
égardrite qu' on lui en fasse des reproches ;
mais souvent aussi les psens que ces
p214
falsificateurs font aux subalternes pposés,
leur assurent une impunité dangereuse. Quoi
de plus important néanmoins à surveiller avec
vigueur, que ce qui contribue à la santé publique ?
On poursuit avec vigilance les voleurs de
mouchoirs, et l' on ne poursuivroit pas de même
celui qui m' empoisonne ? Quelle contradiction !
CHAPITRE 266
mendians.
et comment voulez-vous, à la suite de
tant d' abus trop accrédités, que cette ville,
qu' on appelle superbe , ne pullule pas de
mendians ? L' oeil de l' étranger est toujours
désagablement frappé de leur nombre, et
il ne revient point de sa surprise. Autant de
mendians, autant de taches dans la législation
d' un peuple. Il ne faut pas pour cela les
étouffer comme on a fait dans ce qu' on
p215
nomme dépôts . C' est une cruauté abominable
et gratuite.
On n' a pas assez cherc les moyens de
redier à cet épouvantable désordre ; ce qui
déshonorera infailliblement nos magistrats,
s' ils ne s' occupent de cet objet. On leur a
proposé plusieurs plans également bons ; ils
n' ont plus qu' à choisir.
Il part que chez les anciens il y avoit
des pauvres, mais point d' indigens. On voit
que les esclaves avoient leurs habits, leurs
tables, leurs lits : il n' est point dit dans
aucun auteur, qu' on rencontrât dans les
villes, de ces objets sales et dégoûtans, qui
déterminent violemment la pitié, ou repoussent
la main charitable. La mal-propreté,
rongée de vermine, ne couroit pas les rues
avec des missemens qui déchirent l' oreille,
et des plaies qui épouvantent les yeux.
Ces abus sont incorporés avec la législation
plus occue à conserver les grandes
fortunes que les petites. Les grands propriétaires,
quoi qu' en disent les systêmes nouveaux,
p216
sont funestes. Ils peuplent la terre de
forêts, puis de biches et de daims : ils
s' épuisent en jardins-fleuristes, et l' oppression
des riches va toujours écrasant la partie la plus
malheureuse.
On a traité les pauvres, en 1769 et dans les trois
années suivantes, avec une atrocité,
une barbarie qui feront une tache ineffaçable
à un siecle qu' on appelle humain et éclai.
On eût dit qu' on en vouloit détruire la race
entiere, tant on mit en oubli les préceptes de la
charité. Ils moururent presque tous dans les
dépôts , espece de prisons où l' indigence est
punie comme le crime.
On vit des enlevemens qui se faisoient de nuit
par des ordres secrets. Des vieillards,
des enfans, des femmes perdirent tout-à-coup
leur liber, et furent jetés dans des
prisons infectes, sans qu' on sût leur imposer
un travail consolateur. Ils expirerent en invoquant
en vain les loix protectrices et la miséricorde
des hommes en place.
Le prétexte étoit, que l' indigence est voisine
p217
du crime, que les ditions commencent par cette
foule d' hommes qui n' ont rien à perdre ;
et comme on alloit faire le commerce des bleds,
on craignit le désespoir de cette
foule decessiteux, parce qu' on sentoit
bien que le pain devoit augmenter. On dit,
étouffons-les d' avance ; et ils furent étoufs :
on n' imagina pas d' autres moyens.
Ces horreurs ont cessé en grande partie.
On ne sauroit en accuser que des subalternes
avides, qui outre-passent le pouvoir, et
qui frappent sur le pauvre sans défense,
croyant bien remplir leur emploi par les
moyens les plus extrêmes et les plus séveres.
En général, ceux qui travaillent de leurs
bras, ne sont pas assez pas, vu la difficulté
de vivre dans la capitale : ce qui précipite
dans la honteuse mendicité des hommes
las de tourmenter leur existence
presqu' infructueusement.
Le voyageur, dont le premier coup-d' oeil
juge beaucoup mieux que le tre corrompu
par l' habitude, nouspétera que le peuple
p218
de Paris est le peuple de la terre qui travaille le
plus, qui est le plus mal nourri, et qui paroît le
plus triste. L' espagnol se procure
à bon marcla nourriture et le
tement : envelopdans son manteau et
couché au pied d' un arbre, il dort et végete
paisiblement. L' italien s' abandonne à un doux
repos, qu' interrompt un léger travail, et
ouvre son ame aux délices journalieres de la
musique. L' anglois bien nourri, fort et
robuste, heureux et libre dans les tavernes,
reçoit tous les fruits de son active industrie,
et en jouit personnellement. L' allemand boit,
fume et s' engraisse sans soucis. Le suédois
hume l' eau-de-vie de grains. Le russe, sans
prévoyance fâcheuse, trouve une sorte
d' abondance dans l' esclavage. Mais le parisien
pauvre, courbé sous le poids éternel des fatigues
et des travaux, élevant, bâtissant, forgeant,
plondans les carrieres, perché sur les toits,
voiturant des fardeaux énormes, abandon
à la merci de tous les hommes puissans, et
écrasé comme un insectes qu' il veut
p219
élever la voix, ne gagne qu' avec peine et
à la sueur de son front une chétive subsistance
qui ne fait que prolonger ses jours,
sans lui assurer un sort paisible pour sa vieillesse.
CHAPITRE 267
mendians valides.
mais s' il est plusieurs mendians que la
misere force à tendre la main, et qui, affaissés
sous le poids du malheur, ont dans le geste
l' abattement de la vraie douleur, et dans les
yeux le feu sombre du désespoir, il est aussi
un grand nombre de gueux hypocrites, qui par des
gémissemens imposteurs et des infirmités
factices, surprennent votre libéralité, et
trompent votre compassion.
D' une voix artificielle, plaintive et monotone,
ils articulent en traînant le nom de Dieu, et
vous poursuivent dans les rues
p220
avec ce nom sacré ; mais ces misérables ne
craignent ni sa justice ni sa présence. Ils
mentent à chaque passant : entretenus par les
aumônes, ils font semblant d' être souffrans,
mutilés, pour serober au travail qu' ils
détestent.
On a vu jadis des poltrons se couper le pouce,
pour se dispenser d' aller à la guerre. Eux, ils
se couvrent de plaies hideuses, pour attendrir
le peuple ; mais quand la nuit vient, suivez ces
vagabonds dans le cabaret reculé de quelque
fauxbourg, lieu du rendez-vous : vous verrez tous
ces estropiés, droits et dispos, se rassembler pour
leurs bruyantes orgies. Le boiteux a jeté sa
béquille, l' aveugle son emplâtre, le bossu sa bosse
de crin ; le manchot prend un violon ; le muet
donne le signal de l' intempérance effrénée. Ils
boivent, ils chantent, ils hurlent, ils s' enivrent ;
la licence la plus débordée regne dans ces
assemblées. Ils se vantent des imts prélevés sur
la sensibilité publique, de la violence qu' ils
font aux ames compatissantes et crédules.
p221
Ils se communiquent leurs secrets ; ilspetent
leurs les lamentables avec des éclats de rire
licencieux. La communauté de femmes est en usage,
comme à Lacédémone, parmi ces misérables qui, dans
une égalité scandaleuse, ne reconnoissent aucun
principe, et ont dépouillé ces sentimens de pudeur
qui semblent innés dans tous les hommes policés.
Ils se félicitent de subsister sans rien faire,
de partager tous les plaisirs de la société, sans
en connoître les charges. Les enfans qui proviennent
de ces commerces infames et illicites, sont
adoptés par les premiers d' entr' eux, qui ont
besoin d' un objet innocent pour exciter la pitié
publique. Ils dressent leur voix enfantine à
l' accent de la mendicité ; et à mesure que l' enfant
grandit, il transforme en métier la funeste
éducation qu' on lui a donnée.
Lorsqu' ils manquent d' enfans, ces misérables
enlevent ceux d' autrui : alors ils contournent
et disloquent leurs membres pour
p222
leur donner ce qu' ils appellent des jambes et des
bras de Dieu .
Cet infame et criminel métier enrichissoit
autrefois plus qu' il n' enrichit aujourd' hui, vu
la sévérité de la police sur cet article. On a vu
des mendians donner trente et quarante mille
francs en mariage à leurs filles, et vivre chez
eux très-commodément, après avoir une
joure entiere pour attirer des aumônes abondantes.
Mais comment ose-t-on punir la mendicité, lorsqu' on
voit celle des ordres religieux, revêtue d' une
apparence légale, et, pour ainsi dire, consacrée ?
Ces ordres sont riches, et ne mendient, dit-on, que
par humilité ; mais l' exemple n' est-il pas dangereux ?
Et comment peut-on établir une différence entre
des fainéans vêtus d' un froc, et des fainéans de
profession, qui subsistent de la charité publique ?
Toutes ces filles qui le soir vous offrent
leurs appas pour une légere rétribution, peuvent
être considérées comme de jeunes mendiantes ;
p223
car elles sont encore plus affaes que
libertines. Elles vous demandent votre argent
plutôt que vos caresses.
CHAPITRE 268
cessiteux.
il n' est presque pas possible, dans la situation
actuelle de notre gouvernement, qu' il ne se
trouve un grand nombre de coupables, parce qu' il
y a une foule de nécessiteux qui n' ont qu' une
existence pcaire, et que la premiere loi est
qu' il faut vivre. L' horrible inégalité des
fortunes, qui va toujours en augmentant, un
petit nombre ayant tout et la multitude rien ;
les peres de famille dépouillés de leur argent
par la voie trop séduisante des loteries et
rentes viageres, fléau moderne, et ne laissant
presque plus à leurs enfans que des contrats en
parchemin annullés à leur décès ; le fardeau
de la misere, la dureté insolente du riche qui
marchande
p224
la sueur et la vie du manouvrier, les entraves
mises à l' industrie, les impôts multipliés, le
déplacement et l' incertitude des états, le défaut de
circulation, le haussement prodigieux des denrées, les
routes du commerce obstres, tout pcipite
l' infortune dans un inévitable désordre.
Arrivent les loix pénales, entourées de bourreaux ;
mais on corrige rarement le mal qu' on n' a point su
prévoir. Les potences, les échafauds, les roues, les
galeres, inutiles vengeances ! Les mes délits
recommencent, parce que la source n' en a pas été
fermée : il en est de même de ces plaies qui versent
toujours un sang corrompu, parce qu' on n' attaque
point la masse infectée.
Plusieurs riches ne sont pas devenus plus humains.
L' injuste distribution de la propriété a été
maintenue par les loix me et par les supplices.
Les coupables ont eu la tentation qui naissoit de
leur situation : leurs besoins n' ont point changé.
Ils auroient été fideles observateurs des loix, si
les loix les
p225
eussent progés en quelque chose : mais leurs mains
étant vuides, la loi les repoussoit. La faim d' un côté,
de l' autre des peines atroces les tenoient en suspens.
Jugez de l' imrieuse et cruelle cessité,
puisqu' ils ont hasar leur vie. Je ne parle point
ici de ces crimes atroces et réfléchis qu' enfantent
la vengeance et la trahison, mais de ces crimes
hardis qui exigent le partage des biens.
C' est la société qui a commencé le mal, parce
qu' elle n' a pas assez travaillé pour la subsistance
commune, que tous ont droit d' attendre ; et le
malheureux qui monte sur l' échafaud, me paroît
toujours accuser un riche.
CHAPITRE 269
l' hôtel-Dieu.
j' irai à l' hôpital, s' écrie le pauvre parisien ;
mon pere y est mort, j' y mourrai aussi ;
et le voilà à moitié consolé. Quelle abnégation !
Quelle profonde insensibilité !
p226
Cruelle charité que celle de nos hôpitaux ! Fatal
secours, appât trompeur et funeste ! Mort cent
fois plus triste et plus affreuse que celle que
l' indigent recevroit sous son toit, abandonné à
lui-même et à la nature ! La maison de Dieu ! Et
on ose l' appeller ainsi ! Le mépris de l' humanité
semble ajouter aux maux qu' on y souffre. Le médecin,
le chirurgien sont payés ; d' accord : les remedes
ne coûtent rien ; je le sais : mais on couchera
le malade à côté d' un moribond et d' un cadavre ; on
lui mettra le spectacle de la mort sous les yeux,
lorsque les angoisses de la terreur treront
déjà son ame épouvantée... la maison de Dieu ! On
le plongera dans un air rempli de miasmes putrides ;
on le soumettra à un despotisme qui n' écoutera ni
le cri de sa douleur, ni ses représentations, ni
ses plaintes ; on ne lui donnera personne pour le
consoler, pour l' affermir ; on sera indifrent
à l' enlever comme mort ou comme convalescent :
la pitié même sera aveugle et meurtriere ; car elle
n' aura plus ce qui la
p227
caractérise, la compassion profonde, l' attention
secourable, les larmes de la sensibilité...
la maison de Dieu ! Tout est dur et farouche dans
ces lieux tout souffre. Les maladies les plus
contraires seront sous la même couverture, et une
simple indisposition se convertira en un mal cruel.
Qui ne fuiroit ces hospices sanglans et naturés ?
Qui osera mettre le pied dans cette maison, le
lit de la miricorde est cent fois plus affreux que
le grabat nu de l' indigent ; et tandis que ces
horreursvoltantes affligent les regards de
l' étranger et oppressent les coeurs irrités, on
apprend avec une surprise mêlée d' effroi et
d' indignation, que les hommes auxquels cette
administration importante est confiée, n' ont rien
fait encore pour éviter du moins la honte des
reproches ; que le grand scandale subsiste ;
que, tandis que tous les biens du cler
appartiennent de droit aux pauvres, disent
les saints canons, le clergé n' a point secouru
puissamment l' humanité souffrante, et que
p228
son zele a paru tiede sur le devoir le plus sacré
que ses obligations lui imposoient.
Que seroit-ce, si le vol sacrilege des biens
destinés au soulagement des misérables, si ces
richesses détournées faisoient sortir la cruau
des établissemens même fondés par la bienfaisance ?
Est-il sous le ciel un crime qui méritât plus
l' exécration de tous les hommes ? Et cependant
la voix publique accuse hautement cesgisseurs,
dont le nom ne devroit être cité qu' avec
attendrissement et respect.
L' hôtel-Dieu a été fondé en 660 par saint Landry
et le comte Archambaud, pour y recevoir les malades
de l' un et de l' autre sexe sans exception de
personnes. Le juif, le turc, le protestant, l' idolâtre,
le chrétien y entrent également. Il y a douze cents
lits, et le nombre des malades se monte à cinq
ou six mille. Comptez pour l' pital-général
dix à douze mille personnes, pour Bicêtre quatre
à cinq mille ; vous aurez le dénombrement des
infortunés qui ne savent
p229
poser leur tête. Car dans nos gouvernemens
modernes, l' on reçoit l' existence sans obtenir le
point où doit reposer cette même existence.
Il est presqu' impossible de savoir quels sont les
revenus de l' hôtel-Dieu. Ils sont immenses ; et
ce qui le feroit croire, c' est l' attention que l' on
a d' en rober la connoissance au public. Les abus
paroîtroient beaucoup plusvoltans àté de cette
opulence. Rapprochez la maison de charité de
Lyon et l' hôpital de Versailles de
l' hôtel-Dieu de Paris ; d' un côté, vous
appercevrez un ordre admirable, unegie digne
d' éloges et qui attendrit le contemplateur ; de
l' autre, vous verrez tous les vices qui affligent
l' ame, qui la soulevent, et qui ne lui
permettent pas de passer sur cet objet sans
exhaler sa profonde indignation.
On espéroit que le dernier incendie tourneroit
à l' avantage des malades ; qu' ontiroit sur
un nouvel emplacement un édifice plus spacieux,
plus sain ; mais on a
p230
laissé subsister presque tous les anciens abus.
L' hôtel-Dieu de Paris a tout ce qu' il faut
pour être pestilentiel, à cause de son athmosphere
humide et peu airée ; les plaies s' y gangrenent
plus facilement, et le scorbut et la gale n' y font
pas moins de ravages, pour peu que les malades
y séjournent.
Les maladies les plus simples dans leur principe,
acquierent des complications graves par une suite
inévitable de la contagion de l' air ; c' est par la
me raison que les plaies simples à la tête et aux
jambes sont mortelles dans cet hôpital.
Rien ne confirme mieux ce que j' avance, que le
dénombrement des mirables qui périssent tous les
ans à l' hôtel-Dieu de Paris et à Bicêtre : il
meurt le cinquieme des malades ; calcul effrayant,
et qu' on envisage avec la plus parfaite indifférence !
Il est prouvé par l' exrience et par les observations
des physiciens, qu' un hôpital qui contient plus
de cent lits, est une vraie peste : on peut ajouter
que, toutes les fois
p231
que l' on traitera deux malades dans lame chambre,
on les exposera évidemment à se nuire beaucoup,
et que par conséquent l' on agira contre toutes
les loix de l' humanité.
Puisse-t-il se rencontrer des hommes assez
courageux pour redier à ce quigrade
aux yeux de l' étranger cette partie de
l' administration publique ! Puissent-ils braver
les adversaires qui frémissent du moindre
changement ! Puisse enfin le génie du bien
l' emporter sur le génie du mal, toujours fort,
toujours opiniâtre et faisant la plus vigoureuse
défense contre tous les plans généreux qui
intéressent l' humanité !
On croit pouvoir assurer ici que le revenu
de l' hôtel-Dieu est tel, qu' il suffiroit pour
nourrir presque la dixieme partie de la capitale ;
et le patrimoine sac des pauvres se trouve
livré aux vices d' une administration insuffisante,
pour ne pas dire plus, puisqu' elle se trompe
depuis si long-tems, et dans le choix des
moyens et dans l' exécution.
CHAPITRE 270
p232
Clamart.
les corps que l' hôtel-Dieu vomit journellement,
sont portés à Clamart : c' est un vaste cimetiere,
dont le gouffre est toujours ouvert. Ces corps
n' ont point de bierre ; ils sont cousus dans une
serpilliere. On sepêche de les enlever de leur
lit ; et plus d' un malade réputé mort, s' est
veillé sous la maintive qui l' enfermoit dans
ce grossier linceul ; d' autres ont crié qu' ils
étoient vivans, dans le chariot même qui les
conduisoit à la sépulture.
Ce chariot est traîné par douze hommes : un ptre
sale et crotté, une cloche, une croix, voilà tout
l' appareil qui attend le pauvre : mais alors tout
est égal.
Ce chariot lugubre part tous les jours de
l' hôtel-Dieu à quatre heures du matin ; il roule
dans le silence de la nuit. La cloche qui
p233
le pcede, éveille à son passage ceux qui dorment ;
il faut se trouver sur la route pour bien sentir tout
ce qu' inspire le bruit de ce chariot, et toute
l' impression qu' il répand dans l' ame.
On l' a vu, dans certains tems de mortalité, passer
jusqu' à quatre fois en vingt-quatre heures : il
peut contenir jusqu' à cinquante corps. On met les
enfans entre les jambes des adultes. On verse ces
cadavres dans une fosse large et profonde ; on y
jette ensuite de la chaux vive ; et ce creuset qui
ne se ferme point, dit à l' oeil épouvanté, qu' il
dévoreroit sans peine tous les habitans que renferme
la capitale.
L' arrêt du parlement, du 7 juin 1765, qui supprime
tous les cimetieres dans l' enclos de la ville de
Paris, est demeuré sans effet.
La populace ne manque pas, le jour de la fête des
morts, d' aller visiter ce vaste cimetiere, où elle
pressent devoir se rendre bientôt à la suite de
ses peres. Elle prie et s' agenouille, puis se
releve pour aller boire. Il n' y
p234
a là ni pyramides, ni tombeaux, ni inscriptions,
ni mausolées : la place est nue. Cette
terre grasse de furailles est le champ où les
jeunes chirurgiens vont la nuit, franchissant
les murs, enlever des cadavres pour les
soumettre à leur scalpel inexpérimenté : ainsi
après le trépas du pauvre on lui vole encore son
corps ; et l' empire étrange que l' on exerce sur
lui, ne cesse enfin que quand il a perdu les
derniers traits de la ressemblance humaine.
CHAPITRE 271
les enfans trouvés.
l' hôpital des enfans trouvés est un autre gouffre,
qui ne rend pas la dixieme partie de l' espece
humaine qu' on lui confie. Dans la province de
Normandie on a calculé, d' après l' expérience
de dix ans, qu' il mouroit cent quatre enfans
sur cent huit. Voyez la gazette des deux-ponts,
du 9 avril 1771 ;
p235
le résultat s' est trouà peu près pareil dans
plusieurs provinces du royaume.
Sept à huit mille enfansgitimes ou illégitimes
arrivent tous les ans à l' hôpital de Paris, et
leur nombre augmente chaque année. Il y a donc
sept mille peres malheureux, qui renoncent au
sentiment le plus cher au coeur de l' homme. Ce
cruel abandon que combat la nature, annonce une
foule decessiteux ; et ce fut de tout tems
l' indigence qui causa la plupart des désordres
trop généralement attribués à l' ignorance et à
la barbarie des hommes.
Dans les pays où le peuple jouit d' une certaine
aisance, les citoyens même des dernieres classes
sont fideles à la loi de la nature ; la misere
ne fit et ne fera jamais que de mauvais citoyens.
à ne considérer que les causes ordinaires qui
précipitent les enfans dans ce malheureux gouffre,
mille raisons pressantes excusent une grande
partie de ceux qui ont eu le malheur de se
trouver réduits à cette cruelle
p236
nécessité. Les calamités nationales ont épuisé
peu à peu les forces et les ressources du corps
politique ; mais il est une foule de causes
secondes qu' il sera très-aisé demêler, pour
peu qu' on veuille réfléchir sur la constitution
politique de la capitale.
La difficulté de vivre s' y fait sentir de plus en
plus. Quelqu' envie qu' aient tous les individus
de se procurer de quoi subsister hontement,
il ne leur est plus également possible d' y
parvenir. Et comment songer à la subsistance
des enfans, quand celle qui accouche est
elle-même dans la misere, et ne voit de son lit
que des murailles dépouillées ?
Le quart de Paris ne sait pas bien rement la
veille, si ses travaux lui fourniront de quoi
subsister le lendemain. Faut-il être éton
qu' on se porte au mal moral, quand on ne connoît
que le mal physique ?
En tout tems, à toutes les heures du jour et de la
nuit, sans question et sans formalité, on reçoit
tous les enfans nouveaux-nés qu' on présente à
cet hôpital.
p237
Ce sage établissement a prévenu et empêché mille
crimes secrets : l' infanticide est aussi rare
qu' il étoit commun autrefois ; ce qui prouve
que lagislation change totalement les moeurs
d' un peuple.
Une fille qui a eu une foiblesse, larobe à tous
les regards ; elle n' en porte point la peine. Je
crois qu' on a mis le libertinage un peu plus à son
aise ; d' accord : mais outre qu' il est des
inconniens inséparables de toute grande société,
et qu' il seroit inutile de vouloir aantir, on a
paré à une multitude de malheurs, de scandales et
de forfaits.
On avoit propo de faire de tous ces enfans trous
autant de soldats. Projet barbare ! Parce qu' on a
nourri un enfant, a-t-on le droit de le dévouer
à la guerre ? Ce seroit une charité bien inhumaine
que celle qui l' éleveroit pour lui redemander son
sang, et lui ôter la liberté malgré lui. Nul ne doit
naître soldat, que tous les citoyens ne le soient
indistinctement.
p238
La tendresse maternelle s' éteignoit devant le fatal
point d' honneur, lorsque le géreux saint
Vincent De Paule (qui riteroit un éloge de la
main du panégyriste de Descartes et de Marc-Aurele)
offrit un asyle à ces innocentes victimes, qui
doivent le jour à la foiblesse, à laduction, ou au
libertinage.
J' ai dit que le nombre des enfans trouvés montoit
à sept mille par ane ; mais il faut observer
qu' un grand nombre de ces enfans viennent de la
province. Là, quand une fille devient mere, elle
fait partir secrétement l' enfant qu' elle craint
de conserver, et que dans toute autre circonstance
elle eût idolâtré.
Ce malheureux enfant, qui perdroit celle qui lui
a donné le jour, exilé par le préjugé, au moment
de sa naissance, est recueilli, de lieue en lieue,
par des mains mercenaires. Hélas ! C' est peut-être
un Corneille , un Fontenelle , un Le
Sueur , qui dans ce transport va succomber à
l' intempérie des saisons, aux fatigues du voyage ;
l' oserai-je
p239
dire, aufaut de la nourriture ; et ce qu' il y
a d' incroyable, c' est que ce me enfant, venu
de Normandie ou de Picardie à travers mille
dangers, y retournera le soir même de son arrivée
à Paris, parce que le sort lui aura donné à la
crêche une nourrice normande ou picarde.
C' est un homme qui apporte sur son dos les enfans
nouveaux-nés, dans une boîte matelassée, qui peut
en contenir trois. Ils sont debout dans leur
maillot, respirant l' air par en-haut. L' homme ne
s' arrête que pour prendre ses repas et leur faire
sucer un peu de lait. Quand il ouvre sa boîte, il
en trouve souvent un de mort ; il acheve le
voyage avec les deux autres, impatient de se
débarrasser du dépôt. Quand il l' aposé à
l' hôpital, il repart sur-le-champ pour recommencer
le même emploi, qui est son gagne-pain .
Presque tous les enfans qu' on transporte de
Lorraine par Vitry, périssent dans cette ville.
Metz a vu dans une seule année neuf
p240
cents enfans exposés. Quelle matiere à réflexion !
Il seroit tems de chercher un remede à
ce mal. Ou il faudroit cesser de sestimer
la fille honnête et courageuse qui nourriroit
de son lait son enfant, et racheteroit ainsi
sa faute par tous les soins maternels ;
ou il faudroit épargner à ces enfans ce transport
pénible, qui en moissonne le tiers,
tandis qu' un autre tiers périt avant l' âge de
cinq ans.
En Prusse toutes les filles nourrissent leurs
enfans, et publiquement. Il seroit puni, celui
qui les offenseroit de paroles dans cette auguste
fonction de la nature. On s' accoutume à ne
voir plus en elles que des meres ; voilà
ce qu' a fait un roi philosophe ; voilà comme
il a dondes ies saines à sa nation.
On avoit propo de substituer au lait de femme,
celui de chevre et de vache : le nord
se trouve très-bien de ce systême. Pourquoi
ne profiterions-nous pas de l' idée que nous
avons donnée aux nations étrangeres ? Elles
p241
savent mettre en pratique ce que nous
imaginons infructueusement.
CHAPITRE 272
loterie royale de France.
autre source de grands maux, et nouvellement
ouverte. C' est un fléau qui ne se renouvelle
pas moins de deux fois par mois. Cette loterie,
fatale dans tous les sens possibles, est une
ritable contagion qui nous est arrivée d' Italie.
Elle fut condamnée d' abord à Rome, sous peine
de bannissement : pourquoi faut-il qu' elle se soit
pandue dans presque toutes les grandes villes
de l' Europe ? Paris avoit assez de maux intestins
à combattre, sans celui-là.
Les entrepreneurs savent très-bien que leur gain
est immense et infaillible ; que le nombre des
perdans doit surpasser de beaucoup ceux qui
gagnent ; que presque toutes les chances sont
à leur avantage ; qu' il n' y a aucune proportion
entre la mise et le lot ;
p242
et ils font jouer au pauvre peuple, deux fois par
mois, le jeu le plus insensé et le plus dévorant.
Le stupide vulgaire se flatte d' attraper un
quaterne ou un quine .
Les suites funestes de cette cruelle loterie sont
incalculables. L' illusion fait porter aux cent
douze bureaux l' argent réservé à des devoirs
essentiels. Les domestiques, incités par un apt
dangereux, trompent et volent leurs maîtres.
Les parens aveuglés par leur tendresse, croient
doubler leur fortune, et la perdent entiérement.
Les commis, les caissiers hasardent leur dépôt,
et se donnent ensuite la mort par désespoir. Plusieurs
maisons sont tomes par ce jeu ruineux. Une
certaine ivresse s' empare de tous les infortunés,
et ils perdent le dernier soutien de leur vie
défaillante. On est pleinement instruit de
toutes ces scenes tragiques, désastreuses et
presque journalieres ; et malgré toute l' évidence
du danger et toute la force du sentiment, qui
fait voir cette loterie comme vexatoire, on en
laisse subsister les funestes
p243
opérations, tant on a soif d' argent,
tant on fait peu de cas des moeurs et de la
tranquillité des familles !
Ces conquêtes odieuses de l' état sur les
citoyens, et des citoyens sur leurs freres,
sont-elles dignes de la mere-patrie, et la société
devroit-elle immoler ainsi ses enfans,
leur tendre des pieges, et appeller d' inévitables
désordres, en agitant périodiquement toutes ces
roues de fortune ?
On parle de décorer la ville, de bâtir des
édifices ; l' aisance et les moeurs en sont le
plus bel ornement, disoit Zénon. La divinité
ne manque ni de temples ni d' autels ; mais ce
qui doit sur-tout réjouir ses regards, c' est la
subsistance aisée et journaliere d' un peuple
heureux et content. La prudence en politique
est l' oeil des autres vertus.
extrait, ambe, terne, quaterne, quine,
mots ci-devant inconnus au peuple, quels
désastres ne lui avez-vous pas déjà causés !
Quel argent ne lui avez-vous pas enlevé
furtivement ! Hélas ! Il ignore que cette loterie
p244
est toute à l' avantage des banquiers, et il
passe sa vie à combiner des numéros . La crainte
et l' espérance le rendent superstitieux et
hébété, et ne sachant pas même calculer , il reste
dans la plus grossiere illusion. Son ignorance
à cet égard devroit être sa sauve-garde.
Le roi de Prusse, sage législateur, a banni
les loteries de Berlin et de ses états : ce grand
exemple, don par une tête forte et habile
à gouverner, dit plus que tous les raisonnemens ;
et sa longue expérience pose contre
ces jeux qui dessechent les forces vitales
d' un empire, en ôtant au peuple une partie de
sa subsistance.
CHAPITRE 273
le chapitre équivoque.
comment préserver Paris de la faim qui
menace perpétuellement les deux tiers de
ses habitans, insensiblement ruis par les
ductions les plus perfides et les plus
multipliées ?
p245
Parlons à une ville dépravée, et dans une ville
corrompue. Depuis que la société a admis et
consacré par ses loix même une prodigieuse
inégalité de fortunes, le grand forfait
a été commis, et depuis chacun a et a dû avoir
sa maniere d' exister. C' est un combat perpétuel,
tout fait effort sur la masse des richesses,
pour en détacher quelque partie. Il ne s' agit
plus ici des loix platoniques ; il faut considérer
aujourd' hui le renversement de la socié
naturelle, les effets monstrueux du luxe, et
la dépravationrale qu' il a entraînée. L' état
est un corps malade, gangrené ; il ne s' agit pas
de lui imposer les devoirs d' un corps sain et
vigoureux, mais de le traiter conforment à ses
plaies presqu' incurables.
Le luxe seul peut guérir les plaies du luxe :
c' est un poison devenu cessaire à l' ensemble.
La premiere loi est de vivre. Le spectacle le
plus hideux est le visage de la misere oisive,
et qui attend la mort, les bras croisés, en
poussant quelques gémissemens inarticulés ;
p246
et comme la capitale est un amas confus et
incohérent d' hommes qui n' ont ni terres à cultiver,
ni manufactures à diriger, ni charges à remplir,
qui sont écras du fardeau journalier de l' indigence,
et qui ne peuvent vivre que d' une industrie prompte
et particuliere, il faut, puisque le mal est fait,
et qu' on a toléré tant de sortes d' abus, il faut
donner des moyens de subsistance à cette foule
d' hommes qui pourroient faire pis.
L' état autorise publiquement une loterie, qui n' est
qu' un jeu de hasard, toujours favorable au banquier,
et dont le gain est pour lui seul. Et pourquoi
interdire les mes jeux aux particuliers, tandis
qu' on les ruine d' une maniere toujours infructueuse
pour chacun d' eux ? C' est l' état qui joue, mais
qui joue à coupr. Qu' il restitue donc aux
particuliers les avantages et les fices : il
vaut mieux qu' un homme soit joueur que d' être un
usurier, un escroc, un voleur. Dès que l' oisive
regne dans une grande ville, le seul moyen de
parer à sa destruction inévitable,
p247
est de faire ensorte que les moyens de subsistance
ne soient refus à personne ; car la loi
voulant être raisonnable, deviendroit aveugle et
inhumaine.
Le jeu est un commerce momentané, rapide,
susceptible d' un nombre infini de chances, propre
à diviser merveilleusement les trop grosses
fortunes. Il forme une circulation d' argent,
et cette circulation abreuve, vivifie, et de plus
favorise les consommations. Ceux qui ne jouent pas,
se ressentent du bénéfice de ceux qui gagnent.
Dans l' ivresse du gain, l' argent coule, échappe,
et sepand sur tous les pas de l' heureux joueur.
L' avarice devient généreuse, et tous les fronts
sont déployés par le mouvement actif de l' espérance
et de la joie.
Une circulation très-rapide est imprimée à l' argent ;
tous les marchands s' en ressentent, et de proche
en proche tous les plus petits canaux du corps
politique reçoivent des germes de fécondité.
J' aimerai toujours mieux voir dans Paris
p248
des maisons de jeu, que des maisons de prostitution.
Les premieres peuvent causer quelque bien, les
secondes ne peuvent qu' être funestes en tous sens.
Le systême de Laws fut un jeu public. Jamais on ne
vit tant d' activité en France ; le mouvement du
commerce étoit rapide, les affaires multipliées, et
tous les petits états jouissoient. Ce jeu moins
désordon, moins violent, contenu dans les
limites qui appartiennent à chaque objet, eût
été très-utile.
Ne nous abusons donc pas aujourd' hui, et voyons
les choses telles qu' elles sont. Depuis que l' or
est l' esprit vital des empires, et que les rois
eux-mêmes ne regnent que par l' or, on ne compte
plus que ses heureux possesseurs. Dans les rangs
les plus élevés, tout comme ailleurs, on se baisse
pour ramasser l' or, et sans lui tout est vaine
décoration.
Les dignités stériles ne sont plus des dignités.
La science du blason est reléguée dans les
dictionnaires, et nous demandons, comme l' anglois,
non plus quel homme est-ce ?
p249
mais combien a-t-il ? l' égalité des individus,
qui le croiroit ! Semble devoir rentre des
fermentations même du luxe : en attendant qu' il
nous tue, il nous suspend, égaux, sur les bords
de l' abyme. Plus de maîtres dans nos cités que ceux
qu' on se donne, plus d' esclaves que ceux qui n' ont
point d' or : qui a de l' or, peut regarder tout
homme en face ; qui a pa l' imt au souverain, est
absolument quitte envers lui.
On se l' arrache, on se le partage, cet or si
nécessaire ; et dans ce combat, le vainqueur
d' aujourd' hui sera demain vaincu. Qui ne sent
que dans un tel choc politique, et sujet à tant
de balancemens, les différentes places que chacun
occupe, n' admettent point de différences légitimes
aux yeux de la raison ; qu' il n' y a d' autre
distinction réelle et permanente que l' or ; qu' il
faut donc le lancer en tout sens, afin qu' il passe
de main en main, et que chacun ait le droit d' en
obtenir des parcelles ? Ne sent-on pas que,
consacrer d' unté les monstrueux héritages, et
emcher
p250
de l' autre que tel homme n' hérite d' un autre
à une table de jeu, c' est la contradiction la
plus absurde, la plus dangereuse, même au
gouvernement actuel, qui s' étant fait banquier,
a distrait sciemment le bien qui pouvoit résulter
de ce jeu effroyable, tous
les désavantages sont cessairement pour ceux
qui pontent ?
Si ce remede paroît oppo à desflexions
plus sages, je ne l' indique que comme un
remede momentané, et qui donne le tems
au législateur de recourir à des moyens plus
conformes à la vertu. C' est Colbert qui a
commencé le mal, et je suis pleinement
justifié par ses institutions et celles de ses
imitateurs. Colbert à la tête du commerce et des
manufactures, leur a sacrifié l' agriculture. Il
a porté dans le sein des villes cette foule
d' hommes qui fertilisoient les campagnes ; il
a créé la classe innombrable des rentiers. On
avoit des ouvrages d' un travail précieux, et
l' on manquoit de pain. On lit avec étonnement
que, durant les troubles de France
p251
qui pderent le regne de Henri Iv, le
royaume produisoit des subsistances deux fois
au-delà de la consommation des habitans,
et que, pendant les opérations brillantes de
Louis Xiv, au milieu des miracles de la peinture
et de la sculpture, la nation souffroit de la
disette ; disette qui depuis s' est
fréquemment renouvellée : ce qui prouve un vice
dans le ministere de ce Colbert si vanté, qui a
procuré à Louis Xiv de nouveaux moyens de
prodigalité, qui a fondu le peuple dans le service
de la cour, qui a augmenté la puissance royale
au-delà de ses bornes naturelles.
Et ce qu' il faut remarquer, c' est que, malg
Colbert, le manufacturier et le marchand
n' ont jamais pu jouir d' un degré d' estime
égal à leurs travaux. Pourquoi celui qui achete
se croiroit-il au-dessus de celui qui vend ?
Les besoins ne sont-ils pas réciproques ? Et
de quelle chose dans le monde l' argent n' est-il
pas le signe ? On soudoie le trône, on paie
les autels. Le monarque et le pontife
ont des revenus qu' ils touchent de leurs mains
p252
en monnoie. Les récompenses les plus illustres ont,
dans tous les états modernes, l' argent
pour base. Je vois les grands seigneurs
aussi âpres à l' obtenir, que ceux qui
en sont totalement privés. Tous les grands
codiens de ce monde, depuis ceux qui
jouent sur les tréteaux jusqu' à ceux qui
représentent dans les cours, sont payés, et
d' avance : conformité assez remarquable. Le
commerce, dit-on, est fon sur le gain :
voilà ce qui l' avilit. Mais tout respire le gain.
Celui qui se trouve au lever du roi, fait une
espece de trafic de son tems, de ses courses,
de ses assiduités, de ses courbettes. Il ne
voyage cependant que de Paris à Versailles.
Le négociant visite tous les ports de l' Europe ;
il est utile à tous les hommes. Tel a rapporté
de ses voyages une multitude de connoissances ;
et tel gentilhomme qui ne veut vendre que son sang,
marchande des années entieres un régiment qui lui
échappe ; et le voilà pauvre, lui et ses descendans,
pour deux cents anes.
p253
Ai-je plaisanté, ai-je raisonné ? C' est ce
que je vous laisse à deviner, lecteur.
CHAPITRE 274
mes regrets, et bien superflus.
en voyant tout ce qui déshonore à ce
point un peuple riche et policé, quel écrivain
n' a point regretté de ne pas trouver
dans cette ville une tribune aux harangues ,
l' on parleroit au public assemb? On y
tonneroit contre de cruels abus, qui ne
cessent en tous pays, que quand on les
a dénoncés à l' animadversion publique. Les
plus beaux morceaux d' éloquence qui nous
restent de l' antiquité, sont émanés de la
tribune ; et aujourd' hui, que les lumieres
politiques deviennent plus saines, on y proposeroit
ce qui pourroit être utile au public.
Qui oseroit y monter sans se sentir échauffé des
nobles flammes du patriotisme ? Aujourd' hui,
dans les gouvernemens les plus libres,
p254
les peuples ne connoissent les bats des
administrateurs et les vices de l' administration,
que par les papiers publics ; moyen toujours
précieux, mais bien inférieur à la parole
qui tonne au milieu d' une immense assemblée.
CHAPITRE 275
souhait.
cette population qui s' accroît, s' accroîtra
encore ; car depuis que les routes sont ouvertes,
tout vient, tout fond des provinces
sur la capitale ; des colonies de jeunes gens
y accourent, abandonnent les toits paternels,
soit pour y faire fortune, soit pour y vivre
avec plus de liberté ; et de là ce nombre
infini de gens qui cherchent de l' emploi et de
l' occupation. La masse d' argent s' y pcipite,
et d' autant plus qu' il ne reflue pas vers les
provinces, et que les provinces y versent
incessamment le leur. Mais cette masse se
p255
concentre en un petit nombre de mains.
Ces considérations ont fait desirer à plusieurs
que Paris devînt port, comme il l' a é
autrefois, à ce qu' il semble. Il est sûr que le
commerce maritime conviendroit très-bien
à la capitale d' un royaume aussi peupque
la France, sur-tout si l' on considere que
presque tout l' argent est dans Paris. Ce commerce
ne nuiroit en rien aux autres villes
du royaume, parce que les relations nouvelles,
ouvertes avec l' Amérique, pourroient
occuper le double et le triple des vaisseaux
qui courent les mers ; parce que le propre
du commerce est de vivifier toutes les parties
qu' il arrose ; parce qu' avec le tems et quelques
efforts, l' on peut enlever à l' Angleterre
et à la Hollande une partie de cet empire
presqu' exclusif qu' elles s' attribuent.
Quelle incroyable activité, et quel surcroît
d' industrie naîtroient de ce nouveau
point de vue ! Il agrandiroit et ennobliroit les
spéculations de nos financiers, transformés en
agioteurs, faute de plus grands moyens. Il
p256
fourniroit une multitude de ressources à tant
d' hommes qui languissent avec du courage et du talent.
Le projet de faire aborder les vaisseaux marchands
au pied du superbe palais des tuileries, n' est pas
jugé impraticable. On prétend me que, pour vaincre
toutes les difficultés, lapense totale
n' excéderoit pas quarante-six millions. J' ai vu
un plan qui me semble devoir être vainqueur de tous
les obstacles, et qui rendroit la riviere navigable
en tout tems.
Eh ! Quoi, est-ce au peuple qui a joint la
diterranée à l' océan, est-ce au pays qui a enfanté
Riquet et Laurent, à redouter une entreprise
beaucoup plus facile ? Et quand il fallut ordonner
aux eaux du canal de Languedoc de passer sur un pont
et de traverser une riviere, de couler à travers une
montagne percée à sa crête, de monter, de descendre
une autre montagne sans s' égarer, c' étoient
d' autres travaux, d' autres difficultés à domter ;
difficultés regares comme insurmontables.
p257
On en vint à bout néanmoins, sur plus de quarante
lieues d' étendue ; et la science des machines
n' étoit point alors perfectionnée au point où
elle est aujourd' hui.
Quelle entreprise plus utile et plus nécessaire !
On a pensé bien davantage pour des bosquets
peuplés de marbres stériles, et qui n' attestent
que l' orgueil des rois, et non leur magnificence.
Mes voeuxtent le moment où cette ville aura un
déboucpour ses nombreux enfans, obligés le plus
souvent de s' expatrier, ou de ramper dans des
occupations qui dégradent l' ame. Je lui vois alors
un gage de subsistance assue, un gage delicité,
et je ne tremblerai plus sur ses futurs destins ;
elle aura un rang égal aux capitales du monde.
Mais je ne la consirerai vraiment comme
florissante, que quand elle se sera fait jour
au sein des mers, pour appeller en ligne directe
l' abondance dans ses murs : sans ce moyen, le
revers le plus inattendu peut tout-à-coup la
descher, la flétrir, et donner la mort à ses
citoyens.
CHAPITRE 276
p258
Paris-port.
tandis qu' on a dépensé trois ou quatre millions
pour des guerres folles, inutiles, inconséquentes,
comment n' a-t-on pasalisé le projet de faire
venir les vaisseaux à Paris ? Rendre Paris-port ,
comme il l' a été autrefois ; rétablir l' ancien
commerce maritime de cette grande ville ; y faire
aborder les vaisseaux qui viendroient y mouiller des
quatre parties du monde ; ne seroit-ce pas donner
tout-à-coup au commerce de la France la plus
vigoureuse de toutes les impulsions ? L' opulence de
la capitale, sa population, l' activité de ses
habitans, tout garantiroit les fonds, les matelots et
le succès.
Le projet est praticable ; il ne faudroit que
creuser le lit de la riviere, pour qu' elle fût
navigable ; et les frais devroient-ils être
p259
épargs pour cette magnifique et importante
opération ?
Alors peut-être, sans la marine royale (cette
coûteuse et inutile décoration) les armateurs
sortiroient en foule, et se rendroient redoutables,
parce qu' ils marcheroient avec toutes les forces
unies d' une ville peuplée, industrieuse et riche.
Le sort de la capitale ne seroit plus incertain : des
ressources promptes seroient assurées à tous
les régnicoles. La France comporte par ses
richesses territoriales, cinq à six villes
maritimes du premier ordre, et nous en avons à
peine trois.
Tout ce qui est dépensé à Paris en luxe frivole,
en jouissances futiles, prendroit naturellement
son cours vers un commerce grand et généreux, qui
éleveroit les ames et les esprits. L' agiotage
disparoîtroit pour faire place au goce :
l' usure rougiroit quand elle appercevroit des
moyens plus grands, plus lucratifs et légitimes.
Enfin, si les succès sont proportionnés à la masse
de pouvoir
p260
qu' on met en action, de quels avantages ne
pourroit-on pas se flatter !
La tête d' un pareil royaume figureroit avec plus
de splendeur, environnée de mille vaisseaux ; et
l' abondance qui ne vient à elle qu' en épuisant
les environs et fatiguant les hommes, les chevaux
et les routes, viendroit flotter sans peine et sans
efforts au pied de ses magnifiques remparts.
L' industrie aiguillonnée en tout sens, ne seroit plus
timide ni obscure ; elle s' agrandiroit avec le projet ;
et la action de tous les esprits opéreroit
quelque chose de grand, c' est-à-dire, de relatif à
la puissance réelle du royaume.
Cette nouvelle conquête vaudroit bien celle de
quelques isles éloignées, sur la possession
desquelles s' égare la routine de la politique moderne.
Si l' on remonte dans l' histoire, l' on verra que des
peuples de la Suede, du Danemarck et de la
Norvege, au nombre de quarante mille hommes, ayant
à leur tête Sigefroi, vinrent en l' année 885,
faire le siege
p261
de Paris avec sept cents voiles, sans compter les
barques ; ensorte qu' au rapport d' Abbon, religieux
de l' abbaye saint-Germain-des-ps, contemporain
et témoin oculaire, qui a écrit l' histoire de cette
guerre en deux volumes en vers latins, la riviere
étoit couverte de leurs bâtimens l' espace de deux
lieues. Il ajoute qu' ils étoient déjà venus deux
fois dans le même siecle.
Jules-César rapporte dans le troisieme livre
de ses commentaires, que lors de la conquête des
gaules, il fit faire pendant un hiver six cents
vaisseaux des bois qui étoient aux environs de
Paris ; qu' au printems, il fit monter sur ces
vaisseaux son armée, avec armes, bagages, chevaux et
provisions, et qu' il descendit la Seine, passa à
Dieppe, et de là en Angleterre, dont il fit la
conquête.
N' avons-nous pas vu, il y a quelques années, le
premier août 1766, le capitaine Berthelot arriver
au pont-royal, vis-à-vis des tuileries, sur son
vaisseau de cent soixante tonneaux, de cinquante-cinq
pieds de quille,
p262
et dont le grand mât avoit quatre-vingt pieds
de hauteur ? Lorsqu' il partit le 22 du
me mois, charde marchandises, l' eau
de la Seine étoit à peu près à la même hauteur,
c' est-à-dire, à vingt-cinq pieds. Ce vaisseau
est arrivé de Rouen à Paris en sept jours,
de Rouen à Poissi en quatre, et une
autre fois du Havre à Paris en dix jours.
L' académie des sciences, belles-lettres
et arts de Rouen, annonça dans saance
publique, tenue le premier août 1759,
qu' elle proposoit pour sujet du prix de l' année
suivante, cette question : la Seine
n' a-t-elle pas é autrefois navigable pour des
vaisseaux plus considérables que ceux qu' elle
porte, et n' y auroit-il pas des moyens de
lui rendre ou de lui procurer cet avantage ?
en 1760 le prix fut remis, l' académie n' ayant
pas été satisfaite des mémoires qui lui furent
envoyés. En 1761, les nouveaux ne lui ayant pas
paru meilleurs, elle se décida à changer la
matiere du prix.
Le projet n' a jamais été jugé impraticable
p263
par les ingénieurs, et le devis estimatif des
ouvrages, signé par plusieurs architectes, a
été mis sous les yeux du ministere.
On a de l' argent pour des guerres destructives
et incertaines, pour les vieuxbus du
radotage ministériel ; on n' en a point pour
féconder une ville immense, et soulager les
provinces du tribut énorme et onéreux qu' elle en
exige.
CHAPITRE 277
les prisons.
retombons de ces sublimes projets à ce
qui existe. Abandonnons nos beaux rêves,
pour contempler notre indigence et notre
pauvreté elle. Voyons notre extrême indifférence
pour tout ce qui intéresse de si ps l' humanité.
Des images consolantes ont erré autour de moi :
les cachots, les chaînes, le bruit des clefs
dissipent le songe !
La loi arrête l' innocent comme le coupable,
p264
lorsqu' il s' agit de constater un délit ;
mais la prison étant une peine très-grave,
elle doit être adoucie autant qu' il
est possible qu' elle le soit. Or, pour s' assurer
de ma personne, il ne faut pas pour cela
attaquer ma santé, me priver des regards du
soleil et de l' air, me jeter dans une demeure
infecte, me faire languir au milieu d' une
troupe de brigands, dont la seule vue est un
supplice.
Si le soupçon exige que je sois totalement
privé de ma liberté, que je ne sois point à
la merci de l' avarice d' un geolier ; qu' en
m' arrachant à mes foyers, on ne me confonde
point avec ceux qu' on va conduire au gibet ;
car je puis être innocent.
La loi ne me devra aucun dédommagement,
quand elle aura reconnu mon innocence ;
d' accord : parce qu' elle aura agi au
nom de l' intérêt général, auquel tout est et
doit être subordonné. Mais que je n' emporte
pas une affreuse maladie de ma captivité,
tandis qu' il est si facile de m' épargner ces horreurs,
p265
en m' accordant un peu d' air au milieu de
ma solitude.
Les prisons sont resserrées, mal-saines,
infectes : on les a justement compaes à de hauts
et larges puits, aux parois desquels seroient
adoses des masures étroites et hideuses. Si
le prisonnier veut y être séparé, il paiera
soixante francs par mois un petit emplacement
de dix pieds quarrés . Tout s' y vend le double,
et l' on diroit qu' il y a au guichet une taxe
particuliere, pour rendre la misere des prisonniers
encore plus profonde.
D' énormes chiens font la garde et même la police
avec les geoliers. Rien n' est plus frappant que
l' analogie qui les caractérise. Ces éleves sont
dressés à saisir un prisonnier au collet et à le
mener au cachot ; ils oissent au moindre signe.
Une petite porte épaisse s' ouvre trente fois
par quart d' heure ; il faut que tout ce qui sert
à l' entretien et à la nourriture, passe par là :
il n' y a point d' autre entrée.
Les cachots sont les réceptacles de toutes
p266
les horreurs et de toutes les miseres humaines :
les vices les plus monstrueux y sont naturalisés,
et le criminel oisif s' enfonce là dans de nouveaux
crimes.
On nomme pailleux les misérables qui
respirent encore dans ces souterreins. L' humanité
est réellement effrayante et hideuse sous ce
déplorable point de vue : tirons le rideau.
Il y a à la porte de la prison un cercueil
bannal pour les prisonniers et pailleux
qui décedent ; ils n' obtiennent point de biere de
la charité publique ; on ne leur accorde qu' un
linceul. Ce cercueil très-épais et très-solide
reçoit chaque jour tous les morts, et
indistinctement ; quelquefois il en contient deux,
quand les trépassés sont des adolescens.
Le cercueil bannal de la prison du ctelet
sert depuis plus de quatre-vingts ans. Les
pailleux l' appellent la croûte de pâté .
ô sauvages errans dans les fots de l' Amérique
septentrionale ! Vous mangez vos ennemis, vous
faites un trophée sanglant de leur chevelure :
p267
mais vous n' avez jamais du moins
offert à la main tremblante de l' historien
les tableaux que j' aurois ici à tracer... non,
laissons les monstrueuses turpitudes de
l' humanité dégradée sous les voiles épais qui
la couvrent. Les gardiensroces de ces
criminels ne s' attendrissent jamais, et ils
ajoutent d' eux-mes à la dureté de leur ministere.
Un édit bienfaisant et paternel va faire
cesser une grande partie de ces abus ; et le
bien qui se fait, devient le gage du bien qui
se fera. Qu' il se fait lentement !
CHAPITRE 278
sentence de mort.
quelle voix sinistre et retentissante, emplissant
les rues et les carrefours, se fait entendre
jusqu' au sommet des maisons, et crie qu' un homme
plein de jeunesse va périr, égorgé de sang-froid
par un autre homme, au nom de la société ? Le
colporteur, en
p268
courant et hurlant, vend la sentence encore humide ;
on l' achete pour savoir le nom du coupable, et
apprendre quel est son crime : on a bientôt oublié
l' un et l' autre. C' est une condamnation subite qui
vient épouvanter les esprits au moment où l' on ne
s' y attendoit pas.
La populace quitte les atteliers et les boutiques,
et s' attroupe autour de l' échafaud, pour examiner
de quelle maniere le patient accomplira le grand
acte de mourir en public au milieu des tourmens.
Le philosophe qui, du fond de son asyle, entend
crier la sentence, gémit ; et se remettant à son
bureau, le coeur gonflé, l' oeil attendri, il écrit
sur les loix pénales et sur ce qui cessite le
supplice ; il examine si le gouvernement, la loi
n' ont rien à se reprocher ; et tandis qu' il plaide
la cause de l' humanité dans son cabinet solitaire,
et qu' il songe à remporter le prix de Berne, le
bourreau frappe avec une large barre de fer, écrase
le malheureux sous onze coups, le replie sur
p269
une roue, non la face toure vers le ciel,
comme le dit l' arrêt, mais horriblement pendante ;
les os brisés traversent les chairs. Les cheveux
hérissés par la douleur, distillent une sueur
sanglante. Le patient, dans ce long supplice,
demande tour-à-tour de l' eau et la mort. Le
peuple regarde au cadran de l' hôtel-de-ville, et
compte les heures qui sonnent ; il frémit consterné,
contemple et se tait.
Mais le lendemain un autre criminel fait relever
l' échafaud, et le spectacle affreux de la veille
n' a point empêché un nouveau forfait. La populace
revient contempler le même spectacle ; le bourreau
lave ses mains sanglantes, et va se confondre dans
la foule des citoyens.
L' assassin meurt ; et l' homme qui a fait éprouver
à une armée entiere les horreurs de la famine,
qui a été plus terrible aux soldats de la patrie,
que le fer et le feu de l' ennemi ; qui a fait
disparoître des voitures de farines, et peuplé
les pitaux ; cet homme
p270
vient bâtir un palais devant l' effigie du
monarque qu' il a trompé et volé ! Il devroit
y entendre le murmure de l' état, les cris plaintifs
des soldats qu' il a fait mourir d' inanition : il
devroit seveiller, agité par la frayeur, et
voir des spectres menaçans errer autour de lui.
Cependant il dort avec sécurité ; des registres
signés par des hommes de loi, vendus à ses rapines,
ontgitimé ses vols. à l' aide de calculs faux,
il paroît innocent : son vil et infame métier
l' accrédite pour ainsi dire, et lui donne un rang
parmi cette race affamée d' or. Dans ses momens
de bonne humeur, il raconte jusqu' à ses exploits
meurtriers, et comment, mettant le feu lui-même
à des magasins, il a revendu à l' état ce qui lui
avoit été payé. Incendiaire et assassin en
Allemagne, il en plaisante à Paris.
Et le millionnaire qui dite, invente des plans
extendeurs d' impositions ingénieuses et
calculées sur la partie indigente du peuple,
lorsqu' il a bien dîné, calcule ce qui doit lui
p271
revenir de tel forfait politique, au moment où
il est travaillé d' une digestion laborieuse.
Je ne lui pardonnerai jamais ; je le citerai
incessamment au tribunal de l' humanité ; je pardonnerai
plutôt au malheureux qui, n' ayant qu' un pistolet et
du courage, m' attaquera au détour d' une rue, pour
m' ôter le signe repsentatif des alimens dont il a
besoin.
Oui, l' homme qui m' assassineroit, me paroîtroit moins
odieux que tous ces oppresseurs de la patrie. Je lui
pardonne d' avance si ce malheur doit m' arriver ;
partie offensée, je lui rends mon affection, je le
justifie même, et je garde le sentiment de la haine
pour l' être monstrueux qui égorge dans le
sein du luxe et des richesses, et le sentiment
du mépris pour des loix qui n' ont pas la
force d' arrêter ou de punir ces détestables
attentats.
CHAPITRE 279
p272
le bourreau.
l' exécuteur de la haute justice a pour gages
dix-huit mille livres par an. Il n' en
touchoit que seize mille il y a six ans. Il
avoit le droit de porter ses mains immondes
sur les denrées publiques, pour en prendre
une portion. On l' a dédommagé en argent.
Il n' y a eu qu' un homme de décapité à Paris,
depuis quarante ans environ. Aussi le bourreau
est-il inexpérimenté dans cette fonction.
La derniere classe du peuple connoît parfaitement
sa figure ; c' est le grand acteur tragique, pour
la populace grossiere, qui court en foule à ces
affreux spectacles, par le sentiment de cette
inexplicable curiosité, qui entraîne jusqu' à
la foule polie, quand le crime ou le criminel
sont distingués.
Les femmes se sont portées en foule au
p273
supplice de Damiens ; elles ont été les dernieres
à détourner leurs regards de cet horrible scene.
Le petit peuple s' entretient fquemment
de l' exécuteur, dit qu' il a table ouverte pour
les pauvres chevaliers de Saint-Louis, et va
chercher chez lui de la graisse de pendu ; car
il vend les cadavres aux chirurgiens, ou les
garde pour lui, à son choix : le criminel ne
peut pas se vendre de son vivant, ainsi qu' il
fait à Londres.
Rien ne distingue cet homme des autres citoyens,
me lorsqu' il exerce ses épouvantables fonctions ;
ce qui est très-mal vu. Il est frisé, poudré,
galonné, en bas de soie blancs, en escarpins,
pour monter au fatal poteau : ce qui me paroît
voltant, puisqu' il devroit porter, en ces
momens terribles, l' empreinte d' une loi de mort.
Ne saura-t-on jamais parler à l' imagination,
et puisqu' il s' agit d' effrayer la multitude, ne
connoîtra-t-on jamais l' empire des formes
éloquentes ? L' extérieur de cet homme devroit
l' annoncer.
p274
Il est sans contredit le dernier citoyen de
la ville, et lui seul est frappar son emploi,
d' un opprobre inhérent. Il a des valets
qui exercent pour cent écus, le tier
qu' il fait pour six mille. Et il trouve des valets !
Il y auroit beaucoup de flexions à faire sur
cet agent de notre législation criminelle,
pour savoir à qui il appartient spécialement ;
mais cet examen nous jeteroit dans une
dissertation étrangere à la nature de cet ouvrage.
Il marie ses filles, quand il en a, à des
bourreaux de province. Entr' eux ils s' appellent
(à l' instar des évêques) Monsieur De Paris,
Monsieur de Chartres, Monsieur D' Orléans,
etc. Et Charlot et Berger fournissent
aux entretiens du peuple une matiere inépuisable.
Tels savetiers savent l' histoire des pendus et
des bourreaux, ainsi qu' un homme de bonne société
sait l' histoire des rois de l' Europe et de leurs
ministres.
CHAPITRE 280
p275
place de greve.
là sont venus tous ceux qui se flattoient de
l' impunité (et l' on ne sauroit imaginer
comment ils s' abusoient à ce point extrême) :
un Cartouche , un Ravaillac , un Nivet ,
un damiens , et plus scélérat qu' eux encore,
un Desrues . Il y montra la froide intrépidité
et le courage tranquille de l' hypocrisie. Je
l' ai vu et entendu au châtelet ; car il se
trouvoit alors dans la me prison avec l' auteur de
la philosophie de la nature ; et j' allois
visiter l' écrivain.
Desrues n' avoit à la bouche que les noms sacrés de
Dieu, de religion. Lenie du crime n' a guere
été plus loin ; et par la méditation et par la
complication de ses forfaits, il a offert un
exemple effrayant de ce que pouvoit receler et
imaginer l' abyme noir et imtrable du coeur
humain, quand la perversité y regne.
p276
Cette place est encore étroite, quoique
nouvellement élargie. Les exécutions devroient se
faire ailleurs ; car on oblige une foule de rentiers
qui ont prêté leur argent au roi, à voir tous les
apprêts révoltans d' une exécution ; et rien de si
hideux, de si indigne de la majesté des loix. Mais
tout ce qui concerne la jurisprudence criminelle
est parmi nous dans un si déplorable chaos, qu' il
y a bien d' autres réformes à faire, avant que de
donner aux exécutions une couleur qui les distingue
d' un meurtre sanglant, ou d' une vengeance atroce.
L' assassin au fond des bois a-t-il jamais couché
un homme sur une croix de saint-André, pour lui
casser les os de douze coups ? Puis l' a-t-il ployé
sur une roue de carrosse, un confesseur à ses côs,
qui ne peut délier le patient, et qui l' exhorte
à souffrir ? Certes la justice est plus effrayante
que le crime. L' assassin donne son coup de poignard,
craint d' envisager sa victime, fuit avec le remord,
tandis que la justice compte pendant vingt-quatre
p277
heures les cris désespérés d' un malheureux
qu' environne un peuple immense.
On reproche à la populace de courir en foule à ces
odieux spectacles ; mais quand il y a une exécution
remarquable, ou un criminel fameux, renommé, le
beau monde y court comme la plus vile canaille.
Nos femmes, dont l' ame est si sensible, le
genre nerveux si délicat, qui s' évanouissent devant
une araignée, ont assisté à l' exécution de
Damiens ! Je le pete, et n' ont détaché que les
dernieres leurs regards du supplice le plus horrible
et le plus goûtant que la justice ait jamais
osé imaginer, pour venger les rois.
On avoit fait venir tous les bourreaux des villes
circonvoisines, pour prêter la main à ces révoltantes
opérations qui ont attiré des amateurs et des
curieux.
L' auteur d' un ouvrage moderne sur la passion du jeu,
affirme que ce jour-là même on joua à la greve,
qu' on y joua de l' argent , en attendant l' huile
bouillante, le plomb fondu,
p278
les tenailles rougies au feu et les quatre chevaux
qui devoient écarteler l' assassin ; et nous nous
croyons civilisés, policés ; et nous osons parler
de nos loix, de nos moeurs ; tandis que, sans le
cri éloquent des écrivains, nous n' aurions pas appris
à rougir de ces atroces turpitudes. Que nous avons
encore besoin d' être conduits à la sensibilité et
à la raison !
Le patient, tant la coutume a d' empire, ne harangue
jamais le public ; ce qu' il fait si souvent en
Angleterre : il n' en obtiendroit pas la permission.
Le général Lally paroissant vouloir parler au
peuple, on lui mit un illon . Ainsi la forme
du gouvernement se caractérise par-tout, et ne
permet à personne d' élever la voix, même à sa derniere
heure, et de haranguer un instant avant d' expirer.
Les colporteurs qui crient les sentences de mort,
la médaille de cuivre sur l' estomac, font quelquefois
retentir l' arrêt fatal jusqu' aux oreilles du
supplicié ; cruauté impardonnable ! Ils appuient
sur-tout fortement
p279
sur ces mots, qui condamne un assassineur .
Cet horrible barbarisme est de leur invention ;
mais il frappe plus vivement les organes du peuple
que le mot assassin , et le peuple dit et dira
toujours assassineur : cela lui semble plus
énergique.
Il y a quelques années qu' un fils ayant fait
assassiner son pere, fut rompu à la place dauphine
avec son complice, exécuteur du meurtre. Le
parricide, qui avoit entraîné dans le crime un
homme foible, par l' appât du plus mince intérêt,
se montra sur l' échafaud, si dur, si hautain, si
peu repentant, tandis que son compagnon prioit
et sesignoit, qu' au premier cri qu' il jeta sous
le premier coup de barre, un battement universel
partit de toutes les mains.
J' ai cru que ce trait, peut-être unique, devoit
appartenir au tableau des moeurs du peuple de la
capitale.
On ne coupe plus de têtes ; ce qui prouve que les
grands ne pvariquent point. Le sabre qui coupe
les têtes nobles, est rouillé
p280
dans le fourreau, et l' exécuteur a oublié cette
partie de son métier. Il ne sait plus que pendre
et rouer : son bras inexpérimenté a manqué le
général Lally.
Chaque année offre une race nouvelle de voleurs et
de scélérats qui ont un caractere différent. L' an
pas, c' étoient des empoisonneurs connus sous le
nom d' endormeurs , qui mêloient dans le tabac et
dans les boissons un venin assoupissant, dangereux
et mortel : cette année, ce sont des voleurs
d' église, des sacrileges, qui pendant les nuits
enfoncent, pillent les sacristies, emportent
ciboires, calices, croix, chandeliers, etc. On
a dépouillé, tant sur la route de Flandres qu' aux
environs de Paris, près de quarante églises.
On a vu, dit-on, de ces sacrileges qui avoient volé
un ciboire, en renvoyer les hosties au cudu lieu
dans une lettre, après avoir employé une de ces
mes hosties, comme pain à cacheter.
On a révoqué en doute les exécutions
p281
nocturnes, faites aux flambeaux. Il paroît
constaté que rien n' est moins imaginaire. On
ne cooit pas comment la loi se plait à un
meurtre clandestin. L' interprétation la plus
forcée n' a jamais pu lui donner cet horrible
caractere. La peine de mort ne sauroit être
considérée que comme un exemple, et jamais
comme une punition ; or, qu' est-ce que d' étrangler
un homme dans les ténebres, à l' insu des
citoyens qui dorment ? Si vous lui faites grace
de la publicité, faites-lui grace de la vie. Ce
n' est qu' au nom de la société qu' il doit la
perdre ; et votre arrêt est un crime, si elle
ignore tout à la fois le délit et le supplice.
Les anglois et les suisses ont une jurisprudence
criminelle que la justice, la raison et
l' humanité peuvent avouer ; et nous avons encore
à rougir de nos formes lamentables et barbares : nous
n' avons pas encore appris à garantir notre liberté,
notre vie et notre honneur des invasions du pouvoir
aveugle et de la scélératesse réfléchie. La loi
p282
reste incise entre le crime audacieux et
l' innocence timide : elle a peine à les distinguer ;
et tandis que l' instruction s' est passée dans
l' ombre loin de l' oeil et de l' oreille des citoyens,
le supplice vient épouvanter leurs regards ; et
en voyant ses abominables instrumens dressés dans
la place publique, il faut qu' ils demandent quel
est le coupable et quel est son délit.
CHAPITRE 281
servante mal pendue.
il y a dix-sept ans environ qu' une jeune paysanne,
d' une figure très-agréable, s' étoit mise en
service chez un homme qui avoit tous les vices
qu' entraîne la corruption des grandes villes.
épris de ses charmes, il tenta tous les moyens
de la séduire. Elle étoit honte ; elle résista.
La sagesse de cette fille ne fit qu' irriter la
passion du maître qui, ne pouvant la soumettre à
ses desirs, imagina la
p283
vengeance la plus noire et la plus abominable.
Il enferma furtivement, dans la cassette où cette
fille mettoit ses hardes, plusieurs effets à
lui appartenans et marqués à son nom ; puis il
cria qu' il étoit volé, appella un commissaire, et
fit saposition en justice : à l' ouverture de la
cassette, on reconnut les effets qu' il avoit
clamés.
La pauvre servante emprisonnée, n' avoit que ses
pleurs pour défense ; et pour toute réponse aux
interrogatoires, elle disoit qu' elle étoit
innocente. On ne sauroit trop accuser notre
jurisprudence criminelle, quand on songe que les
juges n' eurent aucun soupçon de la scélératesse
de l' accusateur, et qu' ils suivirent la loi dans
toute sa rigueur ; rigueur excessive, et qui
devroit disparoître de notre code, pour faire
place à un simple châtiment, qui laisseroit moins
de vols impunis.
La fille innocente fut condamnée à être pendue.
Elle le fut mal, parce que c' étoit le coup d' essai
du fils de l' ecuteur des
p284
hautes oeuvres. Un chirurgien avoit acheté le corps.
Il fut porté chez lui. Voulant le soir même y
porter le scalpel, il sentit un reste de chaleur ;
l' acier tranchant lui tomba des mains, et il mit
dans son lit celle qu' il alloit disséquer.
Ses soins pour la rappeller à la vie ne furent pas
inutiles ; il manda en même tems un ecclésiastique,
dont il connoissoit la discrétion et l' expérience,
tant pour le consulter sur cet étrange événement,
que pour être témoin de sa conduite.
Au moment que cette fille infortunée ouvrit les
yeux, elle se crut dans l' autre monde ; et
appercevant la figure du prêtre, qui avoit une
grosse tête et une physionomie fortement prononcée,
(car je l' ai connu, et c' est de lui que je tiens
ce fait) elle joignit les mains avec tremblement,
et s' écria : pere éternel, vous savez mon
innocence, ayez pitié de moi. elle ne cessa
d' invoquer cet ecclésiastique, croyant voir Dieu
me. On fut long-tems à lui persuader qu' elle
n' étoit pas
p285
décédée, tant l' idée du supplice et de la mort avoit
frappé son imagination ! Rien n' étoit plus touchant
et plus expressif que ce cri d' une ame innocente,
qui s' élevoit vers celui qu' elle regardoit comme
son juge suprême ; et aufaut de sa beauté
attendrissante, ce spectacle unique étoit fait pour
intéresser vivement l' homme sensible et l' homme
observateur. Quel tableau pour un peintre ! Quel
cit pour un philosophe ! Quelle instruction pour
un homme de loi !
Le procès ne fut pas soumis à une nouvelle
vision, ainsi qu' on l' a impridans
le journal de Paris . La servante guérie de
son effroi, revenue à la vie, ayant reconnu un
homme dans celui qu' elle adoroit, et qui lui
fit reporter ses prieres vers le seul être
adorable, quitta pendant la nuit la maison
du chirurgien doublement inquiet pour cette
fille et pour lui. Elle alla se cacher dans un
village éloig, tremblant de rencontrer les
juges, les satellites et l' affreux poteau, qui
poursuivoient ses regards.
p286
L' horrible calomniateur demeura impuni,
parce que son crime manifeste aux yeux de
témoins particuliers, ne l' étoit pas de même
aux yeux des magistrats et des loix.
Le peuple eut connoissance de lasurrection
de cette fille ; il accabla d' injures le
scélérat auteur de cette infamie. Mais dans
cette ville immense, ce forfait fut bientôt
oublié, et le monstre respire peut-être
encore : du moins il n' a pas porté devant les
hommes la peine qu' il ritoit.
Un livre à faire seroit le recueil de tous les
innocens condams , pour voir les causes de
l' erreur et l' éviter dans la suite. Ne se
trouvera-t-il point enfin un magistrat qui
s' occupera de cet ouvrage important ?
CHAPITRE 282
bastille.
prison d' état : c' est assez la qualifier. c' est
un château, dit Saint-Foix, qui, sans être
p287
fort, est le plus redoutable de l' Europe.
qui sait ce qui s' est fait à la bastille, ce
qu' elle renferme, ce qu' elle a renfer?
Mais comment écrira-t-on l' histoire de Louis
Xiii, de Louis Xiv et de Louis Xv, si
l' on ne sait pas l' histoire de la bastille ? Ce
qu' il y a de plus intéressant, de plus curieux,
de plus singulier, s' est pasdans ses murailles.
La partie la plus intéressante de notre histoire
nous sera donc à jamais cachée : rien
ne transpire de ce gouffre, non plus que de
l' abyme muet des tombeaux.
Henri Iv fit garder le trésor royal à la
bastille. Louis Xv y fit enfermer le dictionnaire
encyclopédique, qui y pourrit encore.
Le duc de Guise, maître de Paris en
1588, le fut aussi de la bastille et de l' arsenal.
Il en fit gouverneur Buffi Le Clerc,
procureur au parlement. Buffi Le Clerc ayant
investi le parlement, qui refusoit de délier
les fraois du serment de fidélité et
d' obéissance, conduisit à la bastille présidens
et conseillers, tous en robe et en bonnet
p288
quarré ; là il les fit jner au pain et à l' eau.
ô murs épais de la bastille, qui avez reçu
sous les trois derniers regnes les soupirs et
les gémissemens de tant de victimes, si vous
pouviez parler, que vos récits terribles et
fidelesmentiroient le langage timide et
adulateur de l' histoire !
Auprès de la bastille se trouve l' arsenal,
qui recele le magasin à poudre, voisinage
tout aussi terrible que la demeure.
La tour de Vincennes renferme encore des
prisonniers d' état, qui paroissent devoir y
finir leurs tristes jours. Qui a pu calculer au
juste les lettres de cachet délivrées sous les
trois derniers regnes ?
On a une histoire de la bastille en cinq
volumes, qui offre quelques anecdotes particulieres
et bizarres ; mais rien de ce qu' on souhaiteroit
tant d' apprendre, rien, en un mot,
qui puisse porter quelque jour sur certains
secrets d' état, couverts d' un voile impénétrable.
Si l' on en croit l' historien, on y traitoit
sous un D' Argenson, avec une rigueur
p289
inouie et une violence tyrannique, les prisonniers
déjà trop punis par la perte de leur liberté.
Le gouvernement, aujourd' hui plus doux
et plus humain qu' il ne l' a jamais été depuis
la mort de Henri Iv, s' est beaucoup relâché
sans doute de cette cruelle vérité, et l' on
n' y inflige plus de ces punitions affreuses et
inutiles.
Quand un prisonnier décede à la bastille,
on l' enterre à s Paul, pendant la nuit à trois
heures du matin. Au lieu de prêtres, des
guichetiers portent le cercueil, et les membres
de l' état-major assistent à la pulture.
Ainsi le corps n' échappe au terrible pouvoir
que par la route du tombeau.
Dès qu' on parle de la bastille à Paris,
on récite soudain l' histoire du masque de fer :
chacun la fabrique à son get y mêle des
flexions non moins imaginaires.
Au reste le peuple craint plus le châtelet
que la bastille : il ne redoute pas cette derniere
prison, parce qu' elle lui est comme étrangere,
p290
n' ayant aucune des facultés qui en
ouvrent les portes. Par conquent il ne plaint
guere ceux qui y sont détenus, et le plus
souvent il ignore leurs noms. Il ne témoigne
aucune reconnoissance aux généreux défenseurs
de sa cause. Les parisiens aiment mieux
acheter du pain pour vivre, que le plus beau
discours l' on prouveroit qu' ils ont droit
à une vie aisée. On y mettoit autrefois les
écrivains pour bien peu de chose ; on a
reconnu que l' auteur, le livre et ses opinions
en acquéroient plus de célébrité ; on a laissé
l' opinion de la veille s' effacer par celle du
lendemain ; et l' on a compris que, lorsqu' on
avoit la force physique, il falloit peu
s' inquiéter des idées politiques et morales,
versatiles et changeantes par leur nature.
gémit ou nemit plus le célebre Linguet.
Quel est son délit ? On l' ignore.
l' effet en est affreux, la cause est inconnue.
Voltaire.
CHAPITRE 283
p291
anecdote.
à l' avénement de Louis Xvi au trône,
des ministres nouveaux et humains firent un
acte de justice et de clémence, en revisant les
registres de la bastille et en élargissant
beaucoup de prisonniers.
Dans leur nombre étoit un vieillard qui
depuis quarante-sept anes gémissoit, détenu
entre quatre épaisses et froides murailles.
Durci par l' adversité qui fortifie l' homme
quand elle ne le tue pas, il avoit supporté
l' ennui et les horreurs de la captivité avec
une constance mâle et courageuse. Ses cheveux
blancs et rares avoient acquis presque
la rigidité du fer, et son corps plongé si
long-tems dans un cercueil de pierre, en avoit
contracté pour ainsi dire la fermeté compacte.
La porte basse de son tombeau tourne sur
p292
ses gonds effrayans, s' ouvre, non à demi, comme
de coutume, et une voix inconnue lui dit qu' il peut
sortir.
Il croit que c' est un rêve : il hésite, il
se leve, s' achemine d' un pas tremblant, et
s' étonne de l' espace qu' il parcourt. L' escalier
de la prison, la salle, la cour, tout lui paroît
vaste, immense, presque sans bornes.
Il s' arrête comme égaré et perdu ; ses yeux
ont peine à supporter la clarté du grand jour ;
il regarde le ciel comme un objet nouveau ;
son oeil est fixe ; il ne peut pas pleurer :
stufait de pouvoir changer de place, ses jambes
malgré lui demeurent aussi immobiles que sa
langue. Il franchit enfin le redoutable guichet.
Quand il se sentit rouler dans la voiture
qui devoit le ramener à son ancienne habitation,
il poussa des cris inarticulés ; il ne put
en supporter le mouvement extraordinaire, il
fallut le faire descendre.
Conduit par un bras charitable, il demande
la rue il logeoit ; il arrive ; sa
maison n' y est plus ; un édifice public la remplace.
p293
Il ne reconnt ni le quartier, ni la ville,
ni les objets qu' il y avoit vus autrefois.
Les demeures de ses voisins, empreintes
dans sa mémoire, ont pris de nouvelles formes.
En vain ses regards interrogerent toutes
les figures ; il n' en vit pas une seule dont il
eût le moindre souvenir.
Effrayé, il s' arrête et pousse un profond
soupir : cette ville a beau être peuplée d' êtres
vivans ; c' est pour lui un peuple mort ;
aucun ne le connoît, il n' en connt aucun ;
il pleure et regrette son cachot.
Au nom de la bastille qu' il invoque et
qu' il réclame comme un asyle, à la vue de
ses habillemens qui attestent un autre siecle,
on l' environne. La curiosité, la pitié
s' empressent autour de lui : les plus vieux
l' interrogent et n' ont aucune idée des faits
qu' il rappelle. On lui amene par hasard un vieux
domestique, ancien portier, tremblant sur
ses genoux, qui confiné dans sa loge depuis
quinze ans, n' avoit plus que la force suffisante
pour tirer le cordon de la porte. Il
p294
ne reconnt pas le maître qu' il a servi : mais
il lui apprend que sa femme est morte, il y
a trente ans, de chagrin et de misere ; que
ses enfans sont allés dans des climats inconnus ;
que tous ses amis ne sont plus. Il fait
ce récit cruel avec cette indifférence que
l' on témoigne pour les événemens passés et
presque effacés.
Le malheureux mit, et gémit seul. Cette
foule nombreuse, qui ne lui offre que des
visages étrangers, lui fait sentir l' excès de sa
misere plus que la solitude effroyable dans
laquelle il vivoit.
Accabde douleur, il va trouver le ministre
dont la compassion généreuse lui fit
présent d' une liberté qui lui pese. Il s' incline
et dit : faites-moi reconduire dans la prison
d' où vous m' avez tiré. Qui peut survivre à
ses parens, à ses amis, à uneration entiere ?
Qui peut apprendre le trépas universel
des siens sans desirer le tombeau ? Toutes
ces morts, qui pour les autres hommes n' arrivent
qu' en tail et par gradation, m' ont
p295
frappé dans un même instant. Sépade la
société, je vivois avec moi-même. Ici, je
ne puis vivre ni avec moi ni avec les hommes
nouveaux, pour qui mon désespoir n' est
qu' un rêve. Ce n' est pas mourir qui est terrible,
c' est mourir le dernier.
Le ministre s' attendrit. On attacha à cet
infortuné le vieux portier qui pouvoit lui
parler encore de sa femme et de ses enfans. Il
n' eut d' autre consolation que de s' en entretenir.
Il ne voulut point communiquer avec
la race nouvelle qu' il n' avoit pas vu naître ;
il se fit au milieu de la ville une espece de
retraite non moins solitaire que le cachot
qu' il avoit habité près d' un demi-siecle ;
et le chagrin de ne rencontrer personne
qui pût lui dire, nous nous sommes vus jadis,
ne tarda point à terminer ses jours.
CHAPITRE 284
p296
maisons de force.
indépendamment du château de la bastille
et du château de Vincennes, affectés
aux prisonniers d' état, les ministres avec des
lettres de cachet, ou par des formules
particulieres, vous envoient à Bicêtre et à
Charenton. Ce dernier endroit est pour les
insensés et pour les maniaques. Mais sous ce nom
sont encore quelques prisonniers d' état ; ce
sont des religieux de la charité qui sont les
geoliers de ces prisons.
Sur les plaintes d' une famille, les jeunes
libertins sont enfermés à saint-Lazare. Les
femmes (car on les enferme aussi) sont conduites
aux filles de la madeleine, à sainte-Pélagie et
à la salpétriere.
Ces différens emprisonnemens sont nécessités
quelquefois par des circonstances impérieuses ;
mais il seroit toujours à desirer que
p297
la détention d' un citoyen nependît pas
d' un seul magistrat, et qu' il y t une sorte
de tribunal pour examiner quand ce grand
acte d' autorité, soustrait à l' oeil des loix,
cesse d' être illicite.
Quelques avantages réels compensent ces
formes irrégulieres, et il y a en effet une
infinité de sordres que la marche lente et
grave de nos tribunaux ne sauroit ni connoître,
ni arrêter, ni prévoir, ni punir. Le criminel
audacieux ou subtil triompheroit dans le
dédale tortueux de nos loix civiles. Les loix de
police plus directes le surveillent, le pressent,
et l' environnent de plus près. L' abus est à cô
du bienfait, j' en conviens ; mais beaucoup
de violences particulieres et de délits bas et
honteux sontprimés par cette force vigilante
et active qui devroitanmoins publier son
code, et le soumettre à l' inspection des citoyens
éclairés.
Les inspecteurs de police, hommes nouveaux dans notre
législation, sont beaucoup écoutés du lieutenant de
police, sur-tout dans
p298
les cas particuliers et obscurs. Mais leurs rapports
peuvent être fautifs, exagérés, passionnés.
La premiere impression demeure dans
l' esprit du magistrat qui, vu ses occupations
trop étendues, ne sauroit donner à chaque
objet qu' un coup-d' oeil rapide.
Les inspecteurs de police, qui occasionnent
un grand nombre detentions (car ils y sont
intéressés) ne devroient être qu' investigateurs
des délits et captateurs : mais, faute
d' une procédure exacte, ils deviennent juges pour
ainsi dire, puisque c' est sur leur simple
déposition que l' on établit la preuve et la
punition du lit. Or, comme ces inspecteurs
frappent le plus souvent sur la portion
du peuple qui n' a ni voix, ni défense, ni
clamation, et qu' ils sont intéressés à trouver
des coupables, il est aisé d' imaginer ce que
l' erreur et le zele même, sans parler des
autres passions, peuvent produire d' attentatoire à
la rigide équité. L' humeur et la précipitation
ont leur danger.
Les évêques dans les provinces, il y a trente
p299
ans, faisoient encore enlever les filles de
protestans par lettres de cachet, pour les confiner
dans un couvent, et là lestacher de la
communion de leurs peres. Cette violence a
toujours été fort rare dans la capitale.
CHAPITRE 285
dépôts ou renfermeries.
prisons de nouvelle institution, imaginées
pour débarrasser promptement les rues
et les chemins de mendians, afin que l' on
ne voie plus la misere suppliante àté du
faste insolent.
On les plonge avec la derniere inhumanité
dans des demeures fétides et ténébreuses,
on les laisse livrés à eux-mes. L' inaction,
la mauvaise nourriture, l' abandon où
ils sont, l' entassement des compagnons de
leur misere ne tardent pas à les faire
disparoître l' un après l' autre.
Ces dépôts (de quelque ptexte que l' on
p300
veuille les colorer) offensent à la fois
l' équité naturelle, les loix civiles, la saine
politique, la religion et l' humanité. Il faut que
l' on soit bien peu fécond en ressources et
en moyens, pour dévouer à une mort lente
tant d' infortus, au lieu de savoir les
employer, aps leur avoir ôleur liberté.
Aucun pouvoir humain n' a le droit d' enfermer
un mendiant, s' il ne lui offre sur-le-champ
un genre d' occupation qui exerce ses bras, sans
l' atterrer.
Ces oppressions condamnables et qui n' admettent
aucune excuse, contristent l' ame la moins
sensible, et l' on pourroit rapporter ici
des faits capables d' affliger les coeurs les plus
indifférens : mais il nous suffit d' avoirnon
ces horreurs trop bien constatées aux hommes
équitables et puissans. Il est même impossible
qu' elles ne prennent pas fin sous un gouvernement
fort distrait, il est vrai, mais d' ailleurs doux
et humain. Il sentira qu' on ne
doit pas traiter ainsi les pauvres qui n' ont
commis aucun crime ; et que ce n' étoit pas
p301
la peine de les ravir à une oisiveté volontaire
ou fore, pour leur imposer cette même
oisiveté devenue un supplice, et le désespoir
et la mort qui s' ensuivent.
Quand un ministre fait arrêter un homme
avec une lettre de cachet ou par un ordre
verbal, et que pour des raisons à lui connues
il ne le fait pas conduire à la bastille,
on l' enferme au châtelet ; et là, l' homme-victime
reste en dépôt . C' est une expression
toute nouvelle, qui s' applique à une vexation
aussi nouvelle. Il faut bien apprendre
aux étrangers toute la richesse de notre langue.
Ainsi le mot dépôt a plusieurs significations :
c q f d.
Une lettre de cachet enleve, transporte
un homme dans un cachot, et l' y laisse
pourrir le reste de ses jours ; mais cette me
lettre de cachet est impuissante à saisir ses
biens et à l' en priver. Les biens de l' emprisonné
reviendront à ses héritiers naturels ;
ainsi l' argent parmi nous est beaucoup plus
sacré que la liberté personnelle.
CHAPITRE 286
p302
vie d' un homme en place.
un ministre se leve, son antichambre est
déjà pleine de gens qui l' attendent : il paroît ;
des milliers de placets passent dans les mains
embarrassées de ses deux secretaires, qui,
froids et immobiles, repsentent à ses tés.
Il sort ; des solliciteurs se trouvent sur son
passage, et le poursuivent jusqu' à sa voiture.
Il dîne ; des recommandations à droite et à
gauche l' investissent pendant le repas, et des
femmes lui parlent à l' oreille pendant le
dessert. Il rentre dans son cabinet ; il voit
sur son bureau cent lettres qu' il faut lire ;
des audiences particulieres le tyrannisent encore.
Comment existe-t-il, dira-t-on ? Comment ?
Il est distrait pendant qu' on lui parle, et il
oublie tout ce qu' on lui dit ; il laisse à des
commis le soin de répondre à tout le monde
p303
et d' expédier son immense besogne ; il signe les
lettres, voilà à peu près toutes ses fonctions.
Mais il seserve quelqu' intrigue de cour, qu' il
ourdit avec adresse, qu' il suit avec constance,
et dont il prépare le dénouement. Il songe
toute sa vie, non au devoir de sa place, mais à
rester en place.
Les gens en place sont d' un sérieux à glacer.
Leur conversation est la sécheresse même :
ils ne s' expriment que par monosyllabes ; mais
toute cette démonstration extérieure est
pour le public : en particulier, comme ils n' ont
plus la crainte de se compromettre, ils abjurent
une morgue qui nuiroit à leurs plaisirs, et l' on
voit l' homme qui pour un instant n' est plus dupe
de sa vanité.
Le valet-de-chambre d' un homme en place jouit
quelquefois de quarante mille livres de rentes ;
il a lui-même un valet-de-chambre, lequel en a
un autre sous ses ordres. C' est le subalterne
qui nettoie l' habit, qui apprête la perruque
artisée de monseigneur ; le valet en chef la
reçoit de la quatrieme main, et ne
p304
fait que la poser sur la tête ministérielle,
reposent les grandes destinées de l' état. Après
cette fonction auguste, c' est à son tour de
se faire habiller par ses gens ; il les appelle
à haute voix, il les gronde ; il reçoit son
monde, protege et commande qu' on mette les chevaux
à sa voiture. Le valet-de-chambre du valet-de-chambre
n' a pas tout-à-fait un équipage, mais il est
très-bien servi.
Tandis que le serviteur du roi va repsenter
utilement à Versailles, le serviteur de
monseigneur représente à Paris, et promet des
graces à ceux qu' il rencontre, comme se trouvant
lui à la principale source.
Monseigneur est tout puissant à onze heures du
matin ; il donne audience, et son sallon est
rempli. D' un coup-d' oeil il distribue la faveur.
Heureux ceux qu' il a regars ! Leur coeur bondit
d' esrance et de joie. L' homme puissant invite
ses créatures à sa table ; elles se prosternent,
et leur visage devient rouge de plaisir et de
contentement. à une heure entre quelqu' un qui vient
trouver
p305
monseigneur, le fait passer dans son cabinet et
lui redemande le porte-feuille . Monseigneur
n' est plus rien. Il fait mettre à voix basse
deux chevaux à sa plus humble voiture, quitte
Versailles sans revoir le visage du mtre qui
le chasse, et va ner seul à Paris avec son
chagrin, et loin de la cohue brillante qui lui
prodiguoit les rérences et les adulations.
Cette foule qui apprend la nouvelle, se disperse
pour aller ner ailleurs, et chacun dit à part
soi : demain j' irai voir le successeur et le
féliciter.
comment cette portion de royauté que l' homme puissant
tenoit entre ses mains lui échappe-t-elle
tout-à-coup ? Cela a l' air d' un songe, d' un acte
de féerie. Les hommes en place ne sont-ils que des
pantins, ainsi que l' a dit Diderot ? Coupez le fil
qui le faisoit mouvoir, le pantin reste immobile.
Et que fait le pantinduit à lui-même ? Il cherche
à culbuter à son tour celui qui l' a fait choir ;
il compose de nouveaux rêves de grandeur ; il ne
peut se résoudre à n' être
p306
plus rien ; il abhorre la tranquillité et le
loisir dont il jouit : ce qui prouve qu' il y a une
volupté exquise à régir la foule des humains, à leur
inspirer tour-à-tour la crainte et l' espérance, et
à recevoir, en qualité d' homme puissant, leurs
louanges intéressées, leurs respects simulés et
leurs courbettes mensongeres.
Quelle vie, par exemple, que celle d' un lieutenant
de police ! Il n' a pas un instant à lui ; il est
obligé tous les jours de punir ; il tremble de se
livrer à l' indulgence, parce qu' il ne sait pas s' il
ne se la reprochera point un jour. Il a besoin d' être
vere, et d' aller contre le penchant de son coeur ;
il ne se commet pas un crime dont il ne reçoive
l' image honteuse ou cruelle. On ne lui parle que
d' hommes vicieux et de vices ; à chaque instant on
vient lui dire, voilà un meurtre , un suicide ,
une violence ! Il n' arrive pas un accident, qu' il
ne lui faille ordonner le remede, et précipitamment ;
il n' a qu' un instant pour délibérer et agir, et il
faut qu' il craigne également, et d' abuser
p307
du pouvoir qui lui est confié, et de n' en pas
user à propos. Les rumeurs populaires, les
propos extravagans, les factions théatrales,
les fausses alarmes, tout le regarde.
Repose-t-il ? Un incendie le tire brusquement
de son lit. N' y a-t-il pas d' incendie ? Des
jeunes gens de qualité font tapage la nuit,
infirment le pronondu commissaire du quartier.
Onveille le magistrat pour
juger ces étourdis. La cour, la ville, la province
lui font des interrogations multipliées :
il faut qu' il ponde à tout, il faut qu' il suive
à la piste le brigand, l' assassin obscur
qui a commis un crime ; car le magistrat paroît
blâmable, s' il n' a pas su le livrer de bonne heure
à la justice ; on calculera le tems
que ses préposés auront mis à cette capture ;
et son honneur exige que l' intervalle entre le
délit et l' emprisonnement soit le plus court
possible. Quelles fonctions redoutables !
Quelle vie nible ! Et cette place est convoitée !
On ne s' intrigue aujourd' hui, disoit Duclos ,
p308
que pour l' argent : les vrais ambitieux
deviennent rares. On cherche des places
l' on ne se flatte pas me de se maintenir ;
mais l' opulence qu' elles auront procurée, consolera
de la disgrace. Noseux aspiroient à la gloire
toute nue : ce n' étoit pas, si l' on veut, le
siecle des lumieres ; mais c' étoit celui de l' honneur.
Un courtisan de nos jours disoit : il faut
tenir le pot de chambre aux ministres tant
qu' ils sont en place, et le leur verser sur la
tête quand ils n' y sont plus. or les courtisans
agissent comme ils parlent.
CHAPITRE 287
orateurs sacrés.
les prédicateurs jouissent seuls à Paris du
beau droit de parler au peuple assemblé. Il
seroit à desirer qu' ils en sentissent toute
l' étendue. Nourris des lumieres de la philosophie,
quelques-uns ont expodes vérités
p309
fortes. Au lieu de ridiculiser bêtement un emploi
aussi noble, ne vaudroit-il pas mieux consacrer
ce rare privilege par les devoirs qu' on leur
imposeroit ? Devoirs d' hommes et de citoyens.
Voici le moment pour eux de se montrer tels et de
riter laration générale.
Professeurs publics de morale, sous l' étendard
sacré de la religion, ils pourroient réellement
combattre par la parole les abus les plus dominans,
et, développant les maximes de l' évangile, étendre
jusqu' à la plus grande circonférence le précepte
divin de la charité, en attaquant de toutes parts
les malversations les plus criantes.
Tout crime, depuis le plus grand jusqu' au moindre,
dérive de l' avarice et de la dureté des coeurs.
Les pdicateurs pourroient soumettre à leur
tribunal tous les forfaits politiques qui causent
les malheurs du peuple. Rien ne sauroit arrêter ce
cri de l' ame. La rité nue et simple a une force
qui terrasse ; d' ailleurs jamais l' autorité n' a o
p310
frapper directement la sainte vérité.
Sous ce point de vue, les pdicateurs, sans
offenser le ministere, pourroient le servir.
Qu' ils s' emparent des idées saines, universellement
pandues. Toutes les idées utiles à l' humanité
sont dans l' évangile, qui ne recommande qu' amour et
charité ; la philosophie de nos jours est une branche
du christianisme. Quelques-uns, je le pete, ont
déjà rempli cenéreux devoir en présence du
monarque : et quelle sublime fonction, que de porter
à l' oreille du prince les gémissemens qu' il ne peut
entendre, et les pensées augustes qu' on voudroit
interdire à la royauté !
Je chéris beaucoup l' éloquence de la chaire ;
j' ambitionnerois fortement de pouvoir prendre
la place de ces orateurs qui peuvent apporter des
consolations aux calamités régnantes, parler au
peuple d' un ton apostolique et répandre la parole
divine, telle qu' elle est empreinte dans l' auguste
morale du livre qui la contient. C' est en ce moment
que la dignité du sacerdoce paroît dans tout son
éclat. Persuader,
p311
convaincre, consoler, velopper tous les trésors
de la morale la plus sublime, la plus propre à
donner aux hommes l' amour de la paix et de la
charité, quel respectable emploi !
Quant à ces abbés beaux-esprits, qui courent des
bénéfices, en faisant de belles phrases pour pcher,
s' il se peut, un avent à la cour, qui ne veulent
que faire fortune, qui pillent dans le fonds d' autrui
quelques lambeaux, quelques tournures oratoires,
et qui ne disent rien à la foule qui souffre ; quant
à ces énergumenes sous le froc, qui vomissent
de plates grossiéretés contre des philosophes qu' ils
ne savent ni lire, ni entendre, ni apprécier ;
qui ont fait divorce avec la raison, qui transforment
le talent de la chaire en celui d' inventer des
imputations calomnieuses : je les plains de profaner
un aussi auguste ministere, de ne pas sentir quelle
est leur véritable force, et l' empire qu' ils
pourroient prendre sur les esprits, s' ils s' étudioient
à parler aux hommes sur leurs véritables intérêts.
p312
On dit qu' un ex-jésuite nommé Beauregard, qui
affecte la vémence, a cru atteindre le sublime
de son art, en s' écriant dans ses transports
risibles et frétiques : on nous accuse
d' intolérance. Eh ! Ne sait-on pas que la charité
a ses fureurs, et que le zele a ses vengeances ?
une autre fois il commença ainsi un discours :
approchez, acolyte, tirez les rideaux, voilez le
sanctuaire... je vais parler des philosophes...
cela est fort plaisant.
Tel autre prédicateur prêche dans un fauxbourg
de Paris, ou dans un misérable village, un
sermon qu' il a composé contre le luxe. mes
freres, dit-il en apostrophant un auditoire
déguenillé, la sensualité de vos tables, ces
mets recherchés, ces délicatesses voluptueuses
qui réveillent vos sens engourdis et fatigués
de plaisir... et ilbite cela à de pauvres
malheureux qui ne mangent le dimanche que du pain,
du lard, des choux à l' eau et au sel.
Que fait-il ? La répétition d' un discours qu' il
prononcera le lendemain à Saint-Roch,
p313
dans le quartier opulent de la finance. Le
peuple dort au sermon, parce qu' il est rarement
adapté à son élocution et à ses connoissances.
M Oulier De Besançon dit avoir vu, en 1739,
dans l' église sainte-Claire à Stockholm, un
bedeau qui portoit une longue canne et frappoit
sur la tête de ceux qui dormoient pendant la
prédication. Si l' on adoptoit cette fonction en
France, la main du préposé ne seroit pas oisive dans
nos temples, et il en faudroit plus d' un.
CHAPITRE 288
anti-anglois.
on rencontre dans les soctés quelques
détracteurs de la France ; mais lestracteurs
des nations étrangeres et sur-tout des
anglois abondent, et n' ont pas plus de raison
sans doute. Il est très-utile qu' il y ait une
espece de rivalité entr' elles, qu' elles se reprochent
leurs fautes, leurs erreurs et leurs
p314
sottises ; qu' elles s' opposent mutuellement le
progs de leurs arts ; qu' elles se surveillent
enfin. C' est par ce moyen qu' elles se mettront
à portée de profiter de leurs découvertes et de
ler leurs lumieres respectives.
La France, par sa position, par l' industrie et le
caractere de ses habitans, paroît avoir de grands
avantages sur l' étranger ; et les injures qu' on lui
dit, sont de vrais reproches d' amans, qui voudroient
la voir aussi belle, aussi florissante qu' elle
pourroit l' être.
Vingt millions d' habitans, cent cinquante millions
d' arpens de terre en quarré ou environ : quelle
puissante monarchie ! à qui, d' ailleurs, le physique
fournit abondamment toutes les denrées de premier
besoin et de luxe. Ne devroit-elle pas avoir
l' avantage sur tous les gouvernemens de l' Europe ?
La nature lui a don la suriorité, et sa position
a déci sa puissance. Pourquoi donc ce me état
ne voit-il pas sa félicité égaler sa grandeur ?
Pourquoi la nation angloise a-t-elle cette fierté,
cette énergie, ces ressources,
p315
ce courage intrépide et calme qui la fait résister
à une guerre civile, à trois grandes puissances
unies, à ses factions particulieres ? Eh ! Qui ne
voit que sa constitution politique en a fait des
hommes qui figurent avec dignité, et qui ont rité
par leurnie, leur fermeté, leurs lumieres et
leurs loix, d' enchaîner la tyrannie, et de commander
à l' océan ?
CHAPITRE 289
l' académie françoise.
l' académie françoise, si célebre entre nos
majestueuses barrieres de sapin, et n' ayant plus
d' existence au-delà, se déroberoit-elle à nos
pinceaux ? Non : elle appartient spécialement au
caquet de la grande ville.
Richelieu ne pouvoit former un établissement, même
par instinct, qui ne tendît au despotisme.
L' institution de l' académie est visiblement
une institution monarchique. On
p316
a fait venir dans la capitale les gens de lettres,
comme on y a fait venir les grands seigneurs, et
par les mêmes motifs, pour les avoir sous la main.
On les tient plus en respect de près que de loin.
L' écrivain qui veut être de l' académie, est contenu
bien avant que d' y entrer ; sa plume mollit
lorsqu' il songe qu' il lui faudra un jour l' agrément
de cette cour, qui peut lui fermer la porte, malg
le suffrage unanime du corps. L' écrivain cherche à
ne pas déplaire, à éviter du moins ce désagrément ;
et la rité n' a plus, sous son expressionnaturée,
une physionomie vivante.
Quelques-uns me flattent par ambition, et
préferent la faveur de la cour à l' estime publique.
L' académie françoise n' a de considération et ne
peut en avoir qu' à Paris ; les épigrammes qu' on
lui lance de toutes parts, contribuent même à la
sauver de l' oubli.
Ce goût exclusif qu' elle s' arroge est d' ailleurs bien
fait pour éveiller le ridicule. Tous
p317
les hommes sont appellés à juger par eux-mêmes des
arts de sentiment : ils le sentent ; ils trouveront
donc toujours extraordinaire qu' une poignée
d' hommes osent donner leurs idées sur les arts,
comme les idées les plus justes, et leur esprit pour
l' esprit par excellence. Leur goût particulier ne
peut pas former le goût géral.
La maniere qui naît et qui naîtra toujours de ces
sortes d' assembes, déplaira encore, parce que le
caractere d' imitation décele la gêne et la servitude,
et que chaque écrivain s' estimant libre dans son
idiôme particulier, ne voudra pas modeler son
attitude sur celle d' autrui.
Enfin, ce bizarre privilege qui déclare publiquement
un homme, homme d' esprit, lui quarantieme au milieu
d' une ville où l' esprit abonde, excite constamment
la bonne humeur de nos conversations : et les
prétentions au titre d' académicien sont jugées
plus sévérement que toutes les autres ptentions,
parce que chacun ne se croit pas
p318
intérieurement plus sot que le récipiendaire,
qui la veille étoit un mortel ordinaire.
L' académie ensuite établit une différence
presqu' injurieuse entre les gens de lettres ;
ils paroissent, pour ainsi dire, n' avoir point
de rang, s' ils ne jouissent du fauteuil. C' est
une séparation véritable entre des républicains
jaloux avec raison de l' égalité, puisqu' ils font
les mes efforts, qu' ils ont le même juge, la
me ardeur, la même constance dans la carriere
de la gloire, et qu' ils ne luttent pas néanmoins à
force égale.
En effet, l' esprit de corps donne toujours
une premiere consistance à l' ouvrage qui émane de
son sein, et ce, au détriment de tout autre ouvrage.
Si l' auteur est étranger au corps, au défaut de la
sourde critique, on emploiera un silence perfide
et pdité. Plus d' annonceurs, plus de pneurs.
Il faut que le livre s' éleve par ses propres forces.
Et quel livre dans son origine a été apprécié ce
qu' il vaut ? Les pensions
p319
et les récompenses qui vont chercher de préférence
les académiciens placés à la source des graces,
achevent de jeter au milieu de la littérature un
sujet de plainte et de discorde.
Les services que l' académie françoise a rendus à
la langue sont foibles, pour ne pas dire nuls. La
langue, sans ce corps, eût fait sans doute des
progs plus rapides et plus audacieux. Quoi de
plus fatal que de l' avoir fie au milieu de
tant d' arts féconds en conceptions neuves ? Quoi de
plus ridicule que ce ton dogmatique qu' elle
prend quelquefois ? Tout en se moquant de la
sorbonne, ne va-t-elle pas citant de vieux mots
et de vieilles autorités , comme des théologiens
qui ergotent sur les bancs ?
Ce corps, compo d' ailleurs des bons écrivains
de la nation, mais qui est loin de les renfermer
tous, vaut beaucoup, mais individuellement ;
rassemblés, ils subissent la fatale loi des corps :
ils deviennent petits, n' ont plus que de petites
idées, emploient
p320
de petits moyens, et sont conduits par de petits
motifs. Ce corps deviendroit utile, s' il secouoit
jamais les misérables pjugés qui l' investissent,
et s' il osoit adopter un goût diamétralement oppo
à celui qui l' anime ; c' est-à-dire, si au lieu d' un
ton et d' une maniere locale, qui ressemble à la
couleur d' une école de peinture, il appercevoit
enfin l' immensité de l' art qui exprime la
pene ; s' il invitoit, s' il admettoit tous les
tons, tous les styles, toutes les manieres,
et qu' il sût qu' il n' y a point de regles fixes
pour cet art inconnu, qui rend sur le papier la
force de nos idées et la chaleur de nos sentimens.
Les gens de lettres formant le plus petit
nombre dans ce corps littéraire, il se dénature,
s' oppose à lui-même, et recueille malg
lui ses ennemis dans son propre sein. Il n' a pas
eu le courage de renoncer à une décoration étrangere ;
et le crédit, l' intrigue y ayant fait breche
tant de fois, le littérateur pauvre, fier et modeste,
perdra bient
p321
la seule place que la patrie lui offroit, et la
plus propre à récompenser ses travaux. C' est
pour un grand une jouissance de plus, que
de déposséder un homme de lettres qui n' a
pour lui que la voix publique. Le bon Patru,
qui étoit franc du collier, récita à l' académie
cet apologue, lorsqu' elle voulut nommer
un grand seigneur ignorant, au lieu d' admettre
un écrivain connu : un ancien grec
avoit une lyre admirable, à laquelle se
rompit une corde ; au lieu d' en remettre une
de boyau, il en voulut une d' argent, et la lyre
n' eut plus d' harmonie.
je crois que les gens de lettres feroient
beaucoup mieux, s' ils prenoient le parti de
renoncer de bonne heure à cette récompense
insidieuse. Leurs talens en auroient certainement
plus de vigueur et de liberté. Ils ne troqueroient
plus follement la gloire qui les attend loin des
murs de la capitale, pour obtenir la renommée de
Paris, toujours orageuse, et qui ne s' y concentre
que pour bientôt mourir.
p322
Dans les académies, les gens de lettres se
voient de trop ps ; les défauts de chacun
paroissent davantage ; l' amour-propre se tourne
en aigreur ; les intéts se divisent ; plus de
concorde ; l' harmonie est détruite.
J' aime la ponse du poëte Lainez. Un membre de
l' académie françoise lui proposoit de faire des
démarches pour entrer dans ce corps. Il répondit
fiérement : eh ! Qui vous jugeroit ?
l' académie, mue par des intérêts particuliers, ne
sent pas assez que le peuple lecteur surveille, juge
ses choix, et trouve très-ridicule laception
qui ne lui amene pas un nom connu. Quand il faut
analyser un mérite qui sort des ténebres, le public
se révolte, et rit aux dépens de l' obscur cipiendaire.
Quelques acamiciens voudroient représenter comme
hommes de génie . Mais le génie est comme la
pudeur ; il est impossible de le jouer.
L' académie françoise ne propose plus pour
p323
sujet des prix qu' elle distribue annuellement,
quelle est la plus grande de toutes les vertus
du roi, ainsi qu' elle faisoit sous le regne
de Louis Xiv. Aujourd' hui les gens de lettres
qui la composent (nous leur devons cette justice)
ne se bornent pas à épurer le style, ils se
regardent encore comme appellés à former les
moeurs de la nation, et jamais ils ne s' aviseront
de traiter une aussi lâche etshonorante question.
échaps à l' adulation, ils n' ont pu échapper de
me à une certaine pédanterie : elle est plus fine,
plus adroite, plus ingénieuse chez les uns que
chez les autres, il faut l' avouer ; mais tous
croient ou voudroient faire croire que l' académie
est un tribunal réel, qui commande au goût et est
fait pour le gler ; que le titre d' académicien
emporte avec soi l' idée d' un juge absolu des arts :
ce qui n' est pas, vu leur extrême prévention pour
leur propre maniere, leur dédain affecté pour
tout ce qui ne se soumet pas au ton de leur école,
et l' ignorance ils sont
p324
sur beaucoup d' ouvrages étrangers et nationaux,
que leur paresse ou leurs travaux les emchent de
lire et d' examiner.
CHAPITRE 290
sur le mot goût.
un théologien s' échauffe, devient fanatique
et déraisonne au mot grace , et tel acamicien
au mot goût . Le dernier voudra vous subjuguer,
tout comme le premier prendra le ton dogmatique,
et ils ne demeureront pas inférieurs l' un à l' autre
en invectives. Comment après cela ne pas convenir
que chacun a sa marotte ? Et l' acamicien se
moquera du théologien, quand il a, comme celui-ci,
la ptention bizarre de se croire infaillible.
Comme on truit tout le mérite de l' action la
plus excellente et la plus pure, en lui ptant
de vicieuses intentions, de même on anéantit un
bel ouvrage avec une critique froide et
minutieuse. Ceci est encore le passe-tems
p325
d' un académicien ou jaloux, ou chagrin, ou
voulant trancher du docteur.
Tel académicien dit, j' ai du goût, parce
qu' il n' ose pas dire, j' ai du nie. il sent
bien que tout le monde sait ce que c' est que le
génie, parce qu' il est aisé de le reconnoître ;
il voit donc qu' il ne peut en imposer là-dessus,
et il se renferme dans le titre d' homme de goût ,
parce qu' il est aussi difficile de le lui contester,
que peu important de le lui accorder.
Quand il a obtenu ce titre, il s' imagine
alors que ses ouvrages sont trés de goût :
ce qui n' est pas ; car tel a du goût pour
apprécier les productions d' autrui, et n' en a pas
pour ce qu' il fait.
CHAPITRE 291
l' académie des inscriptions et belles-lettres.
là, l' antiquaire sourit d' un poëte moderne
p326
qui ne s' appelle pas Homere ou Euripide .
Aristote l' emporte encore sur Descartes et Newton :
plus les idées sont anciennes, mieux elles valent :
le siecle des Médicis n' y a pas encore droit de
bourgeoisie.
Tel érudit ne daigne pas appercevoir la colonnade du
louvre, pour parler d' un vieux temple de Cérès, dont
il restitue l' entablement, l' architrave, etc. Si
l' on perd une bataille, c' est que l' on a oublié la
force de la phalange macédonienne.
Apelle et Zeuxis étoient les premiers peintres
de l' univers ; car leurs tableaux, à force de
tusté, n' existent plus.
Si nous faisons quelque chose de passable, c' est
par pure réminiscence : les anciens avoient tout
dit, tout vu, tout deviné ; nous les répétons à notre
insu, et par un effet de la métempsycose ; car nous
sommes une race abâtardie, dégénérée pour les arts :
vivent les grecs.
notre langue ne vaut pas l' hébreu, qui est une langue
sacrée : nous ne commencerons
p327
à valoir quelque chose que dans quatre mille ans.
Tous ces contempteurs des tems modernes écrivent
des in-4 sur les anciens ; c' est aux anciens à les
lire. Ils traduisent les anciens, et ces anciens-là,
sous leur plume, paroissent bien sots et bien vuides.
Ils mettent tout Homere en rimes plates, pour en
rendre la lecture à jamais impossible, et pour
l' admirer sans doute tout seuls. D' autres font de
mauvaise prose, pour nous faire détester notre
idiôme, et pouvoir crier plus haut encore : vivent
les grecs ! cela est adroit.
Spanheim s' extasioit de volupté sur une médaille
antique : il est bon de regarder une médaille une
fois, mais c' est assez. Si c' est à raison
d' antiquité, tel rocher est plus vieux que
l' alphabet pnicien, transmis ou non transmis
aux grecs. Tel homme de lettres est curieux ;
c' est bien fait à lui, si cela l' amuse :
mais tel autre ne voit pas sur une daille
la raison d' une excessive volup.
p328
Les membres de ce corps se nomment acamiciens ;
mais ce titre est une très-foible distinction à
Paris, et l' on ne sait trop pourquoi : c' est
qu' il faut être de l' acamie françoise pour être
un véritable académicien.
D' vient cette différence entre voisins qui ne sont
parés au louvre que par une cloison ? Il y a bien
autant de pjugés, autant de ptentions d' un côté
que de l' autre : plusieurs membres passent même
d' une chambre pour aller dans la chambre voisine ;
ils devroient donc être rangés sur lame ligne ;
on fait des vers et de la prose d' un côté et de
l' autre.
Le public, ou plutôt l' opinion, a mis entre ces
deux corps un grand intervalle. Il seroit
p329
facile néanmoins d' opposer l' acamie des
belles-lettres à l' académie françoise, si la
premiere vouloit s' humaniser un peu avec les
belles-lettres, puisqu' elle en porte le nom,
goûter de la littérature moderne, réciter quelques
vers fraois, et ne point faire de divorce avec
le bel-esprit. Alors tous ces antiquaires
passeroient pour des gens de lettres, et l' on
s' accoutumeroit à dire d' eux, qu' ils ont de
l' esprit ; le goût prendroit peut-être
ensuite, et les quarante seroient dépossédés du
privilege exclusif à la réputation et à
l' immortalité.
Que cela arrive ou non, je dirai toujours à
l' académie françoise :
tes plus grands ennemis, Rome, sont à tes portes.
cette acamie ne veut plus, dit-on, que ses membres
passent désormais à l' académie françoise, parce
que c' est trop de gloire pour un simple mortel,
que de unir sur sa tête les titres opposés de
savant et de bel-esprit : il faudra opter,
et l' on ne pourra
p330
plus servir à la fois les deux maîtresses jalouses
et rivales. Point d' accord entre l' érudition
et les graces .
CHAPITRE 292
communautés.
un premier édit avoit supprimé, sous le ministere
de M Turgot, les jurandes et communautés de
commerce, ces parties honteuses de notre
gouvernement ; et tout rouloit assez bien. Dix-huit
mois après, un second édit créa six corps de
marchands, et quarante-quatre communautés d' arts
et métiers.
Les entraves bizarres furent supprimées. Une plus
grande liberté est rendue au commerce ; on a réuni
des professions qui ont de l' analogie entr' elles,
et qui autrefois lives à des procès interminables,
fatiguoient les tribunaux de leurs bats aussi
coûteux que ridicules.
p331
La porte de l' industrie est ouverte à quiconque veut
travailler ; mais il en coûte encore de l' argent.
Cet argent ne se donne plus aux communautés ; à qui
se donne-t-il ? Aux coffres royaux : tout rentre
insensiblement dans ce bassin unique.
Les bouquetieres, les coëffeuses de femmes,
les jardiniers, les maîtres de danse, les savetiers,
les vuidangeurs ont été déclarés par le même édit,
libres dans leur profession, et exempts de payer.
Avant cet édit on poursuivoit une malheureuse
femme qui, la veille de la fête d' un patron bannal,
portoit des fleurs sur son éventaire : on écrasoit
ses fleurs, et on lui faisoit payer une amende. On
saisissoit de par le roi et justice , des
souliers à demi ressemelés, et enfin l' on incarcéroit
le téméraire qui mettoit des papillottes sur la tête
d' une femme, sans avoir la patente qui
l' autorisoit à friser et pommader ses cheveux. Nous
sortons de l' époque de toutes ces belles institutions,
et nous en avons encore
p332
plusieurs à peu près de cette dignité-là : et
voilà l' ouvrage des anciens administrateurs de
notre grand état.
CHAPITRE 293
agréministes.
les belles dames, dont la fantaisie commande ces
ouvrages momentanés, susceptibles de variations
infinies, ignorent sans doute que les ouvriers
qui façonnent les agrémens dont elles ornent leurs
robes, se nomment agréministes .
L' ouvrier donne à la soie toutes les formes
possibles ; c' est de son goût et de son génie
que naissent la variété des dessins, la diversité
des couleurs artistement unies, l' imitation
des fleurs naturelles.
On admire une jolie femme, et son habillement
qui fait partie de son existence : mais
à la vue des effets très-galans qui résultent
de ses aigrettes, de ses pompons, de ses
p333
franges, le poëte chansonnier ne s' est jamais avi
de lébrer un peu le fuseau, la navette et la
main industrieuse du pauvre agréministe : tout
est pour celle qui porte la robe élégante, et rien
pour l' ouvrier qui lui a imprimé cet éclat, cette
fraîcheur, cette légéreté aérienne.
CHAPITRE 294
épingliers. Cloutiers.
un sauvage admire un clou, et il a raison.
C' est à Paris que l' homme observateur voit
combien l' art a demandé de combinaisons,
d' exriences et de soins. Il faut trente mains
et trente outils pour la formation d' une épingle ;
vous en aurez mille pour douze sols.
Les aiguilliers-épingliers regardent leur
profession comme l' une des plus anciennes,
puisqu' ils soutiennent qu' noc en fut l' inventeur.
L' aiguille est nécessaire à presque tous les
tiers : pour que l' aiguille ne soit ni molle
p334
ni cassante, pour qu' elle reçoive la perfection
dont elle est susceptible, il faut plus de vingt
opérations, toutes également essentielles et
extrêmement délicates. Les cloutiers ont pris
s Cloud pour patron, et les épingliers
s Sébastin, parce que celui-ci fut martyrisé
à coups de fleches.
CHAPITRE 295
gêne de la presse.
les ennemis des livres le sont des lumieres, et par
conséquent des hommes. Les entraves dont on
surcharge la presse invitent à les braver : si l' on
jouissoit d' une liberté honnête, on n' auroit plus
recours à la licence. Il est des maux politiques que
prévient la liberté de la presse, et c' est dé un
très-grand bienfait. La police intérieure des
états a besoin d' être éclairée par des écrits
désintéressés. Il n' y a que le philosophe satisfait
de la seule estime de ses concitoyens,
p335
qui puisse s' élever au-dessus des nuages que forme
l' intérêt personnel, et offrir les abus
d' une coutume insidieuse. Enfin la liberté de la
presse sera toujours la mesure de la liber
civile, et c' est une espece de thermometre pour
connoître d' un coup-d' oeil ce qu' un peuple a perdu
ou gagné.
Si l' on adopte cet axiome, chaque jour nous perdons ;
car chaque jour la presse est plusnée.
Aussi les livres que l' on imprime aujourd' hui à
Paris sont-ils pitoyables, lorsqu' ils roulent sur
l' histoire, sur la politique, ou sur la morale des
nations.
Laissez penser et parler ; le public jugera,
il saura même corriger les auteurs. Le plus
r moyen pour épurer l' imprimerie, c' est de la
rendre libre : l' obstacle irrite ; ce sont les
prohibitions, les difficultés, qui enfantent les
brochures dont on se plaint.
Si le despotisme pouvoit tuer la pensée dans son
sanctuaire, et nous emcher de faire voler le
trait de nos idées dans l' ame de
p336
nos semblables, il le feroit. Mais ne pouvant
tout-à-fait arracher la langue au philosophe et
lui couper les mains, il établit l' inquisition sur
les routes, peuple les frontieres de commis,
pand les satellites, ouvre toutes les caisses,
pour intercepter la progression infaillible de
la morale et de la vérité : vain et puérile effort !
Attentat superflu au droit naturel de la société
générale et aux droits patriotiques d' une société
particuliere ! La raison de jour en jour frappe
les nations d' un plus grand éclat ; elle luira
sans nuages. On a beau craindre ou persécuter le
génie, rien n' éteindra dans ses mains le flambeau
de la vérité : l' arrêt que sa bouche prononce
sera répété dans toute la postérité contre l' homme
injuste. Il a voulu ravir à ses semblables le
plus noble de tous les droits, celui de penser,
inséparable de celui d' être : il aura manifesté
sa foiblesse et son extravagance, et il ritera
le double reproche de tyrannie et d' impuissance.
ô braves anglois ! Peuple généreux,
p337
étranger à notre servitude honteuse, conservez avec
soin parmi vous la liberté de la presse ; elle est
le gage de votre liberté. Vous représentez
aujourd' hui presque seuls pour le genre humain ;
vous soutenez la dignité du nom d' homme. Les
foudres qui frappent l' orgueil et l' insolence
du pouvoir arbitraire, partent du noble sein de
votre isle fortunée. La raison humaine a trou
chez vous un asyle d' où elle peut instruire l' univers.
Quand les oppresseurs croiront imposer silence
à la terre, et la dévorer sans qu' elle ose gémir,
leurs perfides projets seront éclais dans toutes
leurs profondeurs, leurs fronts seront cicatrisés
des foudres sacrés de la vérité : l' opprobre les
saisira pour les vouer au mépris et à l' exécration
de la race psente et future.
ô braves anglois ! Vos livres ne sont pas soumis
au mandat de M Le Camus de Néville ; et
il faudroit un long commentaire pour vous expliquer
de quelle maniere monseigneur le garde des sceaux,
ou monseigneur
p338
le chancelier de France, quand il a les sceaux, ou
monseigneur le vice-chancelier, permet enfin à une
mince brochure qu' on ne lira pas, d' être étalée
et invendue sur le quai de Gêvres.
Nous sommes si ridicules et si petits devant
vous, que vous auriez peine à comprendre l' excès
de notre foiblesse et de notre humiliation.
Au reste, cette gêne fait un tort considérable
à la capitale, et l' étranger en profite.
La graphomanie a un côté ridicule, mais elle
fait subsister diverses professions. La montagne
Sainte-Genevieve est peuplée de colporteurs,
de brocheurs, de relieurs, etc. Qui mourroient
de faim sans le gros commerce de la librairie.
Ce trafic n' a rien de pjudiciable à la société.
Les anciens écrivoient autant que nous, et avoient
la même
p339
démangeaison de publier leurs écrits. C' est
un besoin que nous satisferons toujours en
donnant notre argent aux presses hollandoises,
allemandes, flamandes et genevoises.
CHAPITRE 296
la petite poste.
son auteur, Chamouffet, avoit conçu deux
cents projets de différentes especes, tous relatifs
au bien public : celui-là seul a pu être exécuté,
mais très-tard ; car les hommes en place combattent
toutes les nouveautés, et ne cedent au bien public
que lorsqu' on les y force, ou par une entiere
conviction, ou par une sorte de violence. Le premier
mot d' un ministre est toujours, je défends,
jamais j' accorde.
cette poste roule du matin au soir, portant lettres
et paquets. Comme Paris est un monde, on auroit
plus tôt fait souvent de se transporter à trente
lieues, que de déterrer
p340
un homme dans tel quartier : on lui écrit ; les
billets économisent le tems, remplacent les visites,
et font qu' on ne se déplace pas pour des riens.
C' étoient autrefois en Italie les vendeurs de
poulets qui portoient les billets doux aux femmes ;
ils glissoient le billet sous l' aile du plus gros,
et la dame avertie ne manquoit pas de le prendre.
Ce manege ayant étécouvert, le premier messager
d' amour qui fut pris, fut puni par l' estrapade ,
avec des poulets vivans attachés aux pieds. Depuis
ce tems, poulet est synonyme à billet doux .
Les commis ambulans de la petite poste en portent
et rapportent sans cesse ; mais une cire fragile
et respectée tient sous le voile ces secrets
amoureux ; le mari prudent n' ouvre jamais les
billets adressés à sa femme.
Les amis s' avertissent pour les jours qu' ils veulent
passer ensemble ; le commerce de la vie s' embellit
de cette facilité. Mais on écrit pour ses affaires
ou pour ses plaisirs, parce que ce seroit une
grande imprudence d' écrire
p341
autrement ; le tout étant entre les mains de la
police, qui veut savoir jusqu' aux choses indifférentes.
L' inconvénient est, que les anonymes qui vous
écrivent des injures, sont plus à leur aise.
Mais toute lettre anonyme est d' unche, et
dès-lors méprisable. Cet abus ne sauroit
contre-balancer l' utilité générale.
Les gens en place ou célebres reçoivent une foule
de lettres oiseuses ; cette affluence ne peut
manquer de les distraire, et à la longue de les
fatiguer. Le fardeau d' une vaste correspondance est
un malheur attaché à la renome ; on perd des
heures pcieuses àpondre à des futilités, et
à tracer sur le papier des complimens stériles ou
des choses extrêmement vagues.
On ne doit qu' à ses intimes amis le tableau de ses
ritables idées : on est obligé de dissimuler
avec les autres, parce qu' ils sont toujours pts
à montrer vos lettres, à les faire circuler, et
me à les imprimer. Il faut être très-circonspect
avec la multitude ;
p342
car combien de gens vous tendent des pieges sous
l' apparence du zele, et ne sont qu' à l' affût des
ridicules qu' ils peuvent saisir, contens d' avoir
pu tromper ou votre confiance ou votre crédulité !
On a publié une mince brochure, intitulée, la
petite poste dévalisée . Ces lettres sont
fictives ; mais s' il étoit permis de lever par
simple curiosité les cachets, et de parcourir
toute la correspondance d' un seul jour, dieu ! Que
de choses curieuses et intéressantes à lire ! La
certitude que ces lettres n' ont été écrites que
pour une seule personne, que l' ame s' est épanchée
en liberté, formeroit des contrastes singuliers et
une lecture unique ; jamais l' imagination d' un auteur
ne produira rien qui en approche ; la détresse,
l' infortune, la misere, l' amour, la jalousie,
l' orgueil donneroient des tableaux variés, piquans ;
et comme on ne pourroit douter de la alité,
l' intérêt deviendroit plus vif. Quel plaisir de voir
à nu le style de l' homme d' affaires, du marquis,
p343
de la courtisanne, de la jeune fille amoureuse,
de l' habitué de paroisse, de l' emprunteur, du
tartuffe dans toutes les classes ! Que ne
donneroit-on pas pour les lettres originales d' un
Desrues, pour tenir tel billet de tel homme
lebre, dans telle circonstance de sa vie ! Les
gens de lettres en trouveroient de très-bien
écrites ; les philosophes feroient de nouvelles
découvertes sur le coeur humain, et les
grammairiens verroient que, sur cent lettres,
quatre-vingt n' ont pas l' ombre d' orthographe ;
mais qu' enral, celles qui pechent par ce
défaut, ont plus d' esprit et de naturel que les
autres : aussi sont-elles écrites pour la plupart
par des femmes. Et parmi les hommes, pour ne pas
dire parmi les auteurs, ceux qui ignorent
certaines regles grammaticales, s' expriment
avec plus de grace, de liberté et de force. Or,
fléchissez donc là-dessus, froids, pesans et
maniérés écrivains, qui savez ou ne savez pas la
grammaire.
L' impression fidelle de toutes ces lettres
p344
seroit un monument bien curieux ; mais il
n' est pas licite de le desirer, car rien n' autorise
à léser de cette maniere la confiance publique.
Cette petite poste a été réunie à la grande,
parce qu' il est dit que tous les établissemens
en France appartiendront successivement à des
régies ou à des fermiers exclusifs .
CHAPITRE 297
débiteurs.
qu' il est doux, qu' il est agréable de payer
ses créanciers ! A dit Littleton, auteur anglois.
Il part que la satisfaction que donne le
paiement de ses dettes, touche moins nos jeunes
seigneurs ; jamais ils ne prennent de soucis sur
le chapitre de leurs obligations ; ils en font
un sujet de plaisanterie ; ils disent
très-sérieusement à leur homme d' affaires
ces mots de la comédie : dites à mes créanciers
p345
que je m' exécute incessamment, que je me marie,
et que s' ils me fâchent, je resterai gaon.
on devroit presser davantage le débiteur ; il y
en auroit moins ; car ce n' est pas le véritable
nécessiteux qui emprunte, c' est le prodigue, le
fou, l' insen, le libertin, le dissipateur.
Le créancier est toujours maltraité par la loi :
ce qui rend hardi le fripon, et ruine l' honnête
homme. Il n' y a point assez de vérité ; on élude
si facilement la prison, les loix civiles sont si
lâches, qu' elles n' inspirent plus le moindre effroi :
la propriété en est blessée, et le commerce gêné.
On voit naître une foule d' acheteurs intrépides,
qui, prévoyant la mollesse des loix, s' assurent
d' avance de ce qu' elles n' ont pas su conserver
aux pteurs.
Il faudroit imprimer une sorte d' infamie à tout
débiteur infidele. N' est-il pas honteux de ne pas
payer son tailleur, son traiteur, son tapissier
et son boucher ? On paie bien
p346
les dettes du jeu ; pourquoi ? Parce qu' on ne
seroit pas plus admis dans la société. Il seroit
facile à des loix plus pressantes, plus positives,
de forcer les biteurs à l' acquittement de leurs
obligations ; c' est plut la mauvaise volonté
que l' impuissance, qui recule devant les engagemens
les plus solemnels.
Plus unbiteur est riche, moins il paie ;
il défend avec une partie de son or l' autre
portion de son opulence ; il enveloppe son
créancier de tous les embarras de la procédure,
il le jette dans les détours de la chicane ; et
à force de reculer l' époque du paiement, il
lasse et fatigue son adversaire, qui lui abandonne
enfin la moitié ou les trois quarts de sa créance.
J' ai dit, je crois, que les jeunes gens, il
y a quarante ans, aimoient le fracas et le carillon,
et que presque toutes les nuits ils se faisoient
une gloire misérable de casser des lanternes,
ou d' attaquer les soldats du guet. J' ai dit que
ces abus avoient été sévérement réprimés comme
ils devoient l' être. Aujourd' hui
p347
nos élégans, moins bruyans et plus perfides se
vantent d' avoir des dettes, parlent du bijoutier, du
marchand de chevaux, du carrossier, du marchand de
soie, qui les poursuivent à toute outrance, les
appellent des impertinens , et des drôles ;
ils plaisantent enfin sur la visite des huissiers ;
et tirant de leur poche un amas d' exploits, ils les
brûlent lentement à la cheminée tout en se
contemplant au miroir.
Et que dirions-nous, si nous le voulions, du
débiteur simulé qui fait banqueroute pour un grand
seigneur à la face du public ? Mais nous sommes-nous
engagés à tout dire ? Non.
CHAPITRE 298
p1
objections.
que veut dire cet exagérateur , ce peintre
out, cet homme chagrin , qui voit tout
en noir , qui a déjà fait trois volumes pour
dire de Paris, centre des voluptés les plus
exquises ? Je soutiens moi, contre lui, que
l' art d' exister librement ne se trouve que
dans cette ville. Ce sera, si l' on veut, l' ancienne
Ninive, l' ancienne Babylone : eh bien, le
grand mal ! J' aime cette corruption moi. Ne
faut-il pas que les riches jouissent
p2
de leur opulence ? Ne faut-il pas des plaisirs
variés à l' homme ? Y en a-t-il détrop ?
Ne lui faut-il pas des vices ? N' entrent-ils
pas dans la composition intime de son être ?
Ne font-ils pas... je m' entends.
Quelles couleurs donnez-vous donc, mauvais
sermonneur, à cette cité superbe et riante,
l' on vit à son g ? Tout vous effarouche,
vous épouvante en elle, jusqu' à son immense
population qui me réjouit fort ; et ne faut-il
pas que la capitale d' un grand royaume soit
extrêmement peuplée ? Les pauvres travaillent :
il le faut bien, puisqu' ils sont pauvres ; et
je jouis moi, parce que je suis riche. Si
j' étois né pauvre, je ferois alors pour le riche
ce que le pauvre fait pour moi. Les billets de la
loterie humaine ne sauroient être égaux ; il y a
des perdans et des gagnans.
hors de Paris point de salut ! que me
parlez-vous de liberté ? C' est un mot vuide
de sens, comme tant d' autres que les enthousiastes
prononcent. N' ai-je pas la liber
p3
de me livrer à toutes mes fantaisies ? Que
faut-il de plus ?
Paris est un pays licieux pour quiconque cherche
à jouir, et non à penser ; et quoi de plus triste
que de penser ? Que sont les plus sublimes pensées ?
Je vous le demande. Quand j' ai payé ma capitation ,
tout le pavé du roi m' appartient ; je le broie
à mon gré, pour voler précipitamment à mes plaisirs.
Si j' ai une rixe avec un homme du peuple qui retarde
ma course, et que je le rosse un peu vivement
pour lui apprendre à respecter un riche de ma
qualité ; si sa fille m' a plu, puis m' a déplu
huit jours après, je me tire d' affaires avec un peu
d' argent. Je ne me mêle point des affaires d' état ;
et que m' importe la manoeuvre ? Je suis passager dans
le vaisseau, je ne veux pas gouverner le
gouvernement. Oh, Dieu m' en garde ! Qu' ils s' en
tirent ceux qui en ont pris les rênes ; j' admire
leur intrépidité. J' aurois toutes les rités
politiques et les plus utiles dans
p4
ma main, que, semblable au sage Fontenelle, je
n' ouvrirois pas le petit doigt pour en laisser
tomber une seule.
On se plaindra que les denes nécessaires à la vie
sont un peu cheres. Cela se peut ; mais je ne m' en
appeois pas. Aps tout, il n' y a qu' à être sobre,
frugal, tempérant. Faut-il songer à son estomac ?
Les plaisirs véritables ne sont-ils pas ceux
de l' esprit ? Vous en conviendrez, m le
rigoriste . Eh bien, ceux-là sont à bon marché !
Que de jouissances diversifiées qu' on ne rencontre
pas ailleursme avec de l' or ! Paris est la ville
du monde qui fournit le plus d' amusemens publics ;
opéra, comédies, farces d' Audinot, farces de
Nicolet, redoute chinoise, colisée, vauxhall,
bois de Boulogne, champs élisées, boulevards,
cafés, maisons de jeu, et d' autres maisons plus
plaisantes encore. Il faut que vous soyez bien né
pour l' ennui, si vous ne vous amusez pas au milieu
de ce tourbillon mouvant et rapide.
Vous faut-il pour cela beaucoup d' argent ?
p5
Non ; pour quarante-huit sols vous entendez
pendant une heure et demie la musique sentimentale
de Gluck, et l' ingénieuse Guimard et la
philosophe Théodore dansent pour le plaisir
et le charme de vos regards.
Ensuite pour vingt sols vous jouissez d' un
chef-d' oeuvre dramatique de Corneille, de
Moliere, de Voltaire, à votre choix ; leur
génie est à vos ordres. Aimez-vous les pieces
à ariettes, dont la musique est facile et riante ?
Vous en entendrez trois le me jour encore pour
vingt sols .
Vous aurez un équipage, des chevaux et un cocher
fouet et bride en main, pour trente sols par
heure ; et si vous avez été éclaboussé la
veille, vous pourrez vous venger et éclabousser à
votre tour la voiture dorée, et le mtre s' il
marche à pied.
N' avez-vous point de bibliotheque ?
Pour quatre sols vous vous enfoncez dans
un cabinet littéraire , et là, pendant une
après-dînée entiere, vous lisez depuis la
massive encyclopédie jusqu' aux feuilles volantes
p6
votre esprit une fois rassasié, des traiteurs vous
donneront à dîner à toute heure du jour et à un
prix modique, si par misanthropie ou par mal-adresse
vous n' aviez point l' esprit d' aller vous asseoir
à la table des riches. Leurpense une fois
faite, que leur importe qui mange les plats ?
Enfin, auriez-vous le malheur de ne pas avoir une
maîtresse ? Eh bien, vous pourrez trouver à peu de
frais sous l' humble siamoise des appas que couvrent
plus rarement la mousseline et la soie. Demandez
aux amateurs en ce genre, ils vous diront qu' on
feroit vainement le tour du globe pour rencontrer des
aventures aussi plaisantes, aussi rares, aussi
singulieres ; des beautés très-austeres dans un
quartier, vous les trouverez voluptueusement
faciles dans un autre.
Aussi ne vous étonnez pas de notre esprit,
m l' humoriste . Que de gts, de sentimens,
d' appercevances fines, de vues neuves, distinguent
un homme de la capitale d' un gros campagnard qui ne
vit qu' à trente lieues de
p7
nous ! Il est d' une autre espece assurément :
ce n' est plus notre compatriote ; peut-il nous
suivre, nous entendre ? Voyez-le bouche
béante, oeil éton ! Il croit au bonheur, tandis
qu' il n' y a deel au monde que le plaisir ; c' est
la monnoie courante de la félicité humaine, et les
grosses pieces n' appartiennent à personne ici-bas.
Je ne veux point du bonheur monotone des champs :
c' est le premier des plaisirs insipides , disoit
Voltaire ; je veux friser les superficies, et je
m' arrête aux voluptés, toujours exquises quand elles
sont variées. Or, où trouverai-je mieux que dans
Paris ?
Je suis à tout sans peine et sans gêne. Si je fais
couper un habit chez mon tailleur, eh bien, autant
vaut-il prendre la couleur du jour, caca-dauphin,
que prune-monsieur . C' est une suprême folie,
vous écrierez-vous ; mais tout le monde à la cour
est ainsi, il n' y a point de réponse à cela. Il ne
faut jamais disputer des goûts ni des couleurs. Je
quitte mon habit opéra-brûlé ,
p8
mon frac tison , et je m' habille ce soir en
caca-dauphin , d' aps l' échantillon ritable
et reconnu. Je saurai bien distinguer les nuances,
et je dirai alors tout comme un grand seigneur,
c' en est, ce n' en est pas.
allez, monsieur le misanthrope ; il y a des
choses très-profondes sous l' habit
caca-dauphin . Je le porte en triomphe aux trois
spectacles, et je m' en ferai gloire ; car
apprenez que je ne veux point m' écarter de la plus
légere nuance des modes régnantes, ni de la capitale
et de Versailles, d' une lieue seulement. Hors de
là, Hottentots, caffres, esquimaux, peuplades
barbares et sans goût, je vous le certifie.
Que répondre à ces admirables objections ?
Rien. Continuons.
CHAPITRE 299
p9
almanach royal.
il a ps d' un siecle. Il indique l' existence
des dieux de la terre, des ministres, des hommes
en place, des maréchaux de France, des premiers
magistrats, etc. Il marque leur demeure, le jour
et l' heure où il est permis de les aborder et de
brûler l' encens dans leur anti-chambre. Tous les
favoris de la fortune sont inscrits dans ce livre,
et les moindres oscillations de sa roue y sont
marquées. Ceux qui se sont jetés dans les routes
de l' ambition, étudient l' almanach royal avec
une attentionrieuse.
On y lit depuis le nom des princes jusqu' à ceux
des huissiers audienciers du châtelet. Malheur
à qui n' est pas dans ce livre ! Il n' a ni rang, ni
charge, ni titre, ni emploi. Heureux les gros
décimateurs ; ils sont encore plus riches que ne le
dit l' almanach.
p10
Que de noms divers sont renfermés sous la même
couverture ! Le greffier ne tient pas plus de place
que le président, ni l' exempt de robe courte que
le gentilhomme de la chambre. C' est presque l' image
de ce qu' ils seront un jour dans le tombeau.
On y voit la liste des conseillers du roi, qui n' ont
jamais conseillé le monarque, et qui ne lui
parleront jamais ; la liste des secretaires du roi,
qui n' ont jamais écrit une panse d' a sous sa
dictée.
Plus d' une belle consulte l' almanach royal, pour voir
si son amant est lieutenant ou brigadier, conseiller
ou psident, agent de change ou banquier. Le nom
d' un secretaire de ministre se grave bien plus avant
dans la mémoire que celui d' un académicien, et tout
le monde achete cet almanach pour savoir au juste à
quoi s' en tenir. L' un tombe, et l' autre s' éleve ; les
noms culbutés sont comme des nomsdés : plus de
considération pour ceux que Plutus ou Thémis ont
chassés de leurs temples.
p11
Une fameuse courtisanne avoit chez elle un almanach
royal. Quand il arrivoit quelqu' un, il falloit qu' il
lui montrât son nom ; s' il n' y étoit pas, elle
jugeoit ce vulgaire mortel indigne de ses faveurs,
et dès lors sa porte lui étoit fermée.
Fontenelle disoit que c' étoit le livre qui contenoit
le plus de vérités.
Que deflexions on fait en parcourant cet
almanach ! On fmit, quand on voit seize colonnes
en petit caractere, chargées de noms de procureurs,
lorsqu' on suit la liste de deux cents médecins,
de cent cinquante apothicaires, sans compter les
huissiers exploitans. On se perd dans le nombreux
domestique de la maison des princes. Quelle
valetaille sous tant de noms divers, et qui cherchent
à parer leur servitude !
Plus bas vous verrez combien le public entretient
de notaires, d' avocats, de greffiers et autres
gens de plume. Il faut que tout cela vive. Quel
régiment dévorateur !
Calculez ensuite combien de mille livres
p12
chaque évêché enleve tous les ans à la terre et
aux pauvres cultivateurs les sommes immenses
que coûtent les successeurs des humbles apôtres ;
vous serez vraiment effrayé ; on ne l' est pas
moins, lorsqu' on monte aux classes supérieures :
ces personnages n' ont que des titres qui annoncent
l' oisiveté, et tout l' or de la nation les couvre.
Que de bouches sucent et rongent le corps politique !
C' est le catalogue des vampires.
Ceux qu' on voit sur cet almanach ne sont ni
cultivateurs, ni commeans, ni artisans,
ni artistes, et c' est néanmoins la partie de la
nation qui régit entiérement l' autre. Anéantissez
en idée tous ces noms, la nation ne subsisteroit-elle
pas encore ? ... oh ! Très-bien, je vous l' assure.
Cet almanach rapporte près de quarante mille
francs par ane. Jamais l' iliade ni
l' esprit des loix n' ont rapporté autant à leurs
imprimeurs. Homere eût-il imaginé qu' on
imprimeroit tant de noms voués à mourir dans la
plus profonde obscurité, malgré le
p13
titre qui sembloit devoir les protéger contre
le néant ? ... que je crains que l' almanach présent
et tout entier n' y descende avant la révolution du
siecle ! Voyez les almanachs précédens depuis 1699,
et comptez les noms qui survivent ; comptez, vous
dis-je, par curiosité, ou par spéculation.
CHAPITRE 300
mercure de France.
qui fait les énigmes, les logogryphes qui abondent
au mercure de France ? Les oisifs qui s' ennuient
dans les châteaux solitaires de province. Qui fait
cette foule de vers innocens ? Des contemplatifs
amoureux, qui se croient oblis en conscience de
lébrer les charmes de leur mtresse et de
faire enregistrer leurs soupirs au mercure de
France. Mais les mauvais vers , a dit Voltaire,
font les beaux jours des amans. heureux les
mauvais poëtes ! Ainsi la rimaillerie et
p14
l' amour marcheront souvent de front, et le mercure
sera le constant dépositaire de toutes les
tendresses provinciales, qui s' exprimeront en
stances langoureuses, ou en galans madrigaux.
Ces vers sont envos par la poste ; les paquets
sont affranchis : bonne pcaution ! Voilà
la poste qui y gagne quelque chose ; et certes tous
les vers qu' elle colporte ne valent pas l' argent
qu' elle en reçoit ; le régisseur et tous les
commis seront de mon avis. Tout rimeur estime qu' en
versifiant il se fera un nom dans ce livret bleu.
L' un cherche à louer sa petite ville, et l' autre sa
personne ; chacun s' empresse à donner ses titres,
à les annoncer à l' univers. L' un nous apprend qu' il
est avocat ou procureur fiscal ; l' autre, qu' il est
gendarme ou officier.
Le commis, d' une main indifférente, ouvre les paquets
qui à chaque courier tombent sur son bureau et s' y
amoncelent. à la naissance d' un prince, la gle
redouble, les cartonsbordent. Chansons, madrigaux,
p15
épîtres, stances, etc. Pleuvent, et le commis lassé
ne se donne plus la peine de briser les cachets.
C' est l' homme le plus fatigué de vers, qui existe, et
qui doit le plus les détester. Il entasse et ensevelit
toutes ces pieces dans d' énormes cartons, où elles
dorment, en attendant qu' on enche une au besoin.
Malheur à celle qui est trop longue ou trop courte
pour la page qu' on veut remplir ! Fût-elle
excellente, on la rejette pour choisir celle
qui s' ajuste précisément à l' espace vuide.
Le poëte de province s' imagine qu' on admire sa
production, qu' on s' empresse à l' imprimer, et
elle est encore au fond de la boîte du commis. Il
attend avec impatience le mercure, il l' ouvre
d' une main précipitée et tremblante, il cherche ;
et ne la voyant pas, il croit plutôt à l' infidélité
de la poste qu' au dédain de ses juges.
Il faut lire cent pieces pour en trouver une
passable ; c' est-à-dire, qui ne contiennent pas
des fautes grossieres. On n' imagine pas à quel
deg de ridicule et de
p16
platitude certains rimeurs de je ne sais quel pays
ont fait descendre la versification. Paix et repos
aux bonnes ames qui composent ce déluge de vers
et de prose fastidieuse ! Mais rien ne prouve mieux
combien l' ennui ou l' amour regnent en France,
puisqu' on y versifie si prodigieusement pour des
beautés plus belles sans doute que les écrits qu' on
fait en leur honneur.
Quand le provincial voit par hasard ses vers imprimés
et signés de son nom, alors il tressaille de joie,
et dans un transport extatique, il se dit : en
ce moment, Paris, le roi, la cour lisent mon
madrigal ; et mon nom devenu célebre à jamais, passe
sous leurs regards. Qui sait si le roi ou le ministre
ne rêve pas sur un de mes vers, et si, frappé
de surprise et d' étonnement, il ne me destine
pas quelqu' emploi ! Il assemble sa famille, lui
montre la page immortalisante qui le distinguera
du vulgaire ; le volume circule dans toutes les
mains, depuis le président d' élection jusqu' au
notoire ; tous admirent
p17
en silence l' ouvrage et le nom burinés, et sont
intérieurement jaloux.
Anciennement le mercure distribuoit des fadeurs ;
il devint tout-à-coup incivil et dur entre les
mains d' un pédant. Ensuite la sécheresse et la
sottise le défigurerent, et l' art du sousligneur
fut pris pour l' art du critique. On est éton
de voir des écrivains imberbes ou sans nom, jugeant
les arts avec une emphase ridicule ou monotone,
et Don-Quichottes du bon goût , s' escrimer pour
sa cause sans le connoître. Quelques futiles
remarques, quelques chicanes minutieuses, voilà
tout ce qu' on y trouve. Oh, combien de petits
auteurs à Paris sont habiles à disserter sur des
riens !
Comme c' est une entreprise mercantille, et que
plusieurs sont intéressés à ce qu' elle soit
lucrative à cause des pensions (car, qui le
croiroit ? D' honnêtes gens vivent de ces mauvais
vers et de cette sotte prose), on en a remis le
brevet au sieur Pankouke , non imprimeur, mais
libraire. Il soudoie des
p18
gagistes à tant la feuille, et cette misérable
rapsodie va toujours son train. Par une incroyable
et vieille habitude, la province souscrit et
souscrira pour le mercure.
On sait d' avance, d' aps le nom des auteurs, les
productions qui doivent être portées aux nues,
et celles qui seront pulrisées sans miséricorde.
Quelques acamiciens, par un manege adroit et
clandestin, se font déifier dans le mercure ; on a
vu des auteurs ne point rougir de faire leurs
propres extraits , et se donner des louanges
sans pudeur ; d' autres se font louer par la main
de leurs amis.
Guillaume-Thomas Raynal, depuis si justement
lebre par l' histoire philosophique et politique
des deux Indes, étoit auteur du mercure en 1751.
Il y a loin de la platitude de cet insipide journal
aux idées de cette admirable histoire.
M Pankouke (car ici il est auteur et n' est plus
libraire) a fait dans le mercure un discours sur
le beau . Savez-vous ce que c' est
p19
que le beau ? écoutez M Pankouke. Il établit
d' abord que le beau est immuable et le même
pour toutes les nations . Cela vous étonne un
peu, lecteur : vous verrez où il en veut venir.
Il proscrit de sa pleine autorité le beau relatif,
le beau arbitraire, comme n' existant pas .
M Pankouke a ses raisons particulieres : attendez.
Aps avoir décidé que le beau est fixe et
immuable , il se demande qui en seront les
juges . Il répond : ceux qui vivent dans une
nation éclairée, ceux qui dans cette nation sont
s avec un goût sûr, qui se rapprochent le plus
du centre du goût : or quel est ce centre
l' auteur vouloit nous conduire ? la société
qui a le droit de prononcer sur le beau dans tous
les genres. et quelle est cette société ? celle
qui renferme les gens qui travaillent pour
le premier journal de l' univers , avoué des gens
de goût et des pensionnaires ; les gagistes, les
collaborateurs faits pour parler du beau fixe,
et qui en ont le thermometre. D' où il résulte
évidemment que ce qui est beau immuablement ,
c' est ce
p20
qui s' imprime quatre fois par mois dans le
mercure-Pankouke : (...).
Voilà ce qu' on imprime à Paris, et ce qu' on distribue
à l' hôtel de thou. ô Sulzer ! Et ton nom est ignoré
de cette tourbe mercantille et profane qui écrit
intrépidement sur les arts, et dont la plume seche
et foible les rabaisse au plus étroit horizon. Qu' il
est mesquin ce livret bleudié au roi, et qu' on
nous annonçoit comme devant être l' ouvrage des
hommes de lettres les plus distingués !
Rien de plus aride que l' esprit en corps de ces
mercuriens.
Au reste, on n' a voulu parler dans ce chapitre
que de la partie littéraire ; la partie
politique étant sous la main absolue du ministere,
les faits, les idées et les expressions sont
déterminés d' avance : c' est néanmoins cette
partie politique qui soutient encore la malheureuse
partie littéraire.
CHAPITRE 301
p21
auteurs nés à Paris.
Paris a fourni à la littérature presque
autant de grands hommes que tout le reste du royaume.
Je vais les dénombrer autant que ma mémoire le
permettra, et par ordre alphabétique ; car je ne
donne pas ici les rangs ni les places, à l' instar
des régens de college, ou de mm les journalistes,
tarifeurs du rite des vivans. Voici ma
liste. Mm D' Alembert , célebre géometre
et littérateur distingué. Amontons, habile
machiniste. Amyot, grand-aunier de France
et célebre traducteur. Anquetil, l' historien
de la ligue et l' auteur de l' intrigue du cabinet ;
et son frere, qui a voyagé dans les Indes
Orientales. Anseaume, auteur de plusieurs
pieces de théatre. Arnaud D' Andilly, fameux
par sa plaidoierie contre les jésuites, et par son
excellente
p22
traduction de Josephe. Antoine Arnaud, un
de nos grands, féconds et inutiles écrivains.
Baculard D' Arnaud, auteur de Comminges
et d' Euphémie, dontlanie n' est qu' une copie.
Bailli, qui a écrit sur l' astronomie et rê
sur le peuple inconnu. Le Beau, secretaire de
l' académie des belles-lettres, auteur de l' histoire
du bas-empire. Caron De Beaumarchais, fameux
par ses mémoires si surieurs à ses autres écrits.
Bellin, ingénieur de la marine, auteur de
l' hydrographie fraoise. Madame Belot ,
qui a traduit de l' anglois avec quelque succès,
aujourd' hui madame la présidente Meyniere.
Du Belloy, auteur du siege de Calais, tragédie
que, dès son origine, le vent de la cour a fait
voguer à pleines voiles. Le Blond, qui a
fait l' article art militaire dans
l' encyclopédie. Boileau, le premier de nos
versificateurs. Boindin. Boucher D' Argis,
jurisconsulte. Bougainville, de l' académie
fraoise, et qui a traduit l' anti-Lucrece.
De Bury, qui a écrit l' histoire. Le lebre
Boulanger, auteur de l' antiquité dévoilée, et à
p23
qui l' on a pris beaucoup d' idées. De Caylus,
antiquaire. Carraccioli, auteur des lettres
fictives du pape Ganganelli. Cassini De Thuri.
Jacques Cassini, astronome. Chamousset,
écrivain patriotique. Le Camus, decin, auteur
do d' imagination. La Chause, pte
dramatique. Clairaut, de l' académie des sciences.
Cochin, garde des dessins du cabinet du roi.
Collé, auteur de chansons, vaudevilles, pieces
et parades singulieres, qui ont un ton vraiment
original. La Condamine, fameux par son
voyage. Contant D' Orville, auteur fécond
et utile. Crébillon fils, si connu par ses
romans pleins d' esprit. Crevier, ancien
professeur. Daquin, fils du célebre organiste.
Dionis Du Séjour, de l' académie royale des
sciences. Dezallier D' Argenville, maître
des comptes. Ducis, de l' acamie françoise.
Dorneval, auteur du théatre de la foire,
recueilli avec le sage. Dorat, pte agréable.
Butel Dumont, auteur du traité sur le luxe.
Dupré De Saint-Maur, de l' académie françoise.
Duhamel du Monceau, de l' académie des sciences.
p24
Le Dran, chirurgien, de la société royale de
Londres. Fagan, Favart, auteur de pieces
à ariettes. De Fouchi, secretaire perpétuel
de l' académie des sciences. Fuselier, Floncel.
Fougeroux De Bondaroi, de l' acamie des
sciences. Le docte Fourmont. Fournier, graveur
et fondeur de caracteres. Gallimart, ometre.
Goguet, auteur de l' origine des loix, des arts
et des sciences. Madame De Gomez , auteur
des cent nouvelles et des journées amusantes.
Le savant Goujet. Guyot De Merville.
Helvetius pere, médecin. Helvetius fils,
auteur du trop fameux livre de l' esprit. Le président
Henaut. Lattaignant , chanoine de Reims,
chansonniercond. Le comte de Lauragais ,
auteur de deux tragédies rares. Laus De Boissy.
Lemiere, de l' académie françoise. Langlois
Dufresnoy. De L' Isle, de l' académie
des sciences. Lorry, avocat. Lorry,
decin. Lorry, professeur en droit. Dom
Lieble, bénédictin. De Machi, monstrateur
de chymie. Maquer, de l' académie des sciences.
Marchand, écrivain enjoué. Mariette,
amateur
p25
de dessins, auteur du traité des pierres gravées.
Marivaux, auteur fin et plein de détails
ingénieux. Le fameux Mallebranche , dod' une
si puissante imagination. Moliere. Moissy,
auteur de quelques pieces de théatre. Moreau,
évêque de Vence. Moreau, procureur du roi
au châtelet. Mignot, neveu de Voltaire,
abbé de Scellieres, il a donun tombeau à son
oncle. Moncris qu' on a appellé le dernier des
fraois. Les deux Le Monnier freres, de
l' académie des sciences. Maréchal, pte
anacréontique. Blin de Saint-More, qui a fait
quatrerdes et une tragédie encore. Morand
pere et fils. Patte, architecte. Pesselier.
Petit De La Croix, professeur en arabe.
Pingré, astronome. Parfaict, auteur de
l' histoire du théatre françois. Poinsinet,
auteur de la comédie du cercle. Poinsinet
De Sivry, traducteur de Pline. Poncet De
La Riviere, ancien évêque de Troyes.
Philippe de Pretot, auteur du spectacle de
l' histoire romaine. Dupont, dacteur des
éphémérides du citoyen. Madame Le Paute,
auteur de
p26
divers mémoires d' astronomie. Prémonval, de
l' académie de Berlin. M et Madame De Puisieux.
Quinaut. le docteur Quesnay , chef
de la secte économique. Racine le fils.
Rousseau le pte. Le savant Rollin.
Raymon De Saint-Marc. Rémond De
Sainte-Albine, auteur du livre intitulé le
comédien . Madame Riccobonni. Robert De
Vaugondy, ographe. Roy, auteur du beau
prologue des élémens. Du Rosoy, auteur du poëme
des sens. Sage, fameux chymiste. Saurin,
de l' académie fraoise. Secousse, avocat.
Sedaine, auteur de quelques oras comiques.
Soret, qui a tantôt remporté et tantôt disputé
le prix à l' acamie françoise. La marquise de
Saint-Chamond . Le comte de Senecterre.
Thibout, fameux imprimeur. Titon Du Tillet,
auteur du parnasse françois. Toussaint, auteur
du livre des moeurs. Villaret, continuateur
de l' histoire de France. Madame Villeneuve ,
auteur de plusieurs romans. Le marquis de
Vilette. Voltaire. Watelet, de l' académie
fraoise. Willemain D' Abancour, versificateur.
Le
p27
marquis de Ximenès , qui a fait Amalasonte et
épicaris, tradies.
J' aurai sans doute oublié quelques noms ; mais je
souhaite qu' on dise d' eux : (...).
Si l' on compte qu' il n' y a point eu d' homme célebre
en province, qui ne soit venu à Paris pour se
former, qui n' y ait vécu par choix, et qui n' y soit
mort, ne pouvant quitter cette grande ville,
malgré l' amour de la patrie : cette race d' hommes
éclairés, tous concentrés sur le même point, tandis
que les autres villes du royaume offrent des landes
d' une incroyable stérilité, devient un profond
objet deditation sur les causes réelles et
subsistantes qui précipitent tous les gens de
lettres dans la capitale, et les y retiennent comme
par enchantement.
Tandis que la nature a prodigué ses dons pcieux
à ces hommes distingués du vulgaire, la fortune,
comme pour s' en venger, leur a refusé ses faveurs,
et sa malice à cet
p28
égard est bien ancienne. Démosthenes étoit fils
d' un forgeron, Virgile d' un boulanger, Horace
d' un affranchi, Tophraste d' un fripier, Amyot
d' un corroyeur, La Mothe d' un chapelier, Rousseau
le pte d' un cordonnier, Moliere d' un tapissier,
Quinaut d' un mitron, Fléchier d' un chandelier,
Rollin d' un coutelier, Massillon d' un tanneur.
Un horloger de Geneve fut le pere de J J Rousseau,
et Mm Caron De Beaumarchais et Dupont
l' économiste sont aussi fils d' horlogers.
Presque tous les hommes qui se sont fait conntre
dans les arts et dans les sciences, et qui ont formé
de leurs travaux accumulés le véritable trésor de
l' esprit humain, ont connu dans leur jeunesse le
besoin, et ont recueilli, comme dit Mérope, ce
mépris qui suit la pauvre .
Homere a mendié. Le Tasse, Milton et Pétrarque
ont connu la misere. Corneille est décédé pauvre.
Boulanger a erré sur les grandes routes. Jean-Jacques
Rousseau est
p29
mort... je n' ose ici le dire.
Les pensions que distribuent les souverains ne
sont pas attribuées de nos jours aux gens de
lettres, ou qui en sont les plus dignes par
leurs travaux, ou qui en auroient le plus besoin
par leur situation. Enfin, jusqu' aux dignités
littéraires, tout est enlevé par la faveur, le
crédit ou l' intrigue.
CHAPITRE 302
porte-faix.
nous avons au coin des rues des Hercules et
des milons de crotone , pour emménager ou
déménager nos meubles, et porter les fardeaux du
commerce. Vous les appellez d' un signe, et ils sont
à vous avec leurs crochets ; appus sur des bornes,
ils attendent qu' on leur donne de l' emploi. Vous
croiriez que ces hommes ont une taille au-dessus de
la commune, des couleurs vermeilles, des jambes
fortes et de l' embonpoint ; non, ils
p30
sont pâles, trapus, plut maigres que gras ;
ils boivent beaucoup plus qu' ils ne mangent.
à toute heure, vous les trouvez prêts à charger leur
dos des poids les plus lourds. rement courbés,
soutenus sur un bâton ambulatoire, ils portent
des fardeaux qui tueroient un cheval ; ils les
portent avec souplesse et dextérité, au milieu des
embarras des voitures, et dans des rues étranglées ;
tantôt c' est une glace qui en occupe toute la
largeur et fait danser toutes les maisons pour qui
la suit et la regarde ; tantôt c' est un marbre fragile
et pcieux, chef-d' oeuvre de l' art. Ces hommes
deviennent comme sensibles dans toute leur charge ;
et à force de virer, de s' esquiver et de marcher de
biais, ils évitent le choc roulant de la foule
imtueuse ; ils s' arrêtent à propos, trottent de
me, jurent pour avertir les passans, les menacent,
tout chargés qu' ils sont, de leurs bâtons courts,
et à travers tant d' écueils, arrivent au port
sans avoir rien cassé ; le pavé sec, fangeux ou
glissant leur devient égal.
p31
On transporte des porcelaines d' un bout de la ville
à l' autre sur un long brancard ; et si rien ne tombe
des fenêtres pendant la travere, il n' y aura pas
à une soucoupe la moindre fracture.
Savez-vous les muscles qui travaillent le plus dans
le corps des porte-faix ? Les extenseurs des jambes.
Voyez-les, elles sont dans un tremblement insensible,
mais néanmoins visibles.
Lorsque, dans le tems des gelées, les roues des
voitures glissent sur le pa, tombent dans la pente
du ruisseau, et s' engrenent l' une dans l' autre,
les fiacres descendent de dessus leur siege, soulevent
leurs voitures avec le dos, la dégagent sans le secours
de qui que ce soit, quoiqu' ils aient quatre personnes
dans leur carrosse, et quelquefois le train chargé
de deux ou trois coffres. Quelle force dans les
vertebres de l' homme !
Une voiture chargée d' une énorme pierre de taille
a-t-elle perdu de son équilibre ?
p32
Soixante mains officieuses le rétablissent ; il
faudrait ailleurs six heures pour cette opération,
elle se fait en un clin-d' oeil.
Qu' une soupente rompe, qu' une roue se casse,
l' équipage est enlevé avec une rapidité presqu' égale
à sa chûte. On vous dit : il est arrivé un
accident, et il n' y paroît déplus ; tous les
porte-faix des carrefours voisins ont prêté la main
avec un zele gratuit ; ils accourent, dès que la
voie publique est obstruée, et la débarrassent
sur-le-champ. Ces services journaliers devroient
leur être comptés.
On dit que les porte-faix en Turquie portent
jusqu' à sept ou huit cents livres pesant ; les
nôtres ne vont pas jusques là, il s' en faut. Les
porteurs de farine à la nouvelle-halle sont les plus
vigoureux de tous ; ils ont la tête comme enfoncée
dans les épaules, et les pieds applatis ; les
vertebres, en se roidissant, ont assujetti l' épine
du dos à une courbure constante.
Ces hommes ne sont pas doués d' une
p33
force extraordinaire ; ils seroient foibles au
pugilat, à la lutte, inhabiles à ramer ou à scier ;
ils ont contracté l' habitude de porter des charges
sur le dos ou sur la nuque du col, et ils savent
accomplir merveilleusement les loix de l' équilibre :
l' adresse fait plus que la force ; ne craignez point
pour eux une luxation occasionnée par ces poids
énormes ; il n' y a rien de si rare dans les annales
de la chirurgie.
Mais ce qui fait peine à voir, ce sont de malheureuses
femmes qui, la hotte pesante sur le dos, le visage
rouge, l' oeil presque sanglant, devancent l' aurore
dans des rues fangeuses, ou sur un pavé dont la
glace crie sous les premiers pas qui la pressent ;
c' est un verglas qui met leur vie en danger :
on souffre pour elles, quoique leur sexe soit
étrangement défiguré. L' on ne voit point le
travail de leurs muscles comme chez les hommes, il
est plus cac; mais on le devine à leur gorge
enflée, à leur respiration pénible, et la compassion
vous
p34
pénetre jusqu' au fond de l' ame, lorsque vous les
entendez, dans leur marche fatigante, proférer un
jurement d' une voix altérée et glapissante. On sent
que leur organe n' étoit pas fait pour ces mots
énergiques et grossiers ; que leur corps n' étoit pas
créé pour supporter ces charges démesurées ; on le
sent, puisque le hâle, le travail journalier,
l' endurcissement des bras, le calus des mains,
n' ont pu les métamorphoser en hommes. Sous leur
tement épais, grossier et sale, sous la crasse,
sous leur peau endurcie, elles conservent encore
les formes originelles qui vous font distinguer au
bal de l' ora une duchesse sous le masque et le
domino ; leur sexe n' est point anéanti pour l' oeil
sensible ; et ces malheureuses créatures lui
commandent la pitié la plus profonde. Comment les
femmes sont-elles réduites parmi nous à un labeur si
disproportionné aux forces qu' elles ont rues de
la nature ? Le peuple chez qui on les enferme est-il
plus cruel que celui qui les livre
p35
à ces travaux impitoyables et renaissans ?
Quel contraste ! L' une succombe en nage sous une
double charge de citrouilles, de potirons, en
criant, gare, place ! l' autre, dans un leste
équipage dont la roue volante rase la hotte large
et comblée, sous son rouge et l' éventail à la main,
périt de mollesse. Ces deux femmes sont-elles du
me sexe ? Oui.
Quelquefois un de ces porte-faix met sur ses
crochets exactement tout le ménage d' un pauvre
individu ; lit, paillasse, chaises, table, armoire,
ustenciles de cuisine ; il descend toute sa
propriété d' un cinquieme étage, et la remonte à un
sixieme. Un seul voyage lui suffit pour transporter
les meubles et immeubles du misérable ; le porte-faix
est plus riche que lui : car le malheureux, pour
le simple transport, paiera peut-être le dixieme
de la valeur intrinseque de ses effets. Hélas ! Il
est obligé de changer de logement tous les trois
mois, parce qu' il n' a pu payer que la moitié de son
terme ; et c' est à qui le chassera plus loin.
Mais comment avoir de la pitié, dira le
p36
locataire ? N' ai-je pas à payer le propriétaire ?
Et le propriétaire dira, n' ai-je pas à donner au roi
les deux vingtiemes et les huit sols pour livre,
qu' on vient d' augmenter encore ? C' est toujours le
motif dont on use pour ne faire aucune grace aux
malheureux.
à la naissance d' un fils de France, ces porte-faix,
crocheteurs, porteurs de chaises, ramonneurs de
cheminées, porteurs d' eau, forment des corporations,
ayant des musiciens, c' est-à-dire des violons, à leur
tête. Ils vont à Versailles pour avoir audience,
et s' arrêtent dans la cour de marbre : c' est
de là qu' ils complimentent le roi sur son balcon ;
ils tiennent en main les symboles de leur industrie ;
et on les a vus imaginer, dans ces occasions, des
facéties divertissantes.
Tant c' est un ramonneur cac dans une cheminée
à la prussienne, que quatre de ses camarades portent
sur un brancard, et qui mettant tout-à-coup la
tête hors du tuyau, harangue de cette maniere le
roi de France. Il lui dit qu' il pserve des
incendies les maisons
p37
de sa bonne ville de Paris. Tantôt les porteurs de
chaises promenent une figure colossalle, dont la
robe est parsemée de fleurs de lys, et qui tient
et caresse entre ses bras robustes un nourrisson à
qui elle applique de très-gros baisers.
Mais les poissardes ont le privilege d' être
introduites jusque dans la galerie, et de
complimenter le roi particuliérement ; ce qu' elles
font néanmoins à genoux. On leur donne ensuite à
ner au grand-commun, et c' est un des premiers
officiers du chef de la maison du roi qui en fait
les honneurs. Le repas est splendide.
De retour à Paris, ces poissardes se promenent
triomphantes, et rendent compte à la halle, de la
bonne réception qui leur a été faite. La halle
pendant six mois est fort contente de la cour.
Que le roi vienne à Paris dans cet intervalle ; les
fortes voix de ce canton, qui donnent le signal à
la place Maubert et aux autres marchés, hurleront
le vive le roi d' une maniere haute, énergique,
presqu' effrayante.
p38
Toutes ces harangues ou complimens ont été faits par
des gens de lettres qui s' en amusent derriere le
rideau, et quiussissent mieux que s' il avoit fallu
se nommer. J' en ai lu d' assez piquans ; mais tous ne
sont pas connus, ou n' ont pas été prononcés. Jamais
la fête ancienne, philosophique et plaisante des
saturnales ne se reproduira de bonne grace parmi
nous ; je crois cependant que tout le monde y
gagneroit, même du côté de l' amusement, si l' on
vouloit en essayer seulement une petite fois.
CHAPITRE 303
melons.
les melons qui croissent aux environs
de Paris n' en ont que la figure. Ceux qui
ont goûté les excellens melons de la Lombardie,
les bons melons cantaloupes de la Hollande,
ne peuvent toucher à cette mauvaise
drogue qui usurpe le nom d' un des
p39
meilleurs fruits de l' univers. Il est tellement
dégénéré, qu' il devient fiévreux, mal-sain, au
point que la police est obligée de l' interdire,
et de le faire jeter à la riviere vers le
25 septembre.
Les serres nouvellement établies, avec des
vitrages exhaussés et qui concentrent les rayons
du soleil, leur donneront sans doute une maturi
qui les rendra moins insalubres.
Il n' y a rien de plus pernicieux que les citrouilles,
après les premieres htres, que l' on amene de Dieppe
ou de Cancale à la fin d' octobre. Je ne conseille
à personne de manger des huîtres dans cette saison
qu' aps les premiers froids. Il faut que la police
veille à cet égard sur les gourmands parisiens, à
peu ps comme une bonne veille sur des enfans.
CHAPITRE 304
p40
filles nubiles.
le nombre des filles qui ont pasl' âge du mariage
est innombrable. Rien de si difficile qu' un mariage,
non pas tant parce que ce noeud est éternel, que
parce qu' il faut aller consigner une dot
par-devant notaires. Les filles laides et nubiles
abondent ; les jolies ont encore beaucoup de peine
à passer. Il faudroit peut-être renouveller à Paris
ce qui étoit en usage chez les babyloniens. On
rassembloit toutes les filles nubiles dans un marc
public : les jeunes gens venoient, et comme de
raison, achetoient les plus belles ; mais l' argent
qui en provenoit, servoit à doter les laides
délaissées.
On voit que le mariage est devenu un joug pesant,
auquel on se soustrait de tout son pouvoir : on voit
qu' on a raisonné depuis peu le libat, comme une
situation plus
p41
douce, plusre et plus tranquille. La fille
libataire par choix, n' est point rare aujourd' hui
dans l' ordre mitoyen : des soeurs ou des amies
s' arrangent pour vivre ensemble, et doubler leurs
revenus en les plaçant en rentes viageres. Ce
renoncement volontaire à un lien constamment chéri
des femmes, ce systême anti-conjugal n' est-il pas
bien remarquable dans nos moeurs ?
Chez les lamoniens, les femmes chaque année
fouettoient les célibataires dans le temple de Vénus.
Que diroit Licurgue, s' il voyoit aujourd' hui nos
demoiselles dédaigner l' autel de l' hynée,
embrasser lelibat, s' en montrer les apologistes,
et vivre dans une espece de liberté masculine ?
Liberté qui, chez aucun peuple de la terre, ne fut
le partage de leur sexe.
Qu' arrive-t-il de cet étrange désordre ? Les gens
aisés, qui ne se marient point, ou qui se marient
tard, ne font presque pas d' enfans : les gueux
qui se marient intrépidement, et qui se marient
trop tôt, en font beaucoup ;
p42
de sorte que les richesses se concentrent de plus en
plus dans un très-petit nombre de mains ; et l' ordre
de la socté à qui elles seroient le plus
nécessaires, en a le moins.
Dans toutes les compagnies on ne rencontre que de
ces vieilles filles qui ont fui les devoirs d' épouse
et de mere, et qui trottent de maisons en maisons.
Affranchies des peines et des plaisirs du mariage,
elles ne doivent pas usurper la considération et le
respect qui sont dus à la mere de famille environnée
de ses rejetons ; et l' on devroit les regarder comme
ces vignes infertiles, qui au lieu de porter des
raisins, n' ont poussous les rayons du soleil que
des feuilles jaunes et rares.
Ces filles décpites sont ordinairement plus
malicieuses, plus méchantes, plus tracassieres et plus
durement avares que les femmes qui ont eu un époux
et des enfans.
Il faudroit assujettir les vieux garçons et les
vieilles filles à une contribution, reculer
p43
encore également pour les deux sexes l' époque des
voeux forcés ou indiscrets, abolir le libat des
soldats, qui occasionne le célibat des filles ;
d' autant plus que des soldats mariés seroient plus
courrageux et plus attachés à la patrie. Il faudroit
enfin, que le législateur fît revivre les anciens
mariages de la main gauche , afin de diminuer les
difficultés du mariage. Une concubine étoit autrefois
une femme non mal-honnête. En voulant trop gêner
la liberté de l' homme, on l' a précipité dans de
nouveaux écarts ; et c' est bien le cas de répéter ici,
que c' est souvent la loi qui fait le péc .
CHAPITRE 305
les visites.
les visites emportent beaucoup de tems. Vainement
se fait-on écrire chez les portiers : on est
condamné, à certaines époques, à aller d' hôtel
en tel faire la révérence, s' asseoir,
p44
dire quelques mots insignifians ; puis on s' échappe
pour faire lame chose dans la maison voisine.
C' est un travail et une occupation que de sortir
ainsi d' un hôtel pour entrer dans un autre.
Ceux qui ont besoin de protection, ne visitent les
grands qu' à leur corps défendant. Le devoir,
l' orgueil, ou la cupidité les traîne à travers les
anti-chambres ; ils souffrent, murmurent tout bas
et subissent la loi commune. Un valet qui doit avoir
bonnemoire, annonce à haute voix ceux qui
entrent ; coutume prudente. On ouvre les deux battans
pour les femmes ; c' est alors que les qualités
sonnent agréablement à l' oreille de l' individu qui
se présente dans le cercle : un nom tout nu a quelque
chose de honteux.
On a beaucoup abré les formules des premiers
complimens. On s' assied, si l' on veut, sans presque
rien dire. L' arrivante occupe le fauteuil le plus
proche de la maîtresse de la maison, le cede à son
tour, et ainsi successivement. Les femmes s' examinent
p45
des pieds à la tête, tout en se faisant des mines.
C' est le moment où les nouvelles circulent ; de
sorte qu' un fait arrivé à huit heures du soir est
su de tout Paris à dix heures. Le commentaire et
les bons mots qui font art, l' accompagnent déjà,
et il ne sera plus permis d' en parler le lendemain.
Aps les nouvelles, vient l' étalage de chaque
doctrine particuliere ; mais le cit est court,
excepté dans la bouche des officiers de marine, qui
abusent des circonstances pour tenir école
publique de pilotage. Les femmes dissimulent leur
ennui, et font glisser adroitement la conversation
sur le nouvel ora ; on descend de la vergue du
grand mât aux bassons de l' orchestre, et
p46
l' on parle d' une tempête harmonique. Au
moment que j' écris, les disputes sur la musique
et sur la marine sont éternelles. Et pourquoi
durent-elles si long-tems ? C' est qu' on ne
s' entend pas.
Les parleurs de profession ont un répertoire tout
formé, qui compose tout leur esprit. Ils n' ont
pas l' attention de le varier ; et il y a beaucoup
de gens qui vous étonnent, mais pour une seule
fois. J' y ai été pris comme bien d' autres.
CHAPITRE 306
retraite.
on ferme sa porte à Paris, quand on veut ; ce qui
est impossible dans les autres villes. On se dit
à la campagne pour un mois, et vous pouvez être
assuque pendant un mois personne ne viendra vous
importuner. Les portiers sont d' un merveilleux
secours pour vous faire voyager, tandis que
p47
vous boudez tout seul dans un coin. Ils vous
servent de chevaux de poste.
J' ai lu jadis une piece de vers intitulée : épître
à mon verrouil. l' idée étoit plaisante. Un
philosophe avoit mis en grosses lettres dans son
cabinet ces trois mots, épargnez mon tems .
Avec cela faisoit-il fuir les importuns ? J' en
doute. Il n' y a d' autres remparts contre les
visites incommodes qu' un verrouil : il ne faut donc
point faire une épître à son verrouil , mais le
tirer.
Combien d' amitiés, combien de liaisons inutiles !
Il est un tems dans la vie, un homme raisonnable
devroit savoir à quoi se fixer, éprouver ceux qu' il
fréquente, et se débarrasser ainsi de mille soins que
tous ces amis de nom usurpent aux ritables. La
sagesse, la philosophie s' en trouveroient mieux,
et l' on apprendroit de bonne heure à nager le
tems, à prévenir le regret de sa perte.
Certaines gens sont si fatigués d' eux-mêmes, qu' ils
n' existent que quand ils ont
p48
quatre ou cinq personnes dans leur chambre pour
assister à leur lever et à leur toilette.
CHAPITRE 307
les affiches.
on affiche tous les jours de grand matin les pieces
que l' on donnera le soir aux trois grands spectacles :
les théatres du boulevard et de la foire en font
de même. On voit sur la même ligne, Athalie
et Jeannot chez le dégraisseur ; Castor et
Pollux, et la danse du petit diable ;
il y a de quoi satisfaire tous les goûts. Or, en
fait de plaisirs, je soutiens que personne n' a tort,
pourvu que les pieces ne soient pas indécentes ; et
elles cesseront de l' être, quand on n' aura plus
des comédiens pour censeurs moraux .
p49
Qui croiroit qu' il y a une multitude de gens pauvres,
qui lisent les affiches sans aller au spectacle, et
qui se consolent de n' y point aller, en sachant
quelle piece sera repsentée ? Ils l' empruntent,
la lisent en se couchant, et rêvent l' avoir vu jouer.
On ne peut rien afficher sans l' attache du lieutenant
de police ; et si vous avez perdu un chien ou un
bracelet, il faut aller demander la signature du
magistrat.
Il est vrai qu' elle est toute pte, et qu' il y a
un bureau de blancs-seings, pour favoriser la
retrouvaille des épagneuls, des perroquets,
p50
des manchons et des cannes perdues.
Il n' y a que deux objets qui s' impriment à Paris
sans permission, les billets d' enterrement
et les billets de mariage . Mais une pareille
licence ne sauroit durer long-tems dans un
gouvernement bien policé, et bientôt le bon ordre
les soumettra sans doute à lavision d' un censeur
et à l' approbation de monseigneur le chancelier
ou de monseigneur le garde des sceaux ; car un
épouseur et un mort ne doivent pas imprimer
librement , quelque pressés qu' ils soient. C' est
une témérité scandaleuse et attentatoire à
l' autorité .
Des particuliers (je les dénonce) s' émancipent aussi
de faire imprimer, sans mandat , sans
privilege , leurs noms sur des cartes , et
se donnent le titre d' écuyer , de comte , de
marquis , de baron , de chevalier ,
d' avocat enfin. Ce sont peut-être des
usurpateurs. Eh ! Vîte un censeur royal pour
approuver, examiner toutes les cartes de visites
qu' on glissera chez un portier ou dans la serrure.
Quelle différence y a-t-il d' imprimer sur des
p51
cartes ou sur du papier ? Les caracteres
d' imprimerie ne doivent jamais mordre le chiffon
sans la signature et le paraphe : que ne
peut-on pas mettre sur cette carte ! On
s' endort là-dessus, et bien mal-à-propos. Le commis
du sceau s' en scandalise étrangement.
Il faut que l' afficheur ait sa médaille de cuivre
sur l' estomac, pour plaquer et coller contre les
murailles l' annonce des pieces de théatre, des
livres, des terres à vendre. Ces mêmes afficheurs
crient et vendent les sentences des criminels, et
se jouissent des ecutions qui leur font gagner
quelqu' argent, ainsi qu' à l' imprimeur.
Ces affiches sont arrachées le lendemain, pour faire
place à d' autres. Si la main qui les colle ne les
déchiroit pas, les rues à la longue seroient
obstres par une espece de carton, grossier
sultat du sacré et du profane mêlés ensemble :
comme mandemens ;
p52
annonces de charlatans ; arrêts de la cour de
parlement ; arts du conseil qui les cassent ;
biens en cret, ventes aprèss et au dernier
enchérisseur, monitoires, chiens perdus, sentences
du châtelet, avis aux ames dévotes, marionnettes,
prédicateurs, exposition du saint-sacrement,
régiment de dragons, traité de l' ame, bandages
élastiques , etc. Bref, de tous ces différens
papiers que le public a sous les yeux, qu' il ne lit
pas, et qui ne servent qu' à déguiser la nudité des
murailles.
Si le peuple s' accoutumoit à lire ces affiches, il
apprendroit peut-être à moins défigurer
l' orthographe françoise ; mais il ne s' embarrasse
ni de l' orthographe, ni de tout ce qu' annonce
cette multitude de placards.
On voit quelquefois des arrêts de la cour, qui ont
six pieds de haut sur trois de large, et le
caractere en est menu. Quel malheureux débordement
d' inutiles paroles ! On regarde l' affiche avec
étonnement ; personne ne la lit. Il s' agit d' un
procès obscur entre
p53
deux particuliers qui se sont ruis pour couvrir
d' un papier noirci un pan de muraille : cette prose
gothique coûte quelquefois soixante mille francs.
Les greffiers et les receveurs d' épices trouvent
ce style-là admirable et nécessaire.
Les noms des notaires, des procureurs, des
huissiers-priseurs, etc. Sont imprimés en gros
caracteres au coin de toutes les rues ; et ces
messieurs n' en sont pas pour cela pluslebres.
Ils sont toujours affichés et toujours obscurs.
Au défaut de renommée, ils empochent l' argent :
un inventaire grossorapporte beaucoup plus
qu' un bon livre.
Les affiches des spectacles sont en couleur, mais
un peu trop exhaussées ; on en voit six ou sept
qui forment une véritable échelle, le grand
opéra en tête, et les danseurs de corde au
dernier rang. Mais le plus souvent par respect,
les affiches des spectacles des boulevards
s' éloignent des affiches des trois théatres .
Ce que c' est que l' ordre et la subordination !
CHAPITRE 308
p54
tableaux, dessins, estampes, etc.
la manie coûteuse et insensée des tableaux et des
dessins que l' on achete à des prix foux, est bien
inconcevable. Il n' y a point de luxe, après celui
des diamans et des porcelaines, plus petit et plus
déraisonnable : non qu' un tableau ne vaille son
prix ; mais parce qu' il est bizarre, ridicule,
indécent de couvrir d' or, des peintures dont
l' utilité et la jouissance sont également bornées.
Que des princes forment des cabinets, ils se
doivent à tous les arts. Mais qu' un particulier
entreprenne une collection toujours incomplete,
ces dépenses énormes l' emcheront, à coup r,
d' être un bon parent, un bon ami, un obligeant
citoyen : il n' aura plus d' argent que pour des
toiles peintes. Plus il possédera, plus il voudra
encore posséder : sa maison, sa famille, tout ce qui
p55
l' environne, se sentira des prodigieux sacrifices
qu' il offrira sans cesse à une manie dont la nature
est de ne jamais contenter celui qu' elle tourmente.
Les méprises étant faciles et les erreurs ordinaires,
nouvelle source de chagrins et de contrariétés :
l' entêtement prend la place du goût, et la fureur
de la possession emche la paisible jouissance.
Je n' ai jamais pu concevoir comment on ne se
contentoit pas d' une belle copie au faut de
l' original. Souvent l' oeil le plus exercé hésite
entre les deux peintures ; et quand on pourroit
avoir par ce moyen trente beaux tableaux pour le prix
qu' on met à un seul, comment se ruine-t-on pour un
tableau unique ?
Tel homme a vendu ses maisons et ses terres, pour
faire une collection d' estampes renferes dans
des porte-feuilles invisibles, et qu' il n' ouvre
pas quatre fois l' année. Il se traîne encore aux
ventes ; crie à l' huissier, d' une voix éteinte,
un sol ; dit tout haut
p56
qu' il est un fou, emporte l' objet ; et il lui
faut de fortes lunettes pour contempler son
acquisition. à sa mort, tout cela sera dispersé
en différentes mains, et l' oeuvre tant
poursuivie ne sera jamais complete.
Un vieux tableau à moitié peint et effacé, dont on ne
distingue plus rien, sera préféré, parce qu' il est
original, à un tableau moderne et intéressant, dont
la couleur est fraîche et agréable. Quel est donc le
défaut de ce dernier ? Le peintre est vivant.
Il faut que les particuliers laissent aux princes
ou aux grands, dont l' opulence est excessive, le
privilege de mettre de grosses sommes en tableaux
et en statues. C' est une folie de consumer son
patrimoine en curiosités ; c' est un vice d' oublier
ses parens et ses amis pour des peintures ou des
gravures. Ces arts sont faits pour figurer dans des
sallons publics, et non dans des cabinets. L' amateur
immodéré n' est qu' un maniaque.
On n' a point encore ridiculisé sur notre
p57
scene cette folie ruineuse : elle mériteroit bien
les pinceaux d' un auteur comique.
CHAPITRE 309
encan.
mais nos seigneurs, sous le nom de curieux , sont
le plus souvent des brocanteurs magnifiques, qui
achetent sans besoin, sans passion, et seulement
pour avoir de bons marcs, bijoux, chevaux,
tableaux, estampes antiques, etc. Ils font des haras
ou des cabinets, qui sont bientôt des magasins : on
les croiroit passionnés pour les beaux arts ; ils
aiment l' argent.
Ces vases, ces bronzes, ces chefs-d' oeuvres,
auxquels ils semblent tenir, et dont ils se montrent
idolâtres, appartiendront à qui voudra les en
débarrasser pour de l' or. La médaille la plus antique
ne restera pas au médaillier, malgré tout l' étalage
du propriétaire ; on en fera la conquête. Ces
brocanteurs
p58
décorés usurpent ainsi les profits des classes
commerçantes, et ils vous diront néanmoins qu' ils
n' achetent que pour les artistes : ils en sont les
ritables tyrans.
Au reste, c' est aux ventes que le prix réel des
tableaux se manifeste, et qu' ils n' en imposent plus,
comme dans le sallon de l' orgueilleux possesseur. Là
finit le rôle avantageux de l' homme usurpateur et
diocre : là, les ptendus connoisseurs voient leur
prononcé chimérique réduit à zéro : là, la superbe
école fraoise apprend à rabattre de sa fastueuse
présomption. Un peintre a beau s' appeller premier
peintre du roi, on donne pour dix écus (c' est-à-dire
pour la toile) une de ses compositions de quatre
pieds de hauteur. L' huissier-priseur ne lui fait
pas grace, et le livre impitoyablement à l' acheteur
qui va en décorer une anti-chambre enfumée, ou une
salle à manger.
Philippe duc d' Orléans, régent du royaume,
s' amusoit à peindre ; mais la main de son altesse,
habile à mouvoir l' Europe, ne
p59
surpassoit pas en peinture celle du plus misérable
barbouilleur. Qu' est-il arrivé ? Son principal
tableau, quoiquecoré de son nom, successivement
chassé de tous les cabinets, se trouve
actuellement exposé dans un passage public des
tuileries, sollicitant en vain un acqreur
qui lui donne un asyle. On le regarde, on lit le
nom auguste, on sourit, et personne ne veut en
donner trente-six livres ; ce qui prouve que dans
les arts qui tiennent aunie, on ne paie point
le public avec des titres.
CHAPITRE 310
chapeaux.
le parisien change avec la même facilité de
systême, de ridicules et de modes. La figure
de nos chapeaux, comme toutes les choses
humaines, a subi le sort de la variation. Les
coëffures, dans les boutiques des marchands,
se succedent comme les nouvelles méthodes dans
l' empire des lettres.
p60
Le chapeau haut et pointu a prévalu quelque
tems, ainsi que le style acamique , qui tombe
enfin, et que l' on n' imite plus.
Ce penchant pour tout ce qui varie, cette passion qui
nous pousse à créer de nouvelles modes, nous fait
adopter ce que les princes imaginent en se jouant, ou
par fantaisie ; tantôt c' est l' invention d' une
énorme paire de boucles , tantôt c' est celle d' un
frac . Ainsi Alcibiade donna son nom à une sorte
de souliers ; et sa vanité étoit flattée, lorsqu' il
entendoit dire qu' elle étoit de sa création.
Quelquefois des intérêts particuliers font ntre une
mode ; l' origine des paniers fut inventée pour
dérober aux yeux du public des grossesses illégitimes,
et les masquer jusqu' au dernier instant ; les grandes
manchettes furent introduites par des frippons qui
vouloient filouter au jeu et escamoter des cartes.
Nous avons rogné insensiblement le haut bord de nos
larges feutres ; nous les avons ensuite rendu petits ;
et enfin nous avons fait disparoître ces trois
cornes si incommodes.
p61
Aujourd' hui nos chapeaux sont ronds ; et voilà
les chapeaux à la mode.
On ne les porte plus le matin sous le bras. Ils
couvrent la plus noble partie du corps, et pour
laquelle ils sont faits. A-t-on vu le turc mettre
le turban sous son bras, les évêques tenir
leurs mitres à la main ? Mettons donc constamment
notre chapeau sur notre tête, pour garantir nos
foibles cerveaux des rayons du soleil, et que ce
précieux dôme s' oppose aux évaporations de notre
cervelle. N' étoit-il pas ridicule de l' employer
incessamment à la main à des exercices de
civilité et de minauderie ?
Je ne ferai point ici l' histoire des chapeaux ; je
ne remonterai point aux chapeaux gras de Louis Xi,
qui les portoit tels par saleté et par avarice ;
je ne parlerai point de la vertu magique, concentrée
dans tels chapeaux ; les uns font d' un mauvais prêtre
un grand seigneur, et les autres un docteur d' un
idiot. On sait l' effet que produit tel chapeau
fourré, mis sur la tête d' un grenadier ; et le
p62
diame enfin n' est-il pas un chapeau qui produit
une certaine ivresse ?
J' ai vu des chapeaux dans ma jeunesse, qui avoient
de très-grands bords ; et quand ils étoient rabattus,
ils ressembloient à des parapluies : tantôt on
releva, tantôt on rabaissa ses bords par le moyen
des gances. On leur a don depuis la forme d' un
bateau . Aujourd' hui la forme ronde et nue
paroît la dominante ; car le chapeau est un Protée
qui prend toutes les figures qu' on veut lui donner.
Demandez-le à nos femmes qui, aps tant d' essais
multipliés, ont finitivement adopté le chapeau
anglois , malgré leur antipathie pour
l' Angleterre ; je leur conseille de s' y tenir ;
qu' elles l' ornent de perles, de diamans, de plumes,
de cordons, de rubans, de houppes, de boutons, de
fleurs ; que les ptes dans leur langage y attachent
des astres et des cometes ; qu' elles les portent
rouges, verds, noirs, gris, jaunes : mais qu' elles
gardent constamment le chapeau
p63
anglois ; les laides y gagnent, et les belles
aussi.
Nous n' avons donc plus ni chapeau pigmée, ni chapeau
colossal ; les dames avoient élevé ridiculement leurs
coëffures, au moment que les hommes avoient arboré les
petits chapeaux ; aujourd' hui que les hommes en ont
augmenté et arrondi le volume, les coëffures ont
prodigieusement baissé.
Un poëte disoit alors :
j' ai vu Chloris, j' ai vu la jeune lene ;
des rubans de Beaulard leurs fronts étoient
ornés :
le moule étroit de la baleine
faisoit gémir leurs corps emprisonnés.
leurs cheveux riss fuyoient loin de leur tête ;
un panache orgueilleux en surmontoit le faîte.
près de là j' apperçus la nus Médicis ;
sa taille libre et naturelle
déployoit aisément ses contours arrondis.
tout en elle étoit simple et tout charmoit en elle.
j' admirai tant de grace, et tout bas je me dis :
l' art enseigne à Chloris à devenir moins belle.
Hommes et femmes se cffent beaucoup mieux. Si nous
sommes dans une voiture,
p64
il nous est permis du moins d' enfoncer la tête dans le
coin du carrosse, et nous ne risquons pas d' éborgner
notre voisin avec les pointes de notre ancien triangle.
C' est toujours celui-là qu' on porte sous le bras,
lorsqu' on est habillé ; mais on ne s' habille plus
qu' une ou deux fois la semaine, les jours de grandes
visites. On voit les gens comme il faut, à l' heure
me du spectacle, le chapeau sur la tête.
Le dernier caprice, je crois, est le meilleur ; il
a influé sur la couleur. Les chapeaux ne sont plus
noirs ; on les porte blancs, comme font les carmes
et les feuillans depuis plus d' un siecle ; et
sur-tout en été, le soleil échauffe moins la tête.
L' oeil qui s' étonne d' abord, s' accoutume à tout :
on porteroit des chapeaux rouges et bleus,
verd-pomme et lilas, qu' on s' y feroit ; chacun
arboreroit sa couleur favorite. Ce seroit un nouveau
coup-d' oeil.
On commence par condamner les nouvelles modes ;
chacun se récrie sur la folie
p65
changeante : au bout d' un mois elle est adoptée
par ses plus violens contradicteurs ; et
tel qui la fronde aujourd' hui, prendra demain
les idées qu' il avoit combattues.
Puisque c' est à nous à inonder la terre de
nouveaux bonnets, jouissons de notrenie
inventif, plaçons nos chapeaux d' hommes sur les
têtes suissesses et hollandoises. Continuons
de donner toujours la loi pdominante des
coëffures. Toutes les femmes ont pris nos chapeaux :
il s' agit de les faire adopterfinitivement à
Vienne, à Berlin et à Pétersbourg. Et qui sait
si nous n' étendrons pas encore plus loin, en
triomphateurs heureux, nos illustres conquêtes ?
CHAPITRE 311
noces.
que celui qui a vu une noce champêtre,
le couple du hameau qui s' avance vers l' église,
les doigts amoureusement entrelacés,
p66
portant dans leurs regards le desir ingénu ;
les parens qui les suivent aume autel
ils se sont mariés ; les garçons de la
fête en habits du dimanche , les rubans au
chapeau, le bouquet au côté ; les filles en
blanc corset, regardant ce jour-là leur amant
avec plus d' assurance ; et le violon un peu
aigre, mais qui conduit gaiement la marche
et ferme le cortege, ne s' attende point à
trouver sous le superbe portique de nos
temples, ni la gaieté vive et franche, ni le
riant tableau de cette joie naïve, ouverte et
abandonnée.
L' hymen ici selebre à grands frais ;
on ne marche point sur la pelouse le long
des haies fleuries, pour arriver à l' autel du
bonheur. On s' enferme dans des carrosses à glaces ;
on est chargé d' atours ; les coëffeurs
ont occupé toute la matinée ; on s' observe
tristement ; le cérémonial regle tous les pas,
et le couple opulent, sous des habits d' or,
porte sur son front l' ennui qui doit les
accompagner le reste de leurs jours. La villageoise
p67
aimoit de bonne foi avant de sceller la foi
promise devant le curustique ; et la
parisienne, recevant le riche anneau, jure,
avant d' aimer, qu' elle aimera toujours.
Le festin du village offre la même différence.
est le rire innu, la table dressée sur
l' herbe, la joie de la parenté, le
broc de vin toujours rempli, le veau entier
dépecé et ti ? sont les danses vives et
les mouvemens vrais de l' alégresse ? Où les
vieillards paroissent-ils en cheveux blancs,
essuyant leurs yeux humides de larmes de
tendresse ? Où lit-on l' attente du plaisir
dans les regards furtifs de la jeune mariée ?
l' époux paroît-il pétulant et impatient
de voir luire l' étoile du soir ? le lendemain
l' épouse un peule paroît-elle confuse et
heureuse, étonnée et triomphante ? Ce n' est point
à la ville.
Une assemblée de parens à moitié divisés, qui ne se
sont pas vus depuis long-tems, qui ne se reverront
guere passé ce jour cérémonieux ; des vieillards
qui dissimulent
p68
leur caducité ; l' étalage des étoffes, des révérences
compassées, des saluts mesurés, une observation
maligne, des complimens froids, un maintien
composé, une dignité morne et imposante : voilà
comme on s' unit dans la capitale.
Il faut descendre parmi la classe des bourgeois du
second ordre, pour revoir quelques images des
anciennes noces. Là, elles sont moins brillantes ;
mais il y a du mouvement et du bruit. Là, on voit
des assembes de quatre-vingt à cent personnes ;
et les invités, chacun à leur tour, rendent le
festin aux jeunes mariés : c' est un enchnement
de repas pendant onze semaines.
Les traiteurs se plaignent tous hautement que les
festins de noces deviennent de jour en jour moins
fréquens, qu' on s' enfuit à la campagne pour ne point
faire de banquet ; ils disent que la joie tombe,
que la mélancolie domine la nation, puisqu' on
renonce à la bonne chere et à l' intempérance dans
le jour le plus solemnel de la vie, que nos
p69
aïeux célébroient tous par la plus complete ivresse
que leur franchise ne redoutoit pas. Lesnétriers
se plaignent aussi qu' on ne danse plus comme on
faisoit jadis.
Vous voyez chez ces traiteurs plaignans, des salles
immenses et vuides, qui n' attendent que des convives
et des danseurs. Il y a place pour la table
immensément longue et pour les contre-danses en rond.
Le petit peuple danse encore fort et long-tems ;
car il est le dernier à abandonner les coutumes
joyeuses, quoique l' on cherche de toutes parts
à avilir ses divertissemens.
La licence des paroles regne dans toutes les
noces bourgeoises. Si l' on faisoit un recueil de
tout ce qui s' y dit de jovial, ces plaisanteries
ne seroient pas fort licates ; mais elles
offriroient de l' originalité, ce que le beau monde
n' a pas. Le bourgeois rit ces jours-là, de maniere
à avertir tous les passans qu' il est derie.
Un homme peu fortu, gourmand de son naturel, et qui
aimoit conséquemment
p70
à faire bonne chere (ce qu' on ne fait pas sans de
bonnes rentes) avoit trouvé un singulier expédient
pour être de noce tous les jours de sa vie :
habillé en noir et fort proprement, il étoit
assidu toute la matinée à saint-Eustache, à
saint-Paul, à saint-Sulpice, à saint-Roch,
enfin dans toutes les grandes paroisses ; et quand
il voyoit un mariage dont le cortege étoit un peu
nombreux, il se mêloit parmi la foule. Certains
jours il avoit à choisir ; car à lame heure
on voit souvent trois ou quatre mariages de
différentes classes et dans la même église.
à l' issue de la messe commence l' indispensable
festin, toujours commandé d' avance, et qui se fait
ordinairement chez le traiteur. Il est d' usage que
les parens de chaque conjoint seunissent à la
me table, et le plus souvent ils se voient pour
la premiere fois. Or, les parens du mari, qui
l' avoient vu à la messe, croyoient notre étranger
du côté de la femme ; tandis que les parens
p71
de la femme le croyoient du côté du mari. Il faisoit
donc grande chere dans son le équivoque,
distribuant de part et d' autre quelques légers
complimens ; et vous pensez bien qu' il possédoit
à fond le style et les propos du jour.
Il y avoit quatre ou cinq ans que ce manege duroit,
lorsqu' un parent qui rencontroit notre habit noir
pour la troisieme fois depuis huit jours, s' avisa
de lui demander de quel té il étoit. du côté
de la porte, reprit-il en se levant et posant
sa serviette sur la table. On en étoit au dessert.
Si l' hymen n' est pas cher au village, s' il en coûte
peu à l' habitant de la campagne pour sanctifier
ses plaisirs, il n' en est pas de me à Paris.
L' épouseur se jette dans toutes les dépenses du
luxe et de la représentation, pour complaire à
la future et à la sotte vanité de ses parens. Huit
jours après les noces, viennent le regret et les
lamentations. Ce sont des moires de fournisseurs,
qui se succedent chaque jour ; c' est le
p72
vendeur de diamans, le marchand d' étoffes, le
bijoutier, le tailleur, le traiteur, la lingere, la
marchande de modes, le tapissier, le miroitier, le
coëffeur : et paie, pauvre mari, paie ! On ne t' a
pris que pour cela : as-tu cru que ta jouissance
seroit purement gratuite ?
Aussi a-t-on fait une estampe parlante, où l' on voit
la dot de l' époue s' envoler en différens jets et
tomber dans les mains et le tablier d' une multitude
de gros et petits marchands. Le mari, qui suit d' un
oeil triste et étonné le vol irrésistible de ses
especes, porte douloureusement la main sur des
sacs vuides ; et pour tout dédommagement, il a à ses
tés une femme éternelle, brillante de clinquans
et de colifichets.
Le premier enfant acheve la confection entiere de
la dot ; l' époux abusé prend de l' aigreur ; les
reproches mutuels s' élevent, et chacun maudit au
fond de son ame le mariage trompeur, et les noces
dispendieuses que la vanité a commanes.
CHAPITRE 312
p73
mariage. Adultere.
l' indissolubilité du mariage fait les adulteres :
on ne peut délier le noeud, on le rompt. Faut-il
s' en étonner ? On a ti le me contrat pour des
êtres d' ailleurs si différens dans leur physique,
dans leur fortune, dans leurs emplois, dans leurs
idées ! Ici, la chaîne a été lâche ; là, trop
tendue ; ici, tyrannique ; là, servant de voile
à la cupidité. Le soldat, le matelot, le juge,
le militaire, l' écrivain, le négociant, le cultivateur,
le postillon sont asservis aux mêmes usages.
Aps cela, un homme qui veille sur sa femme,
passe pour jaloux, et on le blâme. Est-elle
infidelle ? On ridiculise le mari. La loi qui
emche le divorce, sans avoir égard à l' antipathie
des caracteres, est une loi bizarre. Elle regne
à Paris ; mais qu' en arrive-t-il ? Vous le savez !
p74
Le lendemain des noces bourgeoises, ou tout au plus
huit jours après, quel changement s' opere dans
l' esprit de l' amoureux mari ! De quelle hauteur
tombent les espérances de tel honnête artisan ! Il
croyoit avoir épou une femme économe, rangée,
attentive à ses devoirs. Il lui trouve tout-à-coup
l' humeur dissipatrice ; elle ne peut plus rester
à la maison ; elle joint la pense à la paresse.
L' inconséquence, la légéreté, la folie remplacent
les occupations utiles, où elle avoit été élevée
dès l' enfance. Loin de fixer dans son nage
l' aisance et la paix par un sage travail, elle se
livre à la fnésie des parures.
Qui l' eût dit, que le mariage altéreroit à ce point
ses premieres dispositions ? Cette fille timide,
craintive, occue dans la maison paternelle, est
devenue une femme exigeante, altiere, qui ne songe
qu' à ses propres jouissances, parce qu' elle a mis
dans sa tête que tout l' entretien d' une maison
devoit rouler sur le mari, tandis que le rôle de la
p75
femme étoit, de se livrer à une vie dissipée.
Cet artisan aura beau être laborieux et économe ;
l' insouciance journaliere de son épouse mine une
maison qui s' abyme insensiblement, parce que la
mere de famille a manqde vigilance, de tendresse
et d' économie. Tous les désordres sont nés du premier
désordre ; les enfans héritent de la misere de
leurs parens, et voilà l' histoire de la moit
des mariages qui se font à Paris dans le second
ordre de la bourgeoisie.
Autrefois l' adultere étoit puni de mort :
aujourd' hui, celui qui parleroit de ces loix
austeres et antiques seroit prodigieusement sifflé.
Voyez dans toutes nos codies, si l' on ne rit
pas toujours aux dépens des maris ; voyez les petits
vers de nos poëtes légers ; ils plaisantent
incessamment sur le mariage, avec un sel qui réjouit
tout le monde. Ces gentillesses ne sont qu' une
apologie perpétuelle de l' adultere : on diroit qu' on
a peur que les femmes ne comprennent assez tôt
p76
que leurs charmes ne sont pas faits pour n' appartenir
qu' à un seul.
Tous les arts deviennent complices de ces
exhortations à l' infilité, tous s' empressent
à les confirmer dans cette idée, à achever
d' éteindre tout scrupule dans leurs ames. Nos
tableaux, nos statues et nos estampes, qu' offrent-ils ?
Tous les tours heureux et triomphans, joués au
pauvre dieu d' Hymen. Nos peintures ne sont pas plus
chastes que nos vers.
Mais de nos jours, ô raffinement criminel ! On a été
encore plus loin que l' adultere ; on a corrompu
l' institution la plus auguste ; on s' est servi
des loix me, pour consacrer le libertinage et en
produire les fruits avec audace. Cette dépravation,
ce nouveau scandale, date de notre siecle :
c' est encore un crime du luxe.
Un homme opulent est attaché à une fille , en a
des enfans dont la loi feroit des bâtards. Il
imagine de leur donner un nom et un rang ; ordonne
qu' on lui recherche quelqu' un de
p77
noble, mais dont les adversités ont dénatu
l' ame : on le trouve, on le marchande ; il est
sorti d' une famille qui a un nom, mais indigente ;
il a été élevé dans une fierté oisive, et il n' a pas
de pain. Réduit à une pareille extrêmité, l' honneur
n' est pour lui qu' un vain nom. On lui propose
d' épouser cette fille , et d' en reconnoître
les enfans : il aura une pension qu' il ira manger
dans le coin d' une province éloignée.
Le noble d' abord a quelque pugnance ; mais l' or,
ce puissant mobile des actions iniques, l' or le
décide. On le mene chez un notaire, où il signe
un contrat qui lui assure véritablement une
pension, mais qui porte une séparation de biens
préliminaire.
Figurez-vous cet homme qui le lendemain trouve,
dans une chapelle obscure, quatre témoins, et
devant l' autel, une fille jeune et charmante qu' il
n' a jamais vue : voilà sa femme, mais sous la
condition expresse qu' elle ne sera jamais à lui.
Elle sort en ce moment des bras de la
p78
volup, pour y rentrer après la cérémonie ; l' époux
lui touchera une fois la main, pendant que le prêtre
prononcera les paroles sacrées. Passé cet instant,
à jamais séparé d' elle, il ne reconnoîtra peut-être
pas le visage de celle avec qui il aura contracté.
L' anneau se donne, le oui se prononce de part
et d' autre, ou, pour mieux dire, le parjure et le
sacrilege s' accomplissent.
En sortant de la chapelle, l' épouse, sans
saluer son mari, monte dans un équipage,
et se retrouve dans le lit qu' elle avoit quitté.
L' époux fuit vers la province ; on lui paie
une année d' avance, et il a une femme dont il
ne peut pas visiter l' appartement, ni même
habiter la ville. Il a et il aura des enfans
qu' il n' a point vus, qu' il ne verra point, et
ils porteront son nom.
Il se bannit, et va manger sa honteuse pension
dans une petite ville, lorsque sa femmeployant
son contrat de mariage et l' acte de célébration,
se pare publiquement du nom qu' elle a acheté.
Un marbre offre
p79
ce nom en lettres d' or au frontispice d' un superbe
hôtel, tandis que le mari n' ose articuler le sien
dans sa profonde retraite.
Voilà ce qui se pratique sous l' oeil de la
législation : et la loi outragée est réduite au
silence ; car on a tourcontr' elle ses propres
formes avec une coupable adresse : l' homme
a paru se venger à son tour, d' une loi inflexible
et extrême.
N' aurait-il pas mieux valu ne pas abolir ces anciens
mariages mixtes et faciles, où la femme n' étoit
pas déshonorée, les enfans innocens n' étoient
pas pressés entre l' abgation et la honte ?
Quelqu' un dira qu' il faudroit le style de Juvénal
pour tonner contre cette licence ; mais que feroit
le plus véhément satyrique ? à quoi remédieroit-il ?
La perte des moeurs vient le plus souvent de
l' insuffisance des loix, de leurs erreurs et de leurs
contradictions.
CHAPITRE 313
p80
petits formats.
la manie des petits formats a succédé à
celle des marges immenses, dont on faisoit
le plus grand cas il y a quinze ans. Il falloit
alors tourner le feuillet à chaque instant ; on
n' achetoit que du papier blanc : mais cela plaisoit
aux amateurs.
Quelques auteurs vendent encore des estampes
ou des portraits d' hommes dits lebres, illustres
et vivans par-dessus le marc ; mais ils n' ont
point encore eu la vogue de M Dorat, qui le
premier s' est fait marchand d' estampes, et qui
s' y est rui ; c' est lui qui a mis en train toutes
ces gravures qui font le principal mérite de
certains livres, et qui coûtent plus que tous les
bons auteurs ensemble de l' antiquité.
La mode a changé : on ne recherche plus que les
petits formats ; on a réimprimé ainsi
p81
tous nos jolis poëtes. Ces livrets ont l' avantage
de pouvoir être mis en poche, de fournir au
délassement de la promenade, et de parer à l' ennui
des voyages : mais il faut en me tems porter une
loupe avec soi ; car le caractere en est si fin
qu' il exige de bons yeux.
Didot a impriune collection d' auteurs choisis,
en petits formats, pour l' usage de monseigneur
comte d' Artois. C' est un chef-d' oeuvre de
typographie ; mais cette collection est
excessivement rare, et ne se vend point.
Ne pourroit-on pas tromper l' inquisition littéraire,
si ardente et si inquiete, qui s' oppose à
l' introduction des livres philosophiques les
plus estimés, en lesduisant à de très-petits
formats, en assujettissant à la précision la plus
stricte, et le papier et les caracteres ? La
pene, par ce procédé nouveau, se rapprocheroit,
pour ainsi dire, de son invisibilité ; on mettroit
une édition entiere dans un sac à poudre. Si
l' auteur joignoit un style laconique à cette
ingénieuse
p82
typographie, un exemplaire éloquent pourroit circuler
dans une tabatiere, dans une boîte à mouches,
dans une bonbonniere. Les commis à la phrase ,
qui attendent les ballots matériels où se fixe la
pene, pour les saisir de leurs mains profanes et
grossieres, seroient tous enroute. L' oeuvre
dunie devenant impalpable, se moqueroit de tous
ces vils adversaires qui lui font une guerre
constante. Les brochures visibles porteroient dès
lors une physionomie de réprobation, et la stupidité
se manifesteroit par sa grosseur. La philosophie, au
contraire, occuperoit, comme le sage, la plus petite
place dans le monde.
On s' adresseroit ensuite aux opticiens, pour posséder
le verre qui grossiroit à souhait ces menus
caracteres sans fatiguer l' oeil. L' imprimerie et
l' optique se donnant la main, deviendroient des
soeurs inséparables. C' est ainsi qu' en mariant les
arts, ils acquierent une force prodigieuse et
presqu' illimitée.
Nous invitons les fondeurs de caracteres
p83
à travailler cette idée qui n' est qu' ébauchée ;
nous exhortons les manufactures à rendre le papier
fin, léger au possible, afin que nos pensées ne
soient plus la proie facile de ces implacables
dévastateurs de l' empire des lettres et de la
philosophie. Regagnons par l' adresse ce que la
force veut nous ôter ; que la matiere, subtilisée
par nos soins, ponde au volatile de ces idées,
qui par leur nature sont faites pour braver qui
les persécute, ou par crainte, ou par ignorance.
Nous savons que l' on pourroit s' adresser à la chymie,
de préférence à l' optique, pour faire paroître en
un clin-d' oeil sur un papier blanc les lettres
parlantes, tonnantes, fulminantes , qui
s' effaceroient ensuite d' elles-mêmes au bout d' un
certain tems. Mais, toute réflexion faite, comme
le secret pourroit être facilementcouvert, et
que la matérialité ne seroit pas truite,
tenons-nous-en au premier projet. Que dis-je ! On
n' aura peut-être pas besoin de son exécution, vu
les lumieres nouvelles que les gouvernemens
p84
ont acquises. Nos pensées, loin de leur nuire,
ne peuvent que leur être très-favorables, quand,
semblables aux pilotes habiles, les hommes en
place sauront prendre le vent . Et voilà
tout l' art de l' homme d' état.
CHAPITRE 314
maîtres écrivains.
il ne s' agit point ici de Corneille, de Pascal,
de Lafontaine, de La Brure, de Fénelon, de
Voltaire, de Jean-Jacques Rousseau, de Buffon,
de Raynal, de De Paw ; il s' agit de Paillasson,
Dautrepe, Rolan, Liverloz. Ils figurent le corps
des lettres à main posée, taillent merveilleusement
une plume, font le trait et déterminent ce qui
caractérise la ronde , la bâtarde et la
coulée . Ils sont maîtres en l' art de l' écriture,
et non en l' art d' écrire.
Il est nécessaire de savoir bien figurer ses
lettres ; car une mauvaise écriture ressemble
p85
au bredouillement de la parole ; mais un caractere
lisible suffit. Les grands seigneurs, les jolies
femmes, les auteurs se piquent de savoir mal
peindre ; ils ont tort. D' un autre té,
l' importance que les maîtres écrivains mettent à une
belle écriture, est plaisante. Un peu de netteté,
voilà tout ce qui convient ; c' est perdre son tems
que de vouloir émuler rossignol. Si ces maîtres ont
une belle main, ils n' ont pas enral une main
rapide : tel clerc de notaire, tel scribe du palais,
fait des expéditions qui ont une grace et une
légéreté dont ces experts, avec leur peinture
exacte, compase et froide, n' ont jamais approc.
On vient d' ériger en académie cette communauté ;
mais Louis Xiv a bien établi une académie de
danse aps l' académie d' armes ; il n' y a
que l' académie de coëffure qui n' a pas encore
pu prendre racine : mais cela viendra dans le siecle
des beaux arts.
Il y a toutes sortes d' académies établies par
lettres-patentes ; on voit à Toulouse
p86
celle des lanternistes . Les anciens avoient
aussi une foule d' académies ; Aelien rapporte,
qu' il étoit expressément défendu d' y rire, afin
que l' académiet à l' abri de toutes sortes de
ridicules. gardons-nous donc bien de rire sous
les voûtes de l' académie royale d' écriture ,
qui dessine si parfaitement des o, des m, des f,
et qui chiffre par-dessus le marc.
La fonction la plus importante de ces
maîtres-jurés écrivains , c' est qu' ils sont
vérificateurs d' écritures contestées en justice ;
ceci devient sérieux : l' encyclopédie soutient
que cette vérification n' est qu' une science
conjecturale ; les experts disent qu' il y a des
regles fixes et certaines pour convaincre les
faussaires. Les experts usent de fortes loupes
dans l' examen : mais ne faut-il pas autre chose
qu' une loupe pour cider dans des cas semblables ?
Voyez dans le dernier procès du maréchal de
Richelieu, la confusion et l' ambiguïté des rapports.
La vie d' un homme dépend donc quelquefois de
ces experts rificateurs : ce seroit
p87
donner un champ trop vaste aux faussaires,
que de clarer qu' il n' y a point de moyens
rs pour les reconntre ; mais il faut avouer
que l' encyclopédie offre de terribles objections
à résoudre, et qu' il seroit à desirer que l' on
consultât tout à la fois et le maître écrivain ,
et l' écrivain philosophe .
CHAPITRE 315
de l' ancienne compagnie des oeuvres fortes.
j' abhorre les cyniques encore plus que les pédans :
mais je voudrois voir au milieu de Paris, un
Diogene dans son tonneau (l' indécence toutefois
supprie). Je voudrois qu' il fût permis à un
homme de cette trempe d' apostropher ses concitoyens,
et de leur reprocher leurs vices. Paris en auroit
bien autrement besoin qu' Athenes.
Du moins des censeurs du scandale public, des moeurs,
tels qu' ils étoient établis chez les romains,
seroient très-nécessaires parmi
p88
nous. Car nos loix si imparfaites préviennent-elles
la confusion des rangs ? Répriment-elles les
extravagances du luxe, qui ruine les fortunes
diocres ? Empêchent-elles les banqueroutes ?
Artent-elles la débauche qui va le front levé ?
On a créé des censeurs pour les livres : ces
censeurs proscrivent tout ce qui peche contre la
décence, tout ce qui contredit les loix de
l' honnêteté, etc. Pourquoi n' y auroit-il pas des
censeurs qui demanderoient compte à cette foule
de désoeuvs, de l' emploi de leur tems, qui iroient
au-devant des grands scandales, qui préviendroient
les délits ? Nous ne savons que punir : un acte
public de pravation est-il donc moins dangereux
qu' une phrase imprimée ?
S' amuser , terme à Paris synonyme à celui de se
ruiner . Nos danseuses sont entretenues par des
jeunes gens qui n' ont aucun frein, et dont l' exemple
pervertit ceux qui sortent de l' adolescence. On
n' oppose aucune barriere à ces désordres qui sont
la perte des
p89
familles. La police attend que le mal soit fait, et ne
songe pas à l' anéantir dans son origine. D' un côté,
de dangereuses Circés, de l' autre des intrigans
audacieux, corrompent tous les ordres de la
société. N' est-il pas déplorable que le mot de
Moliere, n' ayez de probité que ce qu' il en faut
pour n' être pas pendu, soit devenu un axiome
duit en pratique ?
En 1661, il s' éleva en France une espece de
compagnie qui, éprise d' un zele ardent pour
le rétablissement des bonnes moeurs, se mit
à censurer toutes les actions malhontes que
les loix ne punissent pas. Ils faisoient des
perquisitions secretes sur les moeurs et les
personnes, en établissoient le rapport dans leurs
assemblées, et d' après une libération motivée
et unanime, ils exposoient au public les délits
et la honte des coupables.
Ces redoutables écrivains avoient pris le nom
de compagnies des oeuvres fortes : mais comme
ils n' avoient pasnagé des personnes puissantes,
et qu' ils n' avoient pas plus épargné la conduite
des rois que celle
p90
des particuliers, Louis Xiv se courroa, et
ordonna qu' on eût à sévir contre tous les membres
de la compagnie . Ils ne purent tenir contre
l' autorité royale ; et les oeuvres fortes ,
qui de jour en jour s' animoient d' une chaleur
nouvelle, n' eurent plus lieu dans la capitale.
De grands noms appartenoient à cette espece de
ligue offensive contre le vice et les mauvaises
moeurs ; mais on fit entendre à Louis Xiv
(ombrageux à l' excès sur tout ce qui avoit un
caractere d' union), que ces écrivains courageux et
hémens étoient un reste de la ligue et de la
fronde. Il le crut sans examen, et menaça de les
envoyer tous en Canada.
Or, comme l' a dit M Thomas, on n' est guere
tenté depondre à ceux qui exilent : la
compagnie se tut, et ne censura plus personne.
Cependant quelques membres échaps se crurent,
loin de la capitale et au sein de la Bourgogne,
plus à portée de reprendre leur hardi projet.
L' autorité les poursuivit
p91
encore, et la chambre du conseil de la ville de
Dijon laa contre leur assemblée un arrêt de
proscription, en les menaçant des peines les
plus graves. Ces auteurs des oeuvres fortes
abandonnerent alors leur vocation, et se tûrent
pour jamais... je les regrette.
En 1742, on vit à Paris un hardi mendiant qui,
dit-on, avoit dunie, de la force dans les ies
et dans l' expression. Il demandoit publiquement
l' aumône, en apostrophant ceux qui passoient, et
faisant de vives sorties sur les différens états,
dont il révéloit les ruses et les fripponneries. Ce
nouveau Diogene n' avoit ni tonneau ni lanterne :
il en vouloit sur-tout aux prêtres, aux catins
et aux hommes de robe. On appella son audace
effronterie , et ses reproches des insolences .
Il s' avisa un jour d' entrer chez un fermier-géral
avec son habillement déchiré et crasseux, et de
s' asseoir à sa table, disant qu' il venoit lui faire
la leçon, et reprendre une portion de ce qui lui avoit
été enle. On
p92
ne goûta point ses incartades ; et comme il avoit
le malheur de n' être pasil y a deux mille ans,
il fut arrêté et mis en prison.
Ce mendiant auroit dû savoir, puisqu' il avoit de
l' esprit, qu' on taxeroit infailliblement de folie
à Paris, ce qu' on t admiré dans Athenes. On
souffre parmi nous le plus vil, le plus bas, le plus
lâche coquin ; mais tout frémit et se souleve à la
moindre approche de ce qu' on nomme un
cynique , ou de ce qui lui ressemble : ce
caractere-là n' existe pas me à Paris, parce
qu' il est le plus diamétralement opposé à la
forme de notre gouvernement et de notre esprit
de société.
Nous avons des discours moraux et politiques à
foison, des sermons par milliers : peut-être, pour
nous corriger, nous faudroit-il des plaisanteries
sanglantes, des satyres vives, des bourades à
bout touchant. Mais qui se chargera de fronder
tout ce qui est vicieux, de mépriser tout ce qui
est vil, de faire tonner la
p93
rité, et d' épouvanter ses ennemis ? Que
quelqu' un ait le courage de braver l' inimitié
des méchans, on le nommera un fanatique , une
bête roce , un chien enragé ; tandis
que les flatteurs, les adulateurs, les menteurs
seront les hommes polis, les hommes comme il faut .
CHAPITRE 316
portes cocheres.
les gens qualifiés font jeter pendant leurs maladies,
du fumier devant leurs portes cocheres et aux
environs, pour que le bruit des carrosses les
incommode moins. Ce privilege abusif change la
rue en un cloaque affreux, pour peu qu' il ait plu,
et fait marcher cent mille hommes en douze heures,
dans un fumier liquide, noir et puant, où l' on
enfonce jusqu' à mi-jambe. Cette maniere d' empailler
toute une rue, rend les voitures plus dangereuses,
en ce qu' on ne les entend pas.
p94
Pour épargner quelque cahot bruyant à une tête
malade ou vaporeuse, on expose la vie de trente
mille fantassins, dont la cavalerie se moque,
il est vrai, mais qui ne doivent pas expirer
sous les roues silencieuses d' un carrosse, parce
que m le marquis a eu un accès de fievre ou une
indigestion.
Socrate alloit à pied ; Horace alloit à pied.
(...) Jean-Jacques Rousseau alloit à pied. Qu' un
Jourdain moderne, qu' un faquin ait une
berline angloise et une porte cochere ; à la bonne
heure ; qu' il éclabousse les passans ; eh bien !
L' on s' essuie : mais qu' il ne nous écrase pas dans
la fange, parce que ce n' est point un crime digne
de la roue, que de savoir se servir de ses jambes,
ou de rêver un peu dans son chemin.
Souvent les portes cocheres vomissent des voitures
qui sortent à l' improviste, et qui coupent la rue
rapidement et transversalement ; de sorte qu' il est
impossible de se garantir de ce brusque danger : on se
p95
jette dans le péril, ne sachant si elles tourneront
à droite ou à gauche. Ne pourroit-on pas obliger
les portiers à pvenir les passans, et à siffler
d' une certaine maniere : ce qui seroit un signal
conservateur. Il y a moins de danger quand les
voitures rentrent, parce que le laquais fait sonner
le marteau à coups précipités ; et l' on est averti.
Il est presqu' ignoble de ne pas demeurer en porte
cochere. Fût-elle bâtarde, elle a un air de
décence que n' obtient jamais une allée. Celle-ci
conduiroit à l' appartement le plus commode, qu' elle
seroit proscrite, fût-elle encore large, propre
et bien éclairée. Il y a des portes cocheres
obscures, embarrassées par des équipages, où l' on
risque de donner de l' estomac dans le timon et dans
l' essieu. Eh bien ! L' on préfere ce passage étroit
à cette voie roturiere qu' on appelle allée. Les
femmes du bon ton ne vont point visiter ceux
qui sont logés ainsi.
Les portes cocheres sont fort utiles à ceux qui ont
des dettes. Les exploits s' arrêtent
p96
à la loge du portier ; les huissiers ne vont pas
plus loin ; et quand ils en viennent à une saisie,
l' exécution n' a lieu que sur les misérables effets
qui garnissent la loge. L' huissier pénetre l' allée
jusqu' au septieme étage, et il ne franchit jamais
le seuil de la porte cochere. Voilà de singuliers
usages, et qui n' en regnent pas moins : que l' on
s' étonne encore après cela de lafaveur des
allées bourgeoises.
Ce qu' elles ont vraiment d' incommode, c' est que
tous les passans y lâchent leurs eaux, et qu' en
rentrant chez soi l' on trouve au bas de son escalier
un pisseur qui vous regarde et ne se range pas.
Ailleurs, on le chasseroit ; ici, le public est
maître des allées, pour les besoins de nécessité.
Cette coutume est fort sale, et fort embarrassante
pour les femmes.
CHAPITRE 317
p97
le suisse de la rue aux ours.
on ble tous les ans, le 3 juillet, l' effigie de
ce suisse ivre, qui donna, dit-on, un coup de sabre
à une statue de la vierge Marie : ce qui en fit
couler du sang, ajoute la même histoire. Rien n' est
plus ridicule ; mais cet usage déjà ancien ne s' en
observe pas moins.
L' effigie portoit jadis l' habit suisse ; mais les
suisses se fâcherent, il fallut l' habiller d' une
souquenille. Ne diroit-on pas que l' on ajoute foi
à ce miracle, d' après ce bûcher qui se renouvelle
chaque ane ? Tout le monde rit en voyant ce colosse
d' osier, qu' un homme porte sur ses épaules, et
auquel il fait faire des vérences et des courbettes
devant toutes les vierges de plâtre qu' il rencontre.
Le tambour l' annonce ; et dès qu' on met la tête à la
fenêtre, ce colosse
p98
se trouve de niveau à l' oeil du curieux. Il a de
grandes manchettes, une longue perruque à bourse,
un poignard de bois, teint en rouge, dans sa
dextre ; et les soubresauts qu' on imprime au
mannequin sont tout-à-fait plaisans, si l' on
considere que c' est un sacrilege que l' on fait
danser ainsi.
Les usages les plus constans ne forment donc qu' un
tableau très-équivoque de la véritable croyance
d' un peuple : c' est le plus souvent un spectacle pour
la populace, et rien de plus.
Nos plus majestueuses cérémonies n' ont pas d' autre
fondement. Ainsi l' on se sert encore de la
sainte-ampoule pour oindre nos rois. Personne dans
l' assemblée ne croit assument qu' elle soit
descendue du ciel au bec d' une colombe. Personne ne
croit à la guérison miraculeuse des écrouelles par
l' imposition et l' attouchement des mains royales.
Cependant l' on se servira toujours de la petite fiole,
et les monarques toucheront toujours les écrouelleux
sans les guérir.
p99
Que de faits pareils, chez les voyageurs,
ont don lieu parmi nous aux assertions
les plus fausses ! Rien de plus trompeur que
les cérémonies publiques, lorsqu' on ne rapproche
pas de l' esprit de leur institution l' esprit
qui regne quelques siecles après.
On promenera donc encore le suisse de la rue
aux ours , pour le plaisir et la récréation
des petits savoyards que cela amuse beaucoup.
Ils l' accompagneront dans toutes les rues, en
riant et dansant ; et dans la joie de leur coeur,
ils attendront pour le soir les fusées et les
pétards qui doivent crever avec explosion
dans les flammes du bûcher.
Autrefois ce même peuple a vu bler le
suisse iconoclaste en réalité, et s' en est
joui de même. Cette jurisprudence de nos
aïeux est un peu changée et adoucie : ce
qui prouve qu' il vaut mieux voir jeter au feu
le mannequin que l' homme ; mais quand
ne brûlera-t-on plus le mannequin ? ... je n' en
sais rien.
CHAPITRE 318
p100
savoyards.
... ces hontes enfans,
qui de Savoye arrivent tous les ans,
et dont la main légérement essuie
ces longs canaux engorgés par la suie.
Volt.
Ils sont ramonneurs, commissionnaires, et forment
dans Paris une espece de confédération qui a ses
loix. Les plus âgés ont droit d' inspection sur les
plus jeunes : il y a des punitions contre ceux
qui serangent : on les a vus faire justice
de l' un d' entr' eux qui avoit volé ; ils lui firent
son procès et le pendirent.
Ils épargnent sur le simplecessaire, pour
envoyer chaque ane à leurs pauvres parens.
Ces modeles de l' amour filial se trouvent sous
les haillons, tandis que les habits dorés couvrent
les enfans dénatus.
p101
Ils parcourent les rues depuis le matin jusqu' au soir,
le visage barbouillé de suie, les dents blanches,
l' air naïf et gai : leur cri est long, plaintif et
lugubre.
La rage de mettre tout en gie en a formé
une du ramonnage des cheminées . Les régisseurs
ont classé ces petits savoyards ; et l' on a vu
dans des maisons neuves et blanches, tous ces
visages basannés et noircis, qui étoient aux
fenêtres, en attendant de l' ouvrage.
L' établissement de la petite poste a fait tort
aux savoyards. Ils sont moins nombreux aujourd' hui,
et l' on dit que leur fidélité, si long-tems
éprouvée, commence à n' être plus la même ; mais ils
se distinguent toujours par l' amour de leur patrie
et de leurs parens.
Il est bien cruel de voir un pauvre enfant de
huit ans, les yeux bandés et la tête couverte
d' un sac, monter des genoux et du dos dans une
cheminée étroite et haute de cinquante pieds ;
ne pouvoir respirer qu' au
p102
sommet périlleux ; redescendre comme il est monté,
au risque de se rompre le col, pour peu que la
tusté du plâtre forme un vuide sous son frêle
point d' appui ; et la bouche remplie de suie,
étouffant presque, les paupieres chargées, vous
demander cinq sols , pour prix de son danger
et de ses peines. C' est ainsi que se ramonnent toutes
les cheminées de Paris ; et des régisseurs n' ont
enrégimenté ces petits malheureux, que pour gagner
encore sur leur médiocre salaire. Puissent ces
ineptes et barbares entrepreneurs se ruiner de
fond en comble, ainsi que tous ceux qui ont
sollicité des privileges exclusifs !
Ces allobroges de tout sexe et de tout âge ne
se bornent pas à être commissionnaires ou ramonneurs.
Les uns portent une vielle entre leurs bras, et
l' accompagnent d' une voix nasale. D' autres ont une
boîte à marmotte pour tout trésor. Ceux-ci promenent
la lanterne magique sur leur dos, et l' annoncent
le soir au moyen d' une orgue nocturne, dont les sons
deviennent plus agables
p103
et plus touchans parmi le silence et les ténebres.
Les femmes étalant leur étonnante fécondité, sous
le masque de la laideur, vous montrent des enfans,
et dans leur hotte, et pendus à leurs mamelles, et
sous leurs bras, sans compter ceux qu' elles chassent
devant elles ; le tout pour attirer les aumônes :
dégoûtantes, maigres, noires, et paroissant âgées,
elles sont toujours grosses à pleine ceinture.
Les vielleuses des boulevards portent sur une gorge
souillée un large cordon bleu, qui quelquefois a
servi à une majesté. Ce cordon déchu leur sert
de bandouliere. Ainsi les marques de dignité
périssent ou retournent à leur véritable emploi.
Mais sortons des boulevards, où une foule de
travailleurs vient, comme l' a dit un pte,
de cette belle route, à grands coups de massue,
en cailloux incrustés parqueter l' étendue.
CHAPITRE 319
p104
enfans devant leur pere.
rien n' étonne plus un étranger que la maniere leste
et peu respectueuse avec laquelle un fils parle
ici à son pere. Il le plaisante, le raille, se
permet des propos indécens sur l' âge de l' auteur
de ses jours ; et le pere a la molle complaisance
d' en rire le premier : la grand' -mere applaudit
aux ptendues gentillesses de son petit-fils.
On ne sauroit distinguer le pere de famille dans
son propre logis : on le cherche ; il est dans
un coin, causant avec le plus humble et le plus
modeste de la société. S' il ouvre la bouche, son
gendre le contredit, ses enfans lui disent qu' il
radote ; et le bon homme, qui auroit envie
quelquefois de se fâcher, ne l' ose pas devant sa
femme. Elle semble approuver les impertinences de
ses enfans.
p105
Un pere appelle son fils monsieur , ne le tutoie
point, et le petit bourgeois a l' imcillité
d' imiter en ce point le grand seigneur.
Ce singulier et déplorable abus vient de la coutume
de Paris. Elle a ôté aux hommes ce que le droit
romain leur attribuoit : les femmes, en vertu de la
loi, deviennent presque mtresses. La source de
tout le mal, si l' on y prend garde, est donc dans
nos loix civiles, et dans notre coutume qui accorde
trop aux femmes.
Qu' un homme se marie, qu' il perde son épouse, le
voilà rui : les enfans viendront demander le bien
de leur mere, poursuivront leur pere en justice, le
duiront à la mendicité. Les loix consacreront les
indignes poursuites des enfans, et personne ne
trouvera extraordinaire ce mépris de l' autori
paternelle. Comment a-t-on pu annuller à ce point
le pouvoir du chef de la famille ?
Souvent donc la vie d' un bourgeois se passe à être
tyrannisé par sa femme, dédaigné par ses filles,
bafoué par son fils,
p106
désobéi par ses domestiques, nul dans sa maison :
il est un modele de patience stoïque, ou
d' insensibilité.
CHAPITRE 320
de la langue du monde.
la langue du monde est la langue des complimens ;
mais on y oublie celle qui exprime quelque
sentiment. Les mots y sont bien, on les
prodigue même ; mais ils n' ont point de sens.
On parle enfin comme on s' habille, avec un certain
luxe agréable, mais vuide et superflu.
Les indifférens s' épuisent tellement en protestations,
en assurances de services, que l' ami se trouve
duit à ne dire qu' un mot, pour n' être pas
confondu avec eux.
Le monde polit plus qu' il n' instruit. Il ne
faut point être dans son tourbillon, pour bien
le connoître et sur-tout pour l' apprécier.
Voulez-vous être spectateur ? Placez-vous à une
p107
certaine distance. C' est ainsi que, pour bien
voir la marche d' un régiment, il ne faut point
porter le fusil, mais être sur la ligne où il
défile.
Dans le monde il n' y a que deux classes d' hommes.
Les uns songent à leurs affaires, et les autres
à leurs plaisirs : les uns se tuent à travailler,
les autres à jouir.
Les gens du monde, quand ils voient qu' ils ne
peuvent avoir de l' esprit, témoignent hautement
que c' est par leur propre choix qu' ils n' en ont
point.
CHAPITRE 321
ton du monde.
la société à Paris a ses loix particulieres,
indépendantes de toute autre, et qui contribuent
à l' agrément de tous ceux qui la composent.
La sagesse et la vertu sont respectables ; mais
elles ne suffisent pas toujours pour anéantir
certains défauts destructeurs
p108
de la noble et décente familiarité qui doit régner
entre les honnêtes gens.
Quelquefois on pousse son avis trop loin, et d' autant
plus à tort que l' on a raison. Quoiqu' on ait droit
de dédaigner, on dédaigne avec trop d' appareil.
On veut subjuguer l' opinion de son voisin, parce
qu' on est rempli de son idée ; et comme l' homme
vertueuxglige ces petits devoirs, d' autant plus
que sa conscience ne lui en fait aucun reproche
et qu' il fonde sa conduite sur les grands principes
qui dirigent sa vie, il est bon d' instituer ces
regles fines et fixes, qui, comme des entraves
salutaires, artent le bond trop impétueux de la
vanité et de l' orgueil megitime.
Ainsi l' air, le ton, le geste, l' accent, le regard
sont asservis à des usages que l' on doit respecter,
et ces formalités reçues enrichissent le plaisir
d' être ensemble au lieu de le détruire.
On a fort bien dit, que l' homme sensible est toujours
un homme poli. On peut être
p109
gauche, marcher mal, s' asseoir mal, se moucher
de travers, renverser des sieges, danser comme un
philosophe, et blesser même le petit chien ; mais
la bondu coeur, l' affabilité naturelle se
distingueront toujours à travers l' ignorance du
costume et des coutumes : et c' est cette
affabilité qui constitue par-tout et même à Paris
la vraie politesse.
Mais on s' imagine en même tems, que ce don de plaire
peut tout remplacer. On ne craint plus de rougir,
pourvu que les manieres n' aient rien que de gracieux,
l' esprit rien que d' ingénieux ; les raisonnemens,
rien que de captieux. Sous un certain masque de
bienséance on justifie en d' autres termes l' art
de ramper et de s' enrichir bassement : on donne
à plusieurs sortes d' avilissement des noms pompeux :
on appelleroit volontiers servir l' état, la
servitude auprès des grands ; et bientôt on voudra
nous persuader que le métier cupide de courtisan
est le métier le plus glorieux.
p110
Déjà même on fait entendre qu' il est une
fourberiecessaire ; qu' un honnête homme
n' est bon à rien ; que la probité est une nuance
de bêtise ; et que dans un siecle corrompu,
il n' y a que l' or qui puisse dédommager de l' absence
des vertus. Enfin on commence à faire entendre...
mais je ne dois pas tout dire.
CHAPITRE 322
ton du grand monde.
dans le grand monde, on ne rencontre point de
caracteres outrés. Les ridicules y sont adoucis,
et les préjugés, quoique subsistans, semblent
se dissiper pour tout le tems que l' on est ensemble.
Une noble familiarité y déguise avec adresse
l' amour-propre, et l' homme de robe, l' évêque, le
militaire, le financier, l' homme de cour semblent
avoir pris quelque chose les uns des autres : il
n' y a que des nuances, et jamais de couleur
dominante. On distingue
p111
les professions, mais elles sont fondues et ne se
montrent point oppoes.
C' est là que la société est par excellence un
ritable concert. Les instrumens sont d' accord ;
les dissonnances y sont excessivement rares, et le
tonnéral rétablit bientôt l' harmonie.
La confiance, l' amitié n' y regnent pas ; les
épanchemens de coeur y sont étrangers : mais au
défaut du charme de la cordialité, on y rencontre
un certain échange d' idées et de petits services
qui rapprochent la maniere de voir et de sentir,
et qui mettent les hommes à l' unisson : avantage
remarquable dans une société où les prétentions
sont extrêmes, et où l' orgueil est terrible, dès
qu' il n' est plus voilé.
Ce sont les idées qui soutiennent l' esprit ; et pour
avoir des idées, il faut avoir assemblé plusieurs
faits. L' esprit naturel ne suffiroit pas aujourd' hui,
parce qu' il faut être instruit, et traiter souvent
des grands objets sur le ton de l' agrément et de la
légéreté.
Plusieurs femmes ayant perfectionleur
p112
esprit par le commerce d' hommes éclairés, réunissent
en elles les avantages des deux sexes, valent mieux
à la lettre que les hommes célebres dont elles ont
emprunté une partie des connoissances qui les
distinguent. Ce n' est point un savoir pédantesque,
capable de décréditer toute connoissance ; c' est
une maniere propre d' oser penser et parler juste,
fondé sur-tout sur l' étude des hommes.
Moliere, qui dans ses femmes savantes , en
voulant frapper la pédanterie, a frappé le desir
de s' instruire, Moliere regretteroit d' avoir
retardé les progrès des connoissances, s' il voyoit
aujourd' hui les femmes qui ornent et parent la
raison des graces du sentiment.
En général, à Paris, les femmes qui ont de l' esprit,
en ont plus que les hommes les plus spirituels ; mais
ces femmes-là ne se rencontrent que dans le grand
monde.
L' usage du monde dépend beaucoup de l' habitude :
l' habitude seule vous fait discerner au premier
coup-d' oeil mille convenances
p113
que toutes les belles leçons du savoir-vivre
ne vous apprendront pas ; le sot même par
l' habitude a beaucoup d' avantage sur l' homme
d' esprit. Celui-ci paroîtra décontenancé, lorsque
l' autre serar de son geste, de son accent, de
ses expressions : il saisira avec justesse et
précision tout ce qui forme le commerce de la
société.
Lorsque M De Voltaire est venu à Paris en
1778, les hommes du grand monde, experts sur ces
matieres, ont remarqué qu' après une si longue
absence de la capitale, l' écrivain renom avoit
perdu ce point juste qui détermine l' empressement ou
la retenue, l' enjouement ou la réflexion, le silence
ou la parole, la louange ou le badinage. Il n' étoit
plus d' accord, il montoit trop haut ou descendoit
trop bas ; il avoit d' ailleurs une éternelle
démangeaison de paroître ingénieux. à chaque phrase
on voyoit l' effort, et cet effort dégénéroit en
manie.
Quelques hommes dans le grand monde se mettent
à l' ombre de leurs dignités, pour
p114
cacher leur insuffisance ; ils serobent derriere
leurs titres. Il n' y a point de lieu néanmoins
il soit plus aisé de se faire pardonner la
nullité d' esprit ; tant les formes, les manieres,
le ton et la langue qu' on y a adoptés sont venus
au secours de ceux qui ont le malheur d' en manquer.
CHAPITRE 323
sots usages abolis.
ce n' est plus que chez le petit bourgeois que l' on
emploie ces cérémonies fastidieuses et ces façons
inutiles et éternelles qu' il prend encore pour des
civilités , et qui fatiguent à l' excès les gens
qui ont l' usage du monde.
On ne vous fait plus mille excuses de vous avoir
donné un si mauvais repas ; on ne vous presse
plus de boire ; on ne tourmente plus ses
convives, pour leur prouver qu' on sait recevoir
son monde ; on ne vous prie plus de chanter ;
on a renoncé à ces
p115
usages ridicules, si familiers à nos ancêtres,
malheureux prosélytes d' une coutumenante et
contrariante, qu' ils appelloient honnête .
La table étoit pour eux une arene, où les assiettes
renvoyées, faisoient sans cesse le tour, jusqu' à ce
que, venant à se rencontrer dans un choc impétueux,
elles se brisoient sous les mains civiles qui
s' efforçoient de les passer à leurs voisins. Pas un
moment de repos ; on se batailloit avant le
repas et pendant le repas avec une opiniâtre
pédantesque, et les experts enmonies
applaudissoient à ces puériles combats.
Les demoiselles, droites, silencieuses, immobiles,
corsées, busquées, les yeux éternellement baissés,
ne touchoient à rien sur leurs assiettes ; et plus
on les pressoit de manger, plus elles comptoient
donner une preuve authentique de tempérance et de
modestie en ne mangeant pas.
Au dessert elles étoient oblies de chanter ;
et le grand embarras étoit de pouvoir chanter
p116
sans pleurer, et depondre aux louanges qui
pleuvoient, sans regarder ceux qui les leur
adressoient.
Aujourd' hui les demoiselles mangent, et ne chantent
plus, jouissent d' une liberté décente, regardent
autour d' elles, parlent un peu moins que leurs meres,
et d' un ton plus bas, et sourient seulement au lieu
de rire : elles n' ont que la contrainte qui sied
à leur âge, et qui rehausse l' innocence de leurs
charmes.
La vraie civilité a banni ces impertinentes politesses,
si cheres à nos aïeux. Fone sur le bon sens, elle
n' embarrasse point et ne paroît point gênée ; elle
obéit aux circonstances, se plie sans effort à tous
les caracteres, ne s' appesantit sur rien, dissimule
ce qu' il faut dissimuler, met à son aise autrui,
et ne s' égare point, parce qu' elle suit, non des
regles absurdes, mais ce que lui dicte une
bienveillance raisone.
Cette civilité peut même aujourd' hui se passer
d' exrience, parce qu' on n' offense
p117
presque jamais lorsqu' on ne veut pas offenser,
et sur-tout lorsqu' on ne montre ni orgueil
suffisant, ni prétentions déplacées. Ces
deux vices ne sont pas détruits, il s' en faut ;
mais ils ne se montrent que rarement dans la
société, ou bien l' on en fait justice sur-le-champ ;
ce qui corrige et remet l' homme impoli au ton
général.
CHAPITRE 324
légeres observations.
les parisiens sont fort sujets à grasseyer.
Il y a plus, ils ne s' apperçoivent point de ce
défaut dans leurs acteurs ; et quand ceux-ci ne
sont pas gratifiés de cet heureux talent, ils
l' acquierent au plus vîte, afin de plaire davantage.
Un parisien a une peine infinie à mouiller
deux ll, et ne peut jamais prononcer comme il
faut, bouillon, paille, Versailles .
Les parisiennes sont maigres, et à trente ans
n' ont plus de gorge : elles sont au désespoir
p118
quand elles commencent à grossir, et boivent du
vinaigre pour se conserver la taille.
On criaille dans les sociétés de province ; à Paris
on parle bas. On appelle madame toutes les
femmes, depuis la duchesse jusqu' à la vendeuse de
bouquets ; et bientôt on n' appellera plus les
demoiselles que madame , tant il y a de vieilles
filles qui font équivoque.
L' étranger a peine à concevoir comment il y a dans
le royaume un prince et une princesse
qui n' ont pas d' autre nom que celui de monsieur
et de madame , lorsque tout le monde l' appelle
ainsi. Tous les autres individus sont donc des
usurpateurs de ces deux augustes titres ! Un poëte,
fort embarrasdu protocole, a mis à la fin d' une
épîtredicatoire, je suis, monseigneur, de
monsieur le très-humble, etc.
On donne le nom de demoiselle à toutes les filles
qu' on ne tutoie pas. Les demoiselles commencent à
aller dans le monde sans leur mere.
L' art et le goût paroissent plutôt dans le
p119
déshabillé que dans la grande parure.
Les hommes à Paris commencent à se faner à
quarante ans.
Tout se prend à crédit, sans quoi le marchand ne
vendroit pas. Il aime mieux s' exposer à quelques
pertes, que de ne pas vuider son magasin ; il vend
un peu plus cher, et passe en compte tout ce qu' il
a perdu.
On n' est point humilà Paris par un monsieur
l' intendant , par son subdélég, par le
gouverneur, par le commandant de la province, etc.
On ne rencontre point monsieur le président,
monsieur le procureur du roi à la mine rogue
et fiere ; les hommes y sont plus égaux qu' ailleurs.
Quatre hommes sont toujours en simarre,
mais on ne les rencontre nulle part ; le chancelier,
le premier président, le lieutenant civil et le
lieutenant criminel.
Quand on se rencontre face à face avec un prince
du sang, on le regarde fixement sans le saluer, et
on lui fait place par politesse : c' est un plus
grand seigneur que les
p120
seigneurs ordinaires ; voilà tout. Il n' est pas
fâcqu' on le regarde ; cela veut dire qu' on
le connoît.
Les événemens les plus extraordinaires n' occupent
la capitale que pendant huit jours. Les gens à
talens, qui abondent, ne sont fêtés que dans un
moment d' effervescence : le lendemain on passe
à un autre heureux, qui met à profit l' éclair
de cet enthousiasme. Et quel est le suprême talent ?
Celui d' amuser.
Quiconque a un suisse , refuse le paiement
à qui bon lui semble : on publie avec ostentation
que l' on est ruiné.
Il y a des amis de table, qui enlevent leurs
promesses avec la nappe ; quand ils vous ont régalé,
ils se croient dispensés d' acquitter leurs paroles.
Les femmes ne tiennent plus en main, ni l' aiguille
à coudre, ni l' aiguille à tricoter ; elles font
du filet, ou brodent au tambour.
Tout l' argent des provinces reflue dans la capitale,
et presque tout l' argent de la capitale passe par
les mains des courtisannes.
p121
Les jolies femmes s' associent à quelques personnes
laides, afin qu' elles leur servent d' ombre.
Les meubles sont devenus le plus grand objet
de luxe ou depense : tous les six ans on
change son ameublement, pour se procurer tout
ce que l' élégance du jour a imaginé de plus beau.
Il faut que les lits soient superbes, que tous
les appartemens soient boisés avec un vernis
précieux et des baguettes en or ; et le stuc
est venu pour imiter les colonnes de marbre, à
s' y méprendre.
On foule des tapis de trente mille livres, dont
l' usage n' étoit autrefois que pour le marche-pied
des autels.
On ne voit plus de poutres dans les maisons ; ce
seroit une indécence affreuse. Tous les appartemens
sont percés pour le conduit des sonnettes ; c' est
une science à part. Telle femme sonne quand son
mouchoir est tombé, afin qu' on le ramasse.
Un sallon n' est pas habitable, s' il n' a seize ou
vingt pieds de hauteur : les bourgeois sont
p122
mieux logés que n' étoient les monarques il y a deux
cents ans. Il n' y a plus de tabourets que chez
le roi et la reine, les metteurs-en-oeuvre et les
cordonniers.
Le laquais d' un seigneur porte la montre d' or
ciselée, des dentelles, des boucles à brillans, et
entretient une petite marchande de modes.
Que de gens ne narrent si facilement, que parce qu' ils
disent sans peine ce qui ne leur coûte rien à penser !
Je crois que l' inventaire de notre mobilier
étonneroit fort un ancien, s' il revenoit au monde.
La langue des huissiers-priseurs, qui savent le
nom de cette foule immense de superfluités, est
une langue très-détaillée, très-riche et très-inconnue
au pauvre.
Les femmes ne se mêlent plus du ménage, à moins
qu' elles ne soient femmes d' artisans.
L' honneur d' une fille est à elle ; elle y regarde
à deux fois : l' honneur d' une femme est à son mari ;
elle y regarde moins.
Le ton du siecle a fort abrégé les cémonies,
p123
et il n' y a plus guere qu' un provincial qui soit
un hommerémonieux.
De toutes les coutumes antiques et triviales, celle
de saluer lorsqu' on éternue est la seule qui
subsiste encore de nos jours.
On ose presque se vanter d' avoir un bon estomac,
ce qu' on n' auroit pas ofaire il y a vingt ans.
Les laquais ne s' en vont plus au dessert, et
restent jusqu' à la fin du repas. On ne l' alonge
plus, il est plus court ; et ce n' est plus à table
que l' on discourt en liberté, ni que l' on fait des
contes amusans.
Le public prononce deux sentences : la premiere
est précipitée et précede l' examen ; la seconde
ne vient que quelque tems après : mais celle-là est
motivée, et ordinairement il n' y a plus d' appel.
Je ne conseille pas à l' honnête homme qui n' a point
de laquais, d' aller dîner dans une grande maison.
on ne boit qu' à la discrétion des domestiques.
à votre modeste commandement, ils feront une
pirouette sur le talon, et courront au buffet
chercher à
p124
boire pour un autre. Bientôt la sécheresse du
gosier vous empêchera d' élever la voix : on
n' interprétera pas mieux vos regards supplians
que vos demandes. Vous sentirez le feu prendre à
votre palais, et vous ne pourrez plus goûter aucun
des mets qui seront sur la table. Il faudra attendre
la fin du repas pour vous humecter enfin d' un grand
verre d' eau. Cette méthode a été imaginée pour donner
une sorte d' exclusion aux personnes qui n' ont pas de
domestiques. C' est ainsi que les riches préservent
leur table d' une trop grande affluence.
La plupart des femmes ne commencent à dîner qu' à
l' entre-mets.
être malade à Paris est un état ; les femmes le
choisissent de préférence, comme le plus intéressant.
L' air de cour est d' avoir, comme les gens
de lettres, une épaule plus élevée que l' autre.
Les hommes portent maintenant un très-gros diamant
au col, et n' en ont plus à leur montre.
Il n' y a qu' un homme absolument délaissé,
p125
qui doive passer tout l' été à Paris. Il est du
bon ton de dire sur le pont-royal, j' abhorre la
ville, je vis à la campagne .
Il n' y a plus d' hommes rustiques ; mais le fat est
encore commun.
Les femmes du rang le plus distingué trichent
quelquefois au jeu avec une tranquille audace :
elles ont enme tems l' effronterie de dire à
celui dont elles ont placé l' argent sur une
carte qui gagne, qu' elles n' ont pas mis. Comme
cela arrive au jeu des princes, on ne peut se
venger d' elles qu' en publiant le fait le lendemain
dans tout Paris. Elles font semblant d' ignorer le
bruit qui court.
Le ton des femmes de qualité est devenu
extrêmement fier, tandis que le ton des seigneurs
est honnête.
Les parisiennes achetent quatre ajustemens contre
une chemise. On a de la toile en province, et des
blondes dans la capitale.
Un ouvrage en plusieurs tomes n' est jamais lu à
Paris, que quand la province et l' étranger ont
décidé son mérite.
p126
Il n' y a rien de si rare que de trouver parmi nos
moines un visage de pénitent ; et les jeunes gens
ont un air le et livide, qui ne vient pas
toujours de la bauche, mais du peu d' exercice.
Nos pensées deviennent si subtiles, qu' elles
s' exhalent de maniere qu' il ne reste rien : la
chymie est la science que l' on étudie le plus.
Tel journaliste est quelquefois, conforment à
ses intérêts différens, le plus vil des flatteurs
et le plus insolent des critiques.
Les grands en général ont aujourd' hui l' esprit
aussi vulgaire que le peuple même : ils dédaignent
comme lui ce qu' ils ne sentent pas, et ne
s' occupent que de rapports priles et mirables.
Il est impossible à Paris d' avoir justice d' un
grand : il obtient sur-le-champ un arrêt du conseil,
et toute instruction cesse.
Un traitant ayant lu sur une colonne l' affiche d' un
livre qui portoit pour titre, trai de l' ame,
demanda quel pourroit être ce traité, le seul
auquel il ne fût point intéressé, le seul
p127
dont il ne connût point la nature ni le produit.
On appelloit autrefois les évêques révérends,
vérendissimes ; aujourd' hui on les appelle
monseigneur , et personne ne leur refuse ce titre,
quoiqu' on sourie un peu tout bas en le leur
appliquant. Rien de plus curieux que de voir
deux évêques se monseigneuriser avec une gravité
soutenue.
Les princesses, les duchesses sont d' un caractere
plus uni, plus rond, plus facile que les marquises,
les comtesses et autres femmes de qualité, ennéral
assez impertinentes.
ramper avec bassesse en affectant l' audace,
s' engraisser de rapine en attestant les loix,
étouffer en secret son ami qu' on embrasse,
voilà l' honneur qui regne à la suite des rois.
ces vers de Voltaire sont peu connus, et méritent
de l' être.
C' est en province que l' on affecte de prendre les
manieres et le ton de Paris ; mais celui-ci
est aisé, facile, sans gêne ; et celui qu' on affecte
ailleurs est lourd, pesant, uniforme.
p128
Cléon appelle Damis son ami : c' est un homme dont
il a fait la connoissance il y a vingt-quatre
heures ; aussi quelqu' un disoit, j' ai fait cette
année trois cents soixante-quatre amis. Il étoit
au trente-uncembre.
Toutes les villes du royaume s' inquietent de Paris,
autant par jalousie que par curiosité. Paris ne
s' embarrasse d' aucune ville du globe, et ne songe
qu' à ce qui se passe dans son sein et à ce qui se
fait à Versailles.
On entend parler de Lyon, de Bordeaux, de
Marseille, de Nantes ; on croit à l' opulence de
ces villes, mais point à leurs amusemens, à leurs
plaisirs, encore moins à leur goût. Le titre
d' académicien de province est un titre qui fait
rire ; et tel versificateur qui ne fréquente que
les cafés, haussera les épaules au nom d' un homme
de mérite qui lui paroîtra ridicule, uniquement
parce qu' il écrit en province.
Paris veut être le centre unique des arts, des
idées, des sentimens et des ouvrages de littérature ;
et cependant il n' est plus permis
p129
qu' aux sots auteurs d' imprimer en France.
La plupart des opulens parisiens, enfoncés
dans leur sallon et se mirant dans leurs glaces,
ne communiquent point avec le firmament, ni avec
le ciel étoilé. Ils regardent le soleil sans
reconnoissance, sans admiration, et à peu près
comme le laquais qui les éclaire.
CHAPITRE 325
pain de pommes de terre.
attentif à l' aliment des pauvres, dont le nombre
doit effrayer, je ne passerai pas sous silence
la méthode d' un ami de l' humanité, qui, tandis
que tant d' autres artisans du luxe travaillent
pour la table des riches, a songé à celle des
indigens.
Graces soient rendues à M Parmentier !
Qu' importe que sa thode ne soit pas nouvelle,
qu' elle soit usitée ailleurs ? Il nous l' a fait
connoître à nous qui en avions besoin. Il a fait
des expériences pour la panification
p130
des pommes de terre ; et si le succès, comme il s' en
flatte, parvenoit à substituer en partie ce végétal
d' une culture facile et assurée, au froment que
les travaux et les sueurs de l' homme paient si cher,
ce physicien auroit fait une découverte infiniment
utile, et donné un psent inappréciable à la
nombreuse classe des nécessiteux.
C' est à Paris sur-tout que l' on sentiroit de quel
prix seroit la ressource d' une racine qui, se
développant avec reté et bravant les accidens
qui ravagent les moissons, deviendroit un remede
à la disette accidentelle du bled, et aux horreurs
du monopole encore plus funeste.
La subsistance du peuple, pour qui mon coeur
s' intéresse spécialement, ne seroit plus livrée
à la disposition des élémens et à la spéculation
de l' avarice. La pomme de terre, qui ne craint ni
les gelées, ni les grêles, ni les orages, ni les
vents, ni la pluie, s' offre également dans tous
les terreins, pour se convertir en pain nourrissant
et savoureux.
p131
Puisse la manipulation en devenir aussi aisée que
la culture ! Cette substance farineuse, qui se
propage sans peine et sans effort au-dessus de la
surface du sol, l' emportera sur le bled, qui si
souvent trompe l' attente de l' homme, et échappe
ensuite aux mains qui l' ont fait croître, pour
servir d' objet de commerce à la cupidité la plus
meurtriere.
J' attends donc avec empressement le succès d' une
thode qui, simplifiée et rendue rale,
donnera une perfection nouvelle à la panification
de ces pcieuses racines. Ma reconnoissance
particuliere éclatera envers ce nouveau Triptoleme,
qui aura mis la subsistance de la multitude à
l' abri de l' ardent monopoleur, et j' annoncerai tous
les avantages que j' apperçois dans une découverte
que l' ignorance et la frivolité ont dédaige avec
cette hauteur nigrante qui caractérise le
siecle où j' écris.
Pour moi, je la regarde comme devant avoir la plus
grande influence sur l' homme, sur sa liberté et
sur son bonheur. Je suis,
p132
sur cet article, de l' avis de M Linguet, si
éloquent quand il a raison ; je pense, comme lui,
que le bled qui nourrit l' homme, a été en même tems
son bourreau ; je crois que la chymie, la plus utile
des sciences, pourroit nous donner un pain moins
chérement acheté, moins à la disposition des grands
propriétaires, de ces tyrans de la société, lesquels
protegent toujours les avides calculateurs, parce
qu' ils partagent avec eux.
L' exrience a prouqu' il étoit possible de
fabriquer un pain d' une autre substance que de
fleur de froment : c' est déun grand point. Eh !
Qui pourroit demeurer indifférent sur une pareille
découverte, et ne pas voir les avantages immenses
qui en résulteroient pour la félicité publique ?
Depuis la premiere impression de cet article, on a
fait du biscuit de pommes de terre : mais on a encore
mieux fait ; on a converti la patate en pain et en
biscuit. Quel trésor pour les colonies affligées
par ces violentes convulsions de la nature, par ces
ouragans
p133
qui détruisent toute récolte, et exposées d' ailleurs
aux ravages de la guerre et aux cruels hasards de
l' océan !
Le biscuit de pommes de terre l' emporte sur le
biscuit de froment ; mais le pain de patate a
beaucoup d' avantages sur la pomme de terre, en ce
que la patate est plus farineuse, moins aqueuse,
et qu' elle contient sur-tout un principe sucet
nutritif qui la rend plus propre à être convertie
en pain, et à s' assimiler à notre substance.
Je ne sais si je me trompe dans mes voeux ardens ;
mais je pense que la chymie pourra tirer un jour
de tous les corps un principe nourrissant, et qu' il
sera alors aussi facile à l' homme de pourvoir
à sa subsistance, que de puiser l' eau dans les lacs
et les fontaines.
Et que deviendroient tous ces combats de l' orgueil,
de l' ambition, de l' avarice, toutes ces cruelles
institutions des grands empires ? Une nourriture
aisée, facile, abondante, à la disposition de
l' homme, seroit le gage de sa tranquillité et de ses
vertus. Nos malheureux
p134
systêmes politiques seroient tous renversés.
Travaillez, travaillez, bons chymistes !
CHAPITRE 326
aunes.
on faisoit, dans le fauxbourg saint-Germain, une
collecte pour de pauvres malheureux qui avoient
été incends. Ceux qui recueilloient les aumônes
entrerent chez un particulier qu' on savoit fort
riche : il les reçut au mois de décembre, dans
une chambre froide ; et tandis qu' ilslioient les
cordons de leur bourse, le maître grondoit fort
sa servante de ce qu' elle avoit employé une allumette
entiere pour allumer un fagot qui attendoit la
flamme, lui montrant dans un recoin de la chemie
des allumettes à demi blées, et réservées pour
cet usage.
Les collecteurs n' auguroient pas trop bien de la
libéralité du maître qui faisoit une telle semonce,
lorsque celui-ci courant à une armoire
p135
secrete, en tira une somme telle qu' on n' en donne
guere en fait d' aumônes. Les collecteurs ne purent
s' empêcher de lui marquer leur surprise, sur-tout
après les paroles qu' ils venoient d' entendre.
messieurs, leur dit l' homme bienfaisant,
apprenez que c' est par de telles épargnes que
je me mets en état de faire de fortes charités
aux pauvres.
les aunes qui se font à Paris sont abondantes ;
que Dieu, auteur de tout bien, en soit lo!
Ces ames charitables font plus pour l' ordre et
la tranquillité publique, que toutes les loix
veres et réprimantes de la police. Sans ces
bienfaiteurs, le frein politique seroit bri
à chaque instant par la rage et le désespoir.
Si la masse des calamités particulieres est
diminuée, nous le devons à une foule d' ames
lestes qui se cachent pour faire le bien. Le
p136
vice, la folie et l' orgueil se montrent en
triomphe : la tendre commisération, la nérosité,
la vertu se dérobent à l' oeil du vulgaire, pour
servir l' humanité en silence, sans faste et sans
ostentation, satisfaites du regard de l' éternel.
Sans l' active charité qui multiplie les remedes,
qui va porter les secours dans les greniers, qui
surprend le malheureux sur son grabat, qui le
console, le fortifie, et lui apprend qu' il n' est
pas oublié dans son infortune solitaire, on
trouveroit chaque jour des hommes expirés de
faim ; le sommet des maisons regorgeroit de
cadavres ; les crimes seroient cent fois plus
communs. La plus
p137
grande partie du repos de la ville est due à des
coeurs sensibles, qui, tandis que les ordonnances
punissent les délits, s' occupent à les prévenir,
et servent l' état et les rois, en soulageant la
douleur et en appaisant la plainte et le murmure.
Ces hommes rares doivent être pcieux à
l' administration, qui perdroit peut-être sa force
coactive, s' ils interrompoient le cours de leur
bienfaits. Honorons-les, rendons-leur tout le
respect qu' ils méritent. On ne dispute point le
pris ou l' indignation à un scélérat vil ou cruel :
pourquoi refuser l' estime et la gloire aux bonnes
et grandes actions ? Pourquoi vouloir aantir et
contester à l' homme la bonté naturelle ? Ce ne sera
pas en la niant, que l' on entretiendra cette vertu
innée. Les sophistes ne pourront rien contre
l' expérience. La cruauté dans l' homme est une vraie
maladie. Celui qui compte pour rien les autres, est
un être mal organisé ; et j' aime à croire qu' il
est peu commun. La méchanceté naît d' une
contradiction violente et la compassion
p138
est une chose ordinaire. Si nous aimons notre
intérêt, nous crissons souvent aussi l' intérêt
de nos semblables, c' est même une passion dans
la jeunesse ; preuve que la nature nous a créés
plutôt bons que méchans. On comptera plus d' actions
généreuses de la part d' un brigand, que d' actes
de dureté de la part d' un homme vertueux.
Les ames sensibles voient avec attendrissement que
les actes d' humanité se multiplient de nos jours ;
qu' il ne faut qu' annoncer unsastre, un accident,
pour éveiller la compassion et la charité ; que
les bienfaits s' efforcent à combler l' abyme de la
misere. Il est profond, mais il n' est pas intarissable.
Le journal de Paris est devenu le héraut
des calamités particulieres, et le hicule des
prompts secours dons aux infortunés. Aucune plainte
jusqu' ici n' a étédaignée. Cet emploi rend cette
feuille infiniment pcieuse et respectable. On
envie souvent la fonction de ses dacteurs.
p139
La naissance du dauphin en 1781, a été dans la
capitale et dans les provinces, le signal d' une
foule d' actions généreuses et patriotiques ; on
a déliv des prisonniers, on a doté des filles ;
on a adopté des orphelins : le bien se fait donc
au milieu de tant de légéreté et d' inconséquence,
et la bienfaisance regne parmi la dissolution des
moeurs ; c' est qu' on a senti que la bonté de l' ame
étoit la vertu premiere, que le plaisir d' obliger
avoit quelque chose de céleste et de divin, que
le grand crime et le seul peut-être étoit la dureté
de coeur, que l' avarice enfin devoit être considérée
comme le vice le plus méprisable et le plus funeste.
Nul homme n' est dispensé de faire le bien ; le
plus pauvre doit encore payer son tribut à
l' infortu : un rien lui rend quelquefois la vie ;
ce n' est point toujours de la monnoie qu' il faut,
ce sont des soins, des avis, une visite, une simple
démarche, un placet présenté à propos.
p140
Que les écrivains fideles à leur plus noble
emploi, nourrissent et entretiennent donc
constamment cette pente salutaire à la bienfaisance !
dixi.
CHAPITRE 327
la paroisse saint-Sulpice.
je suis dans une bonne veine, j' ai trou un filon
heureux que je veux suivre. Je ne peins les vices
et le malheur, que parce que la peinture en peut
devenir le remede devant des hommes que je ne crois
pas absolument dépravés, mais inattentifs, distraits,
ou trop livrés à leurs plaisirs. On ne sauroit
donner trop d' éloges à l' ordre établi sur la
paroisse saint-Sulpice, pour le soulagement des
pauvres. Outre les aumônes pour les layettes, les
mois de nourrices, les écoles gratuites, les
apprentissages, les habillemens, on a troule
moyen de procurer du travail à ceux qui sont en
état de travailler, et d' apprendre
p141
des métiers à ceux qui n' en savoient point.
C' est un bel exemple proposé aux autres paroisses
de cette grande capitale : car il ne suffit pas de
supprimer la mendicité ; il faut y substituer le
travail. Rien de plus intéressant que ce qu' on
voit s' exécuter journellement sur cette paroisse.
Si ces fondations utiles pouvoient se multiplier,
on tariroit avec le tems les larmes de tous les
infortunés ; on les arracheroit à ce cruel abandon
la plupart sont réduits, et à lacessité où
plusieurs se trouvent de s' avilir par des bassesses,
toujours voisines des crimes.
Ces établissemens n' ont point les vices physiques
des hôpitaux ; et par une charité beaucoup mieux
entendue, ils pviennent le désespoir du pauvre,
l' oisiveté de l' enfance, les infirmités de la
vieillesse.
Nous osons offrir ce bel ordre d' administration,
comme le plus propre à servir l' humanité sans la
dégrader, à la conduire sans la révolter, et à la
diriger avec douceur versl' honteté, la droiture et le trav
ail. Le culte
religieux devient souverainement respectable,
quand le lieu où l' on invoque l' éternel est le
refuge des indigens, l' asyle des foibles, la
retraite des infirmes, et devient pour tous
un temple hospitalier.
CHAPITRE 328
l' enfant-Jésus.
établissement utile, modele d' humanité et de saine
politique, dû aulebre Languet, cu de
saint-Sulpice. Plus de huit cents pauvres femmes
et filles y trouvent une retraite et la nourriture,
en filant du coton et du lin. Elles gagnent leur
vie par le travail, et on leur donne l' instruction ;
on les établit ensuite.
On nourrit dans une basse-cour, des bestiaux qui
donnent du lait à plus de deux mille enfans de
la paroisse de saint-Sulpice. On y entretient une
boulangerie
p143
qui fournit par mois plus de cent mille livres de
pain aux pauvres de la paroisse. On tire parti
des volailles, de plusieurs bauges de sangliers,
dont on vend les marcassins ; d' une apothicairerie
l' on fait des distillations d' un grand produit.
L' ordre qui regne dans cette maison est bien fait
pour servir de modele aux communautés religieuses
qui possedent de vastes terreins.
Cet établissement, moins pompeux que le bâtiment
de saint-Sulpice aux yeux de l' observateur sensible,
est cent fois préférable. L' édifice somptueux a
coûté immensément : sans un avantage réel à
l' humanité, c' est une coration, et voilà tout.
L' enfant-Jésus , dans ses humbles murailles,
renferme la pratique assidue et journaliere de la
premiere des vertus, la charité. L' enfant-sus
enfin fait pardonner la magnificence inutile
du vaste temple.
Ah, qu' il m' est agréable, sur ma route pénible, de
rencontrer de pareils établissemens ! Mais je ne vois
de tous côtés que
p144
des monasteres stériles, des sacré coeur de Jésus ,
des assomption , des capucines , des
adoration pertuelle du saint-sacrement , des
couture sainte-Catherine , des sainte-Agathe
ou filles du silence , etc. On demande à quoi bon
tous ces couvens et toutes ces religieuses, dont la
plupart prient très-sérieusement pour le
tablissement de la religion romaine en
Angleterre ; ce dont les fiers amiraux de cette
valeureuse république ne se doutent seulement pas.
CHAPITRE 329
bureau des nourrices et des recommandaresses.
les meres de Paris ne nourrissent pas leurs enfans,
et nous osons dire qu' elles font bien. Ce n' est
point dans l' air épais et fétide de la capitale,
ce n' est point au milieu du tumulte des affaires,
ce n' est point au milieu de la vie trop active ou trop
p145
dissipée qu' on y mene, que l' on peut accomplir tous
les devoirs de la maternité. Il faut la campagne,
il faut une vie égale et champêtre, pour ne point
se détruire en donnant son lait à ses enfans.
On voit donc arriver une grande quantité de nourrices
qui viennent toutes offrir leurs seins mercenaires.
Il n' étoit pas facile de redier aux nombreux
abus qui résultoient du trafic qui s' établissoit entre
les parens et la mere pauvre qui se vendoit ; c' est
ce qu' on a fait cependant avec beaucoup de sagesse,
de prévoyance et de douceur.
Les bureaux des nourrices et des recommandaresses
sont le modele d' une direction éclairée, active,
vigilante. Cet établissement ne mérite que des
louanges ; et le mal que fait à la population une
trop nombreuse société, a été répa, pour ainsi
dire, par sa police : tant l' ordre modifie cette
étrange espece humaine, et supplée à la nature !
On a vu le jardinier, c' est-à-dire, le
p146
gouvernement, avoir soin de sa graine, et
s' occuper des générations futures.
CHAPITRE 330
les heures du jour.
les différentes heures du jour offrent tour-à-tour,
au milieu d' un tourbillon bruyant et rapide, la
tranquillité et le mouvement. Ce sont des scenes
mouvantes et périodiques, séparées par des
tems à peu près égaux.
à sept heures du matin, tous les jardiniers, paniers
vuides, regagnent leurs marais, affourcs sur
leurs haridelles. On ne voit guere rouler de
carrosses. On ne rencontre que des commis de
bureaux, qui soient habillés et frisés à cette
heure-là.
Sur les neuf heures, on voit courir les perruquiers
saupoudrés des pieds à la tête (ce qui les a fait
appeller merlans ), tenant d' une main le fer à
toupet, et de l' autre la
p147
perruque. Les garçons limonnadiers, toujours
en veste, portent du café et des bavaroises
dans les chambres garnies. On voit en même
tems des apprentifs écuyers, suivis d' un laquais,
qui, montés sur des chevaux, courent
battre les boulevards, et font payer
quelquefois aux passans leur malheureuse
inexpérience.
Sur les dix heures, une ne noire des
suppôts de la justice s' achemine vers le
châtelet et vers le palais : vous ne voyez
que des rabats, des robes, des sacs,
et des plaideurs qui courent après.
à midi, tous les agens de change et les
agioteurs se rendent en foule à la bourse,
et les oisifs au palais-royal. Le quartier
saint-Honoré, quartier des financiers et
des hommes en place, est très-battu, et le
pavé n' est rien moins que libre. C' est l' heure
p148
des sollicitations et des demandes de toute espece.
à deux heures les neurs en ville, coëffés,
pouds, arrangés, marchant sur la pointe du pied
de peur de salir leurs bas blancs, se rendent dans
les quartiers les plus éloignés. Tous les fiacres
roulent à cette heure, il n' y en a plus sur la place ;
on se les dispute, et il arrive quelquefois que deux
personnes ouvrent en même tems la portiere,
montent et se placent. Il faut aller chez le
commissaire, pour qu' ilcide à qui il restera.
à trois heures, on voit peu de monde
dans les rues, parce que chacun ne : c' est
un tems de calme, mais qui ne doit pas durer
long-tems.
à cinq heures et un quart, c' est un tapage
affreux, infernal. Toutes les rues sont embarrassées,
toutes les voitures roulent en tous sens, volent
aux différens spectacles ou se rendent aux
promenades. Les cafés se remplissent.
à sept heures le calme recommence :
calme profond et presque universel. Tous
p149
les chevaux frappent en vain du pied le pavé. La
ville est silencieuse, et le tumulte
paroît enchaîné par une main invisible. C' est
en même tems l' heure la plus dangereuse,
vers le milieu de l' automne, parce que le guet
n' est pas encore à son poste ; et plusieurs
violences se sont commises à l' entrée de la nuit.
Le jour tombe ; et tandis que les corations
de l' opéra sont en mouvement, la foule
des manoeuvres, des charpentiers, des tailleurs
de pierre regagnent en bandes épaisses les
fauxbourgs qu' ils habitent. Le plâtre de
leurs souliers blanchit le pavé, et on les
reconnt à leurs traces. Ils vont se coucher,
lorsque les marquises et les comtesses se mettent
à leur toilette.
à neuf heures du soir le bruit recommence :
p150
c' est le défilé des spectacles. Les maisons sont
ébranlées par le roulis des voitures ; mais ce
bruit est passager. Le beau monde fait de courtes
visites en attendant le souper.
C' est l' heure aussi où toutes les prostituées,
la gorge découverte, la tête haute, le visage
enluminé, l' oeil aussi hardi que le bras, malg
la lumiere des boutiques et des réverberes, vous
poursuivent dans les boues en bas de soie et en
souliers plats : leurs propospondent à leurs
gestes. On dit que l' incontinence sert à préserver
la chasteté ; que ces femmes vulgivagues
emchent le viol ; que, sans les filles de joie,
on se feroit moins de scrupule de séduire et
d' enlever de jeunes innocentes. Il est vrai que le
rapt et le viol sont devenus très-rares.
Quoi qu' il en soit, ce scandale incroyable pour la
province, se passe à la porte de l' honnête bourgeois
qui a des filles, spectatrices de cet étrange
désordre. Il leur est impossible de ne pas voir
et de ne pas entendre ce que ces femmes licencieuses
se permettent de dire.
p151
Et que deviendra le traité du philosophe sur la
pudeur ?
à onze heures, nouveau silence. C' est l' heure
l' on acheve de souper. C' est l' heure aussi où les
cafés renvoient les oisifs, les soeuvrés et les
rimailleurs dans leurs mansardes. Les filles
publiques qui vaguoient, n' osent plus se montrer
que sur le bord de leurs allées, dans la crainte du
guet, qui, à cette heure indue, les ramasse .
C' est le terme usité.
à minuit et un quart, on entend les voitures de ceux
qui ne jouent pas et qui se retirent. La ville alors
ne paroît passerte : le petit bourgeois qui dort
déjà est réveillé dans son lit, et sa moitié ne
s' en plaint pas. Plus d' un petit parisien doit sa
naissance à la brusque commotion des équipages.
Le tonnerre est encore, mais comme par-tout ailleurs,
un grand populateur.
à une heure du matin, six mille paysans arrivent,
portant la provision des légumes, du fruit et des
fleurs. Ils s' acheminent vers la
p152
halle : leurs montures sont lasses et fatiges ;
ils viennent de sept à huit lieues.
La halle est l' endroit jamais Morphée n' a
secoué ses pavots. Là, point de silence, point de
repos, point d' entr' acte. Aux marayeurs succedent
les poissonniers, et aux poissonniers les
coquetiers, et à ceux-ci les détailleurs ; car
tous les marcs de Paris ne tirent leurs
denrées que de la halle : c' est l' entret
universel. La hotte qui s' éleve en pyramide,
transporte tout ce qui se mange d' un bout de la
ville à l' autre. Des millions d' oeufs sont dans
des paniers qui montent, qui descendent, qui
circulent, et, ô miracle ! Il ne s' en casse pas
un seul.
L' eau-de-vie alors coule à grands flots dans les
tavernes. Cette eau-de-vie est mêlane d' eau,
mais fortement aiguisée par du poivre-long. Les
forts de la halle et les paysans s' abreuvent de
cette liqueur ; les plus sobres boivent du vin.
C' est un bourdonnement continu. Ces marcs
nocturnes se passent dans les ténebres. On croiroit
voir un
p153
peuple qui fuit les rayons du soleil, et qui l' a
en horreur.
Les commis de la marée ne voient jamais,
pour ainsi dire, l' astre du jour, et ne se
retirent que quand les réverberes pâlissent :
mais si l' on ne se voit pas, on s' entend ;
car l' on crie à tue-tête ; et dans la confusion
de ces clameurs universelles, il faut bien
posséder l' idiôme du lieu, pour savoir d'
part la voix qui vous interpelle. Les mes scenes
se passent à la même heure au quai de la vallée.
Il s' agit là de lievres, de pigeons, au lieu de
saumons et de harengs.
Ce tumulte non interrompu forme un contraste
avec le sommeil qui occupe le reste de la ville ;
car à quatre heures du matin il n' y a plus que le
brigand et le poëte qui veillent.
à six heures, les boulangers de Gonesse,
nourriciers de Paris, apportent deux fois la
semaine une très-grande quantité de pains :
il faut qu' ils se consomment dans la ville ; car
il ne leur est pas permis de les remporter.
Bientôt les ouvriers s' arrachent de leurs
p154
grabats, prennent les instrumens de leur profession,
et vont aux atteliers.
Le café au lait (qui le croiroit ? ) a pris faveur
parmi ces hommes robustes.
Au coin des rues, à la lueur d' une le lanterne,
des femmes portant sur leur dos des fontaines de
fer-blanc, en servent dans des pots de terre pour
deux sols . Le sucre n' y domine pas, mais enfin
l' ouvrier trouve ce caau lait excellent.
S' imagineroit-on que la communauté des
limonnadiers, déployant des statuts, a tout fait
pour interdire ce trafic légitime ? Ils prétendoient
vendre la même tasse cinq sols dans leurs
boutiques de glaces. Mais ces ouvriers n' ont pas
besoin de se mirer en prenant leurjeûner.
Au reste, l' usage du café au lait a pvalu, et
est si répandu parmi le peuple, qu' il est devenu
l' éternel jeûner de tous les ouvriers en chambre.
Ils ont trou plus d' économie, de ressources, de
saveur, dans cet aliment que dans tout autre.
En conséquence, ils en boivent une prodigieuse
quantité ; ils disent
p155
que cela les soutient le plus souvent jusqu' au soir.
Ainsi ils ne font plus que deux repas, le grand
déjeûner et la persillade du soir, dont j' ai
parailleurs.
Le matin, les libertins sortent de chez les filles
publiques, pâles, défaits, emportant la crainte
plutôt que le remord ; et ils gémiront tout le jour
de l' emploi de la nuit : mais la bauche ou
l' habitude est un tyran qui les saisira le lendemain,
et qui les traînera à pas lents vers le tombeau.
Les joueurs plus pâles encore sortent des tripots
obscurs ou renommés ; les uns se frappant la tête
et l' estomac, jetant au ciel des regards désesrés ;
les autres se promettant de revenir à la table
qui les a favorisés, mais qui doit les trahir le
lendemain.
Les loix prohibitives ne feront rien contre
cette malheureuse passion mise en activité par cette
soif de l' or, qui s' est manifestée dans tous les
rangs, et que les gouvernemens autorisent eux-mes
sous le nom de loteries , mais qu' ils proscrivent
sous une autre nomination.
p156
Le marteau du forgeron et du maréchal-ferrant trouble
quelquefois le sommeil du matin, pour les paresseux
qui sont encore au lit. Si l' on en croyoit nos
sybarites, on relégueroit hors des villes tous les
artisans qui font frémir la lime mordante ; il
ne seroit plus permis au chauderonnier de battre sa
marmite, au charron de cercler la roue d' un fer
durable, aux différentes professions qui courent
les rues, d' élever ces voix aigres et retentissantes
qui se font entendre au sommet et jusques sur le
derriere des maisons. Il faudroit que le bruit de
la cité fût enchaî de toute part, pour protéger
leur oisive mollesse, et que, le calme du silence
environnant leur paisible alcove, tous ces
voluptueux pussent presser la plume oiseuse
jusqu' à la douzieme heure, lorsque le soleil est au
haut de sa carriere.
Par une suite dume esprit, ils ne voudroient pas
sentir la boutique du chapelier, à cause de l' odeur
de sa foule ; ni celle du corroyeur, à cause
des huiles ; ni celle du vernisseur ;
p157
ni celle du parfumeur, quoiqu' ils fassent usage
de ses costiques ; ni celle du rapeur de tabac,
qui les fait éternuer involontairement lorsqu' ils
passent. Si l' on écoutoit toutes les prétentions
de ces riches, il n' y auroit que des portes cocheres
dans la capitale, et l' on matelasseroit les rues
jusqu' à une heure, c' est-à-dire, jusqu' au tems
ils quittent l' édredon ou la chaise longue ; les
cloches ne devroient plus retentir dans les airs ;
et le tambour des gardes, en passant sous leurs
fenêtres, devroit être muet : car il n' appartient
qu' à leurs équipages de faire du bruit en roulant
sur le pavé, et de veiller à deux heures du matin
ceux qui dorment.
Les dix , les vingt , les trente du mois,
on rencontre, depuis dix heures jusqu' à midi,
des porteurs avec des sacoches pleines d' argent,
et qui plient sous le fardeau : ils courent comme
si une armée ennemie alloit surprendre la ville ;
ce qui prouve qu' on n' a point su créer parmi nous
le signe politique et heureux
p158
qui remplaceroit ces métaux, lesquels, au lieu
de voyager de caisse en caisse, ne devroient être
que des signes immobiles.
Malheur à celui qui a une lettre de change
à payer ce jour-là, et qui n' a point de fonds !
Heureux encore celui qui l' a payée et qui reste
avec un écu de six livres !
à peu près tous les ans, vers le milieu de novembre,
surviennent des indispositions catarrhales,
occasionnées par la psence subite d' une
athmosphere humide et froide, et des brouillards
qui suppriment la transpiration. Plusieurs en
meurent ; mais le parisien, qui rit de tout,
appelle ces rhumes dangereux la grippe, la
coquette ; et le rieur, trois jours après, est
griplui-même et descend au tombeau.
Le passage des appartemens chauds et des salles
de spectacles au grand air, rend cette suppression
de transpiration presque inévitable. La méthode
nouvelle de porter de grands manteaux est
excellente : on se met, de cette maniere, à l' abri
de l' impression du froid ; un prompt exercice
en seroit
p159
encore le plusr préservatif. Les femmes qui sont
obligées d' attendre quelque tems leurs voitures,
ces femmes charmantes et licates, que je vois
frissonner le long des escaliers et sous les
portiques, devroient penser que leurs pelisses
ne sont pas suffisantes pour les garantir de tout
accident.
CHAPITRE 331
des dimanches ettes.
il n' y a plus que les ouvriers qui connoissent
les fêtes et dimanches. La courtille, les
porcherons, la nouvelle-France se remplissent ces
jours-là de buveurs. Le peuple y va chercher des
boissons à meilleur marc que dans la ville.
Plusieurs désordres en sultent ; mais le peuple
s' égaie, ou plutôt s' étourdit sur son sort ; et
ordinairement l' ouvrier fait le lundi ,
c' est-à-dire, s' enivre encore pour peu qu' il soit en
train.
p160
Le bourgeois qui a besoin d' économie, ne sort pas
des barrieres. Il va se promener assez ennuyeusement
aux tuileries, au Luxembourg, à l' arsenal, aux
boulevards. Si dans ces promenades il y a une seule
robe retrouse, pariez que c' est une femme de
province qui la porte.
Le peuple va encore à la messe, mais il commence
à se passer des vêpres, que le beau monde appelle
l' opéra des gueux . Il faut qu' il reste debout
dans les églises, ou qu' il paie une chaise. Cela
est très-mal vu ; on lui demandera six sols pour
entendre un sermon assis. Les temples sont donc
déserts, excepté dans les grandes solemnités, où
les cérémonies le rappellent. Quoi, de l' argent
encore pour entendre l' office divin !
Pendant l' octave de la fête-Dieu, il y a toujours
beaucoup d' affluence au salut et à l' exposition du
saint-sacrement : il est vrai que c' est pour la
petite bourgeoisie un ptexte de sortir et de se
promener à la tome
p161
du jour, dans une belle saison. Les jeunes filles
sur-tout sont fort dévotes au salut et à la
bénédiction du soir ; en général le dimanche est
précieux pour elles. L' amour fait son profit des
vacances ordones par l' église.
Le magnifique jardin des thuileries est abandonné
aujourd' hui, pour les allées des champs-élisées.
On admire les belles proportions et le dessin des
thuileries ; mais aux champs-élisées, tous les âges
et tous les états sont rassemblés : le chamtre
du lieu, les maisons ornées de terrasses, les
cafés, un terrein plus vaste et moins symétrique, tout
invite à s' y rendre.
Il est singulier que, dans les états catholiques,
le dimanche soit presque par-tout un jour de
désordres. On a supprimé enfin à Paris quatorze
jours detes par an ; on s' est arrêté en
beau chemin ; il en reste encore trop ; autant
d' enlevé du moins à l' ivrognerie et à la débauche
crapuleuse.
Un savetier voyant un jeudi, au coin
p162
d' une borne, un sergent ivre qu' on tâchoit de relever
et qui retomboit lourdement sur la pierre, quitta
son tire-pied, se posta devant l' homme chancelant,
et après l' avoir contemplé, dit en soupirant :
voilà cependant l' état je serai dimanche !
ce trait qui ne doit pas être dédaigné du
philosophe, appartient, à ce qu' il me semble, à la
connoissance du peuple, et même à celle du coeur
humain ; car il est très-applicable à la logique
des passions.
Au reste, les dimanches et fêtes s' annoncent par
la fermeture des boutiques. On voit sortir de bonne
heure les petits bourgeois tout endimanchés , qui
se hâtent d' aller à la grand' -messe pour avoir le
reste du jour à eux. Ils arrangent un ner à
Passy, à Auteuil, à Vincennes, ou au bois de
Boulogne.
Les gens du bon ton ne sortent pas ces jours-là,
fuient les promenades, les spectacles, et les
abandonnent au peuple. Les spectacles donnent ce
qu' ils ont de plus
p163
usé ; les acteurs médiocres s' emparent de la
scene : tout cela est bon pour des parterres moins
difficiles, et pour qui les pieces les plus
anciennes sont toujours des pieces nouvelles.
Les acteurs chargent ces jours-là plus que de
coutume, et obtiennent de grands applaudissemens.
Les bourgeois aisés sont partis dès la veille
pour leur petite maison de campagne, voisine
de la barriere. Ils y ont meleur femme, leur
grande fille et leur garçon de boutique, quand
on est content de lui, ou quand il a su plaire à
madame.
On a porté la veille, dans un fiacre bien plein,
toute la provision, et un pâté de Le Sage .
C' est le jour des gaudrioles . Le pere fera des
contes, la mere rira aux larmes ; la grande fille
s' émancipera un peu, et se tiendra moins droite ;
le gaon de boutique, qui aura acheté des bas de soie
blancs et des boucles toutes neuves, honoré du titre
de joli garçon , fera des gentillesses et
déploiera tous les moyens de
p164
plaire, attendu qu' il aspire de loin à la main de
mademoiselle ; car elle aura bien en dot dix à douze
mille francs, malgses deux petits freres qui sont
en pension, et qui ne participent pas encore aux
jouissances de la maison de campagne, jusqu' à ce
qu' ils aient remporté un prix au college. Il ne faut
pas les distraire du soin de devenir un jour de
grands hommes, lorsqu' ils sauront la langue latine :
c' est ce que croient pieusement le pere, la mere et
toute la maison.
CHAPITRE 332
carnaval.
le peuplete la saint-Martin , les rois
et le mardi-gras : il vend la veille ses
chemises plutôt que de ne pas acheter un dindon
ou une oie à la vallée. Elle est couverte
d' acheteurs ; et vu l' affluence, la volaille est
hors de prix. Les cabarets se
p165
remplissent dès le matin. Les commissaires ne doivent
pas sortir de chez eux ces jours-là ; car le guet
leur amenera un plus grand nombre delinquans.
Plusieurs sortiront de la guinguette que pour
aller coucher en prison.
On voit peu de masques pendant le carnaval,
depuis une trentaine d' années ; soit que le peuple
se soit dégoûté de ce plaisir, qui veut une liber
entiere, soit plutôt qu' il ait trop peu d' aisance
pour figurer sous un élégant domino . Mais vers
les trois derniers jours, la police attentive à la
représentation extérieure de la félicité publique,
d' autant plus que la misere regne, paie à ses frais
de nombreuses mascarades. Tous ses espions et autres
garnemens se rendent à un magasin où il y a de
quoi habiller deux ou trois mille chianlits . Ils
se pandent ensuite dans les quartiers, et vont par
bandes crottées au fauxbourg saint-Antoine. Là, ils
figurent une alégresse publique, fausse et mensongere.
p166
Plus les années sont désastreuses, plus on a recours
à une imposture plus fortement caractérisée ; mais
elle perce à travers les guenilles sales et ues
dont le peuple est couvert : car on a beau vouloir
représenter les scenes riantes et anies de la folie ;
on n' y parvient pas quand le coeur est mécontent ;
sa marotte est sans énergie et sans graces, ses
grelots sonnent mal dans ces froides orgies ; ils ne
sont qu' une discordance plaintive à l' oreille qui
sait entendre. Rien n' est plus attristant que de voir
un peuple à qui on commande de rire tel jour, et
qui se pte bassement à cette avilissante ordonnance.
Tandis que la police soudoie ces masques, les prêtres
exposent le saint-sacrement dans les églises,
parce qu' ils regardent comme une profanation ce
que le gouvernement autorise. Mais ce n' est là
qu' une des moindres contradictions qui se trouvent
entre nos loix, nos moeurs et nos usages.
Pendant le carnaval, la vie des femmes de
p167
Paris n' est pas indolente ; elle est tout-à-coup
veillée par la voix du plaisir : voilà une
occasion de briller dans les assemblées. Ces êtres
qui, dans de certains momens, semblent ne vivre
qu' à-demi, reçoivent tout-à-coup une prodigieuse
activité qui leur fait supporter les fatigues du
bal : c' est là qu' elles se montrent infatigables.
Les veilles ne leur ctent rien, et les nuits
entieres sont consacrées à ces exercices violens.
Le lendemain les hommes se relevent fatigués, les
femmes en reviennent plus fraîches et plus brillantes.
à cette même époque, les amans qui veulent
s' épouser hâtent le mariage, parce que l' archevêque
de Paris, pendant tout le carême, se montre
très-difficile sur les unions conjugales.
Un peu de poussiere, comme dit l' espion turc, que
l' onpand le lendemain sur la tête de ces hommes
travestis, appaise leur frénésie. De foux et
d' insensés qu' ils étoient, ils redeviennent
raisonnables et calmes.
Les pieces de théatre les plus licencieuses
p168
se donnent dans les derniers jours du carnaval ;
mais une fois apprises, elles se prolongent pendant
tout le carême, dans un tems de sainteté et de
mortification : de sorte que jamais le spectacle
n' est moins honte que lorsqu' il devroit l' être
le plus.
La loi de l' église, qui ordonne l' abstinence de la
viande, est si nante, si incommode, si peu
praticable au milieu d' une immense population,
que la police a fait ouvrir les boucheries pendant
tout le carême. Elle a fait très-sagement,
parce que la subsistance générale et aisée est la
premiere loi civile, et qu' une méthode contraire
attaquoit la santé et la liberté du citoyen.
Cette vieille loi, plus bizarre qu' utile, tombe donc
en désuétude, ou plutôt nous remontons aux premiers
siecles de l' église, où la volaille en général étoit
regardée comme un aliment maigre. Cette heureuse
opinion étoit fone sur lecit de la genese, qui
dit que les oiseaux et les poissons furent créés
le même jour ; ce qui nous autorise à les
p169
assimiler sur nos tables ; et qui ne gteroit
pas cette excellente logique ? Les évêques
et abbés commendataires sont les premiers
à en donner l' exemple, et ils font gras publiquement
devant la valetaille.
CHAPITRE 333
tradies modernes.
les spectateurs du théatre fraois commencent
enfin à sentir l' uniformité et la ressemblance
de ces plans étroits, de ces caracteres tés
qui laissent un vuide et impriment une langueur
sensible à nos tragédies modernes. L' immuable
patron de la Melpomene françoise endort ou
volte les esprits les plus attachés par l' habitude
aux vieilles opinions littéraires. On est presque
d' accord que cette Melpomene françoise, si
excessivement vantée, n' a vécu que d' imitations ;
qu' elle n' offre que quelques portraits au lieu de
ces tableaux larges et animés par
p170
la multitude des caracteres qui appartiennent à un
sujet historique.
On a dit tout haut que notre petite scene n' étoit
qu' un parloir , que nos vingt-quatre heures
n' avoient servi qu' à accumuler grossiérement les
invraisemblances les plus ineptes et les plus
bizarres. On est convenu qu' un seul et même patron
dramatique , pour tous les peuples, pour tous
les gouvernemens, pour tous les événemens terribles
ou touchans, simples ou compliqs, étoit une
adoption puérile qui n' avoit pu être consacrée que
par les copistes d' un art qu' ils n' ont point eu
le génie de modifier, tous adorateurs serviles de ce
qui avoit été fait avant eux, et absolument
dépourvus d' invention.
On ridiculise donc avec justice cette gêne continuelle
dans le choix des sujets et dans la disposition
de la fable, cette foule d' entrées et de sorties
vagues et fores, qui resserrent une action étendue,
dont la marche libre eût paru conforme aux faits, et
p171
pour tout dire, raisonnable.
Le poëte assujetti a coupé le tableau historique pour
le faire entrer dans le cadre des regles. Quelle
inconcevable mal-adresse !
On rit quand on voit un auteur tragique prendre
sans façon deux ou trois pieces grecques pour en
composer une à sa fantaisie ; abattre unete
qui lui déplait pour en coller une autre sur le
tronc de tel personnage ; confondre les parentés
des descendans d' Atrée et d' Oedipe, sans craindre
l' animadversion de ces princes décédés ; traiter
indifféremment un sujet anglois, allemand, russe,
turc, ou tartaro-chinois ; ne daigner jamais lire
son original, ni l' histoire du tems, ne vouloir
que le titre , et débiter hardiment sa
composition étrange sous l' enseigne de tradie .
On affiche le monstre sous cette dénomination,
et le monstre a son passeport ; mais les gens
sensés vont voir par curiosité de quelle maniere
un pte françoisfigure l' histoire, l' idiôme,
le génie, le caractere de tous les peuples du monde
p172
à l' aide de quelques vers ronflans.
Il est vraiment plaisant de voir ces conspirations
d' écoliers, de pter l' oreille à ces conjurés
qui apptent le poignard ou la coupe
empoisonnée ; de voir un acteur en instruire
un autre, en rimes très-sonores, de sa généalogie,
de sa naissance, de l' histoire de ses parens ;
d' examiner ces rois tous agissant et parlant de
me, n' ayant ucun physionomie distincte, dont, pour
plus grande commodité, le poëte a fait des despotes
altiers environnés de gardes, comme s' il n' y avoit
au monde que cette forme asiatique. Et voi
le fantôme que la nation, par une sotte habitude,
adore sous le nom de goût . Elle affecte du mépris
pour tout ce qui n' est pas de son c littéraire ;
et dans ces foibles linéamens, le françois seul
a reconnu la figure humaine, il a défié néanmoins
ses voisins, et semblable au moucheron de la fable,
il a sonné la charge et la victoire, en publiant
que lui seul avoit un théatre tragique.
Tout philosophe, c' est-à-dire celui qui
p173
consulte la nature et les hommes au lieu des
journalistes et des académiciens, sourit de pitié
en lant le faux, le bizarre, et le ton
mensonger de notre tragédie.
Quoi, se dit-il, nous sommes au milieu de l' Europe,
scene vaste et importante des événemens les plus
variés et les plus étonnans, et nous n' avons pas
encore un art dramatique à nous ? Nous ne pouvons
composer sans le secours des grecs, des romains,
des babyloniens, des thraces ? Nous allons chercher
un Agamemnon, un Oedipe, un Thésée, un Oreste,
etc ? Nous avons découvert l' Amérique, et cette
découverte subite a fondu deux mondes en un, a créé
mille nouveaux rapports ? Nous avons l' imprimerie,
la poudre à canon, les postes, la boussole, et avec
les idées nouvelles et fécondes qui en résultent,
nous n' avons pas encore un art dramatique à nous ?
Nous sommes environnés de toutes les sciences, de
tous les arts, des miracles multipliés de l' industrie
humaine ; nous habitons une capitale
p174
peuplée de neuf cents mille ames, la prodigieuse
inégalité des fortunes, la variété des états,
des opinions, des caracteres, forment les contrastes
les plus énergiques et les plus piquans ; et tandis
que mille personnages divers nous environnent avec
leurs traits caractéristiques, appellent la chaleur
de nos pinceaux, et nous commandent la vérité, nous
quitterions aveuglément une nature vivante, où tous les
muscles sont enflés, saillans, pleins de vie et
d' expression, pour aller dessiner un cadavre
grec ou romain , colorer ses joues livides,
habiller ses membres froids, le dresser sur ses
pieds tout chancelant, et imprimer à cet oeil terne,
à cette langue glacée, à ces bras roidis, le regard,
l' idme et les gestes qui sont de convenance sur
les planches de nos tréteaux ? Quel abus du
mannequin !
Si ce n' est point là la plus monstrueuse des farces,
c' est assurément la plus ridicule, ou plutôt c' est
l' oubli le plus impardonnable des plaisirs de nos
nombreux concitoyens
p175
et des tableaux vivans et instructifs qu' ils
demandent. Faut-il alors s' étonner si la multitude
ne connoît seulement pas le nom de nos auteurs
tragiques ?
Il n' y a presque plus que les gens de lettres qui
soient infatués de ces esquisses imparfaites, et qui
s' en occupent avec un stérile déluge de paroles ; mais
tandis qu' ils sont fort habiles à multiplier
d' oiseuses dissertations, l' art n' en fait pas un seul
pas de plus. Nos tradies continuent à n' offrir que
des reflets pâles, une imitation servile ; et la
génération actuelle de nos auteurs attestera à la
suivante, l' opiniâtreté du goût le plus faux et le
plusraisonnable.
Jeunes écrivains, voulez-vous conntre l' art,
voulez-vous le faire sortir des bornes puériles
il est ench? Laissezles périodistes et leurs
préceptes cadavéreux. Lisez Shakespeare , non
pour le copier, mais pour vous pénétrer de sa
maniere grande et aisée, simple, naturelle, forte,
éloquente ; étudiez-le comme le fidele interprete de la
p176
nature, et vous verrez bientôt toutes ces petites
tragédies étranglées, uniformes, sans plan vrai et
sans mouvement, ne plus vous offrir qu' une sécheresse
et une maigreur hideuse.
Les gens de lettres au-dessus de trente-cinq ans ont
frémi de ces résies opposées à la saine doctrine ,
parce que les préjus durcissent avec la tête
qui les renferme. Ils ont lancé sur l' hétérodoxe
leurs anathêmes singuliérement redoutables. Mais vous
savez combien les braillards ont défendu le
plein-chant fraois qu' ils nommoient musique. J' en
appelle à la génération qui s' éleve ; on accueillera
un jour avec transport le genre que notre sottise
combat aveuglément ; on sentira qu' on a fait en
France tout le contraire de ce qu' il falloit faire ;
et l' histoire de notre musique deviendra celle de
notre tragédie.
Alors nous appercevrons d' une maniere distincte la
difformité burlesque de nos pieces uniformes et
factices, et nous adopterons
p177
une innovation salutaire qui tournera au profit
de la vérité, dunie, des moeurs, et des plaisirs
de la nation.
Un roi de Perse fit tirer un jour son horoscope.
Ce roi qui se moquoit assez du pas
p178
et même du présent, étoit fort inquiet sur l' avenir.
L' astrologue ayant bien examiné la conjonction
des astres , clara fort innocemment que le
roi mourroit, à coupr, d' un long bâillement ; ce
qui, selon la traduction des mots persans, équivaut
à mourir d' ennui . On s' appliqua donc
très-soigneusement à pvenir tout ce qui pourroit
provoquer ce signe fatal, lequel devoit être, pour
sa majesté, l' avant-coureur du trépas. Défense
conséquemment à tout mélancolique de traverser les
cours, ainsi que les escaliers des châteaux que le
roi pourroit habiter. Ordre exprès à tout courtisan
d' avoir incessamment le sourire sur les levres et
quelques bons contes dans la moire. On enleva
des bibliotheques du prince tous les moralistes
anciens et modernes, tous les dissertateurs, les
jurisconsultes, les métaphysiciens ; on tapissa les
murailles de peintures pleines de feu et de gaieté.
On ordonna que les gens de justice ne porteroient
plus que des habits couleur de rose. On fit recrue
de bouffons, et ils furent largement pas. Bal
p179
quatre fois la semaine, codie tous les jours ; mais
point d' ora en plein-chant. Aux portes du palais,
des gens affidés versoient du café à tous venans ;
et quiconque choit un bon mot, obtenoit
sur-le-champ un passe-port pour aller par-tout.
Rire et faire rire étoit le propre d' un grand
homme qui servoit dignement son prince et l' état.
Toutes les dignités appartinrent de droit aux
plaisans qui narroient les plus joyeuses facéties.
Un poëte qui n' étoit ni triste ni gai, mais qui
amusoit assez ceux qui l' écoutoient parler de ses
vers, étoit parvenu à la cour, on ne sait trop
comment : mais enfin il s' y trouvoit ; et comme
l' on confond assez volontiers dans ce pays les poëtes
avec les foux, il avoit ses entrées. Il mit à
profit cet avantage, et fit si bien qu' il obtint
de lire devant sa majesté une tragédie toute entiere,
de sa composition ; tragédie, selon lui, étonnante,
pathétique, qui unissoit tout ce qu' Aristote
exige, d' après les drames grecs, car il n' a vu que
cela dans sa ptique. Cette tragédie étoit pe
p180
d' avance avec un enthousiasme singulier ; et
chacun de s' écrier sans la connoître : c' est
admirable ! le poëte vint et lut. Le roi bâilla
et mourut.
L' auteur est soudain arté, comme coupable du crime
de lese-majesté au premier chef, et condamà
perdre la vie au milieu des supplices d' étiquette .
Il se récria fortement, moins sur la violence commise
contre sa personne, que sur l' injustice horrible,
abominable, que l' on faisoit à son ouvrage tragique,
admiré de toute une académie. Le goût avoit prési
à la construction de chaque vers, et ils étoient
si bien mous sur les bons modeles, qu' en cas de
besoin on les y retrouveroit presque tous. Voilà
ce que le poëte avança pour sa justification.
Le tribunal supme crut devoir proder avec toutes
les formalités requises ; et comme on repsente
toujours au coupable l' instrument du crime, il fut
ordonné au poëte de reprendre et de relire cette
fatale tragédie devant tous les juges assemblés. Le
poëte,
p181
la tête nue, et dans la posture des criminels,
environ de tous les ordres de l' état, lut sa
piece. s le second acte, voilà que tous les
fronts séveres et rembrunis seriderent, et
progressivement de longs éclats de rire, qu' on
vouloit étouffer, se firent entendre, et percerent
de différens côtés. Ces cris bientôt dénérerent
en convulsions : ils annonçoient la grace du poëte.
En effet, tous les juges en se levant, déclarerent
d' une voix unanime, que rien au monde n' étoit plus
plaisant que cette tragédie, et que le trépas
subit de son auguste majesté avoit eu certainement
une toute autre cause. En conséquence, le poëte
fut remis en liberté, et renvobien absous au
cercle de ses admirateurs ou de son académie.
CHAPITRE 334
p182
comédies modernes.
pourquoi rit-on moins aujourd' hui qu' on ne rioit
dans le siecle pas? C' est peut-être parce qu' on
a plus de connoissances et le tact plus fin ;
c' est parce qu' on démêle du premier coup-d' oeil
ce qu' il y a de froid et de faux dans ce même trait
qui faisoit rire nos aïeux à gorge déploe. On rit
moins dans le monde, parce qu' on y raisonne
davantage sur tous les objets, et parce qu' aps
avoir épuisé toutes les plaisanteries, il a fallu
en venir malgré soi à un examen plus exact et
plus détaillé.
Nous avons lu, nous avons voyagé, nous avons vu et
exami des moeurs bien différentes des nôtres ; nous
les avons adoptées en idée, et dès ce moment les
contrastes nous ont moins fraps ; les originaux
nous ont paru avoir aussi leur maniere d' agir
p183
et de penser, tout comme ceux qui suivoient les
maximes les plus accréditées. La plaisanterie s' est
émoussée cessairement, avec la connoissance
des usages diamétralement oppos aux nôtres.
L' exemple de nos voisins plus rapprochés de nous ;
la lecture des voyages nouveaux ; les gazettes
multipliées, remplies de faits extraordinaires
et inattendus ; le mêlange de tous les peuples
de l' Europe, tout nous a appris que chacun
avoit sa maniere de voir, de juger, de sentir ;
et tel caractere bizarre qui nous frappoit par
sa singularité, s' est troucommun chez nos
voisins, conséquemment justifié et hors des
atteintes du poëte comique.
Remarquez que l' on rit cent fois plus dans un
college, dans une communauté, dans un couvent,
dans une maison asservie à des regles fixes. Eh !
Pourquoi ? Parce que dès qu' on s' écarte de
l' orniere tracée, l' infraction marque, et le
ridicule naît. Dans une petite ville il y a lieu
à des rapports
p184
plus fréquens, plus vifs et plus plaisans que dans
une grande ; les nuances frappent là bien autrement,
parce que tout est circonscrit, uniforme, et que
l' on veille les uns sur les autres. Il est un ton
général dans les opinions, dans les usages, dans
les vêtemens même, qu' on ne sauroit enfreindre.
Mais à Paris, l' homme est trop no dans la foule,
pour avoir une physionomie qui tranche ; le ridicule
devient imperceptible. Chacun vivant à son gré,
et les moeurs étant prodigieusement mêlées, il n' y
a point d' état et de caractere qui ne porte son
excuse avec soi. On dit donc parmi ce peuple une
multitude de bons mots qui sultent de la
profonde connoissance des choses ; mais on frappe
rarement sur l' homme, on le respecte ; ou si le trait
se lance au hasard, il est effacé par le trait du
lendemain. La médisance se manifeste moins par
chanceté que pour écarter la langueur et l' ennui.
On sentira aisément que sous ce point de vue l' art
de la comédie n' admet que des tableaux, et qu' on
regarderoit
p185
comme un perturbateur de la société, le poëte qui
livreroit brutalement la guerre à tel ou tel
individu. D' ailleurs on saisiroit difficilement
la ressemblance.
Une comédie qui ne peut attaquer tous les vices en
honneur, ni les ridicules ennoblis, devoit tomber
nécessairement dans le style des conversations ; et
c' est ce qui est arrivé. Elle aura de la finesse, de
la grace : mais discrete et froide, elle manquera
d' énergie ; elle n' osera parler ni du fourbe public
qui va tête levée, ni du juge qui vend sa voix, ni du
ministre inepte, ni du néral battu, ni du
présomptueux tomdans ses propres pieges ; et
tandis qu' au coin de toutes les cheminées on parle,
on rit à leurs pens, aucun Aristophane n' est
assez hardi pour les faire monter sur le théatre.
Ayant à tracer des peintures vigoureuses sur
des modeles récens, il lui est défendu de concilier
l' intérêt des moeurs avec l' intérêt de son art ;
il ne peut guere attaquer le vice qu' en peignant la
vertu ; et au lieu de le traîner par les cheveux sur
la scene, de montrer à
p186
découvert son front hideux, il est obligé de
faire une languissante tirade de morale. Point de
codie à caractere vivant dans les formes de
notre gouvernement.
Moliere lui-même, tout soutenu qu' il étoit par
son nom et par Louis Xiv, n' a osé faire
qu' une codie en ce genre ; c' est aussi son
chef-d' oeuvre. Dans les autres, son pinceau
n' a plus la même force, ni la même élévation.
Le trait plus vague caractérise moins la physionomie.
Le misanthrope est encore de
p188
nos jours un problême moral assez difficile à
soudre ; et je crois appercevoir que Moliere
lui-même a molli dans la composition de ses tableaux,
qu' il n' a plus ochoisir l' individu quit don
au portrait une vie plus animée.
Depuis, notre comédie moderne, en cessant de vouloir
peindre des bourgeois, a perdu et sa gaieté et son
naturel ; le poëte, pour faire imaginer qu' il
fréquentoit la noble compagnie, n' a plus voulu faire
parler que des ducs, des comtesses et des marquises ;
il a raffiné à tout propos le style et les ies,
et il a cé des expressions recherchées. Au lieu de
songer à mettre les personnages en action, il a
prétendu au bon ton ; et ce ton factice, il l' a pris
pour celui du théatre et de la société.
p189
Qu' est-il arrivé ? L' honnête bourgeois écoutant de
toutes ses forces, n' a rien compris à ce nouvel
idiôme ; et les gens du monde n' ont pas même
reconnu le leur ; tous ces traits, à force de vouloir
êtrelicats et spirituels, sont devenus maniérés,
et n' ont frapque foiblement les spectateurs : ils
n' ont donc applaudi à quelques détails que pour
proscrire plus généralement l' ensemble dénué de
mouvement et de vie.
Ce jargon ingénieux n' a paru qu' un effort hors
d' oeuvre et mal-adroit, qu' une grimace perpétuelle
et fatigante ; et le pte, en abandonnant des
caracteres où les ridicules sont vrais et
tranchans, n' a produit qu' une enluminure passagere,
lorsqu' il comptoit tracer un tableau durable.
C' est de l' esprit d' auteur, a-t-on dit, c' est lui
qui parle, et non ses personnages ; il a voulu faire
sa codie pour les premieres loges, et il n' a
pas même ussi devant elles, parce que le point
de vue de tout caractere doit être saisi du milieu
du parterre et non ailleurs.
p190
Ainsi le poëte comique, quand il veut trop renchérir
sur l' esprit de ses devanciers, se trompe, puisqu' il
faut qu' il s' étudie à cacher entiérement son art ;
la montre en étant encore plus insupportable dans la
codie que dans la tragédie.
Voilà ce que ne croiront point nos auteurs comiques,
qui de plus ont donné un soufflet à la nature, en
écrivant leurs pieces en vers, et encore en vers
énigmatiques : leurs non-succès devroient cependant
leur révéler que leur couleur est fausse ; mais ils
s' obstineront à la garder, parce qu' ils ne consulteront
point la bonne servante de Moliere , et qu' ils
liront à de beaux esprits leurs confreres, au lieu
de consulter les bons esprits, qui en toute chose
cherchent le fond et non ces accessoires qui
l' étouffent ou le figurent.
Or, on nous a donné quelques comédies que le jargon
précieux n' infectoit pas, comme le barbier de
ville et le tuteur du ; mais on ne peut
considérer ces pieces que comme
p191
des farces où il y a de l' esprit et des
mots heureux : ce n' est pointnon plus la bonne
codie qui fait sourire l' ame par une peinture
vraie et fine, la seule qui puisse plaire à une
raison exercée.
CHAPITRE 335
est Démocrite !
si la comédie n' est plus sur le théatre, elle est
toujours dans le monde. Pour un observateur
désintéressé, il y a de quoi rire comme Démocrite ;
et au fond, rien n' est meilleur pour la santé.
Vous voyez l' abqui parle de ses indigestions ;
vous entendez les gémissemens de l' avare qui clame
contre la dureté du coeur humain, les plaintes du
plaideur entêté, la suffisance de l' auteur qui
fronde l' orgueil dont il est atteint ; vous
contemplez la morgue du grand, qui affecte
quelquefois la bon, la fatuité du petit-maître,
ardent sectateur des
p192
modes les plus futiles. Celui qui prête le plus
à la satyre, est satyrique à l' excès. Les tons
et les manieres forment des scenes extrêmement
variées : l' esprit léger, fugitif et parleur
fait contracter à ces différens personnages une
sorte de maintien, une maniere qui donne à chaque
avantageux l' air et l' attitude de ses frivoles et
petites idées.
Il est curieux d' examiner le nombre infini de ces
causeurs, auxquels on attribueroit la vraie
connoissance de tous les arts, tandis qu' aucun
d' eux ne sauroit en réduire un seul en pratique :
et le ton décisif et haut n' en va pas moins son
train.
Qu' est-il besoin aps cela, d' aller entendre nos
froides codies modernes, qui n' offrent rien
de tous ces travers ?
Voyez ensuite le ridicule inconcevable et les
prétentions respectives des états, leurs débats
éternels, la montre de leurs privileges ; et
riez encore plus fort.
Les secretaires du roi, par exemple, ne savent quel
rang occuper : ils s' élevent, ils
p193
s' abaissent ; leur contenance est mal assurée ;
ils posent des lignes demarcation, mais ces
lignes sont pertuellement déranes. Quel
scandale pour la pépiniere de la future noblesse !
Leur scrupule dans un tems, leur excessive
indulgence dans un autre, tout place sous un jour
comique leur embarras, leur prodigieuse facilité,
puis leur attitude fiere et repoussante.
Mais savez-vous l' histoire de cet honnête marchand
d' étoffes, qui avoit coutume de dire à tout propos,
je veux être pendu si cela n' est pas vrai, je
veux être pendu si je ne fais pas telle chose ?
il fit fortune, et acheta une charge de secretaire
du roi ; le lendemain me de son acquisition il
s' écria devant une nombreuse assemblée : si ce que
j' affirme n' est pas véritable, je veux être
collé . Qui n' auroit pas ri ?
Charge de secretaire du roi ; savonnette à
vilain, dit le proverbe. Mais un acquéreur
disoit avec beaucoup de sens : ce qui est
ridicule
p194
aujourd' hui, dans cent ans d' ici produira
d' excellentes raisons .
Avoir une occupation différente de son voisin, est
un titre pour se moquer de lui ; le notaire et le
greffier se jugentparément l' un au-dessus de
l' autre ; le procureur et l' huissier se regardent
comme de deux castes différentes ; les commis
établissent entr' eux de plus grandes différences ;
l' homme d' un bureau s' estime un petit ministre, et
dit : nous avons fait, nous avons décidé, et
nous ordonnerons . Le caissier se croit fort
au-dessus du liquidateur, et ainsi réciproquement.
Je ne sais si le marchand de vin visite le
vinaigrier, et si le libraire n' attend pas que le
papetier fasse les premiers pas ; le conseiller au
parlement voit en pitié un conseiller du châtelet ;
et si vous voulez faire évanouir une femme de robe,
vous n' avez qu' à lui parler d' une psidente
d' élection.
L' on met souvent en délibération dans la bourgeoisie,
si l' on rendra la visite à son voisin, et si l' on
n' en seroit pas dispensé
p195
par quelque dignité personnelle, comme par exemple
celle de marguillier, de syndic de sa communauté,
de quartenier, de futur échevin, qui doit graver
son nom sous la statue équestre de nos rois.
Parcourez jusqu' aux métiers : ils ont établi entr' eux
une espece de séparation. Dernrement un tailleur
du roi se fit faire une perruque par la main la plus
habile, parce qu' un tailleur du roi doit être
surieurement coëffé ; quand le maître perruquier
eut apporté et posé son chef-d' oeuvre, le tailleur
lui demanda avec gravité, combien ? -je ne veux point
d' argent. -comment ? -non ; vous êtes aussi habile
dans votre art que je le suis dans le mien : eh bien,
que vos ciseaux me coupent un habit. -vous vous
prenez, mon cher ; mes ciseaux et mon aiguille,
consacrés à la cour, ne travaillent pas pour un
perruquier. -et moi, reprit l' autre, je ne coëffe
pas un tailleur. Et joignant le geste à la parole,
il lui arracha la perruque de dessus la tête et
court encore.
p196
Les débats opiniâtres des différentes communautés
sont fort divertissans. Ces demandes respectives
étoient d' un excellent revenu pour le palais il y
a quelques années ; voilà pourquoi il favorisoit
tant les maîtrises . Les procès sont devenus plus
rares depuis la réunion, quoique l' entêtement soit
à peu près leme entre ces petits corps de marchands.
Mais quel corps aujourd' hui ne prétend pas s' isoler
au milieu des rapports de la machine politique !
Tout corps, tant il est frap d' aveuglement, ne
sent que l' injustice faite à l' un de ses individus,
et regarde comme étrangere à ses intérêts l' oppression
du citoyen qui n' est pas de sa classe.
Le militaire rit des coups qui tombent sur
l' homme de robe ; l' homme de robe voit avec
indifférence le prêtre qui s' avilit ; le ptre
croit pouvoir exister indépendamment des autres
états, et l' orgueil non moins que l' intérêt a divisé
des professions qui se touchent, qui ont entr' elles
les plus invincibles rapports : armées les unes
contre les autres,
p197
elles se prévalent tour-à-tour des petits avantages
qu' elles ont obtenus la veille, pour les perdre
le lendemain ; car pendant cette lutte le
gouvernement, en paroissant vouloir les accorder,
les pompe et les desseche pour les retenir toutes
sous sa main et les faire mouvoir à sa volonté.
Personne ne veut songer que ces travaux différens
sont liés ensemble, et portent à la masse des
connoissances un trait de lumiere ; que la science
est nécessairement une, et que toutes les découvertes
ne tendent qu' à diminuer la source de tous nos maux,
l' ignorance et l' erreur.
Aussi la société, morcelée par cette multitude de
petites et bizarres distinctions, est-elle devenue
une vraie tour de Babel, pour la confusion des
idées et des sentimens ; la sottise y parle comme
le génie et beaucoup plus haut ; chacun yploie
sa pancarte, son privilege, ou ses lettres de
maîtrise ; l' académicien et le cordonnier en font
également parade de nos jours. ômocrite !
es-tu ?
CHAPITRE 336
p198
ponts.
le pont au change, le petit-pont et le pont
s Michel sont les trois plus anciens de Paris.
La riviere de Seine reste cachée au milieu de la
ville par les vilaines et étroites maisons qu' on
a bâties sur des arches. Il seroit bien tems de
rendre à la ville, et son coup-d' oeil et son
courant d' air, principe de salubrité.
Sur les ponts où il n' y a point de maisons, le
point de vue est admirable ; ce qui devroit
engager le ministere à prévenir des accidens qui, dans
l' ordre des choses, sont à peu près inévitables.
Catinat, qui avoit mené la philosophie à la guerre,
disoit qu' il n' avoit jamais rien vu d' aussi beau
que le coup-d' oeil du milieu du pont-royal : que
n' eût-il pas dit, s' il avoit pu plonger sa vue
jusqu' à l' autre extrêmité de la ville ?
p199
C' étoit dequ' il falloit voir le feu de la paix
en 1763 ; cette enceinte immense si prodigieusement
peuplée ; ces quais chargés detes rangées en
amphithéatre, et ces figures étrangeres, mêlées
aux physionomies parisiennes : car une multitude
de paysans étoient accourus de trente et quarante
lieues. L' on remarquoit à chaque pas des hommes qui,
par leur costume, leur étonnement et leur visage,
annonçoient que la curiosité les avoit appellés
du fond de leur province.
Si quelque chose a pu donner une idée de cette vallée
de Josaphat dont parle l' écriture, c' étoit cette
assemblée mobile et ondoyante, qui tantôt s' écouloit
comme des flots, tantôt offroit des phalanges
mouvantes, qui se balançoient dans un repos animé
et majestueux. Point de tableau plus admirable par
la variété, point de plus étonnant par la population.
On souhaite un nouveau pont pour la communication
du fauxbourg saint-Honoré, du roule et de
chaillot, au fauxbourg s Germain, au palais-bourbon
et aux invalides.
p200
L' accroissement de la ville le rend indispensable.
Construit en face de la grande allée des invalides,
il serviroit à joindre les boulevards du nord
et du midi, et l' agment s' uniroit à l' utilité.
D' ailleurs il n' y auroit aucunplacement à faire,
et l' on seroit maître du terrein des deux rives
opposées.
Vingt-six quais revêtus de pierres de taille avec
des gardes-foux à hauteur d' appui, ceignent la
riviere, et s' ouvrent en dix-huit ou vingt endroits,
pour former des abreuvoirs.
Au moyen de quelques alignemens, on pourroit avoir,
depuis la porte saint-Jacques jusqu' à celle de
saint-Martin, une rue qui traverseroit tout Paris,
et qui auroit deux mille cinq cents toises. On
pourroit aligner une autre rue depuis la porte
saint-Antoine jusqu' à la porte saint-Hono, qui
auroit la même grandeur, et qui couperoit la
précédente à angle droit.
On a plusieurs égouts voûtés et couverts. Il
seroit à desirer que la me construction
p201
eût lieu dans toutes les parties de la ville. Il n' y
a point d' égout dans la cité ; et ailleurs les
immondices vont à la riviere.
L' eau qui lavoit l' égout de Bievre, s' est perdue
dans une de ces concavités effrayantes, occasionnées
par les carrieres dont nous avons parlé, et sur
lesquelles des maisons sont bâties, sans que les
habitans, endormis dans une heureuse sécurité,
soupçonnent qu' elles portent sur des abymes.
Le sol de la ville est rempli de coquillages
fossiles ; on y reconnoît des peignes, des vis,
des buccins, de tellines. Les carrieres d' alentour
offrent aussi des coquillages entre deux couches,
dont l' une est marneuse, l' autre pierreuse.
La circonférence de Paris est de dix mille toises.
On a tenté plusieurs fois de borner son enceinte ;
les édifices ont franchi les limites ; les marais
ont disparu, et les campagnes reculent de jour en
jour devant le marteau et l' équerre.
CHAPITRE 337
p202
consommation.
tous les almanachs vous disent qu' il se consomme
par an quinze cents mille muids de bled, quatre
cents cinquante mille muids de vin, non compris
la bierre, le cidre, l' eau-de-vie ; cent mille
boeufs ; quatre cents quatre-vingt mille moutons ;
trente mille veaux ; cent quarante mille porcs ;
cinq cents mille voies de bois ; dix millions deux
cents bottes de foin et de paille ; cinq millions
quatre mille livres de suif ; quarante-deux mille
muids de charbon, etc.
Ces sortes d' états ont des différences assez
considérables selon les années : il est presque
impossible d' avoir des certificats qui aient une
certaine justesse, parce que ceux qui perçoivent
les droits sur ces consommations, ont intérêt
de déguiser ce qu' ils reçoivent.
On peut dire que le parisien en général
p203
est sobre forcément, se nourit très-mal par pauvreté,
et économise toujours sur sa table, pour donner au
tailleur, ou à la marchande de bonnets. Mais
trente mille riches, d' un autre côté, gaspillent ce
qui nourriroit deux cents mille pauvres.
Paris aspire toutes les denrées, et met tout le
royaume à contribution. L' on ne s' y ressent pas
des calamités qui affligent quelquefois les campagnes
et les provinces, parce que les cris du besoin
seroient là plus dangereux qu' ailleurs, et donneroient
un exemple fatal et contagieux. On fait honneur de
ces
approvisionnemens au zele infatigable des
magistrats ; il mérite des louanges.
Mais considérons en même tems, que, placé au milieu
de l' Isle-De-France, entre la Normandie, la
Picardie et la Flandre, ayant cinq rivieres
navigables, la Seine, la Marne, l' Yone, l' Aisne
et l' Oise (sans parler des canaux de Briare,
d' Orléans et de Picardie), les greniers de la
Beauce presque à ses portes ; une riviere qui, en
sortant,
p204
serpente par des contours presque de cent lieues,
comme pour donner aux marchandises et denrées la
facilité de remonter ; Paris, d' après ces avantages
que la nature lui a accordés, jouit par lui-même
de la situation la plus heureuse et la plus propre
à voir l' abondance gner dans ses murailles.
Le commerce de cette ville n' est presque qu' un
commerce de consommation, excepté quelques objets
de goût et de luxe ; mais ces consommations sont
considérables.
Il tire de toutes les manufactures du royaume ; mais
il a peu de fabriques, à cause de la cherté de la
main-d' oeuvre. Il fait des expéditions pour les pays
les plus éloignés. Les marchandes de modes, ainsi
que les bijoutiers, en font le principal commerce,
parce que la main de l' ouvrier l' emporte toujours
sur la richesse de la matiere.
Tout ce qui entre à Paris n' est donc pas pour y
rester. Les matieres y viennent pour être façonnées ;
puis elles en sortent embellies de ce goût exquis
qui leur donne à toutes une forme nouvelle.
p205
Le bureau des rouliers est d' une grande commodité
pour faire parvenir dans les pays les plus lointains
les marchandises et effets qu' on leur confie ; les
commissionnaires en sont fideles et exacts. Mais le
commerce se plaint vivement d' une nouvelle ferme,
d' un nouveau privilege exclusif, qui le gêne et le
rançonnera dans la suite.
M l' abd' Expilly, qui a porté si haut la
populationnérale du royaume, et qui paroît l' avoir
enflée de trois millions , rabat la population
de Paris à six cents mille ames . Il se fonde
tantôt sur le nombre trente , choisi pour
multiplier les naissances, tantôt sur l' état des
maisons et des familles imposées à la capitation.
Mais tous les calculs, ainsi que les raisonnemens
moraux, se trouvent le plus souvent en défaut
quand on parle de la capitale. Lorsque l' on compte
par les baptêmes, comment fera-t-on entrer dans le
calcul cette grande affluence d' étrangers qui y
viennent, qui y sont domiciliés sans y avoir ru le
baptême ?
p206
Ce qui, sans compter les juifs, doit augmenter la
population d' un quart.
Paris consomme plus de deux millions de septiers
de bled par an. Voilà ce qui est sûr, et ce que
ne disent point les almanachs nouveaux. La banlieue
renferme quatre cents quarante-deux paroisses et
quarante-sept mille six cents quatre-vingt-cinq feux.
Les limites de la ville se sont étendues. Le
gros-caillou est devenu un fauxbourg considérable ;
tous les marais ont été ornés de maisons. M De
Vauban, en 1694, termine la population à
sept cents vingt mille personnes . Nous estimons
donc que Paris renferme aujourd' hui neuf cents
mille ames environ ; et la banlieue, près de
deux cents mille . Les calculs de M De Buffon
et ceux de M D' Expilly paroissent également
fautifs. Il ne faut que des yeux pour voir que,
depuis vingt-cinq ans, la population est partout
plus consirable.
Au milieu de ce salmis de l' espece humaine,
on peut bien compter deux cents mille chiens et
presqu' autant de chats, sans les oiseaux,
p207
les singes, les perroquets, etc. Tout cela vit
de pain ou de biscuit.
Point de misérable qui n' ait dans son grenier un
chien pour lui tenir compagnie : on en interrogeoit
un qui partageoit son pain avec ce fidele camarade ;
on lui représentoit qu' il lui ctoit beaucoup à
nourrir, et qu' il devroit se séparer de lui. me
séparer de lui ! reprit-il, et qui m' aimera ?
or, en supposant le systême des économistes
admirable, il viendroit toujours se briser contre la
capitale, qui exige un gime tout différent, parce
que ce million d' hommes vore comme deux et demi.
La ville est ouverte, et presque dans l' impossibilité
d' avoir une enceinte de murailles. Elle offre une
surface trop immense. Il faudroit un genre de
fortifications particulier ; elle n' a point de tours,
de murs, de remparts, et n' y songe pas. Au lieu
de citadelle et de portes antiques, elle a des
barrieres, où des contrôleurs et un receveur vous
font payer une roquille de vin, et un pigeon s' il
n' est pas
p208
cuit. Comme un jour nous paroîtrons barbares et
petits à l' oeil de la saine politique, lorsqu' elle
aura démontré aux administrateurs des nations la
double erreur de leurs raisonnemens et de leurs
calculs !
CHAPITRE 338
balcons.
c' est un spectacle curieux, que de voir tout à son
aise, du haut d' un balcon, le nombre et la
diversité des voitures qui se croisent et s' arrêtent
mutuellement ; les piétons qui, semblables à des
oiseaux effras sous le fusil du chasseur, se
glissent à travers les roues de tous ces chars
prêts à les écraser ; l' un qui franchit le ruisseau
de peur de s' éclabousser, et qui, manquant
l' équilibre, se couvre de boue des pieds à la tête ;
l' autre, qui pirouette en sens contraire, une face
dépoudrée, et le parasol sous le bras.
p209
Devant une voiture dorée, doublée de velours,
attelée de deux chevaux d' une taille égale et
parfaite, dont les glaces transparentes offrent
une duchesse dans tout l' éclat de sa parure, se
traîne un fiacre tout délabré, couvert d' un cuir
brûlé, et qui, pour glaces, a des planches. Le
malheureux harcele et fouette deux chevaux, dont
l' un est borgne et l' autre boiteux. Cette voiture
traînante arrête l' impatience des coursiers à la
bouche écumante, dont on contient à peine l' ardeur.
Le brillant équipage est obligé de modérer son pas
jusqu' au carrefour voisin ; il s' élance alors comme
un trait, broyant le pavé, dont il fait jaillir des
étincelles. Comparez son vol à la marche pesante
de ces lourds chariots qui roulent péniblement sous
des masses énormes, et effraient le passant qui
tremble d' être applati sur la borne que leur essieu
déplace.
Un procureur, pour sa piece de vingt-quatre sols,
arrête le garde des sceaux ; un recruteur, un
maréchal de France. La fille
p210
de joie ne cédera point le pas à un archevêque.
Tous ces différens états à la file, et les cochers
qui parlent leur langue scandaleusement énergique
devant la robe, l' église et les duchesses ; les
porte-faix du coin, qui leur pondent du même style :
quel mêlange de grandeur, de pauvreté, de richesses,
de grossiéreté et de misere !
Entendez-vous la petite voix aigre de la marquise
impatientée, qui se mêle aux juremens effroyables d' un
charretier apostrophant l' enfer et le paradis ?
Tout dans ce tableau mouvant de vis-à-vis , de
berlines , de désobligeantes , de cabriolets
et de carrosses de remises , part bizarre,
singulier, risible.
Voyez dans l' équipage à glaces la laide femme
de qualité avec son rouge, ses diamans, sa pâte
luisante sur le visage ; tandis que la roturiere
tout à côté, sous une simple robe, est brillante
de fraîcheur et d' embonpoint.
Voyez le prélat enfoncé dans ses coussins, ne pensant
à rien, étalant sa croix pectorale ; tandis que le
vieux magistrat, dans une antique
p211
berline, lit quelque requête. Le petit-maître, la
tête à la portiere, crie à semettre la luette :
eh bien, marauts, cela finira-t-il ? ses menaces
se perdent dans les airs. Il voudroit jurer ; mais
son accent grêle ne frappe point le dur tympan de
l' oreille des charretiers. Il n' a fait que déranger
ses boucles en se remuant. Le médecin le regarde
en pitié, et le gros financier au col apoplectique
est indifférent à tout ce qui se passe, ainsi qu' à
l' heure qui s' écoule.
L' embarras s' accrt, enchne six cents voitures ;
et il faut que chacun attende, malgré qu' il en ait,
que le défilé ait pris son cours.
Quel étoit donc l' empressement de ce mirliflore
sans voix ? Avoit-il un rendez-vous ? Non : c' est
qu' il vouloit se montrer successivement aux trois
spectacles, à l' opéra, à la comédie fraoise et aux
italiens.
CHAPITRE 339
p212
faux cheveux.
vous voyez la tête de cette belle femme, si
remarquable par l' édifice de sa coëffure et ses
longs cheveux flottans ; vous en admirez la couleur,
la forme, le contour et l' élégance... eh bien !
Ils ne lui appartiennent pas. Ils sont empruns
à des têtes de morts ; et ce qui la décore à vos
yeux, est la dépouille de sujets qui furent peut-être
infectés de maladies affreuses, et dont les noms
seuls offenseroient sa délicatesse, si on osoit les
prononcer en sa présence.
Cependant elle s' enorgueillit de ces cheveux étrangers.
Elle s' expose à riter des principes nuisibles qu' ils
peuvent receler encore. En effet, on se servoit de
colliers et de bracelets de cheveux tressés :
l' expérience a décidé qu' il falloit y renoncer, à
cause des dartes qu' ils produisoient.
p213
Mais les femmes aiment mieux supporter des
démangaisons incommodes que de renoncer à leur
coëffure. Elles calment la vivacité de ces
démangaisons, en faisant usage du grattoir . Le
sang se porte avec impétuosité à la tête ; les
yeux deviennent rouges et animés : qu' importe ! On
étale l' édifice dont on est idolâtre.
Indépendamment des faux cheveux, il entre dans cette
coëffure un coussin énorme, gonflé de crin, une
forêt d' épingles longues de sept à huit pouces, et
dont les pointes aiguës reposent sur la peau. Une
quantité de poudre et de pommade, qui admettent dans
leur composition des aromates, et qui contractent
bientôt de l' âcreté, irritent les nerfs. La
transpiration insensible de la tête est arrêtée,
et elle ne sauroit l' être dans cette partie
du corps, sans le plus grand danger.
Si un fardeau venoit à tomber sur cette belle tête,
elle risqueroit d' être criblée et percée par tous
ces dards d' acier dont elle est hérise.
p214
Pendant le sommeil, on comprime encore et la fausse
chevelure, et les épingles, et ces substances
étrangeres et colorantes, à l' aide d' un triple
bandeau. La tête ainsi empaquetée acquiert un
triple volume, et s' enflamme sur l' oreiller.
Les maux d' yeux, la maladie pédiculaire, l' inflammation
du cuir chevelu, naissent de cette complaisance
outrée pour une coëffure bizarre. On ne la quitte
point pendant les heures du repos ; et le coussinet,
base essentielle de l' édifice, n' est quelquefois
changé que lorsque la toile est détruite
(l' oserai-je dire ! ) par la crasse infecte qui
journe sous ce brillant diame.
La plupart des femmes ne se donnent pas le tems
d' enlever tout le superflu de la tête, parce que
les heures du plaisir sont précieuses, et que la
joure entiere est consacrée à la table, au jeu
et à la danse. On ne peut plus se coucher qu' à deux
ou trois heures après minuit, et il faut recommencer
le lendemain la même vie.
p215
La santé se range ; on abrege ses jours ; on perd
le peu de cheveux qu' on avoit ; on est affligé
de fluxions, de douleurs de dents, de maux d' oreilles,
d' érésipeles ; tandis que la villageoise, la
paysanne, qui se tient la tête propre et nette,
qui ne se sert que de linge blanc et bien lessivé,
qui use d' une pommade sans aromates et d' une poudre
sans odeur, ne ressent aucune de ces icommodités,
conserve ses cheveux jusques dans sa vieillesse, et
les étale aux yeux de ses arriere-petits-enfans,
lorsque l' âge les a blanchis pour les rendre
plus vénérables encore.
Au reste, l' art du perruquier dans l' emploi de ces
cheveux artificiels, est parvenu au plus haut point
de perfection, et la perruque ou le tour imite
aujourd' hui le naturel à s' y méprendre de près
comme de loin.
CHAPITRE 340
p216
fournisseurs.
on ne voit qu' à Paris de ces intrépides
fournisseurs , qui avancent pendant des anes
entieres le pain, la viande, le vin, les meubles,
l' épicerie, l' apothicairerie, à m le marquis, à
m le comte, à m le duc. C' est le privilege de la
noblesse. On ne pteroit pas de même au bourgeois ;
on le presseroit : mais on attend, lorsqu' il s' agit
d' un homme titré.
Telle maison noble doit au boucher six années de
fournitures, à l' épicier cinq, au boulanger quatre ;
les domestiques eux-mêmes font crédit de leurs gages,
tandis que toute maison roturiere solde au bout de
chaque ane.
Dès qu' il y a des armoiries au-dessus d' une
porte-cochere, le tapissier meuble l' hôtel sur une
succession éventuelle ; on compte les maisons qui sont
au pair : il y a toujours dans
p217
les plus riches et les mieux ordonnées, quelques
années en-arriere.
Quand les fournisseurs, impatiens d' attendre,
sollicitent enfin leur paiement, l' intendant vient
au lever de m le duc, et lui dit : monseigneur,
votre maître-d' hôtel se plaint que le boucher ne
veut plus fournir de viande, parce qu' il y a trois
ans qu' il n' a reçu un sol ; votre cocher dit que
vous n' avez qu' une seule voiture en état de servir,
et que le charron ne veut plus avoir l' honneur de
votre pratique, si vous ne lui donnez un à-compte
de dix mille francs ; le marchand de vin refuse
de remplir votre cave, le tailleur de vous donner
des habits... les impertinens ! s' écrie le
maître, qu' on aille chez d' autres. Je leur retire
ma protection.
il trouve d' autres fournisseurs, quoique les
premiers n' aient pas été payés. Le soir il risque
cinq cents louis d' or au jeu ; et s' il en perd cinq
cents autres, il les paie le lendemain. Un créancier
de cartes l' emporte toujours sur un créancier de
pain ou de viande.
CHAPITRE 341
p218
plâtres neufs.
les plâtres que l' on emploie dans la construction
des maisons font beaucoup de mal, parce qu' ils
sechent difficilement, et que l' on habite
imprudemment les édifices nouvellement bâtis. Il n' y
a rien de plus dangereux : la vapeur des murs
est funeste et cause des accidens innombrables.
Ces émanations enfin ont dans nos foyers des
influences meurtrieres. De là des paralysies et autres
maladies, dont l' origine est attribuée à des causes
étrangeres.
On abandonne ces maisons neuves et humides aux filles
publiques : on appelle cela essuyer les plâtres .
Mais au bout de deux ou trois années, ces plâtres
n' ont pas encore perdu ce qu' ils ont de dangereux.
écoutons un physicien que je vais transcrire.
p219
" le plâtre et la chaux,... etc. "
p220
m le comte de Milly, de l' académie des sciences,
lebre par des découvertes utiles en chymie, a
donné un mémoire sur la maniere d' assainir les
murs nouvellement faits. C' est un présent fait par
un ami de l' humanité aux grandes villes, et
sur-tout à la capitale, trop indifférente sur
les maux quisultent des plâtres. On possede,
graces à lui, une théorie satisfaisante sur la
nature du danger et sur les moyens de le pvenir.
Ce moire se trouve dans le journal de monsieur,
ane 1779 . J' invite tous les proprtaires et
locataires de maisons neuves à y recourir.
CHAPITRE 342
inoculation.
long-tems combattue, elle a enfin triomp. Une
suite constante et non-interrompue d' heureux succès
en ont fixé parmi nous le regne et les avantages.
L' exemple du monarque, de ses freres, de plusieurs
p221
princes et de plus de trois cents mille personnes
inoculées en Europe sans suites fâcheuses, ont
décidé les esprits en sa faveur.
Quand on se rappelle tout ce qui a été dit et
imprimé contre cette pratique salutaire, on voit
quelle est l' opiniâtreté de l' esprit de parti,
combien le corps des médecins s' oppose constamment
aux découvertes les plus intéressantes : mais l' on
doit sentir aussi, que le tems, de concert avec
l' expérience, est le grand maître qui fixe les
opinions ; car ce ne sont point les ingrats
contemporains, quicompenseront l' inventeur
heureux ; ce sera la postérité.
On a cru faussement que la petite vérole étoit une
maladie purement accidentelle et contagieuse, et
qu' on pouvoit s' en garantir à force de soins et de
précautions. M Paulet, entr' autres, a toujours
écrit là-dessus d' aps l' idée de la peste. Si on
l' écoutoit, il suffiroit d' établir des loix, des
réglemens, et de publier des ordonnances de police
contre la petite role , comme on fait pour
l' enlevement
p222
des boues et le balayage des rues.
Cette erreur a conduit M Paulet à proscrire
l' inoculation, et il nous ordonne, pour parer aux
ravages de la petite vérole, la questration ;
mais tout ce qu' il recommande à ce sujet, est
absolument impossible et chimérique.
Dans une ville comme Paris, il nous imposera la gêne,
la contrainte, l' interdiction de tout commerce
et de toute société parmi les citoyens, amis et parens.
Cela peut-il se proposer, cela est-il praticable,
quand même on voudroit suivre à la lettre cet
étrange pcepte ?
Puisque, d' après son propre aveu, les traits de ce
fléau sont invisibles, que tout leur sert de
hicule, ils se pandront par-tout, ils franchiront
toute barriere ; comment les enchaîner dans tous
les instans, dans tous les périodes de la vie humaine,
tandis que l' inoculation nous offre le seul moyen
d' anéantir la petite vérole et de sauver à la fois
la vie et la beauté ? Ce que des expériences
p223
multipliées ne permettent plus de contredire.
Que de terreurs chimériques M Paulet a répandues !
Comme avec son érudition il nous a environnés de
craintes mensongeres ! Et qu' il est bon qu' on se
raille un peu et à propos de toutes ces productions
enfantées dans la solitude du cabinet, l' auteur
accumule mille raisonnemensmentis par la foule
des faits.
Mais l' inoculation n' est encore en honneur à Paris
que dans les classes supérieures, et chez les
personnes opulentes ; elle n' est pas encore descendue
chez le bourgeois, chez l' artisan, encore moins chez
le pauvre.
Je me promene dans la Suisse, je vois chaque pere
de famille attentif à faire inoculer ses enfans s
leur plus tendre jeunesse ; il croiroit manquer à un
devoir essentiel, s' il s' y refusoit par négligence :
aussi je vois la gération qui s' éleve, belle,
fraîche et brillante. Les visages ne portent plus
l' empreinte de ce fléau cruel ; tous les
p224
fronts ont consercet éclat qui ajoute aux traits
de la beauté.
Mais si je me promene dans Paris, je vois avec
chagrin que les vieux préjugés n' y sont pas détruits :
c' est encore un spectacle affligeant que de
rencontrer des visages défigurés, sur des bustes
d' ailleurs gracieux. On a fait intervenir jusqu' à
la religion comme obstacle à un usage adopté
aujourd' hui chez tous les peuples raisonnables,
et l' on ne sait combien de tems encore la beauté
parisienne sera soumise à cette grêle affreuse qui
épargne les campagnes et les villes de l' heureuse
et tranquille Helvétie.
Pourquoi le parisien s' obstine-t-il à voir le nez
et les joues de ses filles rongés et cicatrisés,
leurs yeux éraillés, lorsqu' elles pourroient conserver
ce poli qui avec la grace qui les anime, en feroit
les plus charmantes créatures de l' Europe ? Car leur
démarche, leur maintien, leurs habillemens ont un
agrément qui les distingue des femmes des autres
peuples.
p225
Les premiers ouvrages en faveur de l' inoculation
sont sortis du sein de la capitale, et les suisses
ont adopté ces vues heureuses. Tandis que nous nous
épuisions en stériles brochures, que nous combattions
l' évidence, que les prêtres se mêloient de ces
questions purement physiques, un peuple sage, qui se
rit de la superstition et qui étend la liberté dont
il connoît le prix, saisissoit les bienfaits de
l' inoculation, et nous laissoit la folie des
disputes et l' opintreté de l' aveuglement.
Mais le bon sens est peut-être à Paris la faculté
la plus rare, et beaucoup plus rare que l' esprit
me ; c' est le bon sens qui manque à cette foule
d' habitans : si on les examine de ps, ils ont tous
plus d' esprit et d' imagination que de logique. Le
bon sens, plus commun dans les républiques,
appartient moins à un peuple qui n' a point une
existence politique ; il ne se donne pas la peine
de chercher la vérité : qu' en feroit-il ? Chacun est
indifférent à tout ce qui ne constitue pas sa
profession particuliere ;
p226
il ne voit qu' elle, et les connoissances qui
tiennent à l' intérêt général lui échappent ou ne
le touchent que foiblement.
Nous avons eu lieu de remarquer plusieurs fois, que
le parisien manquoit d' instruction, qu' il suivoit
opiniâtrément les pjus les plus contraires à
ses véritables intérêts, qu' une foule de vieilles
idées lui étoient encore cheres. Cefaut d' instruction
dans la majeure partie du peuple n' est pas un petit
inconnient, parce qu' il rétrécit de jour en jour
les idées religieuses et politiques, qu' il
subordonne les choses les plus rieuses à la
futile plaisanterie, et qu' il sera facile de mouvoir
ce peuple comme des marionnettes, tant qu' il n' aura
pas sur certains objets des notions exactes et
préliminaires.
CHAPITRE 343
p227
places publiques.
Louis Xiv a deux places où son effigie est
environnée des trophées et attributs de la victoire ;
la place des victoires et la place vendôme .
Le monarque a payé cher l' inscription hautaine,
(...). Ce faste de domination est ce qui a attiré
à l' homme immortel tant d' ennemis dans l' Europe,
et qui ébranlerent enfin son trône. Ces esclaves
enchaînés, ces bronzes orgueilleux susciterent
contre lui des adversaires qui eussent été paisibles,
sans cet airain trop insultant. Cette renommée aux
ailes étendues, qui le couronnoit de son vivant, ce
globe de la terre à ses pieds, cette massue, cette
peau d' Hercule... la vraie grandeur t dédaigné
ce vain appareil. Il avoit mis sur pied, dans le tems
de sa splendeur, deux cents quarante mille hommes
d' infanterie, soixante mille chevaux, sans les
p228
troupes de ses armées navales, soixante mille matelots
enrôlés. Il fut trop heureux, sur la fin de son regne,
de recevoir la paix. Il laissa l' état endetté et sur
le penchant de sa ruine.
Les inscriptions de la place vendôme sont d' une
pesanteur insipide et d' une longueur fatigante ; aussi
sont-elles de l' académie des belles-lettres.
La place royale offre la figure de Louis Xiii,
représenté en néral romain, sans selle et sans
étriers. Dans les inscriptions, il n' est question
que d' Armand De Richelieu ; et le sujet
est mis fort au-dessus du maître. Le pte pour
cette fois eut raison ; il fait parler ainsi le
monarque :
Armand, le grand Armand, l' ame de mes exploits,
porta de toutes parts mes armes et mes loix,
et donna tout l' éclat aux rayons de ma gloire.
ce qui pcede est encore plus étonnant. Louis Xiii
dit :
j' ai sau par mon bras l' Europe d' esclavage ;
et si tant de travaux n' eussent té mon sort,
p229
j' eusse attaq l' Asie, et d' un pieux effort,
j' eusse du saint tombeau vengé le long servage.
Louis Xiii, qui auroit attaqué l' Asie, s' il
eût vécu, pour venger le servage du saint tombeau !
quelle date donneroit-on à ces vers ? Ils sont de
1639. L' ie des croisades n' étoit donc pas
totalement éteinte à cette époque. De quelles
opinions sortons-nous, bon dieu !
La place de Louis Xv psente un superbe
coup-d' oeil. Depuis le château des thuileries
jusqu' à Neuilly, la vue n' est interrompue par aucun
objet ; mais veut-on savoir le nom des vertus
cariatides qui soutiennent la corniche du
piédestal ? C' est la force , c' est l' amour de
la paix , c' est la prudence , c' est la
justice . Ensuite, dans un bas-relief, Louis Xv
donne la paix à l' Europe. Le sculpteur a voulu
parler de l' avant-derniere guerre. Les connoisseurs
font plus de cas de la figure du coursier que de celle
du roi. Bourchardon a commencé ce monument, Pigale
l' a fini. Mais quand nos
p230
statuaires sauront-ils faire autre chose que de
mettre un souverain à cheval, la bride à la main ?
N' y auroit-il pas une autre expression à donner au
chef d' un peuple ? On voit toujours avec étonnement
des noms d' échevins figurer dans ces monumens
publics : ne pourroit-on pas leur substituer les
noms des raux qui ont soutenu ou vengé le trône ?
La statue du bon Henri Iv sur le pont-neuf,
quoiqu' isolée, intéresse beaucoup plus que toutes les
autres figures royales. Cette effigie a un front
populaire ; et c' est celle-là que l' on considere
avec attendrissement et vénération.
Qui croiroit que le cardinal De Richelieu, qui a
attacson nom par-tout où il a pu l' accrocher,
a fait suspendre à la grille une inscription où on
l' intitule sans fon, en psence de Henri Le
Grand, (...).
Des vendeuses d' oranges et de citrons, fruits aussi
beaux que salubres, forment un long cordon sous
les regards du bon roi. Jamais la solitude
n' environne sa statue. Le jour
p231
et la nuit, la foule des citoyens passe et salue son
image.
On voudroit pouvoir toucher la base de cette statue
nérée. On va construire des boutiques dans son
enceinte : elles seront peuplées de jolies marchandes
de modes, et cet ornement n' est pas fait pourplaire
à l' ombre du héros qui fut sensible toute sa vie aux
charmes de la beauté.
Outre la place de Louis Xiv, ce monarque a encore
des arcs-de-triomphe érigés à sa gloire, pour
perpétuer le souvenir de ses victoires ; mais aucun
monument n' a parlé de ses défaites.
Considérez la porte saint-Denis, chef-d' oeuvre
d' architecture : toujours le monarque dans la gloire...
comme Eugene l' humilia ! à la porte saint-Bernard,
on voit Louis Xiv tenant la corne d' abondance avec
cette inscription, (...). Dans un tems de disette,
un gascon traduisit (...) par l' abondance est
partie ; et ce contre-sens n' en étoit pas un.
p232
Il n' y a plus de porte saint-Antoine ; on l' a
sagement sacrifiée à la commodité publique, ainsi
que l' on a abattu la porte saint-Honoet la porte
de la conrence. Il n' y a plus d' église des
quinze-vingt rue saint-Honoré ; il n' y a plus
d' hôtel des mousquetaires ; dans un quart de siecle,
la physionomie de la ville a changé, et c' est en bien ;
doux psage pour l' avenir. Quand fera-t-on
disparoître de même tout ce qui gêne la voie
publique, et tout ce qui porte un caractere
dégoûtant et mesquin ? écrivons, et ne nous
lassons pas de plaider en faveur des
embellissemens utiles ; fatiguons les hommes
en place, qui demandent à être fatigués.
Quand voudra-t-on employer des inscriptions
fraoises, afin que le peuple sache un peu ce
qu' on veut lui dire ? Notre langue a sa précision
et son énergie ; pourquoi toujours la langue des
romains ?
CHAPITRE 344
p233
le parlement.
les parlemens sont-ils une émanation des
états-généraux ? Les remplacent-ils dans leur
absence par la nature me de la monarchie, qui
admet nécessairement un corps interdiaire ?
Ont-ils été plus utiles aux rois qu' aux peuples,
ou aux peuples qu' aux rois ? N' ont-ils pas achevé
de détruire nos antiques libertés, en offrant à la
nation un rempart vain et illusoire ? Sont-ils
des représentans de la nation, lorsque leurs
charges sont tout-à-la-fois héréditaires et
nales, caractere distinctif de l' aristocratie
qui se trouve au sein de la monarchie ? Qui les
a chargés, tantôt de livrer le peuple au roi,
tantôt de résister au roi sans le voeu du peuple ?
Mais aussi n' ont-ils pas quelquefois opposé une
digue salutaire à des édits bursaux, et
p234
arrêté les coups trop violens du pouvoir absolu ?
N' ont-ils pas eu des momens de force et de sagesse ?
Mais pourquoi sont-ils presque toujours en-deçà
des idées de leur siecle ? Pourquoi ont-ils été
mus tantôt par la cour, tantôt contre cette même
cour, et le plus souvent à leur insu ?
Pourquoi le parlement de Paris s' est-il comme
détaché des autres cours ? Pourquoi s' est-il
oppoà la suppression des cores, à la
suppression des maîtrises ? Pourquoi maintient-il
les plus vieilles prérogatives et les plus
abusives, le gouvernement féodal étant tomet ne
devant plus exister, puisqu' il n' y a plus qu' un
maître ? Pourquoi, sollicité par l' autorité royale,
a-t-il refu d' assurer aux protestans l' état
civil ? Pourquoi a-t-il soutenu le pour et le
contre , comme s' il n' étoit jaloux que d' élever
la voix ? D' où naît sa foiblesse étrange dans telle
circonstance, et sa force prodigieuse dans telle
autre ?
Ce corps a-t-il une politique suivie, ou
p235
bien obéit-il au hasard ? Seroit-il comme le
petit poids qui court sur la balance romaine ?
Ici il n' est quero, là il fait tout-à-coup
équilibre à une force puissante et considérable.
Comment les parlemens, devant être chers aux
souverains qui ont tout gagné par leur implantation
dans le corps politique, ont-ils presque toujours
été exposés à l' humeur capricieuse de ces mêmes
souverains ? Qu' est-ce que l' enregistrement ? Je
n' ai jamais bien su le comprendre. Qu' est-ce que
ces remontrances qui ont quelquefois une
éloquence mâle et patriotique, digne des
publiques, et qui n' ont rien opéré ? Enfin
qu' est-ce que la résistance des membres du parlement
aux volontés du monarque ? Sont-ils des représentans
de la nation, ou de simples juges cés pour
rendre la justice au nom du roi ?
Voilà des questions délicates, qui n' appartiennent
point à cet ouvrage, et que je me garderai bien
de vouloir résoudre. Les
p236
raisonnemens et les faits peuvent militer de
part et d' autre, et les circonstances seules
feront de ce corps une ombre ou une alité.
Si les bourbons regnent aujourd' hui, ils
le doivent à la fermeté du parlement de Paris
lors de la ligue. Il pourroit renaître un jour une
époque à peu ps semblable, où ce corps influeroit
d' une maniere aussi inattendue et tout aussi
décisive.
Il a fait le mal comme le bien : oissant à je ne
sais quel moteur invisible qui le domine tel jour,
ses principes ne paroissent rien moins que fixes. Il
est toujours le dernier à embrasser les idées
saines et nouvelles. Il semble vouloir combattre
aujourd' hui cette philosophie dont la voix lui a
été derniérement si utile. Il a tort. L' établissement
de l' académie fraoise (qui le croiroit ! ) lui a
inspiré dans le tems les plus vives alarmes. Lâc
contre les jésuites, il a dévoré sa proie avec trop
de fureur. Il paroît avoir un besoin sourd de
détruire, plutôt que d' édifier ou de réformer avec
une sage constance.
p237
Le parlement de Paris a fait brûler vif en 1663
Simon Morin, parce qu' il se disoit incorporé à
Jésus-Christ . Cette épouvantable barbarie
date du beau siecle de Louis Xiv, lorsqu' il
donnoit des fêtes élégantes et superbes, lorsque
Corneille, Racine, La Fontaine écrivoient, lorsque
Lebrun tenoit le pinceau, lorsque Lully et
Quinaut marioient leurs talens. Mais les ptes,
les peintres, les sculpteurs, les musiciens décorent
une nation et ne l' éclairent pas.
Un philosophe courageux auroit sauvé la vie à Simon
Morin, enmontrant la double démence des juges
et de l' accusé. Ce philosophe ne se trouva pas.
Boileau fit la même année une plate satyre, non
contre le parlement qui avoit livré à l' horrible
supplice des flammes un insensé, mais contre quelques
auteurs qui ne versifioient pas aussi heureusement
que lui. Racine, s' enfermant dans son cabinet,
composa une tragédie françoise d' après une
tragédie grecque ; il immola son Iphigénie ,
et parla de Calchas , sans
p238
oser faire la moindre allusion à cette atroce
cruauté. nelon lui-même n' a rien dit. Qui de
tous ces hommeslebres a parlé ? C' est une honte
éternelle à tous les écrivains polis du beau
siecle de Louis Xiv, que je serois tenté
d' appeller à demi-barbare .
Aujourd' hui les actions des juges sont obseres,
et leur iniquité ne passeroit pas sans réclamation.
Quand le même parlement fit périr par un horrible
supplice l' infortude La Barre, un cri
universel s' éleva contre cet arrêt fanatique, sauva
la victime de la flétrissure, et rendit le corps
des juges plus odieux que le tribunal de
l' inquisition.
C' est ce cri de la raison qui a sauvé, en 1776,
l' auteur de philosophie de la nature . Le
châtelet l' avoit décrété de prise de corps ,
et le tenoit prisonnier à côté de Desrues ;
mais malgré le desir extrême qu' avoient les juges
d' envoyer l' écrivain faire amende honorable la
torche en main devers la place de greve , l' opinion
publique s' opposa tellement à une sentence aussi
absurde, que le parlement,
p239
tribunal en dernier ressort, cassa toute l' inepte
procédure et renvoya l' auteur absous.
La persécution du châtelet parut si prisable et
si ridicule qu' elle ne putme valoir à l' auteur
une sorte de célébrité : il resta obscur. Cet
événement singulier ne captiva point l' opinion
publique. On diroit que je parle ici d' un fait
ancien, et il est toutcent.
Ce me parlement fait traîner sur la claie les
suicides , les fait suspendre à la potence par
les pieds, au lieu de les considérer comme des
mélancoliques atteints d' une maladie réelle.
Il fait bler les dérastes , sans songer
que la punition de cette vilenie est un scandale
public, et que c' est un de ces actes honteux qu' il
faut couvrir des voiles les plus épais.
Un habitant de Lyon et de La Rochelle est
obligé de venir plaider à Paris. C' est aller
chercher la justice à une grande distance : mais
cet abus est invétéré, et il seroit difficile
p240
de toucher à une coutume qui dans son antique
bizarrerie a quelques avantages.
Quand les rois alloient dans une espece de coche,
les conseillers et les présidens arrivoient au
palais, montés sur une mule : aujourd' hui que les
rois de France ont infiniment plus à penser pour
leur maison, il est juste que les conseillers et les
présidens, qui remontrent et qui enregistrent ,
partagent un peu l' opulence et le luxe des monarques.
Ce parlement s' appuie dans les orages sur ses
avocats et ses procureurs, et les oblige à jeûner
pour ses intérêts propres ; on compte cinq cents
cinquante avocats sur le tableau ; il n' y a pas une
cause par mois pour chaque avocat. Les procureurs,
dans ces tems de crise, ne goûtent pas infiniment
les remontrances . Les avocats plus fiers disent
qu' ils ont fermé leurs cabinets, mais les pieces
d' écritures et les consultations vont sourdement
leur train ; le client en est quitte pour passer par
l' escalier déro.
Lorsqu' un livre a l' approbation de l' Europe,
p241
qu' on le lit par-tout, qu' on en admire les idées
neuves, fortes, grandes et justes, l' avocat-général
vient à la barre de la cour , fait un
requisitoire plein de non-sens et assaison
de déclamations ; il détache quelques phrases à la
mode des journalistes et les sousligne. Le livre
est condamà être brûlé au pied du grand escalier
ou de l' escalier s Barthélemi, comme tique,
schismatique, erroné, violent, blasphémateur,
impie, attentatoire à l' autorité, perturbateur du
repos des empires , etc. Il n' y a pas une
seule épithete à rabattre.
On allume un fagot en psence de quelques polissons
oisifs qui se trouvent là par hasard ; le greffier
substitue une vieille bible vermoulue au livre
condamné ; le bourreau ble le saint volume
poudreux, et le greffier place l' ouvrage
anathématisé et recherché, dans sa bibliotheque.
Encore étourdi du coup de massue que lui a porté
le chancelier Maupeou, ce corps ne sait plus quelle
route tenir ; ses idées semblent
p242
confuses, embarrassées ; il ne sait s' il doit
embrasser une certaine confiance en lui-même d' après
sa base antique, ou laissernouer le fil des
événemens, pour en mettre à profit les diverses
circonstances. Il paroît avoir adopté ce dernier
parti : son repos ressemble à un sommeil ; les uns
le croient mort ; il se veillera, disent les
autres ; s' il ne donne aucun signe de vie, disent
les troisiemes, c' est qu' il ppare sa résurrection ;
c' est qu' il médite dans le calme ce qui lui a toujours
manqué, une adroite politique ; il étudiera mieux
qu' il n' a fait les idées de son siecle.
Quoi qu' il en soit, ce corps a toujours une
grande force qui a souvent inquiété le trône ;
et laquelle ? Me demanderez-vous. La force
d' inertie !
CHAPITRE 345
le clergé.
son siege, pour ainsi dire invisible, est
principalement à Versailles ; c' est là qu' il
p243
travaille sourdement, qu' il examine de près les
claviers qu' il doit toucher. Il maintient son
existence et son crédit par des moyens souples,
adroits, et qui varient selon les circonstances.
Le corps qui a le moins de préjugés, (le
croiroit-on ! ) c' est le clergé ; il fait très-bien
ce qu' il fait ; il connoît le cours et l' ascendant
des opinions régnantes ; il a reconnu saritable
position ; il fait quelquefois le fanatique dans des
mandemens, et il ne l' est pas. Il fixe les yeux
en tremblant sur le précipice où la loi des destins
l' entraîne, il en recule l' époque qu' il juge
lui-même inévitable : mais il l' éloigne en
n' affectant ni crainte, ni audace ; et mettant à
profit les passions de tout ce qui l' environne, il
se défend de ces passions indiscretes qui agitent
les autres corps et les empêchent de marcher droit
vers un but unique.
Lui-même donne un frein à sa milice superstitieuse
qu' il mér a l 18
croiroit-on ! ) c' est le clergé ; il sait très-bien
ce qu' il fait ; il connoît le cours et l' ascendant
des opinions régnantes ; il a reconnu saritable
position ; il fait quelquefois le fanatique dans
des mandemens, et il ne l' est pas. Il fixe les yeux
en tremblant sur le précipice où la loi des destins
l' entraîne, il en recule l' époque qu' il juge lui-même
inévitable : mais il l' éloigne en n' affectant
ni crainte, ni audace ; et mettant à profit les
passions de tout ce qui l' environne, il se défend
de ces passions indiscretes qui agitent les autres
corps et les empêchent de marcher droit vers un
but unique.
Lui-même donne un frein à sa milice superstitieuse
qu' il méprise, tandis qu' il estime ses ennemis ;
il est éclairé ; il ne commettra
p244
point de grandes fautes ; il songe à l' utile ,
prêt àder l' arbitraire quand les événemens
éclos du sein du tems l' exigeront ; enfin il se
défend avec les seules armes qui lui restent ; il
les estime fantastiques, mais il ne les abandonne
point pour cela, parce qu' il connt la cour, les
grands, la nation, et le respect involontaire qu' ont
les hommes pour des privileges abusifs, mais
antiques.
Il sait ménager jusqu' aux plumes qui lui livrent la
guerre : il ne pond que par le silence, laissant
les discussions théologiques aux batailleurs de
profession, et s' appuyant avec plus de reté sur
la baseelle de son opulence.
Ce corps me paroît dode la politique la plus fine,
et jusqu' ici la plus heureuse. Moins persécuteur que
jamais, ne sollicitant presque plus de lettres de
cachet contre les protestans et leurs filles, parlant
de tolérance, occupé de jouissances voluptueuses
et paisibles, satisfait, tant que l' extérieur du
culte ne recevra aucune breche, il laissera passer
p245
les opinions contraires, sans leur opposer une
digue imprudente ; car il sent bien qu' il leur
donneroit peut-être un volume et une force plus
considérables.
Il regarde toujours comme ses plus redoutables
ennemis les protestans, et sur-tout les anabatistes,
qui deviennent très-nombreux dans quelques
provinces de France ; mais il ne seroit pas trop
éloigné de faire une sorte de pacte amical avec
les philosophes, parce qu' il voit qu' il ne perdra
rien par la tolérance, et qu' il risqueroit beaucoup
en suivant un systême opposé.
Quand il changera de forme, sa métamorphose sera
rapide ; il se modifiera sans une grande résistance,
abandonnant tout-à-coup le chimérique pour
s' attacher au réel. Il sait que c' est sa richesse
me qui servira à l' affaisser : il prévoit que le
combat ne sauroit être long, et que le parti
foible devra céder le tout pour en conserver du
moins des fragmens larges et précieux. la
grandeur du clercatholique, a dit Helvétius,
est toujours
p246
destructive de la grandeur d' un état. comment
n' appercevroit-il pas lui-même larité de cet
axiome ?
écrivains, voulez-vous aujourd' hui mulcter le
cler, et lui rendre, comme on dit, la monnoie
de sa piece ? n' écrivez point contre ses dogmes
qu' il sait apprécier, contre sa prééminence qu' il
tient des siecles précédens, contre ses intrigues
qui lui sont devenues nécessaires ; rétez-lui sans
cesse que les biens de l' église sont le patrimoine
des pauvres, que les évêques n' en sont que les
dépositaires, que ce qu' ils dépensent en luxe, en
faste, en plaisirs, est un volel, une violation
évidente des saints-canons ; vous leur direz
une vérité redoutable, et qu' ils ne peuvent se
dissimuler à eux-mêmes. Ornez-la, cette vérité
féconde, des expressions les plus
p247
convaincantes et les plus animées, afin qu' elle
descende dans tous les coeurs et dans tous les
esprits. Et ne pouvez-vous pas tonner, lorsqu' un
prince de l' église laisse à ses héritiers deux
ou trois millions qu' il a frauduleusement amassés
aux dépens des pauvres ? Pesez là-dessus, et
pétez qu' à sa mort, un évêque ne doit laisser
qu' un linceul pour l' ensevelir.
Laissez ensuite les évêques calomnier vos écrits
dans des mandemens qu' on ne lit pas, ou dont
on se moque. C' est à raison de cent mille écus
par an, qu' ils distribuent cette belle éloquence
faite pour les prônes. Que vous fait le style des
prônes ?
à qui donne-t-on les évêchés ? Aux nobles. Les
grosses abbayes ? Aux nobles. Tous les gros
bénéfices ? Aux nobles. Quoi, il faut-être
gentilhomme pour servir Dieu ! Non : mais la cour
s' attache ainsi la noblesse ; et l' on paie les
services militaires, de même que d' autres moins
importans, avec les biens de l' église.
Qu' est-ce que la feuille des bénéfices ?
p248
Y eut-il jamais feuille des bénéfices dans la
primitive église ? Combien de tems durera encore la
feuille des bénéfices ? Elle a subi et subira
insensiblement différentes métamorphoses, puis...
mais qui peut lire distinctement dans l' avenir ?
On compte cent cinquante mille ecclésiastiques dans
le royaume, tous célibataires. Les apôtres étoient
mariés. Le clergé a été marié pendant plusieurs
siecles. Le concile de Trente a été tout prêt de
permettre le mariage aux prêtres. Cent cinquante
mille individus qui vivent dans unlibat dangereux
à eux-mêmes et aux autres ! L' oseroit-on croire ! Si
ce fait étoit rapporté dans une histoire ancienne,
ne le révoqueroit-on pas en doute ? Et si l' on étoit
forcé enfin de l' admettre, de quellesflexions
ne l' accompagneroit-on pas ?
Quant à la sage loi de sidence, elle est si
ouvertement, si constamment violée, qu' il devient
inutile d' en faire la remarque. Les ouailles ne
connoissent plus le front de leur pasteur, et ne
l' envisagent que sous le rapport
p249
d' un homme opulent, qui se divertit dans la capitale
et qui s' embarrasse fort peu de son troupeau.
CHAPITRE 346
la galerie de Versailles.
le parisien, le jour de la pentecôte, prend la
galiote jusqu' à Seves, et de là court à
pied à Versailles, pour y voir les princes,
la procession des cordons-bleus, puis le parc, puis
la ménagerie. On lui ouvre les grands appartemens ;
on lui
p250
ferme les petits, qui sont les plus riches et les
plus curieux.
Ils se pressent à midi dans la galerie, pour
contempler le roi qui va à la messe, et la reine, et
monsieur, et madame, et monseigneur comte d' Artois,
et madame comtesse d' Artois ; puis ils se disent
l' un à l' autre : as-tu vu le roi ? -oui, il a ri.
- -c' est vrai ; il a ri. -il paroît content.
-dame ! C' est qu' il a de quoi.
M Moore a fort bien obser que pendant la messe,
tandis qu' on leve l' hostie, tous les yeux sont
fixés sur le roi, et que personne ne s' agenouille
du côté de l' autel.
Au grand couvert, le parisien remarque que le roi
a mangé de bon appétit, que la reine n' a bu qu' un
verre d' eau. Voilà ce qui fournira à l' entretien
pendant quinze jours ; et les servantes alongeront
le col, pour mieux écouter ces nouvelles.
Quant aux tableaux, aux statues, aux antiques, il
n' a pas d' yeux pour cela ; mais il admire les
glaces, la dorure, le dais du
p251
trône, et la quantité de plats qu' on pose sur la
table royale. Les carrosses surdorés, les cents
suisses, les gardes-du-corps et les tambours le
frappent aussi beaucoup.
Ce qui étonna le plus le sauvage amené à la cour
de Charles Ix, ce fut de voir les cents-suisses,
hauts de six pieds, avec leurs moustaches et leurs
hallebardes, obéir à un petit homme qui avoit le
visage pâle et les jambes gles. Le parisien est
loin de sentir la réflexion du sauvage. Qu' on lui
dise qu' un autre indien voyant le tableau où saint
Michel terrasse le diable avec une majesté
tranquille et sans effort, s' écria, ah, le beau
sauvage ! il ne comprendra pas mieux ce trait
que le précédent, fût-il des six corps ou garde-notes.
Rien n' amuse plus un philosophe, que de se promener
seul dans cette galerie, et de roder ensuite
par-tout. Il n' a rien à demander aux ministres, ni
aux gens en place ; il ne les connoît que de vue ;
il va à leurs audiences ; il assiste auxs des
princes
p252
et des princesses ; il se réjouit fort de ces entrées,
de ces révérences, de ces domestiques, de ces
officiers de table, du sérieux de toute cette
plaisante étiquette. Il se rappelle alors quelques
pages de son Rabelais , et il rit tout bas ;
car l' espece humaine est là sous le jour le plus
divertissant. Il voit trotter les altesses, les
grandeurs et les éminences pêle-le avec les pages
et les valets de pied ; et lui, tranquille
observateur, il n' a rien à faire qu' à examiner.
Qui ne se donneroit pas ce rare plaisir trois ou
quatre fois l' année ? Est-il dans aucune langue
une comédie qui approche de celle qu' offre
journellement l' oeil-de-boeuf ? Quand on a vu
les courtisans si petits devant le soleil ,
comme dit le moindre bourgeois, il n' est plus
possible de les voir grands ailleurs.
p253
Mais il faut apprendre aux étrangers ce que c' est
que l' oeil-de-boeuf ; c' est une anti-chambre qui
retient son nom d' une fetre de forme ovale.
vit un suisse quaret colossal : c' est un gros
oiseau dans la cage. Il boit, il mange, il dort
dans cette anti-chambre, et n' en sort point : le
reste du château lui est étranger. Un simple paravent
pare son lit et sa table des puissances de ce
monde. Douze mots sonores ornent sa mémoire, et
composent son service. passez, messieurs, passez !
messieurs, le roi ! Retirez-vous. On n' entre pas,
monseigneur ! et monseigneur file sans mot dire.
Tout le monde le salue, personne ne le contredit ; sa
voix chasse dans la galerie des nes de comtes, de
marquis et de ducs, qui fuient devant sa parole.
Il renvoie les princes et princesses, et ne leur
parle que par monosyllabes : aucune digni
subalterne ne lui en impose ; il ouvre pour le
maître la portiere de glaces, et la referme ;
le reste de la terre est égal à ses yeux. Quand
sa voix retentit, les pelotons épars de courtisans
s' amoncelent
p254
ou se dissipent ; tous fixent leurs regards sur
cette large main qui tourne le bouton : immobile
ou en action, elle a un effet surprenant sur
tous ceux qui la regardent. Ses étrennes montent
à cinq cents louis d' or ; car on n' oseroit offrir
à cette main untal aussi vil que l' argent.
Le soir un grouppe de courtisans traversent de
nouveau l' oeil-de-boeuf, et s' attroupent auprès d' une
porte fermée, en attendant qu' elle s' entr' ouvre.
Ce sont des ptendans à l' honneur insigne de souper
avec le maître : tel a poursuivi cette grace pendant
trente-cinq années, fidele tous les jours de sa vie
à cette porte ingrate ; et il est mort à la
poursuite de ses faveurs, sans l' avoir vu bâiller
pour lui. Chacun se flatte d' une espérance qui ne
s' éteint pas, quoique si souvent trompée. Au bout
de deux heures, cette porte adorée et pressée
dans un tremblement respectueux, s' entr' ouvre : un
huissier de la chambre paroît avec une liste à
la main, et crie sept à huit noms ; noms fortunés
qui entrent, ou plutôt
p255
se glissent dans l' étroit et envié passage. Puis
l' huissier ferme subitement la porte au nez des
autres qui, faisant semblant de se consoler de
cette disgrace, s' en vont le chagrin et le
désespoir dans le coeur.
Je ne sais si c' est le hasard ou la politique
qui a terminé cette légere distance du monarque
à sa capitale, si le projet fut réfléchi ; mais
on diroit par les effets, que ce fut l' ouvrage
de la politique la plus raffinée. Cet éloignement
de quatre lieues, qui rend le monarque comme invisible,
qui le dérobe aux yeux et aux clameurs de la
multitude, a eu la plus grande influence sur la
constitution du gouvernement.
Quand le roi vient à Paris, c' est une grace, un
bienfait, ou bien il s' y montre avec l' appareil d' un
maître qui vient faire exécuter ses volontés.
Un bourgeois de Paris dit très-sérieusement à un
anglois, qu' est-ce que votre roi ? Il est mal logé,
cela fait pitié en vérité. Voyez le nôtre, il
habite Versailles. Est-ce
p256
là un château superbe ? En avez-vous un pareil à
citer ? Quelle grandeur, quel éclat, quelle
magnificence ! Cette foule couverte d' or, tout cela
est l' ouvrage de Louis Xiv ; il a employé près
de huit cents millions pour le château et les
jardins ; c' étoit un grand roi ! L' article seul du
plomb pour les conduits d' eau étoit de
trente-deux millions ; il a brû le définitif du
compte ; c' est le plus magnifique palais qu' il y ait
au monde. Nos princes du sang enfin ont une cour
plus brillante que celle de votre roi d' Angleterre.
Et il continue sur ce ton aux yeux de l' anglois qui,
stufait d' un tel raisonnement, admire le
parisien et ne sait que lui répondre.
La reinegnante a fait placer des réverberes depuis
Versailles jusqu' à la barriere de la conférence ;
de sorte que vous pouvez partir de l' oeil-de-boeuf
et aller jusqu' à la grande allée de Vincennes,
c' est-à-dire, dans un espace de cinq lieues et
demie, toujours sur une route éclairée. Aucune
ville ancienne ni
p257
moderne n' a offert ce genre de magnificence utile.
Toute jouissance qui devient publique, prend un
caractere de grandeur, et ne doit plus s' appeller
luxe.
Sans doute M Sherlock quittoit Paris sur cette
superbe route, quand il a dit : jamais un homme
n' est parti de Paris gai. Quelle qu' en soit la
raison, on est toujours triste en sortant de
Paris. on doit sur-tout être triste,
si je ne me trompe, quand on sort de la capitale
pour aller dans les bureaux de Versailles, ou
demander quelque grace, ou implorer justice, ou
poursuivre quelque projets. Il faut parler à des
commis qui vous écoutent sanspondre, et dont le
parti est pris avant de vous avoir entendu.
Versailles, qui contient cent mille ames,
s' agrandit considérablement, et se dessine avec
majesté ; c' étoit un pauvre village il y a cent
vingt ans ; ses rues sont très-larges, bien
aérées, et l' on y marche presque de tout tems à
pied sec.
Quoique le foyer des affaires majeures
p258
et politiques, Versailles se trouvant dans le
tourbillon de la capitale, obéira toujours en
satellite à ses mouvemens, et suivra infailliblement
la destinée de sa planete.
L' esprit de cette ville secondaire n' est autre que
l' esprit du cteau ; et l' on connoît l' esprit du
château au bout d' un jour d' examen. Ce qui s' est
fait la veille, se fera exactement le lendemain ;
et qui a vu un jour, a vu toute l' année.
Il y a seize mille croix de saint-Louis en France,
dont six mille à Paris ou dans les environs. Ces
officiers partent en pot-de-chambre , assiegent
les bureaux de Versailles, peuplent les
anti-chambres, remplissent la galerie, font circuler
les nouvelles, parlent incessamment des guerres
pases, déraisonnent en politique, parce qu' ils
jugent tout en militaires ; ils ne peuvent
s' accoutumer à tous les changemens que le cours
des événemens autorise et nécessite.
Les habitans de ce lieu se persuadent aisément
que Versailles surpasse en beau
p259
tout ce qu' il y a dans le reste de l' Europe,
et qu' il est très-inutile de voyager, pour
ne voir que des choses inférieures. Aussi ne
comprend-on rien dans ce pays à la fantaisie
d' un seigneur qui va visiter la Hollande,
l' Angleterre, la Suisse, l' Italie, l' Allemagne
et la Russie : on l' accuse de bizarrerie.
Ici, chacun se glorifie de l' emploi qu' il exerce, et
se croit pour ainsi dire membre de la couronne,
pour peu qu' il approche de la botte du monarque ;
celui qui met un plat sur une table, s' appelle un
gentilhomme , et un porte-manteau prend le titre
d' écuyer . Nul n' ose empiéter le moins du monde
sur les fonctions de son voisin ; trente ou
quarante charges sont exercées dans unner ;
jusqu' au transport du billot de la cuisine
remonter à l' origine, et suivre la sous-division
regarde un officier ad hoc . Qui pourroit
remonter à l' origine, et suivre la sous-division
de ces différens offices, tous acquis à prix
d' argent, et soudoyés en conséquence ? Quel
gouffre ! Quel oeil osera en sonder toute la
profondeur ?
p260
La haine du peuple dans aucune circonstance ne va
jamais jusqu' au monarque ; elle a trop de milieux
à traverser ; elle s' attache aux commis, aux
administrateurs particuliers, aux hommes en place,
aux ministres du second et du troisieme ordre,
remparts exposés aux reproches, aux injures, et à
qui l' on attribue les malheurs publics. Ils sont
pour affoiblir l' inimitié, si elle avoit lieu.
Le peuple sent que le monarque ne sauroit jamais
le haïr, qu' il veut le bien, qu' il le cherche, parce
qu' il est de son intérêt de le vouloir et de le
trouver.
C' est enfin le pays où l' on se tient debout toute
sa vie. On va par-tout sans s' asseoir nulle part.
Un courtisan qui a quatre-vingts ans, nouveau
Sion Stilite, en a bien passé quarante-cinq
sur ses pieds, dans l' antichambre du roi, des
princes et des ministres.
L' étiquette fatigue beaucoup les hommes de cour, mais
elle ne fatigue pas moins les personnes qui en sont
l' objet ; l' étiquette
p261
donne des loix à ceux qui en donnent à la terre :
ainsi tout est compensé.
CHAPITRE 347
de la cour.
le mot de cour n' en impose plus parmi nous,
comme au tems de Louis Xiv. On ne reçoit plus
de la cour les opinionsgnantes ; elle ne
décide plus desputations, en quelque genre
que ce soit ; on ne dit plus avec une emphase
ridicule, la cour a pronon ainsi . On casse
les jugemens de la cour ; on dit nettement, elle
n' y entend rien, elle n' a point d' idées là-dessus,
elle ne sauroit en avoir, elle n' est pas dans le
point de vue.
La cour elle-même, qui s' en doute, n' ose pas
prononcer affirmativement sur un livre, sur une
piece de théatre, sur un chef-d' oeuvre nouveau,
sur un événement singulier ou extraordinaire ;
elle attend l' art de la capitale : elle-même
a grand soin de s' en informer,
p262
afin de ne pas compromettre son premier avis, qui
seroit casavec dépens .
Du tems de Louis Xiv, la cour étoit plus fore
que la ville ; aujourd' hui la ville est plus formée
que la cour. Leurs idées s' accordent rarement :
ce qui ne doit pas étonner ; car l' instruction rue
est trop différente, pour ne pas dire opposée. La
cour se tait sur plusieurs points, par prudence et
me par timidité : tant la conscience nous en dit
plus que l' adulation n' a voulu nous en faire croire !
La ville parle avec assurance sur tout et sans
relâche ; la cour sent qu' elle ne doit pas trop
hasarder son prononcé sur nombre d' objets, de peur
du retour. La ville, où sont tous les arts et toutes
les lumieres, qui se ptent une plus grande force
par leurlange, décide hardiment, parce qu' elle
sent sa force, et qu' elle est plusre de son
tact tant de fois éprouvé : et l' autre estime
confusément qu' il lui manque plusieurs données propres
à confirmer son opinion.
La cour a donc perdu cet ascendant qu' elle
p263
avoit sur les beaux-arts, sur les lettres, et sur
tout ce qui est aujourd' hui de leur ressort. On
citoit, dans le siecle dernier, le suffrage d' un
homme de la cour, d' un prince ; et personne n' osoit
contredire. Le coup-d' oeil n' étoit pas alors aussi
prompt, si aussi formé ; il falloit s' en rapporter
au jugement de la cour. La philosophie (voilà encore
un de ses crimes) a étendu l' horizon ; et Versailles,
qui ne forme qu' un point en ce genre, y est compris.
Cette révolution dans les idées est bien nouvelle ;
car lorsqu' on songe que l' opinion se joignoit au
pouvoir, et qu' onfléchit d' où émanoit l' opinion,
ce que c' étoit, quant aux idées, que cette cour
de Louis Xiv ; les pjugés grossiers qui y
dominoient ; ce qu' étoit la dévotion du tems ; ce
que faisoient un prédicateur de Versailles,
un directeur de conscience, un confesseur
du roi ; quand on pense que Luxembourg accualloit
faire une retraite chez le p La Chaise : alors on
observe avec étonnement, et sans oser le croire,
l' incroyable différence d' un siecle à l' autre.
p264
C' est de la ville que part l' approbation ou
l' improbation adoptée dans le reste du royaume.
Louis Xiv trembloit à la voix de Bossuet, qui le
pénétroit de terreurs imaginaires : on siffleroit
aujourd' hui l' air prophétique de Bossuet, son
ton, ses menaces, et il n' inspireroit pas ses
craintes mystiques au dernier chef-d' office. C' est
la ville qui a appris à la cour la valeur réelle
des choses qui l' épouvantoient alors.
CHAPITRE 348
p265
les extrêmes se touchent.
les grands et la canaille se rapprochent dans
leurs moeurs ; les premiers bravent les préjugés,
fiers de leur cdit et de leur opulence ; la
derniere classe n' ayant à perdre ni honneur ni
estime, vit sans gêne et avec licence ; je trouve
me que leurs esprits se ressemblent ; les
harangeres, au style ps, ont des mots très-heureux,
ainsi que nos femmes de qualité ; même abondance,
me tournure originale, même liberté dans
l' expression et dans les images : il y a vraiment
analogie pour qui sait enlever l' écorce ; l' une
pue la marée, l a l 1
pue la marée, et l' autre sent le musc.
Les grands ne sont pas plus généreux que les
mendians ; mais obtenez quelque chose d' un grand,
il s' attachera à vous : pourquoi ? Parce qu' il vous
aura donné,
p266
il en attendra les intérêts. Ainsi fait le gueux :
s' il a avancé quelque chose à un misérable, il ne le
quitte plus et redouble ses bienfaits, parce qu' il
ne veut pas tout perdre. Un homme demandoit un écu
au cardinal de Fleuri. -et que ferez-vous d' un écu ?
-c' est que quand vous m' en aurez donun,
reprit-il, vous m' en donnerez quelques autres.
Si vous êtes placé chez un prince, tâchez qu' il vous
donne quelque chose, et votre fortune est faite. Un
poëte nu se trouve chez son altesse ; le prince
mettra sa vanité à le cer : il ne l' aime, ni ne le
considere ; mais il faut qu' il fasse dire à la
renommée : il a enrichi un pte ; on ne l' approche
point qu' il ne répande sur vous les faveurs
éclatantes qui appartiennent à son rang.
la force des grands, disoit une femme de
beaucoup d' esprit, n' est que dans la tête des
petits. et ne voilà-t-il pas encore un rapport
étonnant, sur lequel il y auroit un livre à faire
pour qui sait réfléchir ?
p267
Les grands, ainsi que les mirables, ne croient pas
à la probité : ils disent tous, la probité se
pese . Ce qu' ils ont le plus de peine à comprendre,
c' est qu' un homme ait des moeurs et de la vertu.
On leur demande toujours ; ils donnent rarement
au mérite, plus souvent à l' adulation et à
l' intrigue. il faut que les grands donnent sans
cesse, disoit Madame De Choisy à Mademoiselle
De Montpensier, ou ils ne sont bons à rien.
un grand croit son premier apperçu infaillible ;
quand il a dit oui, il ne recule pas par orgueil,
il ne veut pas qu' on lui attribue dans sa vie deux
façons de voir et de juger. Il aura dix fripons à
son service ; il les reconnoîtra pour tels dans la
suite : eh bien, il continuera à les couvrir de sa
protection ; il prendra l' opiniâtreté pour une
fermeté noble ; son extrême orgueil le trompera, ainsi
que le défaut de lumieres trompe incessamment le
menu peuple.
L' affamé crie avec audace, parce que le
p268
besoin lui arrache des plaintes fores. Tel
grand, par ambition, parle hautement pour la
liberté publique, et tonne dans le temple des loix
en les bravant ailleurs. Que veut le premier ? Un
morceau de pain. Que veut le second ? Une place
éminente.
Les grands ne paient point leurs dettes, ainsi que
font les petits ; les grands empruntent
éternellement aux indigens, qui long-tems mangés,
se unissent enfin, et parviennent à dissoudre
la fortune du superbe emprunteur.
J' ai peu vu les grands, mais je les ai entrevus.
Tout homme a de l' orgueil, je le sais ; mais le
leur est ordinairement en raison de leur crédit et
de leur puissance ; ils savent très-bien qu' ils
peuvent blesser impument, et ils usent
volontiers de ce privilege ; ils se font une espece
de devoir de priser tout ce qui n' est pas eux ; le
génie et la vertu les offusquent et les molestent ;
et ils voudroient ridiculiser la vertu et le nie,
non par jalousie, mais par
p269
haine, parce qu' ils mettent sans cesse leur fortune
et leur rang à la place des distinctions réelles,
qui sont les talens et les vertus : c' est sous ce
bouclier qu' ils serobent aux engagemens les plus
sacrés. Leur air de bonté n' est ordinairement qu' un
piege, ou qu' un orgueil plus fin ou plus raisonné.
Leurs bienfaits sont disposés de maniere à inviter
à l' ingratitude. Leur jargon brillant, leurs
manieres polies ne peuvent en imposer qu' aux hommes
inexpérimentés ; il est aisé de les juger, et de voir
qu' ils ont ordinairement de petites ames fort vaines,
fort étroites, et des cerveaux sans lumieres utiles :
ils dévorent la patrie, et ne la servent pas ; ils
ne savent guere qu' intriguer pour faire le mal,
ruser à la cour, et tromper les petits à l' appât de
leurs promesses.
p270
Malheur à qui y croit ! Il perd ses belles années.
il faut aller voir quelquefois les grands,
disoit La Bruyere, non pour eux, mais pour
les hommes d' esprit et de mérite qu' on rencontre
auprès d' eux.
soyez sûr que les grands feront toujours parade de leur
opulence, chercheront à l' enfler, ne diront jamais
c' est assez, et voudront humilier ceux qui vivent
de travaux plus honorables et plus utiles que les
leurs. Un ministre parlant un jour avec dédain de
ceux, disoit-il, qui écrivent pour de l' argent
(c' étoit, malheureusement pour lui, devant
J J Rousseau). et votre excellence pourquoi
chiffre-t-elle ? telle fut la ponse modeste
du philosophe.
La société se ressemble parfaitement par les deux
bouts ; voici à ce sujet, ami lecteur, une petite
fable qu' il faut que je vous dise. J' ai oublié le
nom de son auteur.
les échelons.
par-tout l' on est plus de deux,
on vit rarement sans querelle.
p271
les échelons d' une superbe échelle
un jour prirent dispute entr' eux
sur le rang et sur la naissance.
le plus éle prétendoit
sur tous avoir la préférence.
pour le prouver, il péroroit.
" entre nous, disoit-il, il est trop de distance :
d' ailleurs chacun de vous en sa place arrêté,
ne détruit-il pas le systême
de cette belle égali
que condamne la raison me ?
-mais, dit l' un d' eux, nous sommes tous de bois ;
et le hasard nous plaça tous, je pense.
-d' accord ; mais placés une fois,
on admit la péminence.
le tems a consacré ce qu' a fait le hasard.
pour renverser l' ordre ordinaire,
vous êtes venus un peu tard.
vils échelons, apprenez à vous taire. "
outde ce discours qu' il ne soupçonnoit pas,
un philosophe alors s' empara de l' échelle ;
et la plaçant de haut en bas,
changea les rangs et finit la querelle.
CHAPITRE 349
p272
sages du monde.
les sages du monde ont encore deux langues,
comme ils ont deux visages. Un grand seigneur,
d' ailleurs honnête, disoit à son fils, vous
êtes un imprudent. -qu' ai-je donc fait ? Lui
demanda-t-il. -rappellez-vous le propos que vous
tîntes hier. -eh quoi, monsieur, c' est le même
que je vous tins à vous-même la semaine derniere :
il me semble que vous l' approuvâtes. -sans doute,
reprit le pere, nous étions seuls alors ; et
d' ailleurs, l' homme dont vous me parliez n' étoit
pas en place.
CHAPITRE 350
p273
apologie des gens de lettres.
la calomnie ardente s' est sur-tout attachée aux gens
de lettres ; on les a peints comme perturbateurs
des empires, parce qu' ils se sont montrés les
ennemis des abus et les protecteurs de la liberté
publique. Quelle idée utile ne leur doit-on pas !
De quelle abyme d' erreurs et de misérables pjugés
n' ont-ils pas fait sortir les administrateurs des
nations ! Qu' enseignent-il, si ce n' est l' amour
de l' humanité, les droits de l' homme et du citoyen ?
Quelle question importante à la société n' ont-ils
pas examinée, battue, fixée ? Si le despotisme
s' est civilisé, si les souverains ont commencé à
redouter la voix des nations, à respecter ce
tribunal suprême, c' est à la plume des écrivains que
l' on doit ce frein nouveau, inconnu. Quelle iniquité
ministérielle ou royale pourroit se flatter
aujourd' hui
p274
de passer impunément ? Et la gloire des rois
n' attend-elle pas la sanction du philosophe ? Il est
obscur et sans puissance, mais il met en mouvement
le cri de la raison universelle. Vus de ps, ils
sont un petit nombre de citoyens épars, gémissans
sur les malheurs de leur patrie et sur ceux du genre
humain, mais le plus souvent envelops dans une
vertu stérile, ou du moins dont les effets sont si
lents, si imperceptibles, que la pcipitation
d' esprit est tentée quelquefois de les révoquer en
doute.
Tandis que l' envie, la chanceté, l' ignorance les
attaquent, ils méprisent des traits qui doivent mollir,
parce que rien ne contrebalance la renommée
universelle. La supériorité de leur raison leur
montre les suffrages des hommes sensibles s et à
naître ; et ils placent lacompense de leurs
travaux dans l' alioration des projets pour le
bien public.
Peut-on donc trop honorer ces hommes qui étendent
nos lumieres, qui établissent
p275
le code moral des nations et les vertus civiles des
particuliers ? Un poëme, un drame, un roman, un
ouvrage qui peint vivement la vertu, modele le
lecteur, sans qu' il s' en apperçoive, sur les
personnages vertueux qui agissent ; ils intéressent,
et l' auteur a persuadé la morale sans en parler. Il
ne s' est point enfoncé dans des discussions souvent
seches et fatigantes. Par l' art d' un travail caché,
il nous a psenté certaines qualités de l' ame
revêtues de ces images qui les font adopter. Il
nous fait aimer ces actions généreuses ; et l' homme
qui résiste auxflexions, qui s' aigrit par les
leçons dogmatiques, crit le pinceau nf et pur
qui met à profit la sensibilité du coeur humain,
pour lui enseigner ce que l' intérêt personnel et
farouche repousse ordinairement. L' auteur se fait
écouter par le plaisir ; et les préceptes de la
plus austere morale se trouvent établis sans qu' on
ait découvert le but de l' écrivain. pectora
mollescunt.
Montaigne dit qu' il fait bon naître en un siecle
dépra ; car, par comparaison, on est
p276
estimé vertueux à bon marc. Montaigne a
tort en ce point. Dans un pareil siecle, on ne croit
pas à la vertu, on ne jouit pas de la sienne. On
donne aux actions les plus courageuses des motifs
bas et lâches ; on ravit à l' homme son honneur ; on ne
lui sait pas gde son dévouement. La perversité
générale fait voir tous les hommes de la me
couleur. On ne distingue que les hommes adroits et
les malheureux.
CHAPITRE 351
p277
querelles littéraires.
quand on veut rabaisser les gens de lettres, on parle
de leurs querelles vives et quelquefois
scandaleuses. Il est vrai que, dans leurs bats,
ils semblent peu éclairés sur leursritables
intérêts, et qu' ils aiguisent l' un contre l' autre
des armes redoutables qu' ils devroient détourner
contre leurs ennemis.
Il seroit tems qu' ils y songeassent. Ceux-ci
seroient bien foibles alors ; et sans ces divisions
déplorables, la littérature auroit un poids
majestueux qui opprimeroit ses adversaires. Il y
auroit plus de véritable gloire pour eux de se
montrer indifférens à de petites attaques, que de
déployer une sensibilité quinere en clameurs
puériles : les plus petits, étant toujours les
plus orgueilleux, font ordinairement grand bruit pour
une légere piquure faite à leur amour-propre ; mais
les
p278
hommes de lettres célebres, ou se vengent une fois
pour n' y plus revenir, ou, ce qui est bien plus
sage, dédaignent à jamais l' injure. elle tombe
s qu' on la méprise, dit Tacite.
Aps tout, on ne peut reprocher aux gens de lettres
que ce qu' on peut reprocher à tous les corps connus,
aux avocats, aux decins, aux peintres, etc. Souvent,
pour un intérêt très-médiocre, les particuliers
putés les plus sages se plaident à toute outrance,
en viennent aux outrages les plus sanglans ; et
lorsque notre adversaire en littérature voudra
anéantir sous le tranchant du ridicule le fruit
de nos veilles et de nos études, on exigera une
moration extrême ; on voudra le spectacle d' un
combat froid, poli, réservé, tandis que nous sommes
attaqués dans la partie la plus sensible de
nous-mêmes. Eh ! Voyez seulement une dispute dans
la conversation ; il ne s' agit que d' un objet
indifférent, apperçu d' une maniere différente :
quel choc d' idées ! Quelle chaleur
p279
y mettent les deux partis ! Comme l' ironie et le
sarcasme se croisent ! Et lorsque l' on viendra
taxer nos productions avec mépris, qu' on nous
accusera d' avoir mal lu, mal médité, mal écrit, il
faudra garder le sang-froid que tout le monde perd
dans les plusgeres discussions ! N' est-ce pas
aussi trop exiger de ceux que l' on reconnoît
généralement pour avoir un plus haut degré de
sensibilité que les autres hommes ?
Mais en condamnant lesbats des gens de lettres,
le public fait l' hypocrite ; il y trouve trop bien
son compte, il devient spectateur d' une guerre
ridicule, qui l' amuse fort. Le public en gros est
malin, indolent, a l' esprit très-avide de satyres :
dispositions favorables pour écouter tous les
sarcasmes que doivent s' envoyer réciproquement les
combattans. Le public ne donne-t-il point la palme
au plus rude jouteur, à celui qui lance avec le
plus d' adresse et de véhémence les traits les plus
prompts et les mieux arés ? Ne dit-on pas,
La Harpe a bien
p280
mordu Clément , et Clément a bien mordu
La Harpe ? N' a-t-on pas eu le plaisir de voir
le coup de dent littéraire porté et rendu ? N' est-on
pas indécis sur la profondeur respective de la
blessure ? Ne les juge-t-on pas d' une force à peu
près égale, dignes d' être ceints du me laurier,
et de continuer le journal pour renouveller le
spectacle, à la satisfaction de l' amphitatre ?
Dans les conversations, on blâme les auteurs, pour se
donner un ton de dignité et de décence : mais on
court à la feuille satyrique qui est dans
l' anti-chambre ; on y cherche bien vîte l' endroit où
l' on suppose que l' épigramme qu' on attend sera
burie. Si elle n' est pas incisive ; si, oubliant son
fiel accoutu, le journaliste a été foible ce
jour-là, on dit, en haussant les épaules : il n' y a
rien de piquant dans ce numéro. et la malignité
insatiable du lecteur, qui va toujours pchant la
concorde, ne trouvant point à se satisfaire, il
jette la feuille avec dédain, et dit : si cela
continue, je ne souscrirai plus .
p281
Faut-il dire le mot à la portion majeure du public ?
s' il n' y avoit point de receleurs, il n' y auroit
point de voleurs, comme dit le proverbe. Si le
public en gros n' étoit pas enclin à protéger tout ce
qui rabaisse les talens connus, les auteurs
vivroient sans se faire la guerre. C' est donc le
public qui est responsable des excès auxquels ils se
livrent, puisqu' il soudoie la troupe des journalistes,
puisqu' il les encourage à se déchirer entr' eux ; et
ils ne répondent que trop, depuis quelques anes,
à cette outrageuse attente. Jamais le mépris des
bienséances n' a été poussé si loin, et la critique
est devenue si dure, si pédantesque, qu' elle a manqué
l' effet qu' elle se proposoit.
Ces petites et inutiles querelles, que la jalousie et
l' esprit de parti font naître entre petits écrivains
qui prennent chacun de leur côté un ton avantageux,
sont aussi ridicules que honteuses ; car il s' agit le
plus souvent de rimes, d' mistiches, d' un mot
déplacé, etc. Plus la cause est frivole, plus
l' acharnement
p282
est impitoyable. Le peu d' importance des objets ne
peut manquer de livrer à la dérision les agresseurs
et lespondans, qui s' enflamment comme si tout étoit
renversé.
ma foi, juge et plaideurs, il faudroit tout lier.
mais on prêchera vainement les poëtes à cet égard ;
ils deviennent emportés, maniaques, dans leurs
bruyantes disputes sur la tournure plus ou moins
élégante d' un vers, sur la péminence d' une tradie
de Racine, sur le goût ; mot qu' ils citent sans
cesse, et dont ils n' ont pas le plus souvent la
moindre idée. J' ai entendu-dessus des débats
vraiment incroyables ; et les gens sensés
m' accuseroient ici d' avoir controu à plaisir ces
scenes ridicules, si je rendois au naturel le
dialogue des acteurs. C' est en sortant de ces
rixes extravagantes, qu' ils écrivent ces feuilles
l' on est surpris de voir tant de mots et si peu
d' idées.
Il est vrai que le public, occupé de tant d' autres
événemens, n' apperçoit qu' à travers
p283
un nuage les matieres littéraires ; il n' a pas toute
la connoissance possible des objets. Son incapacité
s' accommode des brusqueries ; et sa paresse le
mettant hors d' état de porter un arrêt exact et
motivé, il veut quelqu' un (dût-il en être trom)
qui le décide, et qui lui fournisse périodiquement
une petite sentence meurtriere. Car qu' y a-t-il
de plus triste que d' entendre l' éloge d' un
contemporain ? S' il faut louer quelque chose à
Paris, ce ne doit être que par communication, par
frénésie, par esprit de parti ; et tout ce qui n' est
pas divin , comme l' a dit Helvétius, devient
testable . Il faut, dans certaines cotteries,
être tout-à-la-fois frondeur et enthousiaste, et
passer rapidement à ces deux extrêmités, pour savoir
bien juger les hommes et les livres.
On ptend qu' une ville immense comme Paris a un
besoin journalier de petites satyres, pour repaître
son inquiétude et son agitation pertuelle ; et
celui-là avoit bien raison, qui a dit le premier,
qu' une bonne injure est
p284
toujours mieux reçue et retenue qu' un bon
raisonnement . Voilà la théorie du journalisme
tracée en deux mots.
Quand un bon livre paroît, et que les gens de bon sens
attendent de l' avoir lu etdité pour le juger,
les sots crient d' abord, crient long-tems, et
barbouillent du papier. Voyez comme on a salué
l' arrivée de l' esprit des loix , de l' émile ,
etc.
Heureux les gens de lettres qui ne connoissent point
cette déplorable guerre ! On peut l' éviter, quand
on veille avec soin sur son amour-propre ; car le
combat naît toujours d' un esprit trop orgueilleux
de ses idées, et qui veut les faire recevoir
despotiquement. On contredit pour humilier autrui,
ou pour satisfaire une humeur secrete, bien plus
que pour s' éclairer. L' aigreur ne tarde pas à couler
de la plume, me à notre insu ; et lorsqu' on
a eu le malheur de porter quelques coups, on devient
l' ennemi de celui qu' on a frap. L' agresseur
pardonne toujours plus difficilement que celui qui a
reçu la blessure.
CHAPITRE 352
p285
belles-lettres.
leur trône est à Paris. Ceux qui les cultivent
surabondent : mais comme l' étude de la vraie
politique est presqu' interdite en France, vu
qu' elle n' a aucune issue pour se manifester en
liberté, et que les autres connoissances qui
appartiennent à l' histoire naturelle ou à la
chymie demandent un grand loisir et de la fortune,
les esprits se sont mieux accommodés de la culture
des belles-lettres. Le pauvre peut se livrer à leurs
charmes attrayans ainsi que le riche. Voilà leur
avantage. Elles embrassent d' ailleurs tout ce qui
est du ressort de l' imagination ; et ce champ
est immense, on y voyage à peu de frais. L' ame
sensible, l' esprit délicat peuvent également se
satisfaire dans la lecture des ptes, des
romanciers, des historiens. C' est ce qui donnera
toujours aux belles-lettres une foule
p286
d' amateurs que n' auront point les sciences exactes
qui, outre une certaine sécheresse, exigent des
avances, et n' offrent pas tout-à-coup de pareilles
jouissances. Les lettres trompent l' ennui, la
solitude, l' infortune ; amusent tous les âges,
remplissent tous les instans ; et Ciceron,
quoiqu' homme d' état, en a fait un éloge qui a toujours
les graces de la nouveauté, parce qu' il a é
généralement senti dans tous les siecles.
Qui croiroit, au premier coup-d' oeil, que les
découvertes, les inventions utiles, les arts
chaniques, les meilleurs systêmes politiques
dépendent de la culture des belles-lettres ? Elles
ont toujours pcédé les sciences profondes ; elles
ontcoré leur surface, et c' est par cet artifice
ingénieux que la nation les a adoptées, puis cries.
Tout est du ressort de l' imagination et du sentiment ;
me les choses qui en semblent le plus éloiges. Il
suffit quelquefois de faire poindre l' aurore des
lettres dans une contrée barbare, pour lui donner
bientôt les arts
p287
solides et les inventions hardies.
Cet enchaînement est de fait chez toutes les nations,
et la vraie raison n' en est pas clairement
démontrée, sinon que l' homme commence par sentir, et
que, dès qu' il sent, il ne tarde pas à raisonner
ses sensations. Le monde moral ressemble peut-être
au monde physique, les fleurs précedent
constamment les fruits : et voilà de quoiconcilier
les farouches ennemis des graces avec les légers
sectateurs de la brillante littérature.
C' est donc de cette premiere impulsion que dépendent
les bonnes loix. Il semble qu' il faille
nécessairement commencer par les paroles, pour arriver
ensuite aux idées ; et l' on peut remarquer que tout
établissement a eu primitivement l' empreinte de
l' agréable et du beau. Seroit-ce une marche
constante de la nature ? Ainsi l' enfance de l' homme
est gracieuse et riante, et l' âge r est utile.
Ainsi tous les arts se montrent d' abord sous une
superficie brillante, et parlent à la sensibilité
de l' homme bien avant de former sa raison.
p288
Mais quiconque sait observer la marche de l' esprit
humain, voit qu' insensiblement tous les genres
d' écrire s' appliquent à la morale politique. C' est
le grand intérêt de l' homme et des nations. Les
écrivains tendent à ce but utile. La morale n' est
ni triste, ni fâcheuse, ni sombre ; on peut intéresser,
amuser, plaire, tout en instruisant. Les esprits
vraiment solides, les ames vigoureuses ne
dédaignent point ce qui peut distribuer la science,
en la parant des couleurs de l' imagination. Une piece
de théatre, fût-ce même un ora comique, peut
devenir un peu moins frivole, et paroître encore
plus attachante. c' est l' office des gens de bien,
dit Montaigne, de peindre la vertu la plus belle
qui se puisse.
lorsque quelqu' un a fait un livre de politique ou de
morale, sur-le-champ on luipete le refrein
accoutu : travaux impuissans ! Peines perdues !
les moeurs ne changent point. Les abus seront
toujours les mêmes. Rien ne peut rompre leur
impulsion établie ; les hommes seront toujours
ce qu' ils
p289
sont ; les chefs des nations, ce qu' ils ont été.
cela est bientôt dit ; mais l' expérience vient
démentir visiblement cette assertion.
Depuis trente ans seulement, il s' est fait une grande
et importante révolution dans nos idées. L' opinion
publique a aujourd' hui en Europe une force
prépondérante, à laquelle on ne résiste pas : ainsi,
en estimant le progs des lumieres et le changement
qu' elles doivent enfanter, il est permis d' espérer
qu' elles apporteront au monde le plus grand bien,
et que les tyrans de toute espece fmiront devant
ce cri universel qui retentit et se prolonge pour
remplir et éveiller l' Europe.
C' est par le moyen des lettres et des écrivains que
les idées saines, depuis trente ans, ont parcouru
avec rapidité toutes les provinces de la France,
qu' il s' y est formé d' excellens esprits dans la
magistrature. Tous les citoyens éclairés agissent
aujourd' hui presque dans le même sens. Les idées
nouvelles ont circulé sans effort ; tout ce qui est
p290
relatif à l' instruction est adopté courageusement.
L' esprit d' observation enfin, qui se répand de
toutes parts, nous promet les mêmes avantages dont
jouissent quelques-uns de nos heureux voisins.
Les écrivains ontpandu des trésors véritables,
en nous donnant des idées plus saines, plus douces,
en nous inspirant les vertus faciles et indulgentes
qui forment et embellissent la société. Les
extendeurs en morale ont paru ne point connoître
l' homme et irriter ses passions, au lieu de les rendre
calmes et modérées. La pente, enfin, que les
lettres suivent depuis quelques années, deviendra
utile à l' humanité ; et ceux qui ne croient pas
à leur salutaire influence, sont ou des aveugles ou
des hypocrites.
L' influence des écrivains est telle qu' ils peuvent
aujourd' hui annoncer leur pouvoir, et ne point
déguiser l' autorité légitime qu' ils ont sur les
esprits. Affermis sur la base de l' intérêt public et
de la connoissance réelle de l' homme, ils dirigeront
les idées
p291
nationales ; les volontés particulieres sont entre
leurs mains. La morale est devenue l' étude
principale des bons esprits ; la gloire littéraire
semble destinée dorénavant à quiconque plaidera
d' une voix plus ferme les intérêts des nations.
Les écrivains, pénétrés de ces fonctions augustes,
seront jaloux de pondre à l' importance du
dépôt ; et l' on voit dé la vérité courageuse
s' élancer de tous les points. Il est à psumer
que cette tendance générale produira une révolution
heureuse.
CHAPITRE 353
p292
les trois rois.
Paris a été visité derniérement par les souverains
du nord ; par le roi de Dannemarck, à qui l' on donna
destes splendides et coûteuses ; par le roi de
Suede, qui n' étoit que prince à son arrivée, qui
s' en retourna monarque, et qui trama dans cette ville
la fameuse révolution dont il n' a point abu;
par l' empereur, qui, pour être plus libre, a logé
en tel garni , rue de Tournon, et qui a bien
vu la capitale, même dans un assez grand tail.
L' empereur a revisité Paris en 1781 ; mais il n' a
fait qu' y passer.
Je les ai considérés tous trois fort attentivement,
et je n' oublierai point leurs physionomies, car
ils tiendront leur place dans l' histoire du siecle.
J' aurois bien desiré, avec six cents mille autres,
y voir le roi de Prusse. On dit cependant
p293
qu' il y est venu dans le plus grand incognito,
après la paix de 1763. Une dame qui a demeuré huit
années à Berlin, m' a assuavoir rencontré dans
les thuileries une figure si ressemblante à celle
duros de l' Europe, qu' elle en fut frappée ; et
celui qu' elle regardoit avec surprise, en fut si
frappé lui-me, qu' il tourna la tête et s' éloigna.
On ptend que Frédéric a visité ce café dit
l' antre de Procope , jadis champ de bataille
des querelles littéraires, et où il a été tant de
fois question de ses combats, de ses victoires, de
ses écrits, de ses négociations, de ses grandes
et rares qualités.
L' empereur a visité les artistes, les artisans, les
manufactures, et n' a vu aucun homme de lettres en
particulier ; sans doute parce qu' ils sont tout
entiers dans leurs écrits. Il a assisté à une
ance de l' académie fraoise, et il a fait cette
interrogation au secretaire : pourquoi Diderot
et l' abbé Raynal ne sont-ils pas de l' académie ?
ils ne se sont pas présens, repartit le
secretaire.
p294
Réponse très-sage et très-adroite.
J' ai vu Maurice, Fontenelle, Montesquieu,
l' abbé Prévot, Marivaux, Voltaire,
Jean-Jacques Rousseau, La Condamine, Buffon,
Helvétius, l' abbé Raynal, Condillac, Diderot,
D' Alembert, Thomas, Servan, Marmontel,
Le Tourneur, Mably, Condorcet, Linguet,
Retif De La Bretonne, Turgot,
Mirabeau, Necker, Rameau, Vanloo,
Gluck, Vernet, Allegrain, Rouelle,
Vaucanson, Jaquet Droz, Servandoni, Clairaut,
Falconnet, Franklin, Rodney, Hume, Sterne,
Goldoni, Haller, Bonnet, etc. Voilà, je crois,
une assez belle gération. Hélas ! Je n' ai
point vu Fréderic : je n' ai point vu Catherine,
ce grand monarque, moi qui aime tant à contempler
parmi les contemporains les êtres qui ont fait de
grandes choses, parce que je cherche à reconnoître
dans les traits de leur visage quelque marque de ce
talent sublime qui les distingue.
Quand j' appris la mort du célebre capitaine Cook,
après avoir don les plus vifs
p295
regrets à sa perte, mon chagrin fut de ne pas
avoir envisagé ce hardi navigateur.
Que ne donnerois-je pas au magicien, s' il
existoit, qui évoqueroit tout-à-coup devant moi les
ombres augustes de Charlemagne, de Gustave, de
Cromwel, de Michel-Ange, de Guise, de
Sixte-Quint, d' élisabeth, de Bacon, de Calvin,
de Galilée, de Newton, de Shakespear, de Richelieu,
de Turenne, du czar, du lord Chatam, etc. !
Que j' aime à me sentir petit, en m' environnant
en idée de tous ces grands hommes, et en goûtant
le plaisir de les admirer ! Ames fortes et grandes,
quelle dignité vous prêtez à l' homme !
CHAPITRE 354
p296
de l' influence de la capitale sur les provinces.
elle est trop considérable, relativement à l' influence
politique, pour qu' on puisse entailler les effets.
Je ne ptends la considérer ici, que par l' attrait
qui séduit tant de jeunes têtes, et qui leur
représente Paris comme l' asyle de la liberté, des
plaisirs et des jouissances les plus exquises.
Que ces jeunes gens sont détrompés, quand ils sont
sur les lieux ! Autrefois les routes entre la
capitale et les provinces n' étoient ni ouvertes ni
battues. Chaque ville retenoit la génération de
ses enfans, qui vivoient dans les murs qui les
avoient vu naître, et qui prêtoient un appui à la
vieillesse de leurs parens : aujourd' hui le jeune
homme vend la portion de son héritage, pour venir
la dépenser loin de l' oeil de sa
p297
famille ; il la pompe, la desseche, pour briller un
instant dans le jour de la licence.
La jeune fille soupire et gémit de ne pouvoir
accompagner son frere. Elle accuse son sexe et la
nature. Elle seplait dans la maison paternelle.
Elle se peint avec feu les plaisirs de la capitale,
et la splendeur de la cour. Elle y rêve toute la
nuit. Elle voit l' opéra ; elle est sur les remparts,
elle se promene dans un char superbe : on l' adore ;
tous les yeux sont fixés sur elle.
On lui a dit que toutes les femmes y reçoivent un
culte perpétuel ; qu' il ne faut que de la beauté
pour y être adorée ; qu' elles choisissent à leur
gré dans la foule de leurs esclaves le plus fait
pour leur plaire ; que les maris y sont ridicules,
si-tôt qu' ils veulent parler de leur empire. Elle
compare cette vie libre et voluptueuse à celle qu' elle
mene dans l' économie d' une maison rangée, et son
imagination est trop ardente pour pouvoir s' arrêter :
elle n' accorde plus que de l' estime à son amant
honnête.
p298
Sa mere la nourrit dans ces trompeuses illusions. Elle
est avide des nouvelles de cette ville. Elle est la
premiere à dire avec exclamation : il vient de
Paris ! Il arrive de la cour ! elle ne trouve
plus autour d' elle ni graces, ni esprit, ni
opulence.
Les adolescens écoutant ces récits, se figurent
avec des traits exagérés ce que l' expérience doit
cruellement mentir un jour ; ils ne tardent pas à
obéir à cette maladienérale, qui précipite toute
la jeunesse de province vers l' abyme de corruption.
Heureux encore celui qui ne perd qu' une partie
de sa fortune, et qui apprend à être sage pour le
reste de ses jours ! Il n' appartient qu' à l' indigence
absolue et aunie transcendant de visiter cette
capitale. Ceux qui vivent dans une heureuse
diocrité, tant du côté des talens que du té de la
fortune, ne sauroient qu' y perdre.
Ceux qui reviennent dans leur patrie se croient
en droit d' y mépriser tout ce qui n' est pas selon
les us de la capitale. Ils mentent aux
p299
autres et à eux-mêmes. Sont-ils obligés
intérieurement de rabattre des idées qu' ils s' étoient
formées ? Ils continuent à crier miracle, sans que
leur coeur soit de la partie. Ils enflent les
relations de Paris, qui ressemblent assez aux
descriptions destes publiques : ceux qui les lisent
les trouvent toujours plus belles que ceux qui les
ont vues.
CHAPITRE 355
que deviendra Paris ?
Thebes, Tyr, Persépolis, Carthage, Palmyre ne
sont plus. Ces villes qui s' élevoient fiérement
sur le globe, dont la grandeur, la puissance et la
solidité sembloient promettre une durée
presqu' éternelle, ont laissé équivoques les traces
me du lieu qu' elles ont occu.
D' autres cités jadis florissantes et peuplées
n' offrent aujourd' hui, dans un effrayant désert,
que quelques colonnes éparses, quelques
p300
monumens brisés, triste reste de leur magnificence
pase. Hélas ! Les grandes villes modernes
éprouveront un jour la même révolution.
Cette riviere utilement resserrée dans des quais
majestueux et formés de pierres, encombrée par des
débris immenses, se bordera, et formera des
étangs bourbeux et infects ; les ruines des édifices
boucheront ces rues alignées au cordeau ; et dans ces
places où un peuple nombreux s' agite, les animaux
venimeux, enfans de la putréfaction, ramperont autour
des colonnes renveres et à moitié ensevelies.
Est-ce la guerre, est-ce la peste, est-ce la famine,
est-ce un tremblement de terre, est-ce une inondation,
est-ce un incendie, est-ce unevolution politique,
qui aantira cette superbe ville ? Ou plutôt plusieurs
causes réunies opéreront-elles cette vaste
destruction ?
p301
Elle est ivitable sous la main lente et terrible
des siecles, qui mine les empires les mieux
affermis, efface les villes et les royaumes, et
appelle des peuples nouveaux sur la poussiere
éteinte de peuples anciens.
Notons, à toute aventure, pour les siecles recus
(ce que tout le monde sait) que Paris est sous le
20 e degré de longitude, et au 48 e degré 50 minutes
10 secondes de latitude septentrionale.
échappez, mon livre, échappez aux flammes ou aux
barbares ; dites aux générations futures ce que
Paris a été ; dites que j' ai rempli mon devoir de
citoyen, que je n' ai pas pas sous silence les
poisons secrets qui
p302
donnent aux cités les agitations de la maladie,
et bientôt les convulsions de la mort. Quand
l' épouvantable opulence qui se concentre de plus en
plus dans un plus petit nombre de mains, aura donné
à l' inégalité des fortunes une disproportion plus
effrayante encore, alors ce grand corps ne pourra
plus se soutenir : il s' affaissera sur lui-même, et
périra.
Il périra ! Dieu ! Ah ! Quand le sol couvrira
insensiblement ses débris, que le bled crtra au
lieu élevé où j' écris, qu' il ne restera plus qu' une
moire confuse du royaume et de la capitale ;
l' instrument du cultivateur, en fendant la terre,
viendra heurter peut-être la tête de la statue
équestre de Louis Xv ; les antiquaires assemblés
feront des raisonnemens à l' infini, comme nous en
faisons aujourd' hui sur les débris de Palmyre.
Mais de quel étonnement ne sera pas frape la
génération d' alors, si la curiosité la porte à
fouiller les débris de cette grande ville ensevelie
et décédée ? Son squélette gigantesque épouvantera
les regards ; les travaux
p303
exciteront à de nouveaux travaux : nos neveux, en
trouvant nos marbres, nos bronzes, nos médailles, nos
inscriptions, s' agiteront sur ce que nous avons
été ; et si mon livre survit à la destruction, ils
prendront peut-être pour un roman fantastique les
rités qui y sontposées : tant leurs moeurs
et leurs idées seront différentes des nôtres !
ô villes anciennes de l' asie, et qui n' êtes plus !
Empires effacés ! nérations dont les noms nous
sont même inconnus ! Fameux atlantes ! Et vous
peuples qui avez respi sur ce globe, dont la
superficie est incessamment déplae ; dites
quels étoient vos arts ! Faut-il que toutrisse ?
Et les travaux accumulés de l' homme, qu' il a cru
immortaliser par la précieuse découverte de
l' imprimerie, périront-ils à la fin, puisque le
feu, le despotisme, les secousses du globe et la
barbarie détruisent jusqu' aux feuilles légeres
sont empreintes les pensées utiles du génie ?
Notre vue plonge dans le monde historique
p304
à quatre mille ans, pas davantage : encore
n' appercevons-nous de ce monde, que des sommités
qu' environnent des nuages et où la vue se perd. Tous
ces faits éloignés, quoiqueparés par de grandes
distances, se touchent comme très-voisins ; et dans
cet intervalle de siecles une foule prodigieuse
d' événemens nous échappent. Il en sera deme pour
nous ; l' avenir engloutira les faits les plus
importans, pour ne laisser que le souvenir ou le nom
des siecles. ô tems ! Les individus, les villes, les
royaumes, tout finit par hic jacet .
Herculanum et Pomia, villes détruites par une
seule et même éruption du suve, il y a près de
dix-sept cents ans, exhumées de nos jours, nous
montrent leurs peintures, leurs sculptures, leurs
arts, les ustensiles de leurs foyers domestiques ; et
nous avons une idée de l' imagination féconde et de
l' habileté des anciens artistes. La lave, les cendres,
la pierre-ponce ont conservé ces monumens, comme pour
nous
p305
offrir une future image de ce que nos cités
deviendront à leur tour ; mais peut-onfléchir
à cette catastrophe sans redouter les accidens de
la nature, la fureur des élémens, celle des
conquérans, plus terrible encore ? Qu' offrirons-nous
dans deux mille ans aux regards curieux et
scrutateurs ? Quelle est la statue, quel est le livre
qui surnagera sur l' abyme de nos arts engloutis ou
renversés par les ravages du tems, ou par le courroux
des rois ?
La poudre infernale (dont les magasins se sont
multipliés sur-tout en Europe, et auxquels une
étincelle suffit pour tout vorer) ne devient-elle
pas, dans les mains de l' ambition ou de la vengeance,
un moyen immense de destruction, et plus dangereux
mille fois que les matieres embrasées que les
volcans vomissent de leur inépuisable cratere ?
Les fléaux de la nature ne sont plus rien en
comparaison de ceux que l' homme a créés pour sa
ruine et celle des populeuses cités qu' il habite.
p306
Les manuscrits trouvés dans les maisons
d' Herculanum et de Pompéia, qui se déroulent si
lentement, manifestent les caracteres de la langue
grecque ; mais c' est le hasard qui nous a livré l' un
plutôt que l' autre : ainsi dans trois mille ans, quel
sera l' ouvrage destiné à donner à nos descendans
une ie de nos connoissances morales et physiques ?
Quel livre aura l' honneur de rallumer le flambeau
éteint des sciences ? Tel dictionnaire, peut-être,
que nous méprisons aujourd' hui, sera accueilli avec
transport ; et une de nos compilations que nous jugeons
fastidieuses, deviendra plus précieuse sans doute à
la postérité, que les vers de Corneille, de Racine,
de Boileau et de Voltaire. Oui, il appartiendra
peut-être à une brochure dédaignée, de fixer de
préférence l' attention de ces peuples nouveaux.
Que nos orgueilleux écrivains ne s' arrogent donc
pas le droit de mépriser quiconque aujourd' hui
tient la plume comme eux ; car l' auteur qui fera
fortune dans trois
p307
mille ans, qui dominera les esprits d' alors,
qui les éclairera, nul de la génération actuelle
ne peut ni le nommer ni le deviner.
Paris détruit ! Xerxès, après avoir attentivement
considéla prodigieuse are qu' il commandoit,
versa des larmes en songeant qu' avant peu tant
de milliers d' hommes disparoîtroient de dessus la
terre. Et ne puis-je pas aussi, affecté du me
sentiment, pleurer d' avance sur cette superbe ville ?
On a vu en un clin d' oeil une capitale ensevelie
sous ses ruines ; quarante-cinq mille personnes
frappées d' un coup de mort ; la fortune de deux
cents mille sujets détruite ; une perte générale
de deux milliards : quel tableau des vicissitudes
des choses humaines ! Ce phénomene terrible arriva
le premier novembre 1755.
Eh bien, ce coup de foudre qui abyma tout, sauva le
Portugal aux yeux de la politique : il étoit conquis,
sans ce désastre qui prêta à la réformation, mit
une égalité aux fortunes particulieres, réunit les
coeurs et
p308
les esprits, et détourna les révolutions qui le
menaçoient.
Considérée du côté physique, l' ancienne Lisbonne
n' étoit qu' une cité d' Afrique, c' est-à-dire, une
vaste bourgade, sans ordre, sans proportions : les
rues étoient étroites et mal distribuées. Le
tremblement abattit en trois minutes ce que la main
timide des hommes auroit été si long-tems à
renverser. Le goût déplorable des maures tomba, et
la ville se releva pompeuse et superbe.
Que savons-nous sur ce qui sort du sein des
désastres ? Que savons-nous ? ...
Paris détruit. Oh ! Je dirai toujours comme
dans Memnon : ce sera bien dommage.
CHAPITRE 356
p309
supposition.
je vais faire une supposition qu' on appellera
certainement bizarre, forcenée, extravagante ;
mais j' ai mes raisons pour ne pas la passer sous
silence. Si tous les ordres de l' état assemblés,
ayant reconnu après un mûr examen que la capitale
épuise le royaume, dépeuple les campagnes, retient
loin d' elles les grands propriétaires, ruine
l' agriculture, cache une multitude de bandits et
d' artisans inutiles, corrompt les moeurs de proche
en proche, recule l' époque d' un gouvernement
formidable à l' étranger plus libre et plus heureux ;
si tous les ordres de l' état, dis-je, tout vu et
considéré, ordonnoient qu' on mît le feu aux quatre
coins de Paris, après avoir préalablement averti
les habitans une année d' avance... quel seroit le
sultat de ce grand sacrifice fait à la patrie
p310
et aux générations futures ? Seroit-ce là en effet
un service rendu aux provinces et au royaume ? Je
vous laisse à examiner et à cider cet
intéressant problême, lecteur ; et notez bien que
dans cet embrasement je comprends Versailles, qui
n' est qu' un appendice de la monstrueuse ville ; car
Versailles n' existe que par Paris, comme Paris
semble n' exister que pour Versailles.
Allons, évertuez-vous, mon cher lecteur, je ne vous
dirai pas mon mot aujourd' hui ; je m' en donnerai
bien de garde : avec de bons yeux, tels que les
tres, on voit des choses que d' autres n' ont point
vues, ou qu' ils ont mal vues, ce qui revient au même.
Et vous, mes chers parisiens, consentirez-vous à être
brûlés, j' entends seulement vos maisons et vos
édifices ? Mais ne sachant pas combien je vous chéris,
vous me condamnez moi-même au bûcher, sur cette
simple supposition... allons, appellez tous les
seaux, toutes les pompes de la ville,
p311
pour éteindre ce furieux incendie : il n' y a plus que
de la fumée. Bon ! Vous voilà sûrs de vos maisons à
huit étages. Mangeons du pain de Gonesse, comme par
le passé, et vogue la galere !
CHAPITRE 357
réponse au courier de l' Europe.
le courier de l' Europe, dans sa feuille du
3 juillet 1781, a donné l' analyse de la premiere
édition de cet ouvrage en ces termes, que je vais
copier. L' estime que j' en fais m' oblige à ypondre.
" il y a plus de choses ... etc. "
p321
comme la principale objection du critique tombe
sur ce que j' ai enflé la population de Paris en
la portant à neuf cents mille ames, je ne répondrai
avec un peu d' étendue qu' à cette seule réprimande ;
non que
p322
je daigne les autres, mais parce que je puis
examiner celle-ci sans qu' elle tende un piege
à mon amour-propre.
Les recherches sur la population de la France,
par M Moheau, peuvent être applicables à la
population enral ; mais elles ne sauroient
l' être à la capitale, parce que les causes morales
l' emportent ici sur les causes physiques. La
comparaison du nombre des morts à celui des naissances
ne suffit pas ; l' affluence des étrangers forme une
classe d' habitans qui, pour ainsi dire, ne
naissent ni ne meurent ; les provinces seules y
versent une foule de voyageurs qui ne font que
passer, et qui se renouvellent sans cesse. Une fête
publique attire quelquefois cinquante mille étrangers.
Paris compte aujourd' hui beaucoup plus d' habitans
qu' il n' en comptoit il y a soixante ans. Les calculs
sur la durée de la vie, qui servent de base aux
spéculations en ce genre, sont erronés quand il
s' agit de Paris. Tous les enfans qui y naissent
vont en nourrice, la moitié meurent, et les
p323
registres mortuaires des paroisses de la ville ne sont
pas chars de leurs noms ; il ne faut donc plus
compter par le registre des baptêmes, ni par celui des
morts.
On croit moins aujourd' hui aux médecins ; les
apothicaires se ruinent ; on ne court plus, comme
autrefois, aux poisons multipliés de leurs boutiques
meurtrieres ; ils se font chymistes , pour que
leur conscience ne leur reproche pas de participer
à la mort de leurs concitoyens ; ils jugent
eux-mêmes les médecins qui n' osent plus étaler
avec la me hardiesse leurs funestes systêmes. La
bienfaisante chymie a simplifié les remedes ;
il n' y a plus que quelques chirurgiens de
Saint-Côme, vieux et ignares, qui commandent encore
ces saignées copieuses, ces horribles breuvages
compliqués, la honte de la médecine et de la
pharmacie, que nos peres avaloient, malgré la
pugnance invincible de la nature. Enfin, le
nombre des morts est diminué même dans les hôpitaux.
Cet ouvrage ne comporte pas des calculs ;
p324
mais je puis avoir les miens, fons, non sur la
simple appercevance, mais sur les bâtimens nouveaux,
sur les quartiers plus peuplés, sur les limites de
la ville reculées, sur la foule des rentiers qui
sont venus jouir à Paris.
D' ailleurs, à quel point précis bornera-t-on la
circonférence de la capitale ? Le Gros-Caillon,
Chaillot , la Nouvelle-France , la
Courtille, le Petit-Gentilly, Vaugirard , etc.
N' appartiennent-ils pas incontestablement à la
grande ville, puisque les maisons se touchent, et
qu' il n' y a plus d' interruption ?
Je persiste donc, malgré le courier de l' Europe,
à donner neuf cents mille ames à la ville de Paris,
jusqu' à ce qu' il m' ait prouvé le contraire ; et
je lui certifie que j' ai fait plusieurs recherches
qu' il n' a pas faites pour approcher le plus ps
possible de larité.
Si l' on veut compter les gros bourgs qui flanquent
la capitale et qui y envoient journellement des
hommes qui n' y demeurent que quelques jours, mais
qui se renouvellent
p325
incessamment, quelle immense population ! Je le
repéte, il ne faut que des yeux pour en reconntre
l' étendue.
On m' a accusé enfin d' avoir exagéré les miseres
publiques ; j' osepondre que j' ai retenu
quelquefois mon pinceau, afin de ne pas paroître
outré. Voici ce qu' on lit dans le journal de Paris,
qui a un censeur pointilleux, et qui est soumis à
la plus sévere inspection et revision.
" une femme chargée d' enfans,... etc. " journal
p326
de Paris, du mardi 14 janvier 1777.
Cette infortunée reçut de nombreux secours ; mais
elle n' étoit pas la millieme peut-être dans le
cas de la plus horrible nécessité.
ô toi, riche, qui auras lu ce livre, si une seule
idée t' a plû ; si dans cet ouvrage, ou dans mes
autres écrits, je t' ai donné la plusgere
instruction, ou le plus léger plaisir ; si ton
esprit ou ton coeur ont éprouquelqu' émotion ; tu
es mon débiteur, et j' ai droit à ta reconnoissance !
Veux-tu t' acquitter envers moi d' une maniere qui
compense toutes mes veilles ? Donne de ton superflu
au premier être souffrant, ou gémissant, que tu
rencontreras ; donne à mon compatriote en
p327
songeant à moi ; pense que plus tu donneras, plus
tu te feras de bien à toi-même ; donne afin que
je me félicite d' avoir été dans ce monde l' occasion
de quelque bonne oeuvre ; et que ce don charitable
soit l' unique éloge accordé à mon travail.
p29
Livros Grátis
( http://www.livrosgratis.com.br )
Milhares de Livros para Download:
Baixar livros de Administração
Baixar livros de Agronomia
Baixar livros de Arquitetura
Baixar livros de Artes
Baixar livros de Astronomia
Baixar livros de Biologia Geral
Baixar livros de Ciência da Computação
Baixar livros de Ciência da Informação
Baixar livros de Ciência Política
Baixar livros de Ciências da Saúde
Baixar livros de Comunicação
Baixar livros do Conselho Nacional de Educação - CNE
Baixar livros de Defesa civil
Baixar livros de Direito
Baixar livros de Direitos humanos
Baixar livros de Economia
Baixar livros de Economia Doméstica
Baixar livros de Educação
Baixar livros de Educação - Trânsito
Baixar livros de Educação Física
Baixar livros de Engenharia Aeroespacial
Baixar livros de Farmácia
Baixar livros de Filosofia
Baixar livros de Física
Baixar livros de Geociências
Baixar livros de Geografia
Baixar livros de História
Baixar livros de Línguas
Baixar livros de Literatura
Baixar livros de Literatura de Cordel
Baixar livros de Literatura Infantil
Baixar livros de Matemática
Baixar livros de Medicina
Baixar livros de Medicina Veterinária
Baixar livros de Meio Ambiente
Baixar livros de Meteorologia
Baixar Monografias e TCC
Baixar livros Multidisciplinar
Baixar livros de Música
Baixar livros de Psicologia
Baixar livros de Química
Baixar livros de Saúde Coletiva
Baixar livros de Serviço Social
Baixar livros de Sociologia
Baixar livros de Teologia
Baixar livros de Trabalho
Baixar livros de Turismo