comme l'écroulement de la République, reconnaissaient Giscon. Bien que
la place fût dangereuse, ils se poussaient pour le voir. On l'avait coiffé
d'une tiare grotesque, en cuir d'hippopotame, incrustée de cailloux. C'était
une imagination d'Autharite ; mais cela déplaisait à Mâtho.
Hamilcar, exaspéré, fit ouvrir les palissades, résolu à se faire jour n'importe
comment ; et d'un train furieux les Carthaginois montèrent jusqu'à
mi−côte, pendant trois cents pas. Un tel flot de Barbares descendit qu'ils
furent refoulés sur leurs lignes. Un des gardes de la Légion, resté en
dehors, trébuchait parmi les pierres. Zarxas accourut, et, le terrassant, il lui
enfonça un poignard dans la gorge ; il l'en retira, se jeta sur la blessure, −
et, la bouche collée contre elle, avec des grondements de joie et des
soubresauts qui le secouaient jusqu'aux talons, il pompait le sang à pleine
poitrine ; puis, tranquillement, il s'assit sur le cadavre, releva son visage en
se renversant le cou pour mieux humer l'air, comme fait une biche qui
vient de boire à un torrent, et, d'une voix aiguë, il entonna une chanson des
Baléares, une vague mélodie pleine de modulations prolongées,
s'interrompant, alternant, comme des échos qui se répondent dans les
montagnes ; il appelait ses frères morts et les conviait à un festin ; − puis il
laissa retomber ses mains entre ses jambes, baissa lentement la tête, et
pleura. Cette chose atroce fit horreur aux Barbares, aux Grecs surtout.
Les Carthaginois, à partir de ce moment, ne tentèrent aucune sortie ; − et
ils ne songeaient pas à se rendre, certains de périr dans les supplices.
Cependant, les vivres, malgré les soins d'Hamilcar, diminuaient
effroyablement. Pour chaque homme, il ne restait plus que dix k'kommer
de blé, trois hin de millet et douze betza de fruits secs. Plus de viande, plus
d'huile, plus de salaisons, pas un grain d'orge pour les chevaux ; on les
voyait, baissant leur encolure amaigrie, chercher dans la poussière des
brins de paille piétinés. Souvent les sentinelles en vedette sur la terrasse
apercevaient, au clair de la lune, un chien des Barbares qui venait rôder
sous le retranchement, dans les tas d'immondices ; on l'assommait avec une
pierre, et, s'aidant des courroies du bouclier, on descendait le long des
palissades, puis, sans rien dire, on le mangeait. Parfois d'horribles
aboiements s'élevaient, et l'homme ne remontait plus. Dans la quatrième
dilochie de la douzième syntagme, trois phalangites, en se disputant un rat,
se tuèrent à coups de couteau.
Salammbô
Chapitre 9 − EN CAMPAGNE 151