il prenait pour devise les trois mots de César.
Toute l' après-midi se passa dans l' attente. Les heures
s' écoulaient, le vicomte n' arrivait pas. Laure
avait changé trois fois de toilette. M Levrault,
en costume de gentilhomme campagnard, allait du perron
à la grille, de la grille au perron, et, comme ma
soeur Anne, ne voyait rien venir. De temps en temps,
il se renfermait dans sa chambre, se regardait
marcher devant une glace et trouvait qu' il avait bon
air. Il parlait à ses gens, et s' exerçait à prendre
l' attitude et le ton du commandement. Cependant le
soleil baissait à l' horizon ; le vicomte n' avait pas
paru. M Levrault, qui commençait à trouver le
procédé un peu leste, ne se gêna pas, après dîner,
pour dire sa pensée tout entière. Il faut qu' on sache
que M Levrault avait été, pendant les dernières
années de la restauration, un des libéraux les plus
distingués de tout le quartier Saint-Denis. Il
avait passé dix ans de sa vie à déblatérer dans sa
boutique contre tous les grands noms du royaume. Ses
opinions s' étaient singulièrement modifiées depuis ;
mais, à son insu peut-être, il lui restait encore
au fond du coeur un vieux levain de haine contre
l' ancienne noblesse. Tout en la recherchant par
calcul et par vanité, secrètement et malgré lui-même
il la détestait par habitude, et ne prisait
sincèrement que la noblesse dont les titres ne
remontaient pas au delà de 1830. à ses yeux, la
dignité, le bonheur et la gloire de la France
dataient de l' époque où il avait fait fortune. Irrité
par tout un jour de vaine attente, bien décidé à ne
pas se laisser marcher sur le pied, à tenir haut et
ferme la bannière de la nouvelle aristocratie, dont
il se considérait comme un des représentants, M
Levrault exhala librement son humeur : il n' avait
pas failli attendre, il avait attendu. Il convenait
bien à des hobereaux sans sou ni maille, mourant de
faim dans leurs châteaux ruinés, d' en agir ainsi,
sans façon, avec les coryphées de la grande industrie !
S' ils croient nous faire la loi, ils se trompent,
disait-il en arpentant à grands pas le salon, pendant
que Laure, assise au piano, jouait négligemment une
mélodie de Schubert. Leur règne est passé ; trop
heureux sont-ils quand nous voulons bien nous servir
d' eux comme d' escabeaux, et acheter leurs noms pour
allonger les nôtres.
-mais, mon père, dit Laure en laissant ses doigts
courir sur le clavier, la journée s' achève à peine.
Le vicomte aura été empêché : il se présentera.
-je n' ai pas d' aïeux, moi, reprit M Levrault ;
mais j' ai trois millions. à ce prix, j' aurai, tant
que j' en voudrai, des Beaudouin et des Lusignan. Le
vicomte De Montflanquin ne devrait pas ignorer que,
nous autres grands manufacturiers, nous n' aimons pas