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textuelles Frantextalisée par l'Institut National de la
Langue Française (InaLF)
Sacs et parchemins [Document électronique] / par Jules Sandeau
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La sottise humaine est incurable : Molière n' a
corrigé personne. M Levrault s' était enrichi à
vendre du drap près du marc des innocents. Une fois
retides affaires, l' orgueil et l' ambition lui
montèrent par folles bouffées au cerveau. Il faut
croire que les écus ont, comme le vin, des vapeurs
enivrantes. Quand il se vit à la tête de trois
millions, honnêtement et laborieusement acquis dans
la boutique de son père, ce brave homme, pris de
vertige, découvrit que la richesse, qu' il avait
considérée longtemps comme le but de sa destinée,
n' en était que le point de départ : il éprouva le
besoin de faire peau neuve, de sortir des régions
obscures il avait vécu jusque-là et de s' élancer,
comme un papillon échappé de sa chrysalide, vers les
sphères brillantes pour lesquelles il se sentait né.
Vagues d' abord, timides, inavouées, ces idées
s' étaient glissées furtivement dans son esprit, et
n' avaient pas tardé à s' yvelopper dans des
proportions formidables. Nous étions alors un peu
loin des velléités démocratiques de la révolution de
juillet, et, bien que l' aristocratie de la finance
se montrât en général assez dédaigneuse vis-à-vis de
sa soeur aînée, il y avait pourtant bon nombre de
gens qu' alléchaient encore les titres de noblesse.
M Levrault aspirait en outre à devenir un
personnage dans le gouvernement. Les sommets
l' attiraient. Pour s' encourager, il compulsait avec
complaisance les fastes cents de la bourgeoisie.
Des fantômes provocants le poursuivaient partout,
jusque dans son sommeil. C' étaient des ministres, des
pairs de France, des gentilshommes de la veille,
qu' il reconnaissait tous, les uns pour avoir porté
son papier à leurs comptoirs d' escompte, les autres
pour leur avoir acheté des casimirs d' Elbeuf ou de
Louviers. à force de se servir de ces expressions :
nous autres grands manufacturiers, nous autres grands
fabricants, nous autres grands industriels, il avait
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fini par oublier qu' il s' était enrichi sou par sou
dans un commerce de détail. Il se plaisait à repasser
dans sa mémoire les catégories instituées pour le
recrutement de la pairie, et se disait qu' en fin de
compte il payerait, quand il le voudrait bien, plus
de trois mille francs d' impositions directes. Une
nuit, il rêva que son portier lui remettait un large
pli avec cette suscription : " à m. le baron Levrault. "
il brisait le cachet d' une main tremblante et il
trouvait sous l' enveloppe un brevet de pair. Le
lendemain, encore tout ému, il donna cinq francs à
son portier, qui ne sut jamais à quoi attribuer cet
acte de munificence. Dans une époque où l' argent
pouvait prétendre à tout, ces préoccupations d' un
millionnaire n' avaient rien de trop exorbitant.
Toutefois il n' est pas douteux que sa femme ne l' eût
tancé de la belle façon, avec le franc parler et les
vertes allures de Madame Jourdain. " Levrault,
tu n' es
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qu' un sot, luit-elle dit sans plus se gêner.
Fais-moi l' amitié de te tenir tranquille. Nous n' avons
rien àmêler avec les honneurs et les dignités. La
richesse est déun assez beau lot : sachons en jouir
avec modestie. L' argent n' est pas tout, quoi qu' on
dise, et nous avons pu gagner trois millions sans rien
ajouter à notre valeur personnelle. Restons dans notre
chemin, ne renions pas notre passé. Continuons de
vivre parmi les gens qui nous estiment, et n' allons
pas nous fourvoyer dans un monde l' on se moquerait
de nous. Plus je te regarde, plus je m' assure que tu
ne tromperais personne. De mon côté, plus je
m' examine, moins je couvre en moi l' étoffe d' une
femme de qualité. En revanche, pour de gros marchands
retirés, nous avons tout à fait bon air et pouvons
nous psenter avec avantage dans tous les salons du
quartier. Laisse-là ces folies. Achète une bonne
propriété que tu feras valoir. Puisque tu as de
l' ambition, deviens maire de ta commune et marguillier
de ta paroisse. Pêche à la ligne, c' était autrefois
ta passion dominante. Cultive des dahlias, tu les
aimes. Fête tes amis, donne aux pauvres. Enfin, marie
ta fille à un honnête garçon qui ne rougira pas de la
famille de sa femme et ne craindra pas de dire un
jour à ses enfants : votre grand-père était un digne
homme qui vendait du drap dans la rue des bourdonnais ;
si vous avez du pain sur la planche, c' est à lui
surtout que vous le devez. " voilà le langage que
Madame Levrault n' eût pas manq de tenir à son
mari, et peut-être eût-elle réussi à le remettre
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dans sa voie : malheureusement, elle était morte
depuis près de dix ans, emportant avec elle tout le
bon sens de la maison.
M Levrault sentait bien que les honneurs et les
dignités ne viendraient pas le trouver dans son
entre-sol de la rue des bourdonnais. Il avait déjà
tourné le dos à tous ses amis ; il attendait que sa
fille fût sortie de pension pour commencer une vie
nouvelle. Ne sachant guère de quel côté aborder le
monde des grandeurs, objet de sa convoitise, il
comptait sur les inspirations de Mademoiselle Laure
Levrault, qui pondit dignement à ses esrances.
Mademoiselle Laure Levrault avait été élevée dans
un des pensionnats les plus aristocratiques de Paris.
Peut-être eût-elle été charmante, si elle se fût
épanouie simplement dans la modestie de sa condition.
Transplantée dans un parterre de comtesses en herbe
et de marquises en bouton, elle avait perdu de bonne
heure son parfum et sa grâce native ; comme un
moineau franc dans une volière de bengalis, elle avait
appris avant toutes choses à souffrir de son origine.
Les plaisanteries, les fines allusions que ses jeunes
compagnes ne lui nageaient guère, avaient achevé
d' irriter sa souffrance. Les jeunes filles sont
impitoyables entre elles ; ce sont déjà des femmes.
Au lieu de rendre la monnaie de leur pièce à ces
petites pécores qui se faisaient un jeu de l' humilier,
elle avait pris en haine sourde et profonde la
boutique elle était née, la rue Des Bourdonnais
tout entière, et jusqu' à ce nom de Levrault qui
l' exaspérait. Quand ce nom maudit, quand ce nom
funeste, presque toujours prononcé avec affectation,
retentissait dans les salles d' étude ou dans les cours
de récréation, elle tressaillait douloureusement et se
sentait mourir de honte. Un jour, elle avait mis une
robe de drap. La petite B lui dit : -voici une
robe qui ne te coûte que la façon. -et toutes de
rire, excepté Laure, qui dévorait ses pleurs. Un
autre jour, on lui demanda si un de ses aïeux n' était
pas au camp du drap d' or. à quelque temps de là,
Mademoiselle De R et Mademoiselle De C, déjà
versées dans l' art héraldique, s' avisèrent de lui
composer un blason. C' étaient des armes parlantes
un champ de sinople avec untre d' or mis en bande,
accosté de deux lièvres courants d' argent. Laure en
fit une maladie. C' est ainsi qu' à tout propos, en
toute occasion, on envenimait, on élargissait ses
blessures. Je laisse à penser quelles sympathies
mystérieuses, quelles secrètes intelligences une si
belle éducation promettait d' établir entre M Levrault
et sa fille ; on juge si ces deux vanités, une fois
en présence, durent s' entendre et se prêter un mutuel
soutien.
Mademoiselle Levrault était à dix-huit ans ce qu' on
est convenu d' appeler une jolie personne : blanche
et rose, de beaux cheveux bruns, les yeux bien fendus,
le front pur, la taille élégante, dans l' ensemble
je ne sais quoi d' un peu commun, la tache originelle,
l' estampille du magasin, qu' ont à peine remarqué,
sans les prétentions qui s' efforçaient de le
dissimuler. C' était, au moral, un caractère positif,
une imagination rassise, un coeur r de lui-même, et
qui n' avait jamais voyagé dans le pays des rêves et des
chimères. La vanité avait flétri en elle de son
souffle glacé toutes les fleurs qui s' épanouissent au
matin de la vie. Si sa mère eûtcu plus longtemps,
sans doute elle eûtussi à développer les germes
précieux que l' orgueil avait étouffés. Livrée trop tôt
à elle-même, Laure avait négligé, comme des plantes
inutiles, toutes ses bonnes qualités, pour ne
s' occuper que de ses travers. Il serait injuste de ne
pas ajouter qu' elle avait plus de talents que n' en
ont généralement les jeunes filles de son âge.
Constamment rabaissée par ses compagnes, elle n' avait
rien négligé pour s' élever au-dessus d' elles. Elle
était musicienne et peignait le paysage avec toute
l' habileté qu' on peut exiger d' un paysagiste qui n' a
jamais vu la nature. Elle avait pris des leçons de
Frédéric Chopin et de Paul Huet. Le tout par
vanité. Une fois sortie de pension, dès qu' elle connut
pleinement sa richesse, Laure embrassa d' un regard
avide les perspectives éblouissantes qui s' ouvraient
devant elle. Elle avait assez d' esprit pour comprendre
qu' avec un million de dot et deux millions en
espérance, elle ne devrait pas prétendre à être
épousée par amour. L' amour ne la préoccupait pas. Elle
avait sur le mariage des idées très-nettes et
très-arrêtées. Sachant très-bien que l' homme qui
demanderait sa main verrait dans cette alliance une
affaire, elle voulait, elle aussi,gler son choix
d' après son ambition : elle déclara résolûment à
son père qu' elle n' épouserait jamais qu' un
gentilhomme. M Levrault la pressa dans ses bras : il
avait reconnu son sang. D' ailleurs, c' était pour lui
le moyen sûr et le plus rapide de s' introduire dans
le monde, où il brûlait de prendre son rang. Il ne se
dissimulait pas qu' un abîme l' en séparait : cet
abîme, il le franchirait sur les épaules de son
gendre.
Il ne s' agissait plus que de chercher ce gendre qui,
à coup sûr, ne se trouverait pas près du marché des
innocents. M Levrault s' était laissé dire que de
toutes les provinces de France la Bretagne était
la plus riche en vieilles et nobles familles, que
les châteaux y étaient aussi nombreux que les
chaumières. Il aurait cru volontiers que les tours
crénelées y poussaient comme des champignons. C' était
donc en Bretagne qu' il fallait aller s' établir,
c' était là qu' il fallait mener une grande existence,
et tendre les filets dos où viendrait se prendre
le pnix des gendres. Ce plan une fois arrêté, M
Levrault écrivit à un notaire de Nantes, qu' il
avait connu maître clerc à Paris :
" mon cher Monsieur Jolibois,
" le temps est venu de me reposer enfin dans un monde
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dont le ton et les habitudes s' accordent avec mes
goûts. Au milieu des travaux de l' industrie, j' ai
souvent rêvé pour mon âge mûr un asile consacré par
les grands noms de notre histoire. La Bretagne m' a
toujours attiré par ses héroïques souvenirs. Laure,
à qui j' ai donné, comme je le devais, la plus brillante
éducation, une éducation digne de son rang, m' a plus
d' une fois entretenu de cette terre chevaleresque.
Vous apprendrez donc sans étonnement que j' ai
l' intention d' acquérir un riche domaine en Bretagne.
Seulement, pour me servir d' expressions empruntées au
vocabulaire des petites gens, je ne voudrais pas
acheter chat en poche. Avant de me cider, j' ai
besoin de parcourir ce beau pays dans tous les sens,
d' en connaître les sites, d' en étudier les moeurs. Eh
bien ! Mon cher Monsieur Jolibois, je m' adresse
à vous en toute confiance. Louez en mon nom, pour un
an, dans les environs de Nantes, quelque château
dont la position me permette de nouer des relations
familières avec la noblesse du pays. Quand j' aurai,
pendant une année, exploles alentours, il me sera
facile de faire un choix. Inutile d' ajouter que
j' entends vivre grandement et tenir ma maison sur un
pied seigneurial. Je n' insiste pas là-dessus. C' est
vous qui voudrez bien vous charger de tout organiser,
depuis l' antichambre jusqu' au chenil, depuis la cave
jusqu' à l' écurie, depuis la basse-cour jusqu' au
salon. Excepté la femme de chambre de ma fille, je
suis résolu à n' emmener personne de Paris. Il me
serait doux, je ne le cache pas, de voir autour de
moi quelques-uns de ces vieux serviteurs, types de
dévouement et de fidélité, qui vivent et meurent
ils sont nés : tâchez de m' en recruter quatre ou cinq.
Que tout soit prêt pour nous recevoir ; n' épargnez
rien, j' ai trois millions. La vie nouvelle que je
prétends mener sera une vie de fêtes et d' hospitalité
princière. Que le pays sache d' avance qui je suis.
Parlez de mes travaux, de mon opulence ; en un mot,
que je sois attendu. Quoique je sois bien décidé à
ne frayer qu' avec les gens de la plus haute volée,
vous aurez cependant vos petites entrées, mon cher
Monsieur Jolibois, et de temps en temps vous
viendrez courir un cerf avec moi. Je me réjouis
d' avance à la seule pensée d' achever mes jours dans la
patrie de Clisson et de Du Guesclin. Laure m' a si
souvent parlé de ces messieurs et de leurs grands
coups d' épée, que je serai heureux de connaître leurs
descendants, de les recevoir à ma table. Surtout,
n' oubliez pas que je dois tenir sous ma main la fleur
de l' aristocratie, et découvrir de mes fenêtres une
douzaine de châteaux crénelés, avec tours, fossés
et pont-levis.
" adieu, mon cher Monsieur Jolibois. Je compte sur
votre exactitude, comme vous pouvez compter sur ma
bienveillance.
" Levrault. "
ce notaire était par hasard un homme d' esprit. Pour
ma part, j' en connais deux ou trois qui se trouvent
dans ce cas-là. Maître clerc à Paris, sur le point
d' acheter une étude en province, il avait rô
autour des millions de M Levrault et s' était
hasardé un beau jour à lui demander la main de Laure.
Il se disait qu' après tout, si le duc de Lauzun
avait pensé épouser la petite-fille d' Henri Iv,
étienne Jolibois pouvait bien épouser la fille de
M Levrault. M Levrault, avec undain superbe,
lui avait prouvé qu' il se trompait. étienne Jolibois
s' était retiré l' oreille basse, n' esrant guère
trouver un jour l' occasion de lui témoigner sa
reconnaissance. Maître Jolibois, qui, malgré le
caractère officiel dont il était revêtu, n' avait
pas encore oublié les espiègleries de la basoche, se
frotta les mains en lisant la lettre du beau-père
qu' il avait convoité. L' impertinence et la sottise
qui respiraient dans cette épître auraient suffi pour
provoquer la raillerie de l' esprit le plus
inoffensif. Jeune, gai, goguenard, maître Jolibois
saisit avec d' autant plus d' empressement l' occasion
qui s' offrait à lui de venger son échec, qu' il
pouvait, dume coup, faire une excellente affaire.
Huit jours après, il répondait à M Levrault :
" je m' empresse, monsieur, de vous annoncer que j' ai
loué pour vous une habitation qui pondra, je
l' espère, à toutes les exigences de votre rang, à
toute la délicatesse de vos goûts. C' est un joli
château d' architecture moderne, situé sur le bord
de la Sèvre, entre Tiffauge et Clisson, à huit
lieues de Nantes. Je suis fier, je l' avoue, d' avoir
si tôt et si heureusement justifié la confiance que
vous avez bien voulu m' accorder. Je me suis occupé,
sans perdre un instant, de monter votre maison sur un
pied digne de la position que vous occupez dans le
monde. Je n' ai rien négligé, et j' aime à penser que
vous serez satisfait. Dans quinze jours, tout sera
prêt, et vous pourrez vous mettre en route. J' ai
compris sans effort toute l' élévation de vos pensées :
vous voulez vivre avec vos pairs. Avec ce coup d' oeil
prompt et r qui a fait de vous un des aigles de
l' industrie, vous avez mis le doigt sur le seul coin
de terre qui fût digne de vous posséder. La société
choisie que vous avez rêvée, vous la trouverez à
votre porte. Les châteaux de Tiffauge, de Mortagne
et de Clisson vous tendent les bras. Selon votre
désir, j' ai parlé de vous. La noblesse du pays sait
maintenant qui vous êtes, et se disputera l' honneur
de vous accueillir et de vous fêter. Elle n' ignore
pas que l' industrie est aujourd' hui la reine du monde,
et sent déjà pour vous une respectueuse sympathie. Et
ne croyez pas que votre immense fortune soit pour
quelque chose dans ces dispositions bienveillantes.
Votre seul mérite fait tous les frais de leur
impatience. Depuis que j' ai annoncé votre prochaine
arrivée, chacun ici parle de vous ; je ne puis faire
un pas sans être accablé de questions. On m' entoure,
on me demande quel jour, à quelle heure vous viendrez.
La beauté de mademoiselle votre fille réveillera
les plus aimables traditions de la chevalerie. Le
temps me manque pour vous nommer aujourd' hui toutes
les grandes familles dont les châteaux sont grous
autour du vôtre. Les moins illustres remontent à la
seconde croisade. Mademoiselle Laure, dont la
moire est si richement ornée, ne rencontrera pas
sans plaisir et sans émotion, à quelques pas de votre
parc, un descendant de Godefroy De Bouillon, noble
vieillard dont la conversation est un trésor de
souvenirs. Plus loin, vous trouverez le dernier
rejeton d' une race qui, par ses alliances, se
rattache aux beaudouin et aux lusignan : c' est le
vicomte Gaspard De Montflanquin. Jeune, beau,
chevaleresque, trop désintéressé peut-être, il n' a
qu' à vouloir, qu' à étendre la main : la nouvelle
cour, fière de l' avoir rallié, fera tout pour lui. Il
porte d' argent au lion léopar de sable, armé,
lampassé et couronné de gueules, à la queue nouée,
fourchue et passée en sautoir, abaissé sous un chef
d' azur à trois besants d' or. Le vicomte De
Montflanquin vous servira de guide dans vos
excursions et dans le choix de vos amitiés. Venez
donc, hâtez-vous. Venez sous les ombrages de la
Trélade, c' est le nom de votre château, oublier les
nobles fatigues qui ont rempli votre carrière.
Croyez bien que j' userai avec modération des petites
entrées que vous m' offrez si gracieusement : je sais
trop la distance qui nous sépare ; mais je ne
renonce pas au plaisir de courir un cerf avec vous.
Dans un an, si vous vous décidez à vous établir
dans notre Bretagne, j' espère vous compter au
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nombre de mes clients : votre nom sera la gloire de
mon étude.
" agréez, monsieur, l' assurance de ma plus haute
considération,
" Jolibois. "
le même jour, maître Jolibois écrivait :
" monsieur le vicomte,
" l' intérêt que vous m' inspirez me décide à faire
auprès de vous une démarche d' une nature assez
délicate : vous apprécierez, j' en suis sûr, les
motifs de ma solution. Je n' ai jamais contemplé
sans tristesse les murs lézardés de votre cteau.
Plus d' une fois vous m' avez rappelé le sir de
Ravenswood ; je ne vous ai jamais rencontré sans
ver, en vous quittant, aux moyens de relever votre
maison. Enfin, Dieu soit loué, l' occasion se présente,
c' est à vous de la saisir ; il dépend de vous de
redorer votre blason, de racheter et de réunir les
lambeaux dispersés de votre héritage. Un
bourgeois-gentilhomme, un M Levrault, qui a gag
trois millions à vendre du drap, se propose d' acheter
une propriété en Bretagne. Avant de secider, il
désire étudier le pays, et vient de louer pour un an
la Tlade. Dans quinze jours au plus tard, il sera
ici. Je le connais de longue date, j' ai vu poindre
son ambition. Il veut se décrasser et trouver un gendre
qui lui serve tout à la fois de passeport et de
marchepied. De son côté, Mademoiselle Levrault est
assez impatiente d' échanger le nom roturier de son
père contre un nom qui lui ouvre les portes du monde
et de la cour. Vous n' avez qu' à vous présenter, et
avant trois mois vous serez maître de la place. Je
sens bien qu' il en coûtera quelque chose à votre
orgueil pour accepter une telle mésalliance ; mais,
quoique plébéienne, Mademoiselle Levrault est
vraiment jolie. En faveur de son frais visage, vous lui
pardonnerez sans peine l' obscurité de sa naissance.
Et puis, trois millions, monsieur le vicomte ! ... il
est vrai que l' argent ne vous touche guère. Votre
belle âme m' est connue. Héritier d' une race de preux,
vous portez fièrement votre ruine ; votre grand coeur
est à l' abri des injures du sort. Aussi, n' est-ce pas
de vous qu' il s' agit, mais de la splendeur du nom de
vos aïeux. Trois millions, monsieur le vicomte ! ...
les os des Montflanquin se lèveront pour vous bénir.
Ne perdez pas un instant. Le succès est assuré,
pourvu que vous sachiez tenir à distance les La
Rochelandier ; eux seuls sont à craindre, eux seuls
peuvent vous disputer le gâteau que vous envoie la
providence. Accourez, prenez les devants, ne leur
laissez pas le temps de vous couper l' herbe sous le
pied. Que M Levrault et Mademoiselle Laure
n' approchent pas de leur demeure, qu' ils ne se doutent
me pas qu' il y a des La Rochelandier sous le ciel !
Je compte sur votre esprit, sur cet esprit charmant
dont personne n' apprécie mieux que moi la grâce et la
délicatesse. Quel beau jour que celui vous recevrez
des mains de votre beau-père la dot princière qu' il
donne à sa fille ! Quel triomphe pour vous ! Quelle
joie pour vos amis ! Quelle fête pour moi qui
digerai le contrat ! Ne songez pas à me remercier.
Vous connaissez mes sentiments pour vous et ne doutez
pas du plaisir que j' éprouve à vous obliger. Servir
sans arrière-pensée les gens que j' aime et que
j' estime fut toujours ma plus douce loi. Si l' affaire
se conclut, pour prix des renseignements que je vous
adresse, je ne demande que le remboursement des
80, 000 francs que vous devez à la succession de mon
père, et dont vous avez oublié de servir les intérêts
depuis dix ans.
" recevez, monsieur le vicomte, l' assurance de mes
sentiments les plus distings, et, je vous le
pète, défiez-vous des La Rochelandier.
" Jolibois. "
et le me courrier emportait ces deux dépêches.
Quinze jours après, une chaise de poste, attelée de
quatre chevaux, attendait rue des bourdonnais, à la
porte de M Levrault. De petits bourgeois auraient
pris le chemin de fer jusqu' à Tours ; M Levrault
avait voulu débuter par un coup d' éclat dans la vie
seigneuriale, et se venger en même temps de tous les
fiacres qui, pendant vingt ans, l' avaient cahoté le
dimanche aux environs de Paris. Les chevaux
piaffaient, les postillons étaient en selle. Les
voisins, groupés aux fetres, guettaient le départ
avec une curiosité envieuse. Au moment de quitter pour
toujours l' appartement modeste où il avait passé près
de sa femme tant d' années laborieuses et douces,
M Levrault se sentit ému. Quant à Laure, elle
promena autour de sa chambre un regard de joie
triomphante. Pour ces murs qui lui rappelaient son
humble origine, elle ne trouva pas un regret. Quand
ils parurent sur le seuil de la porte, toutes les
têtes se penchèrent aux fenêtres, un chuchotement
ironique s' échappa de tous les étages, pas une main
ne s' agita en signe d' adieu. Ils montèrent
fièrement dans la chaise, les postillons firent claquer
leur fouet et les chevaux partirent au grand trot.
M Levrault avait écrit à maître Jolibois le jour
et l' heure de son arrivée à la Trélade.
La veille de leurpart, un voyageur en costume de
chasse grimpait lestement sur l' impériale de la
diligence de Paris à Nantes : c' était le vicomte
Gaspard De Montflanquin.
Ii
le voyage se fit, on peut le croire, au milieu de
ves enivrants. La lettre de mtre Jolibois avait
surexcité les appétits de M Levrault. Les hyperboles
qui foisonnaient dans cette épître, comme des
coquelicots dans un champ de blé, n' avaient pas toutes
échappé à la pénétration de Laure ; seulement, la
jeune fille n' avait pas saisi l' intention railleuse.
Comment se fût-elle fiée de maître Jolibois ? Elle
ignorait qu' il eût osé ptendre à sa main. Dans les
compliments exagérés du tabellion, elle n' avait vu
qu' un hommage rendu à la richesse ; Laure ne
demandait rien de plus. Disons, en passant, que
Mademoiselle Levrault ne prenait pas au sérieux
toutes les prétentions de son père. Elle les flattait
pour s' en servir, mais elle en faisait bon marché
d' ailleurs. Elle était sa complice sans être sa
dupe. Ainsi que l' écrivait étienne Jolibois au
vicomte De Montflanquin, son unique préoccupation
était d' échanger le nom roturier de sa famille contre
un nom qui lui ouvrît les portes du monde et de la
cour ; elle se promettait charitablement, ce but une
fois atteint, de reléguer l' auteur de ses jours sur
le second plan de sa destinée. Quant à M Levrault,
plus fier de ses écus qu' un Montmorency de ses
aïeux, il trouvait tout simple que la noblesse de
Bretagne se préparât à l' accueillir et à le fêter.
Il comptait bien traiter avec elle de puissance à
puissance, l' humilier à l' occasion, et prendre le
haut du pa. Il tenait de Turcaret pour le moins
autant que de M Jourdain. Non-seulement il
n' admettait point qu' il pût venir à l' idée de personne
de se railler d' un homme qui possédait trois
millions, mais encore il n' avait pas découvert, dans
toute la lettre de maître Jolibois, une seule
expression dont sa modestie se fût
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effarouchée. Il la savait par coeur et se la récitait
à lui-même pendant que les chevaux galopaient le long
de la Loire. Le printemps s' annonçait avec splendeur.
Depuis Blois jusqu' à Saumur, la route est un
enchantement perpétuel. Tout entier à ses projets de
grandeur, M Levrault ne voyait rien et parlait
à peine. Son ambition, qui, pour se mettre à l' aise,
avait besoin autrefois du mystère de la nuit et des
illusions du sommeil, ne se gênait plus et
s' épanouissait librement en plein jour. Appuyé sur
son gendre, il montait d' un pas majestueux l' escalier
du Luxembourg. On rétablissait tout exps pour lui
le chapeau à la Henri Iv et le manteau d' hermine.
Par son dévouement, par son assiduité, par ses votes
silencieux et fidèles, il méritait la reconnaissance
du ministère, quel qu' il fût ; sa propriété de
Bretagne était érigée en baronnie. Il vivait dans
l' intimité des princes. Le roi, du plus loin qu' il
l' apercevait, allait à lui en s' écriant : eh ! Voici
le baron Levrault ! Il ne restait plus qu' à tirer
l' échelle.
Laure, de son té, ne prêtait guère d' attention aux
beautés du paysage. Elle se sentait emportée rapidement
vers les rivages désirés.jà l' image du vicomte
De Montflanquin flottait vaguement autour d' elle.
Laure ne s' inquiétait pas de savoir s' il était digne
d' être ai ; elle cherchait à deviner l' effet de
ses armoiries sur le panneau d' une calèche. Ce lion
léopardé de sable, avec sa queue fourchue et pase
en sautoir, lui avait tourné la cervelle.
Quelle réponse aux impertinences héraldiques de
Mademoiselle De R et de Mademoiselle De C !
Jeune, belle, éblouissante de parure, elle se
jouissait des jalousies qu' éveillait sa psence.
Elle rencontrait ses anciennes compagnes, qui l' avaient
humiliée de leurs dédains ; elle les écrasait à son
tour de son luxe et de l' éclat de son nom : les
délices de la vengeance assaisonnaient pour elle les
triomphes de la vanité. Tandis que M Levrault et sa
fille vaient ainsi, les brises d' avril secouaient
sur leur passage le parfum des feuilles naissantes.
Les bourgeons éclataient. Les haies étaient en fleurs.
Les oiseaux chantaient à plein gosier. La Loire
déroulait ses nappes d' argent à travers les vertes
savanes de la Touraine et de l' Anjou, et c' était
la première fois que M Levrault et sa fille se
trouvaient en pleine nature, à plus de six lieues de
Paris.
M Levrault apprit à Nantes que maître Jolibois
était parti la veille et l' attendait à la Trélade.
Le lendemain, il quittait Nantes dans l' aps-midi,
afin d' arriver ponctuellement à l' heure qu' il avait
indiquée. Il s' attendait à quelque galanterie de la
part de maître Jolibois, et voulait, en bon prince,
y prêter la main. La chaise avait brûlé le pavé des
faubourgs et roulait sur la route de Clisson. La
tête à la portière, M Levrault interrogeait le
paysage d' un regard avide et demandait des châteaux
à tous les points de l' horizon. Il avait compté qu' à
partir de Nantes, il voyagerait entre deux haies de
tours et de créneaux. Laure eut bien de la peine à
lui faire comprendre que, même en Bretagne, les
châteaux ne se trouvent pas, comme les auberges, sur
le bord du chemin. Au coucher du soleil, les postillons
laissaient la grande route pour prendre un sentier
enfoncé dans les terres ; au bout d' une heure, ils
sonnèrent une fanfare bruyante, à laquelle répondirent
tous les chiens et tous les échos d' alentour. La
grille du château de la Trélade s' ouvrit comme par
enchantement, l' avenue s' illumina en verres de
couleur ; les chevaux s' arrêtèrent tout fumants au
pied du perron. Maître Jolibois, en grande tenue,
descendit gravement les degrés entre deux rangées de
laquais armés de torches flamboyantes, et vint
recevoir le nouveau châtelain. Il ouvrit lui-même la
portière et abaissa le marchepied.
-c' est bien, Jolibois, c' est bien, dit négligemment
M Levrault, qui crevait dans sa peau, mais qui
voulait se donner des airs de grand seigneur habitué
à de pareilles réceptions.
Et, s' appuyant sur le bras de sa fille, il monta
lentement les marches du perron.
-bonjour, mes enfants, bonjour, dit-il d' un ton
protecteur aux laquais qui saluaient jusqu' à terre.
Il s' en trouva deux ou trois qui crièrent : vive M
Levrault !
Précédé de maître Jolibois, dont le sang-froid
imperturbable ne se démentit pas un seul instant, il
pénétra dans une salle à manger richement décorée,
l' attendait un splendide souper. La table était
chargée de cristaux, de bougies et de fleurs. Assis
entre le notaire et sa fille, M Levrault maîtrisait
à grand' peine son émotion ; il admirait malgré lui
la décoration de la salle et l' ordonnance du festin.
Les mets les plus exquis, les vins les plus savoureux,
se succédaient avec rapidité. Trois valets de pied,
en gants blancs, vêtus d' une livrée bleue à galons
pistache et d' une culotte de peluche jaune, se
mouvaient comme des ombres autour des convives. Laure
elle-même se sentait troublée. Quant à Jolibois, il
buvait et mangeait comme un homme qui n' est pasr
de trouver en dix ans une pareille aubaine. Le repas
achevé, ils descendirent au parc, où maître Jolibois
leur avait ménagé une nouvelle surprise. Ils se
promenaient sur une vaste pelouse, quand tout à coup
une fusée sillonna le ciel, et M Levrault aperçut
à cinquante pas devant lui une muraille de feu. Douze
soleils tournoyaient et vomissaient des torrents
d' étincelles. Les flammes de bengale éclairaient
toutes les profondeurs des avenues. Des chandelles
romaines s' élançaient du feuillage comme des serpents
lumineux et retombaient en pluie d' étoiles. M
Levrault, qui jusque-là avait fait bonne contenance,
ne résista pas à ce dernier coup. Il prit la main de
Jolibois, et d' une voix où l' émotion ne cherchait
plus à se contenir :
-je suis content, dit-il ; c' est le plus beau jour
de ma vie. Et pourtant, ajouta-t-il en changeant
brusquement de ton, ces fues, ces soleils, réveillent
dans mon coeur un bien cruel souvenir. Mon fils,
mon pauvre enfant ! Mon cher Timoléon ! ...
et M Levrault porta son mouchoir à ses yeux.
-grand dieu ! Dit Jolibois en se frappant le front,
j' avais oublié cet épouvantable malheur.
-hélas ! Depuis cette soirée funeste, je n' ai jamais
pu voir une chandelle romaine sans éprouver là
quelque chose d' affreux.
-c' est bien naturel, ajouta Jolibois.
-un si bel enfant ! Reprit M Levrault d' une voix
étouffée, si blanc, si blond, si rose ! Un esprit si
précoce ! Une intelligence si vive !
-ah ! Monsieur, qu' ai-je fait ? S' écria Jolibois en
prenant sa tête à deux mains par un geste de
désespoir. Pardonnez à l' étourderie de mon zèle. Je
vais donner des ordres pour qu' on ne tire pas le
bouquet.
-du tout, du tout, s' écria vivement M Levrault en
remettant son mouchoir dans sa poche ; je veux voir
le bouquet.
-mais, monsieur, c' est vouloir aggraver ma faute
et prolonger votre supplice.
-je veux voir le bouquet, répéta M Levrault avec
insistance. Je suis content, je le répète ; malgré
ce souvenir douloureux,
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c' est le plus beau jour de ma vie. Voyons le bouquet,
Jolibois.
Sur un signal de maître Jolibois, le bouquet
s' alluma, et pendant quelques secondes M Levrault
put croire que tous les astres du firmament étaient
descendus dans son parc. Sa large face, épanouie et
radieuse, semblait faire partie du feu d' artifice.
Laure, sectement flattée, ne pouvait pourtant
s' empêcher de sourire en pensant que c' était son père
qui payait la poudre, et qu' en réalité la fête se
donnait pour maître Jolibois. La soirée était fraîche.
Comme ils se dirigeaient vers le château, ils virent,
à la lueur des feux de bengale qui blaient encore,
un petit groom, haut comme une botte à l' écuyère, qui
s' avançait à leur rencontre.
-qu' est ce ? Que me veut-on ? Dit M Levrault de
l' air d' un ministre qu' on dérange et qui n' a pas un
moment à lui.
-c' est Galaor, dit maître Jolibois, je le reconnais.
-Galaor ! S' écria M Levrault qui ouvrait de grands
yeux.
-M Levrault ? Demanda Galaor en abordant avec
assurance le groupe de promeneurs.
-que lui veux-tu, l' ami ? C' est moi.
Galaor tira de sa poche une lettre, et la remit en
silence à M Levrault, qui tomba en arrêt sur un
cachet armorié. C' était le premier qui passât par ses
mains. Aps avoir examiles armes comme pour les
reconnaître, il brisa la cire, et lut à haute voix
ce qui suit, pendant que le jeune esclave présentait
à Laure, quijà rougissait de plaisir, un énorme
bouquet de roses et de jasmins :
" le vicomte Gaspard De Montflanquin est impatient
de savoir comment M Levrault et sa fille ont fait
le voyage. Il sollicite la faveur de se présenter
demain, sur le coup de deux heures, au château de la
Trélade, et prend la liberté de mettre aux pieds
de Mademoiselle Levrault quelques roses de son
jardin. "
-vous le voyez, monsieur, dit maître Jolibois, vous
arrivez à peine, et déles plus grands noms du
pays s' empressent au devant de vous.
-je suis touché, je ne m' en défends pas. Galaor,
remercie pour nous le vicomte Gaspard De
Montflanquin, ton maître. Dis-lui que nous avons
fait le voyage en chaise de poste attelée de quatre
chevaux, et que demain, à quelque heure qu' il se
présente, nous serons heureux de le recevoir.
Galaor s' inclina respectueusement ; ses guêtres de
drap, son chapeau galonet ses boutons de métal
au chiffre couronné du vicomte, disparurent bientôt
au détour de l' allée.
-eh bien ! Mon cher Jolibois, il paraît que j' étais
attendu ? Dit M Levrault en prenant le bras du
notaire avec une familiarité charmante.
-avant huit jours, monsieur, vous verrez toute
l' aristocratie des environs se presser dans vos salons
et sous les ombrages de ce parc. Vous entendrez
retentir autour de vous de bien grands noms, des noms
bien illustres ; mais sachez bien qu' à vingt lieues
à la ronde, il n' y en a pas de plus grand ni de plus
illustre que celui du vicomte Gaspard De
Montflanquin.
-je le crois. Ne m' avez-vous pas écrit qu' il est
d' une maison qui se rattache, par ses alliances, aux
Beaudouin et aux Lusignan ? à ce compte, il serait
un peu parent du vieillard qui s' exprime en si beaux
vers dans la tragédie de Zaïre ?
-préciment, monsieur.
-je serai fier, je l' avoue, de lui toucher la main.
-ajoutez que, s' il est le dernier de sa race, il
ritait d' en être le premier. Jamais plus noble coeur
ne battit dans la poitrine d' un gentilhomme. Disons
le mot, c' est un caractère antique. Il se rallia,
voilà quelques années, à la branche cadette. Les
motifs qui le décidèrent ne sont pas encore bien
connus. Soit qu' il désespérât du retour de la
légitimité, soit qu' il fût ébranlé par d' augustes
instances, soit enfin qu' il voulût fermer le gouffre
des discordes civiles, toujours est-il que le vicomte
De Montflanquin ne pensa pas devoir refuser plus
longtemps l' appui de son nom au trône de juillet.
Quelques-uns l' ont blâmé, d' autres l' ont approuvé.
-il a bien fait, dit vertement M Levrault ; je
n' aurais pas agi autrement à sa place.
-savez-vous, monsieur, ce qui fut dit entre le roi
et le vicomte de Montflanquin, quand celui-ci se
présenta pour la première fois à la cour ?
M Levrault devint tout oreille ; Laure, qui
marchait en avant, le long des charmilles, se
rapprocha de maître Jolibois. Sûr de son auditoire,
maître Jolibois poursuivit :
-c' est une scène qui appartient à l' histoire. Le
vicomte De Montflanquin, qui m' honore de sa
bienveillance, me l' a racontée plus d' une fois. La
présentation eut lieu dans la salle du trône, en
présence de la reine, des princes, des princesses et
de tous les grands dignitaires de l' état. -sire,
dit le vicomte sans hauteur et sans humilité, je me
rallie franchement à votre dynastie. Que votre
majesté daigne pourtant souffrir que j' y mette une
condition. à ces derniers mots, le roi fronça le
sourcil, et tous les visages passèrent en moins d' un
instant de l' étonnement à la stupeur. -vicomte
Gaspard De Montflanquin, dit à son tour le roi,
nous imposons des conditions, nous n' en acceptons pas.
Cependant parlez : pour attacher un fleuron si
précieux à notre couronne, il n' est rien que nous ne
fassions. -sire, répliqua le vicomte, je me rallie
à votre dynastie, à la condition que votre majesté ne
fera rien pour moi, et qu' il me sera permis de rester
pauvre comme par le pas.
-c' est beau, dit Laure.
-c' est trop beau, ajouta M Levrault. Que répondit
le roi ?
-le roi ouvrit ses bras au vicomte De Montflanquin
et le tint longtemps sur son coeur. Je n' ai pas
besoin d' ajouter que ses yeux étaient mouillés de
larmes. Nous ne ferons rien pour vous, lui dit-il
enfin avec bonté ; puisque vous l' exigez, vous ne
serez rien, pas même pair de France. Seulement, quoi
que vous demandiez, soit pour vos proches, soit pour
vos amis, vous l' obtiendrez, noble jeune homme, de
notre royale gratitude.
-en vérité ! S' écria M Levrault, le roi a dit
cela ?
-et ce n' étaient pas des paroles en l' air, reprit
Jolibois en élevant la voix. Ruipar les
volutions, retiré dans le cteau de ses aïeux,
qu' il ne quitte que de loin en loin pour aller passer
quelques semaines aux Tuileries ou chasser à
Chantilly avec les princes, vivant de peu, presque
sans patrimoine, le vicomte De Montflanquin est
pourtant l' homme de France le plus influent et le
plus puissant à la cour. Je sais plus d' un gros
bonnet qui se carre dans les hautes fonctions publiques
et qui lui doit sa position. à plusieurs reprises,
il m' a offert une préfecture, car, je vous l' ai dit,
il me veut du bien. Tout récemment encore il me
disait : Jolibois, vous n' êtes pas à votre place.
J' ai toujours refusé, mes opinions politiques ne me
permettant pas de rien accepter de ce gouvernement.
-en effet, Jolibois, de tout temps je vous ai
soupçonné de
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tendances républicaines. Vous ne m' avez pas dit si le
vicomte est en famille ?
-le vicomte De Montflanquin n' est pas marié,
repartit maître Jolibois.
Et, après quelques instants de silence, pendant
lesquels il put voir le visage de M Levrault
s' épanouir comme une pivoine, maître Jolibois
ajouta :
-le vicomte De Montflanquin ne se mariera jamais.
-pas possible ! S' écria M Levrault.
-et pourquoi ? Demanda Laure en souriant. Le vicomte
De Montflanquin est-il entré dans l' ordre des
chevaliers de malte ?
-mademoiselle, reprit étienne Jolibois, c' est une
simple et touchante histoire, qui voudrait être
racontée par une voix plus ptique que celle d' un
pauvre notaire de province. Le vicomte Gaspard De
Montflanquin avait vingt-deux ans à peine ; il aimait
une jeune fille, noble comme lui, belle comme vous,
Mademoiselle Fernande Ede De Chanteplure. Tous
ceux qui l' ont connue s' accordent à dire que jamais
créature plus adorable ne posa le pied sur la terre.
Aussi Gaspard adorait Fernande. Sa passion était
partagée, et Fernande adorait Gaspard. La veille
du jour où ils devaient s' unir, ces deux beaux enfants
se promenaient sur le bord de la vre avec le
marquis et la marquise De Chanteplure. Fernande
était suspendue comme une liane, au bras de sa re ;
Gaspard et le marquis les suivaient à quelque
distance. Le marquis avait la goutte et marchait
difficilement ; Gaspard le soutenait avec la
sollicitude d' un fils. Tout à coup des cris perçants
se font entendre, Gaspard vole, et qu' aperçoit-il ?
Madame De Chanteplure se tordant les bras sur la
rive, et Fernande se battant dans la rivière. En
voulant cueillir un nénuphar, son pied avait glissé,
et le courant l' entraînait vers les écluses d' un
moulin. Que fait Gaspard ? Il se jette à l' eau ;
plus rapide que le courant, il saisit Fernande d' une
main de fer, la dispute au flot ravisseur, l' arrache
aux dents de la roue qui allait broyer son corps
charmant, et, après des efforts surhumains, la ramène
évanouie sur le bord. Fernande,las ! Ne se
veilla pas. Déjà les pâles violettes de la mort
étaientpandues sur ses lèvres. Vous pouvez vous
représenter la douleur du marquis et de la marquise ;
rien ne saurait vous donner une idée du désespoir
de Gaspard. Agenouillé près de sa fiancée, il
l' épousa solennellement dans son coeur, et, prenant le
ciel à témoin, jura de lui rester fidèle ; Gaspard
a tenu son serment.
-l' histoire est touchante, dit Laure. C' est un héros
de roman, le vicomte De Montflanquin.
-je vous l' ai dit, mademoiselle, c' est un caractère
antique : ses pareils ne se trouvent que dans
Plutarque.
-bah ! Bah ! S' écria M Levrault ; le vicomte De
Montflanquin finira par se marier.
-vous ne le connaissez pas, monsieur,pliqua
Jolibois avec fermeté. Les plus riches partis, les
partis les plus magnifiques lui ont été offerts, car
vous pensez bien que ce ne sont pas les occasions qui
lui manquent ; il les a tous refusés sans pit.
-c' est de la folie, Jolibois. Moi aussi, j' ai vu
mourir une jeune fille que j' aimais avec passion :
cela ne m' a pas empêché d' épouser Madame Levrault,
qui m' apportait cent mille écus comptant. Le vicomte
n' est pas raisonnable.
-eh ! Mon dieu, monsieur, je suis de votre avis.
Comme homme, j' admire Gaspard ; comme notaire, je le
blâme. Autant que je le puis, je pousse mes clients
à l' hyménée ; j' ai mon étude à payer. -monsieur le
vicomte, il faut vous marier, lui disais-je encore
l' autre jour. -Jolibois, me répondit-il avec une
expression de visage que je n' oublierai jamais, on
peut rompre avec les vivants, on ne rompt pas avec les
morts.
-bah ! Répéta M Levrault, il se mariera. Quel âge
a-t-il ?
-vingt-huit ans au plus ; mais de nobles ennuis ont
pâli son front avant l' âge.
-et, dites-moi, Monsieur Jolibois, ce modèle de
fidélité posthume a-t-il la figure de son emploi ?
Demanda Laure en effeuillant d' un air distrait une
des roses qu' elle avait à la main.
-mademoiselle, il est beau, triste et fier. Je sais
des gens qui le trouvent laid ; mais ce sont tous
gens du commun et qui n' ont pas le sentiment de la
vraie beauté. Il est impossible de n' être pas frap
du feu sombre de son regard, de la noblesse de ses
traits, de la grâce de ses manières. Pour ma part,
je me raille assez volontiers du pur sang des aïeux ;
je n' admets d' autre aristocratie que celle de
l' intelligence. Eh bien ! Quand je vois le vicomte
De Montflanquin, je suis obligé de reconnaître que la
race n' est pas un vain mot.
Ainsi causant, ils étaient rentrés au logis. Après
avoir donné un coup d' oeil au salon, Laure se retira
dans son appartement. Maître Jolibois voulait partir
au point du jour ; des affaires urgentes le rappelaient
dans son étude. Le reste de la soirée fut employé à
visiter aux flambeaux le château de la Trélade et ses
dépendances. Toutes les instructions de M Levrault
avaient été suivies fidèlement : sa maison était
montée sur un grand pied. Dix chevaux piaffaient dans
les écuries ; un coupé, une calèche et un char-à-banc
se prélassaient sous la remise. Les chenils
regorgeaient de chiens, les antichambres de laquais,
les cuisines de marmitons. Plus d' une fois M Levrault
daigna exprimer sa satisfaction à maître Jolibois,
qui marchait près de lui, le chapeau à la main, dans
une attitude modeste et respectueuse. -c' est bien,
Jolibois, c' est bien,pétait-il de temps à autre
en lui frappant amicalement sur l' épaule. Il trouva
bien quelque chose à reprendre dans la physionomie du
château, dont l' architecture n' avait rien de
militaire : ni tours, ni créneaux, ni meurtrières.
Cette demeure lui paraissait un peu bourgeoise ; mais,
en résu, il n' avait qu' à se louer dule de son
intendant.
Le lendemain, au soleil levant, maître Jolibois
bridait lui-même son cheval, et quittait la Trélade
en se frottant les mains, joyeux comme un renard qui
sort d' un poulailler en se pourléchant les babines.
Iii
le soleil était déjà haut dans le ciel quand M
Levrault se réveilla. Il sauta à bas de son lit,
ouvrit une fenêtre, et, plongeant son regard dans le
paysage, chercha vainement les douze châteaux qu' il
avait commandés à maître Jolibois. Il necouvrit
que quelques manufactures de toiles de Chollet qui
blanchissaient à travers le feuillage. Son visage
s' assombrit ; la réflexion le rasséréna. La vallée
était étroite, et, raisonnablement, M Levrault ne
pouvait exiger que tous les cteaux de la contrée se
fussent donné rendez-vous autour de la Trélade pour
lui souhaiter la bienvenue. Un petit esprit
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eût trouvé peut-être quelque chose d' un peu blessant
dans le voisinage des manufactures sees sur le bord
de la Sèvre ; mais M Levrault, qui en était
arrivé à se prendre sérieusement pour un des princes
de l' industrie manufacturière, ne rougissait pas de
l' origine de son opulence, et ne craignait pas qu' on
la lui rappelât. Le spectacle qu' il avait sous les
yeux acheva d' égayer le cours de ses pensées. Autour
de lui tout respirait le faste de la vie seigneuriale.
Ses gens allaient, venaient, se croisaient en tout
sens. Conduite en laisse par deux piqueurs, sa meute
aboyait dans l' air sonore et frais du matin. Ses
chevaux, couverts de housses, revenaient de la
promenade. Ses jardiniers ratissaient les allées du
parc, arrosaient le gazon des pelouses. Des paons en
liberté traînaient les splendeurs de leur queue sur
les marches du perron ; des cygnes nageaient sur un
petit lac bordé de saules et de trembles. à tous ces
aspects, qui étaient pour lui les écriteaux de sa
richesse, M Levrault se prit à sourire et sentit son
coeur se gonfler d' orgueil et de joie. Il lui sembla
que tous les bruits, toutes les rumeurs, toutes les
harmonies du vallon, le chant des oiseaux, le
murmure du vent, le fracas des écluses, le cri des
paons, le roucoulement des pigeons sur le toit du
colombier, le gloussement des poules dans la
basse-cour, jusqu' aux hennissements de ses chevaux,
jusqu' aux aboiements de ses chiens, se confondaient
dans une seule voix, immense comme celle de l' oan,
et cette voix disait : M Levrault a trois millions.
Il ne manquait à ce grand concert que la partie des
roseaux de la fable. Enveloppé d' une robe de chambre
de cachemire à palmes éclatantes, M Levrault
descendit au parc, sa fille se promenait depuis
près d' une heure.
Laure était acclimatée déjà dans cette atmosphère de
luxe et d' élégance ; elle s' y mouvait, elle y
respirait comme dans son élément naturel. Il ne lui
restait plus qu' à sepouiller de ce nom de Levrault,
qui était pour elle ce qu' était pour la princesse
du conte de Perrault l' horrible peau d' âne qui la
couvrait de la tête aux pieds. Les indiscrétions de
maître Jolibois avaient produit l' effet que le ru
compère en attendait sans doute. Si le récit de la
présentation du vicomte à la cour avait enflammé les
espérances de M Levrault, l' histoire de Fernande
et de Gaspard n' avait pas agi d' une façon moins
efficace sur l' imagination de sa fille. Non que cette
imagination fût tournée vers les grands sentiments :
depuis longtemps la vanité lui avait coules deux
ailes. Les chastes amours de ces deux enfants si
brusquement séparés par la mort, la fin si
lamentable de Mademoiselle De Chanteplure s' abîmant
dans les flots comme la jeune Tarentine, avaient
diocrement touché le coeur de Laure ; mais la
fidélité obstinée du vicomte De Montflanquin la
piquait au jeu. Rendre Gaspard infidèle et parjure
lui paraissait une tâche digne de son ambition, et
prêtait un nouvel attrait au lionoparde sable,
à la queue fourchue et passée en sautoir, abais
sous un chef d' azur à trois besants d' or. Les voies
ainsi préparées, le vicomte n' avait qu' à se montrer ;
il prenait pour devise les trois mots de César.
Toute l' après-midi se passa dans l' attente. Les heures
s' écoulaient, le vicomte n' arrivait pas. Laure
avait chantrois fois de toilette. M Levrault,
en costume de gentilhomme campagnard, allait du perron
à la grille, de la grille au perron, et, comme ma
soeur Anne, ne voyait rien venir. De temps en temps,
il se renfermait dans sa chambre, se regardait
marcher devant une glace et trouvait qu' il avait bon
air. Il parlait à ses gens, et s' exerçait à prendre
l' attitude et le ton du commandement. Cependant le
soleil baissait à l' horizon ; le vicomte n' avait pas
paru. M Levrault, qui commençait à trouver le
procédé un peu leste, ne se gêna pas, après dîner,
pour dire sa pensée tout entière. Il faut qu' on sache
que M Levrault avait été, pendant les dernières
années de la restauration, un des libéraux les plus
distingués de tout le quartier Saint-Denis. Il
avait passé dix ans de sa vie à blatérer dans sa
boutique contre tous les grands noms du royaume. Ses
opinions s' étaient singulièrement modifiées depuis ;
mais, à son insu peut-être, il lui restait encore
au fond du coeur un vieux levain de haine contre
l' ancienne noblesse. Tout en la recherchant par
calcul et par vanité, secrètement et malgré lui-même
il la testait par habitude, et ne prisait
sincèrement que la noblesse dont les titres ne
remontaient pas au delà de 1830. à ses yeux, la
dignité, le bonheur et la gloire de la France
dataient de l' époque où il avait fait fortune. Irrité
par tout un jour de vaine attente, bien décidé à ne
pas se laisser marcher sur le pied, à tenir haut et
ferme la bannière de la nouvelle aristocratie, dont
il se considérait comme un des représentants, M
Levrault exhala librement son humeur : il n' avait
pas failli attendre, il avait attendu. Il convenait
bien à des hobereaux sans sou ni maille, mourant de
faim dans leurs châteaux ruinés, d' en agir ainsi,
sans façon, avec les coryphées de la grande industrie !
S' ils croient nous faire la loi, ils se trompent,
disait-il en arpentant à grands pas le salon, pendant
que Laure, assise au piano, jouait négligemment une
lodie de Schubert. Leur règne est passé ; trop
heureux sont-ils quand nous voulons bien nous servir
d' eux comme d' escabeaux, et acheter leurs noms pour
allonger les nôtres.
-mais, mon père, dit Laure en laissant ses doigts
courir sur le clavier, la journée s' acve à peine.
Le vicomte aura été empêché : il se présentera.
-je n' ai pas d' aïeux, moi, reprit M Levrault ;
mais j' ai trois millions. à ce prix, j' aurai, tant
que j' en voudrai, des Beaudouin et des Lusignan. Le
vicomte De Montflanquin ne devrait pas ignorer que,
nous autres grands manufacturiers, nous n' aimons pas
attendre. Je ne me soucie pas mal de sa race et de
son lion de sable à la queue en trompette. Quant à
ses besants d' or, il vaudrait mieux pour lui qu' il
les eût dans sa poche que sur son écusson. Jean,
cria-t-il à un laquais qui traversait la cour, faites
atteler, nous sortons.
-quelle voiture, monsieur ? Demanda Jean.
-la calèchecouverte, quatre chevaux et à la
daumont. Je serais curieux de savoir où perche le
vicomte, ajouta M Levrault, s' adressant à sa fille.
J' aurais plaisir à passer ce soir devant son
pigeonnier ; je voudrais montrer à ce preux de quel
bois nous nous chauffons, nous autres grands
industriels.
-mais, mon père, le vicomte est dans son droit,
pliqua Laure sans s' émouvoir : ne lui avez-vous
pas répondu que nous serions heureux de le recevoir
à toute heure ?
-le vicomte devrait y mettre plus d' exactitude : il
sait qui je suis.
Comme M Levrault achevait ces mots, la porte du
salon s' ouvrit, et un laquais annonça le vicomte
Gaspard De Montflanquin.
Laure se leva, M Levrault prit une attitude pleine
de dignité.
Le vicomte entra comme un coup de vent. Quoi qu' en
eût dit maître Jolibois, et dût cet honnête notaire
me classer parmi
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les gens du commun, le vicomte n' était pas beau ;
j' oserais me affirmer qu' il était fort laid, mais
d' une laideur comme il faut. Avec une attention
minutieuse, on couvrait encore, comme une inscription
aux deux tiers effacée, l' empreinte de la race sur
les ruines de sa jeunesse. Peut-être n' avait-il que
vingt-huit ans ; on pouvait, sans l' offenser, lui en
donner hardiment trente-cinq, grâce sans doute aux
nobles ennuis qui avaient pâli son front. Il était
mis avec recherche. Le ruban d' un ordre étranger
brillait à sa boutonnière. Attaché court au gilet, un
bouquet de breloques pendait sur sa poitrine. Petit,
mais bien pris dans sa taille, ne manquant pas dans sa
désinvolture d' une certaine aristocratie de mauvais
aloi, svelte, pétulant, l' airbleur, tenant du
clown et tranchant du marquis, on s' étonnait de le
voir en Bretagne ; on l' eût rencontré sans surprise
à Paris, dans un de ces groupes de gentilshommes
émérites qui, à cette époque, commentaient librement
la devise : noblesse oblige, et gagnaient leurs
éperons sur les champs de bataille de la bouillotte
et du lansquenet. Il fit, en entrant, trois courbettes
en guise de salut ; puis s' adressant tour à tour à
M Levrault et à sa fille :
-mille pardons, monsieur ; mille excuses,
mademoiselle. Vous m' avez attendu : j' ai manqué à
tous mes devoirs. Je suis déshonoré ; je ne me
relèverai jamais de là. Et pourtant, foi de
gentilhomme, je n' ai pu faire autrement. J' étais
parti de Montflanquin à midi. Je venais, j' accourais,
quand je rencontre au détour d' une haie le comte de
Kerlandec. -vous savez la nouvelle ? Dit-il en
m' abordant d' un air radieux ; M Levrault est arrivé.
-monsieur le vicomte, dit M Levrault, veuillez
donc vous asseoir.
-à cinq cents pas de là, poursuivit le vicomte en se
jetant dans un fauteuil, je suis accosté par le vieux
chevalier de Barbanp, un descendant de Godefroy
De Bouillon par les femmes. -eh bien ! Me dit-il
avec effusion, M Levrault est arrivé. -je le sais,
lui dis-je, et je vais le voir de ce pas. Là-dessus,
je veux m' esquiver ; impossible ! Le vieux chevalier
me retient par un bouton de mon habit, et je m' oublie
à parler de vous.
-monsieur le vicomte, dit M Levrault, n' avez-vous
pas besoin de vous rafraîchir ?
-je vous rends grâce. Trois cents pas plus loin,
je me trouve nez à nez avec la marquise De
Francastel, qui me dit : -vous savez ? Il n' est
bruit que de cela dans tout le pays. M Levrault
est arrivé hier soir à la Trélade, en chaise de
poste attelée de quatre chevaux. Qu' il sache bien que
je serais heureuse de lui faire fête ainsi qu' à sa
fille, si je n' étais oblie de partir demain pour
Paris.
-monsieur le vicomte, dit M Levrault, ne
prendriez-vous pas bien un verre de vin de Chypre
ou d' Alicante ?
-rien, en vérité. Je dus m' arrêter encore plus d' une
heure pour causer de vous avec la marquise, qui finit
par m' emmener dîner à son château, où je retrouvai
le comte De Kerlandec et le chevalier De
Barbanpré. Il ne fut question que de votre arrivée.
Le dîner s' achevait à peine, que je m' échappai,
laissant autant d' envieux que de convives, et enfin,
monsieur, me voici, honteux, confus, mais heureux de
vous voir et assez téméraire pour oser compter sur
votre indulgence.
-monsieur le vicomte, vous n' avez pas besoin de
pardon, dit M Levrault, dont la colère venait de
s' éteindre comme un feu de chaume sous une ondée du
ciel ; j' ai plutôt à vous remercier de l' empressement
que vous avez mis à venir au devant de moi.
-monsieur, dit Laure, permettez qu' à mon tour je
vous remercie des jolies fleurs que vous m' avez
envoyées. Je les ai reçues comme un gage de la
bienveillance que nous espérons rencontrer dans ce
beau pays.
Aux premiers mots sortis de la bouche de Laure, le
vicomte avait tressailli comme s' il eût reçu dans la
poitrine la décharge d' une pile de Volta. Il se
tourna brusquement vers la jeune fille qu' il avait à
peine regare jusque-là, s' accouda sur le bras du
fauteuil dans lequel il était assis, et tomba devant
elle dans une contemplation silencieuse : on eût dit
un pèlerin aux pieds de la madone. Laure se troubla
et baissa les yeux ; M Levrault ne savait que penser.
-c' est étrange ! Dit enfin le vicomte, promenant
sa main sur son front comme un homme en état de
somnambulisme.
Puis, rassemblant ses esprits et reprenant possession
de lui-même, il ressaisit le fil de l' entretien,
sans avoir l' air de remarquer le trouble de Laure
et l' étonnement de son père, avec autant d' aisance
que s' il n' eût pas été dans le secret de ce qui
venait de se passer.
-je suis fier, mademoiselle, d' avoir été le premier
à vous rendre, sur cette terre de Bretagne, la foi
et l' hommage que tout gentilhomme doit à la beauté.
En accourant au devant de vous, monsieur, je n' ai
fait que mon devoir, et jamais devoir ne fut plus
doux, plus facile à remplir. Mon notaire m' a plus
d' une fois entretenu de vos travaux, de votre richesse,
qui ne serait rien à mes yeux, si elle n' était le
fruit de vos oeuvres, le prix de votre intelligence.
En me confiant le soin de faire les honneurs de cette
contrée, Jolibois s' est acquis des droits sacrés
à ma gratitude.
-et à la mienne aussi, dit M Levrault. Quoique
nous soyons habitués, nous autres grands industriels,
à nous voir bien reçus partout, je dois avouer,
monsieur le vicomte, que j' étais loin de m' attendre
à tant de courtoisie.
-comment donc cela, monsieur ? S' il est encore par-ci
par-là quelques marquis de Carabas, entichés de
leurs titres, refusant de marcher avec le siècle et
s' obstinant à s' enterrer vivants dans le passé, nous
sommes les premiers à nous railler de leurs travers.
La noblesse n' est plus cette phalange impénétrable
qui souleva contre elle tant d' inimitiés acharnées,
trop souvent légitimes, il faut le reconnaître. Elle
ouvre ses rangs à toutes les gloires, à tous les
talents, à toutes les supériorités. C' est vous dire,
monsieur, qu' elle est prête à vous accueillir.
-ainsi, monsieur le vicomte, vous voudrez bien me
donner une liste des châteaux nous devrons nous
présenter ?
-et, ajouta Laure, diriger nos excursions dans ce
pays que l' on dit charmant ?
En entendant la voix de Mademoiselle Levrault, le
vicomte tressaillit et passa sa main sur son front.
-je suis tout à vous, répliqua-t-il en maîtrisant
son émotion. Ce pays est charmant en effet ; nous le
visiterons ensemble. Si vous le permettez, j' aurai
l' honneur de vous présenter moi-même dans quelques
châteaux du voisinage. Ce qui mesole, non pour
vous, mais pour moi, c' est que, dans trois semaines
je devrai vous quitter pour me rendre à Paris.
-serait-il vrai, monsieur le vicomte ? S' écria M
Levrault consterné.
-que voulez-vous, monsieur ? Le monde m' attire peu ;
la modique fortune que m' ont laissée les révolutions
ne me
p10
permet pas d' y soutenir l' éclat de mon nom. Un
affreux malheur m' a foudroyé à la fleur de l' âge.
Par sagesse autant que par goût, je vis dans la
retraite. J' aime le silence des champs et la solitude
des bois. Cependant il y a des exigences auxquelles
un galant homme ne saurait se soustraire. J' ai reçu,
ce matin me, une lettre de l' un de nos deux jeunes
princes, qui me donne rendez-vous aux courses de
Chantilly. Je vous le demande, monsieur : à ma place
que feriez-vous ?
-je partirais tout de suite,pondit M Levrault
sans hésiter.
-ajoutez, reprit le vicomte, que le roi et la reine
se plaignent de ma longue absence. Voici près de
deux ans que je n' ai mis le pied aux Tuileries. Toute
cette famille est si excellente pour moi, si
parfaite, que je ne voudrais pas encourir vis-à-vis
d' elle le reproche d' ingratitude.
-et vous avez raison, monsieur le vicomte ; quand
on a de bonnes connaissances, on ne doit pas les
négliger.
La conversation une fois sur ce terrain, on pense
bien que M Levrault fit tous ses efforts pour l' y
maintenir. Il y ussit sans beaucoup de peine. Le
vicomte raconta l' histoire de sa présentation,
confirma tout ce que maître Jolibois avait dit la
veille, et ne se lassa pas aux questions que M
Levrault ne se lassait pas de lui adresser. Pour un
homme foudroyé avant l' âge, il avait, comme on dit,
la langue bien perdue, et ne tarissait pas. Décidément
il disposait des faveurs de la cour. Il ne voulait
rien, mais il pouvait tout. M Levrault l' écoutait
comme un oracle et pensait avec complaisance à tout
le parti qu' il pourrait tirer d' un pareil gendre. Il
voyait tout à la fois en lui un pont pour franchir
l' ame qui le séparait des honneurs, une échelle
pour escalader le pouvoir, une clef pour ouvrir les
portes du Luxembourg. De temps en temps Laure
lait quelques paroles à l' entretien. Aussitôt qu' elle
ouvrait la bouche, le vicomte frissonnait, se
tournait vers elle et tombait dans l' extase. Laure
ne laissait pas d' être un peu surprise de l' effet
que sa voix produisait sur les nerfs du dernier des
Montflanquin. M Levrault lui-même était
passablement intrigué ; mais ils n' osaient ni l' un
ni l' autre demander l' explication de cette
singularité.
à la prière de Gaspard, la jeune fille s' était mise
au piano. Gaspard, en l' écoutant, se tordait
d' admiration, et poussait des brava frénétiques,
absolument comme s' il eût été au balcon du
théâtre-italien. Le fait est que Laure avait un beau
talent sur le piano, et jouait de ce funeste instrument
de façon à le rendre à peu près supportable. Après
avoir exécuté quelques fantaisies éblouissantes, elle
chanta une des plus délicieuses mélodies de Reber.
Elle avait une très-jolie voix, qu' elle réussissait
à gâter à force de prétention. Sa romance achevée,
elle apeut, en se levant le vicomte à demi couché
dans son fauteuil, immobile, les yeux au ciel, ne
donnant plus signe de vie.
-monsieur le vicomte, dit enfin M Levrault, de plus
en plus étonné, il paraîtrait que cette petite
chanson a produit sur vous une impression un peu
violente ?
-pardon, oh ! Pardon, s' écria Gaspard seveillant
en sursaut. Mademoiselle, votre voix me trouble et
me plonge dans des ravissements ineffables. Dois-je
le dire ? Ce n' est pas vous que j' écoute alors, mais
une adorable créature qui n' a fait que passer sur la
terre, et qui vivra éternellement dans mon coeur.
Elle n' avait pas seulement votre voix, elle avait
aussi tous vos traits ; si je l' entends quand vous
parlez, je la vois quand je vous regarde.
-quoi ! Monsieur le vicomte, s' écria M Levrault
avec une satisfaction orgueilleuse qu' il ne songea
pas à dissimuler, ma fille ressemblerait à
Mademoiselle De Chanteplure ?
-je vois bien, reprit le vicomte, que Jolibois vous
a mis dans le secret de ma douleur. Je ne lui en veux
pas. Oui, monsieur, Mademoiselle De Chanteplure
ressemblait à mademoiselle votre fille. C' était le
me timbre, les mêmes inflexions de voix, le même
ovale de visage, le me regard, la même nuance de
cheveux. Cependant je crois que Fernande avait la
courbe du nez moins pure, moins fine, moins royale.
à cela près, foi de gentilhomme, jamais ressemblance
plus complète ne se rencontra sous le ciel.
-Mademoiselle De Chanteplure s' est noyée bien
malheureusement, ajouta M Levrault d' un air piteux.
-ah ! Monsieur ! ... s' écria Gaspard avec un geste
désolé.
-monsieur le vicomte, dit Laure qui n' était pas
précisément humiliée de sa ressemblance avec la fille
d' un marquis, je regrette que ma présence soit
condamnée àveiller en vous un sinible souvenir.
Gaspard ne répondit pas, mais il tourna vers
Mademoiselle Levrault un regard si profond, si tendre,
si passionné, qu' elle se sentit affranchie de toute
inquiétude et de tout remords.
La conversation prit un tour moins lugubre. Le vicomte
avait cela de bon que ses impressions funèbres ne
tenaient pas plus longtemps que la neige d' avril. à
l' entendre raconter la mort de Mademoiselle De
Chanteplure, on aurait pu croire qu' il ne lui restait
plus qu' à s' ensevelir à la trappe ; cinq minutes
après, il causait gaiement de choses et d' autres,
léger comme un pinson qui vient de sécher au soleil
ses plumes mouillées par une pluie d' orage. Il avait
dans l' esprit de l' entrain, de la verve, et dans les
manières je ne saurais dire quelle grâce frelatée qui
n' eût pas trompé les clairvoyants et les délicats,
mais à laquelle le commun des martyrs devait se laisser
prendre aisément. Il effleurait tous les sujets avec
une facilité merveilleuse, et parvenait de loin en
loin à faire oublier sa laideur. Il parla de la
noblesse du pays et ne dissimula pas à M Levrault
que les grandes familles des environs étaient en ce
moment absentes de leurs terres ; mais il en restait
encore assez pour défrayer les loisirs du grand
industriel. D' ailleurs, les maisons de Kerlandec et
de Barbanpré ne le cédaient à aucune autre pour
l' illustration et l' ancienneté.
Cependant, il se faisait tard, M Levrault offrit
au vicomte de le mener jusqu' à sa porte en calèche
découverte, attelée de quatre chevaux, conduite à la
daumont. Gaspard pondit qu' il s' en irait à pied
comme il était venu ; il ajouta en jetant un regard
langoureux, qu' il avait besoin, pour apaiser son
coeur, du silence des champs endormis. M Levrault
n' insista pas ; mais, ave c le tact et la délicatesse
du riche qui compte son or devant un pauvre, il
exigea que Montflanquin, avant de se retirer, visitât
son château, ses remises, ses chenils et ses écuries.
Il ne lui fit pas grâce d' un appartement, d' une
voiture, d' un cheval et d' un chien. Gaspard avait
parde l' éclat de son nom, de ses relations avec les
princes, de la faveur dont il jouissait à la cour :
M Levrault prit sa revanche en faisant sonner ses
millions. Heureusement, le bruit ne plaisait pas
au vicomte.
-n' oubliez pas, lui dit M Levrault, que vous dînez
demain à la Trélade. Je ne descends pas de
Godefroy De Bouillon, mais je vous montrerai que
ma table en vaut bien une autre.
Gaspard s' inclina devant Laure, pressa
chaleureusement la main de M Levrault dans les
siennes et se retira enclarant que depuis la mort
de Mademoiselle De Chanteplure il ne se
p11
souvenait pas d' avoir passé, même à la cour, une
soirée si ravissante.
-comment le trouves-tu ? Demanda M Levrault à sa
fille s qu' ils furent seuls dans le salon.
-je le trouve laid, pondit Laure sanstour.
-eh bien ! Reprit M Levrault, on se fait vite à
sa figure. Le premier coup d' oeil ne lui est pas trop
favorable ; pourtant je conçois qu' à la longue on
en vienne à le trouver beau. Et puis, un esprit ! ...
des manières ! ... une gce ! ... il n' y a pas à dire,
ajouta-t-il en fourrant ses mains dans ses poches,
on est flat de recevoir ces gens-là chez soi.
Iv
M Levrault ne devait pas tarder à découvrir que la
Bretagne n' était pas pcisément le pays qu' il
avait rêvé. Les cteaux écroulés, les vieux pans de
mur habillés de lierre, les tours habitées seulement
par les chouettes et les orfraies, ne manquaient pas
aux environs de la Trélade ; mais les châteaux sur
pied, avec châtelains et châtelaines, foisonnaient
moins que M Levrault ne l' avait espéré. Ainsi, les
châteaux de Clisson, de Mortagne et de Tiffauge,
qui lui tendaient les bras, au dire de maître
Jolibois, n' étaient depuis longtemps que des
monceaux de ruines. M Levrault avait appris avec
stupeur que toutes ces grandes maisons étaient
éteintes, et qu' il fallait renoncer à la prétention
de recevoir leurs descendants à sa table. Il était
arrivé depuis près de deux mois, et la foule
aristocratique promise à ses salons se bornait
jusqu' à présent au vicomte De Montflanquin, au
comte De Kerlandec et au chevalier De Barbanpré.
Quant aux fêtes, quant auxceptions annoncées à
son de trompe par maître Jolibois, le fait est que,
hors de chez lui, le grand industriel n' avait pas bu
seulement un verre d' eau.
Le comte De Kerlandec était un fin matois qui se
trouvait vis-à-vis de Gaspard dans la même position
que maître Jolibois ; Gaspard lui devait quelques
milliers d' écus hypothéqs sur la dot de sa femme
et sur les brouillards de la Sèvre, car du domaine
de ses pères il n' était plus question depuis longues
années, et quand M Levrault avait parlé du
pigeonnier du vicomte, le brave homme ne croyait pas
si bien dire, il ne se doutait pas de l' heureux choix
de l' expression. Ennemi de la bourgeoisie à laquelle
il ne pardonnait pas de s' élever et de s' enrichir,
jeune encore d' esprit, fin railleur malgré ses
soixante ans et la goutte assassine, le comte De
Kerlandec avait saisi avec avidité l' occasion de
rentrer dans ses fonds et de s' amuser aux dépens d' un
bourgeois riche et sot. Enfin, comme il n' avait ni
chevaux ni voiture, le comte n' était pas fâcde
promener sa goutte dans la calèche de M Levrault.
Le chevalier De Barbanpré se prenait en effet pour
un descendant de Godefroy De Bouillon. C' était
un vieux gentilhomme très-simple, très-pauvre,
très-gourmand, et qui eût don pour un bon repas
tout son arbre généalogique. M Levrault n' avait
pas eu de peine à l' attirer chez lui. Le chevalier
allait souvent à la Trélade ; on avait fini par
remarquer dans le pays qu' il ne s' y rendait jamais
aprèsner et que jamais il n' en sortait avant.
M Levrault s' était bien présenté avec Laure dans
quelques familles que lui avait désignées Gaspard ;
mais soit que Gaspard, en pilote habile, les eût
dirigés à bon escient vers des parages il n' avait
pas de concurrence à redouter, soit qu' enalité
le bois dont on fait des gendres manquât
absolument dans cette partie de la Bretagne,
toujours est-il que Laure et son père n' avaient pas
découvert un seul gentilhomme à marier. En dépit de
ses trois millions, M Levrault s' était vu partout
accueilli avec cette haute politesse qui peut passer
pour du dédain ; des cartes satinées, timbrées d' un
casque ou d' une couronne, avaient répondu à toutes
ses avances. Il avait beau multiplier autour de lui
les séductions de la richesse, Montflanquin,
Barbanpré, Kerlandec, étaient toute sa cour ; après
deux mois de séjour sous le ciel de la vieille
Armorique, il ne voyait se presser en foule autour
de lui que Kerlandec, Barbanpré, Montflanquin. De
ces trois courtisans, le vicomte était le plus
assidu ; il consolait M Levrault de toutes ses
déceptions.
Gaspard, au bout de trois semaines, avait décla
qu' il n' irait pas à Chantilly. Les courses étaient
ajournées à la saison d' automne. Gaspard ne quittait
plus la Tlade. Il arrivait le matin, et s' en allait
le soir. On devait lui savoir gré de n' avoir pas
encore apporté ses pantoufles. Il avait fait de M
Levrault sa propriété, son bien, une chose à lui.
C' était lui qui dirigeait tout ; rien ne se faisait
que par lui. Tous les soirs, avant de se retirer, il
dressait lui-même le programme des excursions du
lendemain. Il était de toutes les parties et de toutes
les promenades. Il eût été tout aussi facile de voir
M Levrault sans son ombre que de le rencontrer sans
Gaspard. Vif, alerte, dispos, toujours en belle
humeur, le vicomte avait le secret de remplir la
Trélade de mouvement, de bruit et de gaieté. Il
donnait à M Levrault des leçons d' équitation, lui
racontait des histoires de la cour, caressait sa
sottise, encourageait toutes ses manies. Il avait
dressé pour Laure un joli cheval qui s' agenouillait
devant elle, et la suivait comme un mouton bridé.
Chaque jour, il inventait une distraction nouvelle.
Bref, après avoir commencé par se rendre utile, il
avait fini par devenir indispensable. M Levrault,
qui pensait avoir trouvé la pie au nid, se préoccupait
à peine des mécomptes qu' il avait essuyés. Qu' était-il
venu chercher en Bretagne ? Un gendre qui lui frayât
le chemin des honneurs et des dignités. Ce gendre,
il l' avait sous la main. Gaspard réunissait toutes
les conditions requises : un grand nom pour Laure,
pour M Levrault une grande influence. Il était le
gendre rêvé. Malheureusement, Gaspard ne paraissait
pas entendre de cette oreille. Il n' avait pas
d' ambition, et ne parlait de sa pauvreté qu' avec
amour ; à ses yeux, l' opulence était sans attraits.
à part quelques soupirs étouffés, quelques regards
brûlants qui ne s' adressaient peut-être qu' à l' image
de Mademoiselle De Chanteplure, on ne pouvait
guère supposer que son coeurt épris de Laure. Il
pétait volontiers que sa vie était close, qu' il ne
se marierait jamais. M Levrault désespérait parfois
de le prendre dans ses filets : il était le poisson,
et croyait être le pêcheur. Il avait dans son parc,
avec le comte De Kerlandec et le chevalier De
Barbanpré, des entretiens qui achevaient de l' exalter.
Le comte et le chevalier célébraient à l' envi les
rites de Montflanquin. C' était tout profit pour
Kerlandec, et Barbanpré ne voulait pas se montrer
ingrat vis-à-vis d' un homme qui l' avait introduit
dans une maison où l' on faisait de si bons dîners.
Pendant que M Levrault se consumait dans son
impatience, Laure se piquait de plus en plus au jeu.
Laure n' t pas été touce de l' amour du vicomte ;
elle souffrait de son indifférence. Si le vicomte
eût demansa main, il n' est pasr qu' elle eût
consenti à l' épouser ; mais elle s' irritait de lui
entendre
p12
péter sans cesse qu' il ne se marierait jamais. Elle
ne l' aimait pas, c' est tout au plus s' il lui plaisait,
et pourtant elle était jalouse de la jeune fille
qu' il avait aimée, elle était humiliée de la fidéli
qu' il gardait à son souvenir. Enfin, il arriva que
l' attitude de Gaspard changea visiblement. Gaspard
devint triste, fantasque, taciturne, rêveur. Il se
troublait auprès de Laure, et l' on voyait bien que
ce n' était plus l' image de Mademoiselle De
Chanteplure qui l' agitait ainsi. Il ne parlait plus
de Fernande. Une sombre mélancolie avait tari sa
verve, enrason entrain. Symptôme plus grave
encore, à table, il buvait à peine, et ne mangeait
que du bout des dents. Ces changements n' échappaient
pas à l' oeil pénétrant de M Levrault. Le vicomte
ne s' était pas encoreclaré, mais sa passion se
trahissait à tous les regards : les moins clairvoyants
n' auraient pu s' y tromper.
Ivre de joie, M Levrault touchait au but de ses
espérances. Quant à se préoccuper de la passion du
vicomte au point de vue du bonheur de sa fille, cet
excellent père n' y songeait même pas. Seulement il
pensait avec complaisance qu' un gendre si violemment
épris se montrerait des plus accommodants le jour
de la discussion du contrat. Lesintéressement de
Montflanquin, son mépris de la richesse, son amour
de la pauvreté, garantissaient d' ailleurs la modestie
de ses prétentions. Fastueux et ladre, M Levrault
se félicitait tout bas d' avoir mis la main sur un
gentilhomme qui joignait à tant de qualités précieuses
l' avantage du bon marché. Pour Laure, elle se sentait
aimée, sa vanité était satisfaite ; elle jouissait de
son triomphe, et ne se souciait plus de Gaspard.
-il faut voir, il faut attendre, disait-elle à son
père, qui parlait déjà du mariage comme d' un fait
près de s' accomplir. Rien ne prouve jusqu' à présent
que le vicomte soit résolu à demander ma main ; mais,
y fût-il décidé, la prudence nous conseillerait
encore de ne point nous hâter, et d' y regarder à
deux fois. Il est impossible que le vicomte soit le
seul parti que la Bretagne ait à nous offrir.
-qu' espères-tu donc ? Répliquait M Levrault, qui ne
comprenait rien aux hésitations de sa fille. Un
rejeton des Beaudouin et des Lusignan ! Crois-tu
qu' il y en ait à remuer à la pelle ? D' ailleurs, nous
avons exploré tous les châteaux des environs, et,
à moins que tu ne veuilles épouser le comte De
Kerlandec ou le chevalier De Barbanpré, je ne vois
pas trop sur qui tu pourrais arrêter ton choix.
-il faut attendre, répétait Laure avec fermeté ;
rien ne presse. M Gaspard nous a dit lui-même que
les grandes familles de la contrée sont en ce moment
absentes de leurs terres. Peut-être n' en serons-nous
pas toujours réduits à la société du vicomte.
-ma foi, ma chère, tu es bien difficile. Un grand
nom, une grande influence, une grande passion
par-dessus le marché ! Jolibois avait raison, ce
Montflanquin est un caractère antique. On ne
l' accusera pas, celui-là, d' avoir couru après notre
argent. Je l' observe, sans qu' il s' en doute ; je sais
ce qui se passe en lui. Il avait jude rester
fidèle à cette malheureuse Chanteplure. Il t' aime
à son coeurfendant. Il en a des remords, il s' en
accuse, il en enrage ; mais il t' aime, c' est plus
fort que lui. Ainsi, malgré les millions de ton père,
tu inspires un sentiment romanesque, et tu n' es pas
contente ; tu peux être épousée par amour, et cela
ne te suffit pas. Grand merci ! Tâche de trouver
mieux ; je t' en souhaite.
Dans ces dernières paroles de M Levrault, il y
avait bien quelque chose qui chatouillait
agréablement l' orgueil de sa fille. Laure n' avait
pas la prétention d' être uneroïne de roman. C' était,
je l' ai déjà dit, un esprit très-calme, et qui avait
toujours envisagé le mariage comme une affaire
d' ambition, comme une question de libre échange.
Cependant il ne lui déplaisait pas d' inspirer une
passion désintéressée, et de se sentir aimée pour
elle-même. Ses amies de pension ne s' étaient pas fait
faute de lui répéter qu' elle trouverait peut-être
quelque petit hobereau qui consentirait à l' épouser
pour ses écus ; elle se figurait leur dépit, si elles
apprenaient jamais qu' un gentilhomme de haut lignage
l' avait épousée par amour. La passion et le
désintéressement du vicomte ne pouvaient être mis en
doute, et Laure avait assez de raison pour se dire
qu' une occasion pareille ne se présente pas deux fois
dans la destinée d' une jeune fille affligée d' un
million de dot. Gaspard n' était pas beau, mais ses
armoiries étaient belles. Laure n' aimait pas
Gaspard, mais c' était là le dernier des soucis de
Laure. Il n' était jamais entré dans son esprit
qu' elle dût aimer son mari. Ce qui la chagrinait,
c' est que Gaspard n' était que vicomte ; elle eût
voulu tout au moins un marquis. Le titre de
vicomtesse n' était pourtant pas à dédaigner, quand on
s' appelait Mademoiselle Levrault, et qu' on se
souvenait d' avoir vu son père auner du drap rue des
bourdonnais. Un jour, en se promenant à cheval, elle
s' était arrêtée devant le pigeonnier de Montflanquin.
Sa vanité saignait en songeant à cet amas de vieux
murs éboulés que Gaspard appelait pompeusement le
château de ses ancêtres ; mais elle se savait assez
riche pour les relever. Enfin, Laure était forcée
de reconnaître qu' elle n' avait pas l' embarras du
choix. Les semaines s' écoulaient, et les grandes
familles absentes ne se hâtaient pas de rentrer dans
leurs terres. Vainement M Levrault se montrait sur
la route de Nantes en calèche attelée de quatre
chevaux, conduite par deux jockeys coiffés d' une
casquette de velours orange ; vainement il envoyait
ses piqueurs promener dans les alentours ses chevaux
et ses chiens, avec ordre de dire, comme le chat botté,
aux passants : voici les chevaux et les chiens de
M Levrault ; vainement il étalait sa fortune par
tous les chemins et dans tous les carrefours, rien
n' y faisait ; la foule des visiteurs était toujours
la même à la Trélade. Laure finit par se rendre à
l' avis de M Levrault. Il ne s' agissait plus que
d' attendre la déclaration du vicomte. Aux soupirs que
poussait Gaspard, il était permis d' espérer qu' on ne
l' attendrait pas longtemps.
Ainsi tous nos personnages nageaient dans la joie, et
je ne sache pas que dans aucune histoire on ait vu
jamais tant de gens heureux. Quelques jours encore,
et M Levrault mettait le pied sur la terre promise.
Laure se voyait à la cour. Mon Gaspard n' avait plus
qu' à étendre ses doigts crochus pour agripper le petit
million dont il paraissait avoir quelque besoin.
Maître Jolibois croyait déjà tenir ses quatre-vingt
mille livres, et le comte De Kerlandec ses quelques
milliers d' écus. Le chevalier De Barbanpré pensait
avec délices au festin de noces. Enfin, Galaor se
berçait du doux espoir que le vicomte, une fois marié,
penserait peut-être à lui payer ses gages. Les choses
en étaient là, lorsqu' un incident imprévu vint
brusquement en changer le cours.
Un matin, aprèsjeuner, Laure était sortie à cheval,
suivie d' un serviteur. C' était la première fois
qu' elle allait ainsi à travers champs, sans être
escortée de son père et de Montflanquin. Gaspard
s' était offert à l' accompagner ; mais M Levrault,
décidé pour en finir à le forcer dans ses
retranchements, avait retenu le vicomte, qui ne s' était
signé qu' à regret,
p13
après avoir reçu l' assurance que Laure dirigerait sa
promenade du côté de Clisson, car, à l' en croire, le
té de Tiffauge était mal habité, et il craignait
pour elle de fâcheuses rencontres. Docile aux avis
de Gaspard, Laure avait d' abordtoyé la rivière ;
puis, ennuyée bientôt des chemins trop connus, elle
s' était jetée dans un sentier couvert qui coupait
le vallon, courait sur les flancs du coteau et se
perdait dans un bois de chênes. Percé d' allées
étroites, courtes, enchevêtrées, ce bois était un
vrai labyrinthe. Laure le traversa au galop, et
s' aperçut, sur la lisière, qu' elle n' était plus suivie
de Germain qui, sans doute, avait perdu ses traces.
Bien que Mademoiselle Levrault ne fût pas une
organisation très-poétique, elle éprouva moins
d' inquiétude que de joie en se trouvant seule au
milieu des campagnes. Sans se préoccuper autrement
des appréhensions du vicomte, elle rendit la bride
et laissa son cheval aller à l' aventure. Il faisait
une de ces journées sans soleil, un peu tristes, mais
si charmantes, qui prêtent aux splendeurs de l' été
les lancolies de l' automne. La terre rafraîchie se
reposait des ardeurs de juillet sous un ciel gris
et doux, nuancé comme l' aile d' une palombe. Par quel
enchantement Laure en arriva-t-elle à se mettre en
communication avec la nature ? Comment cette jeune
fille, qui n' avait vécu jusque-là que d' orgueil et
de vanité, eut-elle enfin unevélation confuse des
beautés de la création ? Laure avait oublié ses
millions et les armoiries de Gaspard. Elle voyait
les blés onduler à ses pieds, elle écoutait le chant
des brises, elle aspirait l' air embaudes ps ;
son coeur se dégageait peu à peu des ambitions
mesquines qui, quelques heures auparavant, le
remplissaient encore tout entier. C' est que la bonne
et sainte nature a de mystérieuses influences
auxquelles ne sauraient échapper les âmes les plus
rebelles ; c' est qu' elle a de muets enseignements
d' une éloquence irrésistible : le spectacle des
oeuvres de Dieu en dit plus sur le néant des vanités
mondaines que toutes les oraisons funèbres de
Bossuet et de Massillon. Malheureusement, le mal
était profond chez Laure, et la pauvre enfant ne
devait pas tarder à reprendre les liens misérables
sous lesquels l' éducation avait étouffé tous ses
bons instincts.
Laure chevauchait ainsi depuis quelques heures, au
gré de sa monture, sans se douter qu' avec son amazone,
son chapeau de feutre et son voile vert, seule et
libre, en plein air, perdue au milieu des genêts, elle
était cent fois plus aimable que dans le salon de son
père. Quand elle voulut se diriger vers la Trélade,
elle essaya vainement de s' orienter ; elle était
égarée dans un océan d' ajoncs et de brures. Après
avoir erquelque temps encore au hasard, elle crut
reconnaître les abords d' un sentier dans lequel
Gaspard l' avait un jour empêchée de pénétrer, en lui
signalant comme un passage périlleux, coupé de
fondrières et menant à des marécages. L' année
précédente, une pastoure s' était risqe, à la
poursuite d' une de ses vaches, dans ce défilé qu' on
appelait le chemin du diable ; la pastoure et la
vache n' avaient jamais reparu depuis. Laure avait
fait observer avec assez raison que pareil malheur ne
fût point arrivé, si l' on t mis à l' entrée de ce
défilé une barrière ou tout simplement un fagot d' épines.
Là-dessus, Gaspard s' était récrié, admirant l' esprit
inventif de Mademoiselle Levrault etplorant la
stupidité de la commune.
En se retrouvant vis-à-vis du chemin du diable, Laure
s' arrêta pour le reconnaître, et le reconnut en effet.
C' était une allée sinueuse, profonment encaissée
entre deux collines, et qui serpentait sous un berceau
de frênes, comme un méandre de verdure. Laure allait
s' éloigner, lorsqu' elle aperçut une petite fille,
pieds nus et cheveux en broussailles, qui débouchait
précisément par cette allée, en chassant devant elle
une vache au poil roux. Une imagination un peu rêveuse
aurait cru voir les ombres éploes de la pastoure
dont le vicomte avait raconté le sinistre destin ;
mais Mademoiselle Levrault n' était pas fille à se
laisser prendre à de si poétiques illusions.
-petite ! Cria-t-elle, est-ce que le sentier d' où tu
sors n' est pas le chemin du diable ?
-le chemin du diable ! Répliqua la pastoure d' un air
effaré ; ma belle demoiselle, il n' y a pas de chemin
de ce nom dans tout le pays.
-comment ! S' écria Laure, tu n' as pas entendu parler
du chemin du diable ?
-faites excuse, ma belle demoiselle, j' en ai entendu
parler par m. le curé ; mais je ne l' ai jamais vu.
-tu sais du moins que ce sentier n' est pas sûr, qu' il
ne à des marécages où il ne fait pas bon de
s' aventurer ? L' an passé, une bergère comme toi s' y
est perdue avec sa vache.
-m' est avis, répondit la petite, que vous voulez vous
gausser de moi. Ce sentier est aussi sûr que la route
de Nantes : pour en sortir vivant, il suffit d' y
entrer en vie.
-eh bien ! Demanda Laure étonnée, où donc ce chemin
ne-t-il ?
-à notre ferme, ma belle demoiselle, et au château
de La Rochelandier.
à ces mots, la petite fille s' enfuit à toutes jambes,
pour courir après sa te, qui se régalait dans un
champ de luzerne.
Laure était toujours à la même place, cherchant un
sens aux contes de Gaspard et n' en trouvant aucun.
Il fallait que ce château de La Rochelandier, dont
le nom venait de frapper son oreille pour la première
fois, ne t qu' un monceau de ruines, comme les
châteaux de Tiffauge, de Mortagne et de Clisson ;
autrement, Gaspard n' eût pas manqué de le porter
sur la liste qu' il avait remise à M Levrault, quand
il s' était agi de nouer des relations avec la noblesse
des alentours. Ce château était inhabité, cela ne
laissait pas l' ombre d' un doute dans l' esprit de
Laure ; mais pourquoi Gaspard lui avait-il signalé
ce sentier comme un passage dangereux ? Pourquoi ce
nom de chemin du diable ? Pourquoi cette histoire d' une
pastoure et de sa vache s' abîmant dans des fondrières
ou dans des marécages ?
Après quelques minutes de réflexion, Laure cingla
d' un coup de cravache le flanc de son cheval, et
s' enfonça dans le chemin qui menait au château de
La Rochelandier.
V
après un temps de galop sur un terrain ferme et uni,
Mademoiselle Levrault débouchait dans une vallée
étroite et s' arrêtait au pied d' un château qui, bien
que mutilé par les ans, gardait encore quelque chose
de seigneurial, et se carrait dans sa vétusté comme
un hidalgo dans son manteau troué. La nature, toujours
bienfaisante, avait mis sur toutes ses blessures un
appareil de verdure et de fleurs. Les joncs, les
saules, les glaïeuls, croissaient dans les fossés
chantaient les rainettes. Le lierre et les ronces
grimpaient jusqu' au front des tours ; de toutes les
fenêtres de toutes les crevasses pendaient
p14
des touffes de ravenelle, de mille-pertuis et de
pariétaire. Un perron de dix degrés montait fièrement
de la cour dans le vestibule. Les alentours étaient
agrestes, même un peu sauvages. Les fabriques et les
manufactures n' avaient pas pénétré jusque-là. Lavre
ne réfléchissait que le luxe de ses ombrages. Le
village, qui s' étendait à deux portées de fusil du
manoir, n' offrait à l' oeil qu' un éparpillement de
fermes isolées, ralliées autour d' un clocher rustique.
En ce moment, la vallée était déserte ; le château
lui-même semblait inhabité. Rien ne trahissait la vie
à l' intérieur : pas un bruit, pas un mouvement, pas
un filet de fumée bleuâtre s' élevant en spirale
au-dessus du toit. Par la porte ouverte à deux battants,
on pouvait voir l' herbe pousser en paix entre les
pavés de la cour et jusque sur les marches disjointes
du perron. Si cette demeure n' était pas vouée à un
abandon définitif, elle devait appartenir à l' une des
familles absentes dont le vicomte avait parlé ; mais,
encore une fois, pourquoi le vicomte avait-il dénoncé
comme dangereux, coupé de fondrières et aboutissant
à des marécages, un sentier inoffensif, tapissé d' une
herbe fine et drue, et qui conduisait sans encombre
les gens dans ce joli vallon, au pied de ce manoir
solitaire ? Pourquoi le nom de La Rochelandier
n' était-il jamais sorti de sa bouche ? Tout en faisant
ces réflexions, Mademoiselle Levrault ne pouvait
s' empêcher de comparer la physionomie piteuse du petit
castel de Montflanquin à la mine haute et fière de
cette habitation féodale. Autant eût valu comparer
une taupinière avec un nid d' aigle.
Laure était descendue de cheval, et, relevant sa jupe
d' amazone, avait hasardé quelques pas dans la cour
pour examiner de plus près l' écusson sculpté au-dessus
de la porte. Le spectacle des créneaux et des tours
avait suffi pour la distraire de la contemplation de
la nature ; la vue d' une pierre armoriée venait
d' effacer à ses yeux toute la poésie des landes et des
prés. Elle allait se retirer, quand une dame du plus
grand air parut sous le vestibule et s' avança sur le
perron. Le premier mouvement de Laure fut de
s' enfuir ; la noble châtelaine ne lui en laissa pas le
temps.
-j' espère, mademoiselle, dit-elle avec un aimable
sourire, que ce n' est pas ma présence qui vous fait
peur ? Je ne me pardonnerais de ma vie d' avoir
effarouché tant de jeunesse, de grâce et de beauté.
-madame, balbutia Laure plus rouge que la fleur du
grenadier, excusez mon indiscrétion ; j' avais tout
lieu de croire que ce château était inhabité.
-eh bien ! Mademoiselle, vous voilà punie de votre
étourderie, car vous êtes ma prisonnière. Vous ne
refuserez pas de vous reposer un instant chez la
marquise de La Rochelandier.
Et la marquise tendait sa belle main blanche à la
jeune fille pour l' inviter à franchir les degs du
perron.
Mademoiselle Levrault ne s' était jamais vue à
pareille fête ; sans se faire prier davantage, elle
prit la main de la marquise, qui l' introduisit dans
un vaste salon où ne respirait pas l' opulence, mais
l' on retrouvait encore les vestiges d' une splendeur
évanouie. Tous les dessus de porte représentaient des
fêtes galantes à la manière de Watteau, de Lancret
et de François Boucher. La cheminée, large et de
marbre blanc, était surmontée d' une glace dont le
cadre, formé d' entre-lacs, se terminait par un fouillis
de branchages, de nids de tourterelles et de canaris
sculptés. Tout cela fa, ébréché, enfumé. Les chaises
et les fauteuils étaient couverts de housses blanches,
destinées à voiler plutôt qu' à pvenir les injures
du temps. Les tapisseries de haute lisse, qui
cachaient les murs, auraient eu besoin de quelques
reprises. Je pense aussi que quelques meubles de plus
ne se fussent pas trous mal à l' aise dans cette
immense pièce, dont les portraits de famille
composaient le plus bel ornement. Tous les La
Rochelandier étaient là, dans leurs cadres gothiques,
bardés de fer ou chamars d' hermine, plaqués de
croix, bariolés de cordons. Parmi les figures de
femmes, une surtout attira les regards de Laure.
C' était une grande dame habillée en bergère-camargo,
robe de moire, avec paniers et tonnelet, talons rouges,
houlette en main et petit chapeau sur le coin du
chignon. Elle se tenait gravement au milieu de ses
moutons, et près d' elle, sur la me toile, un La
Rochelandier en casaque de velours gorge de pigeon
et à pèlerine, avec un chapeau en lampion sur la
tête, lui présentait de l' air le plus respectueux un
lapin blanc tapi dans une corbeille de roses. Le
portrait de la marquise n' eût pas déparé cette
collection de visages aristocratiques. Quoiqu' elle eût
passé depuis longtemps la première et même la seconde
jeunesse, la marquise était belle encore, marchait la
tête haute, la poitrine en avant, et avait le port
d' une reine. Toutvélait en elle l' instinct de la
domination. Ses lèvres, qui souriaient avec une grâce
infinie, semblaient pourtant faites pour exprimer
plus volontiers le dédain que la bienveillance.
L' orgueil de la race couronnait son front. Un oeil
observateur eût deviné, en la voyant, une de ces
femmes, charmantes par calcul, impérieuses par nature,
que Dieu a créées pour régner moins par les séductions
de la faiblesse que par la souplesse de l' esprit et
l' énergie de la volonté.
à peine entrée dans le salon, Laure déclina le nom
de son père, et dieu sait ce qu' il lui en coûta pour
prononcer ces simples paroles : je suis la fille de
M Levrault, sous le feu croisé des regards que tous
les portraits de famille paraissaient attacher sur elle.
Il lui sembla qu' à ce nom de Levrault, un sourire
narquois partait comme une flèche de chaque cadre
et venait la frapper droit au coeur. Puis, elle
raconta par quel hasard elle s' était trouvée seule
au milieu des campagnes et comment la curiosité l' avait
poussée jusque dans la cour du château.
-quoi ! Mademoiselle, s' écria la marquise, vous êtes
la fille du riche industriel qui est venu s' établir
à la Trélade ? On m' a parlé souvent de monsieur votre
père. Je sais qu' il a visité plusieurs familles des
environs. Je vous l' avoue, j' avais compté que le
château de La Rochelandier ne serait pas le dernier
M Levrault se présenterait. Ce matin encore, je
pouvais m' étonner que monsieur votre père en eût
décidé autrement ; à cette heure, je le regrette.
-madame la marquise, dit Laure avec empressement,
mon père est moins coupable que vous ne pourriez le
croire. Nous sommes étrangers dans ce pays. La
personne qui s' est chargée de nous diriger dans le
choix de nos relations ne nous a jamais parlé du
château de La Rochelandier. Votre nom n' a pas été
prononcé une seule fois à la Trélade depuis que nous
l' habitons. Voilà une heure au plus que je dois au
hasard de l' avoir entendu pour la première fois. C' est
qu' à coup sûr le vicomte De Montflanquin ne vous
sait pas de retour dans vos terres, autrement,
j' aurais peine à comprendre...
-pardon, mademoiselle, reprit la marquise
l' interrompant : est-ce que la personne qui s' est
chargée de vous diriger dans le choix de vos relations
serait par aventure...
-le vicomte De Montflanquin, oui, madame.
-je m' explique très-bien, répliqua la marquise avec
hauteur,
p15
que le vicomte De Montflanquin n' ait pas tenté
d' ouvrir à monsieur votre père les portes d' un château
dont il n' a pas les clefs. Mais, mademoiselle,
ajouta-t-elle gaiement, si M Levrault ne s' est
présenté que dans les maisons où le vicomte a ses
entrées, vous devez vivre ici dans une solitude à peu
près absolue.
-il est vrai, madame la marquise, que nous ne voyons
pas beaucoup de monde, répondit Mademoiselle Levrault
qui commençait à dresser les oreilles. Nous sommes à
la Tlade depuis près de trois mois, et le cercle
de nos connaissances se borne, jusqu' à présent, au
vicomte De Montflanquin, au chevalier De
Barbanpré et au comte De Kerlandec.
à ces mots, la marquise partit d' un éclat de rire
si bruyant, qu' on eût dit un bruit de cascade. Elle se
tordait dans son fauteuil, tandis que Laure la
regardait d' un air embarrassé et ne savait quelle
contenance tenir.
-mille excuses, mademoiselle, dit enfin Madame De
La Rochelandier, quand son accès d' hilarité fut un
peu cal: j' ai mauvaise grâce à rire devant vous
des personnes que monsieur votre père reçoit dans son
intimité. Cela ne m' arrivera plus. Promettez-moi
seulement de ne pas juger de la noblesse de Bretagne
d' après les trois échantillons que vous venez de me
citer.
-mais, madame la marquise, le vicomte De Montflanquin
nous a dit que les maisons de Kerlandec et de
Barbanpré ne le cèdent à aucune autre pour
l' illustration et l' ancienneté, et j' aurais cru que
le vicomte De Montflanquin lui-même représentait
avec ces deux gentilshommes l' élite de la noblesse du
pays ?
-tenez, mademoiselle, parlons d' autre chose, répondit
la marquise se maîtrisant à peine ; sinon je vais me
reprendre à rire, et cela me fait mal, outre que
c' est inconvenant.
Là-dessus, au grand regret de Laure, elle changea le
cours de l' entretien. Mademoiselle Levrault, dont
la défiance et la curiosité venaient d' être
singulièrement éveillées au sujet du vicomte, essaya
vainement de remettre son nom sur le tapis ; la
marquise se renferma dans cette réserve obstinée qui
est la pire des indiscrétions. En revanche, elle
combla la jeune fille d' attentions de tout genre et se
montra pour elle d' une grâce exquise, d' une bon
parfaite. Elle avait cette haute aristocratie de
manières qui relève le prix des moindres prévenances,
frappe à son coin la menue monnaie de la politesse
courante, et d' un brin de muguet sait faire un épi de
diamants. Les compliments ne lui coûtaient rien ; mais
la flatterie, en passant par ses lèvres, pouvait être
prise pour la fleur de la vérité. Un serviteur avait
apporté un plateau chargé de fruits et de sirops. La
marquise voulut servir elle-même la jeune amazone, et
s' en acquitta avec une courtoisie qui toucha vivement
la vanité de Mademoiselle Levrault. Puis elle la
promena sur les plates-formes du château et dans les
allées d' un parc qui, sans être considérable, était
charmant, grâce aux soins qu' il n' avait pas reçus
depuis plus de vingt ans. Rien ne rappelait, dans cette
habitation, le luxe et le faste de la Trélade. Au
contraire, tout y ressentait l' abandon et la pauvreté ;
mais aussi on y retrouvait à chaque pas les traces
authentiques d' une longue suite d' aïeux et Laure eût
donné volontiers, pour ces écussons, ces portraits
de famille et ces tours crénelées, la Trélade, la meute
et les dix chevaux de son re, avec Barbanpré,
Kerlandec et Montflanquin par-dessus le marché.
Les heures s' envolaient. Mademoiselle Levrault, que
la marquise avait ramenée dans le salon, se leva pour
prendre congé.
-je vous reverrai, n' est-ce pas ? Dit la marquise
d' une voix caressante.
-soyez sûre, madame la marquise, que monre
s' empressera de venir vous offrir ses hommages et vous
remercier de l' accueil que j' ai reçu au château de
La Rochelandier. Pour moi, je n' oublierai jamais
votre aimable hospitalité.
-vous direz de ma part à M Levrault qu' il a une fille
adorable. J' avais entendu parler de sa richesse, et
pourtant j' étais loin de me douter qu' il eût un trésor
si précieux ; mais j' y pense, mademoiselle, ajouta la
marquise se ravisant, vous ne pouvez pas retourner
seule à la Trélade. Nos sentiers vous sont inconnus,
ou tout au moins peu familiers. Attendez, pour partir,
que mon fils soit rentré ; Gaston se fera un plaisir
de vous accompagner.
Jusque-là, Madame De La Rochelandier n' avait pas
dit un mot de son fils. à cette révélation inattendue,
Mademoiselle Levrault tressaillit. Presque au me
instant, le galop d' un cheval s' arrêta dans la cour,
et, au bout de quelques secondes, un beau jeune
homme entra dans le salon. Son visage était doux et
fier. L' intelligence rayonnait sur son front,
qu' encadraient négligemment des touffes de cheveux
blond cendré. Bien qu' il fût au printemps de la vie,
son regard triste et son air souffrant accusaient de
secrets ennuis. Grand, mince, élancé, il était vêtu
avec une élégante simplicité et paraissait avoir
vingt-cinq ans au plus. Laure, en l' apercevant,
comprit enfin le sens et la moralité des fables De
Montflanquin. Ce fut pour elle comme un flot de
lumière éclairant tout d' un coup les ténèbres du
chemin du diable. Gaston n' avait eu qu' à se montrer
pour dévoiler Gaspard. Il s' inclina gravement devant
la jeune fille, et baisa la main de la marquise avec
une tendresse mêlée de respect.
-Gaston, dit la marquise, vous ne comptiez pas
trouver, en rentrant, une si jolie fleur épanouie
entre nos vieux murs. Remerciez le hasard qui vous a
nagé cette agréable surprise. Mademoiselle
Levrault veut bien vous permettre de l' accompagner
jusqu' à la Trélade. Si vous voyez M Levrault,
vous lui ferez mes compliments.
Gaston, qui connaissait tout l' orgueil de sa mère,
jeta sur elle un regard curieux ; puis, se remettant
aussitôt :
-mademoiselle, je suis à vos ordres. Mon cheval est
encore tout sellé et bridé ; nous partironss que
vous le voudrez.
Mademoiselle Levrault fit tous ses efforts pour
épargner cette corvée au jeune marquis. Si on l' eût
prise au mot, je crois qu' elle eût été un peu
désappointée. Heureusement, il n' en fut rien, et la
marquise insista tellement que Laure dut finir par
der. Gaston, par politesse, n' avait pas cru
pouvoir se dispenser de joindre ses instances à celles
de sa mère. Madame De La Rochelandier les
accompagna jusqu' au pied du perron, les vit monter à
cheval, les suivit des yeux à travers la vallée et ne
rentra qu' après qu' ils eurent disparu dans les
profondeurs du sentier. Elle avait, en rentrant, l' air
satisfait d' une personne qui n' a pas perdu sa
journée.
Certes, un poëte, ou tout simplement un rêveur qui
eût aperçu ces deux enfants chevauchant côte à te
le long des traînes, sous le ciel embaumé des prairies,
n' eût pas manqué de s' écrier : voilà deux amoureux
qui passent. Et peut-être son coeur se fût abîmé
dans la mélancolie d' un lointain souvenir. Moi-même,
si j' étais libre d' obéir à ma fantaisie, je dirais
p16
que ces deux jeunes gens en arrivèrent doucement à se
sentir attirés l' un vers l' autre, j' essaierais de
retrouver les accents de la jeunesse pour chanter le
doux pme des tendresses écloses à l' ombre des bois,
sur le bord des ruisseaux, dans le creux des vallons.
Par malheur, cette histoire n' est pas une idylle, et
je plains de toute mon âme ceux qui s' obstineraient
à chercher dans ce récit la fraîcheur, la poésie et
la grâce des sentiments.
Veut-on savoir ce qui poccupait Mademoiselle
Levrault pendant que Gaston chevauchait auprès
d' elle ? Ce n' était ni la bonne mine de ce jeune
homme, ni l' élégance de sa tournure, ni la tristesse
de son regard ; c' était son titre de marquis. Elle
reconnaissait bien que Gaston était plus jeune, plus
beau, mieux tourné que Montflanquin ; mais avant
tout Gaston était marquis, Montflanquin n' était
que vicomte. Elle se souciait assez peu de la valeur
personnelle de son compagnon ; mais il souriait à sa
vanité de rentrer à la Trélade avec un marquis. Et
puis, quel coup de foudre pour Gaspard ! Elle
jouissait par anticipation de sa stupeur et de son
dépit. Dérober aux regards de Laure un jeune et
beau garçon qui pouvait devenir un jeune et beau mari,
Laure n' était pas fille à s' en plaindre ; mais tenir
un marquis sous le boisseau, voilà ce que Laure
ne pardonnait point. On juge si de pareilles
ditations étaient faites pour appeler l' amour. Quant
au jeune La Rochelandier, pendant qu' il chevauchait
près de Laure dans des sentiers si étroits, que
parfois son visage était effleuré par le voile de
l' amazone, il songeait malgré lui aux millions de M
Levrault, et, comme Gaston avait l' âme délicate et
fière, cette préoccupation aurait suffi pour fermer
son coeur à l' amour, si l' amour se fût avisé deder
autour de son coeur. Tout en souffrant de sa pauvreté,
il la respectait et n' eût voulu pour rien au monde
l' humilier devant l' opulence. Aussi avait-il pris
vis-à-vis de Mademoiselle Levrault une attitude
froide, compassée, même un peu hautaine. Si elle eût
été pauvre comme lui, à coupr il eût remarqué sa
jolie taille et sa jolie figure, car Laure était
vraiment jolie ; mais, tandis qu' elle ne voyait en
lui qu' un marquis, il ne voyait en elle que la fille
d' un millionnaire.
Les choses ainsi posées, il n' est pas besoin d' ajouter
que la promenade de Laure et de Gaston n' avait rien
de bien sentimental. Celui qui eût écouté derrière les
haies en eût été pour sa courte honte. Mademoiselle
Levrault, qui tenait à prouver au marquis de La
Rochelandier qu' elle n' était pas la fille d' un ancien
marchand de drap, comme de méchantes langues en
pandaient peut-être le bruit dans le pays, parlait
à tort et à travers de ses liaisons avec les filles
de la plus haute aristocratie. Ses anciennes compagnes
de pension, qu' elle testait si cordialement, étaient
toutes devenues ses amies intimes. Gaston, en
l' écoutant, ne pouvait parfois s' empêcher de sourire.
Elle essaya de l' amener, par d' insensibles détours, à
s' exprimer sur le compte de Montflanquin ; mais
Gaston imita la réserve et la discrétion de sa mère.
Seulement, quand Laure l' interrogea sur Mademoiselle
De Chanteplure, il se mordit les lèvres et ne
prima pas sans peine un mouvement de folle gaieté.
Après deux heures de marche, ils aperçurent enfin, à
travers le feuillage, le toit de la Trélade.
-mademoiselle, dit Gaston, qui ne se sentait pas
tourmenté du désir de présenter ses hommages à M
Levrault, voici votre demeure. Ma mission est
terminée ; si vous le permettez, je n' irai pas plus
loin.
Laure l' entendait autrement. La présence du marquis
était nécessaire à l' effet de son entrée ; elle voulait,
en même temps, que le jeune La Rochelandier emportât
chez lui une idée un peu nette du luxe de M Levrault.
-mon père ne me pardonnerait pas, lui dit-elle, de
vous avoir laissé partir ainsi. Peut-être vous en
voudrait-il à vous-même de vous être dérobé à ses
remercîments. Je me suis reposée au château de La
Rochelandier ; venez, monsieur, vous reposer au
château de la Trélade. Vous n' y retrouverez pas la
grâce et l' esprit de madame votre re ; mais mon père
sera très-heureux de vous connaître et de recevoir
de votre bouche les compliments dont madame la
marquise a bien voulu vous charger pour lui.
Gaston ne paraissait pas bien convaincu de la nécessité
de complimenter le nouveau seigneur. Laure redoubla
d' insistance. Ce petit débat durait encore, quand les
deux chevaux s' arrêtèrent devant la grille du château.
Vi
à la façon dont M Levrault avait insisté pour qu' il
restât à la Tlade, le vicomte avait compris qu' il
touchait au moment décisif. En effet, le grand
industriel s' était promis en se levant que la journée
ne s' achèverait pas sans couronner ses espérances. Il
avait résolu, pour précipiter le dénoûment, d' en agir
avec Montflanquin comme Mahomet avec la montagne :
en d' autres termes, il se disposait à lui jeter
adroitement sa fille et ses écus à la tête. Ainsi
maître Gaspard en était venu à ses fins. Depuis près
de deux mois, il sentait frétiller dans sa nasse les
millions de M Levrault ; mais, au lieu de les
saisir avidement et de s' exposer, par trop de hâte,
à les voir glisser, comme une anguille, entre ses
doigts, il avait préféré attendre, pour plus de
curité, qu' ils vinssent eux-mêmes et de leur propre
mouvement se mettre dans la ple à frire. Il allait
jouir de ce spectacle, unique, je le crois, dans les
annales de la pêche.
Après s' être assuré que Laure se dirigeait du
de Clisson et tournait le dos au château de La
Rochelandier, le vicomte, plein de sérénité, était
allé rejoindre M Levrault sous les arbres du parc.
M Levrault avait passé la nuit à combiner les
manoeuvres qui devaient avoir raison de Gaspard, car
le brave homme ne pensait pas pouvoir s' y prendre
avec trop d' adresse et d' habileté, tant il craignait
que sa proie ne lui échappât. Pour préparer les voies
et faire un pont d' or au vicomte, il commença par
l' entretenir de ses projets avec une apparente
bonhomie. C' était son rêve de marier sa fille en
Bretagne, et d' acheter une grande propriété dans les
environs de la Trélade. Ce pays lui plaisait. Le
mari de Laure devait être de noble race ; quant à la
fortune, on l' en tenait quitte, et, si pauvre qu' il
fût, si délabré que fût son castel, on se faisait fort
de relever ses tours et de reconstituer le fief de
ses aïeux. De temps en temps, M Levrault
s' interrompait pour demander l' avis de M Montflanquin.
-qu' en dites-vous ? -que vous en semble ? -monsieur
le vicomte, n' ai-je pas raison ? -m. le vicomte
écoutait d' un air distrait, hochait la tête, et
pondait à peine ; il voulait ménager à ce vainqueur
la satisfaction d' enfoncer des portes ouvertes, de
foudroyer des bastions démantelés, et de réduire une
place sans garnison. Après avoir exposé ses projets,
M Levrault aborda, par une transition ingénieuse,
l' avenir et la destinée du vicomte. Il s' étonnait, il
ne comprenait pas que l' héritier d' une si
p17
grande famille se condamnât, de gaieté, de coeur, à
l' inaction, à l' obscurité, au lieu de chercher les
moyens de rajeunir l' éclat de sa maison. Le vif
intérêt, l' affection presque paternelle qu' il portait
à Gaspard, l' autorisaient à lui parler avec sévérité.
Eh bien ! Gaspard était coupable ; Gaspard, en
s' abandonnant lui-même, trahissait dume coup la
moire de tous ses ancêtres. Que devaient penser les
ombres consternées des Beaudouin et des Lusignan ?
L' ancien marchand de la rue des bourdonnais traita
toute cette partie de son discours avec une
magnificence de langage dont je n' essaierai pas de
donner une idée ; un Rohan ne se fût pas exprimé
avec plus d' éloquence sur les devoirs qu' impose un
grand nom. M Levrault s' admirait lui-même, et
jouissait de l' attitude affaissée de Gaspard. Gaspard,
comme écrasé sous le poids des dures vérités qu' on
lui faisait entendre, marchait la tête basse et
s' arrêtait de loin en loin pour porter sa main à
son front. Par-ci, par-là, le madré compère
hasardait bien quelques répliques. Pour irriter
l' attaque, il disputait pied à pied le terrain, ne
rompait qu' à regret, et reprenait parfois l' avantage
qu' il avait perdu. Enfin, il vint un instant où, sûr
désormais de son triomphe, M Levrault s' avança dans
la discussion comme un hippopotame à travers les
roseaux qu' il broie sur son chemin. Le vicomte fut
obligé de confesser humblement sa défaite.
-vous avez raison, monsieur, je suis forcé de le
reconnaître, s' écria-t-il avec un geste de résignation.
à votre voix, la lumière est descendue dans mon
esprit : je comprends que j' ai failli à tous mes
devoirs. Plût à Dieu que je vous eusse rencontré
plus tôt ! éclairé, dirigé par votre haute intelligence,
je n' aurais pas consumé dans l' oisiveté les plus
belles anes de ma jeunesse. à cette heure, il est
trop tard. En me ralliant à la branche cadette, j' ai
brûlé mes vaisseaux. Je n' aurais qu' un mot à dire pour
attirer sur moi les faveurs de la cour ; mais ce mot,
je ne le dirai pas.
-je vous approuve, monsieur le vicomte. Ce n' est pas
un Levrault qui vous conseillera jamais une lâcheté.
J' apprécie la délicatesse de votre belle âme. Vous ne
voulez pas qu' on puisse vous soupçonner de vous être
rallié par calcul, dans une arrière-pensée d' intérêt
personnel. Vousservez votre influence pour vos
proches, pour vos amis, et ne demandez rien pour
vous-même. Un Montflanquin se donne, il ne se vend
pas. C' est beau, c' est grand, c' est chevaleresque ; à
votre place, je n' agirais pas autrement. Heureusement,
monsieur le vicomte, vous avez un moyen honorable et
r de restaurer votre maison et de prendre dans le
monde le rang élevé qui vous appartient.
-ce moyen, monsieur, quel est-il ? Demanda Gaspard
avec un sourire d' incdulité. Vous m' avez fait
l' honneur de visiter ma vicomté ; vous savez aussi
bien que moi ce que m' ont laissé lesvolutions.
-monsieur le vicomte, repartit M Levrault d' un
ton solennel, le temps n' est plus où la noblesse et
la bourgeoisie vivaient entre elles comme chien et
chat ; passez-moi ces expressions empruntées au
vocabulaire des petites gens. Autrefois rivales, la
noblesse et la bourgeoisie se sont réconciliées
à l' ombre du trône de juillet. Ces deux grandes
puissances tendent chaque jour à se rapprocher
davantage : il n' est pas rare de les voir se donner
la main, ler leur sang, confondre leurs intérêts et
se prêter un mutuel appui. Un gentilhomme ne croit
plusroger en épousant la fille d' un riche banquier
ou d' un grand industriel. Je connais vos sentiments,
monsieur le vicomte : vous n' avez jamais songé à
vous élever contre ces alliances qui deviennent de
plus en plus fréquentes, et sont comme un trait
d' union entre le paset l' avenir de notre beau pays.
-en me ralliant à la dynastie de 1830, répliqua
Gaspard avec gravité, je crois avoir témoigné
hautement quelle est ma façon de penser là-dessus.
Pourquoi me suis-je rallié, sinon pour inaugurer ce
système de fusion entre la classe bourgeoise et la
caste nobiliaire ? Il fallait que l' exemple partît de
haut ; je me suis offert. J' ai toujours honoré la
bourgeoisie. Je n' ai jamais fait mystère des sentiments
qu' elle m' inspire : je n' ai pas attendu qu' elle fût
au pouvoir pour les manifester. J' estime ses travaux ;
je m' incline devant ses vertus. Fille de ses oeuvres,
c' est elle aujourd' hui qui règne et gouverne ; elle
représente les forces vives de la nation ; elle est
elle-même une aristocratie dont les titres sont
inscrits à chaque page dans le livre d' or de la
France.
-il est bien entendu, ajouta M Levrault, que nous ne
parlons pas ici de cette classe intermédiaire qui
tient encore au peuple par ses moeurs et par ses
besoins, mais de la haute banque, de la grande
industrie, qui représentent seules l' aristocratie
nouvelle. Eh bien ! Monsieur le vicomte, pourquoi ne
chercheriez-vous pas, dans les rangs de cette
bourgeoisie, à laquelle vous rendez pleinement justice,
une alliance qui vous permît de relever et de
soutenir l' éclat de votre nom ? Vous ne pouvez pas
pleurer éternellement Mademoiselle De Chanteplure.
Nos devoirs ici-bas ne se bornent pas à ensevelir nos
morts, nous avons autre chose à faire. Moi qui vous
parle, j' avais un fils ; la perte de cet ange ne m' a
pas empêché de gagner trois millions. Mademoiselle
De Chanteplure s' est noyée : sans doute c' est un
malheur ; mais toutes les larmes de vos yeux ne la
rappelleront pas à l' existence. Vous avez juré de lui
rester fidèle ; tous les amoureux ont fait le même
serment. Monsieur le vicomte, le temps est venu pour
vous d' aborder la vie par son côté sérieux. Dieu ne
nous a pas mis sur la terre pour pleurnicher comme des
enfants. Vous avez à perpétuer votre race ; l'ritage
d' un grand nom impose à celui qui le reçoit
l' obligation de le trans mettre. écoutez donc ce que
vous disent par ma voix les Montflanquin, les
Beaudouin et les Lusignan : vicomte Gaspard, il
faut vous marier.
Tout en causant, ils s' étaient dirigés du côté du
château et avaient fini par entrer au salon. à ces
mots, -il faut vous marier, -Gaspard se laissa
tomber dans un fauteuil et cacha sa tête entre ses
mains. Il demeura longtemps ainsi, pendant que M
Levrault, debout, immobile, les bras croisés sur sa
poitrine, le contemplait d' un oeil victorieux. -je le
tiens ! Se disait le grand industriel, ivre de
bonheur et d' orgueil. -il est pris ! Se disait
Gaspard qui riait dans sa barbe et pétillait de joie.
-le ciel m' en est témoin, s' écria le vicomte d' une
voix étouffée, jamais l' ambition n't triomphé dans
mon coeur du souvenir de Mademoiselle De
Chanteplure. Que me font, à moi, les honneurs, la
richesse, la splendeur de ma race, l' éclat de mon
blason ? Périsse dans la mémoire des hommes le nom de
Montflanquin plutôt que dans la mienne le doux nom
de Fernande ! Oui, j' avais juré de lui rester fidèle ;
mais, hélas ! Le diamant entame le diamant, et l' amour
m' a rendu parjure.
Et, comme effrayé de l' aveu qui venait de lui échapper,
il colla son front contre le dos du fauteuil où il
était assis, afin de dérober son trouble et sa honte
aux regards de M Levrault.
p18
-eh bien ! Monsieur le vicomte, va pour l' amour !
S' écria gaiement le grand manufacturier. Ce n' est pas
le premier tour de ce genre qu' aura joué le petit
dieu malin. Laure, qui sait son histoire de France
sur le bout du doigt, m' a souvent parlé d' un roi que
l' amour de sa dame poussa à reconquérir son royaume.
Va pour l' amour, monsieur le vicomte ! Pourquoi
rougir ? Pourquoi baisser les yeux ? Pourquoi dérober
à ma vue ce noble visage ? Levez la tête, roïque
jeune homme. Assez longtemps vous avez combattu ;
Mademoiselle De Chanteplure n' a plus rien à vous
demander. Si sesnes ne sont pas satisfaits, je ne
sais pas ce qu' il leur faut. Parlez-moi, complétez
l' aveu de votre flamme, confiez à votre vieil ami, à
votre vieux Levrault, le nom de la beauté qui a su
vous charmer. Quelle qu' elle soit, jeponds de
votre bonheur. Quelle famille ne s' empresserait de
vous faire place à son foyer ? Quelle femme ne serait
fière d' avoir dompté un coeur tel que le tre ? Quel
père ne serait heureux de pouvoir vous nommer son
gendre ?
Comment Gaspard eût-il résisté à ces paroles
entraînantes ? Il se leva tout d' un jet, comme les
diablotins à ressort quand on ouvre la boîte où ils
sont comprimés. Lalicité des élus rayonnait sur
son front ; il parut un instant comme transfiguré. Il
fit quelques pas vers M Levrault, qui attachait sur
lui un oeil fascinateur ; sa bouche était prête à
laisser échapper le secret de son âme, quand tout à
coup la porte du salon s' ouvrit, et Laure entra
fièrement, suivie du marquis De La Rochelandier.
à cette brusque apparition, Gaspard comprit que la
statue du commandeur et l' ombre de Banco n' étaient
que des jeux d' enfants ; il resta foudrosur place.
De son côté, M Levrault ne fut pas médiocrement
surpris de voir entrer chez lui un visiteur qui n' était
ni le chevalier De Barbanpré ni le comte De
Kerlandec.
-mon père, dit Laure sans avoir l' air de remarquer
la psence du vicomte, je vous présente m. le marquis
De La Rochelandier, qui a bien voulu m' accompagner
jusqu' à la Trélade.
Et la jeune fille raconta brièvement comment le hasard
l' avait conduite au château du jeune marquis. Gaspard
eût été plus à l' aise dans un buisson d' épines ou sur
le gril de saint Laurent ; il eût donné ses
breloques, sa décoration de l' éperon d' or et jusqu' à
la dernière pierre de son château, pour sentir, au
péril de sa vie, le parquet du salon s' abîmer sous
ses pieds. La confusion, le dépit, la colère, se
partageaient son coeur. Qu' on se figure un autour se
disposant à plumer un oison, et qui voit un aigle
fondre et s' abattre sur sa proie. Quant à M Levrault,
tout entier à ses préoccupations, il ne devinait rien
et ne soupçonnait pas qu' il pût y avoir quelque
anguille sous roche. L' intrusion d' un marquis à la
Trélade n' avait pas changé le cours de ses idées. Il
n' avait que faire des La Rochelandieret s' en tenait
à son vicomte, qui suffisait à toutes ses ambitions.
Il n' était pas ingrat et ne se flattait pas du fol
espoir de rencontrer jamais un gendre plus exquis.
Gaspard était le gendre modèle. M Levrault l' t
fabriqué lui-même qu' il ne l' eût pas fait autrement.
Enfin, l' attitude de Gaston ne pouvait raisonnablement
prétendre à tourner la tête au grand industriel.
Grave et silencieux, froid et sévère, Gaston avait
le fier maintien qui sied à la pauvreté vis-à-vis de
la richesse. M Levrault lui trouvait l' air
impertinent.
-monsieur le marquis, dit enfin Gaspard, qui sentait
la nécessité de faire bonne contenance, j' ignorais
que vous fussiez de retour dans vos terres.
Gaston le regarda avec hauteur et ne répondit que par
une légère inclination de tête. Il ne convenait pas
à ce jeune homme d' accepter unle, quel qu' il fût,
dans la comédie qui se jouait à la Trélade. Au bout
de quelques instants, il prit congé de M Levrault et
de sa fille, et se retira comme il était entré, sans
saluer le vicomte Gaspard De Montflanquin.
Débarrassé de la présence de ce visiteur incommode,
Gaspard respira plus à l' aise. La courte apparition
du marquis, la réserve de ses manières, le piètre
effet qu' il avait produit sur M Levrault, le silence
me de la jeune fille, qui s' était abstenue jusque-là
de faire la moindre allusion au chemin du diable,
avaient à peu près rassuré le vicomte, qui se
préparait à reprendre avec son beau-re l' entretien
fatalement interrompu au moment le plus intéressant ;
mais Gaspard ne devait pas en être quitte à si bon
marché.
-monsieur le vicomte, dit Laure d' un ton bref qui ne
présageait rien de bon, j' ignorais qu' il y t des
La Rochelandier dans notre voisinage ; je
l' ignorerais encore à cette heure, si le hasard eût
imité votre discrétion. Il me semble pourtant que
la marquise De La Rochelandier et son fils valent
bien le comte De Kerlandec et le chevalier De
Barbanpré. Remarquez, monsieur le vicomte, que je ne
parle pas de vous.
-je déclare que ce marquis ne m' a pas charmé du tout,
s' écria M Levrault avec undain suprême. Qu' est-ce
que c' est que ça, les La Rochelandier ? D' où ça
vient-il ? Où ça perche-t-il ? C' est la première fois
que j' entends parler de ces gens-là.
-je le répète, répliqua Gaspard affectant une sécuri
qui n' était déjà plus dans son coeur, je ne savais pas
que les La Rochelandier fussent de retour dans leurs
terres.
-c' est bien étrange, monsieur le vicomte, ajouta Laure
d' un air distrait, tout en jouant avec sa cravache
qu' elle avait encore à la main. Voici près de trois
ans que la marquise et son fils sont de retour dans
leur domaine : le temps vous aura manqué pour
l' apprendre.
-mademoiselle, reprit Gaspard, je croyais, je m' étais
laissé dire que la marquise et son fils étaient partis
pour Frohsdorf à la fin du dernier hiver. Je dois
ajouter que les La Rochelandier appartiennent à une
fraction de la noblesse que j' ai vue longtemps, mais
que je ne vois plus.
-ah ! Vous ne voyez plus les La Rochelandier... je
l' aurais deviné, monsieur le vicomte, rien qu' à la
façon dont le marquis vous a salué en entrant et en
sortant.
-qu' est-ce que tout cela signifie ? S' écria M
Levrault, qui ne pouvait comprendre sa fille
voulait en venir. Ce marquis est un mal appris qui
riterait une bonne leçon. Ne vous semble-t-il pas,
vicomte, qu' il n' a pas eu pour moi tous les égards
qui sont dus à mon rang ? Quelle pitié ! ça fait le
fier, et je jurerais que j' ai là, dans ma poche, plus
d' argent qu' il n' en faudrait pour acheter ses terres,
son château et ses armoiries.
à ces mots, il tira de son gousset une poignée d' or
qu' il fit sauter dans le creux de sa large patte.
Gaspard se sentait appuyé par M Levrault ; il reprit
avec assurance :
-les La Rochelandier ne me pardonneront jamais
d' avoir, en me ralliant au tne de juillet, pacifié
la Vendée et rui dans l' ouest les dernières
espérances de la légitimité aux abois. Ils représentent
en Bretagne cette noblesse incorrigible qui n' a rien
appris ni rien oublié. Infestés de tous les préjugés
de leur caste, entichés de leurs titres, ennemis nés
de toutes les idées nouvelles, ils regrettent le
régime de la
p19
féodalité, et rêvent, dans leur château branlant, le
rétablissement de la dîme et de la corvée. Parce qu' il
leur reste deux ou trois tours éventrées, ils se
croient appelés à restaurer la monarchie du droit
divin. Ne leur parlez pas de la bourgeoisie, ils la
détestent. L' industrie, cette gloire de la France,
cette jeune reine du monde, cette puissance des temps
modernes, ils ladaignent, ils la prisent, ils la
traitent du haut en bas. Ils en sont encore à
confondre la bourgeoisie avec le peuple, et, à leurs
yeux, un grand industriel ne compte pas plus qu' un
petit marchand.
-c' est un peu fort ! S' écria M Levrault.
-voilà, monsieur, ce que c' est que les La
Rochelandier. Vous venez de voir le marquis. Quelle
morgue ! Quelle insolence ! Pendant le peu de temps
qu' a duré sa visite, ce petit hobereau a-t-il paru
un seul instant se douter qu' il avait devant lui un
des plus illustres représentants de la haute industrie ?
J' en souffrais pour vous et pour lui-même. Il est
tout jeune ; nous sommes du même âge ; peut-être
a-t-il un ou deux ans de moins que moi. Eh bien ! Ne
dirait-on pasjà le marquis de Carabas ? Quant à
sa re, c' est la marquise de pretintaille.
-monsieur le vicomte, reprit Laure, qui avait écouté
tout cela sans sourciller, il faut que la marquise
et son fils aient beaucoup changé depuis que vous ne
les voyez plus. Madame De La Rochelandier m' a
semblé la grâce en personne. C' est elle qui est
accourue au-devant de moi, c' est elle qui m' a
introduite dans son château branlant. Château branlant
tant que vous voudrez. Tout ce que je sais, c' est
qu' il est debout ; j' en connais plus d' un en Bretagne
dont on n' en pourrait dire autant. J' ignore si la
marquise est hostile à la bourgeoisie ; ce que je
puis affirmer, c' est qu' elle ne m' a parlé de mon père
qu' avec considération, de ses travaux qu' avec
respect.
-c' est bien heureux ! Dit M Levrault en se caressant
le menton.
-enfin, monsieur le vicomte, poursuivit Laure en
appuyant sur chaque mot, il n' est pas d' amitiés ni
d' avances que la marquise ne m' ait faites, avec un
charme, un esprit, des manières, dont rien, je dois
l' avouer, n' avait pu jusque-là me donner une idée.
Quant au jeune marquis, s' il est fier, c' est que sans
doute il a ses raisons pour cela. Il ne me déplaît
pas qu' un gentilhomme porte haut la tête.
-mademoiselle, répliqua Gaspard avec un fin sourire,
la marquise est une bonne mère. Peut-être qu' en
cherchant bien, vous finiriez par trouver le secret
de ses cajoleries.
-qu' entendez-vous par là, monsieur le vicomte ?
Riposta Laure d' un ton mutin. Est-ce à dire qu' on ne
saurait choyer et fêter en moi que la richesse de
mon père ? En cherchant le secret des cajoleries de
la marquise, peut-être trouverait-on celui des
prévenances dont nous avons été comblés dès le soir
de notre arrivée à la Trélade.
Ici Gaspard se leva, pâle et froid de colère. Plus
pâle que Gaspard, M Levrault, muet d' épouvante,
regardait tour à tour sa fille et le vicomte, et se
demandait s' il n' assistait pas à la ruine de ses
espérances. Ce qui le rassurait, c' est qu' il pensait
ver et se croyait le jouet d' un abominable
cauchemar.
-restez donc assis, monsieur le vicomte, reprit
Laure d' une voix mielleuse et sans avoir l' air d' y
toucher. Je n' ai pas eu, croyez-le bien, l' intention
de vous offenser. Je ne vous ai jamais fait l' injure
de mettre en doute le désintéressement de votre
affection, la loyauté de votre caractère. De grâce,
asseyez-vous. Je ne veux pas que nous nous quittions
de la sorte. S' il m' est échappé quelque parole
étourdie qui ait blessé en vous des susceptibilités
légitimes, soyez généreux et pardonnez-moi.
-à la bonne heure ! S' écria M Levrault, que ces
derniers mots avaient rappelé à la vie ; mais à qui
en as-tu ? Quelle mouche te pique ? Donnez-vous la
main, mes enfants, et, pour dieu ! Laissez là les
La Rochelandier.
Gaspard lui-même se croyait sauvé. Il prit les
doigts de la jeune fille ; mais, comme il allait les
porter à ses lèvres :
-monsieur le vicomte, dit Laure avec un sang-froid
impitoyable, si, pour nous égayer un peu, nous
parlions du chemin du diable ?
Gaspard tressaillit et retira sa main, comme s' il
eût senti des griffes s' allonger traîtreusement sous
le velours et s' enfoncer brusquement dans sa chair.
-mademoiselle, dit-il après s' être mordu les lèvres
jusqu' au sang, je m' éloigne, je vous laisse à vos
nouvelles amitiés. Puissiez-vous ne regretter jamais
celle que vous venez de traiter si indignement ! Tel
est le dernier voeu d' un noble et tendre coeur qui,
pour prix de son dévouement, n' aura recueilli que
l' ingratitude et l' outrage.
Et il sortit comme un ouragan. Non qu' il abandont
la partie, notre ami Gaspard n' était pas homme à
lâcher ainsi un million de dot ; mais il sentait
qu' au point où les choses en étaient arrivées, il
fallait frapper d' un grand coup. Il ne doutait pas
que M Levrault ne le rappelât ou ne fît courir
après lui. Il avait besoin de se recueillir, de
reprendre ses sens, et d' aviser aux moyens deparer
le rude échec qu' il venait d' essuyer.
Je dois renoncer à peindre la stupeur du grand
manufacturier : qu' on se repsente la consternation
d' un enfant qui, au moment de mettre un grain de sel
sur la queue d' un oiseau, le voit s' envoler et se
percher sur une branche. Son mouvement avait été de
courir aps Montflanquin ; ses pieds étaient scellés
au parquet. Il voulut l' appeler ; une main de fer
lui serrait la gorge. Cependant, à demi couchée sur
un divan, Laure frappait à petits coups sa jupe
d' amazone avec sa cravache, et regardait tranquillement
les mouches qui se promenaient sur la corniche du
plafond.
-que la peste étouffe les La Rochelandier ! S' écria
enfin M Levrault passant tout d' un coup de la
stufaction à la colère et au désespoir. Que s' est-il
passé ? Que se passe-t-il ? Où est le vicomte ?
Malheureux que je suis ! M' être donné tant de peine,
avoir tant travaillé pendant deux mois, à l' unique
fin de l' apprivoiser ! Que d' esprit, que d' adresse,
pour en arriver là ! J' avais triomphé de tous ses
scrupules. Mes bras s' ouvraient pour le recevoir ;
il allait m' appeler son beau-père. Trois mois encore
et j' étais baron, je siégeais à la chambre haute.
Parle, que t' a-t-il fait ce modèle de gentilhommerie ?
Pour toi, il était prêt à renoncer à la pauvreté qui
lui fut toujours chère, au veuvage dans lequel il
avait promis de vieillir ; il trahissait Mademoiselle
De Chanteplure ; il consentait à t' épouser. Et
voilà que, de but en blanc, sans raison, sans motif,
tu l' aiguillonnes, tu l' irrites, tu le harcèles, tu
lui jettes l' insulte au visage. C' est ainsi que tu
reconnais le sacrifice de ce coeur généreux.
Quand l' exaspération de M Levrault se fut un peu
calmée, Laure raconta tout au long de quelle façon
elle en était venue à suspecter le désintéressement et
la bonne foi de Gaspard, comment ses soupçons,
vagues d' abord, s' étaient à peu près changés en
certitude.
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-au diable le château de La Rochelandier ! S' écria
M Levrault quand elle eut tout dit. Tu avais bien
besoin d' aller te fourvoyer dans ce repaire de
chouans ! Le vicomte a raison, ces gens-là ne lui
pardonnent pas, ne lui pardonneront jamais d' avoir,
en se ralliant à la dynastie d' un grand roi citoyen,
porté le dernier coup au parti de lagitimité, à
ce partitrograde que nous avons, en 1830, renversé
du pouvoir, nous autres grands industriels. Ta
marquise, que Dieu confonde ! Et son godelureau de
fils t' auront dit du mal de Gaspard ; je n' en
suis pas surpris. Dans ce parti, on ne connaît point
d' autres armes que la calomnie : j' en excepte pourtant
les baïonnettes étrangères. Je tiens le vicomte De
Montflanquin pour l' honneur, pour la loyauté même.
Pourquoi Jolibois nous l' aurait-il présenté comme la
fleur des preux ? Pourquoi le comte De Kerlandec et
le chevalier De Barbanpré, ces deux burgraves de la
vieille Armorique, me chanteraient-ils chaque jour
et sur tous les tons ses mérites et ses vertus ?
-mais, mon père, d' où vient que la marquise est
partie d' un éclat de rire en m' entendant nommer ces
deux burgraves ?
-encore un coup, laissons là ta marquise ! Je vais
de ce pas relancer Gaspard dans sa vicomté. Un
Levrault peut courir sans honte après le rejeton
d' une maison qui se rattache par ses alliances aux
Beaudouin et aux Lusignan.
Laure se planta fièrement devant la porte du salon,
et lui barra vaillamment le passage. Elle tenait à
son marquis autant que M Levrault à son vicomte. On
doit se rappeler qu' elle n' avait jamais éprouvé de
bien vives sympathies pour Gaspard ; elle avait lutté
longtemps contre l' entraînement de son père, et
n' avait cédé que de guerre lasse, dans la conviction
que Montflanquin était le seul parti que la Bretagne
eût à lui offrir. On n' eût pas éveillé sa défiance,
que l' entrée en scène d' un marquis aurait suffi pour
changer brusquement ses dispositions et retourner
son coeur comme un gant. Or, ce marquis était des plus
charmants, et, s' il n' importait guère à Mademoiselle
Levrault d' avoir un mari jeune et beau, il lui
importait encore moins d' épouser un homme mûr et laid.
Avec cet instinct que les femmes ont au plus haut
degré, elle avait saisi sur-le-champ quelle distance
parait Montflanquin des La Rochelandier. Elle
ne s' était pas trompée un seul instant au bon
parfum d' aristocratie répandu dans le gothique manoir
son étoile venait de la conduire. Les opinions
politiques de la marquise et de son fils ne
l' inquiétaient aucunement ; elle se souciait
diocrement que son père siégeât à la chambre haute,
et se disait avec orgueil que, si elle n' allait pas
à la cour, elle irait chez les duchesses du faubourg
Saint-Germain. Elle n' ignorait pas que, depuis
1830, la rue des bourdonnais était moins loin des
Tuileries que du noble faubourg. Tels étaient dé
ses rêves ; mais, quandme elle eût senti qu' elle
n' avait rien à espérer de ce côté, elle n' en t pas
moins rapporté à la Tlade la ferme résolution de
rompre visière au vicomte. Elle avait, en quelques
heures, appris à le connaître. Sans parler de la belle
invention de la pastoure et de sa vache, le silence
de la marquise et de Gaston en avait dit
suffisamment sur Gaspard ; ce silence délateur,
Laure l' avait entendu que de reste. Enfin, en
observant le jeune La Rochelandier, elle avait
compris que Montflanquin n' avait d' un gentilhomme
que le nom. La stupeur de Gaspard en apercevant le
marquis, l' attitude hautaine et dédaigneuse de Gaston
vis-à-vis du vicomte, avaient achevé de lui ouvrir
les yeux.
M Levrault eut beau se débattre et se refuser à
rien entendre ; Laure parvint à le mater, et
s' exprima avec tant de raison, de conviction et
d' autorité, qu' elle ussit enfin à lui mettre la
puce à l' oreille.
-tout ce que je vous demande, dit-elle après avoir
ébranlé sa confiance, c' est d' agir prudemment et de
ne rien précipiter. Au lieu de courir aps le vicomte,
restez tranquillement chez vous. Il reviendra,
gardez-vous d' en douter. Ce soir ou demain, vous aurez
la joie de le voir reparaître. Observez-le, tenez-vous
sur vos gardes, et je réponds qu' avant huit jours
vous serez le premier à lui signifier son congé.
Bon gré, mal gré, M Levrault dut se rendre au
conseil de sa fille. Le lecteur n' avait pas attendu
jusqu' ici pour deviner que Laure faisait de son père
tout ce qu' elle voulait. La journée s' acheva
tristement. Le dîner fut lugubre. Le grand fabricant,
que n' égayait plus la psence de Gaspard, était
d' une humeur de sanglier ; il gronda ses gens à
propos de tout, et en mit deux ou trois à la porte.
Sa confiance, un instant ébranlée, était, au bout
d' une heure, aussi ferme, aussi florissante, aussi
robuste que jamais. Il ne comprenait déjà plus que la
calomnie eût osé s' attaquer à Montflanquin et ternir
ce miroir de la chevalerie. L' espoir de voir son
Gaspard reparaître l' avait soutenu jusqu' à la nuit
tombante ; mais les étoiles s' allumèrent au ciel, et,
comme Marlborough, Gaspard ne revint pas. L' infortuné
Levrault tomba dans une mélancolie sombre. Il allait
de chambre en chambre, maudissant les La
Rochelandier, et redemandant son vicomte à sa fille,
comme le vieil Auguste ses légions à Varus.
Vii
après s' être retour plus de vingt fois pour voir si
M Levrault ou quelqu' un de ses gens ne le suivait
pas, après s' être assis de quart d' heure en quart
d' heure le long des haies, afin de donner au grand
industriel ou à ses émissaires le temps de l' atteindre,
le vicomte était rentré dans le château de ses
ancêtres. En quel état, juste ciel ! On se l' imagine
aisément. Galaor eut peine à le reconnaître et
trembla pour ses gages. Le château se composait d' un
tas de pierres éboulées, au milieu desquelles une aile
seule restait encore debout ; les beaux-esprits du
pays disaient que la maison de Montflanquin ne
battait plus que d' une aile. Cette aile obstinée,
d' un effet moins rassurant que pittoresque, ne devait
pas offrir un abri très-sûr lorsqu' il faisait une
forte bise. C' était dans cet asile héréditaire que
Gaspard venait de loin en loin se reposer des orages
de la vie parisienne et serober aux importunités
de certaines gens. L' intérieur répondait à toutes les
idées de luxe et de magnificence qu' éveillait le
dehors. Je n' ajouterai rien de plus, par respect pour
la mémoire des Beaudouin et des Lusignan.
Ce fut surtout à l' heure du dîner que le vicomte
sentit toute l' horreur de sa position. Depuis près de
trois mois, il prenait tous ses repas à la Trélade.
Galaor se nourrissait à son propre compte, et n' avait,
pour faire bouillir la marmite, que les ressources
de son intelligence. Aussi ne vivait-il que de rapines
et de pillage. Il rôdait autour des poulaillers,
s' introduisait frauduleusement dans les garennes, et
tendait des piéges aux lapins. Il n' y avait pas à
deux lieues à la ronde une basse-cour le drôle n' eût
fait des siennes. Les oeufs étaient à peine pondus
qu' ils étaient déjà dans ses poches. Il ne se passait
guère de jour sans qu' un fermier des environs
n' accusât le renard de lui avoir croq une oie ou un
dindon. Le renard, c' était Galaor qui maraudait pour
ses besoins comme Caleb
p21
pour l' honneur de son maître. Habitué aux vins fins,
aux mets exquis de la Trélade, hélas ! Que devint le
vicomte en voyant fumer sur sa table une gibelotte
de lapin que le jeune groom avait préparée pour
lui-même ! C' était tout le ner de Gaspard, avec un
pot de vin du cru et un morceau de fromage de chèvre
que l' industrieux enfant avait harponné la veille
dans une métairie.
Accoudé sur le bord de la table sans nappe, la tête
entre ses mains, le vicomte n' avait pu encore se
signer à fêter la cuisine de Galaor. Il s' amait
de plus en plus dans l' amertume de ses pensées, quand
tout à coup il sentit une main familière qui s' appuyait
sur son épaule. Un éclair de joie traversa son coeur :
ce ne pouvait être que M Levrault. Gaspard se leva
brusquement, et se trouva nez à nez avec Jolibois.
-eh bien ! Monsieur le vicomte, dit gaiement le
tabellion venu tout exprès pour veiller au grain, où
en sommes-nous ? Nos affaires avancent-elles ?
Palpons-nous bientôt les écus du beau-père ?
-tout est perdu ! Répliqua le vicomte s' affaissant
sur sa chaise de paille.
-comment, mille diables ! S' écria maître Jolibois
qui pensait à ses quatre-vingt mille livres. Vous
voulez rire, monsieur le vicomte.
-jamais je n' en eus moins envie. Tout est perdu, vous
dis-je, nous sommes ruinés, volés, pillés comme au
coin d' un bois. Les La Rochelandier ont paru !
Maître Jolibois sauta au plafond, comme si un pétard
eût éclaté entre ses jambes.
-massacre et sang ! Reprit le vicomte avec un geste
dont rien ne saurait rendre la sauvage énergie. Avoir
employé plus de génie que n' en montra M De
Talleyrand au congrès de Vienne ; avoir imaginé plus
de combinaisons savantes, dépensé plus d' esprit, de
patience et d' habileté qu' il n' en faudrait pour
escamoter un royaume ; n' avoir rien négligé ; avoir
tout calculé, tout prévu, et pourquoi ? Pour échouer
au port. Stupide hasard, sois maudit ! Nous triomphions,
Jolibois. Je le tenais enfin, ce buffle de Levrault !
Je le tenais, il était pris. Je l' avais ame à me
jeter sa fille et ses millions à la tête. Le tour
était joué. Sa face rayonnait de bêtise et de joie ;
ses bras s' ouvraient ; il allait m' appeler son gendre...
-eh bien ! Monsieur le vicomte ?
-eh bien, Jolibois, c' est à ce moment que sa fille
est entrée, traînant après elle ce faquin De La
Rochelandier.
-mais, s' écria Jolibois en frappant du pied le
parquet vermoulu, vous n' avez donc pas tenu compte de
mes recommandations ?
-allons donc ! S' écria Gaspard ; me prenez-vous pour
un enfant ? Aujourd' hui, ce matin, voilà quelques
heures, le père et la fille, aps trois mois de
jour à la Tlade, ne se doutaient pas encore qu' il
y eût des La Rochelandier sous le ciel. Pour les
éloigner du château fatal que j' aurais voulu pouvoir
entourer de piéges à loup, j' avais fait tout ce qu' il
est humainement possible de faire : j' avais fait des
légendes. Vaine précaution, Jolibois ! Il a fallu
que cette petite sotte de Laure allât caracoler sous
les fenêtres des La Rochelandier, et la damnée
marquise, qui, je le jurerais, se tenait depuis trois
mois à la croisée comme une araignée qui guette une
mouche, s' est précipitée sur sa proie.
-c' est grave, monsieur le vicomte : la marquise aura
parde vous.
-et vous jugez si elle m' aura ménagé. Dieu merci, il
n' y a rien à dire contre moi. Je n' ai point démenti
ma race, j' ai gardé pur le nom de mes aïeux, mais, de
tout temps, les La Rochelandier se sont montrés
hostiles à ma maison. Ce n' est pas en me ralliant au
trône de juillet que j' ai pu me les concilier. Enfin
la marquise a trop d' intérêt à me perdre dans l' esprit
des Levrault pour qu' elle s' amuse à leur chanter mes
louanges.
-c' est très-grave, monsieur le vicomte, répéta maître
Jolibois en hochant la tête.
-s' il ne s' agissait que de moi, ajouta Gaspard, j' en
prendrais aisément mon parti. Je me suis jeté dans
cette affaire uniquement à cause de vous, mon cher
monsieur Jolibois. Je n' ai travaillé que pour vous.
Sachez bien qu' en vue de moi-même, je n' aurais jamais
abaissé la dignité de mon caractère jusqu' à courir
après la fille et les millions d' un ancien marchand
de drap. L' amitié que je vous porte, la reconnaissance
que je vous ai voe, ont pu seules m' y décider. Ce
qui me désole à cette heure, c' est de penser que vous
allez attendre encore quelque temps le remboursement
de la somme que je vous dois.
-est-ce que, par hasard, monsieur le vicomte, vous me
feriez l' injure de croire qu' en vous poussant dans
cette entreprise, j' aie songé un seul instant à moi ?
Est-ce que vous suspecteriez la sincérité de mon
dévouement au point de supposer qu' en vous offrant une
occasion de rétablir votre fortune, je ne cherchais
que celle de rentrer dans mes fonds ?
-je le dis hautement, s' écria le vicomte en relevant
la tête, ce qui importe à un Montflanquin, ce n' est
pas la richesse, c' est un blason sans tache. Pour
vous, pour vous seul, Jolibois, j' ai pu consentir à
m' humilier devant l' opulence.
-je n' ai pas d' armoiries, mais j' ai des panonceaux,
s' écria maître Jolibois avec fierté, et je tiens
autant à les garder sans tache au-dessus de ma porte,
que vous, monsieur le vicomte, à pserver votre
blason de toute souillure. En vous dénonçant les
millions de M Levrault, je n' étais poccupé que de
vous, de l' avenir de votre maison. J' ai eu l' honneur
de vous l' écrire : servir sans arrière-pensée les
personnes que j' estime et que j' aime fut toujours ma
plus douce loi.
-voilà bien quelques années que je suis votre
débiteur, reprit Gaspard sur un ton moins haut.
-de grâce, monsieur le vicomte, ne parlons pas de
cette misère. De quoi s' agit-il en réalité ? D' une
somme de quatre-vingt mille francs dont vous avez
négligé, depuis dix ans, de servir les intérêts. Si
vous l' exigez, ajoutons-y, pour règlement de tout
compte jusqu' à ce jour, les petites avances que je
vous ai faites et qui vous ont permis de vous présenter
avec avantage à la Trélade. Il n' y a rien de tout
cela qui doive troubler votre sommeil. Si, dans ces
derniers temps, vous avez été un peu tracassé à cause
des quatre-vingt mille francs, ce n' est pas à moi
qu' il faut vous en prendre, mais à la succession de
mon père.
-ainsi, mon bon, mon cher Jolibois, vous voudrez
bien attendre encore quelques semaines. Peut-être la
fortune, acharnée après moi, se lassera-t-elle enfin
de me poursuivre.
-à moins que vous ne vouliez m' offenser et me mettre
à la porte, monsieur le vicomte, nous ne parlerons
plus de cela. Vous ne m' avez pas raconté ce qui s' est
passé à la Trélade après le retour de la petite ?
Gaspard dit tout, comme à un médecin ou à un
confesseur, sans omettre le moindre détail.
-eh ! Vive Dieu ! S' écria Jolibois, les choses sont
moins
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désespérées que je ne l' avais cru d' abord. Tout n' est
pas perdu, monsieur le vicomte. Nous avons contre
nous la fille, mais nous avons pour nous le père.
-ce que vous me dites là, mon pauvre Jolibois, je
me le disais à moi-même en quittant la Trélade. Vous
me connaissez, vous savez si je suis homme à me
laisser abattre par une chiquenaude. Je comptais sur
les inspirations de mon génie. Il me semblait
impossible que M Levrault ne courût pas ou ne fît
pas courir après moi. Je me voyais déjà ramené en
triomphe. las ! Tout m' a manqué. Levrault est resté
au gîte, et mon esprit, si fertile en ressources, ne
m' a rien suggé. Jolibois, mon étoile a pâli ; les
La Rochelandier l' emportent.
-pas encore, monsieur le vicomte, pas encore. S' ils
doivent l' emporter, à la grâce de Dieu ! Mais nous
aurons l' honneur de leur disputer la partie. Nous ne
tomberons pas sans gloire, nous ne rendrons pas les
armes sans avoir combattu. Allons, relevez-vous. Bon
courage et bonne espérance ! Les destins sont
changeants. Nous avons eu aujourd' hui notre défaite
de Waterloo, peut-être aurons-nous demain notre
victoire d' Austerlitz.
-Jolibois, noble ami, s' écria Gaspard, dont la
figure brumeuse venait de s' éclairer comme par
enchantement, verriez-vous un moyen de rentrer dans
votre argent ?
-je vois un moyen de rajeunir l' éclat du nom de
Montflanquin ! S' écria Jolibois avec le ton inspiré
d' un prophète.
Ils tombèrent dans les bras l' un de l' autre et se
tinrent quelque temps embrass.
-dites, parlez, ce moyen, quel est-il ? Demanda
Gaspard avec avidité.
-nous en causerons au dessert... ah çà ! Monsieur le
vicomte, ajouta maître Jolibois en promenant un
regard inquiet sur la table, est-ce que c' est là
tout votre dîner ?
Comme le vicomte baissait les yeux et ne répondait
pas :
-il ne sera pas dit, s' écria le notaire avec emphase,
que j' aie vu le dernier ritier d' une famille
autrefois puissante dîner, dans le château de ses
pères, d' une gibelotte de lapin. Galaor, ajouta-t-il
à voix basse, enfourche mon cheval, cours à Clisson
et rapporte-nous de quoi boire et manger convenablement.
Va, mon fils, c' est moi qui régale.
Et il lui glissa dans la main quelques pièces
blanches.
Une heure après, Galaor était de retour et vidait
sur la table deux énormes sacoches dont la vue acheva
de ragaillardir le vicomte. Le repas fut joyeux. Les
deux convives mangèrent et burent comme quatre. La
confiance de Jolibois était passée dans le coeur de
Gaspard. M Levrault fit tous les frais de
l' entretien ; on pense si les deux bons apôtres
s' amusèrent à ses pens. Ils s' en donnèrent à coeur
joie et se le renvoyèrent comme une balle ou comme
un volant. Si M Levrault se fût troucaché dans
un coin, il eût été satisfait, j' imagine. Au dessert,
ainsi qu' il l' avait promis, maître Jolibois exposa
le plan de la bataille qu' il se proposait de livrer
le lendemain. Il s' agissait d' arrêter les progrès des
La Rochelandier et d' emporter la position par un
coup d' audace. Il était permis de supposer que Laure
n' avait rien négligé pour donner l' éveil à son père.
Jolibois devait s' emparer du grand industriel ; il
se chargeait de perdre la marquise et son fils dans
son esprit, de relever le vicomte, de le mettre plus
haut que jamais. Pendant ce temps, Gaspard se
jetterait aux genoux de Laure, et justifierait, par
l' excès même de son amour, toutes les manoeuvres
qu' il avait employées pour l' éloigner des La
Rochelandier. Maître Jolibois fondait les plus
grandes esrances sur une belle scène de passion,
bien conduite et chauffée à point. Le vicomte prit
l' engagement d' être brûlant, irsistible.
Gaspard, qui connaissait les devoirs de l' hospitalité,
avait offert à Jolibois de passer la nuit au
château. Comme il tombait une pluie fine, le notaire
avait accepté cette offre hospitalière. La soirée
était avancée, mais pas assez pour que nos deux amis
pussent désonger à se mettre au lit. Pour tuer le
temps jusqu' à minuit, Gaspard proposa à Jolibois
une partie de lansquenet.
-et des cartes ? Dit Jolibois.
-Galaor, dit le vicomte, fouille dans les poches de
mon vieil habit.
Cinq minutes après, à la stupéfaction de maître
Jolibois, Galaor déposa sur la table un énorme
paquet de cartes.
-et de l' argent ? Dit Jolibois.
-il est vrai, dit le comte, que je n' ai pas encore
touché mes derniers fermages ; mais, grâce à vous, il
reste encore quelques écus dans mon escarcelle.
Ils jouaient encore à deux heures du matin, et maître
Jolibois avait perdu une somme assez ronde.
Après avoir déjeuné des débris du festin de la veille,
étienne Jolibois et Gaspard partirent en même
temps pour la Trélade, Gaspard à pied, Jolibois à
cheval, afin d' arriver le premier, comme ils en
étaient convenus. Le tabellion s' avançait au trot de
sa bête et repassait dans son esprit la harangue
qu' il allait débiter à M Levrault. Il n' était plus
qu' à deux ou trois portées de fusil de la demeure du
grand industriel, quand tout d' un coup sa figure prit
une expression étrange.
Une idée diabolique venait de traverser la tête de
maître Jolibois.
Viii
maître Jolibois n' avait déjà plus, en se levant,
l' ardeur qui l' animait la veille. Le sommeil et la
flexion avaient mis de l' eau dans son vin. Tant
qu' on a vingt-quatre heures devant soi, il n' est pas
de démarche si périlleuse ou si licate qui ne
semble facile et dont le sucs ne paraisse certain.
On ne doute de rien ; on est plein de sécurité.
L' esprit abonde en ressources irrésistibles ; on a
sous la main mille combinaisons plus ingénieuses les
unes que les autres, et dont une seule suffirait
pour triompher de tous les obstacles. Tout doit aller
comme sur des roulettes ; pour réussir, on n' aura
qu' à se présenter. Cependant, à mesure que le temps
s' écoule et que le moment d' agir approche, les
difficultés segagent du brouillard qui les dérobait
à nos yeux. On se trouble, onsite, et,
lorsqu' enfin l' heure a sonné, il se trouve que les
combinaisons dont on attendait des merveilles n' ont
pas le sens commun, on découvre avec stupeur que les
troupes sur lesquelles on comptait le plus se sont
changées en soldats de plomb. C' est là du moins ce
qui était arrivé pour maître Jolibois. Il était
parti pour la Trélade, décidé à pousser jusqu' au
bout l' aventure, mais moins rassuré que jamais sur le
remboursement de ses quatre-vingt mille livres.
Toutefois il avait caché ses appréhensions à Gaspard,
dans la crainte de le décourager et de paralyser ses
moyens. En partant, il lui restait encore un peu
d' espoir ; mais une fois seul, au milieu des
campagnes, face à face avec la réalité, il s' était
senti pris d' une subite défaillance. Qu' allait-il
tenter ? Qu' allait-il faire, sinon barboter et se
noyer dans la vase avec Montflanquin ? Tout est
perdu, se
p23
disait-il en laissant flotter la bride sur le cou de
sa monture, tout est perdu, et ce drôle avait
raison hier soir ; son étoile a pâli, les La
Rochelandier l' emportent. De quelque côté que
maître Jolibois envisageât la situation, il la
jugeait désespérée, et ne comprenait même pas
comment il avait pu la juger autrement. La marquise
était une fine mouche Laure n' était point sotte,
et, en admettant que M Levrault tînt encore pour
le vicomte, on ne pouvait raisonnablement supposer,
au point où en étaient les choses, que sa défiance
ne fût point éveillée, et qu' il consentît à
l' accepter pour gendre, les yeux fermés, comme par
le passé.
Or, le vicomte était une de ces vertus qui ne
supportent pas l' examen. D' une autre part, maître
Jolibois reconnaissait en toute humilité que si
la défiance de M Levrault était éveillée au
sujet de Gaspard, elle devait l' être aussi
passablement au sujet de l' homme qui avait
introduit à la Trélade ce modèle des preux, cette
perle de la chevalerie. De quel front aborderait-il
le grand industriel et sa fille ? Que
pondrait-il, tôt ou tard, aux reproches sanglants
qu' on était en droit de lui adresser ? Il était
impossible que d' un jour à l' autre la vérité ne se
découvrît pas. Les échafaudages de mensonges
ressemblent aux murs de clôture : la premre pierre
qui tombe entraîne toutes les autres. Jolibois
ne se dissimulait pas qu' il avait jo dans tout
ceci un rôle dont il s' était promis moins de gloire
que de profit, et qui allait lui rapporter autant
de profit que de gloire. Ainsi, à quelque point
de vue qu' il se plaçât, étienne Jolibois
n' apercevait que ruine, désastre, humiliations.
Abandonner la partie, il ne pouvait s' y résigner.
Il pensait à ses quatre-vingt mille francs, aux
avances de fonds qu' il avait faites pour radouber
Galaor et son maître, au dîner qu' il avait pa
la veille, aux cent écus que l' enragé vicomte,
sous prétexte de tuer le temps, lui avait gagnés
au lansquenet ; pour suppment de calamité, il
pensait aussi à la clientèle de M Levrault,
qu' il sentait près de lui échapper, et il se
demandait avec rage si décidément il serait le
niais de la farce, le géronte de la comédie, le
cassandre de la pantalonnade. Qu' imaginer ? Il se
rongeait les poings. Pour une idée, il eût donné
ses panonceaux, ses clients et son étude. Il
n' était plus qu' à quelques pas de la Trélade, il
voyait les ardoises du toit briller au soleil à
travers le feuillage ; il entendait les aboiements
des chiens, les hennissements des chevaux, et le
malheureux n' avait rien trouvé, quand tout à coup
son front s' illumina, et, se dressant fièrement sur
ses étriers, du haut de la colline qu' il se
préparait à descendre, maître Jolibois jeta à la
Trélade un geste de défi.
étienne Jolibois était dans la position d' un
homme qui, n' ayant plus rien à perdre, peut tout
oser impunément. Quand il en est là, un grand coeur
ne prend conseil que de son désespoir ; la
prudence est hors de saison, l' audace seule a
chance de succès. Si nous devons tomber,
arrangeons-nous pour que ce soit de haut ; si nous
sommes foudros, que ce soit comme les Titans,
pour avoir voulu escalader le ciel. C' est mon
avis, c' était celui de Jolibois. Eh bien ! Au
lieu de s' associer à la fortune d' un aigrefin et
de s' essouffler à courir après une misérable
centaine de mille livres qu' il ne comptait plus
rattraper, pourquoi ne chercherait-il pas à se
rendre maître, par un coup de main, du champ de
bataille où venaient de se rencontrer les La
Rochelandier et le vicomte ? Au lieu de travailler
à relever un drapeau déshono, pourquoi
n' essaierait-il pas de planter vaillamment le sien
sur le coffre-fort de M Levrault ? Pourquoi
n' arriverait-il pas, comme le troisième larron de
la fable, juste à point pour emmener par le licol
l' aliboron de la haute industrie ? Une fois déjà
il avait rôdé autour des millions du grand
manufacturier, mais ce n' avait été qu' un assaut
timide et discret. Cette fois, il s' agissait d' un
siége en règle, et d' ailleurs, échec pour échec,
mieux valait succomber en combattant pour sa
propre cause que de partager la défaite et la
honte d' un Montflanquin. En moins d' un quart
d' heure, il eut improvisé le plan de campagne le
plus formidable qu' eût jamais conçu général
d' armée en déroute. Il mettait son honneur à
couvert, il acquérait des titres sérieux à la
gratitude de M Levrault et de sa fille, il les
forçait de reconnaître que les Levrault n' avaient
pas un ami plus chaud, plus empressé, plusvoué
que lui sur la terre. Qui pouvait prévoir où
s' arrêterait la reconnaissance du grand industriel ?
Dans tous les cas, Jolibois échappait à tout
soupçon de complicité avec Gaspard, et, s' il ne
happait pas les millions, il s' assurait à tout
jamais l' estime, c' est-à-dire la clientèle du
millionnaire. En passant en revue tous les tours de
son sac, il nesespérait pas absolument
d' entraîner ce bourgeois stupide, de détourner le
cours de ses travers et d' imprimer à sa sottise
une nouvelle direction. Quant à la fille, il
serait toujours temps de s' occuper d' elle ;
Jolibois, qui ne connaissait pas la trempe de
l' esprit de Laure, se flattait qu' elle serait
emportée dans le courant de son père, comme une
yole dans le sillage d' un navire à trois ponts.
Qui ne risque rien n' a rien ; Jolibois ne risquait
rien et pouvait tout avoir. Exalté par l' ivresse
qui accompagne les résolutions extrêmes, tout
émoustillé, tout léger, tout joyeux de ne plus se
sentir à la suite de l' ami Gaspard et de n' avoir
désormais à manoeuvrer que pour son propre
compte, il piqua des deux, coupa l' air avec sa
cravache et s' avança résoment sur la Trélade.
Mont-joie et saint Denis ! à son tour, il entrait
en lice, non plus comme un varlet, mais le casque
en tête et la lance au poing. Il allait donner
le coup de grâce au vicomte, se mesurer avec
les La Rochelandier, disputer à une aristocratie
avide et rapace les écus du grand fabricant. Il
y avait dans tout cela quelque chose d' aventureux
qui plaisait singulièrement à l' imagination du
jeune tabellion. Maître Jolibois s' étonnait
seulement de n' y avoir pas songé plus tôt. S' il
échouait, il retomberait sur ses pieds et se
retrouverait gros-jean comme devant. S' il
ussissait, quel honneur ! Je ne parle plus des
millions ; on croirait que Jolibois en voulait
à l' argent. Jolibois était républicain. En ce
temps-là, chaque département comptait avec orgueil
une demi-douzaine de notaires et d' avoués qui
éprouvaient le besoin de changer la forme du
gouvernement. Depuis plusieurs années, la nécessi
d' une nouvellevolution se faisait sentir dans
quelques études de province. Maître Jolibois
appartenait à cette phalange d' harmodius de
la basoche qui s' indignaient de l' asservissement
de leur patrie, et aspiraient à l' affranchir du
joug écrasant qui pesait sur elle. Sous les dehors
d' un esprit léger et goguenard, Jolibois cachait
des vertus austères. Ses idées sur la fraterni
et sur l' égalité ne laissaient rien à désirer.
S' il prisait les huissiers et les
commissaires-priseurs, s' il faisait peu de cas
des avos, s' il menait ses clercs à la baguette,
s' il traitait de turc à more les clients qui ne
le payaient pas, en revanche on eût été mal venu
à soutenir devant lui qu' un notaire n' était pas
l' égal d' un maréchal de France ou d' un prince
du sang. Lorsqu' il lui arrivait de dîner dans
quelque maison opulente, il regardait d' un oeil
indifférent le luxe et l' élégance du service ;
jamais l' envie ne s' était glissée dans ce noble
coeur : seulement il se demandait le lendemain
pourquoi des gens qui ne le valaient
p24
pas se permettaient de manger dans la vaisselle
plate, quand il mangeait, lui, maître Jolibois,
tout simplement dans la porcelaine. Ce qu' il avait
au plus haut degré, c' était ce pris de l' or,
cet antique désintéressement qui ne se rencontrent
que chez les âmes républicaines. Qu' on se garde
donc bien de le soupçonner de cupidité ;
arrêtons-nous avec respect devant un des caractères
les plus purs dont s' honorent les temps modernes !
En se décidant à chasser aux millions, Jolibois
ne pensait qu' aux misères du peuple, aux moyens de
les soulager. Un château à la porte duquel le
pauvre ne frapperait jamais en vain, une vaste
propriété qui lui permît d' occuper le plus de
travailleurs possible, un hôtel à Paris pour
unir ses amis politiques et se consulter avec
eux sur l' avenir des classes nécessiteuses, voilà
tout ce que demandait Jolibois, tel était le
ve modeste de ce champion de la démocratie.
Pendant que Jolibois marchait en conquérant sur la
Trélade, M Levrault était en proie à de cruelles
perplexités. Il avait pasune mauvaise nuit et
se préparait à passer une triste journée. Le
soleil était déjà haut dans le ciel ; l' ombre des
arbres s' accourcissait à vue d' oeil, le vicomte
n' avait point reparu. M Levrault avait er
toute la matinée, comme une âme en peine, dans le
sentier qui menait à la vicomté. Si Laure ne
l' eût surveillé de près, il n' est pas douteux que
le brave homme n' t poussé jusqu' au pigeonnier
de Gaspard.
-tu le vois, disait-il à sa fille d' un air
consterné, le vicomte ne revient pas. On n' outrage
pas impunément un Montflanquin ; le vicomte est
perdu pour nous.
-soyez tranquille, mon père, le vicomte reviendra,
pliquait Laure avec une assurance qui, depuis
la veille, ne s' était pas un instant démentie.
M Levrault branlait la tête et pleurait dans
son coeur le gendre envolé. Un gendre d' un si bon
rapport et qui lui eût coûté si peu ! Après le
déjeuner, il s' était retiré dans son appartement,
autant pour échapper aux obsessions de Laure,
qui ne se lassait pas de le harceler, que pour se
livrer tout entier à l' amertume de ses réflexions.
Laure avait tant fait que sonre ne savait plus
à quoi s' arrêter ; elle était revenue tant de fois
à la charge, que la tête du grand industriel
ressemblait à une arène où les pensées les plus
contraires se choquaient, se heurtaient avec
acharnement et s' entre-détruisaient comme des tes
fauves. M Levrault ne s' était jamais trouvé dans
une position si critique ; disons le mot, il était
aux abois. Il y avait des instants où il voyait
Gaspard blanc comme neige, et il voulait aller le
chercher ; il y en avait d' autres où ses yeux se
dessillaient à demi, et il osait se demander tout
bas si sa fille n' avait pas raison. Tantôt il
s' emportait contre la calomnie qui ne respecte
rien, frappait du poing les meubles et faisait
voler au vent de sa colère les pans de sa robe de
chambre ; tantôt, dans une attitude recueillie,
il méditait sur ce que Laure lui avait révélé.
Ainsi, comme un navire ballotté par les flots,
parfois Gaspard touchait aux nues, parfois il
était près de s' abîmer dans un gouffre sans fond :
lutte terrible, silencieuse, qui n' avait que
Dieu pourmoin, et dont M Levrault faisait
à lui seul tous les frais.
-non, non, c' est impossible, s' écria tout à coup
l' ancien marchand de drap en conjurant par un
geste souverain les fantômes qui l' assiégeaient ;
jamais un Montflanquin n' a trompé personne, et
d' ailleurs ce n' est pas un Levrault qu' on joue,
qu' on mystifie comme un petit bourgeois. Je me
connais en gentilshommes. Si Gaspard n' était pas
tout ce qu' il paraît être, je n' aurais pas attendu
qu' on vînt m' en instruire ; je l' aurais bien
démasqué moi-même. Le vicomte est digne de sa race.
Comme ce chevalier dont Laure m' a quelquefois
parlé, il est sans peur et sans reproche. Encore
un coup, pourquoi Jolibois nous l' eût-il vanté ?
Pourquoi nous l' eût-il présenté comme l' honneur et
la loyauté même ? Dans quel intérêt l' eût-il
choisi pour nous diriger, pour nous accompagner
dans toutes nos excursions ? Jolibois est un
honnête garçon ; il sait qui je suis, quels égards
me sont dus. Il n' eût pas introduit dans ma maison
une vertu douteuse. Il n' ignore pas de quel bois
nous nous chauffons, nous autres grands
industriels ; n' entre pas qui veut dans notre
intimité. Non, non, c' est impossible, rétait-il
avec une exaltation toujours croissante. J' écraserai
la calomnie comme un serpent sous mon talon : le
vicomte sera mon gendre.
Et, bien résolu cette fois à tenir tête à sa fille,
il allait s' échapper pour courir à la vicomté,
quand un pas brusque et pcipité ébranla
l' escalier qui conduisait à son appartement.
-c' est lui ! Le voici ! S' écria M Levrault
tombant en art et déjà prêt à ressaisir sa proie.
Cependant, au bruit des pas qui se rapprochaient
de plus en plus selait une voix brisée,
haletante, qu' il cherchait vainement à reconnaître.
-où est M Levrault ? Criait cette voix qui
n' était pas celle de Gaspard ; où se tient-il ? ...
qu' on me ne à lui ! ... il faut que je le voie,
il faut que je lui parle... les moments sont
précieux ; il n' y a pas une minute à perdre ! -
M Levrault pensa que le feu était à la Trélade.
Il se jeta tout effaré hors de sa chambre et
faillit être renversé par maître Jolibois.
était-ce Jolibois, notre Jolibois, celui que
nous avons laissé, voilà tout au plus un quart
d' heure, dans le sentier de la Trélade ? Jolibois
était méconnaissable. à quels exercices, à quelle
gymnastique effrénée avait-il dû se livrer pour en
arriver à un changement si brusque et si complet ?
à voir ses bottes poudreuses, son pantalon taché
de boue, sa cravate dénouée, tous ses vêtements
en désordre, on eût dit qu' il venait de faire
deux cents lieues à franc étrier. Son visage
s' harmonisait avec son costume. Tous les vents
déchaînés se fussent disputé sa chevelure, qu' elle
n' eût pas été plus violemment ébouriffée. Sa
barbe rappelait le poil hérissé de Chalchas. Il
y avait dans ses yeux, dans sa physionomie, dans
tous ses mouvements, je ne sais quoi d' étrange qui
frappait M Levrault d' étonnement et presque
d' épouvante.
-rien n' est-il fait ? Rien n' est-il conclu ?
Arrivé-je à temps ? S' écria Jolibois coup sur
coup, d' un air égaré en se précipitant comme une
trombe dans l' appartement. S' il est trop tard,
malédiction sur moi ! C' est moi, monsieur, qui
vous aurai perdu ; c' est moi qui vous aurai poussé
dans l' abîme.
-dans l' abîme ! S' écria M Levrault pâlissant ;
dans l' abîme ! Répéta-t-il en promenant autour
de lui un oeil inquiet. Qu' entendez-vous par?
Dans quel abîme m' avez-vous poussé ? Les chouans
se remuent-ils ? Est-il question d' attaquer la
Trélade ? Je croyais que le vicomte, en se
ralliant au trône de juillet, avait mis fin aux
discordes civiles.
-dites, monsieur, parlez, reprit Jolibois ne se
possédant plus. Rien n' est-il fait ? Rien n' est-il
conclu ? Ne me laissez pas dans cette horrible
incertitude ; prenez pitié de mes angoisses.
-avez-vous juré de me rendre fou ? S' écria
M Levrault, qui, en observant les traits
bouleversés du tabellion, sentait redoubler sa
terreur. à qui en avez-vous ? Qu' y a-t-il ? Que se
passe-t-il ? Comment prendrai-je pitié de vos
angoisses, si vous ne commencez par prendre pitié
des miennes ? Si vous ne me dites rien, que
voulez-vous que je vous dise ?
p25
-c' est juste, repartit Jolibois en se frappant
le front. La tête n' y est plus ; on la perdrait à
moins. Pardonnez, monsieur, au trouble qui
m' agite. Je viens de Nantes. Pour vous sauver,
s' il en est encore temps, j' ai fait huit lieues
en cinq quarts d' heure. Mon cheval est tom de
fatigue à la grille de votre cteau : je doute
qu' il se relève. Noble animal ! Au train dont il
allait, il semblait deviner qu' il s' agissait de
votre salut, de celui de votre aimable fille.
-au fait, Jolibois, au fait ! Vous me tenez sur
les charbons ardents. J' ai dix chevaux dans mes
écuries : si le vôtre ne se relève pas, on le
remplacera. On ne perd jamais rien à servir les
Levrault. Expliquez-vous. Soyez clair, soyez
bref. De quel danger sommes-nous menacés ?
-dans un instant, monsieur, dans un instant. Que
je sache d' abord si j' arrive assez tôt pour vous
tirer du gouffre je vous ai plongé. Le contrat
est signé. Qui m't dit, hélas ! Qu' un autre
que Jolibois ? ... je me tais, j' ai perdu le
droit de me plaindre. Le contrat est signé ; mais
il ne peut avoir de valeur qu' aps la
lébration du mariage. Eh bien ! Ajouta Jolibois
d' une voix sitante, en attachant sur M
Levrault un regard où se révélait toute l' anxiété
de son âme ; eh bien ! Monsieur, tout est-il
fini ? Le destin a-t-il prononcé ? Sommes-nous
aux prises avec l' irparable ? Suis-je condamné
à traîner avec moi un remords éternel ? Répondez,
dût votre réponse me frapper comme un coup de
foudre : le mariage est-il célébré ?
-quel mariage ? Demanda M Levrault de l' air
d' un homme qui, au lieu d' un paqu' il s' attendait
à recevoir, sent une bulle de savon s' abattre
et crever sur son nez.
-mais, monsieur, répondit Jolibois, non sans
quelque surprise, le seul mariage dont il soit
question à cette heure dans toute la Bretagne,
celui de votre fille et du vicomte Gaspard De
Montflanquin.
Après ce qui s' était passé la veille, dans la
position délicate où se trouvait M Levrault
vis-à-vis du vicomte, les dernières paroles de
maître Jolibois ressemblaient si bien à une
raillerie que le grand industriel put un instant
se croire persiflé. Pour toute réponse, il leva
les épaules, enfoa ses mains dans les poches
de sa robe de chambre, et se mit à tourner en
silence autour de l' appartement, comme un ours
mal léché.
-ainsi, monsieur, dit maître Jolibois, dont la
figure s' éclairait peu à peu, le mariage n' est
pas célébré ? Ainsi, mademoiselle votre fille
n' est pas encore unie au vicomte De Montflanquin
par des liens indissolubles, par un serment
irrévocable ?
-eh ! Non, mon cher, eh ! Non, s' écria M Levrault
avec humeur ; le mariage n' est paslébré. D' où
venez-vous ? D' où sortez-vous ? Qui vous a conté
ces sornettes ? Laissons cela, je vous prie. Ce
n' est pas la peine de tant insister là-dessus.
-ils ne sont pas mariés... mon Dieu, soyez
béni ! S' écria Jolibois dans un transport de joie
leste. Vous avez donné les jambes de la gazelle
à la pacifique monture d' un humble notaire de
province. Vous m' avez permis d' arriver assez tôt
pour sauver l' innocence et déjouer les projets du
chant. Vous avez voulu que je pusse parer le
mal que j' avais fait à mon insu. Vous m' avez
éclairé à temps ; vous n' avez pas souffert que la
vertu servît au triomphe du vice. Merci, mon
Dieu ! ... ils ne sont pas mariés.
Les mains jointes, les yeux au ciel, maître
Jolibois paraissait s' oublier dans une extase
religieuse ; M Levrault le considérait avec
stupeur et se demandait si ce diable d' homme avait
bien en effet toute sa tête à lui.
-mon cher monsieur, dit-il enfin en se grattant
l' oreille, m' expliquerez-vous ce que tout cela
signifie ? Jusqu' à présent, il n' est pas sorti
de votre bouche un mot, un seul mot qui ne soit
encore une énigme pour moi. Vous crevez votre
cheval, vous éclatez ici comme une bombe ;
m' apprendrez-vous pourquoi ? Mariés ou non mariés,
en quoi cela vous touche-t-il ? Est-ce une raison
pour vous mettre le sens à l' envers ou pour
vous égayer de la sorte ?
le meilleur des hommes ! ô trois fois noble
coeur ! S' écria maître Jolibois avec une émotion
si bien jouée, que M Levrault, tout attendri
sans savoir pourquoi, se sentit près de fondre
en larmes. Il est sans défiance, il ne soupçonne
rien. Avec le génie des affaires, c' est la
candeur et la naïveté d' un enfant. Il s' avance en
souriant à travers les embûches ; il joue sur le
bord du cratère qui s' ouvre pour le dévorer. On
rencontre ainsi quelques êtres privilégiés, pareils
à la fontaine d' Aréthuse : ils se mêlent aux
flots bourbeux du monde sans altérer le cristal
de leur âme. Malheureux ! Ajouta-t-il d' une voix
éclatante en saisissant brusquement le bras du
grand manufacturier ; savez-vous ce que c' est que
le vicomte Gaspard De Montflanquin ? Dites,
le savez-vous ?
Ce fut un coup de tonnerre chirant un ciel
d' azur. à cette question formidable, M Levrault
pâlit et frissonna. Blême, les yeux hagards,
palpitant comme un passereau entre les serres
d' un oiseau de proie, il regardait maître Jolibois
qui lui brisait le bras dans une main d' acier.
En ce moment suprême, étienne Jolibois avait dans
son attitude quelque chose de froid et de
terrible qui rappelait Bertram, le mystérieux
compagnon de Robert le diable. Il y eut quelques
secondes de ce silence imposant qui précède les
vélations solennelles. Jolibois le rompit le
premier.
-ah ! S' écria-t-il en marchant à grands pas
dans la chambre, il n' est pas sorti de ma bouche
un seul mot qui ne fût pour vous une énigme ?
Ah ! Vous ignorez encore ce qui m' amène ! Ah !
Mariés ou non mariés, cela doit m' être indifférent ?
Ah ! Vous ne comprenez rien ? Eh bien ! Monsieur,
vous allez tout comprendre.
Et là-dessus, sans autre préambule, d' une voix
brève, mordante, incisive, maître Jolibois
raconta tout ce que le lecteur, plus clairvoyant
que M Levrault, a depuis longtemps deviné.
Jolibois déshabilla Gaspard et le mit à nu. Il
déchira la trame qu' il avait aidé à tisser ; il
abattit l' échafaudage qu' il avait aidé à
construire. Chacune de ses phrases tombait comme
un coup de massue sur les illusions du grand
industriel, qui voyait son vicomte s' écrouler
pièce à pièce, s' en aller morceau par morceau.
Montflanquin était d' une ancienne noblesse de
Bretagne, mais il avait traîné son blason dans
la boue de tous les ruisseaux. Après avoir mangé
son patrimoine, il avait trafiqué de son nom et
s' était rallié au trône de juillet ; mais le roi,
la reine, les princes, les princesses, n' avaient
pas tardé à lui tourner le dos. Criblé de dettes,
n' ayant ni sou ni maille, de trop bonne maison
pour se résigner au travail, il vivait à Paris
de la bouillotte et du lansquenet, et aussi de
quelques douairières dont pas une, jusqu' à
présent, n' avait voulu de lui pour mari. Quant à
Mademoiselle De Chanteplure, elle avait passé
si rapidement sur la terre, que personne ne se
souvenait de l' avoir seulement entrevue. Préparé
depuis la veille à ces étranges confidences,
M Levrault sentait, à chaque mot de Jolibois,
des écailles tomber de ses yeux. Au bout d' un
quart d' heure, il ne restait plus rien de son
vicomte.
-le misérable ! Ajouta Jolibois quand il eut
tout dit, il
p26
avait fait de moi sa dupe et son complice. Ce
matin encore, voilà quelques heures, j' étais, comme
vous, sans défiance. Je ne soupçonnais rien. Je
m' étais laissé dire, une semaine auparavant, que
le vicomte allait épouser votre fille ; on m' avait
affirmé que le contrat était signé : je m' en
jouissais. Je m' étonnais un peu, je l' avoue, de
n' avoir pas été choisi pour rédiger le contrat,
je m' étais ber de l' espoir de devenir un jour
le notaire de votre famille ; mais Jolibois n' est
pas égoïste, je ne songeais qu' à votre bonheur,
je m' applaudissais d' avoir servi de lien entre la
maison des Levrault et la maison de Montflanquin,
quand ce matin, au saut du lit, un des premiers
magistrats de la ville est venu m' apprendre tout
ce que je viens de vousvéler. Enfer et
damnation ! Comprenez-vous mon épouvante ?
Comprenez-vous maintenant pourquoi j' ai crevé mon
cheval, pourquoi je suis tomchez vous comme une
bombe ? Comprenez-vous qu' il s' agissait de mon
honneur et de votre salut ?
-il faut convenir, s' écria M Levrault, que ce
vicomte est un effronté coquin. Je n' avais pas
attendu jusqu' ici pour savoir à quoi m' en tenir sur
sa valeurelle. Je ne l' avais pas vu trois fois
quejà je trouvais en lui quelque chose de
louche. Je m' étais dit tout de suite : ce n' est
pas là un vrai gentilhomme. Croyez bien, Jolibois,
que jamais je n' aurais consenti à lui donner ma
fille en mariage ; mais, je l' avoue, j' étais loin
de m' attendre à tant d' audace et de perversité.
-vous avez, monsieur, non loin de votre porte,
reprit Jolibois en hochant la tête, certain
château dont je vous engage aussi à vousfier, à
moins qu' il ne vous plaise de tomber de Charybde
en Scylla, et de sortir d' un guêpier pour vous
fourrer dans un nid de vipères.
-de quel château voulez-vous parler ? Demanda le
grand industriel.
-du château de La Rochelandier. Il y a là, je
vous en avertis, une marquise plus dangereuse
encore pour vous que le vicomte. Si je ne vous ai
pas crié gare ! Quand vous êtes venu vous établir
à la Trélade, c' est que je la croyais absente du
pays. Je vous le répète, monsieur, défiez-vous
du château de La Rochelandier. La marquise s' est
posée en Bretagne comme la Jeanne D' Arc de la
légitimité. Vous êtes influent, vous êtes opulent,
vous occupez un rang élevé dans le monde. La
marquise ne négligera rien pour vous amener
doucement à mettre vos millions au service de son
fils et de son parti.
-ah çà ! S' écria M Levrault, c' est donc un
coupe-gorge, cette Bretagne qu' on m' avait
représentée pourtant comme la terre classique de
l' honneur et de la loyauté ?
-que vous dirai-je, monsieur ? Vous vouliez frayer
avec la noblesse, vous êtes servi à souhait. Le
vicomte Gaspard De Montflanquin vous a fait et
vous fait encore une cour assidue et désintéressée.
Vous recevez à votre table somptueuse le chevalier
De Barbanpré, qui ne comprend pas qu' és ait
vendu son droit d'nesse pour un plat de lentilles,
mais qui vendrait son âme pour une poularde
truffée. Vous promenez dans votre calèche le comte
De Kerlandec, gentilhomme pur sang, à qui
Gaspard doit quinze mille francs, et qui compte,
pour rentrer dans ses fonds, sur la dot de
Mademoiselle Laure. Enfin, voici venir la
marquise De La Rochelandier, plus fourbe, plus
rusée, plus avide que tous les autres. Ainsi, vous
les verrez tous s' abattre autour de votre richesse
comme une troupe de phalènes autour du globe d' une
lampe. C' était votre rêve, monsieur, de nouer des
relations avec l' aristocratie ; vous devez être
satisfait. Quand vous m' avez confié vos projets et
vos espérances, je me suis tu, j' ai respecté vos
illusions. Mes opinions politiques vous étaient
connues ; vous n' auriez pas manqué de suspecter
mon impartialité. Ah ! Si j' eusse osé parler...
-voyons, qu' auriez-vous dit, maître Jolibois ?
Demanda M Levrault en lui frappant sur l' épaule.
-ce que j' aurais dit ? S' écria le notaire avec
feu ; j' aurais dit : Monsieur Levrault, vous
l' honneur et la gloire de l' industrie française,
quand un homme de votre valeur s' allie à la
noblesse, il ne s' élève pas, il descend ; il
n' usurpe pas, il abdique. J' aurais dit aussi : le
temps approche de grands événements vont
s' accomplir. Ce n' est pas en s' appuyant sur le
bras caduc et décrépit de sa soeur aînée que
l' aristocratie nouvelle peut se flatter de tenir
tête aux orages qui vont l' assaillir.
-quels orages ? Demanda M Levrault d' un air
étonné.
-quels orages, monsieur ? Vous le demandez ! S' écria
Jolibois. Ne voyez-vous pas l' horizon se charger
de nuages ? Ne sentez-vous pas le sol tressaillir
et trembler sous vos pieds ? La France s' agite,
le monde est dans l' attente.
-que voulez-vous dire, maître Jolibois ? Jamais
la France ne fut si heureuse, jamais l' industrie
ne fut si prospère. La bourgeoisie est au pouvoir ;
que peut-elle souhaiter de mieux ?
-et le peuple, monsieur ? Demanda maître Jolibois
en croisant lentement ses bras sur sa poitrine ;
le comptez-vous pour rien ?
-le peuple ! pliqua M Levrault ; que lui
manque-t-il ? N' ai-je pas gagné trois millions ?
Qu' est-ce qui l' empêche d' en faire autant ?
-je vous le dis, monsieur, reprit gravement maître
Jolibois, de grands événements se pparent. Le
peuple est aujourd' hui derrière la bourgeoisie
comme autrefois la bourgeoisie était derrière la
noblesse. La bourgeoisie a tué la noblesse ; le
peuple tuera la bourgeoisie.
-allons donc ! S' écria M Levrault ; mon journal
ne dit pas un mot de cela.
-le peuple est grand, le peuple est généreux,
poursuivit Jolibois d' un ton sentencieux, mais le
peuple est terrible, et je ne dois pas vous cacher,
monsieur, que le jour la bourgeoisie lui
rendra tous ses comptes, elle aura un mauvais
quart d' heure à passer. Les millions seront alors
un lourd bagage, et je sais plus d' un riche
banquier qui s' estimera fort heureux s' il réussit
à sauver sa tête.
-parlez-vous sérieusement, Jolibois ?
-trop sérieusement, hélas ! Je pense à vous,
monsieur, à votre aimable fille. Vous n' avez rien
fait, je le sais, pour attirer sur vous la haine
et les malédictions du peuple. Vous êtes toujours
allé au devant de ses besoins ; en toute occasion,
vous avez soulagé ses misères ; vous n' êtes pas de
ces riches égoïstes, impitoyables, qui déclarent
que personne ne meurt de faim, une fois qu' ils
ont bien dîné. Cependant vous le savez, dans les
tempêtes révolutionnaires, trop souvent les
innocents payent pour les coupables. Que
deviendriez-vous, juste ciel ? Ah ! Sans doute, je
veillerai sur vous, sur votre fille. J' apaiserai
la colère du lionchaî; vous le verrez, docile
à ma voix, venir, en rampant, vous lécher les
pieds. Le peuple me connaît, il m' aime ; mais qui
peut dire, qui peut prévoir où nous serons, vous
et moi, pendant la tourmente ? Arriverai-je à
temps pour vous faire un rempart de mon corps, pour
détourner le coup mortel, pour vous emporter dans
mes bras ? Croyez-moi, monsieur, ne comptez pas
trop sur maître Jolibois ;
p27
au lieu de rechercher l' alliance d' un gentilhomme
qui ne servirait qu' à vous désigner plusrement
à la vengeance populaire, donnez votre fille à un
publicain éprouvé qui protégera tout à la fois
votre vie et votre fortune.
à la pensée de marier sa fille à un républicain,
M Levrault partit d' un formidable éclat de rire
et se tordit les flancs dans un accès de folle
gaieté.
-vous êtes fou, mon cher, dit-il enfin à Jolibois
un peuconcerté. Le peuple est content ; il ne
veut plus de révolutions. Je m' étonne qu' un
garçon d' esprit comme vous ait en politique des
idées si fausses. Je vous conseille de vous
abonner à mon journal.
Jolibois revint à l' assaut, mais vainement, M
Levrault ne comprenait rien ou paraissait ne rien
comprendre. Toutes les insinuations de l' honte
publicain s' aplatirent sur l' intelligence du
grand industriel, comme des balles sur la peau
d' un éléphant. Le tabellion se retira la rage et la
mort dans le coeur.
Au détour du sentier, à deux portées de fusil de
la grille, Jolibois rencontra le vicomte. Gaspard
s' était un peu attardé le long des haies, non pas
à poursuivre des papillons, mais à fourbir ou à
épousseter un certain nombre de phrases qu' il
avait retrouvées dans les cendres de sa jeunesse,
et à l' aide desquelles il comptait réduire le
coeur récalcitrant de Mademoiselle Levrault. Sûr
désormais de ses effets, il venait de hâter le
pas quand Jolibois lui barra le chemin.
-eh bien ! Jolibois ? Demanda-t-il avec anxiété.
-sonnez, clairons ; sonnez, trompettes ! S' écria
le cavalier en brandissant sa cravache d' un air
victorieux. Que tous les maçons de la Bretagne
accourent à votre voix ! Que vos tours humiliées
s' élancent de leurs ruines ! Que les pierres de
votre château se relèvent au bruit des écus du
grand industriel, comme autrefois les murs de
Thèbes aux sons de la lyre d' Amphion ! Qu' on
rétablisse partout les armoiries de votre famille !
Que Galaor grimpe aux créneaux et déploie la
bannière des Montflanquin ! Que les Beaudouin
et les Lusignan tressaillent de joie dans leur
suaire ! Vous l' emportez, monsieur le vicomte. Vous
n' avez plus qu' à vous présenter ; les millions
de M Levrault sont à vous.
-dites qu' ils sont à nous ! S' écria le vicomte
dans un élan de joie et de reconnaissance dont il
ne fut pas maître. à nous les millions ! Ajouta-t-il
en battant un entrechat sur le bord du sentier.
L' endiablée marquise en séchera de rage. Jolibois,
comment s' est passée l' entrevue ? Avez-vous
rencontré de la résistance ?
-je ne dois pas vous dissimuler, monsieur le
vicomte, que, lorsque je suis arrivé, vos actions
avaient un peu baissé. On ne doutait pas de votre
loyauté ; qui s' est jamais permis d' en douter ?
Pourtant on hésitait. J' ai parlé, tout a changé
de face. Les La Rochelandier sont à cent pieds
sous terre, et vous êtes plus haut que jamais. Sans
vanité, monsieur le vicomte, je puis me flatter de
vous avoir don en cette occasion ce qu' on
appelle un bon coup d' épaule.
-généreux Jolibois, noble ami, mon sauveur !
S' écria le chevaleresque Gaspard, qui cherchait
déjà quelque moyen honnête de frustrer l' espérance
de tous ses créanciers ; je vais donc pouvoir
m' acquitter envers vous !
-monsieur le vicomte, vous avez à vous préoccuper
d' intérêts plus sérieux. Ce qui m' est dû
n' importe gre ; acquittez d' abord ce que vous
devez à la mémoire de vos ancêtres, répliqua le
magnanime Jolibois, qui se demandait si l' heure
n' était pas venue de se venger de toutes ses
déceptions.
-ah çà ! Demanda le vicomte dont les yeux verts
brillaient au soleil comme deux émeraudes, nous
les tenons bien, n' est-ce pas, ces petits agneaux
du bon M Levrault ? Ils ne sauraient nous
échapper ? Vous en êtes sûr, Jolibois ?
-c' est absolument, monsieur le vicomte, comme si
vous aviez dans votre poche les dix-huit cent
mille francs de dot que le grand manufacturier
donne à sa fille.
-dix-huit cent mille francs ! S' écria Gaspard,
qui crut voir le ciel s' entr' ouvrir.
-ni plus ni moins, monsieur le vicomte ;
ajoutez-y pourtant une somme de cent mille livres
qui vous sont allouées pour frais d' installation.
Vous entrez en possession de ce joli denier le
jour de la signature du contrat. On vous marie sous
le régime de la communauté ; on ne croit pas
pouvoir faire la partie trop belle à un gendre de
votre poids.
-cet excellent M Levrault ! Ne vous semble-t-il
pas que nous avons parlé de lui un peu légèrement
hier soir ? Eh bien ! Jolibois, je ne rougirai
jamais de mon beau-père. Quand mes salons seront
ouverts, on en pensera ce qu' on voudra, mais,
foi de gentilhomme ! On y verra M Levrault.
-allons, monsieur le vicomte, ajouta gaiement
Jolibois en se frottant les mains, vous voilà
tiré d' affaire, et, comme on dit, remonté sur votre
bête. Les mauvais jours sont passés. Votre étoile
s' est enfin gagée des nuages qui voilaient son
éclat. Vous allez mener cette grande existence qui
convient à vos goûts, à vos instincts, à votre
rang. Une propriété seigneuriale en Bretagne !
Un hôtel à Paris ! Des chevaux ! Loge à l' opéra,
loge aux bouffes ! ...
-eh ! Mon dieu ! Oui, dit le vicomte d' un air
signé. L' été, je voyagerai ; j' irai aux eaux,
à Bade, à Hombourg...
-ce sera ma gloire d' avoir été pour quelque chose
dans l' accomplissement de vos voeux, dans la
réalisation de vosves. Mes enfants, si j' en
ai jamais, sauront un jour que leur père a
contribà restaurer la splendeur de votre nom,
à vous venger des outrages du sort. Dussé-je ne
leur laisser que cette page de ma vie, ils n' auront
pas le droit de se direshérités.
-j' espère bien, mon cher Monsieur Jolibois, que
je vous verrai quelquefois, soit à Paris, soit
dans mes terres.
-c' est trop de bonté, monsieur le vicomte... mais
vous perdez un temps précieux. M Levrault est
impatient de vous ouvrir ses bras et de vous
nommer son fils, car c' est ainsi qu' il vous
appelle. Vous n' êtes pas son gendre, vous êtes son
fils bien-aimé.
-je vous l' ai toujours dit, c' est le meilleur des
hommes, s' écria Gaspard d' un tonnétré.
Peut-être a-t-il quelques petits travers, mais
quelle âme ! Quel coeur ! ...
-un coeur d' or, monsieur le vicomte. Allez donc,
courez à la Trélade, volez où l' opulence vous
attend. Songez que vous n' êtes pas dispensé de
jouer aux pieds de la petite...
-dites Mademoiselle Levrault, mon cher Monsieur
Jolibois, dites Mademoiselle Levrault.
-aux pieds de Mademoiselle Levrault, reprit
Jolibois avec déférence, la scène dont nous
sommes convenus. Soyez brûlant, monsieur le
vicomte, soyez brûlant, irrésistible. Mademoiselle
Levrault tient par-dessus tout à inspirer une
passion violente ; donnez-lui cette satisfaction.
Si, du temps du roi Henri, Paris valait bien
une messe, dix-huit cent mille francs de dot
valent bien aujourd' hui une déclaration d' amour.
-merci de vos bons conseils, Monsieur Jolibois,
repartit le vicomte, qui, au rebours des grandes
âmes, sentait sa dignité
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se relever avec sa fortune ; il me sera facile de
les suivre. Lele que vous avez bien voulu
tracer pour moi n' est pas au-dessus de mes forces.
Si je dois être brûlant, irrésistible, je le serai
naturellement, sans effort, et n' y aurai pas
grand rite. Je n' ai point encore passé le temps
d' aimer, et ne vois rien de surprenant à ce qu' une
jeune et jolie personne comme Mademoiselle
Levrault ait la prétention d' être courtisée
uniquement pour sa gce et pour ses beaux yeux.
Adieu donc, mon cher monsieur, ajouta-t-il en lui
donnant deux doigts ; je n' oublierai de ma vie
ce que vous avez fait pour ma maison.
à ces mots, maîtrisant à grand' peine l' émotion
qui le poussait à cabrioler comme un chevreau,
Gaspard poursuivit gravement son chemin. S' il
se fût retourné au bout de quelques instants, et
que ses yeux eussent rencontré le regard
qu' attachait sur lui maître Jolibois immobile
encore à la même place, je crois que notre ami
Gaspard aurait senti courir un frisson le long
de ses jambes.
Ix
après le part de maître Jolibois, le grand
industriel était entré au salon, où sa fille
venait de descendre. Laure, qui avait passé une
partie de la matinée au fond du parc, ne se
doutait pas que le tabellion t mis le pied à la
Trélade. M Levrault se garda bien de l' en
instruire. Après avoir rôdé quelque temps en
silence autour du fauteuil où Laure se tenait
assise :
-toute réflexion faite, s' écria-t-il, ce ne doit
pas être grand' chose de bon que ton vicomte ! Je
me demande comment nous avons pu nous décider à
le recevoir dans notre intimité.
-enfin, mon re, s' écria Laure, vous vous
rangez à mon avis.
-c' est-à-dire, répliqua M Levrault, que c' est
toi qui as fini par partager mes secrets sentiments.
Rappelle-toi la verte façon dont je me suis
expri sur son compte dès le lendemain de notre
arrivée à la Trélade. Je ne l' avais pas encore
vu, et déje me défiais de lui. Il n' avait pas
encore paru, et quelque chose me disait déjà que
ce Montflanquin n' était rien qui vaille.
-je ne l' ai pas oublié, dit Laure ; mais je me
souviens aussi que le vicomte n' a eu qu' à se
montrer pour enlever toutes vos sympathies.
-mes sympathies ! S' écria le grand manufacturier :
il faut bien te mettre dans la tête que ton
gringalet de Gaspard ne les a jamais eues. Tout
en lui me choquait, sa figure, sa voix, ses
breloques, jusqu' à sa fon de se présenter. Je
n' ai jamais donné, pour ma part, dans ses
Beaudouin et dans ses Lusignan, dans ses besants
d' or et dans son lion léopardé de sable à la queue
fourchue et passée en sautoir. Je n' ai pas é
dupe un seul instant de son empressement, de ses
assiduités. Je me suis dit tout de suite : voici
un gaillard qui sait de quel côté la miche est
beurrée.
-et pourtant, ajouta Laure, qui ne pouvait
s' empêcher de rire, vous le receviez, vous lui
faisiez fête, vous aviez ju qu' il serait votre
gendre.
-pardieu ! Ne voyais-je pas qu' il te plaisait,
que tu l' aimais, que tu voulais l' épouser à tout
prix ? Pour ne pas te contrarier, je feignais de le
trouver charmant. Bien entendu, je n' allais pas
jusqu' à suspecter sa moralité. Je me disais bien
parfois : le pèlerin en veut à mes écus ; je
m' obstinais pourtant à le tenir pour un galant
homme. Je me disais : il n' est ni beau ni jeune ;
j' enrageais tout bas de te sentir affolée de ce
petit chafouin ; mais, après tout, c' étaient tes
affaires, non les miennes. Hier, ce matin encore,
je le défendais contre toi-même. Sa passion
l' égare, me disais-je ; ce n' est qu' un dépit
amoureux. Toutefois, comme il s' agissait de ton
bonheur, j' ai penque la chose méritait réflexion.
Je ne réfléchis pas souvent ; mais, quand je m' y
mets, c' est pour tout de bon. Je me suis enfermé
dans ma chambre ; après deux heures de recueillement
et de méditation silencieuse, je reconnaissais
que ton vicomte n' est qu' un saltimbanque et un
chenapan.
-vous allez voir, dit la jeune fille en riant de
plus belle, que c' est moi maintenant qui vais être
obligée de prendre son parti.
-tu me persuaderas, n' est-ce pas, qu' il a refu
les faveurs de la cour ? Tu me feras croire qu' il
s' est jeté dans l' eau pour sauver Mademoiselle
De Chanteplure ? Allons donc ! S' il s' est mont
aux tuileries, je jurerais que le roi et les princes
lui ont tourné le dos. Quant à Mademoiselle
Fernande, je la soupçonne fort de n' avoir jamais
existé. Ne me parle plus de ton Gaspard ; ne
viens plus me corner aux oreilles que tu l' aimes,
que tu l' adores, que tu n' épouseras que lui ! Il
est temps que cette comédie finisse.
-mais, mon père...
-je ne veux rien entendre, je te défends de
prononcer son nom en ma présence. Le malheureux !
Avoir ose jouer d' un homme tel que moi ! Quand
je songe que ma fille a pu aimer ce jongleur, ce
pasquin, tout le sang des Levrault se révolte
et bouillonne indigdans mes veines.
-mais, mon père, de grâce...
-point de grâce ! S' écria le fabricant. Je regrette
que les travaux de l' industrie m' aient détourné
du noble exercice des armes. Pour la première fois,
je me plains à Dieu de n' être pas de race
militaire. Nous autres grands industriels, nous
sommes les maréchaux de la paix. Ah ! Si Timoléon
était là, il vengerait du même coup sa soeur et
son père outragé. Qu' il vienne cependant, ce fils
de preux, ce jeune et beau Gaspard, qu' il vienne
affronter mon courroux ! Je lui dirai son fait ;
après l' avoirmasqué, je lui jetterai son masque
à la face. On ne sait pas ce que c' est qu' un
Levrault offen.
-voici le vicomte ! Dit Laure, qui, en soulevant
le rideau de la croisée, venait d' apercevoir le
museau de Gaspard entre les barreaux de la grille.
-pas possible ! S' écria M Levrault.
-c' est lui-même. Tenez, regardez, ne le
voyez-vous pas ? Demanda Laure entr' ouvrant le
rideau.
-il est affreux, dit M Levrault ; il a l' air
d' une fouine. Comprend-on qu' il y ait des gens
qui le trouvent beau ? Ma chère, observe, je te
prie, avec quelle politesse glaciale je vais le
recevoir.
-si vous le permettez, monre, c' est moi qui
recevrai M Gaspard. Je crois qu' il est de votre
dignité de ne plus vous rencontrer face à face
avec lui ; éloignez-vous, reposez-vous sur moi du
soin de l' éconduire.
-tu as raison. Je me connais : j' ai la tête près
du bonnet. Il suffirait d' un mot imprudent, d' un
sourire équivoque, d' un froncement de sourcil,
d' un regard de travers, pour me faire sauter comme
une poudrière : il est plus convenable que je ne
le voie pas.
Et M Levrault, qui, soupçonnant vaguement le
vicomte d' avoir
p29
des habitudes de spadassin, n' était pasché de
laisser à sa fille le soin de terminer cette
petite affaire, s' esquiva par la porte vitrée qui
s' ouvrait sur le parc, tandis que Gaspard
s' introduisait par celle qui donnait sur la cour.
Ce fut une des entrées les plus dramatiques qu' eût
jamais inspirées l' égarement de la passion.
Gaspard ne fit qu' un bond de la porte du salon
au fauteuil de Laure ; puis s' affaissant aux
pieds de Mademoiselle Levrault comme si son
corps eût été bourré d' ouate, il tomba sur ses
deux genoux, et, par un geste de désespoir qui
aurait pu passer tout aussi bien pour un mouvement
de coquetterie, il cacha son visage entre ses
mains. ç' avait été si prompt, si brusque, si
instantané, qu' on eût dit que le vicomte se
trouvait là par enchantement. Laure, qui n' avait
pas bougé, jouait d' un air distrait avec un
éventail de Chine, et regardait paisiblement
Gaspard, comme elle eût fait de quelque animal
familier, couché sur un coussin auprès d' elle.
-eh bien ! Oui, c' est vrai, je vous ai trompée,
dit enfin le vicomte d' une voix éperdue. Oui, tout
ce que j' ai pu faire, tout ce que j' ai pu
imaginer pour vous éloigner du château de La
Rochelandier, je l' ai fait, je l' ai imaginé. Ruses,
détours, basses manoeuvres, rien ne m' a coûté, je
n' ai rien épargné. Accablez-moi de votre colère,
mais épargnez-moi votre mépris : je vous aimais
et j' étais jaloux. Enfant qui commencez la vie à
peine, source fraîche et limpide qui n' avez
fléchi que l' azur du matin, fleur d' innocence,
de grâce et de beauté, fleur virginale, encore
toute baignée des larmes de l' aurore, vous ne
savez pas de quels feux dévorants s' embrase le
milieu du jour, vous ne pouvez pas savoir ce que
la passion chaîne de temtes dans un coeur
déjà vasté. Il y a des âmes chez lesquelles
l' amour n' est qu' un filet d' eau claire coulant sans
bruit sous un tapis de mousse ; il y en a d' autres,
hélas ! c' est un torrent impétueux,
renversant tout sur son passage et creusant son
lit dans des ruines. Oui, je vous ai trompée ;
oui, je me suis jode votre crédulité ; oui,
j' ai veillé, comme un espion, sur tous vos pas,
sur toutes vos démarches. Je me suis abaissé
jusqu' au mensonge, moi, vicomte De Montflanquin !
J' étais jaloux de l' air que vous respiriez, des
brises qui touchaient vos cheveux, de l' herbe que
foulaient vos pieds, des roses qu' effleuraient
vos lèvres. J' aurais voulu pouvoir vous dérober à
tous les regards, élever autour de vous une
muraille haute de cent coudées, vous cacher, vous
enfouir dans mon sein comme un avare son trésor.
Soyez impitoyable, mais ne m' outragez pas : je
vous aimais et j' étais jaloux.
Ici Gaspard s' interrompit et leva les yeux sur
Mademoiselle Levrault pour juger de l' effet de
ce petit morceau, dont il n' était pas trop
content. Laure continuait de jouer avec son
éventail ; elle en dépliait, en repliait les
feuilles, examinait le fini du travail, admirait
l' éclat des couleurs, et semblait n' avoir rien
entendu des belles choses qu' on venait de lui
débiter. Gaspard resta tout interdit.
-je vous écoute, monsieur le vicomte, dit enfin
la jeune fille.
Ce peu de mots avaient été prononcés d' une voix
si mélodieuse et si caressante, que notre ami
Gaspard se sentit pleinement rassuré.
-quoique bien jeune encore, reprit-il avec
lancolie, je croyais depuis longtemps en avoir
fini pour jamais avec les orages de la passion.
Foudroyé à vingt ans, j' avais dit adieu à tous
les riants fantômes du matin de la vie ; j' avais
dit à l' amour un éternel adieu. Mon coeur n' était
plus qu' un monceau de cendres. Il ne restait plus
qu' à m' envelopper d' un linceul et à me coucher
dans ma tombe, lorsque vous m' êtes apparue.
Bienfait et bénédiction ! étiez-vous descendue sur
la terre pour guérir les blessés et réveiller les
morts ? En vous voyant, je me sentis renaître, et,
comme Lazare, je tendis vers le ciel mes bras
ressuscités.
-continuez, monsieur le vicomte, dit Laure à
Gaspard, que venait de trahir sa moire
paresseuse.
-je vous vis et je vous aimai. J' avais juaux
pieds d' une mourante d' ensevelir mon coeur avec
elle, de ne plus vivre que de son souvenir ; je
vous vis, je devins infidèle et parjure. Ah ! De
quelle épouvante ne fus-je pas saisi, en
découvrant que je n' étais pas mort à tout ce qui
fait vivre, que j' étais jeune encore, que je
pouvais aimer, que j' aimais ! ô douce créature,
que vous m' avez coûté de remords et de larmes ! Je
voulais vous fuir ; une force invincible me
ramenait vers vous. Chaque soir, en vous quittant,
je faisais le serment de ne plus revenir ; je
revenais le lendemain, plus malheureux, plus épris
que la veille. Ah ! J' ai bien souffert, ah ! J' ai
bien combattu. Vous le savez, mon Dieu, vous qui
lisez dans le fond des âmes ! Que de fois, en
retournant le soir, par les sentiers déserts, au
château de mes pères, j' ai cru voir s' agiter dans
l' ombre le spectre irrité de Mademoiselle De
Chanteplure ! Que de fois j' ai cru entendre sa
voix accusatrice dans les plaintes du vent !
Insensé que j' étais ! Je ne comprenais pas qu' au
lieu de s' indigner, son ombre charmante devait se
jouir. N' êtes-vous pas le portrait vivant de
Fernande ? N' est-ce pas elle encore que j' aime
en vous ? Non, je n' ai point trahi ma foi, non,
je ne suis pas infidèle. Mademoiselle De
Chanteplure vit, je suis à ses genoux, c' est sa
beauté que je contemple et que j' adore, c' est sa
main que cherche la mienne... ô ma bien-aie !
J' ai rêvé que vous étiez morte. Vous vivez, vous
m' êtes rendue, plus jeune, plus radieuse, plus
belle que jamais. Regardez-moi, parlez-moi comme
aux jours de notre bonheur. Vous ne me dites rien.
Avez-vous cessé de m' aimer ? N' êtes-vous plus ma
Fernande ? Ne suis-je plus votre Gaspard ?
-monsieur le vicomte, répliqua Laure de sa plus
douce voix en dégageant tranquillement sa main
de l' étreinte du bouillant Montflanquin, je
mentirais si je vous disais que vous m' êtes
indifférent. Soyez bien convaincu que je suis
flattée, autant que je dois l' être, de l' hommage
d' un coeur tel que le vôtre. J' avais espéré, je ne
m' en défends pas, que nos destinées finiraient par
s' unir et se confondre. Il m' eût été doux, je
l' avoue, de porter votre nom ; je l' aurais por
avec orgueil. Malheureusement, monsieur le vicomte,
c' est Mademoiselle De Chanteplure que vous
aimez en moi : je ne consentirai jamais à n' être
pour mon mari qu' un portrait et un souvenir.
En achevant ces mots, Laure se leva, prit sur la
table du piano ses gants, son chapeau, son
ombrelle, et se retira sans laisser tomber un
regard sur le vicomte, toujours agenouillé.
Notre ami Gaspard n' était pas un sot : il se
sentit perdu. Il étouffa dans sa poitrine un
rugissement de lion bles, enfonça son chapeau
sur sa tête et sortit. Cependant, comme il
traversait la cour, Gaspard se rappela les
dispositions bienveillantes dans lesquelles maître
Jolibois avait laissé M Levrault. Il revenait
sur ses pas, quand une voix de stentor laissa
tomber ces mots d' une fenêtre :
-Germain, dites qu' on attelle ; nous allons au
château de La Rochelandier.
Le vicomte leva les yeux, et reconnut à une croisée
du premier étage le grand manufacturier, qui se
prélassait dans sa robe de chambre de cachemire,
se caressait le menton, observait
p30
d' où soufflait le vent, et paraissait se soucier
fort peu que le vicomte Gaspard De Montflanquin
fît le pied de grue dans sa cour. Sans demander
son reste, Gaspard baissa le nez, fila piteusement
le long du mur, ouvrit la grille et s' échappa sans
bruit.
Que s' était-il passé à la Trélade après le départ
de maître Jolibois ? Tel était le mystère que
Gaspard s' efforçait en vain de pénétrer. Sa raison
s' y perdait. Il ne pouvait supposer que Jolibois,
qui jusque-là lui avait servi de compère, eût
voulu rire et s' amuser à ses dépens. Ce qui
semblait très-clair au vicomte, c' est qu' il ne
devait plus songer à mettre la main sur les millions
de M Levrault ; pour le coup, c' était partie
perdue, sans espoir de revanche. Gaspard n' était
pas homme à s' exhaler en désirs impuissants, en
stériles regrets. Il se consolait en songeant qu' il
allait retourner à Paris, grâce aux cent écus que
Jolibois s' était naïvement laissé gagner la
veille. Paris ! Ce n' était qu' à Paris que le
vicomte respirait à l' aise ; il tressaillait à ce
nom comme un exilé au nom de la patrie. à Paris
donc ! La province n' était pas digne de posséder
un esprit si charmant. Gaspard se consolait aussi
en se représentant la grimace que ferait Jolibois
lorsqu' il apprendrait le dénoûment de l' aventure ;
dans la pensée que ce créancier insolent et
goguenard se trouvait être le dindon de la farce,
il y avait quelque chose qui souriait au vicomte
et ne déplaisait pas à sa bonne âme.
Comme il approchait du château de ses pères,
Gaspard apeut trois personnages de mine équivoque,
tranquillement assis sur le pas de sa porte qu' ils
semblaient prendre pour celle d' un cabaret. Une
carriole d' osier, attelée d' un petit cheval
bas-breton, était arrêtée au pied de la colline
s' élevaient les ruines du manoir. Gaspard
s' avança sans défiance, tout en se demandant qui
pouvaient être ces trois étranges visiteurs. Tous
trois s' étaient levés en le voyant paraître.
-c' est à monsieur le vicomte Gaspard De
Montflanquin que j' ai l' honneur de m' adresser ?
Demanda le moins sale et le plus laid des trois.
-à lui-même. Que me voulez-vous ?
-la lettre que voici mettra peut-être monsieur le
vicomte au courant de la petite affaire qui
m' amène.
Gaspard brisa le cachet et lut :
" monsieur le vicomte,
" je ne veux pas quitter Clisson et retourner à
Nantes sans vous offrir un nouveau témoignage de
l' intérêt que vous m' inspirez. La nuit que je viens
de passer sous le toit de vos pères n' a pas été
seulement agitée par les émotions du jeu. Les
bruits sinistres qui ne m' ont pas permis de fermer
l' oeil m' ont fait trembler en même temps pour votre
curité. Je ne dois pas souffrir que le dernier
héritier d' une famille illustre reste exposé à
voir un beau matin les murs de son château
s' écrouler sur sa tête. Agréez donc, monsieur le
vicomte, que je mette à votre disposition un
logement où vous puissiez dormir en paix, quand
souffleront les vents de l' équinoxe.
" j' ai l' honneur de vous renouveler, monsieur le
vicomte, l' assurance des sentiments qui vous sont
dus.
" Jolibois. "
-qu' est-ce que cela veut dire ? Demanda Gaspard
qui avait tressailli comme un cerf en entendant
le son du cor et les aboiements de la meute.
-monsieur le vicomte, répliqua l' huissier (las !
C' en était un) en tirant de sa poche graisseuse
une liasse de papiers aux armoiries du fisc, je
suis chargé par maître Jolibois d' exécuter le
jugement qui vous condamne à lui rembourser la
somme que vous lui devez, sous peine de vous voir
appréhenau corps et incarcéré aux termes de la
loi. Je suis en règle : voici les pièces, rien n' y
manque. Le jugement est définitif, l' arrêt
exécutoire. êtes-vous en mesure de verser entre
mes mains cent cinquante mille trente-trois francs
soixante et quinze centimes, montant de la somme
qui vous est réclamée, tant en principal qu' en
intérêts et frais ?
-ah ! Traître Jolibois ! Ah ! Perfide ! Ah !
Bourreau ! Murmura Gaspard en froissant d' une
main convulsive la lettre de l' abominable notaire.
Puis, s' adressant au jeune groom qui assistait
à cette scène avec une inquiète curiosité :
-Galaor, demanda-t-il négligemment, avons-nous
cent cinquante mille francs dans la maison ?
-je vais y voir, monsieur le vicomte, répondit
le sublime enfant.
Le vicomte eut bien un instant la pensée de
s' enfuir ou de résister ; mais, après avoir exami
attentivement les deux lévriers qui veillaient
sur lui et ne le perdaient pas de vue, le
malheureux comprit qu' il ne lui restait d' autre
parti à prendre que celui de lasignation.
Au bout de quelques minutes, Galaor reparut.
-monsieur le vicomte, dit-il, il s' en manque
seulement de quelques milliers d' écus.
-adieu donc, mon fils, à des temps meilleurs !
Dit Gaspard avec lancolie ; je te confie le
château de mes pères.
Un quart d' heure après, la carriole d' osier
emportait à Nantes le dernier rejeton d' une race
de preux, assis modestement entre deux recors, en
face d' un huissier, tandis que Galaor, debout
sur le seuil de la porte, se tordait les bras,
s' arrachait les cheveux et criait comme
Sganarelle :
-mes gages ! Mes gages ! Mes gages !
X
M Levrault était bien malheureux. Il avait vu
toutes ses ambitions trahies, toutes ses illusions
mutilées, toutes ses espérances hachées menu comme
chair à pâté. Pour sauver sa dignité, il avait
fait d' abord bonne contenance ; mais il était
tombé bientôt dans une espèce de marasme dont rien
ne pouvait le tirer. En perdant son vicomte, il
avait perdu le mouvement, la joie, le bonheur de
sa vie. Hélas ! Ce n' était plus le grand industriel
que nous avons connu, toujours en belle humeur,
le verbe haut, la face épanouie, remplissant le
pays à deux lieues à la ronde du bruit de sa
richesse. La foi et la confiance étaient mortes en
lui. C' est à peine s' il croyait encore à son
importance. Son sommeil, autrefois si paisible,
et que visitaient seulement de riantes images,
était agité par d' épouvantables cauchemars ; il
lui arrivait fréquemment de rêver qu' il vendait
du drap rue des bourdonnais. Si ses nuits étaient
mauvaises, ses journées n' étaient pas meilleures.
Le comte De Kerlandec et le chevalier De
Barbanpré avaient partagé la disgrâce de
Montflanquin. La Trélade était devenue silencieuse
comme un tombeau. Les chevaux restaient dans les
écuries, les voitures sous les remises. Les
serviteurs, qui se réjouissaient tout bas des
saventures de leur maître, avaient l' air tout
à la fois goguenard et consterné. M Levrault
ne sortait de sa chambre que pour se promener
sous les ombrages de son parc. Le front
p31
baissé, les mains derrière le dos, il pleurait le
long des charmilles son titre de baron et son
brevet de pair. Ce n' est pas tout. Le dernier
entretien qu' il avait eu avec étienne Jolibois
avait laissé dans son esprit des traces qui, loin
de s' effacer, s' étaient creusées à laflexion.
Il avait commencé par rire des sinistres prophéties
du notaire ; il avait fini par s' en alarmer
rieusement. C' était une âme facile à troubler
que l' âme de M Levrault. Je n' affirmerai pas que
ce fût l' âme d' un poltron, mais à coupr ce
n' était pas l' âme d' un brave. Depuis sa dernière
entrevue avec le tabellion, il interrogeait avec
effroi l' horizon politique, ne déchirait qu' en
tremblant la bande de son journal, et s' attendait
à recevoir d' un jour à l' autre la nouvelle que le
navire de l' état avait sombré sous les assauts
d' un coup de vent révolutionnaire. Ainsi, rien ne
manquait à ses tribulations ; tout contribuait à
le plonger dans un abîme de tristesse. La
publique était sa bête noire ; il pensait
vaguement à quitter la France, à chercher un
coin de terre sa tête et ses écus fussent à
l' abri des vengeances et des appétits populaires.
Pour tout dire, M Levrault ne savait que
soudre ni à quel dessein s' arrêter. Il flottait
entre les partis les plus contraires, et, de
quelqueté qu' il se tournât, n' apercevait que
périls, guet-apens et catastrophes de tout genre.
L' expérience qu' il venait de faire avait
singulièrement amorti ses feux pour la noblesse.
Il ne voyait partout que piéges à millions,
traquenards tendus par l' aristocratie pour prendre
les grands industriels. La Bretagne n' était plus
à ses yeux qu' un vaste repaire de larrons. Il se
défiait surtout du château de La Rochelandier,
qu' il s' obstinait à regarder comme une tanière de
chouans, comme un foyer de conspirations, comme
un centre d' intrigues et de menées légitimistes.
On se rappelle qu' au moment où Gaspard traversait
la cour de la Trélade, il avait crd' une voix
de tonnerre qu' on attelât, qu' il allait au château
de La Rochelandier ; ce n' avait été de sa part
qu' une façon ingénieuse de donner le coup de
grâce à Gaspard. à tort ou à raison, sans
s' expliquer pourquoi, il détestait les La
Rochelandier. Je ne saurais dire par quel
raisonnement saugrenu ce spirituel bourgeois en
était arrivé à les accuser sourdement de toutes
ses infortunes. Toutes ses déceptions dataient
de l' heure où sa fille avait mis le pied chez la
marquise ; la paix et le bonheur étaient sortis
de la Trélade enme temps que le jeune marquis
y était entré. M Levrault ne semblait pas
éloigné de croire que, sans les La Rochelandier,
le vicomte eût été réellement tout ce qu' il avait
voulu paraître, le modèle des preux, le miroir
de la chevalerie. Si Gaspard n' était qu' un
vaurien, c' était la faute des La Rochelandier.
Enfin le grand fabricant se souvenait des bons
avis de Jolibois ; il sortait d' un guêpier et
n' était pas d' humeur à se fourrer dans un nid de
vipères.
Pendant qu' il s' affaissait sous le poids du
chagrin et gémissait comme un hibou dans son trou
solitaire, Mademoiselle Levrault, légère et
gaie comme un bouvreuil, s' abandonnait tout
entière à ses nouvelles espérances. Je l' ai dit
et je le répète, afin qu' on ne puisse pas se faire
d' illusions sur le caractère de notre hérne,
Gaspard eût été l' honneur même et la loyauté en
personne, il eût été jeune et charmant, en un mot
tout ce qu' il n' était pas, que les choses ne se
fussent point passées autrement dans le coeur de
Laure : le vicomte eût pâli nécessairement et se
fût éclipsé devant le marquis, comme une perle
auprès d' un diamant, comme une étoile au lever
du soleil. Laure n' avait revu ni Gaston ni sa
re ; pendant tout le trajet du gothique manoir
à la Trélade, Gaston n' avait pas dit un mot qui
pût encourager les rêves de sa jeune compagne ;
son attitude vis-à-vis d' elle avait été grave,
vère, compase, même un peu hautaine ; il n' avait
fait dans le salon du grand industriel qu' une
apparition de quelques minutes ; il était sorti
fièrement comme il était entré, et cependant
Laure espérait. Elle avait déjà calculé toutes
les chances de succès. L' étourderie n' était pas
son défaut ; sa patrie n' était pas le pays des
chimères ; elle avait pris racine de bonne heure
dans le terrain de laalité. Comme toutes les
âmes froides, comme toutes les imaginations
rassises, Mademoiselle Levrault ne manquait pas
d' esprit d' observation ; il lui avait suffi d' une
visite au château de La Rochelandier pour savoir
à quoi s' en tenir sur la fortune de ses hôtes.
Quelques paroles échappées à la marquise et à
son fils avaient achevé de l' initier au secret de
leur destinée. Plus elle réfléchissait à l' accueil
qu' elle avait reçu, plus elle s' affermissait dans
la conviction qu' elle avait tout lieu d' espérer.
Elle ne cherchait pas à s' abuser sur le sens des
prévenances dont l' avait comblée la marquise ;
elle comprenait sans efforts et sans humiliation
que les chatteries de la noble dame s' étaient
adreses moins à sa beauté qu' à son opulence ;
elle ne demandait rien de plus. Quant aux
pugnances de son père, elle ne s' en préoccupait
pas. Ce que fille veut, Dieu le veut, Laure se
disait que le jour où elle le voudrait bien, M
Levrault se laisserait conduire comme un enfant
au château de La Rochelandier ; elle pressentait
que ses dispositions hostiles ne tiendraient pas
longtemps contre la grâce et les cajoleries de la
châtelaine. En effet, six semaines au plus
s' étaient écoulées depuis la disgrâce du vicomte,
et déjà la marquise avait arboré sur la Trélade
la bannière des La Rochelandier.
On peut croire que M Levrault n' était pas al
chez la marquise sans regimber comme un mulet qui
sent pour la première fois le mors ou le t,
l' éperon ou la houssine ; mais Laure savait,
mieux que personne, la fon de le prendre, de
le brider, de le mettre au pas. Que lui
importaient, en fin de compte, les opinions
politiques de la marquise et de son fils ?
Ignorait-il, en quittant Paris, que la Bretagne
fût le dernier boulevard de la légitimité ?
Devait-il s' étonner qu' une des plus illustres
maisons de cette terre chevaleresque eût gardé
pieusement le culte du malheur et la religion de
l' exil ? Dieu merci ! Tous les gentilshommes
n' étaient pas taillés sur le même patron que
Gaspard. D' ailleurs, il ne s' agissait plus, cette
fois, de courir après un gendre qui lui ouvrît la
porte des honneurs et des dignités ; il n' était
point question de rechercher l' alliance des La
Rochelandier. Il s' agissait tout simplement de
n' être pas la fable du pays et de se relever au
grand jour de l' échec qu' il avait essuyé. Que
dirait-on dans la contrée s' il n' était venu
s' installer avec fracas à la Trélade que pour
servir de jouet à un chevalier d' industrie ? On
en ferait des gorges chaudes. Tant de chevaux,
tant de laquais, tant de voitures, pour aboutir
à quoi ? Au vicomte De Montflanquin. Il fallait
se habiliter par un coup d' éclat, montrer aux
sots et aux envieux que les Levrault n' étaient
pas au ban de la noblesse, qu' ils frayaient, quand
ils le voulaient bien, avec les gros bonnets de
l' aristocratie. Enfin, ils ne pouvaient se
dispenser de faire tout au moins une visite aux
La Rochelandier sous peine de passer, à leurs
yeux, pour des gens mal-appris, pour de petits
bourgeois. Le grand manufacturier s' était rendu à
ce dernier argument. Il comptait qu' une fois la
visite faite, les choses en resteraient là ; mais
Laure et la marquise, chacune de son côté, en
avaient décidé autrement. Comment le brave homme
eût-il résisté aux manoeuvres combinées de ces
deux volontés féminines qui se devinaient l' une
l' autre, s' entendaient
p32
en silence, marchaient vers le même but, et se
prêtaient tacitement un mutuel appui ? J' en connais
de plus fins qui auraient succombé. Des relations
intimes s' étaient établies peu à peu entre les
deux châteaux, et, bref, il eût été moins difficile
à Laocoon de se débarrasser des étreintes de ses
deux serpents qu' à M Levrault de se dégager, au
bout de six semaines, des liens dont la marquise
avait su l' enlacer.
M Levrault s' était d' abord tenu sur le qui vive.
Pour me servir, à mon tour, d' expressions
empruntées au vocabulaire des petites gens, chat
échaudé craint l' eau chaude : or, le grand
industriel avait été échaudé jusqu' à la blure.
Cependant, lorsqu' il avait vu pour la première fois
la marquise De La Rochelandier monter
majestueusement les degrés du perron de la
Trélade, après s' être empressé d' ouvrir lui-même
la porte à deux battants, lorsqu' il l' avait vue
entrer au salon et s' avancer avec une grâce
imposante, la tête haute, la poitrine en avant, la
bouche épanouie en un demi-sourire, M Levrault
avait failli étouffer d' orgueil : il avait cru
voir une reine. Avec un peu de littérature, il se
fût pris pour Leicester recevant élisabeth dans
son château de Kenilworth. Vainement il s' était
promis d' échapper au charme de l' enchanteresse :
comme ce chevalier dont on avait dévissé l' armure,
il avait senti, en moins de six semaines, toutes
ses défiances, toutes ses préventions setacher,
tomber, s' évanouir une à une. était-ce là cette
marquise dont avait parlé le vicomte, remplie
de morgue et d' insolence, entichée de ses aïeux,
ennemie née de toute idée nouvelle, regrettant le
régime de la féodalité, et rêvant, dans son
château branlant, le rétablissement de la dîme et
de la corvée ? Elle portait fièrement son nom ;
mais la fierté n' était chez elle qu' une séduction,
une grâce de plus. Loin de se traîner dans
l' ornière du pas, son esprit avait marché avec
le temps. Son âme était un instrument qui vibrait
à tous les bruits du siècle. Elle honorait la haute
industrie, et ne parlait qu' avec déférence de ses
travaux et de ses mérites. Sans s' humilier devant
l' aristocratie nouvelle, elle était la première
à reconnaître ses titres et à les proclamer.
était-ce là cette marquise que maître Jolibois
avait représentée comme la Jeanne D' Arc de la
légitimité, comme un brandon de guerre et de
discorde, comme une torche toujours prête à
mettre le pays en feu ? Elle restait fidèle au
malheur ; son coeur avait suivi la race de saint
Louis sur la terre étrangère. Comme une hirondelle
qui bâtit son nid dans les ruines, sa pensée
habitait avec les exilés ; mais elle ne cherchait
pas à dissimuler les fautes de la restauration et
se faisait peu d' illusions sur les chances du
prétendant.
Ce qu' elle demandait par-dessus tout, c' était le
développement des institutions libérales, qui
seules pouvaient assurer la grandeur et la
prospérité de la France. Elle répétait volontiers
qu' une seconde restauration n' était possible
qu' à la condition d' entrer franchement dans la voie
du progrès et de s' étayer de la bourgeoisie. S' il
lui arrivait parfois de rêver le retour de la
branche aînée, elle ne s' exprimait jamais qu' avec
une excessive réserve sur le compte de la branche
cadette. Elle avait la reine en grande estime,
n' aimait point le roi, mais respectait en lui
l' élu de la nation. Il n' eût tenu qu' à elle
d' agiter la Vendée, de ranimer les cendres d' un
foyer mal éteint ; cependant elle s' était prononcée
contre la dernière levée de boucliers, et n' avait
pas cessé de travailler depuis à la pacification
et à la fusion des partis. Telle était la marquise
De La Rochelandier ; M Levrault ne revenait
pas de son étonnement. Il s' émerveillait surtout
de se sentir si parfaitement à l' aise auprès d' elle.
Il s' était effarouché d' abord à la pensée que la
marquise le tiendrait à distance et le forcerait
à se souvenir de la boutique de sesres. Loin
de là, sans rien perdre de sa dignité, de ses
belles manières, la marquise avait réussi à
l' apprivoiser. M Levrault avait déjà des airs de
cour ; il n' était pas la rose, mais il vivait
près d' elle.
La Trélade avait pris une face nouvelle. La vie
renaissait, s' agitait, bourdonnait dans ces lieux
Gaspard avait laissé la désolation, le silence
et la solitude. Laure triomphait en secret. Avec
le sentiment de son importance, M Levrault avait
retrouvé toute sa verve et tout son entrain. S' il
pensait encore aux prédictions de Jolibois,
c' était pour en rire. Comment aurait-il douté de
la solidité du trône de juillet, quand la marquise
elle-même se permettait à peine d' en douter ?
Avec cette finesse d' intelligence qui lui faisait
rarement défaut, il en était venu tout doucement à
suspecter le désintéressement des bons avis du
tabellion, à se demander si le drôle n' avait pas
tenté, lui aussi, un coup de main sur les millions
du grand industriel ; il se gaudissait tout seul
en songeant au pied de nez avec lequel maître
Jolibois avait dû, ce jour-là, rentrer dans son
étude. Qu' on se rassure donc, notre Levrault nous
est rendu. Engourdies un instant par la
lancolie, sa sottise et sa vanité s' étaient
veillées plus vivaces, plus florissantes que
jamais. Pour tenir tête aux grands airs de la
noble dame, il avait redoublé de faste, et, comme
disent les marins, mis toutes voiles dehors. Jamais
ses écus n' avaient fait autant de tapage, jamais
il n' avait déployé tant de luxe et de magnificence.
Il se fût agi d' héberger la cour et la ville
qu' il n' aurait fait ni plus ni mieux.
Quand il allait chez la marquise, il allongeait
son chemin de deux lieues pour pouvoir arriver en
calèche attelée de quatre chevaux ; il se vengeait
ainsi de ses créneaux, de ses tours et de ses
portraits de famille.
Il faut bien le dire cependant, le grand
manufacturier n' était pas heureux. Quelque chose
manquait à son bonheur : c' était la perspective
d' un gendre. Gaston ne remplaçait point Gaspard.
M Levrault n' ignorait pas qu' une alliance dans
le parti légitimiste ne pouvait le conduire à rien.
Vainement Laure l' entretenait du prochain retour
d' Henri V, de l' honneur d' être reçu, en
attendant, chez les duchesses du faubourg
saint-Germain : M Levrault n' entendait pas de
cette oreille. Il ne se souciait guère des salons
du noble faubourg, et sentait bien qu' il n' avait
chance de percer, de fleurir, qu' aux rayons
vivifiants du soleil de la bourgeoisie. D' ailleurs,
l' attitude du jeune marquis n' avait rien
d' encourageant. Si Gaston en voulait, lui aussi,
aux millions du grand industriel, du moins il ne
semblait pas disposé à se baisser pour les
ramasser. Il laissait à sa re le soin d' en
diriger le siége, trop fier pour monter lui-même
à l' assaut, mais bien résolu toutefois à entrer
dans la place, aussitôt que les portes en seraient
ouvertes. C' était un coeur loyal ; ce n' était pas
une âme ptique et rêveuse, entièrement détachée
des biens d' ici-bas. Quoique jeune encore, il
avait dé mordu auxalités de la vie. Toute sa
jeunesse ne s' était pas écoulée sous le toit de
ses pères. Sans mener grand train, il avaitcu
à Paris dans un monde élégant, frivole, dissipé,
honorable pourtant, qui s' était empressé
d' accueillir, de fêter son nom, son esprit et sa
bonne mine. Au bout de quelques années, comprenant
que les débris de son patrimoine ne lui
permettaient plus de tenir son rang dans ces régions
dorées, condamné à l' inaction par les traditions
de sa famille, trop honnête pour accepter
l' existence d' un Montflanquin, il avait
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pris le parti héroïque de se retirer dans le
château ruiné de ses ancêtres, où sa mère et lui
se mouraient littéralement de tristesse et d' ennui,
quand les Levrault étaient venus s' établir à la
Trélade. Notre ami Gaspard avait fait de la
marquise un portrait peu flatté, mais assez
ressemblant. Il n' était bruit dans le pays que de
la sottise et des millions du grand industriel.
Depuis quelque temps Madame De La Rochelandier,
dont l' orgueil, aux prises avec la pauvreté,
s' était décidé à courber la tête, quitte à la
relever plus tard, rêvait pour son fils une
salliance lucrative qui l' aidât à restaurer la
fortune de sa maison et leur permît d' attendre
sans trop d' impatience le retour de la légitimité.
Mademoiselle Levrault lui était apparue comme la
colombe annonçant la fin du déluge. La marquise,
qui connaissait tous les visages de la contrée,
s' était dit sur-le-champ que cette jeune et
gentille amazone, arrêtée dans la cour de son
château, ne pouvait être que la fille du grand
manufacturier. On devine le reste. à la proposition
d' épouser Mademoiselle Levrault, Gaston s' était
volté d' abord ; puis il avait hésité ; bref, il
avait fini par se soumettre. Ses visites à la
Trélade avaient achevé d' irriter en lui les
appétits de la richesse. Il n' était pas épris de
Laure ; mais il n' est si bon gentilhomme qui n' en
arrive aisément à se démontrer à lui-même qu' il
peut épouser sans amour une jeune et jolie
personne affligée d' un million de dot. Il ne
s' abusait pas sur les sentiments de Mademoiselle
Levrault, et se disait que, puisqu' elle ne
recherchait en lui qu' un titre, il pouvait bien,
de son côté, ne rechercher en elle que l' opulence.
Le siége durait depuis deux mois ; les millions
ne se rendaient pas. Lasse d' attendre, la
marquise, pour en finir, secida à donner
l' assaut. Elle possédait son Levrault aussi bien
que nous le possédons nous-mêmes. Elle avait
étudié tous ses côtés faibles, tous ses points
attaquables, et n' ignorait aucun de ses travers.
Cette science, à vrai dire, ne lui avait pas
coûté grand travail. L' âme de M Levrault était
un abîme dont on avait bientôt toucle fond, un
labyrinthe où, pour se diriger, il n' était pas
besoin du fil d' Ariane. Pour y voir clair, on
n' avait qu' à ouvrir les yeux ; pour en connaître
tous les détours, il suffisait d' y faire un pas
ou deux. Les confidences de Laure avaient
complété les observations de la marquise. Dans
l' espoir que la noble dame saurait en profiter, la
jeune fille lui avait livré charitablement les
clefs de la place.
Un jour donc qu' elle avait été dîner à la Trélade,
Madame De La Rochelandier s' empara du bras de
l' amphitryon, et, sous prétexte de respirer l' air
embaudu soir, l' entraîna doucement au parc. Ce
jour-là, Gaston n' avait pas accompagné sa mère ;
Laure un peu souffrante, s' était retirée de bonne
heure. La soirée était belle, la brise tiède et
parfumée des premières senteurs de l' automne ; mais
ce n' est point là ce qui préoccupait la marquise
et M Levrault. Ils avaient gagné, tout en
causant, une des allées les plus mystérieuses, et
marchaient à pas lents sous un dôme de feuillage
que formait une double rangée d' érables et de
platanes. Jamais le bras de la grande dame ne
s' était appuyé si tendrement sur celui du grand
manufacturier ; jamais, dans aucun de leurs
entretiens, sa voix n' avait trouvé d' accents si
pénétrants, d' inflexions si câlines. Elle disait
les ennuis de la solitude, les joies de l' intimité,
combien sa vie avait changé d' aspect et s' était
embellie depuis qu' une jeune et blanche créature
était venue s' abattre, comme une colombe, à la
porte du vieux manoir. Dans quelle atmosphère
assez enchantée, dans quelles régions assez
éclatantes achèverait de s' épanouir cette merveille
de grâce et de beauté ? Puis, par un mélancolique
retour sur elle-même, elle demandait avec tristesse
ce qu' elle deviendrait, si M Levrault, en
quittant la Tlade, ne se décidait pas à
s' établir dans le pays. Rien que d' y songer, son
coeur se serrait ; ils étaient, sa fille et lui,
un second printemps dans son existence. à tous ces
discours, comme maître corbeau tenant en son bec
un fromage, M Levrault se croyait le phénix des
hôtes de la Bretagne. Il se rengorgeait, faisait
la roue, et répondait par-ci par-là quelques
platitudes que la marquise avait l' art de relever
en leur donnant un tour galant. Prêter de l' esprit
aux sots est le plus sûr moyen de les flatter. De
détour en détour, elle en arriva à l' interroger
avec une affectueuse sollicitude. Elle s' étonnait
que dans une époque la bourgeoisie gnait et
gouvernait, où l' intelligence pouvait prétendre
à tout, un homme de sa valeur n't pas l' ambition
de prendre au soleil la place qui lui était due ;
elle ne comprenait pas qu' avec l' expérience des
affaires et tant de facultés éminentes, il se
signât à l' inaction, à l' obscurité, et se
contentât modestement des jouissances de la
fortune, quand une foule de diocrités qui ne
lui allaient pas à la cheville, se carraient et se
prélassaient sans vergogne dans les hautes spres
du pouvoir.
Certes, il était beau de s' élever jusqu' à l' opulence
sur les ailes de son propre génie : elle ne
savait pas de conquête plus respectable, plus
glorieuse, plus légitime ; mais, pour les âmes
bien nées, la richesse n' était qu' un instrument,
un point d' appui : il n' appartenait qu' au vulgaire
de la considérer comme le but suprême de la
destinée humaine. Ces paroles de la marquise ne
tombaient pas dans l' oreille d' un sourd. Encoura
par l' intérêt que lui témoignait sa compagne,
M Levrault ouvrit les digues de son coeur, et
laissa couler à gros flots tous les secrets
enfermés dans son sein. Entraîpar le courant,
il se livra à des épanchements immodérés ; il
raconta naïvement quel espoir charmant l' avait
amené en Bretagne, quelles déceptions amères il
avait essuyées. La marquise semblait suspendue à
ses lèvres ; de temps en temps, par un mouvement
d' irrésistible sympathie, sa belle main blanche
potelée se posait sur la grosse patte de l' ancien
marchand de drap, qui prenait alors des airs de
vainqueur et se demandait alors avec une adorable
fatuité ce que devait penser Madame Levrault, si
la digne femme voyait, du haut du ciel, ce qui
se passait en cet instant au fond du parc de la
Trélade. Quand il eut achevé le récit de ses
infortunes, la marquise resta silencieuse, et
parut méditer profonment sur tout ce qu' elle
venait d' entendre.
-mon ami, dit-elle enfin avec gravité, je
comprends, j' approuve la pensée qui vous a conduit
en Bretagne. Votre ambition n' avait rien dont
personne dût s' étonner ; pour ma part, je ne
connais pas de maison qui ne s' empressât de
s' ouvrir devant vous, qui ne s' estimât heureuse
et fière de recevoir à son foyer l' ange que Dieu
vous a donné pour fille. Ce que j' ai peine à
m' expliquer, quand bien même je mets de côté la
moralité de m. le vicomte De Montflanquin, c' est
que vous vous soyez adressé à la noblesse
fraîchement ralliée, au lieu de tendre votre main
loyale à cette aristocratie chevaleresque dont
rien n' a pu entamer la foi, et qui s' obstine à
bouder le présent au fond de ses châteaux
solitaires.
à ces mots, M Levrault dressa les oreilles. Il
n' avait pas oublié les avertissements de Jolibois.
la marquise voulait-elle en venir ? Dévo
corps et âme au trône de juillet, à l' ombre duquel
il espérait crtre en puissance, qu' il regardait
comme son trône à lui, comme son bien, comme sa
propriété, le grand industriel n' était pas disposé
le moins du monde à
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mettre ses millions au service de lagitimité ;
il se tint prudemment sur ses gardes.
-madame la marquise, répliqua-t-il avec réserve,
je ne saisis pas bien, je ne m' explique pas
moi-même...
-vous allez me comprendre, reprit la marquise
d' un ton de douce autorité. Depuis deux mois, je
vous observe, je vous étudie. Aucune des grandes
questions qui agitent les sociétés modernes ne
vous est étrangère ou indifférente ; c' est ma
conviction, vous avez en vous l' étoffe d' un homme
d' état. -quelle était votre pensée en recherchant
l' alliance d' une famille aristocratique ? Votre
coeur, votre esprit généreux, n' obéissaient-ils
qu' à un sentiment d' égoïsme ? Non, mon aimable
ami. Vous pensiez, avant toutes choses, à
rapprocher deux classes trop longtemps divisées,
à donner l' exemple de l' oubli, du pardon ; vous
vouliez, en un mot, consommer l' union de la
noblesse et de la bourgeoisie.
-c' est la vérité, madame la marquise, je ne m' en
défends pas, répondit M Levrault avec une
modeste assurance.
-eh bien ! Mon ami, pour atteindre le but élevé
que vous vous proposiez, était-ce à la noblesse
déjà ralliée, réconciliée avec les
institutions nouvelles, que vous deviez vous
adresser ? Ne comprenez-vous pas qu' une alliance
entre elle et vous eût été sans portée, sans
signification, sans valeur aucune aux yeux de
l' avenir ? Que ce n' eût été qu' une espèce de
superfétation, un pléonasme, un stérile échange
d' influences, d' intérêts, de passions identiques ?
Comprenez-vous enfin qu' au lieu de chercher à
planter votre drapeau sur une forteresse dé
duite, au lieu d' entrer en conquérant dans un
pays désoumis, vous deviez tourner vos regards
vers cette noblesse ennemie dont je vous parlais
tout à l' heure ? Il en est temps encore. Quel
triomphe pour vous, quel honneur d' arracher
quelque jeune Achille de sa tente, de restaurer
l' éclat d' une maison qui menaçait de laisser un
vide dans l' histoire, de rendre à la vie publique
un des grands noms de l' ancienne monarchie, de
rallumer au ciel de la France une de ses étoiles
qu' elle croyait disparue pour toujours ! Au point
de vue de vos ambitions personnelles...
-oui, madame la marquise, au point de vue de mes
ambitions personnelles ? Demanda M Levrault,
diocrement charmé jusqu' à présent des
perspectives, très-confuses d' ailleurs, qui
s' ouvraient devant lui.
-eh quoi ! Monsieur, s' écria la marquise, vous
n' entrevoyez pas les avantages d' une pareille
alliance ? Vous ne sentez pas qu' en mariant votre
adorable fille dans une des grandes familles
demeurées fidèles au culte du passé, vous assurez
votre fortune politique ? C' est bien simple
pourtant. Vous ralliez votre gendre, vous attachez
à la couronne de juillet un fleuron dérobé à celle
de saint Louis. Cela fait, pensez-vous que la
nouvelle cour ait quelque chose à vous refuser ?
-mais, madame la marquise, s' écria M Levrault,
qui avait tressailli comme un coursier généreux
au son du clairon, l' aristocratie dont vous
parlez est bien trop entêtée..., trop chevaleresque,
ajouta-t-il se reprenant avec respect, pour
adhérer jamais au gouvernement de 1830. Si elle
s' est obstinée jusqu' ici à bouder au fond de ses
châteaux solitaires, ce n' est pas moi qui
ussirai à l' en tirer ; ce n' est pas entre mes
mains qu' elle abjurera ses rancunes et ses
croyances.
-mon ami, dit en souriant la marquise, on se
lasse de tout, même de l' ennui. L' ennui est un
rude maître qui a jà dompté bien des âmes,
ébranlé bien des convictions. Voici bientôt vingt
ans qu' il habite avec nous, qu' il s' assied chaque
jour à notre table, à notre foyer, chaque jour
plus maussade et plus renfrogné que la veille.
Bouder peut être une douce chose ; mais, lorsqu' on
a boudé pendant près de vingt ans, malgré soi
on éprouve un vague besoin de s' égayer, de se
distraire un peu, de vivre comme tout le monde et
de faire bonne mine aux gens. Je vous le dis bien
bas, je ne le dis qu' à vous, ne le répétez à
personne ; nous enrageons tous en silence, notre
fidélité commence à nous peser.
-eh ! Vive dieu ! Madame, s' écria dans un
mouvement d' enthousiasme M Levrault, qui
frétillait déjà autour de l' hameçon, puisqu' il en
est ainsi, pourquoi ne pas vous séparer ouvertement
d' un parti sans avenir, et qui, je ne dois pas
vous le dissimuler, n' a jamais eu mes sympathies
ni mon approbation ? Madame la marquise, ce n' est
pas à votre âge, belle encore comme vous l' êtes,
qu' on s' enveloppe d' un suaire, qu' on se couche
parmi les morts. Pourquoi n' iriez-vous pas aux
tuileries ? Je suisr que le roi et la reine vous
y verraient avec plaisir.
-non, mon ami, non, répliqua Madame De La
Rochelandier avec mélancolie. Je suis allée trop
souvent aux tuileries pour pouvoir y retourner
jamais, à moins qu' un jour... mais je n' y compte
plus. Je me plais à le répéter, ma semaine est
achevée ; pour moi-même, je n' espère plus rien
ici-bas. Je n' irai pas à la nouvelle cour ; Gaston
s' y présentera sans sa mère.
-qu' entends-je ! M Gaston, votre fils...
-à Dieu ne plaise que je veuille emprisonner sa
vie dans le cercle de mes regrets et de mes
affections. Gaston est jeune et n' a point
d' engagements avec le pas. Il n' a jamais connu
ses princes légitimes ; c' est tout au plus s' il
se souvient de la tempête qui fracassa le vieux
trône de France et rejeta dans l' exil les derniers
descendants d' une race de rois. Gaston est un
enfant du siècle. Il a grandi librement, sans
contrainte, dans l' atmosphère des idées libérales.
Au collége, il s' asseyait sur leme banc que les
princes de la branche cadette ; il les aime et ne
s' en cache pas. Puisqu' il peut se rallier sans
honte, qu' il suive le courant qui l' entraîne, que
ses destinées s' accomplissent !
-ainsi, madame la marquise, demanda M Levrault
en appuyant sur chaque mot, c' est l' intention
formelle de M Gaston, votre fils ; c' est sa
volonté bien ferme, bien nette, bien arrêtée, de
se rallier à la nouvelle dynastie, et vous n' y
mettez point obstacle, vous ne cherchez pas à
l' en détourner ?
-que voulez-vous ? J' en souffre bien un peu ; je
mentirais si j' affirmais le contraire, et vous ne
me croiriez pas. J' en souffre, je m' en afflige
en secret ; mais je me dis qu' en fin de compte,
quel que soit le drapeau qui flotte sur les
tuileries, c' est toujours le drapeau de la France.
Vous, mon ami, dites-moi si vous m' approuvez ?
-si je vous approuve, madame la marquise ! S' écria
le grand industriel avalant l' hameçon tout entier
avec la gloutonnerie d' un brochet ; non, madame,
non, je ne vous approuve pas, je vous admire. Plût
à Dieu que tous les légitimistes fussent comme
vous ! La raison, la sagesse, s' expriment par votre
bouche. C' est toujours le drapeau de la France !
Je n' ai jamais rien lu de mieux dans mon journal.
-et cependant, vous le dirai-je ? Il y a des
instants où j' hésite, où je sens mon coeur se
volter ou défaillir, en songeant que mon fils,
un La Rochelandier, prêtera l' appui de son
nom à un trône devant lequel aucun de ses aïeux
n' eût
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courbé le front ni fléchi le genou. Il me semble
parfois que les portraits de ses ancêtres me
regardent d' un air irrité ; je crois voir parfois
leurs lèvres s' entr' ouvrir pour me reprocher mon
indigne faiblesse.
-autres temps, autres moeurs, madame la marquise.
Quand ils vivaient, les ancêtres de M Gaston en
faisaient à leur tête ; ils sont morts, qu' ils
trouvent bon que M Gaston en fasse à la sienne.
Je vous le demande, où en serait aujourd' hui le
monde, si, depuis qu' il existe, chaque génération
eût suivi servilement, pas à pas, les traces de la
génération précédente ? Nous irions encore vêtus
de peaux de bêtes. L' humanité n' est pas un
écureuil en cage, un cheval borgne attaché à une
manivelle. Tout change, tout se renouvelle, tout
se perfectionne. Les chemins de fer ont remplacé
les routes royales ; la monarchie
constitutionnelle a dét le droit divin. Mes
pères avaient sur la grande industrie des idées
qui ne sont pas les miennes ; faut-il s' étonner
que monsieur votre fils ait en politique des
opinions qui ne sont pas celles de ses aïeux ?
-allons, qu' il se rallie ! Dit la marquise avec
un geste designation. Ce sera un grand jour
pour la nouvelle dynastie, le jour un La
Rochelandier lui présentera sa foi et son
hommage. Ce jour-là, monsieur, on se réjouira aux
tuileries, on prendra le deuil à Frohsdorf.
-eh bien ! Madame la marquise, on prendra le
deuil à Frohsdorf. Parce qu' il plaît à M De
Chambord de se poser en prétendant et de jouer au
roi de France dans son petit castel allemand,
est-ce une raison pour que notre jeune noblesse
reste les bras croisés au fond de ses domaines et
s' abstienne de prendre part au maniement des
affaires du pays !
-allons, qu' il se rallie ! Répéta la marquise
en soupirant. Je ne veux pas, je ne dois pas être
un empêchement dans la destinée de mon fils.
Cependant la royauté de 1830 vous paraît-elle
bien solidement établie ? Pensez-vous qu' elle ait
dans le sein de la nation des racines vives et
profondes ? La jugez-vous inébranlable ? Mon ami,
la fortune des rois a d' étranges revirements.
Quand on a vu crouler en trois jours un trône de
plusieurs siècles, il est permis de douter de la
longévité d' une monarchie qui sort à peine du
berceau. Je souhaiterais que Gaston ne se
pressât point, je voudrais qu' il observât la
marche des événements, qu' il attendît quelque
temps encore.
-eh ! Madame, est-il besoin d' attendre ? S' écria
M Levrault impatient déde tenir et de rallier
son gendre. Que représente la royauté de 1830 ?
La bourgeoisie. Que représente la bourgeoisie ?
La nation tout entière. à ce compte, comment le
trône de juillet pourrait-il être renversé ? Il
faudrait que la France consentît à se suicider.
Je sais bien qu' on rencontre par-ci par-là de
petites gens qui se permettent de blâmer les
tendances du gouvernement, qui ne se gênent pas
pour parler tout haut du prochain avénement de la
publique...
-de la république ?pliqua la marquise avec
dédain ; quelle sottise ! Ces gens-là sont fous.
Il n' y a plus de révolution possible en France.
Si la nation, usant de son droit, se décidait à
briser le trône qu' elle a éle de ses propres
mains, ce ne saurait, ce ne pourrait être que
pour revenir au grand principe de la légitimité.
Il n' est pas impossible qu' un jour elle y
revienne. Quoi qu' il arrive, je suis tranquille,
je n' ai point à m' inquiéter de l' avenir politique
de mon fils. Le trône de juillet peut voler en
pièces sans que Gaston coure le risque de rester
enseveli sous sesbris. Rallié à la dynastie
nouvelle, il ne cessera pas de tenir à l' ancienne,
par son nom, par sa re, par les traditions
de sa famille ; quels qu' en soient les hôtes, les
tuileries s' ouvriront toujours avec orgueil devant
un La Rochelandier.
La marquise se tut, pour laisser à ses dernières
paroles le temps de s' infiltrer dans l' esprit de
son compagnon et de produire tout l' effet désiré.
Silencieux comme elle, M Levrault savourait
avec délices le breuvage enivrant qui venait de
tomber goutte à goutte des lèvres de sa compagne.
Le monde des honneurs et des dignités se rouvrait
devant lui. Le chemin du pouvoir s' aplanissait de
nouveau sous ses pas. Tous ses rêves, toutes ses
espérances seveillaient et battaient des ailes.
Il retrouvait au centuple ce qu' il avait perdu
en perdant le vicomte. C' était lui-même qui
rallierait son gendre ; c' était à lui qu' en
reviendraient l' honneur et le profit. Rallier un
marquis, un La Rochelandier, quelle aubaine !
La cour aurait à compter avec lui ; M Levrault
était bien déci à lui tenir la dragée haute.
On n' aurait pas un La Rochelandier pour rien ; il
faudrait qu' on y mît le prix. Pour surcroît
d' avantages, point de changement de dynastie à
redouter ; quoi qu' il arrivât, Gaston retombait
sur ses pieds, et M Levrault sur son gendre.
Ainsi, tout lui souriait, tout l' attirait ; il ne
découvrait de toutes parts que joies, satisfactions,
promesses, sécurité. Il ne s' agissait plus que
d' amener la marquise à consentir à une alliance
avec les Levrault. Le grand industriel avait en
lui tant de ressources ingénieuses, ce diable
d' homme se sentait si retors, si madré, qu' il ne
désespérait pas d' en venir à ses fins et de
prendre la marquise dans ses filets.
-revenons à vous, mon ami ; c' est assez parler de
Gaston, reprit enfin Madame De La
Rochelandier. Où donc en étions-nous ? Que vous
disais-je tout à l' heure ?
-madame la marquise, répliqua le rusé Levrault,
vous me disiez que vous ne connaissiez pas une
grande maison qui ne s' ouvrît devant moi avec
empressement, qui ne s' estimât heureuse et fière
de recevoir à son foyer l' ange que Dieu m' a
donné pour fille.
-eh bien ! Mon ami ? ...
-eh bien ! Si j' allais un jour vous rappeler ces
belles paroles ? Si, prenant ma fille par la main,
j' allais vous dire : madame la marquise, nos
enfants s' aiment, ne formons qu' une seule et même
famille ? ...
-ah ! Répondrais-je, soyez les bienvenus ! S' écria
la marquise avec effusion. ni soit le jour qui
me donne une fille...
-et qui me rend un fils ! S' écria M Levrault
couvrant de gros baisers la blanche main qu' il
pressait dans les siennes.
Puis, au plus fort de son ivresse, il porta son
mouchoir à ses yeux.
-quoi ! Mon ami, demanda la marquise avec intérêt,
auriez-vous eu le malheur de perdre ? ...
-ah ! Madame, un enfant si charmant, si blond, si
blanc, si rose ! Perdu, hélas ! Oui, madame,
perdu ! ... souvenir affreux. C' était à Paris,
par un soir de fête... on tirait un feu d' artifice
sur la place de la concorde...
-mon ami, reprit la marquise peu curieuse d' en
savoir davantage, ne soyons pas ingrats envers la
destinée, ne mêlons point de funèbres images aux
douces joies de l' heure présente. Vous l' avez dit
vous-même, mon fils vous rendra celui que vous
avez perdu.
Une heure après cet entretien, la marquise
reprenait le chemin de son manoir, et M Levrault
entrait d' un air de triomphe dans l' appartement
de sa fille.
-madame la marquise, s' écria-t-il, embrassez
votre père !
-mon fils, disait la marquise en rentrant,
embrassez votre mère, vous avez des millions !
p36
Xi
la Bretagne avait tenu toutes ses promesses ;
Mademoiselle Levrault était marquise. Quelques
mois encore, et le grand industriel se psentait
à la cour, appuyé fièrement sur le marquis, son
gendre. Le roi l' embrassait et le faisait comte. Le
titre de baron ne suffisait plus à l' ambition de
M Levrault. Le comte Levrault ! Cela sonnait
bien à l' oreille. D' ailleurs, c' était le moins
que le beau-père d' un marquis fût comte. Quant à
la pairie, ce n' était plus une question, le comte
Levrault entrait au Luxembourg comme un âne dans
un moulin. Le brave homme se disait bien parfois,
en se grattant l' oreille, que le marquis, son
gendre, lui coûtait un peu cher ; il se consolait
en songeant que c' était de l' argent bien placé,
sans compter le bonheur de pouvoir s' écrier chaque
jour, à toute heure : la marquise, ma fille ! Mon
gendre, le marquis !
Si l' on veut avoir une idée du faste et de la
magnificence que déploya M Levrault à l' occasion
du mariage de sa fille, qu' on se rappelle les
noces de Gamache. La marquise et son fils avaient
insisté vainement pour que tout se passât sans
éclat et sans bruit. Lestes durent toute une
semaine : il n' y manqua rien que l' amour. Excepté
le comte De Kerlandec et le chevalier De
Barbanpré, à qui M Levrault ne pardonnait pas
d' avoir servi de compères à Gaspard, toute la
noblesse des environs avait été conviée et s' était
emprese d' accourir pour observer l' attitude des
La Rochelandier et en faire des gorges chaudes.
L' humeur altière de la marquise était bien connue
dans le pays ; on devinait sans peine tout ce
qu' elle avait dû souffrir avant de se signer à
l' humiliation d' une pareille mésalliance. En
flairant de près les millions de l' ancien marchand
de drap, hobereaux et douairières comprirent
qu' enveloppée dans un miel si doux, la pilule la
plus amère vaut un bonbon du jour de l' an ; s' ils
s' obstinèrent à rire, c' est qu' ils cherchaient à
se consoler. Il n' en était pas un qui n' eût voulu
se sentir dans la peau du jeune marquis, pas une
qui n' enviât secrètement la mère de Gaston : tous
auraient avalé le calice sans sourciller. La
marquise, d' ailleurs, n' avait jamais porté si haut
la tête. Jamais elle n' avait montré à ses amis et
à ses ennemis un visage plus radieux ou plus fier ;
il est permis de supposer que le diable n' y perdit
rien. Ce ne fut pendant huit jours que bals,
festins, parties de chasse. M Levrault courut
un cerf avec le marquis, son gendre. Galaor, qui,
par un rare privilége, joignait aux grâces de la
cigale la prévoyance de la fourmi et s' occupait
déjà de ses provisions d' hiver, ne cessa point,
durant huit jours, de rôder autour de la Tlade
et chippa plus d' un morceau, tandis que le
chevalier De Barbanpré, assis tristement à une
fenêtre de son petit castel, regardait d' un oeil
lancolique, à travers le feuillage éclairci,
l' éden d' où il était exilé, où l' on faisait de
si bons dîners. Donnons un souvenir à notre ami
Gaspard. Victime d' une législation dont tous les
débiteurs s' accordent à reconnaître les abus,
Gaspard expiait dans les fers quelques étourderies
de jeunesse et charmait les ennuis de sa
captivité en combinant de nouveaux coups de
bouillotte et de lansquenet. Quant à maître
Jolibois, ses trahisons et ses perfidies venaient
de recevoir leur juste récompense : non-seulement
il n' avait pas rédile contrat, mais encore
M Levrault, qui se fiait de lui depuis leur
dernière entrevue et ne voulait plus d' un
sans-culotte dans sa maison, ne l' avait pas
invité à la noce et s' était contenté de lui
adresser un billet de part. Le malheureux ne
prévoyait pas la vengeance que maître Jolibois
tirerait plus tard de ce prodé peu chevaleresque.
Pour peu qu' on ait su lire dans le coeur de nos
personnages, on ne se berce pas du fol espoir que
Laure et Gaston vont savourer à la Trélade les
douceurs de la lune de miel. La saison était
belle pourtant. Septembre s' achevait à peine ;
octobre n' avait encore dépouillé ni les haies ni
les bois. Les oiseaux chantaient comme au
printemps et se poursuivaient dans la lande. Les
bruyères étaient en fleur ; la colchique étoilait
les prés ; sur la marge des sentiers, l' or des
ajoncs commençait à poindre. Comme une fiancée qui
sent sa fin prochaine et veut mourir dans ses
habits dete, la nature, près de se voiler, se
parait de ses plus riches couleurs et répondait
par un dernier sourire aux derniers adieux du soleil.
Pour de jeunes amants, il est doux alors d' aller
à l' aventure, appuyés l' un sur l' autre, le long
des coteaux jaunissants, dans le creux des vallées
brumeuses, et de soulever en marchant les feuilles
desséchées qui jonchent déjà le chemin. Dans
l' ivresse même de la passion, il y a toujours
quelque chose de triste, qui s' harmonise avec la
lancolie de l' automne ; mais tout cela
n' importait guère à Laure, à Gaston. Que leur
importaient en effet le silence des champs, le
mystère des bois, la mousse au pied des cnes ?
Quel attrait les eût retenus au fond de ces
campagnes ? Qu' avaient-ils à se dire ? Quels
secrets auraient-ils pu confier aux divinités de
ces agrestes solitudes ? Ce n' étaient pas deux
bergers d' Arcadie, deux ramiers roucoulants.
Depuis près de trois ans qu' il se mourait d' ennui
sous le toit de ses pères, Gaston avait eu tout
le temps de se blaser sur la poésie de l' idylle ;
sa pensée n' habitait pas les bocages ou le bord
des ruisseaux. De son côté, Laure n' était pas
venue en Bretagne pour respirer l' air embaumé
des prairies, voir les feuilles jaunir, tremper
ses cheveux dans les brouillards du soir ou du
matin. Enfin, ils ne s' abusaient pas sur la valeur
des sentiments qui les avaient poussés l' un vers
l' autre. Gaston savait très-bien ce que Laure
épousait en lui ; Laure n' ignorait pas ce que
Gaston épousait en elle. On se rappelle l' attitude
froide et réservée qu' avait prise le jeune La
Rochelandier vis-à-vis de Mademoiselle Levrault,
dès leur première entrevue. Admis à faire sa
cour, Gaston ne s' était montré ni plus empres
ni plus tendre ; il avait veillé scrupuleusement
sur tous les mouvements de son coeur. Il n' aimait
pas sa fiancée ; l' eût-il aie, l' orgueil lui
aurait interdit d' en rien laisser paraître, la
crainte de passer pour un courtisan de l' opulence
aurait paralysé sa tendresse et mis un triple
sceau sur sesvres. Quant à Laure, l' ami
Gaspard l' avait guérie radicalement de ses
velléités romanesques. Gaston était marquis ; elle
se tenait pour satisfaite. Ainsi, pour ces deux
enfants, le mariage n' était qu' une affaire, disons
le mot, un échange, un troc ; les sacs et les
parchemins avaient fait de part et d' autre toutes
les avances, tous les frais de coquetterie et de
duction. Dieu juste ! Et ils avaient vingt ans !
Vingt ans, et la beauté, et la grâce en partage !
Jeunes, charmants tous deux, on pouvait espérer
qu' une fois unis, ils arriveraient, par une pente
irrésistible, à rencontrer l' amour qu' ils ne
cherchaient pas. Peut-être l' auraient-ils
rencontré sous les ombrages de la Trélade ; mais
déjà Gaston était impatient de réaliser les
bénéfices de sa mésalliance, et Laure, échappée
de sa chrysalide, dépouillée de ce nom de
Levrault, qui avait envelopsa jeunesse comme
un linceul, n' aspirait qu' à promener dans le
monde sa brillante métamorphose.
p37
M Levrault n' avait pas caché à sa fille que
l' intention du marquis, son gendre, était de se
présenter aux tuileries, et, bien qu' elle se fût
contentée d' être reçue chez les duchesses du
faubourg saint-Germain, la jeune marquise sentait
son coeur palpiter d' allégresse à la pensée qu' elle
irait à la cour.
M Levrault n' était pas moins impatient que sa fille
et son gendre de quitter la Trélade. Il brûlait
d' aborder les hautes régions pour lesquelles il
se sentait né. un magnifique hôtel, situé
rue de Varennes, entre cour et jardin, l' attendait
à Paris. M Levrault avait hésité d' abord entre
la chause-d' Antin, le faubourg saint-Hono
et le quartier de la Madeleine ; mais la
marquise lui avait démontré victorieusement que
c' était en plein faubourg saint-Germain qu' il
devait, par un trait d' audace et de génie, dresser
sa tente et planter son drapeau. En effet, que
voulait, que cherchait le grand industriel ? Quel
était son rêve, sa pensée politique, le but de
son ambition ? N' était-ce pas de rapprocher deux
classes trop longtemps divisées, de donner
lui-même l' exemple de l' oubli, du pardon, en un
mot, de consommer l' union de la noblesse et de la
bourgeoisie ? Eh bien ! C' était au coeur même de
l' aristocratie qu' il fallait s' établir, c' était
dans son dernier asile, dans ses derniers
retranchements, qu' il fallait aller la surprendre.
Il fallait que l' hôtel Levraultt comme un
filet tendu sur la rive gauche de la Seine, comme
une cage dorée où chanteraient tôt ou tard les
oiseaux boudeurs de la légitimité, comme un centre
de conciliation, de fusion et de ralliement,
la noblesse et la bourgeoisie se rencontreraient
chaque jour, et finiraient par s' embrasser. Ces
considérations d' un ordre si élevé avaient frappé
vivement l' imagination de M Levrault. Si la
marquise se plaisait à reconnaître en lui l' étoffe
d' un homme d' état, il se plaisait à reconnaître
en elle ce que les petites gens appellent une
maîtresse femme. Il s' était laissé conter que tous
les hommes politiques un peu éminents ont une
égérie dans leur manche. Quelle égérie que la
marquise ! Conseillé par cette rare intelligence,
à quelle position ne pourrait-il prétendre et
s' élever ? Quelque chose lui disait qu' il avait
sous la main une de ces puissances occultes, une
de ces influences mystérieuses qui font et défont
les ministres : l' eau lui en venait à la bouche.
Seulement la marquise consentirait-elle à briser
violemment ses habitudes sédentaires ? Se
signerait-elle à ne plus habiter le gothique
manoir ? Renoncerait-elle à la tranquillité des
champs, à la simplicité de ses goûts, à la
modestie de ses désirs, à toutes les douces joies
qu' appréciait si bien son âme rêveuse et tendre ?
M Levrault n' osait l' espérer.
-le monde n' a plus rien qui m' attire, lui
disait-elle avec mélancolie. Achever de vieillir
en paix au fond de ma vallée solitaire, voilà
toute mon ambition. Mes rêves ne vont pas au-delà
des horizons qui bornent ces campagnes. Et
pourtant je sens que ma présence à Paris ne vous
serait pas tout à fait inutile, je sens qu' en
plus d' une occasion je pourrais vous être de
quelque secours. Il y a des instants où ma
sollicitude s' effraie, où ma tendresse s' épouvante,
des instants où je m' accuse d' égoïsme, je me
demande si ma place n' est pas auprès de vous.
Notre adorable fille est bien jeune encore pour
s' occuper d' administration domestique, gouverner
une maison comme latre et faire avec
discernement les honneurs d' un salon où se
presseront, où se coudoieront toutes les grandes
figures, toutes les sommités de l' époque. Aux
prises avec la vie publique, vous sentirez quel
vide affreux la mort de Madame Levrault a lais
dans votre intérieur. Ne vous y trompez pas,
mon aimable ami, c' est un rude sentier que celui
qui s' ouvre devant vous, un sentier escarpé,
bordé de précipices. Si je ne cherche pas à vous
en détourner, c' est que ma raison respecte les
desseins de la providence, c' est qu' il faut
ici-bas que toute destinée s' accomplisse :
l' alouette cache son nid dans les sillons, l' aigle
bâtit son aire sur la montagne. Allez donc vos
instincts vous poussent, où la voix de Dieu
vous appelle ; allez vous mêler aux luttes
parlementaires pour lesquelles vous êtes taillé,
et puissiez-vous n' avoir jamais besoin d' une main
dévouée pour vous soutenir, pour essuyer la
sueur de votre front !
Puis elle ajoutait d' une voix caressante :
-au milieu de vos travaux, dans l' enivrement de
vos triomphes, vous n' oublierez pas, vous
n' oublierez jamais que vous avez une vieille amie
sur le bord de la Sèvre. Tous les ans, après la
clôture des chambres, vous viendrez près de moi
vous reposer de vos nobles fatigues. Vous
m' amènerez mes enfants ; nous passerons ensemble,
à l' ombre de nos chênes, quelques mois enchantés.
Vous aviez l' intention d' acheter un château en
Bretagne ; vous en avez un qui ne vous coûte rien.
Le château de La Rochelandier est à vous, à
vous seul. C' est votre bien, votre propriété.
J' entends, j' exige qu' il porte désormais le nom
de château Levrault. Nous en restaurerons les
créneaux et les tours ; nous y transporterons tout
le luxe de la Trélade ; nous rachèterons les
terres qui formaient autrefois le domaine des
aïeux de Gaston ; enfin nous n' épargnerons rien
pour relever, pour rajeunir l' éclat de l' antique
manoir dont vous êtes le seigneur et maître.
Touché jusqu' aux larmes, le grand industriel,
quelques jours avant son départ pour Paris, avait
dirigé sur le cteau de La Rochelandier, devenu
le château Levrault, ses meubles, ses tentures,
ses équipages, ses chevaux et ses chiens. Le
bruit, le mouvement, la vie de la Trélade avaient
passé dans le château Levrault. Le grand
fabricant, qui avait toujours reproché à la
Trélade son architecture un peu bourgeoise, ne
se lassait pas d' admirer les allures militaires
et la physionomie féodale de sa nouvelle habitation ;
seulement, il aurait voulu voir dans la cour et
sur les plates-formes des archers, des
arbalétriers, et, dans le vallon, la marquise, sa
fille, chevauchant sur un palefroi, le faucon
au poing. Il appelait vassaux les paysans,
regrettait, en se caressant le menton, certain
droit du seigneur, parlait de rétablir au-dessus
des portes les armoiries de sa famille, et se
demandait parfois s' il n' y avait pas quelque
ressemblance entre son visage et les portraits qui
décoraient les murs du salon ; je ne crois pas
qu' on l' eût beaucoup surpris en lui disant que
c' étaient les portraits de ses ancêtres. Cependant,
comment décider la marquise à le suivre à Paris ?
Un esprit vulgaire set effrayé d' une pareille
tâche ; pour M Levrault, une pareille tâche
n' était qu' un jeu. On se rappelle par quels
détours ingénieux, par quelles ruses délicates il
avait amené la marquise à lui jeter son fils à la
tête ; eh bien, lorsqu' il fut question d' emmener
à Paris Madame De La Rochelandier, M
Levrault ne fut ni moins rusé ni moins adroit.
Vainement la marquise se retrancha derrre sa
passion pour la solitude, vainement elle objecta
son amour pour la vie des champs ; cette fois
encore l' éloquence entraînante de M Levrault
triompha de tous les obstacles, de toutes les
sistances.
Quinze jours après le mariage, une chaise de poste
attelée de quatre chevaux emportait à Paris
Gaston et sa femme, M Levrault et la marquise
douairière de La Rochelandier.
p38
Xii
d' abord tout alla bien. En voyant la marquise à
l' oeuvre, le grand industriel s' applaudissait de
plus en plus de sa conquête et comprenait mieux
que jamais tout le parti qu' il pourrait en tirer.
La marquise était devenue, dès les premiers jours,
l' âme et la vie de l' hôtel Levrault ; les
bienfaits de sa présence se révélaient dans les
moindres choses. Elle s' était emparée sur-le-champ
des rênes de l' administration domestique ; Laure
ne songeait guère à les lui disputer. Elle avait
l' oeil à tout ; rien ne se faisait que par elle.
Comme elle ne faisait rien sans consulter son
aimable ami et qu' elle paraissait n' avoir d' autre
ambition que la bonne tenue et la gloire de sa
maison, l' aimable ami ne craignait pas de lui
laisser prendre trop d' autorité et trouvait bien
fait tout ce qu' il lui plaisait de faire. Grâce
à la marquise, il n' y avait pas dans tout le
faubourg saint-Germain untel d' un plus grand
air que l' hôtel Levrault. Elle avait déclaré,
en entrant, qu' elle entendait que tout y respirât
le faste et l' opulence, non pas ce faste de
mauvais aloi que maître Jolibois avait introduit
à la Trélade et qui sentait son parvenu d' une
lieue, mais un luxe sévère, irréprochable, qui ne
fût pas au-dessous du rang qu' occupait dans le
monde le beau-père d' un La Rochelandier. S' il
ne se fût agi que d' elle, ce n' eût pas été la
peine de se mettre en frais. On connaissait la
modestie et la simplicité de ses goûts.
L' ostentation n' était pas son défaut. Elle avait
de tout temps recherché l' ombre et le silence,
comme d' autres l' éclat et le bruit. Elle était
femme à vivre heureuse sous un toit de chaume ;
mais, pour son aimable ami, elle ne pensait pas
pouvoir trop exiger. Elle avait pour lui toutes
les vanités, toutes les prétentions. Pour
embellir la demeure d' un homme aussi éminent,
servé à de si hautes destinées, elle estimait
qu' il n' y avait rien d' assez somptueux ni d' assez
magnifique. Elle voulait que la cage fût digne de
l' oiseau, le cadre du portrait, et regrettait
parfois de n' avoir pas à sa disposition la baguette
des fées, la lampe d' aladin. à chacun de ces
beaux discours, le grand fabricant ouvrait un
large bec et laissait tomber beaucoup plus qu' un
fromage. La marquise avait prési elle-même à la
décoration du fameux salon où devait se consommer
l' union de la noblesse et de la bourgeoisie. Les
gens de la Tlade, à galons pistache et à culotte
de peluche jaune, avaient été remplacés par des
valets vêtus de noir ; M Levrault était toujours
tenté de leur parler le chapeau à la main. Son
cocher était poud à blanc et coiffé d' un
tricorne ; son chasseur avait six pieds de haut.
Par une de ces attentionslicates que la marquise
ne se lassait pas de prodiguer à son aimable ami,
toute la vaisselle plate, toute l' argenterie de
l' hôtel étaient marquées aux armes des La
Rochelandier, qui se trouvaient jusque sur les
couteaux et les porcelaines. Le coupé même de
M Levrault était timbré d' une couronne de marquis.
M Levrault n' était pas insensible à des procédés
si galants. La marquise le recevait à toute heure
de la journée, sortait avec lui en voiture pour
aller au bois, plus souvent encore pour visiter
les magasins. Elle avait renoué d' anciennes
amitiés, adressé çà et là quelques invitations
auxquelles on s' était empressé depondre ; déjà
les salons de l' hôtel Levrault commençaient à se
peupler de figures aristocratiques. L' oeuvre de
conciliation était en bonne voie ; l' hiver
s' annonçait sous de favorables auspices. Quelques
mois encore, et ce n' était plus seulement le
marquis, son gendre, c' était le faubourg
saint-Germain en masse que l' ancien marchand de
drap ralliait du même coup à la dynastie de 1830 ;
encore quelques mois, et la légitimité ne comptait
plus un seul partisan sur la rive gauche de la
Seine. Qui serait bien attrapé ? M De Chambord
dans son castel allemand.
Pendant que la marquise et son aimable ami
s' abandonnaient au charme de leur intimité, les
deux jeunes époux vivaient, de leur côté, en
parfaite intelligence. Les exigences de la passion,
les inquiétudes de l' amour, les bouderies, les
conciliations, aucun de ces adorables petits
drames qui se jouent entre deux baisers aux douces
clartés de la lune de miel ne troublait l' union
de leurs âmes. Rien n' altérait la nité de leurs
jours, brillants et froids comme les diamants
dont Laure aimait à charger sa tête. N' étaient-ils
pas heureux ? Que manquait-il à leur bonheur ?
Laure avait un titre, et Gaston l' opulence ;
elle était marquise, il était millionnaire : que
pouvaient-ils souhaiter de plus ? à défaut d' amour,
leurs vanités se caressaient, s' encourageaient
mutuellement. En voyant son mari se parer de sa
richesse, Laure pensait ne lui rien devoir ; en
voyant sa femme se parer de son nom, Gaston se
croyait quitte envers elle.
Je n' ai pas besoin d' ajouter que l' attitude du
marquis De La Rochelandier vis-à-vis de sa jeune
épouse était celle d' un vrai gentilhomme ; sa
courtoisie, l' exquise élégance de son langage et
de ses manières flattaient Laure plus
délicieusement que n' aurait pu le faire l' expression
de la tendresse la plus vive, la plus exaltée.
ç' avait été de tout temps la conviction de
Mademoiselle Levrault qu' entre gens de qualité
les choses ne se passent pas autrement, et que
l' amour dans le mariage ne convient qu' aux petits
bourgeois. En attendant le retour de l' aristocratie
qui s' attardait au fond des parcs effeuillés,
Laure pparait ses toilettes et ses écrins ;
Gaston achetait les plus beaux chevaux de Paris.
La jeunesse de sa femme, sa grâce, sa jolie
figure, le mettaient à l' abri de tout commentaire
injurieux, et devaient lui servir d' excuse aux
yeux du monde ; il se consolait de son beau-père
en faisant sauter ses écus. Rendons-lui cette
justice, que, sans être un héros, un pte, il
n' était pourtant pas indigne de l' aubaine que lui
avait envoyé le sort. Il aimait le luxe comme les
fleurs aiment le soleil la fortune l' attirait
surtout par son côté lumineux et charmant. Il
comprenait, il adorait les arts. C' était un coeur
honnête, un esprit généreux. S' il s' était consumé
dans l' inaction, c' est qu' il avait dû subir les
exigences de son nom, moins impérieuses encore
que la volonté de sa mère. Plus d' une fois il
avait rougi de sa faiblesse et de son inutilité ;
plus d' une fois il s' était emporté contre des
préjugés de caste, contre des traditions de
famille, qui, prenant l' honneur et la dignité à
l' envers, lui imposaient l' oisiveté comme le
premier, comme le plus saint des devoirs. S' il
avait accepté les profits d' une mésalliance, il
ignorait par quels détours la marquise en était
venue à ses fins ; bien qu' en réalité, il eût
sacrifié son orgueil à son ambition, il n' avait
point failli à l' antique loyauté de sa race. Tout
en convoitant les millions, il ne s' était pas
abaissé à les courtiser ; s' il avait, lui aussi,
sacrifié au veau d' or, il l' avait fait sans
incliner le front ni ployer le genou.
Ainsi tout allait bien ; rien ne semblait devoir
interrompre le cours de tant de joies et de
prospérités. Cependant, au bout de six semaines,
de deux mois tout au plus, un oeil exercé aurait
pu découvrir dans l' intimité de la marquise et
de son doux
p39
ami quelques-uns de ces nuages que les marins
appellent fleurs de tempête. Trois mois à peine
s' étaient écoulés, et déla tempête grondait
sous le toit de l' hôtel Levrault. Que s' était-il
passé ? Que se passait-il ? Rien que n' eût prévu
trois mois auparavant un esprit doué d' un peu
de clairvoyance.
Une fois maîtresse de la place, la marquise, qui
pour y pénétrer, s' était faite humble, petite et
caressante, avait relevé peu à peu la tête. Son
orgueil s' était mis à l' aise ; tous ses instincts
avaient repris insensiblement le dessus. M
Levrault cherchait la grande dame qu' il avait
connue, souriante, bienveillante, sans morgue ni
hauteur, d' un abord si facile, d' un commerce si
doux, d' une humeur si affable ; il la cherchait
et ne la trouvait plus.
Tout en le ménageant, non par affection, mais
parce qu' elle avait intérêt à ne pas le heurter de
front, la marquise en était arrivée sans
déchirement, sans secousse, à changer vis-à-vis
de lui d' attitude, de ton et de manières. Le
remettre délicatement à sa place, le reléguer sur le
second plan, le pousser peu à peu de la scène
dans les coulisses, tel était le but vers lequel
tendaient désormais tous ses efforts. Peut-être
lui eût-elle pardonné sa sottise et son origine ;
mais les humiliations qu' elle avait dévorées en
silence, les semblants d' amitié qu' elle avait eus
pour lui, les manoeuvres auxquelles elle était
descendue pour capter sa confiance, voilà ce qu' elle
ne lui pardonnait pas. Sa voix avait perdu ces
inflexions câlines qui le remuaient jusqu' au fond
de l' âme. L' aimable ami n' était plus que M
Levrault, tout sec et tout court. Elle avait de
temps en temps une façon de prononcer ce nom de
Levrault qui frappait de terreur l' ancien marchand
de drap et le replongeait dans sa boutique. C' en
était fait des tendres épanchements et des
entretiens familiers. Cette marquise, qui ne
parlait autrefois que de la modestie de ses désirs,
de la simplicité de ses goûts, et qu' il avait
fallu arracher presque de force aux habitudes du
paisible manoir, cette marquise, amoureuse naguère
de l' ombre et du silence, ne vivait, ne respirait
que pour les vanités du monde. Elle était rentrée
en triomphe dans la société monarchique,elle
avait brillé d' un vif éclat sous la restauration,
et qui se montrait de moins en moins sévère sur
l' article des mésalliances. Son grand nom, son
attachement au parti de la légitimité, son zèle
éprouvé pour la sainte cause lui avaient ouvert
toutes les portes du noble faubourg. M Levrault,
bien entendu, ne l' accompagnait nulle part ; la
marquise ne pensait pas pouvoir l' envelopper de
trop de mystère. Elle allait, venait, sans plus
soucier de lui que s' il n' eût jamais existé. à vrai
dire, ce n' était point là l' égérie qu' il avait
vée. Ce n' est pas tout. M Levrault rappelait
dans sontel les rois fainéants de notre
histoire. Comme les anciens maires du palais, la
marquise avait absorbé tous les pouvoirs et ne
prenait plus conseil que d' elle-même. Elle
gouvernait despotiquement, et, de régente, était
passée reine. Elle se fût accommodée d' une
cellule, eût vécu heureuse sous un toit de chaume :
en attendant, elle occupait le plus riche
appartement du logis. Serviteurs, chevaux et
voitures étaient à ses ordres ; elle disposait
de tout comme de son bien, usait de tout selon sa
fantaisie. C' était elle qui réglait chaque matin
le programme de la journée, recevait, rendait les
visites, dressait la liste des invitations. Sans
être lettré, M Levrault connaissait la fable
de la lice et de sa compagne. Il s' était réjoui
d' abord d' avoir tous les jours quinze ou vingt
personnes à sa table : il n' avait pas tardé à
reconnaître que le véritable amphitryon n' est pas
toujours celui chez qui l' on ne. Il n' était
lui-même qu' un convive de plus ; l' amphitryon,
c' était la marquise. Le soir, la marquise trônait
au salon, tandis que M Levrault, à qui nul
ne songeait, errait tristement à travers la foule.
En dant inaperçu autour des groupes, il avait
parfois la satisfaction d' entendre vanter le luxe
et l' élégance de l' hôtel La Rochelandier. Il
n' était pas rare pourtant qu' un gentilhomme
l' abordât en souriant, lui tendît la main, et
l' entraînât dans l' embrasure d' une fetre pour
lui parler avec enthousiasme de son génie et de
ses travaux ; cela se terminait toujours par la
proposition de quelque entreprise, de quelque
association industrielle dans laquelle le grand
fabricant serait entré pour son argent et le
grand seigneur pour son nom. En observant de près
la plupart des gentilshommes que la marquise
attirait chez lui, en étudiant leurs moeurs, qui
étaient celles de l' aristocratie du jour, M
Levrault aurait pu croire qu' il n' avait pas
quitté les affaires.
Il avait accepté sanspit, sans murmure,
l' étrange rôle auquel le condamnait la marquise ;
le moment n' était pas éloigné où il prendrait sa
revanche, une revanche éclatante et dont on
parlerait. Une fois assis sur les bancs du
Luxembourg, une fois revêtu du manteau d' hermine
qu' on ne pouvait manquer de rétablir, il se
relèverait, tout changerait de face, et la
marquise, qui maintenant commandait chez lui sans
contrôle, s' estimerait trop heureuse d' accepter
dans sontel la splendide hospitalité qu' elle
semblait lui accorder. Jusque-là il devait se
taire et il se taisait. Elle était l' âme de sa
maison, elle peuplait ses salons, qui, sans elle,
fussent demeurés déserts ; elle attirait par sa
grâce, elle enchaînait par sa parole les hommes
dont les familles avaient figuré glorieusement
dans notre histoire, et qui, sans le charme de la
sirène, n' auraient jamais franchi le seuil de
l' hôtel Levrault. S' il eût connu la langue des
poëtes aussi bien que le prix courant des draps
d' Elbeuf et de Louviers, M Levrault eût
volontiers comparé la marquise à l' alouette captive
dont se sert l' oiseleur pour prendre ses crédules
compagnes. Sans chercher pour sa pensée une forme
si délicate, comme il s' applaudissait de sa
finesse et de sa patience ! Comme il admirait avec
complaisance sasignation et son humilité !
Comme il riait dans sa barbe de voir la marquise
lancer le gibier et l' amener au bout de son
fusil !
Cependant les jours, les semaines s' écoulaient ;
Gaston ne parlait pas d' aller aux tuileries. En
homme bien élevé, en bourgeois qui sait vivre et
connaît toute la valeur des ménagements dans les
transactions humaines, M Levrault n' avait jamais
posé la question à son gendre en termes formels ;
rassuré pleinement par le langage modéré de
Gaston, par ses idées libérales, par la sympathie
qu' il montrait en toute occasion pour les jeunes
princes de la famille régnante, M Levrault
n' avait pas douté un seul instant que le jeune
marquis ne se prêtât docilement à tous ses
projets. Gaston n' avait rien promis, mais la
marquise avait engagé sa parole, et le fils, en
accomplissant la promesse de sare, ne
réaliserait que le voeu secret de sa conscience ;
son intention avait toujours été de se rallier :
à cet égard, le grand manufacturier n' avait aucune
inquiétude. Chaque fois que, devant son gendre,
il avait fait allusion à ses rêves, à ses
espérances, Gaston, qui n' était pas dans le secret
de l' ambition de son beau-père, avait répondu en
souriant, et M Levrault avait pris son sourire pour
un acquiescement. Le digne homme était plein de
curité ; il aurait eu dans sa poche son double
brevet de comte et de pair, qu' il n' eût pas été
plus tranquille. Un jour vint pourtant où cette
curité fut ébranlée.
p40
Enhardie par l' humilité du maître de la maison,
la marquise, qui jusque-là n' avait jamais parlé de
la nouvelle dynastie qu' avecférence, prenait
maintenant un ton moqueur, un accent dédaigneux,
qui plongeait M Levrault dans une stupeur
profonde. Cette femme, naguère si bienveillante,
d' un caractère si affable et si conciliant, qui
acceptait le présent sans colère, qui regrettait
le passé sans amertume, raillait maintenant sans
pitié la cour et les institutions nouvelles. Le
salon où devait se consommer l' union de la noblesse
et de la bourgeoisie, n' entendait que des
conversations boudeuses, mêlées de cruelles
épigrammes. Après l' épigramme venait l' espérance
hautement avouée. On ne s' entretenait plus du
passé comme d' un édifice lézardé depuis longtemps,
emporté sans retour par le flot de la révolution,
mais comme d' un palais dont les pierres, un
moment dispersées, allaient se réunir et reprendre
leur place.
Le présent allait s' effacer comme un songe, le
trône de saint Louis allait se relever. à ces
hardis propos, M Levrault tressaillait, dressait
l' oreille comme un mulet qui flaire l' orage, et
se demandait avec effroi s' il avait bien entendu,
s' il était bien chez lui, s' il n' était pas dupe
de quelque hallucination. Plus d' une fois, il
avait été tenté d' imposer silence à ces hôtes
malencontreux, à ces parleurs impertinents ; la
prudence avait toujours enchaîné l' indignation
sur ses lèvres. Les contredire, leur fermer sa
porte, n' était-ce pas compromettre, ruiner en
un jour le fruit de sa longanimité ? Il se
contenait donc ; mais tout en se contenant, il se
sentait dévoré de défiance. La marquise, qui, au
château de La Rochelandier, dans les allées de
la Tlade, caressait si complaisamment ses rêves
ambitieux, ne les encourageait plus même par une
allusion tournée. Agité par de sourds
pressentiments, M Levrault interrogeait d' un
regard inquiet tout ce qui se passait autour de
lui.
Bien qu' en apparence l' union de Laure et Gaston
fût toujours la même, leur intimité recélait
déjà des germes de trouble et de discorde. Le
faubourg saint-Germain, où Laure avait espéré
recueillir tant de joies et de triomphes, ne tenait
pas toutes ses promesses. Cette société, dont les
traditions et les grandes manières l' avaient
d' abord éblouie, lui semblait maintenant un peu
froide, un peu compassée. Plus d' une fois, à tort
ou à raison, elle avait cru s' apercevoir qu' elle
n' était pas complétement acceptée ; elle
comprenait que ces grandes dames, tout en
l' accueillant, n' oubliaient jamais la distance qui
la séparait d' elles. Un imperceptible sourire,
je ne sais quoi de hautain ou de distrait dans le
regard disait clairement que la boutique de son
père n' était un mystère pour personne.
Chose étrange ! On pardonnait à Gaston d' avoir
bien voulu descendre jusqu' à elle ; on ne
pardonnait pas à Laure d' avoir voulu monter
jusqu' à lui. Au milieu des fêtes les plus
brillantes, elle se sentait isolée ; l' atmosphère
qu' elle respirait était glacée. Un vague malaise
pesait sur son coeur. Rentrée chez elle, seule
avec elle-même, elle repassait dans sa mémoire
toutes les paroles qu' elle avait entendues, tous
les regards, tous les sourires qu' elle avait
épiés, et les interprétait avec une cruauté
ingénieuse. Gaston, tout entier à ses plaisirs,
ne devinait pas les larmes de sa femme, et n' était
pas là pour les essuyer. Laure se disait que
la cour serait plus indulgente que la vieille
aristocratie ; là, comme sur un terrain neutre,
la noblesse et la bourgeoisie se coudoyaient, se
donnaient la main ; jeune, belle, tout le monde
à la cour lui tiendrait compte de son titre, et
personne ne songerait à lui reprocher son origine.
Bientôt Laure n' eut plus qu' une seule pensée,
aller à la cour. Convaincue, comme son re, que
Gaston avait l' intention de se rallier à la
dynastie de 1830, elle se consolait des dédains
qu' elle avait dévorés, en songeant à l' éclatante
paration qui l' attendait ; mais les semaines
s' écoulaient, et toutes les fois que Laure parlait
à Gaston d' aller aux tuileries, Gaston, qui ne
voyait dans ce sir qu' un pur enfantillage, un
caprice sans importance, répondait en riant ou ne
pondait pas. Plus clairvoyante que son père, elle
ne s' était pas longtemps abusée sur l' attitude
prise par la marquise, sur l' autorité souveraine
qu' elle s' était attribuée et dont elle jouissait
comme d' un droit légitime. Sa belle-mère se
jouait de la crédulité de M Levrault ; Gaston
serait-il son complice ? Ce soupçon, une fois
entdans son esprit, grandit de jour en jour.
Trop fière pour réclamer ce qu' elle regardait
comme l' accomplissement d' un marché, Laure
s' éloigna de plus en plus de son mari et se mit à
douter de sa loyauté. Elle n' insista pas davantage,
mais elle ne put sefendre d' un secret dépit,
qui, s' aigrissant dans le silence, devint bientôt
presque de la haine.
Dans son impatience, M Levrault s' était adres
à sa fille pour savoir à quoi s' en tenir sur les
projets de son gendre : laponse de Laure, en
redoublant son anxiété, avait achevé de
l' exaspérer. Il résolut donc de s' adresser à son
gendre en personne. Plus d' une fois déjà il avait
été tenté de lui poser nettement la question ;
mais, pour deux raisons, cette velléité de
hardiesse était toujours demeurée sans résultat.
Gaston avait arransa vie de façon à ne
rencontrer M Levrault qu' aux heures des repas,
souvent même il passait plusieurs jours sans le
voir ; puis, par sa politesse constante, à toute
heure, en tout lieu, il avait toujours su le tenir
à distance. Vainement M Levrault avait essayé
de prendre un ton familier ; Gaston avait
pondu à toutes ses avances de manière à le
décourager.
Un matin pourtant, M Levrault se présenta chez
le jeune marquis. Gaston achevait de s' habiller,
et n' attendait plus qu' un de ses amis pour aller
au bois. Bien qu' on fût en février, il faisait
une de ces tièdes journées qui semblent dérobées
au printemps. à peine entré, M Levrault
s' établit dans un fauteuil, et, promenant autour
de la chambre un regard curieux et satisfait :
-eh bien ! Monsieur le marquis, je vois avec
plaisir que vous faites chaque jour de nouvelles
et charmantes emplettes. Voilà des bronzes que je
ne connaissais pas. Vive dieu ! Votre appartement
est unritable musée. On ne saurait mieux
choisir. Votre bon goût se retrouve en toutes
choses. Il n' est bruit partout que de l' élégance
de vos équipages. Je viens d' admirer dans la cour
le cheval arabe que vous avez acheté hier et qui
va vous mener au bois. C' est à merveille, monsieur
le marquis, vouspensez gaiement votre jeunesse ;
mais votre vie tout entière ne peut se passer
ainsi. Vos écuries sont au complet, vous avez dans
votre serre les plantes les plus rares de l' ancien
et du nouveau monde, votre galerie de tableaux
est fort belle, à ce qu' on dit ; mais enfin toute
la vie n' est pas là. Maintenant que comptez-vous
faire ?
à cette question, Gaston regarda son beau-père
d' un air surpris.
-ce que je compte faire, monsieur ? Ce que j' ai
fait hier, ce que je fais aujourd' hui. Partager
mon temps entre les exigences du monde et celles
de l' amitié ; la matinée au bois, le soir à
l' ora, au théâtre-italien ; chercher pour ma
femme d' aimables distractions ; visiter les
peintres, les sculpteurs en
p41
renom ; assister aux courses de Chantilly, parier,
quelquefois courir, n' y a-t-il pas là de quoi
remplir la vie ?
-tout cela, monsieur le marquis, suffirait sans
doute à remplir la vie d' un homme sans valeur,
qui ne songerait qu' à manger ses revenus. Dieu
merci, vous n' êtes pas un de ces hommes-là. Votre
nom, votre éducation, votre alliance avec les
Levrault, vous imposent des devoirsrieux, et
je sais que vous ne les ignorez pas ; vous êtes
ani d' une noble ambition.
-de quelle ambition voulez-vous parler ? Demanda
Gaston de plus en plus surpris.
-vous êtes un enfant du siècle, reprit M
Levrault, qui se rappelait les paroles de la
marquise ; vous n' avez point d' engagement avec le
passé. Vous avez grandi librement, sans contrainte,
dans l' atmosphère des idées libérales ; c' est à
peine si vous vous souvenez de la tempête qui
fracassa le trône de saint Louis. Je ne vous ai
jamais entendu parler qu' avec déférence de la
nouvelle dynastie ; vous aimez les jeunes princes.
-je ne m' enfends pas, répondit Gaston, qui
cherchait vainement à deviner où son beau-re
voulait en venir. Je me suis assis avec les jeunes
princes sur les bancs du collége. Plus tard, le
hasard m' a placé sur leur route. Je les ai
rencontrés à Fontainebleau, dans une partie de
chasse, et je n' oublierai jamais la journée
charmante que j' ai passée au milieu d' eux. Ce sont
de braves jeunes gens qui servent loyalement leur
pays.
-eh bien ! Qu' attendez-vous ? Demanda M Levrault
d' un air victorieux.
-j' attends, monsieur, que vous vous expliquiez,
pliqua le jeune marquis.
-parbleu ! Mon gendre, vos intentions ne sont un
mystère pour personne. Vous avez compris les
obligations que vous imposent votre nom ; vous
brûlez de prendre part au maniement des affaires
publiques. Un La Rochelandier ne doit pas rester
à l' écart et se croiser les bras. Le présent,
l' avenir, vous réclament. Vous voulez vous rallier,
et vous avez raison.
-me rallier ! S' écria Gaston comme un homme
veillé en sursaut ; me rallier ! Qui donc m' a
prêté de telles intentions ? Chacun comprend à sa
manière les obligations que lui impose sa naissance.
Je n' ai pas de haine contre les institutions
nouvelles, j' aime les jeunes princes, mes regrets
pour le passé sont sans amertume ; mais pense-t-on
que j' oublie à quelle famille j' appartiens ? Mon
père m' a laissé un noble exemple que je ne
déserterai pas. Si je ne fais pas de grandes
choses, du moins je ne renierai pas, je ne
foulerai pas aux pieds les traditions de ma
famille.
-ainsi, monsieur le marquis, s' écria M Levrault
se dressant brusquement sur ses jambes, votre
intention n' a jamais été de vous rallier ?
-je n' y ai jamais songé, repartit tranquillement
Gaston ; mais, encore un coup, qui donc, je vous
prie, a pu vous conter une pareille fable ?
-qui me l' a dit ? Votre mère, monsieur le marquis.
-mare ! Reprit Gaston avec hauteur ; mare !
Vous n' y songez pas, monsieur ; si je pensais à
me rallier, si ma mère le savait, elle me
donnerait sa malédiction.
En ce moment la porte s' ouvrit, et un jeune homme
élégant, en habit de cheval, la cravache à la
main, frappa familièrement sur l' épaule de Gaston.
Gaston, qui ne comprenait rien à l' insistance de
son beau-père et ne devinait pas quelle importance
M Levrault pouvait attacher à de pareilles
questions, s' excusa en deux mots et sortit. M
Levrault, pâle, muet, stupide, était retombé dans
son fauteuil. En entendant crier sur ses gonds la
porte de la cour, il se leva machinalement et se
mit à la fenêtre : son gendre, fièrement campé sur
un cheval pur-sang, partit au pas, et salua du
bout de sa cravache.
M Levrault ne fit qu' un bond de l' appartement
de Gaston à l' appartement de la marquise ; la
marquise venait de sortir. Il demanda son coupé :
la marquise l' avait pris. Pour la première fois,
il comprit pourquoi elle avait fait peindre une
couronne de marquise sur le panneau de sa voiture ;
il comprit tout. Ce qui se passait en lui, on le
devine, il n' est pas besoin de le dire. Mystifié,
joué comme un petit bourgeois ! Il ne pouvait tenir
en place ; il sortit à pied et se dirigea vers les
tuileries. Il avait compté sur le bruit et le
mouvement pour calmer sa colère ; son attente
fut déçue. à mesure qu' il marchait, son agitation
redoublait. Il lui semblait que tous les visages
avaient une expression moqueuse : tous les passants
qu' il coudoyait le regardaient avec un sourire
goguenard, comme s' ils eussent été dans le secret
de sa mésaventure. Arrivé aux tuileries, l' aspect
du château l' irrita encore davantage. Le soleil
resplendissait ; les vitres étincelaient ;
l' architecture gracieuse de Philibert Delorme,
baignée dans une lumière abondante, étalait aux
yeux toute sa richesse. Adossé au groupe d' Arius
et Peta, les bras croisés sur sa poitrine, M
Levrault demeura longtemps absorbé dans la
contemplation du château, qui, par cette belle
journée, avait un air de fête. Abîmé dans ses
flexions, il se demandait avec désespoir si les
portes de ce palais ne s' ouvriraient jamais devant
lui, s' il était condam à ne jamais en franchir
le seuil. Malgré les avertissements de maître
Jolibois, il était tombé de Charybde en Scylla,
des griffes de Montflanquin entre celles de la
marquise. La confusion, la rage, se disputaient
son coeur. Après une heure d' immobilité, il fit
à grands pas le tour du jardin, et, comme le
soleil commeait à baisser, pensant que la
marquise devait être rentrée, il franchit
rapidement le pont-royal pour regagner la rue de
Varennes. Comme il approchait de son hôtel, il
aperçut au-dessus de la porte une inscription en
lettres étincelantes. Quel ne fut pas son
étonnement en lisant sur un fond de marbre noir :
hôtel La Rochelandier ! Ce fut la goutte d' eau
qui fait déborder le vase plein. La marquise
venait de rentrer ; M Levrault monta chez elle.
à la même heure, Gaston quittait le bois de
Boulogne et blait la route de Paris. En
partant de la rue de Varennes, il traitait de
billevesées toutes les paroles de son beau-père
qu' il n' avait jamais prises au sérieux. Comment
croire, en effet, que sa mère eût fait une
pareille promesse ? Peu à peu cependant, en
parcourant les avenues du bois, il se rappela
l' attitude de la marquise à la Trélade, son
empressement auprès de M Levrault, les cajoleries
adreses à sa fille. Plus d' une fois il avait
souffert en voyant sa re caresser la sottise
et la vanité de son hôte ; ces souffrances,
inexpliquées jusqu' alors, prenaient maintenant
un sens injurieux pour lui, pour sa famille. Il se
rappelait aussi avec quelle insistance Laure
l' avait pressé d' aller à la cour ; les bouderies
de sa femme, qu' il avait à peine remarquées, lui
revenaient en moire, et, rapprochées des
entretiens de la Trélade, les éclairaient d' une
lueur inattendue. En rassemblant tous ses
souvenirs, Gaston sentait la rougeur lui monter
au visage. En proie à des doutes cruels, ne
pouvant plus contenir son impatience, il enfonça
ses éperons
p42
dans les flancs de son cheval et courut à Paris
pour arracher à la marquise larité tout
entière.
Xiii
en voyant entrer M Levrault, Madame De La
Rochelandier comprit sur-le-champ qu' une
explication décisive allait s' engager ; elle y
était préparée.
-madame la marquise, dit M Levrault sans autre
préambule, je désire savoir si vous êtes chez moi
ou si je suis chez vous, si l' hôtel où nous sommes
est l' hôtel Levrault ou l' hôtel La Rochelandier ?
-vous m' adressez une étrange question, répliqua
Madame De La Rochelandier sans s' émouvoir. Je
ne vous comprends pas ; que voulez-vous dire ?
-vous allez me comprendre, madame la marquise. Je
viens de lire sur la porte de l' hôtel l' inscription
que vous y avez fait placer.
-eh bien ! Monsieur ? ...
-eh bien ! Madame, j' ai lu de mes yeux : hôtel La
Rochelandier.
-est-ce là ce qui vousche, mon ami ? Reprit la
marquise de la voix douce et caressante qu' elle
avait sous les ombrages de la Tlade, et qu' elle
venait de retrouver comme par enchantement. Quoi
de plus simple et de plus naturel ? Le château de
La Rochelandier ne s' appelle-t-il pas maintenant
le château Levrault ? En mettant sur la porte
de votre hôtel le nom de notre famille, j' ai cru
vous être agréable. Je n' ai vu là qu' un moyen
délicat de resserrer plus étroitement encore
notre intimité.
-ainsi, madame la marquise, je vous dois de la
reconnaissance ? C' est à moi de vous remercier ?
-entre nous, mon ami, vous le savez bien, il ne
peut être question de reconnaissance ni de
remercîment. Ce que j' ai fait pour vous, je l' ai
fait avec bonheur. Bientôt, je l' espère, vous
lirez en rentrant chez vous : hôtel Levrault De
La Rochelandier. J' en ai touché deux mots au
garde des sceaux, et je crois pouvoir vous
promettre qu' il vous sera permis d' ajouter à votre
nom celui de votre gendre.
-mon nom, madame la marquise, mon nom, tel qu' il
est, me suffit, répliqua M Levrault en relevant
a tête avec orgueil. Je n' ai pas de blason, mes
aïeux n' étaient pas aux croisades ; mais, par
mes travaux, par mon génie, j' ai enrichi mon pays,
cette gloire en vaut bien une autre. Au reste,
ajouta-t-il d' une voix plus calme, comme un homme
satisfait de la réparation qu' il vient de
s' accorder lui-même, l' inscription que j' ai lue
tout à l' heure ne m' a rien appris ; madame la
marquise, vous régnez ici en maîtresse absolue.
-est-ce un reproche, monsieur ?
-c' est la vérité. Je ne m' abuse pas sur le rôle
que vous m' avez fait, et je suis bien aise de vous
le dire. Les convives qui s' asseoient à ma table,
qui les choisit ? Qui les invite ? N' est-ce pas
vous ? Qui peuple mes salons ? N' est-ce pas votre
seul caprice ?
-mon ami, vous êtes ingrat, répliqua la marquise
avec une angélique douceur. Qu' attendiez-vous
donc de moi en m' appelant auprès de vous ? Je
vivais en paix dans mon château, au fond de ma
vallée. Pour vous, je me suis décidée à rentrer
dans le monde. Pour vous, pour vous seul, j' ai
sacrifié mes goûts de retraite et de solitude.
Depuis trois mois, pour vous plaire, je vis au
milieu du bruit et des fêtes. Votre bonheur est
mon seul souci, l' éclat de votre maison ma seule
préoccupation. De quoi vous plaignez-vous ? N' ai-je
pas réuni dans vos salons l' élite de la noblesse ?
-oui, sans doute, madame la marquise. Votre
parti, j' en conviens, est parfaitement représen
dans mon salon ; mais le mien ? Mais la
bourgeoisie ? Ne suis-je pas, chez moi, seul de
mon opinion ? Vraiment, j' en entends de belles !
S' entretient-on de la nouvelle dynastie, c' est à
qui donnera son coup de langue. Vos amis ne se
gênent guère pour dire ce qu' ils pensent ; bien
sot ou bien fou serait celui qui se méprendrait
sur leurs voeux et leurs espérances. Vous me
parliez, à la Trélade, de rapprocher, de
concilier la noblesse et la bourgeoisie. On s' y
prend, parbleu ! D' une étrange manière. Est-ce
en glorifiant le passé, en insultant le présent,
que vous comptez accomplir notre projet de fusion
et de ralliement ?
-dans l' accomplissement de notre projet, ne
l' oubliez pas, mon ami, chacun de nous avait sa
tâche. La mienne est remplie, la tre commence.
Je m' étais engagée àunir chez vous
l' aristocratie ; n' ai-je pas tenu parole ? C' est
à vous maintenant d' appeler la classe bourgeoise.
Qui vous arrête ? Allons, mettons en présence
bourgeoisie et noblesse ; qu' elles s' écoutent,
qu' elles se comprennent mutuellement, et nous
verrons se réaliser notre rêve.
-eh bien ! Madame la marquise, dit M Levrault
allant droit au but, si vous souhaitez
sincèrement que notre rêve sealise, pourquoi
votre fils ne donne-t-il pas lui-même l' exemple
de la réconciliation ? Qu' attend-il pour se
rallier ?
-mon fils est libre et ne prendra conseil que de
sa conscience. Qu' il se décide à se rallier, je
ne l' en tournerai pas ; mais vous comprenez
bien, mon ami, que ce n' est pas moi qui dois l' y
pousser.
-ne m' avez-vous pas dit que c' était là son
intention ?
-oui, mon ami, je le croyais, et je vous l' ai
dit.
-vous le croyiez, madame la marquise ! S' écria
M Levrault qui se contenait à peine ; mais, à
vous entendre, vous en étiez sûre, et j' y comptais.
-je n' ai pas engagé ma parole pour mon fils, je
n' ai pu vous répondre de ses intentions ; mais
pourquoi tant insister sur ce point ? Quel intérêt
si puissant attachez-vous à cette démarche ?
-pourquoi ? Quel intérêt ? Vous le savez,
madame ; vous connaissez mon ambition.
-eh ! Mon ami, pouvez-vous souhaiter une vie
plus heureuse que la vôtre ? Que manque-t-il à
votre félicité ? Entouré d' une famille qui vous
aime, vous passez l' hiver au milieu des fêtes.
Vienne le printemps, vous avez en Bretagne le
château Levrault qui vous appelle, qui vous tend
les bras. Ah ! Mon ami, vous êtes bien injuste
envers la providence. Riche comme vous l' êtes,
vous n' avez qu' un mot à dire pour rassembler les
débris du patrimoine des La Rochelandier. Init
à toutes les découvertes de la science moderne,
dans ce domaine reconstitué par vous, qui vous
empêche de faire pour l' agriculture ce que vous
avez fait pour la grande industrie ?
-vous ne parliez pas ainsi à la Trélade, madame
la marquise. Vous trouviez en moi l' étoffe d' un
homme d' état, vous me rendiez justice. Ma place,
disiez-vous, était à la tribune, dans le conseil.
Loin de condamner mes espérances, vous les
encouragiez. Vous vous étonniez qu' un homme de
ma valeur
p43
se résignât dans l' inaction, à l' obscurité, quand
une foule de médiocrités se prélassaient dans les
hautes sphères du pouvoir ; vous approuviez la
pensée qui m' avait conduit en Bretagne.
-eh bien, dit la marquise avec un geste de
signation, si vous ne sentez pas tout le prix de
votre bonheur, si vous fuyez la paix, si la vie
seigneuriale ne vous sourit pas, si l' ambition
est votre marotte, si vous avez compté sur mon
fils, adressez-vous à lui ; lui seul peut vous
pondre.
Ici, M Levrault se leva blême de colère.
-madame la marquise, vous vous êtes jouée de
moi. Aujourd' hui, ce matin même, j' ai vu votre
fils, je lui ai posé nettement la question.
L' intention que vous lui prêtiez, il ne l' a jamais
eue. Il n' a rien fait, rien dit pour vous abuser.
Vous périssiez d' ennui dans votre château en
ruine. Pour relever votre maison, pour rentrer
dans le monde, vous vous êtes abaissée jusqu' à
courtiser, jusqu' à encenser le roturier que vous
dédaignez à cette heure. Je hais votre parti, je
n' en ai jamais fait mystère. J' ai toujours détes
votre caste ; entre les Levrault et M De
Chambord, rien de commun ne saurait exister. Si
vous ne m' aviez pas dit, si je n' avais pas cru que
votre fils se rallierait un jour, je ne lui aurais
pas donné ma fille et le tiers de ma fortune. Je
me fiais à votre loyauté, et vous m' avez
indignement trompé.
Tandis que M Levrault prononçait ces derniers
mots, Gaston, qui venait d' entrer, se tenait
debout à la porte du salon, pâle, immobile et
muet. La marquise allait répliquer ; en apercevant
son fils, elle demeura interdite.
-mare, dit froidement Gaston aps s' être
avancé vers elle, je comprends tout ; vous avez
trafiqué de mon nom. Mieux eût valu cent fois
accepter notre pauvreté, ou me permettre,
m' enseigner le travail pour relever notre fortune.
Vous avez passé un marché que je n' ai pas signé,
mais que je tiendrai pourtant.
Puis, se retournant vers M Levrault :
-soyez satisfait, monsieur ; nous irons à la
cour.
Et Gaston se retira sans ajouter une parole,
laissant la marquise atterrée, M Levrault ivre de
bonheur.
Xiv
huit jours après la scène que nous venons de
raconter, Laure préparait sa toilette de cour.
M Levrault, qui ne doutait pas que sa
présentation ne suivit de ps celle de son gendre,
avait commandé un magnifique habit à la française.
Il était bien décidé à ne se montrer au roi
qu' en culotte courte, avec l' épée à poignée
d' acier. La famille royale venait d' être
cruellement éprouvée, et Gaston n' attendait, pour
se présenter aux tuileries, que la fin du grand
deuil. Vainement la marquise l' avait menacé de sa
malédiction, il était demeuré sourd à toutes les
remontrances, inébranlable dans sa résolution.
Furieuse, humiliée, prise dans ses propres filets,
elle s' était retirée dans son appartement et ne
paraissait plus même aux heures des repas. L' hôtel
Levrault, naguère si bruyant, si animé, était
devenu morne et presque désert. Plus de fêtes,
plus de visites. Cependant le grand industriel
nageait dans la joie, il étendait déjà la main
pour saisir la pairie et son brevet de comte.
Chaque jour, il travaillait avec délices à la
composition de ses armoiries. Il assistait
assidûment aux séances de la noble chambre, non
plus en simple curieux, mais comme un acteur qui,
avant ses débuts, va entendre ses camarades pour
prendre l' air et le ton de la maison. Il avait
déjà choisi sa place. Il se substituait par la
pensée à chacun des orateurs qu' il entendait,
jugeait sévèrement leur débit, leur action, et,
quand les applaudissements éclataient, il se
troublait, et parfoisme saluait comme pour
remercier. Plus heureux encore pendant son
sommeil, il était à la tribune, il récitait d' une
voix sonore un discours écouté dans un religieux
silence. Le banc des ministres lui souriait. Il
retournait à sa place en distribuant des poignées
de main. Une nuit, son valet de chambre, réveillé
en sursaut, entra tout effaré dans son appartement
et le trouva sur son séant, s' agitant,
gesticulant, et criant d' une voix glapissante :
je demande la parole pour un fait personnel !
Homme digne d' envie, il avait tous les enivrements
de l' ambition sans aucun de ses déboires. Son
oisiveté ne connaissait pas l' ennui ; il n' avait
pas une heure libre dans la journée. Chaque matin,
pour délier sa langue, il déclamait dans son
jardin quelques pages de Mirabeau ; puis, avant
d' aller au Luxembourg, il se promenait devant
le château des tuileries, et l' étudiait sous toutes
ses faces, comme un héritier avide de autour
du domaine qui va lui échoir. Sa voiture, qui
l' amenait à la grille du jardin, le reprenait à
la grille du carrousel, car il aimait à passer
sous le vestibule, et s' arrêtait pour contempler
le grand escalier qui mène à la salle des
maréchaux. Quelques jours encore, se disait-il, et
je franchirai à mon tour cet escalier qui a vu
passer tant d' hommes illustres. L' heure de la
justice s' est bien fait attendre ; que de soucis !
Que de traverses ! Mais monnie a surmonté tous
les obstacles. Je vais donc enfin prendre le rang
qui m' appartient. Puis il se représentait la rage
de la marquise ; ce n' était pas la moindre de ses
joies. Pourtant son bonheur n' était pas complet.
Il pensait à Timoléon, à ce fils perdu depuis tant
d' années, et il se disait parfois avec amertume
que le nom de Levrault et son titre de comte
périraient avec lui ; mais ce regret altérait à
peine la sérénité de son âme et se dissipait
bientôt comme un nuage.
Laure n' était pas moins joyeuse que sonre. La
cour avait été le rêve de toute sa jeunesse. C' était
à la cour qu' elle voulait retrouver ses anciennes
compagnes, qui l' avaient humiliée de leurs
dédains et de leurs railleries ; c' était dans les
salons des tuileries qu' elle devait prendre sa
revanche. Dans son ivresse, elle remarquait à
peine l' air sombre de Gaston, et, s' il lui
arrivait de le remarquer, elle ne prenait pas la
peine d' en chercher la cause. Dans le monde où
elle était née, où elle avait vécu, qui donc lui
eût appris les devoirs qu' imposent une grande
naissance et une longue tradition de fidélité ? Le
jour où Gaston lui avait annonsa résolution,
elle avait battu des mains et bondi comme un
enfant, tandis que son mari l' observait avec une
sourde colère, lui reprochait de comprendre si
mal toute l' étendue du sacrifice auquel il se
signait, et l' accusait secrètement d' avoir,
comme son père, spéculé sur le nom des La
Rochelandier. Ainsi, les rôles étaient changés. Le
ressentiment avait passé du coeur de Laure dans le
coeur de Gaston. Plus le jour de la psentation
approchait, plus le jeune marquis devenait
irritable. La vue de son beau-père lui était
odieuse ; la présence même de sa femme lui était
insupportable ; la joie de Laure l' exaspérait. Il
maudissait la sottise de M Levrault, la vanité
de sa fille, et ne songeait pas à maudire sa
propre faiblesse, qui l' avait livré pieds et
poings liés à la cupidité de sare.
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Les brodeurs venaient de mettre la dernière main
à l' habit de cour de M Levrault. Un matin, en
s' éveillant, M Levrault l' aperçut étalé sur un
fauteuil, avec la culotte courte de casimir blanc,
le tout surmonté d' une épée à poignée d' acier, à
fourreau de chagrin, et d' un chapeau à cornes, aux
ailes tapissées de duvet de cygne. Il ne résista
pas au désir de répéter sonle en grand costume,
et sauta à bas de son lit. Le futurgislateur,
debout devant une psyc, se contemplait depuis
une heure et ne pouvait se rassasier de lui-même.
Son valet de chambre entra et lui remit sur un
plat d' argent le journal où le grand industriel
puisait depuis trente ans ses convictions. M
Levrault s' assit en face de la psyché et
parcourut d' un oeil négligent les nouvelles du
jour. Il avait entendu parler la veille de quelque
agitation dans Paris, sans y attacher la moindre
importance. Il comprit que l' agitation se
propageait ; mais, plein de confiance, il haussa
les épaules et n' acheva pas même sa lecture. Il
était si content de se voir ainsi vêtu, qu' il
garda son costume et passa la journée chez lui.
Il arpentait à pas mesurés toutes les pièces de son
appartement, et se caressait le menton chaque fois
qu' il apercevait son image réfléchie par plusieurs
glaces à la fois. Le soir venu, il s' habilla
plus simplement et sortit à pied, pour juger par
lui-même de la physionomie de Paris. Arrivé sur
les boulevards, il vit défiler les troupes qui
regagnaient leurs casernes, les maisons illuminées
comme un soir de fête, les promeneurs qui se
pressaient dans les allées ; en comparant le
spectacle qu' il avait sous les yeux aux nouvelles
qu' il avait lues le matin, pour la première fois
de sa vie il se prit à douter de la sagacité de
son journal. Ainsi cette émeute, qu' on disait si
menaçante, n' était qu' un feu de paille. M
Levrault rentra chez lui joyeux et triomphant. Il
se mit au lit, et s' endormit bercé par les songes
les plus séduisants. La vue de son habit brodé
avait subitement changé le cours de ses idées.
Dans sa mobile imagination, aux triomphes de la
tribune avaient succédé les triomphes de la salle
de bal. Il se voyait l' épée au té, figurant dans
un quadrille en face des jeunes princesses. Les
femmes chuchotaient en le regardant et demandaient
son nom. Un aide de camp du roi répondait à voix
basse : c' est le comte Levrault !
Le lendemain, il s' éveilla frais et dispos, le
visage épanoui. En apercevant son journal, il le
repoussa d' une main dédaigneuse, comme pour se
venger d' avoir été abusé par un récit mensonger.
Son valet de chambre s' étant permis de lui dire
qu' on avait entendu pendant la nuit des bruits
sinistres, M Levrault le tança vertement et
raconta ce qu' il avait vu la veille, en appuyant
sur chaque mot d' un air d' importance, comme un
homme qui n' a eu qu' à se montrer pourduire
l' émeute, comme un nouveau Neptune devant qui
s' apaisent les flots irrités. Après avoir déjeu
seul, lentement, en vrai gourmet exempt de soucis,
il descendit au jardin, et s' occupa d' improviser
le discours qu' il se proposait d' adresser au roi
le jour de sa réception. Comme M Jourdain
tournant un compliment à la belle marquise, il
aurait eu besoin d' un maître de philosophie pour
l' assister dans cette tâche laborieuse. Cependant,
au bout de deux heures, il avait réussi à mettre
debout, ferme sur ses jarrets, une phrase, une
seule, mais qui en valait bien deux : " sire, c' est
mon gendre qui me présente à votre majesté, mais
c' est à moi que votre majesté doit mon gendre. "
heureux et fier d' avoir mis au monde cette phrase
éloquente, il courut à son bureau, se hâta de
l' écrire, afin de n' avoir plus rien à redouter
des caprices de sa moire, et la serra
soigneusement dans son portefeuille, comme une
perle dans son écrin.
Dans l' après-midi, il voulait revoir ses chères
tuileries, théâtre pdestiné de ses prochains
triomphes. Il suivait la rue du bac d' un air
préoccupé, récitant à voix basse son improvisation
de la matinée, consultant son portefeuille
chaque fois que sa mémoire bronchait. Au moment
me où pour la trentième fois peut-être, il
redisait, avec une satisfaction toujours croissante :
" sire, c' est mon gendre qui me présente à votre
majesté, mais c' est à moi que votre majesté doit
mon gendre, " comme il débouchait sur le quai, il
aperçut au pavillon de flore d' étranges
personnages qui ne portaient pas d' habits brodés,
et qui s' occupaient à jeter les meubles par les
fenêtres.
En ce moment, les abords des tuileries présentaient
une scène de tumulte et de confusion impossible
à décrire. Des bandes armées parcouraient le pont
et le quai. Les coups de feu tirés en l' air
ajoutaient à l' ivresse des vainqueurs. Des fenêtres
du château envahi s' échappait le mugissement de la
multitude, pareil au fracas de la mer. Des
chevaux de cuirassiers, montés par des enfants,
galopaient à travers la foule. Tout le peuple
était en armes ; il n' y avait de désarmés que les
soldats. çà et là des groupes curieux, inquiets,
effarés, colportaient les nouvelles : la famille
royale venait de s' enfuir, et, parmi tous les
courtisans, tous les hommes de guerre qui
l' entouraient, pas un n' avait brûlé une amorce.
M Levrault regardait tout, écoutait tout d' un
air hébété, quand il sentit une main qui
s' appuyait sur son épaule : il se retourna
brusquement, et se trouva en face de Jolibois.
Maître Jolibois était armé jusqu' aux dents. Il
avait à sa ceinture deux paires de pistolets
d' arçon, un sabre de dragon qui traînait sur le
pavé, sur l' épaule un fusil de chasse à deux
coups. à voir sa figure barbouillée de poudre, on
eût dit un soldat qui depuis une heure déchire
la cartouche. Ses armes innocentes n' avaient pas
un meurtre à se reprocher ; en guerrier prudent,
il avait attendu que tout fût fini pour descendre
dans la rue. Il marchait sur la chambre, à la
tête d' une vingtaine d' hommes, accoutrés comme
lui. En le reconnaissant, M Levrault demeura
frappé d' épouvante.
-eh bien ! S' écria maître Jolibois, que vous
disais-je ? N' avais-je pas raison ? Vous refusiez
de me croire ; me croyez-vous maintenant ? J' ai
le nez fin ; je flairais depuis longtemps ce qui
arrive aujourd' hui. Le peuple triomphe, la
monarchie est à bas, l' infâme bourgeoisie est
morte. Moi et mes hommes, nous allons à la chambre
proclamer la république.
-la république ! Balbutia M Levrault d' une voix
étouffée.
-oui, mon cher, la république ! Vous l' aurez dans
une heure.
Et le prenant à part, comme s' il eût craint que
sa voix ne fût entendue par sa troupe :
-vous voilà dans de beaux draps, mon bon ami,
continua-t-il ; je ne voudrais pas être dans votre
peau. Vous n' avez pas voulu d' un notaire pour
gendre ; il vous fallait un marquis. Ce n' était
pas assez de vos millions pour vous désigner à la
colère, à la justice du peuple. Votre hôtel est
un foyer de chouannerie ; ce soir peut-être il
ne sera qu' un monceau de cendres. Tenez-vous pour
averti, et tirez-vous de là comme vous pourrez.
Là-dessus, Jolibois s' arracha des mains de M
Levrault, qui se cramponnait à ses vêtements, et
courut vers la chambre. Il faut renoncer à peindre
la consternation, la terreur de M Levrault. Le
seul mot de république aurait suffi pour
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égarer sa raison, pour glacer son sang dans ses
veines. La république n' avait jamais représenté
pour lui que l' incendie, le meurtre et le
pillage. Qu' on ajoute à ce sujet d' effroi ses
richesses, son gendre, ses relations avec le
parti légitimiste. éperdu, désespéré comme un
homme qui se noie, il croyait entendre murmurer
son nom, et lisait sur tous les visages la menace
et la vengeance. Il lui semblait que le chiffre
de sa fortune et le titre de son gendre étaient
écrits sur son chapeau. Le malheureux n' osait pas
rentrer chez lui, de peur d' être suivi. Il errait
çà et là, pâle, tremblant, les yeux hagards,
cherchant par quel moyen il pourrait mettre son
hôtel à l' abri de la fureur populaire, lorsqu' il
aperçut un ouvrier porté sur un brancard ; une
pensée lumineuse traversa son cerveau. D' un geste,
il arrêta le brancard, et d' une voix
retentissante :
-où portez-vous ce brave ?
-à l'pital.
-à l'pital ? Un enfant du peuple, un héros qui
a versé son sang pour la liberté, pour la
publique ! à l' hôpital ! Ce serait une honte
pour nous, mes amis. Qu' il vienne chez moi, ma
maison est à lui. Moi aussi, je suis un ouvrier.
Qu' il vienne chez Guillaume Levrault.
Suivez-moi, camarades ; soyez tranquilles, il ne
manquera de rien.
-vive Guillaume Levrault ! S' écria la foule en
battant des mains.
-mes enfants, criez : vive la république !
Et, se mettant à la tête du cortége, au milieu
des cris mille fois répétés de : vive Guillaume
Levrault ! Vive la république ! Il reprit
bravement le chemin de son hôtel.
Les bruits du dehors avaient enfinnétré jusqu' à
l' hôtel Levrault. La marquise et Laure étaient
unies dans le salon. Laure, inquiète, agitée,
se levait à chaque instant pour guetter à la
fenêtre l' arrivée de son père ou de son mari. La
marquise triomphait. à ses yeux, les événements
de la journée ne pouvaient avoir qu' un sens : le
retour du comte De Chambord. La bourgeoisie
était remise à sa place ; la noblesse rentrait en
possession de ses priviléges. Il y avait dans la
catastrophe qui venait de s' accomplir quelque
chose de providentiel : Dieu n' avait pas voulu
qu' un La Rochelandier se parjut. Dans son
ivresse, la marquise pardonnait à Laure, à M
Levrault ; elle oubliait son ressentiment pour ne
songer qu' à sa prochaine fortune. Elle allait
reprendre aux tuileries le tabouret qu' elle avait
sous la restauration.
-calmez-vous, ma chère fille, disait-elle d' une
voix affectueuse. Que craignez-vous ? Que
perdez-vous ? Vous vouliez aller aux tuileries,
nous irons ensemble ; c' est moi qui vous présenterai.
Quelle différence entre la cour je vous
nerai et la cour où vous vouliez aller ! Dans
le palais de notre jeune roi, vous ne serez pas
expoe à rencontrer des intrus, des gens venus on
ne sait d' où. Ce qui s' en va mérite-t-il un
regret ? Qu' était-ce que cette cour ? Une cohue.
Hier encore les tuileries n' étaient qu' une
hôtellerie. Bel honneur, vraiment, que d' entrer
dans les salons passait toute la rue ! Demain,
Henri V fera maison nette et choisira sestes.
Consolez-vous donc, ma chère enfant, le jeune roi
n' a rien à refuser aux La Rochelandier.
Gaston entra dans le salon.
-eh bien ! Mon fils, nous triomphons ! S' écria
la marquise avec fierté.
-qu' espérez-vous donc, ma mère ? Demanda gravement
Gaston.
-nous allons revoir l' enfant du miracle ; notre
cher Henri va remonter sur le trône du béarnais.
-mais, ma mère, vous ignorez donc ce qui se passe ?
-la France pousse un cri de délivrance et tend
les bras vers son roi légitime, poursuivit la
marquise avec exaltation. Qu' attendez-vous, mon
fils ? Votre devoir n' est-il pas d' aller au-devant
de lui ? Partez ; que ne puis-je vous donner des
ailes !
-mare, vous vous abusez étrangement, répondit
Gaston en secouant la tête ; nous n' assistons pas
à la résurrection de la monarchie de saint Louis,
mais à l' avénement de la république.
-la république ! S' écria la marquise. Quel rêve
insensé ! C' est impossible !
-la république ! S' écria Laure ; il n' y aura
donc plus de cour ?
-c' est impossible ! péta la marquise.
Rassurez-vous, ma fille. Vous êtes fou, Gaston. La
publique ! Y pensez-vous, mon fils ? La France
en a tâté et sait trop ce qu' elle vaut.
Comme elle achevait ces mots, la porte du salon
s' ouvrit, et M Levrault parut, soutenant de son
bras la marche chancelante de l' ouvrier bles
qu' il avait recueilli, et suivi d' une douzaine
d' hommes armés qui l' avaient escorté jusqu' à son
hôtel. Gaston, Laure et la marquise contemplaient
d' un oeil étonné cette scène étrange. Le blessé
était un homme de trente ans tout au plus. Atteint
d' un coup de feu à l' épaule, malgré la souffrance,
son visage, encadré entre des cheveux bruns et
une barbe rousse, respirait encore toute l' ardeur
du combat. C' était une de ces figures empreintes
d' une énergie sauvage, qu' on voit paraître à point
nommé dans tous les mouvements populaires.
-inclinez-vous, dit M Levrault en entrant,
saluez avec respect ce héros qui a donné son sang
pour nous délivrer de la tyrannie.
Et s' adressant au blessé :
-mon ami, vous êtes ici chez vous, et les braves
qui vous ont accompagné ne vous quitteront pas.
Mes enfants, cette maison est la vôtre. Tout ce
qui est ici, tout ce que vous voyez, je l' ai gag
à la sueur de mon front. Je suis trop heureux de
partager avec vous ma petite fortune, le fruit
modeste de mon humble travail. Voici mon gendre,
un ouvrier de la pensée, un républicain comme
moi, comme vous.
-dites le marquis De La Rochelandier,
interrompit brusquement Gaston. Hier, je faisais
bon marché de mon titre ; aujourd' hui que ce titre
est proscrit, je le revendique hautement.
M Levrault faisait en vain signe à Gaston de se
taire ; Gaston acheva d' une voix ferme la phrase
qu' il avait commencée, et sortit fièrement en
jetant sur son beau-père un regard de pitié. La
marquise, indignée, suivit son fils. Laure, à
son tour, voulait se retirer ; un geste suppliant
de son père la retint.
-un marquis ! Dit le blessé promenant autour du
salon un regard défiant ; camarades, ne restons
pas ici, portez-moi à l' hôpital.
-mes amis, vous êtes chez Guillaume Levrault,
ancien tisseur de laine à Elbeuf. Connaissez-vous
Jolibois ? C' est mon meilleur ami. Je marchais
avec lui sur la chambre, lorsque je vous ai
rencontrés. Voici ma fille, une fille du peuple,
un coeur d' or. Tout ici vous appartient. Vous vous
êtes battus comme des lions ; nous allons trinquer
ensemble.
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En cet instant, le blessé fut saisi d' une soudaine
défaillance, et ta d' une voix éteinte : -
portez-moi à l' hôpital.
M Levrault tira le cordon de la sonnette, un
valet parut, et rentra bientôt avec un panier de
vin. M Levrault versa une rasade à ses nouveaux
amis, offrit lui-même un verre plein au blessé, et
d' une voix émue : -buvons, mes enfants, à la
grandeur, à l' affermissement de notre jeune
publique. Plus de rois, plus de noblesse, plus
de bourgeoisie ! Buvons au nivellement de toutes
les classes, ne formons plus qu' une seule famille,
une famille d' ouvriers. Chacun pour tous, et tous
pour chacun !
Tous les verres s' entre-choqrent aux cris de :
vive Guillaume Levrault !
-vive le peuple de Paris ! S' écria Guillaume
Levrault en levant son verre.
-mes amis, dit le blessé d' une voix sourde après
avoir lécses moustaches, méfiez-vous, c' est
du vin de bourgeois.
Malgré ce sinistre avertissement, les camarades
remplirent de nouveau leurs verres, les vidèrent
d' un trait, et se regardèrent entre eux d' un air
d' incrédulité. Le blessé s' évanouit. M Levrault
le fit porter dans une chambre bien chaude, le
coucha lui-même dans un lit bassiné, envoya
chercher un médecin pour panser sa blessure, et
mit un corps de bâtiment à la disposition de ses
nouveaux frères, qui ne se firent pas prier pour
s' y installer. Il rentra au salon, et trouva sa
fille le, consternée.
-malheureuse, lui dit-il, tu vois où m' a conduit
ta folle vanité. Je voulais te marier à Jolibois.
Tu as voulu être marquise. Dieu seul sait
maintenant ce que nous allons devenir !
Cela dit, il descendit à pas de loup, courut aux
remises, badigeonna de sa main les armoiries des
voitures, remonta du même pas, prit dans son
buffet les boîtes d' argenterie, courut à la cave,
enfouit son trésor dans une futaille, et sortit
pour acheter quelques douzaines de couverts de la
fabrique de Ruolz et Elkington.
Xv
la prophétie de Jolibois s' était accomplie ; la
publique était proclamée. Les decrets du
gouvernement provisoire tombaient dru comme grêle :
deux grêlons de cette giboulée atteignirent l' hôtel
Levrault, l' abolition des titres et l' abolition
de la pairie.
Ce fut pour Gaston un rude coup. Le jeune marquis
avait cru s' acquitter envers sa femme en la
faisant marquise ; il était maintenant vis-à-vis
d' elle dans la position d' un débiteur insolvable
envers son cancier toujours présent. Sans doute
le décret qui abolissait les titres n' avait à ses
yeux aucune valeur, il savait qu' un trait de plume
ne suffit pas à rayer le passé, il avait bien la
conscience d' être aujourd' hui ce qu' il était
hier ; mais il connaissait la périle vanité de
Laure, il regrettait ce hochet donné en échange
de la richesse et sitôt brisé. Laure, en effet,
n' avait pas pris gaiement la chose. Elle n' avait
épousé Gaston que pour avoir un titre ; elle
avait troqué ses écus contre une couronne de
marquise ; sa couronne brisée, son titre déchiré,
elle avait fait un marché de dupe. Elle eût rougi
de se plaindre ; quel reproche lui adresser ?
Pouvait-elle lui faire un tort des événements
accomplis ? Cependant Gaston devinait trop bien
ce qui se passait en elle.
En lisant le décret qui abolissait la pairie M
Levrault se crut dépouillé. Il s' enferma tout un
jour pour mesurer à loisir la profondeur de l' abîme
venaient s' engloutir ses espérances. Il
contemplait avec tristesse ces armoiries, fruit
de tant de laborieuses méditations, que devait
surmonter une couronne de comte, ce Mirabeau
qui devait lui enseigner l' éloquence, et surtout,
ô douleur ! Ce magnifique habit brodé, qui devait
figurer dans les quadrilles des tuileries. Plus
de titre, plus de cour, plus de chambre haute :
son gendre lui avait fait banqueroute.
La marquise se réveillait chaque matin encore plus
exaspérée que la veille ; elle pestait contre le
monde entier et parlait de partir pour Frohsdorf
ou d' aller soulever la Vendée. Son premier
mouvement avait été de s' enfuir à La
Rochelandier ; mais Gaston l' avait retenue. Il
ne partageait pas les folles terreurs de sa mère,
et pensait que la place d' un homme de coeur était
à Paris, sur la brêche, au milieu du danger.
On peut se faire aisément une idée de l' intimi
de ces quatre personnages réunis sous le me
toit. C' était chaque jour, une nouvelle discussion,
c' est-à-dire une nouvelle querelle. M Levrault
avait fermé sa porte à tous les visiteurs dont le
nom aurait pu le compromettre, il avait repris
possession de son tel, et se vengeait de sa
déconvenue sur la marquise et sur Gaston. Il
vantait, il exaltait devant eux, il célébrait
comme des chefs-d' oeuvres de bon sens et de justice
les décrets qui l' avaient fraplui-même si
cruellement. Il traitait les titres d' oripaux, de
vieux galons bons à mettre au creuset. Le soir,
il se promenait dans son salon en fredonnant
la marseillaise. lui qui naguère avait la
bouche toujours pleine de princes, de ducs et de
marquis, ne connaissait plus qu' un seul titre,
celui de citoyen. Chaque soir, ils se quittaient
après un échange de paroles amères, et pourtant
un sentiment de commune inquiétude les unissait
le lendemain.
Le blessé recueilli par M Levrault, loin de le
rassurer par sa présence, n' était pour lui qu' un
nouveau sujet d' effroi, gardait une attitude
hostile, et n' attendait que le moment de sa
guérison pour quitter l' hôtel. Vainement M
Levrault, qui voulait faire de lui son sauveur,
avait essayé de l' apprivoiser ; Solon
marche-toujours (c' était le nom et le sobriquet
du héros) avait repoussé toutes ses avances. La
marquise et son fils avaient toujours refusé de
rendre visite à Solon. Madame De La
Rochelandier, malgré sa frayeur, n' avait pu se
signer à cet acte de condescendance, et Gaston,
qui, dans toute autre circonstance, n' eût pas
dédaigné de lui serrer la main, aurait rougi de
s' associer, par une telle marche, à la couardise
de son beau-re. Les amis du blessé, que M
Levrault avait reçus comme un surcrt de
garantie, n' étaient eux-mêmes qu' une cause de
trouble et de désordre. Ils mangeaient bien,
buvaient mieux encore, entraient, sortaient à
toute heure, et remplissaient la maison de leurs
cris. Gaston, indigné, avait parlé de les chasser ;
mais M Levrault avait déclaré énergiquement
qu' il n' y consentirait jamais. Un jour, au lever
du soleil, tout l' tel fut réveillé en sursaut
par des coups de fusil : les amis de Solon
venaient de planter dans la cour un arbre de la
liberté, orné de rubans et surmonté d' un drapeau
tricolore dont la hampe était coiffée d' un bonnet
rouge. M Levrault, tout en frissonnant,
descendit pour trinquer avec eux.
De plus en plus épouvanté, il employait ses
journées à rôder sur les places publiques, dans les
rues, dans les carrefours, se mêlant aux groupes,
écoutant d' une oreille avide les orateurs en plein
vent. Il avait oublié les tuileries pour
l' hôtel-de-ville ;
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un invincible aimant le ramenait vers le quartier
général de la révolution. Chaque fois qu' un
membre nouveau du gouvernement se montrait au
balcon pour haranguer la foule, c' était M
Levrault qui donnait le signal des
applaudissements. Au bout de quelques jours, son
enthousiasme bruyant, infatigable, les poignées de
mains qu' il prodiguait aux ouvriers, lui avaient
acquis une sorte de popularité. Dès qu' il
paraissait, il entendait murmurer le nom de
Guillaume Levrault. Ses gros souliers ferrés,
ses bas chinés, son pantalon de velours à côtes,
son gilet de drap rouge, son habit bleu à
boutons de métal, lui donnaient l' aspect d' un
contre-maître endimancet le désignaient à
l' attention. Il ne passait jamais devant un tronc
destiné aux blessés sans y jeter une poignée de
gros sous. Son langage exalté, tout en lui
conciliant les sympathies de son auditoire, lui
causait à lui-même une sourde frayeur. Ses
paroles, répétées à l' envi comme par un écho
complaisant, lui semblaient autant de menaces.
Après avoir déclamé contre les nobles, contre les
mauvais riches, contre l' égoïsme des grands et
l' exploitation de l' homme par l' homme, il rentrait
chez lui le coeur plein d' effroi. Et pourtant
il retournait le lendemain se mêler aux scènes, aux
délibérations de la rue. Peu à peu son ambition,
qu' on devait croire ensevelie sous les ruines de
la monarchie, releva la tête et changea de but.
Plus de royauté, plus de pairie : malheur aux
vaincus ! Pourquoi Guillaume Levrault ne
prendrait-il pas sa part des fruits de la victoire ?
Agité par des rêves confus, il se promenait un
jour sur le boulevard. En passant au coin de la
rue des capucines, il se trouva nez à nez avec le
vicomte Gaspard De Montflanquin, que l' abolition
de la contrainte par corps avait rendu à la
liberté. Le vicomte, radieux, aborda M Levrault
comme un protecteur aborderait son client. Son
visage respirait l' orgueil et le contentement.
-eh bien ! Mon cher Monsieur Levrault, que
devenez-vous ? Que faites-vous ? Ce qui arrive
n' est pas précisément ce que vous attendiez. Si
le comte De Chambord revient en France, vous
pouvez prétendre à tout, grâce à votre gendre ; il
est vrai que less ne sont pas aujourd' hui
pour le comte De Chambord. Est-ce que vous
boudez la république ? Pour moi, je n' ai pas à
m' en plaindre ; elle m' a rendu justice. Je suis
heureux de vous rencontrer pour vous faire mes
adieux. Je pars demain ; je suis nommé
consul-général dans l' Océanie.
-consul-général ! S' écria M Levrault ; quel
titre avez-vous fait valoir pour obtenir ce poste
important ?
-le premier de tous les titres : détenu
politique. Je missais dans les cachots de la
monarchie, quand l' heure de lalivrance a sonné.
La république me devait une éclatante réparation,
et je l' ai obtenue : ma nomination a été signée
hier au soir. Vous pensez bien que je ne compte
pas m' en tenir là. L' Océanie n' est pour moi qu' un
marchepied... mais je vous quitte, mon cher
Monsieur Levrault ; je pars demain, et j' ai tant
d' affaires à régler ! Si votre alliance avec les
La Rochelandier vous attirait quelque méchante
affaire, comme il est permis de le prévoir,
n' oubliez pas que vous trouverez toujours en
Océanie, au consulat-général, un asile assuré.
Cela dit, le vicomte Gaspard De Montflanquin
fit une pirouette et s' éloigna d' un pas rapide.
M Levrault demeura cloué à sa place par
l' étonnement. Consterné, humilié, il reprit à pas
lents le chemin de son hôtel. Comme il passait
devant la rue de grenelle, il fut salué par maître
Jolibois.
-parbleu ! S' écria Jolibois en lui frappant sur
l' épaule, je suis enchanté de vous rencontrer, j' ai
un avis à vous donner. Dites aux La
Rochelandier, s' ils retournent dans leur
pigeonnier de Bretagne, de bien se tenir, de
veiller sur leur conduite, car je suis décidé à ne
rien leur pardonner, moi, étienne Jolibois,
commissaire-général de lapublique dans les
départements de l' ouest. Tous les petits hobereaux
qui voudront réveiller la chouannerie trouveront
à qui parler, j' en réponds.
-commissaire-général de la république ! S' écria
M Levrault avec stupeur ; c' est-à-dire, mon
cher Jolibois, que vous voilà d' emblée quelque
chose comme préfet ?
-moi, préfet ? Allons donc ! Dictateur, mon cher,
ni plus ni moins. Mes pouvoirs sont illimités ;
je ne relève que de ma conscience. à mon arrivée,
toutes les autorités sont suspendues. Les provinces
que la république me confie n' ont d' autres lois
que ma seule volonté. L' armée, la magistrature,
sont à ma disposition. Si votre attitude, si votre
langage me paraissent dangereux, s' il vous
échappe une parole injurieuse pour la démocratie,
d' un trait de plume, d' un signe de tête, je puis
vous envoyer en prison, vous et votre gendre. Je
suis la loi vivante, les tribunaux n' ont rien à
voir dans ce que j' ai une foissolu. Ainsi, je
vous le répète, mon cher Monsieur Levrault,
vous et les vôtres, tenez-vous bien. Vous
connaissez depuis longtemps mes principes
inflexibles ; malgré l' amitié qui nous unit, je
ne trahirai pas mon devoir.
-vos principes sont les miens, Jolibois. Les
dernières fautes de la monarchie ont achevé de
dessiller mes yeux. Que vous êtes heureux de servir
la république ! Quelle gloire pour vous ! Combien
je vous porte envie !
-il vous fallait pour gendre un marquis ; vous
n' avez pas voulu d' un patriote éprouvé. Vous
recueillez ce que vous avez se. Ne vous plaignez
pas ; réjouissez-vous plutôt d' avoir encore la
tête sur les épaules. Le peuple est généreux,
mais il a ses mauvais quarts d' heure ; n' abusez
pas de sa patience. Au reste, mon cher Monsieur
Levrault, vous avez en moi un ami dévoué. Je pars
dans deux jours ; si je puis vous être bon à
quelque chose, venez me voir, voici mon adresse.
Là-dessus, Jolibois prit congé, et M Levrault
regagna son hôtel, le coeur navré, l' esprit en
proie à d' ares réflexions. Les deux gendres
qu' il avait refusés étaient nantis ; le gendre
qu' il avait choisi, loin de pouvoir servir son
ambition, n' était pour lui qu' un obstacle. Le
soir venu, en présence de la marquise, de Gaston
et de Laure, il exhala librement sa mauvaise
humeur.
-eh bien ! Disait-il en se promenant dans son
salon comme un ours mal léché, ce Gaspard De
Montflanquin, que vous traitiez comme un homme de
rien, je l' ai rencontré aujourd' hui ; le voilà en
passe d' arriver à tout. Dans un an peut-être nous
le verrons ambassadeur à Londres ou à Vienne.
Pour sonbut, il est nomconsul-géral de
France en Océanie. Et Jolibois, que vous traitiez
de sans-culotte, Jolibois à qui j' ai fermé ma
porte par une lâche condescendance, Jolibois est
commissaire-général de lapublique dans l' ouest.
C' est un franc patriote ; je le savais bien, et
je l' aimais. Vous m' avez brouillé avec lui, et
maintenant si nous retournons en Bretagne, notre
liberté, notre vie, sont à sa merci. Ses pouvoirs
sont illimités, son autorité absolue. Il dispose
en dictateur de l' armée, de la magistrature : il
est la loi vivante.
-vraiment, répliqua la marquise, si le vicomte
De Montflanquin est nomconsul-général, le
gouvernement nouveau
p48
a fait là un beau choix : qu' il reçoive mes
sincères compliments.
-que le choix soit bon ou mauvais, le citoyen
Montflanquin n' en est pas moins consul-général ;
cela vaut encore mieux que de se croiser les bras.
-vous vous trompez, monsieur, reprit Gaston. Il
vaut mieux se croiser les bras que de se ruer à la
curée des places ; mieux vaut garder sa loyau
en se condamnant à l' inaction que d' acheter, au
prix d' une lâcheté, le droit de jouer un rôle.
D' ailleurs, chacun de nous, dans le temps nous
vivons, n' a-t-il pas son devoir tracé ? Pour
servir la France, il n' est pas besoin de se donner
à la république.
-mon gendre, répliqua vertement M Levrault, la
publique et la France ne sont qu' une seule et
me chose.
-sachez, monsieur, dit la marquise avec hauteur,
que la France de saint Louis n' est pas celle de
Robespierre.
-je respecte vos préjus, madame, répondit M
Levrault d' un ton de pitié généreuse ; mais,
grâce à Dieu, je ne les partage pas.
Voyant la querelle engagée, Gaston, comme à
l' ordinaire, prit le parti de se retirer.
Débarrassés de sa présence, la marquise et M
Levrault donnèrent un libre cours à leurs
criminations. Laure essaya vainement de les
apaiser. La querelle s' envenimait de plus en plus.
Après avoir épuisé l' épigramme, ils allaient en
venir aux invectives, quand une bande armée passa
devant l' tel. La lueur des torches éclairait
la cour. Trente voix entonnaient la
marseillaise. la marquise et M Levrault
pâlirent, se regardèrent avec effroi et se turent :
la peur les avait mis d' accord.
Avant de rentrer dans son appartement, M
Levrault voulut rendre visite à Solon, qu' il
n' avait pas vu de la journée. Il trouva le bles
au coin du feu, les pieds sur les chenets, fumant
sa pipe.
-eh bien ! Mon ami, demanda-t-il d' une voix
affectueuse, comment vous trouvez-vous ce soir ?
Avez-vous bien tout ce qu' il vous faut ?
Commencez-vous à vous acclimater sous le toit de
Guillaume Levrault ?
-dans quelques jours, je l' espère, je serai tout
à fait guéri, répondit Solon d' un ton bourru, et
je quitterai votre maison, qui n' est pas faite
pour moi. Les soins ne m' ont pas manqué ; mais
Solon ne doit pas dormir sous le me toit
qu' un marquis.
-il n' y a plus de marquis, vous le savez bien,
mon ami. Les grands patriotes réunis à
l' hôtel-de-ville ont jeté au feu tous les
parchemins. Et d' ailleurs, à quoi bon vous inquiéter
de mon gendre ? N' êtes-vous pas chez moi, chez
Guillaume Levrault, tisseur de laine, ouvrier
comme vous ?
-pour un ouvrier, vous n' êtes pas mal logé. Il
paraît que vous faisiez de fameuses journées, et
que votre patron vous donnait une fière part dans ses
bénéfices. Est-ce avec votre livret de la caisse
d' épargne que vous avez acheté cet hôtel ? Allez,
ce n' est pas Solon qu' on endort avec de pareils
contes. Je sais bien chez qui je suis. Vous êtes
un bourgeois et votre gendre un aristocrate. Dès
que ma blessure sera fermée, j' irai retrouver mes
frères. Ma place n' est pas ici. Je hais la
richesse, mais je ne suis pas ingrat ; pour vous
prouver ma reconnaissance, j' oublierai le chemin
de votre hôtel. Mes camarades ne restent chez
vous que pour me tenir compagnie ; nous partirons
tous ensemble.
-partir, mon ami ! Et pourquoi ? Que vous
manque-t-il ? N' êtes-vous pas chez vous ?
N' êtes-vous pas ici chez un fre ?
-croyez-vous donc que je sois sourd et aveugle ?
Croyez-vous que je ne voie pas ce qui se passe
autour de moi, et que je n' entende pas ce qui se
dit ? Est-ce que votre fille, votre gendre et sa
re me prennent pour un frère ? Ils attendent
mon départ avec impatience, j' en suis sûr. Ils
n' auront pas autant de plaisir à me voir partir
que moi à les quitter.
M Levrault redoublait en pure perte ses
protestations de dévouement, Solon ne répondait
que par un sourd grognement, et lui envoyait en
plein visage des bouffées de fumée. Dans la crainte
de passer pour un aristocrate, M Levrault
avait d' abord fait bonne contenance ; mais bientôt,
envelopd' un nuage, saisi d' une toux convulsive,
il fut obligé de battre en retraite.
Une fois seul, il repassa dans sa mémoire toutes
les impressions de la journée. Solon, qui devait
le protéger, le sauver, l' effrayait de plus en plus
par l' amertume de son langage. Un rêve affreux
vint mettre le comble aux angoisses de M
Levrault. Une bande furieuse envahissait l' hôtel,
la torche à la main, et Solon, au lieu de
repousser les assaillants, les guidait lui-même
à travers les appartements, les animait au
pillage, prenait sa part du butin, et mettait le
feu aux quatre coins de la maison.
Laure et la marquise, échevelées, franchissaient
les escaliers en flamme ; Gaston les précédait,
arjusqu' aux dents. Tout à coup l' arbre de la
liberté planté au milieu de la cour se transformait
en un gibet de proportions gigantesques ; le
drapeau qui le couronnait se détachait et laissait
voir Solon ard' une corde. Déjà la marquise,
Laure et Gaston étaient lancés dans l' éternité,
et les pillards dansaient autour de la potence
comme une ronde de cannibales. Le tour de M
Levrault était venu. Solon lui passait au cou
le noeud coulant. à ce moment suprême, M Levrault
se réveilla en sursaut, baigné d' une sueur glacée.
Il porta la main à son cou, et rendit grâce à
Dieu de se trouver sain et sauf dans son lit.
Pourtant sa frayeur n' était pas encore calmée. Il
se leva, prit une bougie, parcourut l' tel,
ouvrit une fenêtre sur la cour, prêta l' oreille, et
ne regagna sa chambre qu' après s' être assuré que
tout était tranquille. Que voulait dire ce rêve ?
N' était-ce pas un avertissement céleste ? M
Levrault n' essaya pas de se rendormir ; il se
mit à réfléchir sur sa destinée. Que faire pour
sauver sa fortune, pour sauver sa vie ? La
rencontre de Montflanquin et de Jolibois avait
déjà surexcité son ambition ; la peur lui montra
dans l' ambition son unique moyen de salut. Il n' y
avait pas deux partis à prendre : il fallait
absolument servir la république à la face du
soleil. Il se rappela les offres de service que lui
avait faites Jolibois, et résolut d' aller le
trouver au point du jour.
Le jour se levait à peine que déjà M Levrault
était sur pied. En entrant chez Jolibois, il
trouva l' antichambre et le salon peuplés de
solliciteurs. Un valet vint lui demander son
nom ; après une heure d' attente, il fut enfin
admis dans le cabinet de maître Jolibois.
-mon cher Monsieur Levrault, lui dit le
commissaire-général, mes moments sont comptés.
Allons au fait ; dites-moi en deux mots ce que
vous désirez.
-j' ai songé toute la nuit à notre conversation
d' hier. Je suis décidé à servir la république, et
je viens vous prier de parler pour moi. Je n' ai
rien demandé sous le gouvernement déchu ; j' étais
loin d' approuver sans réserve sa politique. Si
p49
vous n' êtes pas mon gendre, c' est que ma fille ne
l' a pas voulu. J' aurais été heureux et fier de vous
nommer mon fils. Je retrouvais en vous mon cher
Timoléon. Votre foi politique est la mienne ; la
publique a toutes mes sympathies, elle répond
à toutes mes espérances. Mon bonheur sera de lui
dévouer ma fortune et ma vie.
-vous avez là, mon cher Monsieur Levrault,
d' excellents sentiments ; mais quels sont vos titres
pour entrer au service de la république ? Voyons :
avez-vous été en prison ? Avez-vous conspiré ?
étiez-vous lié d' amitié avec les sergents de La
Rochelle ? Avez-vous combattu au cloître
saint-Merry ? Avez-vous jusur un poignard la
mort de tous les rois ?
M Levrault demeura abasourdi sous cette
avalanche de questions.
-vous comprenez, poursuivit maître Jolibois, qui
jouissait de son embarras, que la république,
avant de vous confier le soin de ses intérêts, doit
exiger de vous des garanties. Avez-vous souffert
pour notre sainte cause ?
-hélas ! Répondit M Levrault d' un ton consterné,
je n' ai jamais souffert ni combattu pour la
publique, mais je suis résolu à la servir.
-je sais quelle a été votre conduite depuis la
chute du tyran. Vous avez recueilli chez vous un
blessé, vous l' avez soigné ; c' est bien, mais ce
n' est pas assez. Je n' ai pas vu votre nom sur la
liste des dons patriotiques. Est-ce que par hasard
vous n' auriez pas souscrit pour les blessés de
février ?
-pas encore, balbutia M Levrault avec confusion.
-si vous voulez, mon cher Monsieur Levrault,
que je parle pour vous, il faut absolument que
votre nom figure demain dans le moniteur,
qu' il figure au premier rang sur la liste des dons
patriotiques et dans la souscription pour les
blessés de février. Vous avez beaucoup à vous
faire pardonner, ne l' oubliez pas. Vous habitez le
faubourg saint-Germain, vous êtes allié aux La
Rochelandier, vous vous êtes enrichi de la sueur
de vos commis. Vous sentez qu' il est temps de
rendre au peuple une part de ce que vous lui avez
pris.
-je n' ai rien pris au peuple, répondit M
Levrault ; mais, pour le soulager, je ne reculerai
devant aucun sacrifice.
-écoutez, continua maître Jolibois avec un accent
paternel ; M De Rothschild a souscrit pour dix
mille francs : c' est un étranger, et il n' était
que baron.
-mais, moi, je ne suis rien, reprit M Levrault
avec orgueil ; j' ai toujours méprisé les titres.
-et votre gendre, n' était-il pas marquis ? Je
vous le répète, mon cher Monsieur Levrault, vous
avez beaucoup à vous faire pardonner. Portez à
l' élysée votre vaisselle plate, souscrivez
généreusement pour les martyrs de la liberté, et
venez me voir demain ; vous pouvez compter sur
moi. Le gouvernement provisoire n' a rien à me
refuser. J' obtiendrai pour vous, votre choix, un
poste administratif ou diplomatique.
Le visage de M Levrault s' épanouit.
-mon choix est fait d' avance, mon cher Jolibois.
De tout temps je me suis senti né pour la
diplomatie.
-eh bien ! Répondit Jolibois, vous serez servi à
souhait.
Le même jour, M Levrault portait à l' élysée sa
vaisselle plate et donnait vingt mille francs à la
caisse des bless de février ; le lendemain, cette
double offrande était inscrite au moniteur.
xvi
M Levrault allait donc enfin jouer un rôle ; la
carrière politique s' ouvrait enfin devant lui. Ce
n' était pas sans raison qu' il avait préféré la
diplomatie à l' administration. Sans avoir une idée
bien nette du droit des gens, il savait cependant
que partout la personne d' un agent diplomatique
est sace ; et puis il esrait retrouver dans
les cours étrangères l' occasion de porter son
habit brodé. à l' heure indiquée, il se présentait
chez maître Jolibois.
-recevez mes compliments, dit maître Jolibois en
lui tendant la main. J' ai lu ce matin votre nom
dans le moniteur ; vous vous êtes conduit en
grand citoyen, en vrai patriote. La république
ne sera pas ingrate, et saura vous récompenser
dignement. J' ai vu hier soir le chef du cabinet
des affaires étrangères ; il nous attend. Venez,
ne perdons pas un instant. Le poste qu' il vous
destine vous fera bien des envieux. Battons le fer
tandis qu' il est chaud.
M Levrault ne se posdait pas de joie et se
confondait en remercîments. Une heure après, maître
Jolibois introduisait son client à l' tel des
capucines. Le coeur de M Levrault battait à
coups redoublés. à la vue de Jolibois, l' huissier
de service ouvrit la porte d' un cabinet. Un homme
de trente ans au plus, à l' oeil fin, à la bouche
railleuse, était assis devant un bureau chargé de
papiers et de cartons.
-mon cher ami, dit Jolibois, je vous amène le
candidat dont je vous ai parlé hier soir.
-soyez le bienvenu, monsieur, reprit
l' interlocuteur de Jolibois en se tournant vers
M Levrault ; soyez le bienvenu, et causons.
M Levrault, dont la vue se troublait, dont les
jambes flageolaient, tomba plutôt qu' il ne s' assit
dans un fauteuil.
-étienne m' a fait part de vos intentions. Depuis
longtemps votre nom m' est connu ; vous n' êtes
pas pour moi un homme nouveau. L' oubli où vous
avez langui jusqu' ici n' est pas une des moindres
fautes du gouvernement déchu. Si la famille
d' Orléans eût placé sa confiance en des hommes
tels que vous, elle ne serait pas aujourd' hui à
Claremont.
M Levrault s' inclina et ne trouva pas un mot à
pondre.
-il est vraiment incroyable que la monarchie n' ait
jamais fait un appel à vos talents. Le ministre
m' a parlé de vous hier dans les termes les plus
flatteurs.
-je ne me plains pas de la monarchie, dit M
Levrault, dont la langue seliait enfin. Elle
ne m' a rien offert ; mais je n' aurais rien accepté
d' elle. Inébranlable dans mes principes, file
à mes convictions, j' ai attendu patiemment l' heure
de la réparation.
-je vous l' avais bien dit, s' écria Jolibois, le
citoyen Guillaume Levrault est un publicain
éprouvé. Ce qu' il pense, ce qu' il veut aujourd' hui,
il l' a toujours pensé, toujours voulu. Ce n' est
pas une girouette qui tourne à tous les vents.
-grâce à Dieu, la république n' est pas aveugle
comme la monarchie, reprit le prétendu chef du
cabinet. Citoyen Levrault, elle sait ce que vous
valez et va vous donner aujourd' hui une preuve
éclatante de confiance. Le corps diplomatique a
besoin d' être renouvelé avec discernement. Chaque
mission veut un homme spécial, et celle que la
publique vous destine semble faite exprès pour
vous. J' avais d' abord
p50
songé à vous accréditer comme représentant du
commerce français auprès des villes anséatiques ;
mais le ministre, au premier mot que je lui en
ai dit, a repoussé bien loin cette proposition.
Une mission commerciale au citoyen Levrault !
S' est-il écrié, y pensez-vous ? Ce qu' il lui faut,
c' est une ambassade.
-vraiment, dit M Levrault, le ministre a daigné
vous parler de moi en de pareils termes ?
-je vous rapporte fidèlement ses propres paroles.
Oui, a-t-il continué, c' est une ambassade qu' il
lui faut ; mais quelle ambassade lui
donnerons-nous ? J' ai dispohier de Londres
et de Vienne. Saint-Pétersbourg et Berlin sont
à moitié promis. Madrid a trop peu d' importance ;
croyez-vous qu' il accepte l' ambassade de
Constantinople ? J' hésitais à répondre, n' osant
m' engager pour vous, quand le ministre a tranc
la difficulté. J' ai son affaire, m' a-t-il dit en
se frappant le front. Pour un esprit hors ligne
comme le sien, je crée une mission exceptionnelle,
une mission sans précédents. La France a
reconquis les dépouilles de Napoléon ; elle doit
à son honneur et à sa dignité de reconqrir les
dépouilles de Charlemagne.
-les dépouilles de Charlemagne ! Interrompit
M Levrault ébahi.
-la France de février, m' a dit le ministre dont
l' oeil s' enflammait, ne renie pas le passé, ne
s' effraie pas du souvenir des rois, et tient
Charlemagne pour un galant homme. La Prusse,
que nous avons tant de fois vaincue, garde encore
à Aix-La-Chapelle la tête de Charlemagne,
enchâssée dans l' or, comme une sainte relique, par
Frédéric Barberousse. La France ne peut voir
à ses portes un pareil trésor sans étendre la
main pour le ressaisir. Un patriote éprouvé peut
seul parler en son nom, revendiquer ses droits,
et j' ai jeté les yeux sur le citoyen Guillaume
Levrault.
-ainsi, demanda M Levrault, je rapporterai en
France la tête de Charlemagne ?
-oui, citoyen, j' ai cru pouvoir répondre de votre
acceptation ; me suis-je trompé ?
-j' accepte avec reconnaissance, reprit M
Levrault en balbutiant.
-je dois maintenant vous expliquer toute la
gravité des fonctions qui vous sont confiées. Le
ministre vous charge d' une tâche difficile, mais,
si vous l' accomplissez dignement, et, pour ma
part, je n' en doute pas, votre nom est assuré de
passer à la postérité la plus reculée. Les
ambassades de Londres, de Vienne et de
Saint-Pétersbourg ne peuvent, sous aucun rapport,
se comparer à la mission que vous acceptez. Ce
n' est pas ici une affaire ordinaire, ne vous y
trompez pas. Réussissez, et la France reprend en
Europe le rang qui lui appartient. Parlez
fièrement le langage du droit, de la vérité,
forcez la Prusse à nous rendre la tête de
Charlemagne, dans trois mois nous aurons reconquis
nos frontières du Rhin, et la France
reconnaissante vous saluera comme un lirateur,
car vous aurezchiré les traités de 1815.
Ressaisir la tête de Charlemagne et la déposer
sous le dôme des invalides à té de Napoléon,
c' est dire à l' Europe que nous n' acceptons pas
le partage qui s' est fait au congrès de Vienne,
et, si nous consentons à ne pas réclamer toutes
nos conquêtes, l' Europe devra nous savoir gré de
notre modération.
-ainsi, reprit M Levrault en ouvrant de grands
yeux, je déchirerai les traités de 1815 ! Mais si
la Prusse me refuse la tête de Charlemagne ?
-elle ne l' osera pas ; vous parlerez au nom de la
France. Le cabinet de Berlin verra derrière vous
cent mille baïonnettes, et votre voix sera
écoutée. Votre mission est d' autant plus glorieuse,
qu' elle n' est pas sans danger ; peut-être
aurez-vous le sort des envoyés fraais à
Rastadt.
-quel sort ? Demanda M Levrault.
-si l' on osait porter la main sur vous, attenter
à votre vie, soyez tranquille, la France vous
vengerait.
-quel a donc été le sort des envoyés français à
Rastadt ?
-ils ont été lâchement assassinés.
-assassinés ! S' écria M Levrault.
-reculeriez-vous devant le danger ?
-jamais ! S' écria M Levrault tremblant de tous
ses membres.
-je réponds de lui, ajouta Jolibois. S' il a pâli
en vous écoutant, c' est d' indignation, non de
crainte. Ce tragique souvenir ne saurait l' ébranler.
-quand partirai-je ? Reprit M Levrault d' une
voix se trahissait toute sa terreur.
-quand vous lirez votre nomination dans le
moniteur, venez chercher vos lettres de créance,
et vous partirez sur-le-champ. Je vous recommande la
discrétion la plus absolue. Ne parlez à personne
de votre mission. Il faut que votre départ pour
Berlin prenne aupourvu toutes les chancelleries
d' Europe.
-eh bien ! Dit Jolibois à M Levrault en
arrivant sur le boulevard, vous avez maintenant
le pied dans l' étrier ; c' est à vous d' aller en
avant. Quelle magnifique carrière s' ouvre devant
vous ! Si vous échappez au sort des envoyés
français à Rastadt, peut-être à votre retour vous
confiera-t-on le portefeuille des affaires
étrangères.
M Levrault nepondait pas. Jolibois continua :
-vous pouvez facilement mettre votre vie en
reté. Munissez-vous d' une bonne cotte de mailles
à l' épreuve de la balle et du poignard, cachez-la
sous votre costume diplomatique, et vous fierez
hardiment tous les complots.
-j' avoue, dit enfin M Levrault avec mélancolie,
que j' aurais mieux aimé représenter le commerce
français auprès des villes anséatiques.
-parlez-vous sérieusement ? Demanda Jolibois
d' un ton sévère. La publique, en mère généreuse,
vous offre l' occasion de la servir au péril de
vos jours, et vous hésitez ! Me serais-je trompé
sur votre compte ? N' êtes-vous pas un coeur
intrépide, une âmepublicaine ? Me suis-je trop
avancé en parlant de vous ? J' ai répondu de
Guillaume Levrault comme de moi-même. Aurai-je
donc à rougir de mon amitié pour vous ?
Regrettez-vous la parole que vous avez donnée ? Il
est temps encore de la retirer ; mais, songez-y
bien, si vous ne partez pas, je ne réponds plus
ni de votre fortune ni de votre vie.
-je partirai, pliqua M Levrault, vous n' aurez
pas à rougir de moi. Seulement, je croyais, je
m' étais laissé dire que partout la personne d' un
agent diplomatique est sacrée ; j' ignorais le
sort des envoyés français à Rastadt.
-mon bon ami, reprit Jolibois, la diplomatie
publicaine n' est pas, comme la diplomatie
monarchique, une vie de plaisirs, de causeries,
d' oisiveté ; c' est une lutte aussi active, aussi
périlleuse que la vie militaire ; ne le saviez-vous
pas ?
-je partirai, pondit M Levrault avec la
signation d' une victime qui marche au supplice.
-à propos, reprit Jolibois, avez-vous songé à
votre costume ? Le temps presse ; demain peut-être
votre nomination
p51
paraîtra au moniteur. vous connaissez le
costume des agents diplomatiques de la France
régénérée ?
-mon dieu ! Non.
-pantalon collant, bottes à revers, gilet blanc
à la Robespierre, habit bleu à basques flottantes,
et, sur la poitrine, le triple symbole de la
publique, le bonnet phrygien, le niveau, deux
mains qui s' étreignent : liberté, égalité,
fraternité. Quant à la cotte de mailles, venez
avec moi ; vous aurez pour cent écus celle que
portait François Ier à la bataille de Pavie.
Une demi-heure après, ils entraient dans un
magasin du quai malaquais. M Levrault donnait
cent écus sans marchander, et emportait sous son
bras une cotte de mailles milanaise.
-avec cette chemise, dit Jolibois quand ils
eurent fait quelques pas sur le quai, vous pouvez
dormir sur les deux oreilles ; à moins que les
sicaires de la tyrannie ne vous frappent à la
tête, vous n' avez rien à redouter.
En achevant ces mots, il serra la main de son
compagnon et le laissa plus mort que vif, avec sa
cotte de mailles sous le bras. Est-il besoin
d' ajouter que la mission donnée à M Levrault
n' était qu' un joyeux tour de basoche ? Plût à Dieu
que cette mystification eût été la seule
bouffonnerie de ce temps-là !
Xvii
l' ambition de M Levrault était satisfaite, il
allait représenter la France dans une occasion
solennelle ; mais sa terreur était au comble. Avant
d' avoir goûté à la coupe des grandeurs, il
regrettait déson obscurité, son arrière-boutique
de la rue des bourdonnais. Sans avoir lu les vers
de Lucrèce sur le nautonier qui, assis au rivage,
contemple d' un oeil tranquille le navire battu
par la tempête, il comprenait déjà tout le prix
du repos, toute la perfidie des esrances
humaines. Abonné au moniteur, il l' ouvrait tous
les matins d' une main tremblante, et ne respirait
à l' aise qu' après avoir interrogé d' un oeil
éperdu la partie officielle. Toutes les nuits, dans
ses rêves, il voyait la tête de Charlemagne, et,
chaque fois qu' il voulait la saisir, elle se
dérobait en ricanant. Une seule chose le consolait
au milieu de ses angoisses ; la cotte de mailles
de François Ier lui allait comme un gant. Il se
trouvait si à l' aise, il se plaisait tellement dans
cette armure royale, qu' il la portait en guise de
vareuse dans son cabinet. Consolation impuissante.
La politique étranre absorbait toute son
attention. L' Europe était en feu, Berlin s' agitait.
Quel moment pour aller redemander la tête de
Charlemagne ! Il ne pouvait penser à sa mission
sans se comparer modestement à Daniel dans la
fosse aux lions. Et pourtant sa terreur devait
s' accroître encore. Un jour qu' il avait parcouru
en tous sens le faubourg saint-Antoine et le
faubourg saint-Martin, il rentra chez lui dans
un état que je renonce àcrire. Il avait vu et
compté quelques centaines de drapeaux noirs placés
sur les maisons des propriétairescalcitrants
qui s' obstinaient à toucher leurs loyers. Il
avait entendu des cris sinistres : mort aux riches !
Mort aux aristocrates ! Mort aux bourgeois ! Les
groupes auxquels il s' était mêlé l' avaient épié
d' un oeil défiant. Enfin, en regagnant sontel,
il avait recueilli sur sa route des bruits encore
plus formidables : on annonçait pour la nuit me
le pillage du faubourg saint-Germain.
Comme il rentrait à l' hôtel, il apprit que tous
les amis de Solon venaient de sortir. Gaston
était absent. M Levrault trouva la marquise et
Laure seules au salon ; il raconta ce qu' il avait
vu, ce qu' il avait entendu.
-un seul mot peut nous sauver, dit-il en
terminant : Solon, que vous n' avez jamais consenti
à recevoir, Solon, qui ne s' est jamais assis à
notre table. Tous ses amis sont partis ; Dieu
seul sait s' ils reviendront, et avec qui ! Solon
seul peut nous protéger, nous défendre, nous sauver.
Si les pillards viennent ici, il faut qu' ils le
trouvent assis au milieu de nous, comme notre ami,
comme notre frère. Je vais le chercher, je vous
l' amène, et j' esre que vous lui ferez bon
visage.
-qu' il vienne donc ! Dit la marquise en joignant
les mains.
Quelques instants après, M Levrault rentrait
donnant le bras au vainqueur de février. Solon,
qui jusque-là n' avait reçu que les visites de
M Levrault, s' était laissé entraîner sans trop
de résistance ; son orgueil était flatté d' une
invitation en règle à laquelle il ne s' attendait
pas. La marquise, en voyant sa blouse et sa barbe,
ne put retenir un mouvement de dégoût ; d' un
regard M Levrault la contint. Solon s' établit
dans une bergère, et la conversation s' engagea.
Malgré la singularité de son allure et de ses
principes, c' était un assez bon diable. La verve
originale qu' il mettait dans la défense de ses
opinions faisait de lui plutôt un sujet de
curiosité que de colère. Laure et la marquise
l' écoutaient avec résignation ; M Levrault
applaudissait à toutes ses saillies, à toutes ses
boutades. Pour entrer plus avant dans les bonnes
grâces de son hôte, il témoigna le désir de
connaître son histoire.
-racontez-nous, je vous en prie, mon cher
camarade, comment vous êtes arrivé àcouvrir les
principes sublimes que vous professez aujourd' hui.
Jusqu' ici, je l' avoue, je n' avais jamais rien
entendu de pareil. Vous m' avez révélé un monde
nouveau ; qui donc vous l' a révélé à vous-même ?
-ma science est l' histoire de ma vie, répliqua
Solon en caressant sa barbe avec orgueil.
-eh bien ! Contez-nous votre histoire.
La marquise étouffa un soupir en songeant au cit
dont elle était menacée.
-vous voyez en moi, dit Solon, une victime de
notre civilisation dépravée. Je n' ai pas connu mes
parents. à l' âge de trois ans, je fus recueilli
par un petit bourgeois, marié depuis vingt ans et
désespéré de n' avoir pas d' enfants. Sa joie fut si
grande en me voyant installé chez lui, qu' il ne
fit aucune démarche pour découvrir le nom et la
demeure de ma famille. Rien ne me manquait : bien
nourri, bien vêtu, bien couché, logé chaudement, je
n' avais rien à désirer. Mon âme, naturellement
généreuse, s' abandonnait à la reconnaissance ; mais
je ne tardai pas à comprendre le but égoïste de mes
prétendus bienfaiteurs. Je venais d' avoir neuf ans.
Mon père adoptif me fit un long sermon pour me
démontrer les avantages du travail, et m' envoya
le jour même à l' école. C' est à l' école que je
compris pour la première fois les deux grands vices
de notre société, l' injustice et l' inégalité. à
l' heure du jeuner, je tirai de mon panier une
tartine de beurre ; l' enfant assis près de moi
mordait dans une tartine de confitures. Je n' avais
que neuf ans, pourtant cette tartine de
confitures m' illumina d' une clarté subite, et fut pour
moi la première révélation de la vérité sociale.
-à neuf ans ! S' écria M Levrault.
p52
-le lendemain, poursuivit Solon, à l' heure de la
création, trois enfants étaient agenouillés au
milieu de la cour, avec des oreilles d' âne ; j' étais
un des trois. Savez-vous pourquoi on nous
punissait ? Parce que nous n' avions voulu rien
faire. Ainsi, la tartine de confitures m' avait
vélé l' inégalité ; les oreilles d' âne me
vélèrent l' injustice. L' école est l' image fidèle
de la socté. Dans ma vie si féconde en épreuves,
j' ai retrouvé à chaque pas ce que l' école m' avait
appris. Alléché par le fol espoir d' une prochaine
indépendance, je m' étais résigné à écouter les
leçons qu' on me donnait ; j' expiai cruellement
mon imprudence. à peine savais-je lire, écrire et
compter, que monre adoptif me fit un second
sermon et me parla de la nécessité de prendre un
état. Placé en apprentissage chez un bijoutier, je
découvris, dès les premiers jours, une des plaies
les plus hideuses de notre mirable société,
l' exploitation de l' homme par l' homme. Là, comme
à l' école, le travail, c' est-à-dire la stupide
servitude de l' homme duit à la condition de
machine, était récompensé par un salaire
corrupteur ; l' oisiveté, c' est-à-dire l' exercice
constant du libre arbitre, était flétrie du nom
de paresse, et condamnait à la pauvreté l' ouvrier
passionné pour la réflexion. Chaque matin, un
maître, sans respect pour la dignité humaine, nous
distribuait notre tâche, nous attelait au travail
comme les boeufs à la charrue. Je compris bientôt
que l' atelier dégrade en nous les plus hautes
facultés. Comme je méditais sur le problème du
travail et du loisir, ou, pour parler en termes
plus vrais, de la servitude et de la liberté, un
grand événement me montra ma véritable mission.
En faisant le coup de feu sur les barricades de
juillet, je me sentis appelé à guider, à
régénérer l' humanité. J' avais quinze ans à peine,
mais on vieillit vite à l' école de l' oppression.
Nous venions de mettre en fuite les satellites
étrangers soldés par la tyrannie ; j' entrai le
premier au louvre.
La marquise indignée voulait se lever et quitter
la place ; le chant des girondins qui
retentissait au dehors la cloua sur son fauteuil.
Solon continua :
-en parcourant les salles dorées de ce palais qui
a vu tant d' ignobles intrigues, je sentis redoubler
en moi ma haine contre la richesse, mon amour
pour l' égalité ; je sentis que j' étais choisi par
la providence pour ruiner sans retour, pour
renverser à jamais l' aristocratie et la
bourgeoisie, aussi bien que la royauté. File à
cette conviction, depuis dix-huit ans j' ai pris
part à tous les coups de main, à toutes les
insurrections. Mon père adoptif, qui ne comprenait
pas la sublimité de ma mission, s' oublia jusqu' à
m' adresser quelques remontrances ; je lui tournai
le dos. Au lieu de flétrir mon intelligence dans
un travail servile et mercenaire, comme tant
d' autres de mes frères dont les yeux ne sont pas
encore éclairés par la vérité sociale, j' ai grandi
dans cette vie inpendante, que les bourgeois
idiots appellent fainéantise, et que j' appelle
apostolat. Tandis que mes frères, plongés dans les
ténèbres de l' ignorance, gagnaient, à la sueur de
leur front, le pain de chaque jour, nourrissaient
leurs femmes, leurs enfants, et follement
préoccupés de l' avenir qui n' appartient qu' à Dieu,
se condamnaient à l' épargne, moi, je m' asseyais à
leur table, et je payais largement mon écot en
leur distribuant le pain de la rité. Affilié
aux sociétés secrètes, aux ventes de la
charbonnerie, j' ai miné la monarchie et prépa
le grand jour de février.
-enfin, dit M Levrault en se frottant les mains,
vous voilà content, vous avez conquis la
publique ; l' heure du repos a son pour vous.
-que parlez-vous de repos ? Il n' y a pas de repos
pour moi. Ce n' est pas sans raison que mes frères
m' ont surnom Marche-Toujours. la
volution de février n' est qu' une étape dans la
marche de l' humanité. Les peureux et les aveugles
veulent déjà faire halte ; je vais me remettre en
marche comme un pionnier infatigable et tailler
sans pitié les broussailles qui nous arrêtent.
-la république n' est donc pas votre dernier mot ?
Interrompit M Levrault.
-le dernier mot ne sera trouvé que par le dernier
homme. La publique est fone, il faut la
renverser. Je suis, je me proclame hautement
l' ennemi de tout ce qui est, car je pressens ce
qui sera.
-et que pressentez-vous ? Demanda M Levrault
pâlissant.
-je pressens un avenir magnifique ! S' écria Solon
se levant avec enthousiasme.
-quel avenir ?
-vous me demandez la vérité sociale ; êtes-vous
préparé, je ne dis pas à la comprendre, mais à
l' entendre seulement ? La pleine intelligence de la
rité sociale, poursuivit Solon avec gravité,
n' appartient qu' aux hommes nourris de la moelle
des lions et des ours ; mais je manquerais à mon
apostolat en refusant de vous éclairer. Vous
voulez la lumière, ouvrez donc les yeux, dût la
lumière vous éblouir. Oui, je pressens un avenir
magnifique ; mais combien sera laborieuse la
conquête du monde nouveau ! Que de sang, que de
ruines, avant de toucher la terre promise ! Toute
l' histoire du passé n' est qu' un jeu d' enfants,
comparée aux batailles que l' humanité devra livrer
pour se saisir de cette nouvelle toison d' or,
défendue par deux dragons jaloux, l' aristocratie
et la bourgeoisie.
-du sang et des ruines ! S' écria M Levrault
éperdu. Que reste-t-il debout ? Tout n' est-il
pas renversé, aristocratie et bourgeoisie ? Ne
sommes-nous pas tous frères ?
-je vois encore debout bien des sottises
déifiées, adorées par la foule ignorante. Tant
qu' elles ne seront pas détrônées, livrées aux
flammes, jetées au vent comme une poussière
inutile, on ne doit pas songer augne de la
rité sociale. Il faut en finir avec les préjugés
qui emmaillottent l' humanité : la propriété,
l' héritage, la famille, ont fait leur temps.
-la propriété, l' héritage, la famille ! Vous
voulez donc la ruine universelle ?
-vous l' avez dit, citoyen, pliqua Solon avec
autorité, je veux la ruine universelle. Qu' est-ce
que la propriété ? Une insulte à l' indigence.
Qu' est-ce que l'ritage ? Une insulte à la
justice. Qu' est-ce que la famille ? Une insulte
aux enfants trous.
-j' aurais cru pourtant, dit M Levrault d' une
voix timide, que la famille avait du bon ?
-la famille, reprit Solon, c' est l' égoïsme
organisé, c' est une ligue contre larité. Moi
qui vous parle, que saurais-je à cette heure, si
la providence, qui avait ses vues sur moi, ne
m' eût séparé de mes parents ? Je croupirais dans
l' ignorance, je serais parmi les oppresseurs. Je
posséderais la richesse peut-être, mais je ne
posséderais pas la vérité sociale, car, je
n' en puis douter, je suis né dans la bourgeoisie.
-intéressant jeune homme, ajouta M Levrault,
par quel accident, par quelle catastrophe
avez-vous été séparé de votre famille ?
-rien de plus simple. Le soir d' un jour de fête,
mon père, bourgeois stupide, m' avait mené sur la
place de la concorde,
p53
et m' avait pris dans ses bras pour me montrer le
feu d' artifice...
-grand dieu ! S' écria M Levrault, que dites-vous ?
Un feu d' artifice... quel trait de lumière !
Achevez, mon ami. C' était sur la place de la
concorde... votre père vous avait pris dans ses
bras...
-on venait de tirer le bouquet ; toute la place
était rentrée dans l' obscurité. La foule, en
s' écoulant comme un flot furieux, m' enleva des
bras de mon père, et je fus recueilli au coin de
la rue saint-Florentin par l' homme qui plus
tard a voulu m' exploiter.
-sainte providence, que tes voies sont
impénétrables ! S' écria M Levrault en levant les
bras au ciel. Parlez, mon ami ; n' aviez-vous rien
sur vous qui pût mettre sur la trace de vos
parents ?
-hélas ! J' étais vêtu comme le fils d' un
privilégié ; ma chemise était garnie de dentelles.
-marquée d' un t et d' un l ? Demanda M Levrault
d' une voix ardente.
-préciment, répondit Solon d' un air étonné.
-et n' avez-vous pas un signe sur la poitrine ?
-une tache écarlate, emblème du sang que je
devais répandre pour l' affranchissement de
l' humanité, repartit Solon entr' ouvrant sa blouse.
-Timoléon ! ... s' écria M Levrault ; Timoléon,
viens dans mes bras ! Viens, mon fils, tu as
retrouvé ton père !
Et il pressait Timoléon contre son coeur, il
mouillait de ses larmes la barbe de son fils, qui
se débattait vainement sous les étreintes
paternelles. La marquise contemplait avec stupeur
cette scène imprévue ; Laure elle-même, qui
n' avait jamais connu son frère et ne s' était
jamais préoccupée de lui, paraissait médiocrement
flattée de le retrouver sous les traits de Solon
Marche-Toujours.
-mais, s' écria la marquise étouffant de colère,
vous me disiez que vous aviez perdu votre fils ?
-et je vous disais la vérité. Je l' avais perdu,
je le retrouve.
-vous m' avez trompée, reprit la marquise.
-rappelez-vous mes paroles : je ne vous ai jamais
dit qu' il fût mort. J' ignorais depuis vingt-sept
ans ce qu' il était devenu. La providence me le
rend ; vous étonnez-vous que je m' en réjouisse ?
-vous m' avez indignement jouée ! Ajouta la
marquise ne se possédant plus.
-de quoi vous plaignez-vous, madame ?
Craignez-vous que Timoléon ne fasse tort à votre
fils ? Craignez-vous qu' il réclame sa part
d' héritage ? Oubliez-vous ses principes généreux,
ses doctrines fraternelles ? Il ne veut rien, il
ne demande rien, que le règne de la justice et
de la vérité.
-halte-là ! S' écria Timoléon, revenu de son
étonnement ; n' embrouillons pas les affaires. Oui,
je veux le règne de la justice et de la vérité ;
mais ce n' est pas nous qui le verrons, ni les
enfants de nos enfants. Le monde nouveau dont je
vous ai parlé est encore loin de nous. En
attendant que l' humanité mette le pied sur cette
nouvelle terre de Chanaan, soumettons-nous aux
vieilles routines de la civilisation.
La marquise sortit comme un tourbillon, en jetant
sur M Levrault un regard indigné ; Laure la
suivit en silence.
Res seul avec son père, Timoléon se sentit plus
à l' aise, car, malgré tout son aplomb, l' attitude
de la marquise l' embarrassait. Il coupa court aux
épanchements de M Levrault, et, après l' avoir
interrogé sur l' état de sa fortune avec une
insistance, avec une âpreté digne d' un procureur,
il reprit d' une voix solennelle :
-qui m' eût dit que je retrouverais un jour ma
soeur mariée à un marquis ? Quand mes amis sauront
que je suis votre fils, quand ils m' interrogeront
sur cet étrange mariage, que leur répondrai-je ?
-ah ! Mon fils, répliqua M Levrault d' un air
contrit, ta soeur m' a donné bien du chagrin. Je
lui avais choisi pour mari un francpublicain,
Jolibois, que tu connais sans doute, qui a marché
sur la chambre, et que j' allais suivre quand je
t' ai rencontré. Laure a trompé mes espérances.
Dieu m' est témoin que je n' ai rien négligé pour
lui enseigner la foi républicaine. Ses amies de
pension lui ont tourla tête : Laure a voulu
être marquise. Te dire ce que j' ai souffert en
voyant s' accomplir cette union si contraire à
toutes mes croyances, je ne l' essaierai pas. Moi,
Guillaume Levrault, m' allier volontairement à
l' aristocratie ! Moi, donner ma fille à un marquis
élevé dans l' oisiveté ! Peux-tu le croire un seul
instant !
-allons, répliqua Timoléon, je vous pardonne le
mariage de ma soeur ; mais je n' ose esrer que
mes amis vous le pardonnent aussi facilement. Pour
racheter une faute si énorme, à défaut d' expiation,
il faut donner des gages à notre sainte cause.
-des gages ! Reprit M Levrault effrayé ;
explique-toi, Timoléon, que faut-il faire ?
-il faut leur prouver, par un généreux sacrifice,
que vous êtes vraiment dévoué à la justice, à
l' égalité. Jusqu' ici, notre sainte cause n' a pas
eu d' organe ; donnez-moi cent mille écus pour
fonder un journal qui s' appellera la rité
sociale.
-cent mille écus ! S' écria M Levrault ; cent
mille écus pour la vérité sociale, pour une vérité
dont nous ne verrons pas l' avénement, c' est
toi-même qui l' as dit ! Cent mille écus pour une
rité dont je ne sais pas encore le premier mot !
-croyez-vous donc qu' un jour, une semaine, un
mois tout entier, suffisent à vous expliquer ce
qui a été la pensée, le travail de toute ma vie ?
Donnez-moi de quoi fonder la rité sociale ;
vos yeux s' ouvriront à la lumière, et nos frères
vous béniront.
Vainement M Levrault insista pour savoir le mot
de l' énigme : Timoléon s' enveloppa d' un voile
impénétrable et demeura sourd à toutes ses
questions. Deux heures du matin venaient de sonner.
M Levrault, éclairé trop tard sur les vrais
principes de Timoléon touchant l'ritage, tout
en regrettant d' avoir, avec tant d' imprudence,
ouvert ses bras à son fils, sentait bien qu' il ne
pouvait lui refuser cent mille écus, après avoir
donné un million de dot à sa soeur. Il promit
donc de subvenir à la fondation de la vérité
sociale. le père et le fils se séparèrent pour
aller chercher le repos, M Levrault songeant au
moyen de sauver sa bourse, et Timoléon bien
solu, depuis qu' il se savait héritier, à
congédier le plus tôt possible les camarades qui
grugeaient son père.
Xviii
l' hôtel Levrault était devenu un ritable enfer.
Timoléon voulait jouir sans retard de tous les
avantages attachés à sa nouvelle condition. En
attendant la somme qui devait lui être comptée
pour la fondation de la rité sociale, il
avait accepté quelques menues poignées d' or et
jeté sa blouse aux orties.
p54
Transformé en un clin d' oeil des pieds à la tête,
il commandait en maître, parlait aux valets d' une
voix dure et hautaine, contre-carrait à tout
propos la marquise et Gaston, raillait les
travers de M Levrault, et reprochait sans pitié
à sa soeur ce qu' il appelait sa mésalliance. Il
avait congédié ses frères et ne parlait plus de
son apostolat. Froissée dans son orgueil, vingt
fois la marquise avait formé le projet de
retourner à La Rochelandier, mais elle avait
toujours ajourné son projet, car elle ne sentait
pas en elle-même la force de renoncer à cette vie
opulente qui lui avait déjà coûté tant de
sacrifices : elle se défiait de Timoléon et
restait pour veiller au grain ; puis, quand elle
vit la république, dont le nom seul l' avait d' abord
épouvantée, si clémente pour les partis vaincus,
elle releva la tête et prit part à toutes les
petites intrigues qui déjà s' agitaient dans l' ombre.
Gaston s' interrogeait avec anxiété, cherchait
un rôle et attendait. Laure, qui avait réduit
toute sa vie à une seule pensée, pleurait arement
la ruine irréparable de toutes ses espérances ;
comme si la cour, en quittant les tuileries, eût
emporté avec elle sa grâce, sa beauté, sa jeunesse,
elle croyait sa vie close, sa destinée manquée.
Cependant Timoléon réclamait avec instance les
cent mille écus que lui avait promis sonre.
M Levrault, avant d' ouvrir sa bourse, voulait
connaître la pene tout entière de Timoléon. Un
jour donc que son fils revenait à la charge :
-je tiendrai ma promesse ; mais, avant de te
compter mes écus, je serais bien aise d' apprendre
ce que c' est que la vérité sociale.
-je vous lepète, mon re, vous ne pourrez pas
entendre ce que j' ai à vous dire sans être
foudroyé. Il y a si loin des pjugés grossiers
au milieu desquels vous avez vieilli à la pensée
sublime que je dois vous révéler, que je tremble
pour votre raison.
-eh bien ! Répliqua M Levrault, dussé-je être
foudroyé, dût ma raison s' égarer, la curiosité
l' emporte. Je veux connaître à tout prix larité
sociale.
-ainsi, dit Timoléon, vous voulez, comme l' aigle,
regarder le soleil face à face.
-oui, répondit M Levrault, j' y suis résolu.
-rappelez-vous ce que je vous ait dit de la
propriété, de l' ritage, de la famille.
L' abolition de ces trois monstruosités nousne
directement à la découverte d' une vérité encore
plus élevée. Mon système politique se résume en
deux mots. Dans les longs loisirs que je dois au
travail servile de mes frères, j' ai feuilleté les
philosophes. Hobbes, vous le savez, conclut pour
la tyrannie. Son opinion ne vaut pas la peine
d' être réfutée. Montesquieu, infatué des idées
anglaises, se prononce pour le gouvernement
représentatif, c' est-à-dire pour une vieille
machine usée qui vient de se détraquer sous nos
yeux. Avez-vous lu le traité de Cicéron sur la
publique ?
-jamais, dit M Levrault.
-tant pis, reprit Timoléon. Si vous l' aviez lu,
vous sauriez comme moi tout ce que la république
cache au fond de ses entrailles d' impuissance et
d' absurdité. La formule de Hobbes, c' est-à-dire
la tyrannie, est tout simplement un crime de
lèse-humanité ; c' est un défi porté au droit, et
je ne m' abaisserai pas jusqu' à discuter une pareille
ineptie. La république, malgré tous les arguments
entassés par Cicéron, est stérile pour la
fraternité. Quant au gouvernement représentatif, si
pompeusement vanté par Montesquieu, c' est un
système bâtard, digne tout au plus d' amuser les
beaux-esprits d' une académie : ni chair ni poisson.
Je ne vous parle pas d' Aristote sans doute, vous
avez lu sa politique ?
-il ne s' agit pas d' Aristote, mais de ton système.
-Aristote, qui a prévu tant de choses, n' a pas
pressenti la rité sociale. Cuvier, dont on
vante la sagacité, s' est vu obligé de rendre
hommage au génie d' Aristote en histoire
naturelle ; pour moi, qui suis aujourd' hui en
pleine possession de la vérité sociale, en
politique, Aristote ne m' inspire qu' une profonde
pitié.
-passons sur Aristote, reprit M Levrault, de
plus en plus impatient.
-la république de Platon, plus généreuse, plus
grande, plus éclairée que la république de
Cicéron, est cependant pleine de misères. Nous ne
devons parler de Platon qu' avec respect,
puisqu' il avait supprimé la famille. C' était un
grand pas dans la voie de la vérité ; mais Platon
s' est arrêté court après ce premier pas. C' est à
moi que Dieu réservait la découverte de la
rité sociale.
-arrivons à ton système.
-Mse, dans le deutéronome et le lévitique, a
émis quelques idées justes sur des points de
détail ; mais ce législateur si vanté n' a jamais
conçu une idée générale, applicable à l' humanité
tout entière. Nous devons quelque reconnaissance
à Salomon pour l' élasticité qu' il a donnée au
lien du mariage...
-pour dieu, s' écria M Levrault, explique-moi
la vérité sociale.
-vous parlerai-je de Saint-Simon et de Fourier,
race de charlatans dont la postérité trop
nombreuse encombre le chemin de la vérité, comme
les grenouilles après une pluie d' orage ? à quoi
bon vous en parler ? Je les confondrais d' un mot.
-je les tiens pour confondus, dit M Levrault.
Je ne te demande que la vérité sociale.
-savez-vous pourquoi tous les gouvernements sont
condamnés à tomber, lors me que Marc-Aurèle
reviendrait sur la terre ?
-j' avoue à ma honte que je ne le sais pas.
-eh bien ! Reprit Timoléon d' une voix grave,
tous les gouvernements ont péri parce qu' ils étaient
gouvernements. Pour éviter les malheurs sans
nombre qu' entraîne la chute d' un gouvernement, tel
qu' il soit, j' ai trouvé une méthode souveraine :
je supprime le gouvernement. Quand ma formule sera
maîtresse du monde, il ne sera plus permis, il
ne sera plus possible de violer les lois, car je
supprime les lois. Sur les ruines de toutes les
législations, je fonde le gne de l' égalité
absolue. Désormais on ne dira plus les hommes, on
dira l' homme, car tous les hommes sont égaux en
force, en beauté, en intelligence, en bonheur. Ni
grands ni petits, ni riches ni pauvres, car tous
les hommes auront la même taille, et tous les
biens seront également répartis, puisqu' ils
appartiendront à tout le monde. Je supprime d' un
trait de plume toutes les passions, depuis la
jalousie jusqu' à la cupidité. Quel tableau
enchanteur ! Quel monde de délices et de
ravissements ! Tous les hommes absolument pareils !
C' est à peine si on pourra dire toi et moi, car
chacun se reconnaîtra dans le premier passant
venu.
-je suis curieux de savoir comment tu accompliras
ce beau rêve.
-je le crois bien, reprit Timoléon.
p55
-ainsi, demanda M Levrault, le but de la vérité
sociale est de rendre tous les hommes pareils ?
-vous l' avez dit, mon père. Rappelez-vous cette
belle phrase de Rousseau : " tout est bien, sortant
des mains de Dieu ; tout dégénère entre les mains
de l' homme. " les ennemis de l' égalité s' appuient
sur l' inégalité prétendue des forces et des
intelligences : cette inégalité n' est qu' un
blasphème. Dieu a donné à tous les hommes la
me force, la me intelligence. L' éducation seule
a créé cette inégalité monstrueuse où les
philosophes puisent le plus perfide, le plus
dangereux de leurs arguments. Je change l' éducation,
et je rétablis l' égalité. Désormais plus de classes,
plus de distinction injurieuse entre les professions
libérales et les professions mécaniques. Tous les
hommes sont propres à tout ; chacun doit exercer
tour à tour toutes les professions, et ne saurait
dédaigner la profession d' autrui sans se
dédaigner lui-même.
Et voyant son re ébahi l' écouter bouche béante :
-vous ne comprenez pas, je l' avais pressenti.
-j' avoue, répondit humblement M Levrault, que je
ne devine pas comment tu mettras en oeuvre ton
système.
-jusqu' ici, je me suis borné à vous exposer
sommairement le but, la fin de mon système. Il me
reste à vous révéler les moyens que j' emploie pour
atteindre ce but providentiel ; mais avant de
déchirer le voile du sanctuaire, je dois exiger
de vous un serment solennel.
-quel serment ? Interrompit M Levrault, qui
déjà se voyait affilié à une société maçonnique.
-jurez-moi, reprit Timoléon, de garder pour vous
seul le secret que je vais vous dévoiler. Il y
va de ma gloire. Songez-y bien, si quelqu' un
pouvait connaître ce que je vais vous apprendre, il
exploiterait à son profit la vérité sociale. Moi,
nouveau Colomb, je serais pouillé du monde que
j' ai découvert. Jurez-moi donc la discrétion la
plusvère, la plus impénétrable.
-sois tranquille, je garderai pour moi seul le
secret que tu vas me révéler : je le jure.
-maintenant, mon père, redoublez d' attention. Le
théorème que je vais démontrer est d' une rigueur
mathématique ; mais, si votre intelligence bronche
un seul instant, si, pendant la déduction de mes
idées, vous laissez échapper un seul mot, toute
la démonstration est à recommencer.
-je t' écoute de toutes mes oreilles.
-ici, toutes les paroles portent coup. Suivez-moi
bien. Tous les cinq ans, toutes les professions
sont tirées au sort. L' obligation de prendre part
au tirage commence à l' âge de vingt ans, car tout
homme de vingt ans est propre à tout. Personne
n' aura le droit de se plaindre de son lot,
puisque le sort tracera les devoirs de chacun, et
que le tirage suivant offrira à tous les citoyens
une légitime compensation. Comme il faut
absolument que tous les hommes aient la même taille,
le même embonpoint, tous les cinq ans, avant de
procéder à un nouveau tirage, tous les citoyens
seront exactement pesés ; tous ceux qui seront
au-dessous du poids détermicomme idéal de force
et de santé seront admis à ne tirer au sort que
les professions qui n' imposent qu' une fatigue
légère ; tous ceux qui seront au-dessus du poids
légal seront obligés de tirer au sort les
professions fatigantes. On arrivera ainsi à
corriger peu à peu l' inégalité de force et
d' embonpoint. Une nourriture pareille, une éducation
uniforme, l' exercice varié de toutes les
professions, établiront entre tous l' identité de
caractère, l' égalité absolue d' intelligence. Qu' on
poursuive courageusement l' application de mon
système, et, avant deux siècles révolus, il n' y
aura plus au monde qu' un homme et une femme.
M Levrault croyait rêver. Malgré les doutes
qu' il conservait encore à l' égard de la vérité
sociale, il eût été trop heureux de se débarrasser
de Timoléon en lui comptant cent mille écus ;
mais où prendre cent mille écus ? C' était la valeur
de son hôtel, dont les deux tiers restaient à
payer. Ses frais d' installation à la Trélade
et rue de Varennes avaient écor son capital.
La meilleure partie de son avoir avait été
engagée dans une maison de banque et le reste dans
les fonds publics. Dévoré d' inquiétude, il allait
chaque jour à la bourse et revenait chaque jour
plus consterné. Il gardait pour lui seul les
soucis qui le rongeaient. La maison de banque
il avait engagé un million comme commanditaire
était déjà compromise par de nombreux sinistres.
La rente était descendue à cinquante et menaçait
de fléchir encore. Dans son effroi, M Levrault
perdit la tête et vendit à ce taux désastreux
vingt-cinq mille livres de rente. Le lendemain la
rente remontait. Il racheta dans l' espérance que
la hausse continuerait ; le lendemain la rente
fléchit de nouveau. M Levrault s' acharna dans ses
spéculations et se trouva bientôt sur le bord de
l' ame. Enfin, il recevait des nouvelles
alarmantes sur la maison d' Elbeuf où il avait
placé la dot de sa fille. Que de tribulations,
sans parler de la tête de Charlemagne !
Un jour, avant l' heure du ner, la marquise,
enfoncée dans une bergère, contemplait d' un oeil
veur l' ameublement du salon et passait en revue
toutes les richesses qui l' entouraient. Après
tout, se disait-elle, la république aura bientôt
fait son temps, le comte De Chambord mettra sur
sa tête la couronne de Saint Louis ; un accident
heureux nousbarrassera, je l' espère, de ce
drôle de Timoléon, et la fortune de mon fils nous
permettra de faire assez bonne figure à la cour.
Assis au coin du feu, Gaston tisonnait en
silence. Laure et Timoléon se querellaient.
Timoléon, le matin même, avait été ru pour la
première fois par sa soeur. L' opulence seigneuriale
de cette demeure avait excité sa jalousie. Il
avait visité les écuries, les remises de Gaston,
et s' était demandé, en rentrant chez lui, pourquoi
il ne nerait pas à son tour la vie que menait
son beau-frère. Déjà cent mille écus ne lui
suffisaient plus.
-mon père, disait-il, se fait vraiment bien prier
pour me donner trois cent mille francs. Pourtant
il ne faut pas croire que je le tienne quitte à si
bon marché. J' aifléchi sur ma position. Depuis
vingt sept ans, je n' ai rien cté à monre. Je
ne réclame rien pour les arrérages ; je ne suis
pas exigeant. Qu' il me donne seulement ce qu' il
m' aurait donné à ma majorité, si la providence,
qui avait ses vues sur moi, ne m' eût pas séparé de
ma famille.
-n' êtes-vous pas trop heureux, disait Laure,
hébergé comme vous êtes ici, après la vie errante
que vous avez menée ? Ne devez-vous pas rendre
grâce à Dieu d' avoir enfin trouvé un asile calme
et sûr ? Je vous conseille de vous plaindre. Que
vous manque-t-il ? Quel souhait pouvez-vous former
qui ne soit aussitôt accompli ?
-mon dieu ! Reprit Timoléon, mes voeux sont bien
modestes. Vous avez eu en dot un million ; que
mon père me donne cinq cent mille francs, et à sa
mort nous compterons ensemble.
à ces mots, la marquise dressa l' oreille.
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-cinq cent mille francs, sauf à compter plus
tard ! Cinq cent mille francs pour un apôtre !
M Levrault, que vous appelez votre père, ne sera
pas assez fou pour vous les compter. Qui nous
prouve, après tout, que vous êtes son fils ? Vous
avez sur la poitrine une tache écarlate ; est-ce
là une preuve sans réplique ? Le premier aventurier
venu ne peut-il pas en montrer autant ?
-que parlez-vous d' aventurier ? S' écria Timoléon
rouge de colère. Oui, ma vie a été une vie de
périls et d' aventures ; mais je n' ai rien à cacher
dans le passé, je peux raconter ce que j' ai fait
jour par jour. Je suis ici chez moi, et quand je
clame la moitié de ce que ma soeur a reçu en
dot, qui donc osera m' accuser de cupidité ?
Puisqu' on le prend avec moi sur ce ton-là, je ne
derai pas un pouce de mes prétentions. Je veux
cinq cent mille francs, je les aurai, et plus
tard je compterai avec ma soeur.
-allons donc ! Interrompit la marquise avec
dédain.
-mare, brisons là, dit Gaston.
Et se tournant vers Timoléon :
-faites valoir vos droits, monsieur ; ce n' est pas
à nous de les juger. Permettez-moi cependant
d' éprouver quelque surprise en vous écoutant. Les
principes que vous professez, votre apostolat,
annonçaient un peu plus desintéressement.
-nous ne sommes plus au temps, reprit Timoléon,
les apôtres marchaient pieds nus à la conquête
du monde. Aujourd' hui, l' or est un levier, et je
manquerais à mon apostolat en neclamant pas la
richesse qui m' appartient.
En ce moment, la porte du salon s' ouvrit, et M
Levrault entra, pâle, bouleversé, une lettre à la
main.
-je suis ruiné ! S' écria-t-il.
-ruiné ! S' écrièrent à la fois Timoléon, Laure
et la marquise.
-ruiné, ruiné sans ressources ! Reprit M
Levrault en se laissant tomber dans un fauteuil.
-eh bien ! Monsieur, lui dit Gaston sans
s' émouvoir, reprenez la dot de votre fille.
-la dot de ma fille ? Répondit M Levrault. Lisez
vous-même la nouvelle qui m' arrive à l' instant.
La dot de Laure venait d' être engloutie dans une
faillite.
-il ne me reste plus, continua-t-il, qu' à vous
offrir l' hospitalité dans le château Levrault.
-et mes cent mille écus ! S' écria Timoléon d' une
voix de stentor. Mort et damnation ! Le destin
s' acharne donc contre moi. Couler en vue du port !
Ruiné avant d' avoir joui de rien ! ... mais vous
ne parlez pas sérieusement, vous n' êtes pas rui
de fond en comble : il vous reste bien quelque
chose.
-il me reste, en Bretagne, un château lézardé,
je vous offre à tous un asile.
-moi, vous suivre en Bretagne ! Moi, vivre dans
un repaire d' aristocrates ! Jamais ! S' écria
Timoléon. Solon Marche-Toujours va se remettre
en route. Puisque vous n' avez pas cent mille écus
à me donner pour enseigner pacifiquement la vérité
sociale, à la grâce de dieu ! Je reprends mon
fusil ; j' aurai toujours une place à la table et
sous le toit de mes frères.
Huit jours après, Laure et Gaston, M Levrault
et la marquise partaient tous quatre dans la
diligence Laffitte et Gaillard. Laure n' avait
plus le titre qu' elle avait payé de sa dot ;
Gaston n' avait plus la richesse qu' il avait payée
de son nom.
Xix
le retour de nos personnages au château de La
Rochelandier fut gai comme un convoi funèbre.
N' était-ce pas en effet le convoi funèbre de leur
orgueil, de leur vanité et de leur ambition ?
Plus de cour ni de pairie, plus de titres ni de
millions, sacs vides, parchemins sans valeur ; ils
s' étaient joués mutuellement, tous quatre avaient
fait un marché de dupe. Quel voyage, grand dieu !
Sur cette même route qui les avait vus, quelques
mois auparavant, triomphants, ivres de joie et
se prélassant sur les coussins moelleux d' une
chaise de poste ! Blottis chacun dans un coin de
l' intérieur de la diligence, ils se taisaient, et
n' avaient pas me pour se consoler ou se
distraire la ressource des récriminations : la
volution de février les renvoyait ; comme on dit,
dos à dos. Gaston et Laure n' osaient lever les
yeux l' un sur l' autre. Roulée dans son manteau,
envelope de fourrures, les mains dans son
manchon, la marquise douairière, honteuse comme une
fouine qu' un mulot aurait pris, s' abîmait dans
ses réflexions, qui n' étaient pas couleur de rose.
Il y avait des instants où elle se croyait le
jouet d' un abominable cauchemar ; mais la présence
de M Levrault, assis vis-à-vis d' elle, la
rappelait bientôt au sentiment de la réalité.
Pauvre comme devant, elle retournait vivre dans son
petit castel, avec M Levrault sur les bras :
voilà où l' avait conduite l' habileté de ses
manoeuvres. Le moins triste et le moins conster
des quatre, le croira-t-on ? C' était M Levrault.
Il avait, en ces derniers temps, avalé tant de
couleuvres, traversé tant de mauvais jours, des
jours si tourmentés, qu' il n' aspirait plus qu' au
repos. Il n' était pas ingrat envers la destinée,
et s' estimait heureux de n' avoir laissé que ses
écus dans la bagarre. La perte de sa fortune
l' avait débarrassé de Timoléon, et le dispensait
d' aller à Berlin déchirer les traités de 1815. La
veille de son départ, il avait écrit au ministre
des affaires étrangères pour lui annoncer qu' il
renoait à cette mission glorieuse. L' obscurité,
la pauvreté, lui apparaissaient désormais comme
un port. Il ne redoutait plus l' incendie, le
meurtre ni le pillage ; le sort des envoyés français
à Rastadt ne le glaçait plus d' épouvante ; il
ne voyait plus, il n' entendait plus dans ses rêves
le hideux ricanement de la tête de Charlemagne.
Enfin, sa pensée se reportait avec complaisance sur
la déconvenue de la marquise ; c' était là le côté
plaisant de sa ruine. En observant son air grognon,
sa mine renfrognée, il riait dans sa barbe et se
frottait les mains, comme s' il se fût rui
volontairement, tout exprès pour lui faire pièce
et se venger sur elle des déceptions qu' il avait
essuyées. La satisfaction d' avoir sauvé sa peau, le
mouvement de la voiture qui l' emportait loin de la
fournaise des révolutions, la perspective d' une vie
tranquille, la figure de Madame De La
Rochelandier, qui s' allongeait de plus en plus,
avait donné à l' esprit déjà si varié de M
Levrault un tour imprévu, tout à fait piquant.
Jamais ce diable d' homme ne s' était senti en si
belle humeur. Aux approches de Nantes, il avait
dans toute sa personne quelque chose d' émoustillé,
de guilleret et de goguenard qui acheva d' exaspérer
la mère de Gaston.
-eh bien ! Mon aimable amie, disait-il en imitant
les inflexions câlines que prenait autrefois la
voix de la marquise sous les ombrages de la
Trélade, nous touchons au terme de
p57
nos épreuves. Encore quelques heures, et nous
découvrirons les tours du château Levrault ;
c' est là que le bonheur nous attend. Je connais la
simplicité de vos goûts : vous n' aimez pas le
monde, vous ne l' avez jamais aimé. Vous avez
toujours recherché l' ombre et le silence, comme
d' autres l' éclat et le bruit. Je sais tout ce qu' il
vous a fallu d' abnégation et de dévouement pour
renoncer à vos habitudes sédentaires ; soyez
re que je n' oublierai de ma vie un si généreux
sacrifice. Je m' applaudis de monsastre, je
bénis presque le coup qui m' a frappé, en songeant
qu' il vous rend à votre vallée solitaire, à toutes
les douces joies pour lesquelles vous êtes née.
Ah ! Mon amie, quelle existence enchantée nous
allons mener tous ensemble dans le joli manoir
que je dois à votre gracieuseté ! Vous ne trouverez
pas au château Levrault l' hospitalité splendide
que vous m' avez offerte à l'tel de La
Rochelandier ; mais que sont les jouissances de
la fortune, compaes à celles du coeur ? On l' a
dit avec raison, ni l' or ni les grandeurs ne nous
rendent heureux. C' est dans l' union des âmes que
side la vraie félicité ; c' est dans la modestie des
désirs que consiste la vraie richesse. à ce
compte, qui donc peut se dire ici-bas plus riche
et plus heureux que nous ?
La marquise rongeait son frein et ne répondait
à tous ces beaux discours que par des regards de
panthère prête à s' élancer sur sa proie.
à la tombée de la nuit, une patache qu' ils avaient
prise à Nantes pour achever leur voyage les
déposait modestement dans la cour du château
Levrault. à peine descendue de voiture, Madame
De La Rochelandier franchit d' un pas rapide
les degrés du perron et se retira dans son
appartement sans plus se soucier de ses hôtes.
Elle éprouvait le besoin d' exhaler librement sa
colère. La vue de M Levrault lui était odieuse ;
c' est à peine si la jeunesse et la beauté de
Laure trouvaient grâce devant ses yeux. Gaston
comprenait autrement les devoirs que lui imposait
la ruine de son beau-père ; il n' avait pas attendu
jusque-là pour les accepter. Il s' occupa de
l' installation de sa femme avec la courtoisie que
nous lui connaissons. Quant à M Levrault, il
était chez lui ; déil commandait en maître. Il
allait, venait, grondait les gens, donnait des
ordres pour le souper, et remplissait la maison du
bruit de sa voix, dont les éclats arrivaient
jusqu' aux oreilles de Madame De La
Rochelandier.
-vous l' entendez ! S' écria la marquise, s' adressant
à Gaston, qui venait d' entrer dans sa chambre ; le
malheureux prend ce château pour une auberge, le
château de vos pères, le château de La
Rochelandier ! Est-ce assez de honte et
d' humiliation ? Ce bourgeois décrasva chaque
jour s' asseoir à notre table. Nous sommes rivés à
lui comme le forçat à sa chaîne. Chaque jour, il
nous étourdira de ses criailleries. Le
souffrirez-vous, mon fils ? Ne trouverez-vous pas
le moyen de nous en délivrer ? Il ne manque plus
ici, pour nous achever, que ce drôle de Timoléon.
Ce Levrault, je le hais. Maudite soit l' heure où
sa fille a franchi le seuil de notre porte ! S' il
reste ici, je vous en avertis, je pars pour
Frohsdorf.
-mare,pondit Gaston, c' est vous qui l' avez
voulu. M Levrault ne fait qu' user du droit que
vous lui avez accordé vous-même. Vous avez caressé,
vous avez encouragé sa sottise quand il était
riche ; le voilà ruiné, il est juste que vous la
subissiez. Il s' asseoit aujourd' hui à notre
table ; ne vous êtes-vous pas assise à la sienne ?
Il prend notre château pour sa maison ; n' avez-vous
pas pris son hôtel pour votre château ? Si
quelqu' un oubliait les égards qui vous sont dus,
je saurais le rappeler au respect ; mais j' entends
à mon tour que la femme qui porte mon nom soit
traitée ici sur le même pied que vous.
La marquise baissa les yeux et ne trouva rien à
pondre.
Les rôles étaient changés ; M Levrault trônait
maintenant à La Rochelandier comme la marquise
rue de Varennes. Lare de Gaston essayait
vainement de se révolter et d' imposer silence à
l' homme qu' elle avait si longtemps gouverné, qu' elle
avait tenu en laisse. Au bout de quelques jours,
elle sentit qu' il fallait revenir à ses vieilles
habitudes de ruse et de fourberie. Elle reprit
son accent patelin, son sourire affectueux, ses
manières caressantes. Elle conçut l' espérance
d' éloigner, par ses conseils, l' te malencontreux
qu' elle ne pouvait chasser par son impertinence.
-un soir, ils étaient assis tous deux au coin du
feu. M Levrault, mollement établi dans la
meilleure bergère du salon, se taisait et jetait
de temps en temps un regard narquois sur Madame
De La Rochelandier. La marquise, sans faire
attention à cette raillerie muette, cherchait par
quels détours elle pourrait amener M Levrault
jusqu' au seuil de la porte, se promettant bien de
la fermer derrière lui. Il s' agissait de
l' éconduire poliment, d' éveiller en lui lesir de
partir, de renoncer à la retraite, de rentrer dans
la vie active : c' était là sa constante
préoccupation, son unique pensée.
-je crains bien, mon ami, dit-elle enfin de sa
voix la plus douce, que notre vie solitaire ne vous
ennuie. Depuis quelques jours, je vous observe,
je vous étudie avec inquiétude. Vous êtes le,
vous maigrissez, vos facultés s' étiolent dans
l' inaction.
-votre amitié, madame, s' alarme sans sujet,
pondit M Levrault de sa plus douce voix ; je
ne me suis jamais mieux porté, je n' ai jamais
mangé d' un si vif appétit. Je dors d' un sommeil
paisible ; le matin, à mon réveil, j' écoute avec
bonheur le chant du coq, je salue avec joie les
premiers rayons qui se glissent à mon chevet. L' air
pur que je respire, le silence et la paix qui
nous environnent, tout me ragaillardit : j' ai
vingt ans.
-je vous assure, mon ami, que je m' alarme avec
raison ; vous êtes pâle, vous maigrissez. La vie
des champs ne convient pas à votre caractère. Une
intelligence telle que la vôtre, habituée au
mouvement des grandes affaires, n' est pas faite
pour la solitude. Vous avez beau dire, vous avez
beau vanter votre bonheur, vous n' êtes pas
heureux, je le sens bien. Vous êtes né pour le
mouvement, pour la lutte ; l' inquiétude même est
un besoin pour vous.
-détrompez-vous, mon aimable amie. Cherche qui
voudra le mouvement et la lutte ; pour moi, je
m' accommode très-bien de l' existence que nous
menons ici. Pourvu que l' avenir ressemble au
présent, je me tiens pour satisfait.
-est-il possible, mon ami, que vous ignoriez à ce
point ce que vous valez, que vous méconnaissiez si
étrangement les vrais besoins de votre nature ?
Vous dépérissez, je ne le vois que trop ; l' ennui
vous dévore à votre insu. Prenez-y garde, mon
ami ; quelques mois d' inaction suffiront pour miner
votre santé.
-rassurez-vous, je vous en prie ; je suis bâti
solidement. Mon re et le père de mon père ont
cu jusqu' à cent ans, et je compte bien faire
comme eux. Quelque chose me dit, ma charmante amie,
que nous vieillirons ensemble comme Philémon et
Baucis.
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-vraiment, je vous admire, et j' ai peine à vous
comprendre. Quelle singulière illusion ! J' ai
dans ma famille un exemple effrayant qui ne
sortira jamais de ma mémoire, et qui doit être
pour vous un salutaire avertissement. Un de mes
frères, officier de marine, a voulu, comme vous,
à la fleur de l' âge, renoncer à la vie active ; il
s' est obstiné, comme vous, à s' ensevelir dans ce
château ; comme vous, il vantait le calme de sa
retraite ; au bout d' un an, pâle, amaigri,
connaissable, il s' éteignait dans nos bras ;
comme vous, il avait manqué à sa mission, et la
nature s' était vengée. Croyez-moi, ne vous
endormez pas dans une folle sécurité. Il faut à
votre esprit un but, une ambition ; pourquoi ne
rentreriez-vous pas dans les affaires ? Pourquoi
ne songeriez-vous pas à relever votre fortune ?
Cette espérance ne vous sourit-elle pas ? Ne
serait-il pas glorieux pour vous de reparaître dans
la lice, de fier l' injustice du sort, et de
reconquérir par votre génie la richesse dont vous
saviez faire un si noble usage ?
-je n' ai pas attendu vos conseils pour y songer,
dit M Levrault en hochant la tête.
-eh bien ! Reprit d' un air triomphant la marquise,
qui le voyait désur le perron lui faisant ses
adieux et partant pour la grande ville, qui vous
arrête, si vous y avez déjà songé ? Est-ce la
dureté des temps, l' affaiblissement du crédit ? De
pareils obstacles doivent-ils vous effrayer ?
S' enrichir dans un temps prospère, c' est l' oeuvre
d' un esprit vulgaire ; lutter contre la défiance,
narguer la peur, attirer à soi l' or effrayé qui
s' enfuit, c' est une entreprise difficile sans
doute, mais une entreprise digne de vous.
-oui, sans doute, cette tâche difficile a de quoi
tenter un homme tel que moi ; malheureusement je
dois y renoncer.
-et pourquoi ?
-je ne suis qu' un petit bourgeois, c' est la
rité : je me suis enrichi à vendre du drap, comme
mon père, près du marché des innocents, je ne m' en
défends pas ; mais je sais vivre, je connais les
devoirs que m' impose votre alliance. La
publique a pu abolir les titres ; pour moi, vous
êtes toujours marquise de La Rochelandier. Votre
nom, le nom de mon gendre me défend de rentrer
dans les affaires. Je sais ce que je vous dois, et
je ne l' oublierai jamais. Quand on a l' honneur de
tenir à une race de preux, il ne faut pasroger.
Que diraient les aïeux de votre fils, que
diraient toutes ces figures vénérables qui nous
regardent, qui nous écoutent, si le beau-père d' un
La Rochelandier se mêlait de commerce ou
d' industrie ? Je n' ai pas de blason, mais je dois
prendre soin du vôtre.
-noble ami, vos scrupules vous honorent ;
cependant vous allez trop loin. Malgré son profond
respect pour le nom de ses ancêtres, Gaston,
j' en suisre, vous verrait sans chagrin, sans
dépit, recommencer de vos mains l' édifice de votre
fortune, et, pour ma part, je ne vous blâmerais
pas.
-je comprends, noble amie, tout ce qu' il y a de
magnanime dans votre indulgence ; mais je ne veux
pas, je ne dois pas en abuser. J' ai toujours
professé, je professerai toujours le respect des
vaincus ; votre titre est d' autant plus sacré à
mes yeux, que la révolution vous en a dépouillée.
-eh bien ! Dit la marquise, qui ne renonçait pas
encore à son espérance ; si vous ne voulez pas
refaire votre fortune sous nos yeux, si vous
craignez que notre nom ne se trouve mêlé à vos
spéculations, ne pouvez-vous passer les mers,
aller en Amérique ? Habile, hardi comme vous
l' êtes, quelques années vous suffiront pour
retrouver ce que vous avez perdu, et vous
reviendriez jouir parmi nous des fruits de votre
génie.
-l' Amérique ! J' y ai pensé plus d' une fois. C' est
là, en effet, que les grands désastres se réparent
en quelques années. J' ai dans ma famille un exemple
bien encourageant et qui ne sortira jamais de ma
moire. Un de mes oncles, droguiste, rue des
lombards, était parti ruiné pour l' Amérique ; il
revint, au bout de cinq ans, avec une fortune
colossale.
-et vous hésitez ! S' écria la marquise. Ah ! Mon
ami, qu' attendez-vous ? Si modeste que soit notre
patrimoine, s' il fallait, pour vous faire une
cargaison, vendre quelques pièces de terre, nous ne
reculerions devant aucun sacrifice.
-généreuse amie, je reconnais bien là votre grand
coeur ; je saurai me montrer digne d' une amitié
si belle.
-ainsi votre projet est bien arrêté ?
-arrêté d' une façon irrévocable.
-et quand comptez-vous partir ?
-oui, je me montrerai vraiment digne de votre
amitié ; je ne vous quitterai jamais. Avez-vous pu
croire un seul instant que je consentirais à me
parer d' une amie si tendre, si dévouée, si
fidèle ; que je renoncerais aux délices de votre
intimité, pour aller au delà de l' océan chercher
quelques misérables sacs d' écus ? Vous m' avez cru
passionné pour la richesse ; apprenez à mieux me
connaître : je resterai près de vous. Rien à mes
yeux ne vaut le bonheur de vous voir et de vous
entendre.
La marquise étouffa, en frémissant, un cri de rage ;
elle sentait que cet homme, dont elle s' était si
longtemps moquée, prenait maintenant sa revanche.
Rendons justice à M Levrault : s' il se raillait
avec joie de la marquise, s' il savourait sa
vengeance avec délices, il y avait pourtant dans
ses paroles une part de sincérité. Il se trouvait
bien au château Levrault ; après tant d' orages et
de traverses, le repos était pour lui un ritable
bonheur qu' il pouvait vanter sans mentir. Pareil
au naufragé qui vient de toucher la plage, il
bénissait la providence qui l' avait sau, et ne
songeait pas à regretter ses trésors engloutis
dans les flots. Sa mission à Berlin, si
imprudemment acceptée, l' avait guéri à jamais de
toute ambition, et surtout de l' ambition
diplomatique. Si parfois il lui arrivait de jeter
un regard mélancolique sur son habit brodé, il
lui suffisait, pour dissiper sa tristesse, de
porter les yeux sur la cotte de mailles de
François Ier, suspendue au pied de son lit.
L' opulence lui avait suscité tant d' ennuis, tant de
tracas, tant deboires, qu' il se résignait sans
effort à la médiocrité. Lesbris de la dot de
Laure, réunis auxbris du domaine de La
Rochelandier, permettaient à la petite colonie
de vivre assez doucement ; M Levrault n' en
demandait pas davantage. Le malheur avait
dévelopen lui un bon sens, une sagesse
inattendue. Lui qui avait mordu à tant d' hameçons,
qui s' était laissé prendre dans tant de nasses,
instruit à sespens, prudent comme un vieux
brochet qui a dix fois rongé les mailles du filet,
il passait fièrement devant le piége et riait au
nez du pêcheur. Loin du bruit de l' émeute,
débarrassé de Timoléon qu' il espérait bien ne
jamais retrouver, il se félicitait chaque jour de
la sécurité profonde s' écoulait sa vie. Cette
paisible vallée lui semblait un asile
impénétrable que le vent furieux desvolutions
ne viendrait jamais troubler. Autour de lui, tout
était tranquille. Les folles espérances de la
marquise avaient été bien vite déçues ; Gaston,
loin de partager
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l' aveuglement de sa re, s' était appliqué sans
relâche à pacifier les esprits. Il comprenait que
le rôle de la Vendée était fini, en présence de
la France entière appelée à se prononcer sur sa
propre destinée. Cependant M Levrault n' avait
pas encore épuisé la coupe des tribulations.
Après une trêve de quelques jours, la marquise,
désappointée, avait repris le ton agressif,
l' attitude provocante. M Levrault, qui, loin
du danger, n' avait plus aucune raison pour garder
ses principespublicains, les proclamait
pourtant, les défendait avec acharnement, pour
taquiner, pour exaspérer la marquise. Entre ces
deux amis, tout était sujet de querelle. Chacun
des portraits qui décoraient le salon suggérait à
M Levrault une foule d' épigrammes qui, sans
être bien acérées, harcelaient son adversaire
comme autant de coups d' épingle. Ils passaient
presque toutes leurs soirées en tête-à-tête. Chose
étrange ! Ils se détestaient mutuellement et ne
pouvaient vivre l' un sans l' autre. Ils s' aidaient
l' un l' autre à tuer le temps, ce mortel ennemi
des gens qui ne font rien ; chacun des deux
trouvait dans le dépit de son interlocuteur une
source intarissable de contentement. La marquise
maudissait la république ; M Levrault parlait
d' effacer les écussons de la famille, accablait
de son ironie ces derniers vestiges de la
féodalité, et demandait s' il n' était pas temps de
convertir en pigeonnier une tour crénelée dont la
défense roïque était consignée dans les archives
de La Rochelandier. Ces querelles sans fin,
auxquelles Gaston et Laure demeuraient étrangers,
se prolongeaient souvent bien avant dans la nuit.
Un soir, ils étaient aux prises et ressassaient
pour la centième fois l' éternelle question des
écussons et des créneaux : au bruit d' une voiture
qui entrait dans la cour, ils se turent tout à
coup et se regardèrent d' un air étonné. Presque
au même instant, la porte s' ouvrit brusquement,
et maître Jolibois, ceint d' une écharpe tricolore,
suivi d' un brigadier de gendarmerie, entra dans
le salon. La marquise et M Levrault demeurèrent
cloués sur leur fauteuil.
-ah çà ! Dit maître Jolibois en croisant
lentement ses bras sur sa poitrine, j' en apprends
de belles. Mes prévisions ne m' avaient pas
trom; le château de La Rochelandier est
décidément un repaire d' aristocrates, un nid de
chouans, un foyer de réaction. Voilà donc comment
on reconnaît la clémence et la mansuétude du
peuple ! La république est patiente, mais il ne
faut pourtant pas la pousser à bout. Vous
conspirez, je le sais, j' en suis sûr ; vous n' êtes
occupés qu' à rabaisser, qu' à dénigrer le triomphe
de la démocratie. N' essayez pas de vous défendre,
ce serait peine perdue ; mes agents m' ont tout
appris.
M Levrault, dont la conscience était en repos,
jeta sur la marquise un regard qui semblait dire :
ce sont vos affaires, non les miennes. Il ouvrait
la bouche pour se justifier ; mais la marquise le
prévint, et se tournant vers lui :
-eh bien ! Que vous disais-je ? Ne vous ai-je pas
annoncé cent fois ce qui arrive aujourd' hui ? Vous
avez dans votre langage une intempérance, une
étourderie, une témérité qui va jusqu' à la folie.
Vous ne ménagez personne, vous raillez toute
chose. Une fois parti, vous allez, vous allez...
rien ne vous arrête. Vos attaques redoublées contre
la république ne pouvaient demeurer impunies.
Votre langue de vipère devait tôt ou tard nous
attirer quelque mésaventure. Je vous l' ai pdit
cent fois, et ma prophétie ne s' est que trop bien
accomplie. Vous n' avez, sur ma foi, que ce vous
ritez. Pour moi, je m' en lave les mains ;
tirez-vous de là comme vous pourrez.
M Levrault, abasourdi, ne trouvait pas un mot
à dire ; l' étonnement, l' indignation, la colère,
l' effroi, se disputaient son coeur et serraient
sa gorge comme dans un étau.
-c' est donc vous, s' écria Jolibois, qui dénigrez
la république ! C' est vous qui conspirez contre
elle ! C' est vous, pygmée, vous, mirmidon, qui
voulez la renverser !
-moi ! Dit enfin M Levrault, plus rouge que la
crête d' un coq ; si quelqu' un ici dénigre la
publique, ce n' est pas moi, c' est madame.
-c' est vous, s' écria la marquise, vous qui, après
avoir ram, après vous être mis à plat ventre
devant le régime nouveau, vous vengez maintenant,
par de misérables quolibets, de la peur qui vous
avait converti.
-osez-vous bien m' accuser ? Repartit M Levrault
hors de lui ; osez-vous bien me pter vos rancunes
et votre haine ? Heureusement, mes opinions sont
connues, et les vôtres, madame, ne sont un
mystère pour personne. J' ai toujours aimé la
publique, et vous l' avez toujours détestée.
-je ne l' ai jamais aimée j' en conviens, reprit
la marquise, mais je l' ai acceptée avec
signation ; je me suis inclinée devant la volonté
de la France. La haute intelligence de m. le
commissaire-général, aidée de son noble coeur,
comprendra sans peine tout ce que je dois de
nagements et d' égards aux traditions de ma
famille. Je n' ai jamais aimé lapublique, mais
je la respecte, je n' ai contre elle ni haine ni
amertume, je ne clabaude pas comme vous.
-vous l' entendez, citoyen Levrault, dit Jolibois
d' un ton sévère, il ne s' agit pas ici du rapport
d' un agent plus ou moins fidèle ; c' est un membre
de votre famille qui vous accuse, c' est la re
de votre gendre. Malgré la tendre amitié qui nous
unit, il ne m' est pas permis de différer plus
longtemps l' accomplissement de mon devoir :
suivez-moi.
-vous suivre ! Où me conduisez-vous ? Demanda
M Levrault se soutenant à peine.
-en prison, répondit Jolibois.
-en prison ! S' écria M Levrault pâle d' épouvante.
Il fit un mouvement pour s' enfuir, mais déjà le
brigadier de gendarmerie lui appliquait sur
l' épaule sa large main gantée de peau de daim. Un
imperceptible sourire plissa la lèvre de
l' enragée marquise. Maître Jolibois donna le
signal dupart et emmena l' infortuné Levrault,
qui prit place à côté de lui dans le fond de sa
voiture. Le brigadier sauta en selle, et la
voiture partit. Après avoir joui quelques instants
de la terreur de son prisonnier, Jolibois rompit
enfin le silence.
-pourquoi tremblez-vous, mon cher ? Que diable !
Un homme ne doit pas ainsi se laisser abattre.
Que craignez-vous ? Votre faute est grave sans doute,
vous serez jugé, mais lapublique est cmente,
et la peine de mort est abolie pour les délits
politiques. Le pire qui puisse vous arriver,
c' est d' être condam à la déportation.
-la déportation ! Balbutia M Levrault ; mais je
suis innocent, il n' y a pas un mot de vrai dans
les inculpations de cette abominable marquise.
Vous me connaissez, mon bon Jolibois.
-hélas ! Mon ami, je ne vous connais que trop,
et votre conduite même donne une terrible autorité
à l' accusation portée contre vous. Comment ! Je
me fais votre patron, votre avocat, je vous
présente au chef du cabinet des affaires
étrangères, je sollicite avec instance, j' obtiens
pour vous une mission glorieuse, une mission sans
précédents, et, aps l' avoir acceptée, vous la
pudiez lâchement ! Vous dont je vantais le
courage,
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vous que je prenais pour un lion, vous fuyez comme
un lièvre. Après une pareille escapade, quelle
foi puis-je ajouter à vos paroles ? Vous dites que
la marquise vous accuse injustement, vous parlez
de votre amour pour la république ; mais, si vous
l' aimez sincèrement, pourquoi donc ne l' avez-vous
pas servie ?
-ah ! Mon cher Jolibois, Dieu m' est témoin que
je serais allé avec joie, avec orgueil,
redemander à Berlin la tête de Charlemagne ;
mais, au moment où j' allais partir, j' ai appris
ma ruine. Je ne pouvais plus représenter
dignement la France, et j' ai dû renoncer à la
mission que j' avais acceptée.
-qu' importe à un vrai patriote la richesse ou la
pauvreté, quand il s' agit de servir le pays ? La
publique n' a pas besoin de serviteurs brodés
d' or sur toutes les coutures ; à l' extérieur comme
à l' intérieur, elle ne demande à ses agents que
dévouement et intrépidité. Regardez-moi ; je suis
maître de la Bretagne tout entière, je commande
ici en dictateur, et sans mon écharpe tricolore,
on me confondrait avec le premier passant.
-malgré ma pauvreté, je serais parti, si j' eusse
été seul ; mais je devais veiller sur l' avenir
de ma fille et recueillir les débris de sa dot.
-misérable subterfuge ! S' écria Jolibois ; la
famille n' est rien devant la patrie. Savez-vous ce
que coûte à la France votre pusillanimité ?
L' occasion que vous avez laissé échapper est
perdue à jamais et ne renaîtra plus. Malgré toutes
mes recommandations, vous n' avez pas su retenir
votre langue : le secret de votre mission est allé
jusqu' à Berlin, jusqu' à Vienne, jusqu' à
Saint-Pétersbourg. La Russie, l' Autriche et la
Prusse sont sur le qui-vive. Peut-être nous
faudra-t-il renoncer à notre frontière du Rhin,
peut-être serons-nous obligés de subir longtemps
encore les traités de 1815, et à qui devrons-nous
cette humiliation ? à vous citoyen Levrault, à
vous seul !
-si le secret de ma mission a été connu, ce n' est
pas moi qu' il faut accuser d' indiscrétion ; je ne
l' ai révélé à personne. à toutes les questions de
mon gendre et de ma fille sur ma cotte de mailles,
je suis demeuré muet, imnétrable ; je n' ai
rien à me reprocher.
-rien à vous reprocher ! Comptez-vous donc pour
rien vos propos téméraires, vos propos injurieux
contre lamocratie, vos conciliabules
liberticides, vos sourdes menées dans le pays ?
-hélas ! Mon cher Jolibois, la dame marquise
me calomnie indignement, et, pour une faute qui
n' est pas la mienne, vous me parlez de la
déportation !
-mon dieu, oui, peut-être laportation. Le
tribunal jugera, il entendra votre défenseur. Ah !
Je ne vous le cache pas, vous aurez besoin d' un
habile avocat ! Voilà ce que c' est, mon bon ami,
que de se trouver en mauvaise compagnie. Vous
avez voulu vous emmarquiser, vous encanailler de
noblesse ; vous payez aujourd' hui votre
entêtement.
En ce moment, un éclair sillonna la nue. Le
tonnerre gronda ; une grêle furieuse mêlée d' une
pluie abondante fondit sur la plaine, et vint
fouetter la vitre de la portière. La conversation
s' arrêta. Maître Jolibois parut tout d' un coup se
plonger dans une profonde méditation. M Levrault
l' épiait d' un regard inquiet, comme s' il eût
espéré lire sa destinée sur le front du dictateur.
L' orage redoublait ; les chevaux avançaient
péniblement dans les ornières détrempées. Une
lueur de clémence passa sur le front d' étienne
Jolibois.
-écoutez, dit-il enfin comme saisi d' une subite
inspiration, malgré toutes vos fautes, malgré
votre lâcheté, je sens que je vous aime encore ;
mon amitié pour vous a résisté à toutes ces
cruelles épreuves. Une fois que vous comparaîtrez
devant la justice, je ne pourrai plus rien pour
vous ; les magistrats seront obligés d' appliquer
la loi. Je n' ai qu' un moyen de vous sauver...
-quel moyen ? Demanda M Levrault d' une voix
haletante.
-c' est de vous rendre la liberté, et je vous la
rends ; allez, mon cher, et ne péchez plus.
En achevant ces mots, Jolibois ouvrit la
portière. Sans demander son reste, M Levrault
sauta au beau milieu d' une flaque d' eau, et
regagna, par une pluie battante, le château de
La Rochelandier. Au bout d' une heure, trempé
jusqu' aux os, crotté jusqu' à l' échine, il sonnait
à la porte ; je laisse à deviner la figure de la
marquise, en revoyant si tôt l' hôte maudit dont
elle se croyaitlivrée pour longtemps.
Xx
cependant un travail mystérieux s' accomplissait
dans le coeur de Laure et dans le coeur de Gaston.
Ces deux jeunes gens n' étaient pas sortis mauvais
des mains de Dieu ; l' éducation avait faussé leur
nature, sans la dépraver pourtant d' une façon
ingrissable. Gaston, affligé d' abord de la
ruine de son beau-père et de sa femme, éprouvait
maintenant un sentiment de délivrance ; la créance
qu' il ne pouvait acquitter n' était-elle pas
déchirée ? Laure éprouvait un sentiment pareil ;
chacun des deux se trouvait dégagé. Libres
désormais, rendus à leur nature première, ils
s' observaient avec curiosité et s' étonnaient de
découvrir mutuellement des trésors auxquels ils
n' avaient jamais songé. Laure, qui, en se mariant,
n' avaitvé que les fêtes de la cour, qui, en
perdant sa chimère, s' était crue menacée d' un
ennui sans remède et sans fin, s' apercevait avec
surprise que les joies de la vanité ne sont pas
les seules joies de ce monde. Sa vanité, ne sachant
plus se prendre, était morte, faute d' aliment.
On se rappelle que Mademoiselle Levrault avait
étudié avec succès la peinture et la musique.
établie dans une chambre que Gaston avait décorée
avec une élégante simplicité, elle reprit ses
études ; les talents qu' elle avait négligés au
milieu des distractions de sa vie opulente
consolaient, égayaient sa solitude et sa pauvreté.
Le printemps renaissait ; Laure l' accueillit avec
un bonheur inespéré. Un jour, on s' en souvient
peut-être, quelques semaines après son arrivée
à la Trélade, le jour même où elle avait rencontré
Gaston pour la première fois, les champs et les
bois s' étaient révélés vaguement à sa jeune
imagination, mais ce poétique sentiment n' avait
pas résisté aux préoccupations toutes mondaines
qui l' agitaient alors ; en présence du me
spectacle, son émotion fut, cette fois, plus
profonde, et la révélation s' acheva. Gaston, qui
aimait les poëtes, avait réuni dans la chambre
de sa femme un petit nombre de livres choisis avec
goût, et Laure retrouvait avec un secret orgueil,
dans ces livres enivrants, l' expression pure
et pcise de ses rêveries et de ses pensées. De
jour en jour, son intelligence s' élevait, son
coeur s' ouvrait à des sentiments
p61
plus tendres. Les poëtes lui expliquaient la
nature, et la nature, à son tour, lui enseignait
à mieux comprendre les poëtes.
Un soir, elle était assise au piano, Gaston se
promenait dans le parc, les derniers rayons du
soleil filtraient à travers la ramée. Après avoir
préludé pendant quelques instants, elle se mit à
jouer une des plus charmantes compositions de
Louis Lacombe, le soir, idylle gracieuse qui
raconte avec une merveilleuse précision, avec une
exquise délicatesse, toutes les rumeurs, tous les
bourdonnements, tous les murmures de la plaine à
la fin de la journée, poëme champêtre où l' on
entend le bêlement des troupeaux ramenés à la
bergerie, le chant des pâtres, le tintement de
l' angelus, tous ces bruits confus qui s' élèvent
à la nuit tombante, comme une prière de la terre
au ciel. Gaston était venu s' accouder sur la
fenêtre. Les doigts de Laure semblaient à peine
effleurer le clavier ; la brise soulevait les
boucles de ses cheveux ; son cou s' inclinait
mollement comme le cou d' un cygne. Gaston la
contemplait avec surprise, comme s' il l' eût aperçue
pour la première fois. En ce moment, en effet,
Laure était pour lui une femme toute nouvelle.
émue, attendrie, pénétrée à son insu d' un sentiment
religieux, elle commença d' une voix claire et
vibrante un psaume de Marcello. Sa voix, autrefois
gâtée par la mignardise et l' afféterie,
s' échappait pure et limpide, et rendait avec une
simplicité puissante la divine mélodie de ce
maître inspiré. Quand elle eut fini de chanter,
Gaston s' éloigna d' un pas rêveur. Il comprenait
confusément tout le prix du trésor qu' il possédait,
et se sentait honteux de l' avoir si longtemps
ignoré, si longtemps négligé. Que fallait-il pour
cultiver ce champ dont il avait méconnu la
richesse ? En arracher quelques brins d' ivraie,
déraciner les travers prils, les désirs frivoles,
les idées étroites qu' il avait laissé grandir,
qu' il avait encouragés par son indifférence : le
malheur avait fait ce que Gaston n' avait pas su
faire.
Laure, qui n' avait vu dans Gaston qu' un marquis
et rien de plus, voyait maintenant en lui un
homme nouveau. Gaston, en effet, l' avait traitée
jusque-là avec froideur ; l' orgueil, la crainte
de passer pour un courtisan de l' opulence,
arrêtaient sur ses lèvres tout ce qui pouvait
ressembler à un témoignage d' affection ; cette
crainte, en s' évanouissant, avait réveillé tous ses
bons instincts. Il n' avait plus cette impassible
courtoisie qui soumet tous les mouvements aux lois
de l' étiquette et enveloppe la vie d' une
atmosphère glacée.
Ce jeune homme naguère si frivole, occupé de
voitures, de chiens et de chevaux, devenu grave
et pensif, avait avec sa femme des entretiens
rieux. Elle l' écoutait avec déférence, et
s' accusait à son tour de l' avoir méconnu. Ainsi,
par une pente insensible, ils arrivaient à
l' amour, qu' ils n' avaient pas cherché ; mais le
souvenir de leur mariage, conclu sous les auspices
d' une double promesse et suivi d' une double
déception, enchaînait sur leurs lèvres toutes ces
confidences familières dont se nourrissent les
affections naissantes. La honte arrêtait le mutuel
aveu de leur tendresse ; chacun des deux aimait
sans se croire aimé, et s' avouait avec douleur
qu' il n' avait rien fait pour mériter de l' être.
Gaston comprit enfin que le moment était venu de
renoncer à l' inaction, de se conduire en homme, et
que le seul moyen de gagner le coeur de sa femme
était de reconquérir sa propre dignité. Ses
revenus, quoique modestes, lui permettaient d' aller
vivre à Paris sans entamer le bien-être de sa
famille ; il résolut de partir seul, de s' ouvrir
une carrière, de travailler pour tirer sa femme de
la vie chétive de La Rochelandier. Que
ferait-il ? Il ne le savait pas encore ; mais il
avait vingt-cinq ans, de l' intelligence, du
courage, et comptait sur Dieu, qui vient en aide
aux gens de bonne volonté.
Les choses en étaient là, Gaston n' avait encore
confié sasolution à personne, quand un incident
inattendu vint ajourner l' accomplissement de son
projet.
On était au mois de mai. Laure et Gaston,
M Levrault et la marquise achevaient de souper,
quand tout à coup ils entendirent un bruit confus
de voix sous le vestibule. Un garçon de ferme entra
dans la salle à manger, annonçant qu' un homme en
blouse, à longue barbe, voulait à toute force
pénétrer dans la maison. Au même instant,
Timoléon parut, renversant sur son passage un
valet qui essayait de l' arrêter.
-mon fils ! Murmura M Levrault, en cachant sa
tête entre ses mains.
-malheureux, s' écria la marquise indignée, que
venez-vous faire ici ?
-croiriez-vous, dit Timoléon, s' adressant à son
père sans s' inquiéter de cette apostrophe
inhospitalière, croiriez-vous que ces drôles
veulent m' empêcher d' entrer dans le château
Levrault ? J' ai beau leur crier que je suis votre
fils ; ils s' obstinent à n' en rien croire. Je suis
proscrit, traqué par les sicaires de la réaction ;
me refuserez-vous un asile ?
Et, sans plus de façon, il prit place à table.
-puisque vous êtes proscrit, dit le jeune La
Rochelandier d' un ton qui n' admettait pas la
plique, nous vous cacherons ; mais vous n' êtes
pas ici chez vous, sachez-le bien, vous êtes chez
moi. Dans huit jours, au plus tard, il faut
quitter la France. Vous choisirez vous-même le
lieu de votre retraite, et nous ferons les frais
de votre voyage.
Demeuré seul avec son père, Timoléon lui raconta
à sa manière l' étourderie populaire du 15
mai. Il était lui-même un des étourdis qui
avaient envahi la chambre et balayé la
représentation nationale. Quand il eut terminé son
cit :
je suis proscrit, ajouta-t-il, mais ne croyez pas
pourtant qu' en venant ici, je n' aie songé qu' à
mon salut. Puisque Paris refuse de nous suivre,
nous allons endoctriner les campagnes. Vous n' êtes
pas de ces républicains timorés qui reculent
devant le remaniement complet de la socté ; les
théories les plus avancées n' ont rien qui vous
surprenne. Je viens vous proposer une oeuvre
admirable, et je compte sur vous.
-quel est ton projet ? Demanda M Levrault,
frissonnant des pieds à la tête.
-je veux mocratiser la Bretagne, habiliter
la Vendée, moraliser, donner à la république ces
deux provinces si longtemps abruties par la
superstition et l' aristocratie ; je veux prêcher
en Bretagne, en Vene, la vérité sociale. à
nous deux, mon père ! Nous convertirons les
paysans à la foi nouvelle ; je serai sus, et
vous serez saint Jean. Nous porterons la lumière
sous le chaume, et nous blerons les châteaux.
-tu parles de Jésus et de saint Jean ; mais
Jésus et saint Jean ne brûlaient pas les
châteaux.
-ils devaient les brûler ; c' est à nous d' achever
leur tâche. à nous deux, nous en viendrons à bout.
-ah ! Mon cher Timoléon, dit M Levrault,
toujours prêt à hurler avec les loups, je ne t' ai
pas attendu pour prêcher ici la foi nouvelle ;
mais tu ne connais pas les paysans de nos
p62
campagnes. Les malheureux croient encore à toutes
ces vieilleries dont nous connaissons, nous autres,
le néant et l' impiété, à la famille, à l' héritage.
Ils se feraient tuer jusqu' au dernier pour
défendre, pour sauver le champ de leur seigneur, le
champ qu' ils labourent, qu' ils arrosent de leurs
sueurs et qui ne leur appartient pas. Tu ne sais
pas jusqu' où va leur stupidité ; s' il me prenait
fantaisie de mettre moi-même le feu à mon château,
ils accouraient par milliers pour l' éteindre. Ce
n' est pas sur cette terre ingrate que pourra germer
la vérité sociale.
-l' entreprise est difficile, mon père, je le
savais ; elle n' en sera que plus glorieuse.
Ma parole fécondera cette terre ingrate. Couvrir
de moissons les plaines de la Beauce, est-ce là
de quoi tenter le génie et le dévouement d' un
apôtre ?
-va donc, que ta destinée s' accomplisse ! Poursuis
ta mission. Pour moi, j' ai renoncé à la vie
politique. Je sens que je ne suis pas fait pour
l' apostolat ; mais je suis fier de mon fils, et
mes voeux t' accompagneront.
-eh bien ! Reprit Timoléon, puisque vous êtes
fier de votre fils, vous ne lui refuserez pas une
poignée de ce vil tal qui disparaîtra de la
terre régénérée quand le règne de la vérité sociale
sera venu, mais qui aujourd' hui, dans le vieux
monde corrompu nous vivons, peut servir à tout,
me au bien.
-mais je suis rui, tu ne l' ignores pas.
-bah ! Laissez donc ! Vous avez bien encore un
petit magot.
Pour avoir la paix et se donner en même temps un
air de grandeur et de générosité, M Levrault
tira sa bourse et la jeta à Timoléon avec la
grâce et le laisser-aller d' un marquis de
l' ancienne comédie.
Le lendemain était un dimanche ; Timoléon rôdait
dans le village voisin. Comme les paysans
sortaient de l' église, il trouva moyen de lier
conversation avec deux garçons de ferme, les
entraîna au cabaret et demanda un broc du meilleur
vin. à peine attablé, il commença sonle
d' apôtre. La singularité de ses discours, la
longueur de sa barbe, eurent bientôt attiré autour
de lui un nombreux auditoire. Il leur expliquait
la sublime théorie de la vraie et de la fausse
propriété, le partage des fruits de la terre entre
tous les membres de la communauté, la nécessité
d' abolir l' héritage. Déjà il touchait aux cimes les
plus hautes de la vérité sociale, lorsqu' il fut
interrompu dans son improvisation.
-ainsi, à votre compte, demanda Jean-Thomas, le
champ que mon père m' a laissé et que j' ai arrondi
de quelques bons lopins, je n' ai pas le droit de le
laisser à mon fils ?
-non, car l' héritage est un sacrilége, et votre
fils ne posséderait qu' une propriété mensongère.
-ainsi, demanda le père Michel, au lieu de
porter mon blé au marché et de rapporter à notre
nagère quelques bons sacs d' écus, à votre compte,
il faut le partager entre tous les fainéants de la
commune qui se croisent les bras et passent leur
vie au cabaret ?
-vous devez le partager au nom de la fraternité.
-ainsi, demanda Claude L' éveillé, si nous avons
besoin, pour faire ripailles, d' un quartier de
boeuf ou de mouton, nous n' avons plus qu' à choisir
dans l' étable ou la bergerie de notre maître ?
-il n' y a plus de maîtres ; ses moutons et ses
boeufs sont à vous.
-c' est donc pour nous apprendre toutes ces belles
choses que vous êtes venu exprès de Paris ?
Demanda François-L' Ahuri.
-oui, mes enfants, je suis venu pour vous éclairer
sur vos droits, pour vous affranchir. Vos prêtres,
ligués avec vos seigneurs, vous ont assez
longtemps prêcla servitude et la mire ; moi,
au nom de la vérité sociale, je vous apporte la
richesse et la liberté.
-c' est un partageux ! S' écria l' auditoire tout
entier.
Aume instant, Timoléon fut couvert d' une grêle
de coups de poing. Hué, conspué, meurtri, il
s' échappa du cabaret, et courut à toutes jambes.
Les paysans le serraient de près. Comme il passait
François-L' Ahuri le prirent dans leurs bras
vigoureux et le lancèrent au milieu de la fange.
Quand les paysans, satisfaits de la double leçon
qu' ils venaient de lui donner, se furent éloignés,
Timoléon, dont la barbe limoneuse ne ressemblait
pas mal à celle d' une divinité aquatique, s' essuya
de son mieux en se roulant sur l' herbe d' un pré
voisin et regagna piteusement le château Levrault.
La leçon avait été si bonne, qu' il fallut le
mettre au lit. Après avoir maugréé pendant une
semaine entière au milieu des tisanes et des
compresses, il appela M Levrault à son chevet.
-vous aviez raison, lui dit-il d' un air contrit ;
la vérité sociale ne germera jamais dans cette
terre maudite. Je ne le sens que trop, la
Bretagne est condamnée à croupir éternellement
dans l' ignorance et la stupidité ; je renonce à
la moraliser, à la guérir. Que votre gendre se
jouisse, votre gendre qui m' a si bien reçu :
je quitte la France.
-où iras-tu ? Demanda M Levrault, secrètement
charmé.
-en Icarie ! C' est le seul coin de terre la
rité sociale compte aujourd' hui quelques
disciples fervents ; en Icarie, je trouverai
des frères.
La petite colonie se cotisa pour payer la
traversée de l' apôtre exilé ; trois jours après,
Timoléon s' embarquait au Havre pour la
Californie.
Xxi
le château avait repris sa vie accoutumée. Rien ne
retenait plus Gaston ; il pouvait partir sans
inquiétude : le bien-être de Laure était assuré.
Il lui abandonnait la meilleure partie de ses
revenus, et ne se réservait que le strict
nécessaire. C' était pour lui, pour lui seul,
qu' allait commencer une vie d' abnégation et de
sacrifices. Tout le monde ignorait encore sa
solution au château de La Rochelandier ; il
voulait échapper aux remontrances de sa mère, et
ne devait confier son projet à Laure qu' au
dernier moment.
La veille du jour fixé pour son départ, le fils
de l' un de ses fermiers se mariait ; Laure avait
promis d' assister à la fête. Gaston monta en
carriole avec sa femme et s' achemina vers la
ferme. Laure, avec sa robe de mousseline et son
chapeau de paille, était cent fois plus charmante
qu' autrefois à la Trélade et rue de Varennes
avec ses toilettes éblouissantes. Le trajet se
fit en silence ; leur pensée se reportait
involontairement au jour de leur mariage. à leur
arrivée, ils se virent entourés avec empressement,
accueillis avec cordialité. Laure fut touchée de
l' émotion joyeuse qui se peignait sur tous les
visages. Son mari
p63
était aimé, et elle prenait sa part de l' amour
qu' il inspirait. Une joie franche, un bonheur vrai,
éclataient dans les yeux des jeunes mariés.
Laure et Gaston les observaient avec tristesse,
et, quand leurs regards se rencontraient, chacun
d' eux détournait la tête, comme s' ilt craint
d' être deviné. Les deux époux de la journée
n' avaient ni titres ni richesse, mais ils
s' adoraient, ils étaient heureux. Laure ouvrit le
bal avec le fils du fermier, et Gaston avec
l' épousée. Le jeune marié exprimait naïvement son
ivresse, et Laure l' écoutait avec une curiosité
lée de douleur ; la jeune femme ouvrait
ingénument son coeur, et Gaston l' écoutait avec
lancolie. Rêveurs poccus pendant le reste de
la soirée, Laure et Gaston promenaient autour
d' eux un regard distrait ; ils se disaient au
fond de leur conscience qu' il faut bien peu de
chose pour être heureux, quand on s' aime, et que
la pauvreté a ses fêtes tout aussi bien que
l' opulence.
La soirée était belle ; ils partirent à pied.
émus, agités par ce qu' ils avaient vu, ce qu' ils
avaient pensé, ils marchaient silencieux le long
des haies. C' était la première fois qu' ils se
trouvaient ainsi, seuls, la nuit au milieu des
champs. Les étoiles resplendissaient au-dessus de
leurs têtes ; l' atmosphère embaumée des senteurs
de la lande, ajoutait encore au trouble de leurs
âmes. Parfois le sentier qu' ils avaient choisi
pour abréger la route se rétrécissait ; Laure,
suspendue au bras de son mari, se serrait contre
lui, ses cheveux effleuraient le visage de Gaston,
leurs haleines se confondaient. Tantôt ils
s' arrêtaient pour pter l' oreille au bruit de la
Sèvre ; tantôt ils ralentissaient le pas, se
regardant à la dérobée, écoutant le battement de
leur coeur, surpris et confus comme deux fians
de la veille. Ils ne se parlaient pas, et pourtant
ils n' avaient jamais été si près de se comprendre.
Vingt fois ils sentirent leur amour prêt à
s' échapper de leurs lèvres ; vingt fois la honte
du passé, la crainte de n' être pas aiarrêta
l' élan de leur tendresse. Ils arrivèrent au
château sans avoir échangé une parole. Sur le
seuil de la chambre de Laure, Gaston prit sa
femme dans ses bras et l' embrassa comme il ne
l' avait jamais embrassée, la pressa contre sa
poitrine, et demeura quelques instants à la
contempler. Au moment de la quitter pour longtemps
peut-être, on eût dit qu' il voulait graver plus
avant son image dans son souvenir, puiser dans ce
baiser d' adieu l' énergie et le courage dont il
avait besoin. Laure croyait toucher au bonheur ;
Gaston s' enfuit sans trouver la force de lui
annoncer sonpart.
Restée seule, Laure savoura d' abord avec lices
l' émotion enivrante de cette première étreinte
amoureuse. Assise à sa fenêtre ouverte, elle
s' abîma dans la contemplation du ciel étoilé ;
jamais l' air ne lui avait semblé si pur, la brise
si parfue ; la splendeur de la nuit doublait
toutes ses facultés. Bientôt le sentiment du
bonheur fit place à l' inquiétude. Que voulait dire
le trouble de Gaston ? Que signifiait cette
étreinte convulsive ? Pourquoi Gaston s' était-il
enfui après l' avoir serrée dans ses bras ?
L' amour est prompt à s' alarmer ; cette jeune
femme, qui, naguère indifférente, voyait partir
son mari sans demander où il allait, qui
n' attendait jamais son retour pour l' interroger
sur l' emploi de sa journée, se rappelait
maintenant avec une effrayante précision toutes
les paroles qu' il avait pronones depuis son
arrivée à La Rochelandier. L' attitude de Gaston,
son air distrait, ses réponses évasives toutes
les fois qu' il s' agissait de l' avenir, tout lui
disait qu' il avait formé en secret quelque projet
auquel il ne voulait pas l' associer. Son
imagination s' exaltait dans le silence et la
solitude. Elle était là depuis deux heures, et ne
songeait pas encore à fermer sa fenêtre ; en
promenant son regard sur le parc, elle aperçut la
lumière de la chambre de Gaston, qui se projetait
sur la pelouse. Gaston veillait donc aussi. Cette
veille prolongée qui, en toute autre circonstance,
ne l' eût pas un seul instant préoccupée, mit le
comble à son anxiété. Emportée par une inspiration
irrésistible, elle courut à la chambre de son
mari.
Gaston venait d' achever ses préparatifs depart
et se disposait à écrire à sa mère et à sa femme,
quand Laure entra, pâle, tremblante, les cheveux
dénoués. D' un regard elle devina tout.
-vous partez, dit-elle d' une voix ardente.
Et, comme Gaston hésitait à répondre :
-vous partez seul, vous partez sans moi ; vous ne
daignez pas me confier vos projets. Je comprends
trop bien que rien ne vous retient ici. Pourquoi
resteriez-vous près de moi ? Vous ne m' aimez pas,
je le sais bien. Je ne viens pas vous reprocher
votre indifférence ; mais je suis votre femme, ne
puis-je vous demander ce que vous comptez faire ?
Ne me direz-vous pas où vous allez ?
Gaston prit les mains de sa femme, et l' attirant
sur ses genoux :
-écoute, mon enfant : j' ai mal vécu, j' ai dépen
dans l' oisiveté les plus belles anes de ma
jeunesse. Je sens maintenant toute l' étendue de
ma faute ; le temps est venu de la parer.
L' éducation que j' ai rue, le fol orgueil de ma
famille, m' ont fait de l' inaction un misérable
point d' honneur. Je ne suis rien, et je rougis de
moi-même. Je veux me relever, changer ma destie.
Tout homme doit trouver en lui-même une richesse
à l' abri des atteintes du sort. Je pars, je vais
à Paris chercher l' emploi de ma force et de mon
intelligence. Le travail est la loi commune :
j' obéis à cette loi, que j' ai trop longtemps
connue.
-et vous partez sans moi !
-crois bien, mon enfant, que si je pouvais
quelque chose pour ton bonheur, je ne te quitterais
pas ; mais que puis-je ? Ce que tu cherchais en
moi, je ne l' ai plus.
-et moi, n' ai-je rien perdu ? Reprit Laure en
baissant les yeux.
-non, mon enfant, tu n' as rien perdu, dit Gaston
la pressant doucement sur son coeur. Le sort n' a
pu t' enlever ta grâce, ta beauté, ta jeunesse. Si
tu m' aimais, je te dirais : -partons ensemble.
Viens partager ma vie austère. Tu seras ma joie,
mon bonheur. Ta présence doublera mon courage. En
te sentant près de moi, en travaillant pour toi,
j' oublierai la pauvreté. -mais tu ne m' aimes pas,
mon enfant. Pourquoi m' aimerais-tu ? Qu' ai-je fait
pour mériter ta tendresse ?
-nous partirons ensemble ! S' écria Laure en lui
jetant ses bras autour du cou. Nous étions deux
insensés, Dieu nous a punis ; mais il nous
pardonne, il nous envoie l' amour.
Laure et Gaston passèrent quelques jours encore
à La Rochelandier ; ils voulaient se montrer
régénérés, purs de tout vain désir, aux ombrages
de la Trélade, à tous les coins de cette paisible
vallée, témoins de leur folie, et maintenant
témoins de leur bonheur. Ce pèlerinage accompli,
ils partirent un matin, au soleil levant, tandis
que tout le monde reposait encore au château.
p64
La marquise et M Levrault, qui n' avaient pas
l' amour pour se consoler, après avoir accusé leurs
enfants d' ingratitude, reprirent leurs vieilles
querelles comme une partie de piquet
interrompue ; à l' heure où nous achevons ce récit,
la partie dure encore. Maître Jolibois, après
avoir siégé dans l' assemblée constituante, est
rentré dans la vie privée ; abandonné de tous ses
clients, il se console en disant que la république
a fait fausse route. Gaspard De Montflanquin,
pour charmer les nombreux loisirs de son consulat,
enseigne la bouillotte et le lansquenet aux
sauvages de l' Océanie.
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