Chateaubriand et le problème des genres
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Il nous semble clair que Chateaubriand ne refuse pas le legs des mémorialistes
classiques pour la construction de ses Mémoires d’outre-tombe. Bien que son projet ait
assumé de différents visages au long de sa réalisation conforme nous essayions de préciser
dans le chapitre 2, il est possible d’affirmer que la perspective générale des mémoires
prédomine dans l’ouvrage. L’auteur n’a jamais employé le mot autobiographie pour se
reporter à l’œuvre, et à ces écrits il réserve exclusivement le terme de Mémoires. « Certaines
séquences des MOT sont de toute évidence faites pour nous rappeler que nous avons bien
affaire à une écriture de mémorialiste au sens le plus classique du terme. »
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C’est de ce point de vue que Yves Coirault va dresser un paradigme des « journées
cardinales » à partir des ouvrages de Retz, de Saint-Simon et de Chateaubriand. Il rattache
certains passages des MOT à une très ancienne tradition issue des « Mémoires-Journaux »
ceux-ci ayant des relations aux troubles de la Ligue. Le récit de la révolution de Juillet faite
par Chateaubriand, par exemple, rejoint d’après Coirault cette tradition qui a eu son apogée
dans la génération de la Fronde, et a puis brillé sous la Régence
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.
Mais si dans les méandres du texte Chateaubriand suit cette veine traditionnelle des
mémorialistes, force est d’y reconnaître la manifestation réitérée d’une dimension à caractère
autobiographique, bien que cette dimension s’écarte essentiellement du modèle
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Nous pourrions illustrer l’ampleur de cette discussion avec une étude qui porte sur le problème de la
confluence des genres et de ses résultats esthétiques et philosophiques. Zanone nous rappelle que Baktine
reconnaît dans le travail de stylisation des genres en général la marque d’une conservation de l’ancien canon. Là
on serait invité à lire les MOT alors comme une stylisation du genre des mémoires, stylisation qui se ferait par le
rattachement à un modèle plutôt épique et non romanesque. Les MOT n’accompagneraient donc pas la
« romanisation » des mémoires de l’époque, ils seraient au contraire le produit d’une résistance à cette tendance.
Ainsi, la perspective épique en œuvre chez Chateaubriand dresserait une alternative au roman. Il dit qu’au
moment où ses contemporains laissent la forme des Mémoires se fondre dans l’ensemble plus vaste de la prose
narrative, « Chateaubriand mène sur cette forme un véritable travail d’écrivain et s’applique à rehausser
poétiquement ses Mémoires en tant que Mémoires. […] Chateaubriand préserve le genre des Mémoires en tant
que tel, lui évite la dilution dans le roman et en même temps, arrête son évolution. »
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On peut s’apercevoir
combien le genre des Mémoires se transforme lentement et assume des méthodes compositionnelles et un
langage poétique propres en empruntant de nouvelles éléments aux formes littéraires diverses afin de mieux
traduire les différents niveaux d’expériences humaines – individuel et collectif. Ces interférences sur le plan du
récit, ces dialogues des formes ont des implications profondes ; mais les implications théoriques, généralement
d’ordre artistique et philosophique, dont l’analyse ne peut pas être développée ici, nous intéressent pour insister
sur la pertinence de la perspective artistique sur un plan autobiographique pour analyser les Mémoires d’outre-
tombe. Zanone constate enfin qu’il ne s’agit pas d’envisager cette interpénétration des genres et les
transformations textuelles qui en adviennent dans la seule perspective d’une concession ou d’une perte des
mémoires, c’est-à-dire uniquement de la perspective historique.
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Du point de vue poétique, au contraire, sur le
plan de la création littéraire un gain se fait dans les échanges pratiqués entre les compositions diverses.
ZANONE, « Les Mémoires et la tentation du roman : l’exception épique des Mémoires d’outre-tombe »
Chateaubriand mémorialiste, op. cit., p. 35-46
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Y. Coirault, « De Retz à Chateaubriand : des Mémoires aristocratiques à l’autobiographique symbolique»,
Revue d’Histoire littéraire de la France, janv.-mars 1989, p. 63.
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Les livres XXXII-XXXIII des MOT.