La nature de cette faculté et la place qu'il faut lui assigner dans la hiérarchie cérébrale peuvent
donner lieu à quelque hésitation. N'est-ce qu'une espèce de mémoire, et les individus qui l'ont
perdue ont-ils perdu seulement, non la mémoire des mots, mais le souvenir du procédé qu'il faut
suivre pour articuler les mots? Sont-ils revenus par là à une condition comparable à celle du jeune
enfant qui comprend déjà le langage de ses proches, qui est sensible au blâme et à la louange, qui
montre du doigt tous les [p. 334] objets qui on lui nomme, qui a acquis une foule d'idées simples, et
qui, pour les exprimer, ne sait encore balbutier qu'une seule syllabe? Peu à peu, après des efforts
innombrables, il réussit à articuler quelques syllabes nouvelles. Pourtant il lui arrive encore souvent
de se tromper, et de dire, par exemple, papa, lorsqu'il voudrait dire mama, parce qu'au moment de
prononcer ce dernier mot il ne se souvient plus de la position qu'il faudrait donner à sa langue et à
ses lèvres. Bientôt il connaît assez bien le mécanisme de quelques syllabes simples et faciles pour
les prononcer à tout coup sans erreur et sans hésitation; mais il hésite et se trompe encore sur les
syllabes plus compliquées et plus difficiles, et lorsque enfin il possède bien la pratique de plusieurs
monosyllabes, il a besoin d'acquérir une nouvelle expérience pour apprendre à passer tout à coup
d'une syllabe à une autre, et pour prononcer, à la place des monosyllabes redoublés qui
constituaient son premier vocabulaire, des mots composés de deux ou trois syllabes différentes.
Ces perfectionnements graduels du langage articulé chez les enfants sont dus au développement
d'une espèce particulière de mémoire qui n'est pas la mémoire des mots, mais celle des
mouvements nécessaires pour articuler les mots. Et cette mémoire particulière n'est nullement en
rapport avec les autres mémoires ni avec le reste de l'intelligence. J'ai connu un enfant de trois ans
qui avait une intelligence et une volonté au-dessus de son âge, qui avait la langue bien conformée,
et qui ne savait pas encore parler. Je connais un autre enfant très intelligent qui, à l'âge de vingt et
un mois, comprend parfaitement deux langues, qui, par conséquent, possède au plus haut degré la
mémoire des mots, et qui jusqu'ici n'a pu s'élever au-dessus de la prononciation des monosyllabes.
Si les adultes qui perdent la parole ont seulement oublié l'art de l'articulation, s'ils sont revenus
simplement à la condition où ils étaient avant d'avoir appris à prononcer les mots, il faut ranger la
faculté dont la maladie les a privés dans l'ordre des facultés intellectuelles. Cette hypothèse me
paraît assez vraisemblable. Il serait possible, toutefois, qu'il en fût autrement, et que l'aphémie fût le
résultat d'une ataxie locomotrice limitée à la partie de l'appareil nerveux central qui préside aux
mouvements de l'articulation des sons. On objecte, il est vrai, que ces malades peuvent exécuter [p.
335] librement avec leur langue et leurs lèvres tous les mouvements autres que ceux de
l'articulation; qu'ils peuvent porter immédiatement, lorsqu'on les en prie, la pointe de leur langue en
haut, en bas, à droite ou à gauche, etc.; mais ces movements, quelque précis qu'ils nous
paraissent, le sont infiniment moins que les mouvements excessivement délicats qu'exige la parole.
Dans l'ataxie locomotrice des membres, on observe que les malades exécutent à volonté tous les
grands mouvements: si on leur dit de lever la main, de l'ouvrir, de la fermer, ils le font presque
toujours sans hésitation; mais, quand ils veulent exécuter des movements plus précis, saisir, par
exemple, d'une certaine manière, un objet de peu de volume, ils vont au delà ou restent en deçà du
but; ils ne savent pas coordonner la contraction de leurs muscles de manière à obtenir une
résultante d'une valeur déterminée, et ils se trompent bien moins sur la direction de leurs
mouvements que sur la quantité de force qu'il faudrait déployer et sur l'ordre de succession des
mouvements partiels dont se compose la préhension des objets. On peut donc se demander si
l'aphémie ne serait pas une espèce d'ataxie locomotrice limitée aux muscles de l'articulation des
sons, et, s'il en était ainsi, la faculté que les malades ont perdue ne serait pas une faculté
intellectuelle, c'est-à-dire une faculté appartenant à la partie pensante du cerveau, ce ne serait
qu'un cas particulier de la faculté générale de coordination des actions musculaires, faculté qui
dépend de la partie motrice des centres nerveux.
On peut donc faire au moins deux hypothèses sur la nature de la faculté spéciale du langage
articulé. Dans la première hypothèse, ce serait une faculté supérieure, et l'aphémie serait un trouble
intellectuel; dans la seconde hypothèse, ce serait une faculté d'un ordre beaucoup moins élevé, et
l'aphémie ne serait plus qu'un trouble de la locomotion. Quoique cette dernière interprétation me
paraisse beaucoup moins probable que l'autre, je n'oserais pourtant pas me prononcer d'une
manière catégorique si j'en étais réduit aux seules lumières de l'observation clinique.
Quoi qu'il en soit, sous le rapport de l'analyse fonctionnelle, l'existence de la faculté spéciale du
langage articulé, telle que je l'ai définie, ne peut être révoquée en doute, car une faculté qui peut
périr isolément, sans que celles qui l'avoisinent le plus soient [p. 336] altérées, est évidemment une
faculté indépendante de toutes les autres, c'est-à-dire une faculté spéciale.