vint où je pus rapporter ce souvenir à sa famille; elle ne devait
avoir pour consolation que de savoir que celui qu'elle regrettait
était mort à l'ennemi.
Quand je me relevai, j'avais froid jusqu'à la moelle des os. J'arrivai
à un endroit où les cadavres des nôtres avaient été ramassés et
couchés sur deux rangs. J'en comptai quarante-sept, parmi lesquels
vingt-deux zouaves; le reste appartenait à la ligne et à la mobile,
qui avaient solidement donné; je ne savais ce que je faisais en les
comptant. Parmi ces morts étendus dans les poses les plus terribles,
il y avait un lieutenant-colonel de la mobile éventré par un obus; il
paraissait dans la force de l'âge; l'une de ses mains était gantée,
l'autre portait la trace d'une abominable mutilation: le quatrième
doigt, le doigt annulaire, manquait; la trace de l'amputation était
fraîche encore, on le lui avait coupé pour avoir la bague. Je jetai un
dernier coup d'oeil sur ce champ funèbre tout rempli de misères, et
retournai vers ma compagnie, l'esprit noir, le coeur malade. Je
marchai comme un homme ivre, voyant toujours ces faces livides, ces
mains violettes, ces yeux éteints, et tous ces morts qui devaient
attendre pendant huit jours leur sépulture. Je tombai sur mon sac
comme une masse. Il n'y avait pas une demi-heure que je dormais d'un
sommeil lourd, lorsqu'un soldat vint me réveiller, et me prévint de la
part de l'adjudant qu'une distribution de vivres allait avoir lieu à
Petit-Bry, place de l'Église, à une heure du matin. Je me frottai les
yeux. Il était onze heures. Si je me rendormais, étais-je bien sûr de
me réveiller à temps? La prudence me conseillait de marcher. C'était
deux heures de cigarettes à fumer; mais l'idée de m'éloigner du
bivouac ne me vint plus.
Un peu avant une heure, grelottant sous ma couverture, je commençai à
faire la revue des hommes qui devaient m'accompagner. Je n'y mettais
pas moins de rudesse que d'activité; mais ceux que je secouais par les
épaules se rendormaient tandis que je tirais leurs camarades par les
jambes. L'un grognait, l'autre ronflait, aucun ne bougeait. Je me mis
à jouer des pieds et des mains au hasard, marchant dans le tas. Le
premier qui se leva voulut crier, je le fis taire d'un coup de poing;
en une minute, la corvée était debout, presque éveillée. Marcher en
tête de mes hommes, c'était m'exposer à en perdre la moitié chemin
faisant. Je pris la queue du cortège et arrivai au lieu du
rendez-vous. Il n'y avait personne sur la place de l'église; j'en fis
le tour une fois, deux fois, trois fois;--rien, pas un soldat, pas un
comptable; le village semblait mort. La corvée maugréait, battait la
semelle, courait, frappait du pied. Deux heures sonnèrent, rien
encore. Mes hommes allaient et venaient, cognant aux portes.
Quelques-uns tombaient dans les coins et s'y rendormaient; j'aurais
voulu faire comme eux. Le froid était abominable. J'envoyai dans
toutes les directions et, bien sûr enfin qu'il n'y aurait point de
distribution à Petit-Bry, je m'en retournai au campement.
Vers six heures du matin, le pétillement de quelques coups de fusil me
réveilla; ils partaient de la tranchée, où une section de ma compagnie
était de grand'garde et nous couvrait. Chacun de nous prit son rang,
sac au dos. La fusillade devint bientôt rapide et vive; les balles
prussiennes passaient au-dessus de nos têtes par volées, avec de longs