Cependant il est étrange de quelle sorte on révère leurs sentiments. On fait un crime de les contredire et
un attentat d'y ajouter, comme s'ils n'avaient plus laissé de vérités à connaître.
N'est−ce pas indignement traiter la raison de l'homme, et la mettre en parallèle avec l'instinct des
animaux, puisqu'on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement
augmentent sans cesse, au lieu que les autres demeurent toujours dans un état égal ? Les ruches des abeilles
étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu'aujourd'hui, et chacune d'elles forme cet hexagone aussi
exactement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce
mouvement occulte. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse ; mais cette science fragile se
perd avec les besoins qu'elles en ont. Comme ils la reçoivent sans étude, ils n'ont pas le bonheur de la
conserver ; et toutes les fois qu'elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n'ayant pour
objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science
nécessaire toujours égale, de peur qu'ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu'ils y ajoutent,
de peur qu'ils ne passent les limites qu'elle leur a prescrites. Il n'en est pas de même de l'homme, qui n'est
produit que pour l'infinité. Il est dans l'ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s'instruit sans cesse dans
son progrès : car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses
prédécesseurs, parce qu'il conserve toujours dans sa mémoire les connaissances qu'il s'est une fois acquises, et
que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu'ils en ont laissés. Et comme il conserve
ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement ; de sorte que les hommes sont aujourd'hui en
quelque sorte dans le même état où se trouveraient ces anciens philosophes, s'ils pouvaient avoir vieilli
jusques à présent, en ajoutant aux connaissances qu'ils avaient celles que leurs études leur auraient pu
acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que, par une prérogative particulière, non seulement chacun
des hommes s'avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un
continuel progrès à mesure que l'univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des
hommes que dans les âges différents d'un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le
cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend
continuellement : d'où l'on voit avec combien d'injustice nous respectons l'antiquité dans ses philosophes ;
car, comme la vieillesse est l'âge le plus distant de l'enfance, qui ne voit que la vieillesse dans cet homme
universel ne doit pas être cherchée dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont les
plus éloignés ? Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses, et
formaient l'enfance des hommes proprement ; et comme nous avons joint à leurs connaissances l'expérience
des siècles qui les ont suivis, c'est en nous que l'on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les
autres. Ils doivent être admirés dans les conséquences qu'ils ont bien tirées du peu de principes qu'ils avaient,
et ils doivent être excusés dans celles où ils ont plutôt manqué du bonheur de l'expérience que de la force du
raisonnement.
Car n'étaient−ils pas excusables dans la pensée qu'ils ont eue pour la voie de lait, quand, la faiblesse de
leurs yeux n'ayant pas encore reçu le secours de l'artifice, ils ont attribué cette couleur à une plus grande
solidité en cette partie du ciel, qui renvoie la lumière avec plus de force ?
Mais ne serions−nous pas inexcusables de demeurer dans la même pensée, maintenant qu'aidés des
avantages que nous donne la lunette d'approche, nous y avons découvert une infinité de petites étoiles, dont la
splendeur plus abondante nous a fait reconnaître quelle est la véritable cause de cette blancheur ?
N'avaient−ils pas aussi sujet de dire que tous les corps corruptibles étaient renfermés dans la sphère du
ciel de la lune, lorsque durant le cours de tant de siècles, ils n'avaient point encore remarqué de corruptions ni
de générations hors cet espace ? Mais ne devons−nous pas assurer le contraire, lorsque toute la terre a vu
sensiblement des comètes s'enflammer et disparaître bien loin au−delà de cette sphère ?
C'est ainsi que, sur le sujet du vide, ils avaient droit de dire que la nature n'en souffrait point, parce que
toutes leurs expériences leur avaient toujours fait remarquer qu'elle l'abhorrait et ne le pouvait souffrir.
Préface sur le traité du vide
Préface sur le traité du vide 8