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Langue Française (InaLF)
Esthétique de la langue fraaise [Document électronique] : la déformation, la
métaphore, le cliché, le vers libre, le vers populaire / Rémy de Gourmont
PREFACE
p7
Esthétique de la langue française, cela veut dire :
examen des conditions dans lesquelles la langue
française doit évoluer pour maintenir sa beauté,
c' est-à-dire sa pureté originelle. Ayant constaté,
il y a déjà bien des anes, le tort que fait à
notre langue l' emploi inconsidédes mots
exotiques ou grecs, des mots barbares de toute
origine, de toute fabrique, je fus amené à
raisonner mes impressions et à découvrir que ces
intrus étaient laids exactement comme une faute
de ton dans un tableau, comme une fausse note dans
une phrase musicale. Il me sembla donc que, sans
rejeter inconsidérément les observations
(qualifiées mal à propos de règles) grammaticales,
il fallait du moins ajouter un nouveau principe à
ceux qui guident l' étude des langues, le principe
esthétique. Voilà toute la première partie de ce
livre, y comprises les notes sur la
déformation.
p8
Le chapitre des métaphores pourrait tenir en vingt
lignes, si on ôtait les exemples ; si on y mettait
tous les exemples possibles, il demanderait vingt
gros volumes. Il ne faut donc le regarder que comme
une indication : il dira la possibilité d' un
dictionnaire sémantique des langues de civilisation
européenne. L' excuse de sa longueur, car il
paraîtra long à beaucoup, c' est qu' en ces sortes
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de travaux il est fendu de demander à être cru
sur parole ; cette nécessité justifie encore
l' aridité d' une nomenclature empruntée à différentes
langues étrangères.
Je pense d' ailleurs qu' il ne faut jamais hésiter
à faire entrer la science dans la littérature ou la
littérature dans la science ; le temps des belles
ignorances est pas; on doit accueillir dans son
cerveau tout ce qu' il peut contenir de notions et
se souvenir que le domaine intellectuel est un
paysage illimité et non une suite de petits
jardinets clos des murs de la méfiance et du dédain.
Je désire ajouter que ces études, car sans être de
la philologie elles s' appuient constamment sur la
philologie romane et sur la linguistique générale,
ont été aperçues de ceux dont l' approbation m' était
nécessaire, alors que, sans préparation apparente,
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je me hasardais à des questions auxquelles il est
d' usage, entre littérateurs, de ne pas répondre.
Ce n' est pas comme caution que je dis le nom de
l' illustre Max Muller, maître des mythologies et
des métaphores, ni celui de M. Gaston Paris,
dont nous sommes tous les disciples, ce qui n' est
pas une raison pour qu' il ait approuautre chose
dans mon esthétique que le soin avec lequel j' ai
défendu les principes que m' ont dons ses travaux ;
c' est plutôt en manière de dédicace, et alors je
n' oublierais pas M. Antoine Thomas, qui aime
passionment la langue fraaise et qui l' a suivie
jusqu' en ses plus mystérieuses métamorphoses.
M. Gaston Paris me permettra de citer ici
quelques lignes de son écriture, car elles sont une
critique et elles disent ma pensée même, depuis
que je les ai lues : " sur quelques points (comme ce
qui regarde l' ortographe) je ne serais pas tout à
fait d' accord avec vous, et en thèse générale je
ne sais si dans l' évolution linguistique on peut
faire autre chose qu' observer les faits ; mais
après tout dans cette évolutionme toute volonté
est une force et la vôtre est dirigée dans le bon
sens. " ma pene c' est cela même, c' est que je ne
suis qu' une force, aussi petite que l' on voudra,
qui voudrait se dresser
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contre la coalition des mauvaises forces
destructives d' une beauté séculaire. Je n' ai à ma
disposition ni lois, nigles, ni principes
peut-être ; je n' apporte rien qu' un sentiment
esthétique assez violent et quelques notions
historiques : voilà ce que je jette au hasard dans
la grande cuve où fermente la langue de demain.
R. G.
23 mars 1899.
ESTHETIQ. DE LA LANGUE FRAAISE
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chapitre premier. Beauté physique des mots.
-origines des mots français. -les doublets.
-le vieux français et la langue scolastique.
-le latin servoir naturel du français :
on ne s' est gre intéressé jusqu' ici aux mots du
dictionnaire que pour en écrire l' histoire, sans
prendre garde à leur beauté propre, de forme, de
sonorité, d' écriture. C' est qu' on a cru sans doute
que, dégagés de l' image ou de l' idée qu' ils
contiennent, les mots n' existeraient plus qu' à
l' état d' articulations vaines. La phonétique
elle-même n' a pu rester complètement indifférente
à la signification des mots dont elle analysait
les éléments, et c' est ainsi qu' elle est arrivée
à établir l' origine et la filiation de presque
tous les vocables de la langue française. Mais on
conçoit très bien, et il y a une photique pure
qui, faisant abstraction de toute
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mantique, constate simplement la généalogie des
sons, leurs mutations, leurs influences réciproques.
L' esthétique du mot, telle que j' essaierai de la
formuler pour la première fois, aura d' abord ce
point de contact avec la phonétique qu' elle ne
s' occupera que par surcroît du sens verbal, tout
à fait insignifiant dans une question de beauté
physique : la signification d' un mot ni
l' intelligence d' une femme n' ajoutent rien ni
n' enlèvent rien à la pureté de leur forme.
Pureté : voilà le déterminatif.
Il y a dans la langue française et dans toutes
les langues novolatines, trois sortes de mots : les
mots de formation populaire, les mots de formation
savante, les mots étrangers importés brutalement ;
maison, habitation, home, sont les trois termes
d' une me idée, ou de trois idées fort voisines ;
ils sont bien représentatifs des trois castes
d' inégale valeur qui se partagent les pages du
vocabulaire français. Notre langue serait pure si
tous ses mots appartenaient au premier type, mais
on peut supposer, sans ptendre
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à une exactitude bien rigoureuse, que plus de la
moitié des mots usuels ont été surajoutés, barbares
et intrus, à ce que nous avons conservé du
dictionnaire primitif : la plupart de ces vocables
conquérants, fils bâtards de la Gce ou
aventuriers étrangers, sont d' une laideur
intolérable et demeureront la honte de notre langue
si l' usure ou l' instinct populaire ne parviennent
pas à les franciser. Leur nombre croissant pourrait
faire craindre que le français fût en train de
perdre son pouvoir d' assimilation, jadis si fort,
si imrieux ; il n' en est rien, mais la
demi-instruction, si malheureusement répandue,
oppose à cette vieille force l' inertie de plusieurs
sophismes.
Cependant les mots du second et du troisme type
peuvent avoir acquis, par le hasard des formations
ou des déformations, une certaine beauté analogique ;
ils peuvent être tels qu' ils aient l' air d' être
les frères véritables desritables mots français ;
cette pureté extérieure, qui ne fait point illusion
au phonétiste, doit désarmer le littérateur ; il
nous est parfaitement indifrent, en vérité, que
lice, agonie, gamme soient des mots grecs ;
rien ne les différencie des
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plus purs mots français ; ils se sont naturellement
pliés aux lois de la race et leur fraternité est
parfaite avec lice, dénie, flamme, véridiques
témoins. Il y a aussi un grand nombre de termes
abstraits qui, quoique d' une physionomie assez
barbare, nous sont indispensables, tant que le
vocabulaire n' aura pas subi uneforme radicale ;
dès qu' on touche aux abstractions, il faut écrire en
gréco-français ; cet essai sera, et est déplein
de mots que jepudie comme écrivain, mais sans
lesquels je ne puis penser. On ne peut les
supprimer, mais on peut tenter de les rendre moins
laids : cela sera l' objet d' un des chapitres que
j' ai le dessein d' écrire.
Pareillement, et avec moins d' sitation encore, il
faut respecter la plupart des mots latins qui sont
entrés dans la langue sans passer par le gosier
populaire, ce terrible laminoir. Ils sont mal formés ;
on n' a pas tenu compte, en les transposant, des
modifications spontanées que la prononciation leur
aurait fait subir si le peuple les avait connus et
parlés ; on les jeta brutalement dans la langue,
sans écouter aucun des conseils de l' analogie et
on infesta ainsi le français de la finale ation,
qui peu à peu a détruit le
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pouvoir de aison, finale normale, moins lourde
et plus définitive. De potionem le peuple a
fait poison et les savants potion ; le
peuple fut plus ingénieux et plus personnel, étant
ignorant. Mais potion était utile, l' idée
générale contenue dans potionem ayant disparu
du mot populaire. La nécessité qui a fait doubler
émoi par émotion est beaucoup moins
évidente, et l' on ne voit pas bien que la langue
qui avait émouvoir ait fait, en acceptant
émotionner, une acquisition très importante
ni très belle.
poison et potion ; on appelle doublets
ces mots de forme différente et de souche unique ;
le second est venu doubler le premier soit à une
époque assez ancienne, soit au cours des siècles
ou tout récemment. Ils n' ont jamais la même
signification et c' est l' excuse du mauvais ;
excuse assez faible, car, comme je l' expliquerai
plus loin, un seul mot peut, sans qu' aucune
confusion soit à craindre, porter jusqu' à dix ou
douze sens différents.
C' est ainsi que la langue ayant tiré du latin
capitale la forme cheptel a fait, avec le
me
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mot, la forme capital. voici quelques
exemples de doublets que je n' emprunte pas à
l' opuscule de Brachet, quoiqu' ils s' y trouvent
certainement :
latin : vieux français : français moderne :
monasterium moutier monastère
ministerium métier ministère
paradisus parvis paradis
hospitale hôtel hôpital
augurium heur augure
unionem oignon union
crypta grotte crypte
decima dîme cime
articulum orteil article
navigare nager naviguer
souvent, le sens s' étant perdu de la fécondi
naturelle du français, un savant en quête d' un
qualificatif, d' un dérivé est remonté au mot latin
au lieu d' interroger le mot français :
natalis noël natalité
ostrea huître ostréiculture
ranuncula grenouille renonculacées
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oxalia oseille oxalique
medulla moëlle médullaire
auricula oreille auriculaire
gracile grêle gracilité
dies dominica dimanche dominical
pediculum pou pédiculaire
pneuma neume pneumatique
on doit avoir l' impression rien qu' à parcourir ces
deux listes très écourtées, que si les mots de la
seconde colonne sont français, ceux de la troisième
ne le sont pas, ou très peu ; ils ne sont pas
davantage latins, puisque jamais en aucun pays ils
n' ont été prononcés tels que le dictionnaire nous
les offre aujourd' hui. Ils n' en sont pas moins,
sauf le dernier, fort estimables ; leur présence
dans la langue est devenue presque un ornement en
me temps qu' une garantie de solidité depuis
que tant d' autres causes de destruction sont venues
l' assaillir et, partiellement, la vaincre.
Nous ne comprenons plus, sans études préalables, le
vieux fraais ; la tradition a été rompue
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le jour les deux littératures, française et
latine, se trouvèrent réunies aux mains des lettrés ;
les hommes qui savent deux langues empruntent
nécessairement, quand ils écrivent la plus pauvre,
les termes qui lui manquent et que l' autre possède
en abondance. Or, à ce moment le français paraissait
aussi pauvre en termes abstraits que le latin
classique, tandis que le latin du moyen âge,
enrichi de toute la terminologie scolastique, était
devenu apte à exprimer, avec la dernière subtilité,
toutes les idées ; ce latin diéval a versé dans le
français toutes ses abstractions ; la philosophie
et toutes les sciences adjacentes s' écrivent toujours
dans la langue de Raymond Lulle. identi,
priorité, actualité sont des mots scolastiques.
Cet apport, continué par les siècles, a presque
submergé le vieux fraais. On en était arrivé à
croire, avant la création de la linguistique
rationnelle, que ces mots latins étaient les seuls
légitimes et que les autres représentaient le
sidu d' une corruption extravagante ; mais la
corruption elle-même a des lois et c' est pour ne
pas les avoir observées qu' on a si fortté la
langue française.
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Il n' est pas bien certain, en effet, que le vieux
français fût aussi dénué qu' on l' a cru : si les
innovateurs avaient connu leur propre langue aussi
bien qu' ils connaissaient le latin, auraient-ils
négligé afaiture pour construction, ou
semblance pour représentation ? la
nécessité n' explique pas tous ces emprunts ; la
vanité en explique quelques autres : il a toujours
paru aux savants de tous les temps qu' ils se
différenciaient mieux de la foule en parlant une
langue fermée à la foule. Dans l' histoire du
français il faut tenir compte du pédantisme. Sur
près de deux mille mots purement latins en sion
et tion, il n' y en a pas vingt qui puissent
entrer dans une belle page de prose littéraire ; il
y en a moins encore qu' un poète ot insérer dans
un vers. Ces mots, et une quantité d' autres,
appartiennent moins à la langue fraaise qu' à des
langues particulières qui ne se haussent que fort
rarement jusqu' à la littérature, et si on ne peut
traiter certaines questions sans leur secours, on
peut se passer de la plupart d' entre eux dans l' art
essentiel, qui est la peinture idéale de la vie.
D' ailleurs les mots les plus servilement latins
sont les moins illégitimes parmi les intrus du
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dictionnaire. Il était naturel que le fraais
empruntât au latin, dont il est le fils, les
ressources dont il se jugeait dépourvu et, d' autre
part, quelques-uns de ces emprunts sont si anciens
qu' il serait fort ridicule de les vouloir réprouver.
Il y a des mots savants dans la chanson de
Roland. au point de vue esthétique, si
imperabilisation et prestidigitateur,
par exemple, manquent vraiment de beauté verbale,
il y a moins d' objections contre beaucoup de leurs
frères latins, et d' autres, fort nombreux, sont
très beaux et très innocents. Tout en regrettant
que le français se serve de moins en moins de ses
richesses originales, je ne le verrais pas sans
plaisir se tourner exclusivement du té du
vocabulaire latin chaque fois qu' il se croit le
besoin d' un mot nouveau, s' il voulait bien, à ce
prix, oublier qu' il existe des langues étrangères,
oublier surtout le chemin du trop fameux
jardin des racines grecques. le mal que ce
petit livre a fait depuis deux siècles aux langues
novo-latines est incalculable et peut-être
irréparable.
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chapitre ii. Le sens du mot déterminé par sa
fonction et non par son étymologie. -les mots
tournés de leur sens premier. -les mots à
sens nul et les mots à sens multiples. -le mot
est un signe et non une définition :
sans compter les dérivés, la langue française
contient environ quatre mille mots latins de
formation populaire ; il n' y a qu' à contempler le
dictionnaire de Godefroy pour apprendre que ces
quatre mille mots ne sont que des témoins échaps
à un grand naufrage. Les mots primitifs d' origine
germanique sont encore dans le vocabulaire au nombre
de plus de quatre cents ; on compte dans lame
couche ancienne, mais tout à fait à la surface, une
vingtaine de mots grecs importés par les croisés,
au xiiie siècle ; la langue française ayant à ce
moment un grand pouvoir d' assimilation, leur
origine est méconnaissable ; radicalement francisés,
ils sont
p24
devenus chaland, chicane, gouffre, accabler,
avanie. la part du grec dans la langue française
originale est équivalente à celle du celtique,
nulle ; elle est au contraire importante, autant
queplorable, dans le français moderne.
On a fort bien dit que le nom n' a pas pour fonction
de définir la chose, mais seulement d' en éveiller
l' image. C' est pourquoi le souci des fabricateurs
de tant d' inutiles mots gréco-fraais apparaît
infiniment ridicule. Lorsqu' on inventa les bateaux
à vapeur, il se trouva aussitôt un professeur de
grec pour murmurer pyroscaphe ; le mot n' a pas
été conservé, mais il figure encore dans les
dictionnaires. N' importe quel assemblage de syllabes
était apte à signifier bateau à vapeur aussi
bien que pyroscaphe, puisque, même avec la
connaissance du grec, il nous est impossible de
découvrir dans cette agglutination de termes
l' idée de " bateau qui marche au moyen d' une machine
à vapeur " ; trouvé
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dans les papyrus calcinés d' Herculanum, il serait
légitimement traduit par brûlot. ces équivoques
sont inévitables lorsqu' on veut substituer au
procédé légitime de la composition ou de la
dérivation le procédé, tout à fait enfantin, de la
traduction. Tous ces mots empruntés au grec ont
d' abord été pensés et combis en français ; et
absurdes en français, ils ne le sont pas moins en
grec.
La filiation d' un mot, même du latin au français,
n' est presque jamais immédiatement perceptible ;
très souvent le mot français a une signification
tout à fait différente de celle qu' il supportait
en latin ; bien plus, à quelques siècles, et même
à quelque cinquante ans de distance, un mot français
change de sens, devient contradictoire à son
étymologie, sans que nous nous en apercevions, sans
que cela nous gêne dans l' expression de nos idées ;
d' identiques sonorités expriment des objets
entièrement différents, soit qu' elles aient une
origine divergente, soit qu' un mot ait assu à lui
seul la représentation
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d' images ou d' actes disparates. Il n' y a que des
rapports vagues, purement métaphoriques, entre un
grand nombre de mots français anciens et le mot latin
dont ils sont la transposition populaire : de
frigorem (froid) à frayeur, de rugitus
(rugissement) à rut, ou de pedonem (piéton)
à pion, de gurges (gouffre) à gorge,
de marcare (marteler) à marcher, il y a si
loin que la photique seule a pu identifier ces
vocables divergents. Les mots chapelet et
rosaire ont passé du sens de chapeau et de
couronne de roses à celui de grains enfilés,
et c' est de ce dernier sens brut querivent
nécessairement, aujourd' hui, toutes leurs
significations métaphoriques, amoureuses ou pieuses.
chapelle provient de la même racine que
chapelet et signifie proprement un petit chapeau ;
poutre vient de pulletrum
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et Ronsard l' employa encore dans le sens de
cavale.
certains écrivains, amateurs d' étymologies, sont
très fiers quand ils ont fait rétrograder un mot
français vers la signification stricte qu' il avait
en latin ; c' est un plaisir dangereux dont on abusa
au seizième siècle. Des mots tels que montre,
règle, ne possèdent d' autre sens que ceux que
leur donne la phrase où ils figurent ; cahier,
voulant dire un assemblage de quatre choses, n' est
représentatif d' un objet déterminé que parce que
nous ignorons son origine ; le mot d' il est né,
quaternus, a reparu en français moderne sous
la formediocre de quaterne. M. Darmesteter
a analysé dans sa vie des mots douze
significations du mot timbre, qui vient de
tympanum ; il y en a d' autres, mais quel qu' en
soit le nombre, nous ne les confondons jamais, pas
plus que nous ne sommes troublés par la distance
qu' il y a entre calmar, au sens de plumier, et
calmar, au sens de seiche monstrueuse : quel
travail s' il nous fallait retrouver dans les douze
ou quinze significations
p28
de timbre l' idée de tambour et dans
calmar l' idée de roseau. le mot arrive
quelquefois à un sens absolument contradictoire avec
son étymologie : un exemple assez connu mais curieux
est celui de cadran, venu de quadrantem,
qui avait pris la signification de carré. le
verbe tuer vient littéralement du latin tutari
(protéger).
Il faut donc sourire de la ptention de certains
savants. Un mot n' a pas besoin de contenir sa
propre définition. Dans l' instrument nommé
télescope, l' idée de voir de loin n' est
aucunement essentielle, mais si on la croyait
nécessaire, le mot longue-vue était bien
suffisant, et capable de porter, comme lunette,
une double ou une triple signification. Le
télescope aurait pu encore, sans aucun danger,
être appetube ou tuyau ; c' est ce dernier
nom qu' il eût sans doute reçu, si le peuple avait
été appelé à
p29
le baptiser. Comme jumelles, mot populaire,
presque argotique, est joli, comparé à
microscope, stéréoscope, d' une barbarie si
savante et si triste ! Au dant qui invente
binocle, l' instinct heureux de l' ignorant répond
par lorgnon ; à cycle, tricycle, bicycle
et tous leursrivés l' ouvrier qui forge ces
machines oppose cane : il n' a point besoin du
grec pour lancer un mot d' une forme agréable, d' une
sonorité pure et conforme à la tradition
linguistique.
p30
chapitre iii. Le gréco-fraais. -les mots à
combinaisons étymologiques. -les mots composés
fraais. -le grec industriel et commercial. -le
grec médical. -le grec et la rivation
fraaise. -le grec et le français dans la
botanique, l' histoire naturelle, la sociologie.
-les dieux grecs :
le grec, assez peu senti pour qu' on ose y toucher
sans scrupule, offre aux fabricants de mots nouveaux
une facilité vraiment excessive.
Au lieu d' interroger la langue fraaise, d' étudier
le jeu de ses suffixes, le mécanisme de ses mots
composés, on a recours à un lexique dont la tolérance
est infinie et qui se prête aux combinaisons
agglutinatives les plus illogiques et les plus
inutiles. Avec deux signes (un peu retors, il est
vrai), avec, par exemple, le mot chum (cloche)
et un déterminatif, les chinois disent : " son que
produit une cloche dans le temps de la gelée
blanche ; " avec trois signes ils disent : " son
p31
d' une cloche qui se fait entendre à travers une
forêt de bambous. " voilà sans doute l' idéal de
tous ceux qui ignorent que, grâce à celicieux
système, il faut une quarantaine d' années pour
s' assimiler les " finesses " de ce langage immense
mais immobile. Tout est prévu également par le
gréco-français ; à la cloche chinoise il peut
opposer, dans un genre plus sévère, icthyotypolite
ou épiplosarcomphale.
il est très mauvais, me dans la plupart des
sciences, d' avoir des mots qui disent trop de choses
à la fois ; ces mots finissent par ne plus
correspondre à rien de réel, les mêmes combinaisons ne
se représentant que fort rarement à l' état
identique ; s' il s' agit de phénomènes stables il
faut les qualifier soit par un mot net et simple,
soit par un ensemble de mots ayant un sens évident
dans la langue que l' on parle. L' abondance des
termes distincts est une pauvreté, par la difficulté
que tant de sonorités étranres trouvent à se loger
dans une moire et aussi parce que chacun de ces
mots, réduit à une signification unique, est en
lui-même bien
p32
pauvre et bien fragile. On arrive à ne
coordonner qu' un assemblage énorme et disparate de
vases de terre presque entièrement vides. Les
langues viriles maniées par de solides intelligences
tendent au contraire à restreindre le nombre des
mots en attribuant à chaque mot conservé, outre
sa signification propre, une signification de
position. Ainsi le langage devient plus clair, plus
maniable, plus sûr ; il donne, avec le moindre
effort, le rendement le plus haut. Il ne s' agit
pas de bannir les termes techniques, il s' agit de
ne pas traduire en grec les mots légitimes de la
langue française et de ne pas appeler
céphalalgie le mal dete.
le français, tout aussi bien que le grec et
certaines langues modernes, se prête volontiers
aux mots composés ; on en relève plus de douze
cents dans les dictionnaires usuels qui ne les
contiennent pas tous, et il s' en forme tous les
jours de nouveaux. Plusieurs thodes ont été
employées pour joindre deux idées au moyen de deux
mots qui prennent un rapport constant ; celle qui
semble aujourd' hui le plus en usage
p33
consiste à unir deux substantifs en donnant au
second la valeur d' un adjectif ; elle est
infiniment vieille et sans doute contemporaine des
langues les plus lointaines que nous connaissions.
On peut se figurer un langage sans adjectifs ;
alors pour dire un homme rapide (qui-court-vite)
on dit un homme cheval (un coureur jadis reçut
ce sobriquet) ; si le second terme passe
définitivement à l' idéenérale de rapidité, la
langue, pour exprimer l' idée de cheval, lui
substitue un autre mot ; les langues bien vivantes
ne sont jamais embarrassées pour si peu. Certains
noms de couleurs en sont restés à la phase mixte,
tantôt substantifs, tantôt adjectifs : teint
brique, cheveux acajou, la revue saumon ;
mais tout substantif français peut être employé
adjectivement : le champ de la composition des mots
selon ce système est donc illimité. On forme encore
beaucoup de nouveaux mots en faisant suivre d' un
nom un verbe à l' impératif singulier ou un
substantif verbal ; cette méthode a enrichi
p34
la langue française depuis l' origine :
coupe-gorge, tire-laine, pèse-goutte,
hache-paille. les combinaisons sont nombreuses
par lesquelles se façonnent les mots composés ; ce
n' est pas ici le lieu de les expliquer, mais on peut
conseiller, en principe, à tous les innovateurs
d' avoir toujours sous la main les deux livres
admirables de Darmesteter sur la formation actuelle
des mots nouveaux et des mots composés. On vient
d' inventer un appareil que l' on a bien voulu
dénommer cinézootrope ; que nos aïeux n' ont-ils
su le grec aussi bien que les photographes (encore
un joli mot) et le tournebroche s' appellerait
pompeusement l' obéliscotrope !
cinézootrope appartient au grec industriel et
commercial : c' est une langue fort répandue, qui
se parle au marais et qui s' écrit dans les
prospectus. Selon cet idiome, un empailleur
devient un taxidermiste et un vitrier un
vitrologue ; le papier-cuir devient du
papier skytogène et toute pommade est
philocome
p35
comme tout élixir odontalgique. beaucoup de ces
barbarismes sont assez fugitifs, mais il en demeure
assez pour infecter même la langue commerciale qu' on
aurait pu croire à l' abri du delirium groecum.
c' est que l' auteur d' une invention souvent
insignifiante croit ennoblir son oeuvre en la
qualifiant d' un mot qu' il achète et qu' il ne
comprend pas ; c' est aussi que les commerçants
connaissent le goût du peuple pour les mots savants ;
en prononçant des bribes de patois grec ou latin,
la commère se rengorge et la femme du monde sourit,
pleines de satisfaction. Un marchand d' appareils
photographiques a baptisé sa boutique,
photo-emporium ; il vend des vitagraphes
et des kromskopes ! Telindustriel se vante
d' être le créateur du cuir pantarote. celui-ci
trafique orgueilleusement d' huiles qu' il dénomme :
enginer-auto
p36
et moto-naphta ! voilà les résultats de
l' instruction vulgarisée sans goût. Il y a
quelque chose de honteux, mais le grand point est
de parler français le moins possible et d' avoir
l' air, en pronoant des syllabes barbares, d' avouer
un secret.
Les médecins de Molière parlaient latin, les nôtres
parlent grec. C' est une ruse, qui augmente plutôt
leur prestige que leur science. Ils commencèrent à
user rieusement de ce stratagème au dix-huitième
siècle ; du moins ne voit-on, avant cette époque,
me dans Furetière, que peu de termes médicaux
tirés du grec. Peu à peu ils se mirent à divaguer
dans une langue qu' ils croyaient celle
d' Hippocrate et qui n' est qu' un jargon d' officine.
Les vieux noms des maladies, tels que pourpre,
grenouillette, poil, taupe, écrouelles,
échauboulures, tortue, ongle, clou, fer-chaud,
fic, thym (verrue) furent chassés ; chassées
aussi les appellations populaires comme : mal
S. Antoine, mal rose, mal des ardents, trois
noms de l' érysipèle ; comme mal d' aventure,
pour panaris, mal S. Main, pour la gale,
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mal de mère, pour hystérie ; comme mal caduc,
haut mal et mal S. Jean, pour épilepsie.
Cependant Villars les cite encore ainsi que les
noms vulgaires des instruments de chirurgie :
bec de cygne, bec de cane, bec de grue, bec de
lézard, bec de perroquet, bec de corbeau, bec de
bécasse, pélican, érigne, feuille de myrte, etc.
Il nous apprend que le sieur Mauriceau, accoucheur,
ayant inventé un instrument, l' appela
tire-teste. ce decin osait encore parler
français. J' ignore le nom de l' actuel tire-tête,
mais je suis sûr que ce nom commence par
céphalo. malgré ce retardataire la nomenclature
dicale s' ornait de vocables cisifs. On avait
décidé de nommer acrochordons les verrues,
emprosthotonos les convulsions, lipothymie
la pâmoison, alexipharmaques
p38
les contre-poisons, anacathartiques les
expectorants, eccoprotiques les purgatifs,
anaplérotiques les cicatrisants ; il y eut des
dicaments antihypocondriaques, à savoir :
l' ellébore noir, la scolopendre, l' patique, le
senné, le safran de mars, les capillaires et
l' extrait panchimagogue. ce fut un grand progrès
d' avoir appelé histérotomotocie l' oration
sarienne, scolopomacherion le bec de bécasse
et méningophylax un couteau à pointe mousse pour
la chirurgie de la tête !
Les médecins modernes n' ont presque rien inventé de
plus absurde, mais ils ont inventé davantage, et
renouvelé à la fois leur science et l' art d' en voiler
la faiblesse au vulgaire. Le dr Bazin, qui avait
du mérite, aurait rougi de ne pas appeler un cor,
tylosis. la petite maladie des paupières
qu' Ambroise Paré nommait ingénument des grêles,
ses héritiers l' ont baptisée chalazion ; ce mot
était technique dans la decine grecque, mais
grêles (...) le traduit fort bien, image pour
image. " les decins,
p39
dit avec sagesse M. Brissaud, sont coupables de
conserver-et surtout d' inventer des formes
bâtardes, métissées de grec et de latin, dans les
cas où le fond de notre langue suffirait amplement " ;
et il cite le mot excellent de cailloute, nom
d' une phtisie particulière aux casseurs de
cailloux, ou provoquée par des poussières
mirales ; les nosographes, le trouvant trop
clair et trop fraais, l' ont biffé pour écrire
pneumochalicose. mais n' avaient-ils pas
substitué phlébotomie à saignée ! voici
sans observations une liste de mots français avec
leur nom correspondant en patois médical ; on
jugera de quel côté sont la raison et la beauté :
adéphagie, fringale
adénoïde, glanduleux
agrypnie, insomnie
adynamie, faiblesse
omoplate, palette, paleron (restés comme termes de
boucherie)
ombilic, nombril
pharynx, avaloir (vieux français)
zygoma, pommette
thalasie, mal de mer
p40
épilepsie, haut-mal
asthme, court-vent
éphélides, son (taches)
ictère, jaunisse
naevi, envies
phlyctène, ampoule
ecchymose, bleu, meurtrissure, sang-meurtri (vieux
fraais)
myodopsie, berlue (latin : bislucere )
diplopique, bigle
apoplexie, coup de sang.
On pourrait continuer, car le vocabulaire
gréco-français est fort abondant. Les lexiques
spéciaux contiennent environ trois mille cinq cents
mots français tirés du grec, mais ils sont tous
incomplets ; il est vrai que l' un de ces ouvrages
attribue au grec la paternité d' une quantité de
vocables purement latins, ou allemands, comme
pain et balle. l' auteur, pour l' amour du
grec, fait venir bogue, une sorte de poisson,
de boaw, qui veut dire crier : c' est peut-être
aller un peu loin ! Mais le nombre exact de ces mots
importe peu ; il y en aura toujours trop, bien
qu' ils meurent assez rapidement. Rien ne se fane
plus vite dans une langue que les mots sans
p41
racines vivantes : ils sont des corps étrangers que
l' organisme rejette, chaque fois qu' il en a le
pouvoir, à moins qu' il ne parvienne à se les
assimiler. prosthèse, terme grammatical,
-élégante traduction de greffe ! -a échoué
sous la forme prothèse chez les dentistes qui
bientôt n' en voudront plus. Déjà lesdecins qui
ont de l' esprit n' osent plus guère appeler
carpe le poignet ni décrire une écorchure
au pouce en termes destinés sans doute à rehausser
l' état de duelliste, mais aussi à ridiculiser l' état
de chirurgien. Si beaucoup de mots nécessaires à la
decine et à l' anatomie (celui-cime, par
exemple) sont irremplaçables, il faut tout de même
tenter de les rendre moins laids en les francisant
complètement et non plus seulement du bout de la
plume ; nous examinerons ce point.
De l' usage des termes grecs dans les sciences
dicales, on donne cette explication qu' il est
impossible de tirer tel dérivé nécessaire de tel
mot français. Que faire de oreille, par exemple,
ou de oeil ? mais du mot oeil l' ancienne
langue a tiré oeillet, oeillade, oeillère ;
de oreille,
p42
elle a tiré oreillon (orillon, dans Furetière),
oreillard, oreiller, oreillette, oreillé (terme
de blason). oreillon, c' est pour le peuple toute
maladie interne de l' oreille ; cela vaut bien
otite, il semble. oeil était tout disposé
à donner bien d' autres rejetons : oeiller,
oeilliste, oeillage, oeillon, oeillard, etc. ;
et oreille : oreilliste, oreilleur, oreillage.
qui même peut affirmer que ces termes ne sont pas
usités en quelque métier ?
Mais le médecin des yeuxt rougi de s' appeler
oeilliste, comme le médecin des dents s' appelle
dentiste ; jà la qualification d' oculiste,
insuffisamment barbare, humilie ses prétentions :
il est ophtalmologue. il y a aussi des
otologues, des glossologues et peut-être des
onyxologues.
comme la decine, la botanique, dont les éléments
premiers, les noms vrais des plantes, sont pourtant
de forme populaire, a été ravagée par le latin et
par le grec., il n' y a aucune excuse, car toutes
les plantes ont un nom original et rien n' obligeait
les botanistes français à accepter la ridicule
nomenclature de Lin, alors que la nomenclature
populaire est d' une richesse admirable. Pour le seul
mot clematis
p43
vitalba ou clématite, en véritable français,
viorne, du latin viburnum, il n' y a pas
dans la langue et dans les dialectes moins d' une
centaine de noms ; en voici quelques-uns, parmi
lesquels on pouvait choisir : aubevigne, vigne
blanche, vignolet, fausse vigne, veuillet, vioche,
vigogne, viorne, vienne, vianne, viaune, liaune,
liane, vne, vène, liarne, iorne, rampille,
et des mots compos très pittoresques : barbe de
chèvre, barbe au bon dieu, cheveux de la vierge,
cheveux de la bonne dame, consolation des
voyageurs. à quoi bon alors le mot clématite
(qui n' est d' ailleurs pas laid) ? Quel est son rôle
si ce n' est celui de négateur de tous ceux qu' il
a l' orgueil de remplacer ? Elle est singulière la
légendaire pauvreté d' une langue où l' on pourrait
dans l' écriture d' un paysage nommer trente fois
une plante sans répéter deux fois le même nom !
Mais une langue est toujours pauvre pour les
demi-savants. Que d' images
p44
pleines de grâce dans ces noms que le peuple
donna aux fleurs ! Ainsi l' adonis aestivalis
ou autumnalis est appelé : goutte de sang,
sang denus, sang de sus ;
l' anémone nemorosa est la pâquerette,
la demoiselle, la Jeannette, la fleur
des dames ; la pulsatilla vulgaris est la
coquelourde, la coquerelle, le coqueret,
la coquerette, la clochette, le
passe-velours, la fleur du vent. cette
coquerelle, des botanistes ont osé lanommer
alkékange, mot dont j' ignore l' origine, mais
dont la laideur est trop évidente. L' ortie de
mer est devenue l' acalèphe ; le chardon,
une acanthe, et l' épine-vinette, une
oxyachante ; l' âne qui broute en remuant les
oreilles reçoit la qualification pompeuse
d' acanthophage.
sous le nom de zoologie, l' histoire naturelle
s' est glorifiée, comme la botanique, d' un pris
complet pour la langue populaire et raisonnable :
l' espadon est promu à la dignité de
xiphias et le raveçon devient un
uranoscope, de sorte qu' on doute si ce poisson
n' est pas plutôt une lunette
p45
d' approche ; les fourmiliers sont des
oryctéropes ; les crabes, des ocypodes ;
les chauves-souris, des chéiroptères ;
traduit bien soigneusement en gréco-français, le
fourmi-lion devient le myrméléon.
il y a un oiseau que Buffon appelle courlis de
terre ou grand pluvier ; Belon, pour le
mieux caractériser, adopte le terme populaire,
jambe enflée, lequel est fort juste, puisque ce
pluvier est remarquable par un renflement particulier
de la jambe au-dessus du genou. Une telle bonhomie
a choqué les naturalistes modernes et ils ont
traduit soigneusement en grec jambe enflée, ce
qui a donné le mot charmant oedicnème. ce sont
les mes ravageurs qui baptisèrent brutalement
orthorrhynque le miraculeux oiseau-mouche,
la petite chose ailée par excellence, et dont on
disait jadis qu' il vole sans jamais se reposer,
qu' on croyait dénué de pattes, parce que les
indiens qui le capturaient les enlevaient si
adroitement que toute trace de la blessure avait
disparu ! Une histoire naturelle pour les enfants
commence ainsi un chapitre : " le nom
p46
du choeropotamos vient de deux mots grecs,
choiros, porc, et potamos, rivière. "
n' est-elle pas amusante cette explication, qui
pète sans doute littéralement le raisonnement
du savant inventeur de ce mot grotesque ? Mais
ni le savant ni personne n' ont jamais songé combien
il serait simple, clair et logique, et économique
de dire, avec naïveté : porc de rivière. ensuite
les grecs pourront traduire cela en grec, les
anglais en anglais, les allemands en allemand ; cela
ne nous regarde pas.
Outre sa nomenclature, je veux encore relever
quelques mots galants tels que chondroptérygien
et macrorrhynque (comment des créatures humaines
ont-elles pu émettre de tels sons, volontairement ? ),
l' histoire naturelle posde une langue générale
dont elle a malheureusement imposé l' usage aux
historiens et aux critiques. En voici un aperçu :
anthropozoologique, morphologie... etc.
p48
Quelques-uns de ces mots sont d' une laideur neutre
et bête ; les autres sont hideux à dégoûter de la
science et de toute science. Buffon cependant, qui
avait du génie, a écrit sur
l' homme tout un volume, encore scientifiquement
valable, et dans une langue qu' un enfant de douze
ans comprend à la première lecture. La notion
contenue dans hyperdolychocéphale n' est pas de
celles dont l' importance puisse justifier la
chanceté du mot.
Le grec admettait des combinaisons de lettres que
nous ne pouvons plus juger, la prononciation
ancienne nous étant inconnue ou mal connue. C' est
pourquoi aucun mot grec, ni même les noms propres,
ne peut être transposé littéralement en français.
J' ignore comment les grecs articulaient (...), mais
certainement ils ne disaient pas Héraklès.
Hercule n' est pas une transcription beaucoup
moins exacte. Du xive au xviie siècle, le fraais,
alors si puissant, avait dompté et réduit au son de
son oreille presque tous les noms grecs historiques.
C' est de cette époque que datent Troie, Ulysse,
ne, Achille, Cléopâtre, Thèbes, qu' on
a vouluformer plus tard et arracher de la langue
en les écrivant Troié, Odysseus, Hélé,
Akhilleus, Cléopatrè, Thébè. quant à la
nécessité de différencier (...) d' avec Neptunus,
elle est certaine ; là, on pourra peut-être innover,
p49
mais en se souvenant que notre langue est latine et
que la transcription latine de (...) est
Posidion. il faut beaucoup de tact et beaucoup
de prudence pour franciser des mots grecs, sans
offenser à la fois le grec et le fraais.
p50
chapitre iv. La langue française et la
volution. -le jargon du système métrique. -la
langue traditionnelle des poids et mesures. -la
langue des métiers : la maréchalerie, le
timent, etc. -beauté de la langue des métiers,
dont l' étude pourrait remplacer celle du grec :
Victor Hugo se vantait d' avoir libéré tous les
mots du dictionnaire. Il songeait aux mots anciens
qui sont beaux comme des plantes sauvages et de
me origine naturelle et spontanée. Mais son génie
d' anoblir les moindres syllabes eût échoué devant
les monstres créés par lavolution ; il t
écho et il eût reculé devant millilitre,
cistère et kilo !
p51
je n' ai pas qualité pour juger des avantages offerts
par le système trique, ni pour affirmer que la
routine des anglais ait entravé leurveloppement
commercial et restreint leur expansion dans le monde.
Il ne s' agit en cette étude que de la beau
verbale et je dois me borner à chercher si le mot
grain est moins beau que le mot cigramme,
si l' extraordinaire kilo n' est pas une
perpétuelle insulte au dictionnaire français.
Cette abréviation, plus laide encore que le mot
complet, est fort usitée ; kilo et
kilomètre sont même à peu près les deux seuls
termes usuels que le système métrique ait réussi
à introduire dans la langue, puisque litre
sous cette forme et sous celle de litron
existait déjà en
p52
français. En 1812, devant la répugnance bien
naturelle du peuple, on dut permettre le retour
des anciens mots proscrits qui s' adaptèrent
désormais à des poids et à des mesures conformes
à la loi nouvelle. Il restait à adoucir la théorie,
comme on avait adouci la pratique et à faire
rentrer dans l' enseignement primaire les termes
français chassés au profit du grec ; on ne l' a pas
osé et l' on continue à enseigner dans les écoles
toute une terminologie très inutile et très
obscure. Aujourd' hui comme durant tous les siècles
pass, le vin se vend à la chopine, au
demi-setier, au verre ; et dans les
provinces les vieux mots pots, pinte, poisson,
roquille, demoiselle et bien d' autres sont
toujours en usage ; pièce, foudre, velte, queue,
baril, pipe, feuillette, muid, tonneau, quartaut
n' ont point capitulé devant hectolitre, ni
boisseau, ni barrique, ni hotte. en
Normandie le mot hectare est tout à fait
incompris, hormis des instituteurs primaires : là,
comme sans doute dans les autres provinces, le champ
du paysan s' évalue en acres,
p53
arpents, journaux, perches, toises, verges et
veres. les marins en sont restés à la
lieue, à la brasse, au mille, au
noeud, et plusieurs corps de métier, notamment
les imprimeurs, pratiquent uniquement le système
duodécimal, soit sous les noms de point, ligne,
pouce et pied, soit au moyen d' un vocabulaire
spécial. Qui entendit jaais prononcer le mot
stère ? lescherons qui mesurent encore le bois
au lieu de le peser se servent plus volontiers de la
corde, et les auvergnats, de la voie. cette
racine inusitée n' en a pas moins fructifié : elle
a donné sréotomie, stéréoscope, stéréotypie,
mots élégants et qui ont le mérite de prouver qu' il
ne peut y avoir aucun rapport rationnel entre la
signification et l' étymologie. Les pauvres enfants
auxquels on a fait croire que les syllabes du mot
stère contiennent l' idée de solide ne
sont-ils pas tout disposés à comprendre
stéréoscope ? heureusement que, moins
respectueux que leurs mtres, ils oublient bientôt
ces mots absurdes ; les ouvriers stéréotypeurs
n' ont pas tar à imposer clichage et cliché.
en dehors du système officiel, mètre a été d' une
terrible fécondité ; allié tantôt à un mot grec,
p54
tantôt à un mot latin, car tout est bon aux
barbares qui méprisent la langue française, il
donna une quantité de termes inutiles et
déconcertants tels que chronomètre,
microchronomètre, célérimètre (que l' instinct
a tout de me élimipour prendre compteur),
anthropométrie. ce dernier mot est d' autant plus
mauvais qu' il ne dit rien de plus que mensuration,
doublet du vieux mesurage, malheureusement
dédaigné. On prépare pour l' exposition une grande
carte des récifs et des profondeurs des tes de
France ; ce titre donnerait une bien diocre idée
des talents de l' auteur ; aussi a-t-il dénom sa
carte lithologico-isboathométrique. voilà qui
est sérieux.
Le système trique pouvait très bien se concilier
avec le vocabulaire traditionnel ; c' est ce qui
est advenu dans la pratique de la vie, et encore
que les lois (singulières tracasseries ! ) défendent
d' imprimer le mot sou dans une indication de
prix, peu de gens se sont encore résignés à appeler
ce pauvre sou proscrit autrement que par son nom
unique et vénérable. Comme les poids et mesures, la
plupart des métiers ont eu à subir l' assaut du
gréco-français, mais la plupart ont assez bien
sisté, opposant
p55
au pédantisme la richesse de leurs langues spéciales
créées bien avant la vulgarisation du grec. Sauf
quelques mots par lesquels d' académiques vétérinaires
voulurent glorifier leur profession, la maréchalerie
se sert d' un dictionnaire entièrement français, ou
francisé selon les bonnes règles et les justes
analogies ; parmi les plus jolis mots de ce
pertoire peu connu figurent les termes qui
désignent les qualités, les vices ou la couleur
des chevaux ; azel, aubère, balzan, alzan, bégu,
cavecé, fingart, oreillard, rouan, zain.
cemment la racine (...) est venue donner naissance,
d' abord à l' hippologie (qui n' est autre que la
maréchalerie ), puis à l' hippophagie ; les
palefreniers sont devenus très probablement des
hippobosques et enfin, ceci est plus certain,
la colle faite avec la peau du cheval a pris le nom
magnifique d' hippocolle. ce mot n' est-il pas un
peu trop gai pour sa signification ?
La nerie et le blason possèdent des langues
entièrement pures et d' une beauté parfaite ; mais
il m' a semblé plus curieux de choisir comme type
de vocabulaire entièrement français celui d' une
science plus humble, mais plus connue, celui
p56
de l' ensemble des corps de tier nécessaires à la
construction d' une maison. Que l' on parcoure donc
" le dictionnaire du constructeur, ou vocabulaire
des maçons, charpentiers, serruriers, couvreurs,
menuisiers, etc. " , et l' on verra que tous les outils,
tous les travaux de tous ces ouvriers ont trouvé
dans la langue française des syllabes capables de
les désigner clairement. La lente organisation d' une
telle langue fut un travail admirable auquel tous
les siècles ont collabo. Elle est faite d' images,
de motstours d' un sens primitif et choisis pour
un motif qu' il est souvent difficile d' expliquer.
Voici quelques-uns de ces termes dont plusieurs sont
familiers à tous sous leur double signification :
marron, talon, barbe, jet-d' eau, valet, chevron,
poutre, dos-d' âne, poitrail, corbeau,
oeil-de-boeuf, gueule-de-loup, tête-de-mort,
queue-de-carpe, et tous noms d' engins destinés
à soulever des fardeaux : bélier, mouton, moufle,
grue, cvre, vérin. le nom de jet-d' eau
donné à une sorte de rabot est fort joli par l' image
évoqe des copeaux qui surgissent au-dessus du
contre-fer ; il semble
p57
nouveau dans cette signification, mais la langue
des métiers toujours vivante et si inconnue est
en perpétuelle transformation. Je ne suis pas
éloigné de songer qu' il serait plus utile de faire
apprendre aux enfants les termes de métier que les
racines grecques ; leur esprit s' exercerait mieux
sur une matière plus assimilable, et si l' on
joignait à cela des exercices sur les mots composés
et les suffixes, peut-être prendraient-ils plus de
goût et quelque respect pour une langue dont ils
sentiraient la chaleur, les mouvements, les
palpitations, la vie.
p58
chapitre v. Les mots gréco-français jugés d' après
leur forme et leur sonorité. -comment le peuple
s' assimile ces mots. -rejet des principes
étymologiques. -l' orthographe et le
" fotisme " :
tout n' est pas mauvais dans les récents langages
techniques. Naguère, obligée à des abréviations
par la longueur hostile de certains vocables, la
chimie a dû adopter, pour signifier tout un ensemble
de combinaisons complexes, tel suffixe assez heureux.
Sur l' analogie de vitriol nous avons vu naître
aristol, formol, menthol, goménol, mots très
acceptables et d' une bonne sonorité. Ainsi, après
avoir prouvé les très anciens termes
couperose, nitre, esprit-de-sel, vitriol, pour
leur substituer sulfate de cuivre, azotate de
potasse, acide chlorhydrique, acide sulfurique, les
chimistes ont dû, tout comme les alchimistes,
négliger dans le mot nouveau la
p59
notation des éléments combinés dans la matière
nouvelle. Ce retour à l' instinct est un grand
progs linguistique. Des suffixes en ose, la
chimie et la médecine ont créé les mots dont
glucose, amaurose sont des types assez bons et
qui démontrent qu' avec un peu de goût la formation
savante serait maniable sans danger pour la langue.
Enfin tous les vocabulaires techniques ont trouvé
dans le grec des mots faciles à franciser et
imdiatement acceptables ; je citerai glène,
galène, malacie, lycée, mélisse, en renvoyant
aux premières pages de cette étude l' on trouvera
les raisons de leur beauté analogique.
Ils ont une forme heureuse, mais par hasard ; et
pourtant tout mot grec aurait pu devenir français
si l' on avait laissé au peuple le soin de l' amollir
et de le vaincre.
asthme figure dans la langue depuis plusieurs
siècles, ainsi que la phthisie (ou phtisie,
avec une incorrection), mais l' usage les avait
très heureusement déformés en asme et en
tésie ; c' est d' ailleurs pour nos organes une
nécessité
p60
que cet adoucissement. Les almanachs de l' école
de Salerne avaient encore popularisé
apoplexie, paralysie, épilepsie, anthrax, mais
la langue ne les avait admis qu' avec des
modifications considérables : popelisie, palacine,
épilencie, antras, mots excellents et très
aptes à signifier clairement les maladies qu' ils
représentent.
Nous sommes devenus trop respectueux et trop timides
pour que l' on puisse conseiller aujourd' hui de
soumettre à ce traitement radical les mots
gréco-français du répertoire verbal ; il faut
cependant trouver à leur laideur quelques palliatifs.
Le premier remède sera de rejeter tous les principes
de l' orthographe étymologique et de soulager les mots
empruntés au grec de leurs vaines lettres parasites.
Un mot étranger ne peut devenir entièrement français
que si rien
p61
ne rappelle plus son origine ; on devra, autant
que possible, en effacer toutes les traces. Les
mots latins francis par le peuple n' ont souvent
gar aucun signe de leur naissance ; on n' aperçoit
pas, au premier coup d' oeil, libella dans
niveau, catellus dans cadeau, muscionem
dans moineau, patella dans
poële, aboculus dans aveugle. ces
déformations, qui sont très régulières, si elles
ne peuvent plus servir d' exemples pour l' incorporation
actuelle des mots étrangers, enseigneront cependant
le mépris de ce qu' on appelle les lettres
étymologiques.
Je ne crois pas qu' il soit possible ni utile de
modifier la forme des mots latins anciennement
francisés par les érudits, ni, sous prétexte
d' alignement, de biffer certaines lettres doubles,
de remplacer les g doux et les ge par les
j, ni enfin de faire subir à l' orthographe
aucune des modifications radicales et maladroites
préconisées par les " fotistes " . Il faut accepter
la langue sous l' aspect que lui ont donné quatre
siècles d' imprimerie,
p62
et que le journal vulgarise depuis cinquante ans.
Nul ne peut consentir, qui aime la langue fraaise,
à écrire fam, ten, cor, om, pour femme, temps,
corps, homme. si l' on voulait réaliser la
prétention desformistes et écrire les mots
exactement comme ils se prononcent, chaque lettre
n' ayant qu' une valeur et chaque son étant
représenté par une lettre unique, il ne faudrait
pas moins de 50 signes différents attribués à 27
consonnes et à 23 voyelles pures ; sans compter
les voyelles nasales, ce qui porterait à 58 le
chiffre total des lettres de l' alphabet français.
M. Paul Passy se sert de 42 signes dans sa
méthode phonétique élémentaire ; c' est suffisant,
mais non scientifique. Une analyse un peu minutieuse
des sons de la langue française ne pourrait
s' établir à moins d' une centaine de lettres ; et il
faudrait constamment refondre cet alphabet modèle,
car les sons changent : tantôt une lettre perd un
son, tantôt elle en gagne un autre. Le bref
alphabet latin, par ses combinaisons infinies, est
apte à rendre toutes les nuances de la voix et toutes
les demi-nuances
p63
d' une prononciation infiniment variable : on ne fait
pas entendre les deux tt dans littéral,
littérature, mais on en fait peut-être entendre
un peu plus d' un seul, un et une fraction
impondérable. Quel signe pourra fixer l' insaisissable
nuance ? Est-on sûr que bèle soit l' exact
équivalent photique de belle, que frè
remplace frais ? l' e muet, quoiqu' il ne
se prononce plus dans la plupart des cas, a gardé
une valeur de position ; il est impossible, comme
le veulent les phonétistes, de le supprimer de la
langue française. L' orthographe ne doit pas plus
se conformer à la prononciation que la prononciation
à l' orthographe.
p64
chapitre vi. Réforme des mots grecs-fraais. -les
lettres parasites et les groupes arbitraires
(ph, ch). -liste de mots grecs réformés. -la
cité verbale et les mots insolites. -dernier mot
sur le " fonétisme " . -la liberté de l' orthographe :
il n' y a à cette heure que deux réformes à faire
dans l' orthographe : l' une concerne les mots grecs ;
l' autre, les mots étrangers.
Les deux questions sont distinctes. Je parlerai des
mots étrangers dans un autre chapitre.
Les mots grecs imposés au dictionnaire français
perdraient une partie de leur laideur dante si
on les soumettait à une simple oration de
nettoyage.
Il faut supprimer : toutes les lettres qui ne se
prononcent pas ; toutes celles qui aspirent
inutilement la consonne qu' elles précèdent ; il faut
aussi remplacer les ph par des f, les y
par des
p65
i et écrire par qu les k et les ch
durs.
La suppression des lettres purement parasitaires
est en train depuis la seconde moitié du xviie
siècle. M. Gréard l' a reconnu dans un rapport sur
la réforme de l' orthographe : si l' on écrit
rapsode, trésor, trône, il n' y a aucun motif
raisonnable d' écrire chrome, rhododendron,
thésauriser.
les consonnes aspirantes seraient plus difficiles à
éliminer. Cependant phtisie est inadmissible et
ftisie ne l' est guère moins ; il faudrait ici
se guider sur l' analogie, sur l' italien, sur
l' ancienne langue, et dire tisie.
remplacer ph par f : la réforme est faite
pour fantôme, fantaisie ; elle s' appliquera
à tous les mots analogues avec la même facilité.
Les y deviendront très aisément des i, et
l' on
p66
écrira sinfonie, sinonime, stile, comme on écrit
déjà cimaise.
j' ose à peine dire que kilo, kyste deviendraient
français sous la forme quiste, quilot ; cela
est trop évident et trop simple pour qu' on
l' admette. Peut-être redoutera-t-on pareillement
d' écrire arquiépiscopal. devant a, o, u,
le qu deviendrait naturellement c : arcange.
voilà toutes mes propositions touchant la réforme
des mots grecs. J' estime qu' en diminuant la laideur
de ces mots elles augmenteraient d' autant la
beauté de la langue française.
Quel rajeunissement pour ces vocables barbares
(j' en nommerai quarante) d' avoir été taillés comme
des vieux arbres trop chargés de bois mort ! Souvent
il suffira d' une lettre de moins pour que le mot
rentre dans les conditions normales de la beauté
linguistique. Sans doute aucun élagage, si
rigoureux qu' il soit, ne donnera aux mots grecs la
pureté de lignes qu' ils auraient acquise en passant
par la forge populaire. De (....) nous ne pouvons
plus faire sortir que filactère, qui garde un air
p67
un peu gauche, surtout si on le compare au vieux
filatire que le pèlerin Richard avait au
xiie siècle tiré des mêmes syllabes :
a crois, a filatires, a estavels de cire,
les encensiers aportent, si vont le messe dire.
voici des mots, avec leur état en italien :
thyrse, tirse, tirso... etc.
p69
On voit qu' il s' agit seulement de franciser des
mots insolites, de les achever au moyen de retouches,
de les polir par le sacrifice de quelques
excroissances. Il y a loin de ces petits travaux
de jardinage au bouleversement entrepris par certains
formateurs que l' ignorance du vieux français rend
tout à fait impropres à concilier la beauté
traditionnelle avec la beauté d' utilité. Le mot
étant un signe, et rien de plus, doit avoir les
caractères du signe, la diversité et la fixité des
formes. Sans doute on peut écrire poto, rato, gato,
morso, nivo, sous prétexte que dans ces mots le
son final est rendu plus nettement et plus clairement
par o que par eau. dans l' absolu, c' est vrai ;
mais les langues ne sont pas dans l' absolu,
puisqu' elles vivent, se meuvent, s' accroissent,
meurent.
Il y a dans les langues une beauté visible que
l' on diminue en introduisant dans la cité verbale
des figures étrangères, des voix dissonantes. Les
mots grecs : il semble que, vomis par les cartons
de Flaxman, des guerriers vêtus d' un seul casque
à balai fassent la cour à des marquises ou à des
grisettes ; qu' ils rentrent dans leurs cartons,
qu' ils réintègrent leurs musées et continuent,
rouges autour des vases noirs, leurs éternels
p70
gestes, ou que, résignés à la loi du milieu, ils
se fassent, par le costume et par l' accent, les
fils du peuple où ils se sont introduits. Mais
cette beauté du vocabulaire, on ne la diminue pas
moins en proscrivant la variété individuelle dans
la permanence du type, et c' est là l' erreur des
phonétistes et le danger de leurs théories. Si,
pour ne pas changer d' exemple, tous les sons en
o étaient rendus par l' unique lettre o,
outre que la langue perdrait un de ses caractères
particuliers qui est de ne posséder aucune syllabe
finale terminée par un o, il ensulterait
une monotonie insupportable. Il faut encore
observer que le signe eau contient une force
secrète rigoureusement attachée au groupe des trois
lettres qui le déterminent ; il repsente à la
fois le son o et le son el. Niveau est,
tout aussi bien que l' italien livello, la
figure exacte du latin libella ; il a été
nivel, et, comme tel, a donné niveler ;
mais sa forme niveau l' aurait donné tout aussi
bien, comme taureau a suggéré récemment
taurelle.
il y a des formateurs plus modés et dont
p71
le but, purement utilitaire, est de rendre le
français plus accessible aux étrangers ; leurs
principes sont ceux qui ont guidé jadis l' académie
espagnole quand elle simplifia la vieille
orthographe ; j' ai donné les motifs à la fois de
science et d' esthétique qui ne me permettent pas
de les accepter. Je consire comme intangibles la
forme et la beauté de la langue française, et si
je livre à la serpe la plupart des mots grecs et
des mots étrangers, c' est précisément pour leur
donner la beauté qui leur manque.
Une orthographe fixe est nécessaire. La permanence
des signes imprimés a certainement été un grand
progs. Il est évident que cette permanence n' est
pas grandement troublée quand on supprime un des
p d' appréhension ou quand on transforme en
è le second é d' événement ; le seul
danger est qu' une licence n' en amène une autre et
que l' orthographe ne devienne tellement personnelle
que la moindre lecture exige un travail de
déchiffrement. M. Anatole France a défendu le
droit à la " faute d' orthographe " sous toutes ses
formes et avec toutes ses fantaisies : c' est une
question absolument différente. Il est aussi
déraisonnable d' exiger de tous la connaissance
p72
de l' orthographe que la connaissance du contre-point
ou de l' anatomie comparée. L' étude des formes
verbales n' en est pas moins légitime, ainsi que le
souci de la conservation de la pureté qui termine
leur caractère et leur race.
p73
chapitre vii. Le latin, tuteur du fraais. -son
rôle de chien de garde vis-à-vis des mots
étrangers. -les peuples qui imposent leur langue
et les peuples qui subissent les langues
étrangères. -peuples et cerveaux bi-lingues :
le français, depuis son origine, a vécu sous la
tutelle du latin. Sa naissance a été latine ; son
éducation a été latine ; et jusque pendant sa
maturité, si on doit supposer qu' il la vit depuis
trois siècles, l' appui et les conseils du latin
l' ont suivi pas à pas : le latin a toujours été
la réserve et le trésor il a puisé les
ressources qu' il n' osait pas toujours demander à
son propre génie. C' est un fait, mais non une
nécessité. Les langues une fois formées peuvent se
suffire à elles-mêmes ; quoique l' on n' ait pas
d' exemple certain, parmi les parlers civilisés,
d' une telle scission et d' un tel isolement, on
supposera très logiquement
p74
que le dialecte de l' Ile-De-France, tout d' un
coup privé du latin, se soit développé et ait
atteint sa parfaite virilité à l' abri de
l' influence extérieure. Si le latin avait péri au
xe siècle, le français, sans être radicalement
différent de la langue que nous parlons aujourd' hui,
tout en posdant le me fonds de mots usuels,
tout en usant d' une pareille syntaxe, aurait
cependant évolué selon d' autres principes. Il est
très probable qu' il serait devenu presque
entièrement monosyllabique, suivant sa tendance
initiale toujours combattue par la psence du
latin, et d' un latin particulier dont la tendance
contraire allongeait les mots par l' accumulation des
suffixes.
Sous cette forme supposée, la langue fraaise
aurait eu un caractère très original, très pur, et
peut-être faut-il regretter la longue tutelle
qu' elle a subie au cours des siècles. Peut-être ;
à moins que la présence du latin n' ait été au
contraire particulièrement bienfaisante ; à moins
que, comme un vigilant chien de garde, le latin,
posté au seuil du palais verbal, n' ait eu pour
mission d' étrangler au passage les mots étrangers
et d' arrêter ainsi l' invasion qui, à l' heure
actuelle,
p75
menace trèsrieusement de former sans remède
et d' humilier au rang de patois notre parler
orgueilleux de sa noblesse et de sa beauté.
Je crois vraiment qu' en face de l' anglais et de
l' allemand le latin est un chien de garde qu' il
faut soigner, nourrir et caresser. Ou bien
l' enseignement du latin sera maintenu et même
fortifié par l' étude des textes de la seconde et
de la troisième latinité ; ou bien notre langue
deviendra une sorte de sabir formé, en
proportions inégales, de français, d' anglais, de
grec, d' allemand, et toutes sortes d' autres langues,
selon leur importance, leur utilité, ou leur
popularité. Nous avons de tout temps emprunté des
mots aux divers peuples du monde, mais le fraais
possédait alors une volonté d' assimilation qu' il
a négligée en grande partie. Aujourd' hui le mot
étranger qui entre dans la langue, au lieu de se
fondre dans la couleur générale, reste visible
comme une tache. L' enseignement des langues
étrangères nous a déjà inclis au respect
d' orthographes et de prononciations qui sont de
vilains barbarismes pour nos yeux et nos oreilles.
Si à dix ans de latin on substituait dans les
collèges
p76
dix ans d' anglais et d' allemand ; si ces deux
langues devenaient familières et aux lettrés de
ce temps-là et aux fonctionnaires et aux commerçants ;
si, par l' utilité retirée tout d' abord de ces
études, nous étions parvenus à l' état de peuple
bilingue ou trilingue ; si encore nous faisions
participer les femmes et-pourquoi pas ? -les
paysans et les ouvriers à ces bienfaits
linguistiques, la France s' apercevrait un jour
que ce qu' il y a de plus inutile en France, c' est
le français. Cependant, chacune des quatre
régions frontières ayant choisi de penser dans la
langue du peuple voisin, peut-être resterait-il
vers le centre, aux environs de Guéret et de
Châteauroux, quelques familles farouches où se
conserveraient, à l' état de patois, les mots les plus
usuels de Victor Hugo.
Ce serait la seconde fois que pareille aventure
aurait pour théâtre le sol de la Gaule. Comme les
contemporains de M. Jules Lemaître, les
petits-fils de Vercingétorix s' avisèrent que le
celte était une langue sans utilité commerciale ;
ils apprirent le latin très volontiers. Ceux qui
sistèrent à l' esprit du siècle se retirèrent
dans l' Armorique ; leur entêtement a légué au
français
p77
environ vingt mots : c' est tout ce qui reste des
dialectes celtiques parlés en Gaule, puisque les
bretons d' aujourd' hui sont des immigrés gallois.
Une langue n' a pas d' autre raison de vie que son
utilité. Diminuer l' utilité d' une langue, c' est
diminuer ses droits à la vie. Lui donner sur son
propre territoire des langues concurrentes, c' est
amoindrir son importance dans des proportions
incalculables.
Il y a deux sortes de peuples : ceux qui imposent
leur langue et ceux qui se laissent imposer une
langue étranre. La France a été longtemps le
peuple de l' Europe qui imposait sa langue ; un
français d' alors, comme un anglais d' aujourd' hui,
ignorait volontairement les autres langues
d' Europe ; tout mot étranger était pour lui du
jargon et quand ce mot s' imposait au vocabulaire,
il n' y entrait qu' habillé à la française.
Allons-nous, sur les conseils des comités
coloniaux, devenir une nation polyglotte, sans même
nous apercevoir que cela serait un véritable suicide
linguistique, et demain un suicide intellectuel ?
p78
Je n' ai pas le courage de défendre avec
enthousiasme, comme M. Jules Lemaître, " le
règnefinitif de l' industrie, du commerce et de
l' argent " ; je ne saurais calculer ce que
vaut-valeur marchande-la parfaite connaissance
de l' anglais, de l' allemand ou de l' espagnol ; ma
vocation est defendre, par des oeuvres ou par
des traités, la beauté et l' intégrité de la langue
française, et de signaler les écueils vers lesquels
des mains maladroites dirigent la nef glorieuse.
Vilipender les langues étrangères n' est pas mon but,
non plus que deprécier le grec ; mais il faut
que les domaines linguistiques soient nettement
délimités : les mots grecs sont beaux dans les
poètes grecs et les mots anglais dans
Shakespeare ou dans Carlyle.
Un homme intelligent et averti peut savoir plusieurs
langues sans avoir la tentation d' entremêler
leurs vocabulaires ; c' est au contraire la joie du
vulgaire de se vanter d' une demi-science, et le
penchant des inattentifs d' exprimer leurs idées
avec le premier mot qui surgit à leurs lèvres. La
connaissance d' une langue étrangère
p79
est en général un danger grave pour la pureté de
l' élocution et peut-être aussi pour la pureté de
la pene. Les peuples bilingues sont presque
toujours des peuples inférieurs.
M. Jules Lemaître juge ainsi que du temps perdu
les anes passées au collège à " ne pas apprendre
le latin " ; mais il ne s' agit pas d' apprendre le
latin : il s' agit de ne pas désapprendre le
français. Il vaut mieux perdre son temps que de
l' employer à des exercices deformation
intellectuelle. On a récemment insinué qu' un bon
moyen pour inculquer aux français une langue
étrangère serait de les envoyer faire leurs études
à l' étranger. Les " petits français " seraient
remplacés en France par des petits anglais, par
des petits allemands ; ainsi chaque peuple,
oubliant sa langue maternelle, irait patoiser
chez son voisin : système excellent, grâce auquel
les euroens, sachant toutes langues, n' en
sauraient parfaitement aucune.
Je résumerai en un mot ma pensée : le peuple qui
apprend les langues étrangères, les peuples
étrangers n' apprennent plus sa langue.
Mais ces considérations, sans être absolument en
dehors de mon sujet, s' éloignent de l' esthétique
p80
verbale : il me faut maintenant étudier, comme je
l' ai fait pour le grec, l' intrusion en français
des mots étrangers, des mots anglais en particulier.
p81
chapitre viii. Comment le peuple s' assimile les
mots étrangers. -liste de mots allemands,
espagnols, italiens, etc., anciennement
francisés. -rapports linguistiques
anglo-fraais. -le fraais des anglais et
l' anglais des français. -les noms des jeux. -la
langue de la marine :
il est indifférent que des mots étrangers figurent
dans le vocabulaire s' ils sont naturalisés. La
langue française est pleine de tels mots :
quelques-uns des plus utiles, des plus usuels,
sont italiens, espagnols ou allemands.
Voici une nomenclature très abrégée des principaux
mprunts directs de la langue française aux
parlers les plus divers. Outre les mots venus à
l' origine de l' ancien allemand, par l' intermédiaire
du latin médiéval, l' allemand moderne a donné
au français flamberge, fifre, sabre, vampire,
rosse, hase, bonde, gamin ; le flamand :
bouquin ; le portugais : fétiche, bergamote,
p82
caste, mandarin, bayadère ; l' espagnol :
tulipe, limon, jasmin, jonquille, vanille,
cannelle, galon, mantille, mousse (marine),
cif, transe, salade, liane, créole, nègre,
mutre ; l' italien : riposte, représaille,
satin, serviette, sorte, torse, tare, tarif,
violon, valise, stance, zibeline, baguette,
brave, artisan, attitude, buse, bulletin, burin,
cabinet, calme, profil, modèle, jovial, lavande,
fougue, filon, cuirasse, concert, carafe, carton,
canaille ; le proveal : badaud, corsaire,
vergue, forçat, caisse, pelouse ; le polonais :
calèche ; le russe : cravache ; le mongol :
horde ; le hongrois : dolman ;
l' hébreu : ne ; l' arabe : once, girafe,
goudron, amiral, jupe, coton, taffetas, matelas,
magasin, nacre, orange, civette, café ; le turc :
estaminet ; le cafre : zèbre ; les langues
de l' Inde : bambou, cornac, mousson ; les
langues américaines : tabac, ouragan ; le
chinois : t.
voilà des mots (et il y en a beaucoup d' autres)
p83
sans lesquels il serait difficile de parler français,
et auxquels le puriste le plus exigeant n' oserait
adresser aucun reproche ; ils sont presque tous
entrés anciennement dans la langue, et c' est ce
qui explique la parité de leurs formes avec celles
des mots français primitifs. Si l' on descend au
xixe siècle, la figure des mots étrangers, même
les plus usuels, change et se barbarise. L' italien
avait donné brave, il redonne bravo ; il
donne : imbroglio, fiasco ; l' allemand ne nous
communique plus que de féroces assemblages de
consonnes : kirsch, block-haus ; l' espagnol
demeure trop visible dans embargo ; le russe
dans knout et le hongrois dans shako.
mais c' est en étudiant l' anglais dans le français
que l' on comprendra le mieux les dommages que
peut causer à une langue devenue respectueuse, un
vocabulaire étranger.
L' anglais nous a fourni un grand nombre de mots
qui se comportent dans notre langue selon des modes
assez différents. Les uns, en petit nombre, ents
par l' oreille, ont été naturellement
p84
francisés puisque leur écriture figurative était
ignorée ; celui qui les transcrivit le premier
connut sans doute leur origine et les considéra
comme des termes de métier. Aujourd' hui même la
phonétique n' arrive pas toujours à retrouver leur
source. Tels sont : héler, poulie, taquet, toueur,
beaupré, comité. d' autres avaient été jadis
donnés à l' Angleterre par la France ; ils ont
repris assez facilement une forme française ; ainsi
trousse, substantif verbal de trousser
(tortiare), est devenu en anglais truss et
nous est revenu drosse (terme de marine).
Les rapports linguistiques ont toujours été un peu
tendus entre les deux pays. Ni un français ne peut
prononcer un mot anglais, ni un anglais un mot
français, et souvent les déformations sont
extraordinaires. Lorsque le mot entre par l' écriture,
il se francise à la fois de forme et de
prononciation, ou de prononciation seulement. Le
premier mode donne des mots d' un français parfois
diocre, mais tolérable : boulingrin, bastringue,
chèque, gigue, guilledin, bouledogue. quelques
mots sont sur
p85
la limite de la naturalisation : les dictionnaires
donnent déjà : ponche, poudingue. d' autres
enfin s' écrivent en anglais et se prononcent en
français : club, cottage, tunnel, jockey,
dog-cart ; il est très probable qu' ils auraient
fini par devenir clube, cotage, tunel, joquet,
docart, si la demi-science et le respect
n' étaient d' accord pour s' opposer à leur
déformation. Mais il y a de plus graves injures.
Toute une série de mots anglais ont gardé en
français et leur orthographe et leur prononciation,
ou du moins une certaine prononciation affectée
qui suffit àjouir les sots et à leur donner
l' illusion de parler anglais. Rien de plus
amusant alors que de rebrousser le poil du
snobisme et de prononcer, comme un brave ignorant,
tranvé et métingue. ces mots sont d' ailleurs
sur la limite et on ne sait encore ce qu' ils
deviendront : tramway semble s' acheminer vers
tramo
p86
plutôt que vers tran, quant à meeting, le
peuple prononce solument métingue, entraîné
par l' analogie. Mais steamer, sleeping, spleen,
water-proof, groom, speech, et tant d' autres
assemblages de syllabes, sont deritables îlots
anglais dans la langue française. Il est
inadmissible qu' on me demande de prononcer
prouffe un mot écrit proof. les architectes
ont imité en France les fenêtres appelées par les
anglais bow-window ; voilà un mot dont je ne
sais rien faire. Jadis il serait devenu aussitôt
beauvindeau ; sa lourdeur aurait pu choquer,
mais non sa forme. Il était d' ailleurs bien
inutile, puisque, d' après Viollet-Leduc, il a
un exact correspondant en vrai français,
bretêche.
des vocabulaires entiers sont gâtés par l' anglais.
Tous les jeux, tous les sports sont devenus
d' une inélégance verbale qui doit les faire
entièrement mépriser de quiconque aime la langue
française. coaching, yachting, quel parler !
Des journalistes français ont fondé il y a un an
ou deux un cercle qu' ils baptisèrent
artistic-cycle-club ;
p87
ont-ils honte de leur langue ou redoutent-ils de
ne pas la connaître assez pour lui demander de
nommer un fait nouveau ? Cette niaiserie est
d' ailleurs internationale, et le français joue
chez les autres peuples, y compris l' Angleterre,
le rôle de langue sacrée que nous avons dévolu
à l' anglais. Il y a à Londres un jargon mondain
et diplomatique : thé dansante, landau sociable,
style bla, morning-soie ; solide s' exprime
par solidaire, bon morceau par bonne-bouche
et de pied en cap par cap à pie. notre
anglais vaut ce français-là et il est souvent pire.
Son inutilité est évidente. sleeping-car,
garden-party, steamer, rail-way, rail-road,
steeple-chase, dead-heat, warrant, reporter,
interview, bond-holder, rocking-chair,
sportsman et son minin sportswoman,
snowboot, smoking, music-hall, select, leader,
authoresse : aucun de ces mots, dont la liste
est inépuisable, n' ont me l' excuse d' avoir pris
la langue française au pourvu ; aucun qui ne t
p88
trouver dans notre vocabulaire son exacte et claire
contre-partie.
Un journal discourait naguère sur authoresse,
et, le proscrivant avec raison, le voulait exprimer
par auteur. pourquoi cette réserve, cette peur
d' user des forces linguistiques ? Nous avons fait
actrice, cantatrice, bienfaitrice, et nous
reculons devant autrice, et nous allons chercher
le même mot latin grossièrement anglicisé et orné,
comme d' un anneau dans le nez, d' un grotesque
th. autant avouer que nous ne savons plus nous
servir de notre langue et qu' à force d' apprendre
celles des autres peuples nous avons laissé la
nôtre vieillir et se dessécher. Cet aveu ne nous
coûte rien : nous avons permis à l' industrie, au
commerce, à la politique, à la marine, à toutes
les activités nouvelles ou renouvelées en ce
siècle, d' adopter un vocabulaire où l' anglais,
s' il ne domine pas encore, tend à prendre au moins
la moitié de la place.
L' histoire linguistique des jeux de plein air
est curieuse. On en trouverait difficilement un
p89
seul, parmi ceux qui ont été réimportés
d' Angleterre, qui ne fût connu et toujours
pratiqué en France par les enfants. Ainsi la
balle à la crosse nous est revenue sous le
nom de cricket ; la paume, sous le nom de
tennis ; le ballon, sous le nom de
foot-ball ; le mail, sous le nom de
crocket. il suffirait évidemment de donner un
nom anglais aux boules, à la marelle, ou au
cerveau pour voir ces jeux innocents faire leur
entrée dans le monde.
La langue de la marine s' est fort gâtée en ces
derniers temps, j' entends la langue écrite par
certains romanciers, car la langue orale a dû se
maintenir intacte. M. Jules Verne rite ce
reproche d' avoir abudes mots anglais dans
p90
ses merveilleux récits ; un seul de ses tomes me
fournit les mots suivants : anchor-boat,
steam-ship, main-mast, mizzenne-mast, fore-gigger,
engine-screw, patent-log, skipper, sans compter
dining-room et smoking-room, qui sont de la
langue générale. Nul lexique cependant n' est plus
pittoresque que celui de la marine fraaise, et
M. Jules Verne, qui le connaît mieux que personne,
devrait l' employer toujours et ne pas laisser croire
qu' il le juge inférieur en netteté et en beauté
au lexique anglais. Que de mots, que de locutions
d' une pureté de son admirable : étrave, étambot,
misaine, hauban, bouline, hune, beaupré, artimon,
amarres, amures, laisser en pantenne, haler en
douceur ; voici deux lignes de vraie langue
marine : " on cargue la brigantine, on assure les
écoutes de gui ; une caliourne venant du capelage
d' artimon est frappée sur une herse en filin... "
très peu de mots marins appartiennent au français
d' origine ; ils ont été empruntés aux langues
germaniques et scandinaves, au provençal, à
p92
l' italien ; mais leur naturalisation est parfaite,
et presque tous peuvent servir de modèle pour le
traitement auquel une langue jalouse de son
intégrité doit soumettre les mots étrangers.
chapitre ix. Naissance d' un mot. -réformes
possibles dans l' orthographe des mots
étrangers. -liste de mots anglais réformés.
-liste de mots anglais francisés par les
canadiens :
j' ai vu naître un mot ; c' est voir naître une fleur.
Ce mot ne sortira peut-être jamais d' un cercle
étroit, mais il existe ; c' est lirlie. comme
il n' a jamais été écrit, je suppose sa forme :
lir ou lire, la première syllabe ne peut
être difrente ; la seconde, photiquement
li, est sans doute, par analogie, lie le
mot étant cou au minin. J' entendais donc, à
la campagne, appeler des pommes de terre roses
hâtives, des lirlies roses ; on ne put me
donner aucune autre explication, et, le mot
m' étant inutile, je l' oubliai. Dix ans aps,
en feuilletant un catalogue de grainetier, je fus
frappé par le nom d' early rose donné à une
pomme de terre, et je compris
p93
les syllabes du jardinier. lirlie, outre son
phénomène de nationalisation, offre un fait récent
de soudure de l' article (les exemples anciens sont
assez nombreux, lierre, luette, loriot ), la
forme première ayant certainement éirlie.
voilà un bon exemple et un mot agréable formé
par l' heureuse ignorance d' un jardinier. C' est
ainsi qu' il faut que la languevore tous les mots
étrangers qui lui sont nécessaires, qu' elle les
rende méconnaissables : qui, sans un tel hasard,
en supposant que le mot eût vécu, aurait jamais
retrouvé early dans lirlie ?
ce lirlie peut servir de type des mots
étrangers qui entrent dans une langue à la fois par
la parole et par l' écriture. Dans ce cas, il ne faut
jamais hésiter à sacrifier l' orthographe au son.
Le jardinier eût écrit lirlie ; un autre aurait
pu sentir la présence de l' article et adopter
irlie ; les deux mots seraient excellents, et
early est très mauvais. Quand le mot est ent
par la parole seule (ce qui est rare maintenant), on
transcrira le son tel qu' il est peu. Si le mot
est venu par l' écriture seule, il faut le réformer
et l' écrire comme le prononcerait un paysan ou un
ouvrier tout à fait étranger à l' anglais ou à
p94
telle autre langue. Je formulerais donc volontiers
ainsi les mots suivants, bien connus sous leur
aspect barbare ; je mets à té un des mots qui
peuvent servir d' étalon analogique :
higuelife-high life
calife
fivocloque-five o' clock
colloque... etc.
p98
On sait que le fraais du Canada a subi
l' influence de l' anglais. Cette pénétration,
d' ailleurs réciproque, est beaucoup moins profonde
qu' on ne le croit et notre langue garde, au de
des mers, avec sa force d' expansion, sa vitalité
créatrice et un pouvoir remarquable
d' assimilation. Des mots qu' elle a empruntés à
l' anglais, les uns, demeurés à la surface de la
langue, ont conserleur forme étrangère ; les
autres, en grand nombre, ont été absorbés, sont
devenus réellement français. Il serait même souvent
impossible de reconnaître leur origine, sans documents
historiques. C' est ainsi que township est
devenu trompechipe ; Sommerset, Sainte-Morisette ;
standford, sainte-folle. on ne peut
p99
guère pousser plus loin l' absorption ; les syllabes
anglaises, surtout pour les deux noms propres,
n' ont vraiment été qu' un prétexte sonore à
composer des mots agréables. Voici quelques
déformations moins hardies et qui pourront, mieux
encore que le pcédent tableau, nous servir de
guide en des circonstances analogues. On y a
compris les mots dont la déformation, invisible
pour les yeux, est cependant réelle puisque les
canadiens les prononcent à la française.
Bacon, bacon, lard
bargain, bargain, marché... etc.
p100
Ces listes suffiront ; on n' a voulu donner que des
indications. C' est une clef que l' on peut compléter
et alors consulter lorsqu' on aura un doute
p101
sur la forme française que doit revêtir le mot
étranger. Si le mot se refuse à la naturalisation,
il faut l' abandonner résolument, le traduire ou
lui chercher un équivalent. Très souvent, après
une brève réflexion, on le jugera tout à fait
inutile : steamer est un doublet infiniment
puéril de vapeur ; et quel besoin de
smoking-room pour un parler qui possède
fumoir ou de skating, quand, comme au
Canada, il pourrait dire patinoir ? c' est
un devoir strict envers notre langue de n' ouvrir
les portes sévères de son vocabulaire qu' à des
termes nouveaux qui apportent avec eux une idée
nouvelle et qui prennent aupourvu nos propres
ressources linguistiques.
p102
chapitre x. Une académie de la beauté verbale.
-la formation savante et la formation
populaire. -la vitalité linguistique.
-innocuité des altérations syllabiques. -la
race fait la beauté d' un mot. -le patois
européen et la langue de l' avenir :
une académie serait utile, composée d' une vingtaine
d' écrivains-si on en trouvait vingt-ayant à
la fois le sens phonétique et le sens ptique
de la langue. Au lieu de rendre des arrêts par
prétérition, au lieu de se borner à omettre, dans
un dictionnaire inconnu du public et déjà démodé
quand il paraît, les mots de figure trop
étrangère, elle agirait dans le psent, et les
formes refues ou bannies par elle
p103
seraient proscrites de l' écriture et du parler.
Elle serait chargée de baptiser les idées nouvelles ;
elle trouverait les mots nécessaires dans le vieux
français, dans les termes inusités, quoique purs,
dans le système de la composition et dans celui
de la dérivation. Son rôle serait, non pas
d' entraver la vie de la langue, mais de la nourrir
au contraire, de la fortifier et de la pserver
contre tout ce qui tend à diminuer sa forme
expansive. Elle agirait dans le sens populaire,
contre ledantisme et contre le snobisme ; elle
serait, en face des écorcheurs du journalisme et
de la basse littérature, la conservatrice de la
tradition française, la tutrice de notre conscience
linguistique, la gardienne de notre beauté
verbale.
Indulgente pour les déformations spontanées,
oeuvre de l' ignorance, sans doute, mais d' une
ignorance heureuse et instinctive, elle admettrait
avec joie les innovations du parler populaire ;
elle n' aurait peur ni de gosse, ni de
gobeur et elle n' userait pas de phrases où
figure
p104
kaléidoscope pour réprouver les innovations
telles que ensoleillé et suet.
épouvantée par psycho-physiologie, par
splanchnologie, par conchyliologie, elle
n' aurait d' objections ni contre gaffe, ni
contre écoper, mots très français, très purs,
le premier l' une des rares épaves du celtique
( gaf, croc), le second, anciennement escope,
venu sans doute d' une forme scoppa, doublet
latin de scopa.
livrées à elles-mêmes, soustraites aux influences
étrangères ou savantes, les langues ne
p105
peuvent se déformer, si on donne à ce mot un sens
péjoratif. Elles se transforment, ce qui est bien
différent. Que ces changements atteignent la
signification des mots ou leur apparence
syllabique, ils sont pareillement légitimes et
inoffensifs. Si beaucoup de mots latins n' ont pas
gar en français leur sens originaire, bien des
mots du vieux français n' ont plus exactement en
français moderne leur signification ancienne.
M. Deschanel observe que mièvre, émérite,
truculent, ne disent plus lesmes idées que
voilà un ou deux siècles ; mais c' est l' histoire
me du dictionnaire. paillard signifia jadis
misérable, homme qui couche sur la paille ;
paître, nourrir,
dex est preudom, qui nos gouverne et pest ;
souffreteux, besoigneux ; labourer,
travailler, souffrir ; et tous les mots indiquant la
condition : valet, autrefois écuyer ; garce,
autrefois jeune fille. Il y a transformation de sens ;
il n' y a pas déformation, puisque le mot reste
identique à lui-même et n' a rien perdu de sa beauté
plastique.
L' altération syllabique, intérieure ou finale,
p106
n' est pas plus dangereuse : ni la soudure de
l' article ou du pronom, loriot pour l' oriot,
l' oriol (aureolum), ma mie pour m' amie ;
ni casserole pour cassole ; ni palette
(de sang) pour poëlette ; ni bibelot pour
bimbelot ne sont des accidents graves dans
l' évolution d' une langue. Je suis même moins
choqué par le populaire de l' eau d' ânon que
par microphotographie ou bio-bibliographie ;
les deux mots par quoi les bonnes femmes s' expliquent
à elles-mêmes le mystérieux laudanum ont au
moins le mérite de leur sonorité fraaise ;
d' ailleurs laudanum n' est lui-même qu' une
corruption dont il a été impossible d' analyser les
éléments primitifs.
La beauté d' un mot est tout entière dans sa pureté,
dans son originalité, dans sa race ; je veux le
dire encore en achevant ce tableau des mauvaises
moeurs de la langue française et des dangers où la
jettent le servilisme, la cdulité et la défiance
de soi-même. Devenus les esclaves de la
superstition scientifique, nous avons donné aux
pédants tout pouvoir sur une activité intellectuelle
qui est du domaine absolu de l' instinct ;
p107
nous avons cru que notre parler traditionnel devait
accueillir tous les mots étrangers qu' on lui
présente et nous avons pris pour un perpétuel
enrichissement ce qui est le signe exact d' une
indigence heureusement simulée. Il n' est pas possible
qu' une langue littérairement aussi vivante ait perdu
sa vieille puissance verbale ; il suffira sans doute
que l' on proscrive à l' avenir tout mot grec, tout
mot anglais, toutes syllabes étrangères à l' idiome,
pour que, convaincu par lacessité, le français
retrouve sa virilité, son orgueil etme son
insolence. Il vaut mieux, à tout prendre, renoncer
à l' expression d' une idée que de la formuler en
patois. Il n' est pas nécessaire d' écrire ; mais si
l' on écrit il faut que cela soit en une langue
ridique et de bonne couleur.
Ou biensignons-nous ; laissons faire et
considérons les premiers mouvements d' une formation
linguistique nouvelle. Un patois européen sera
peut-être la conséquence inévitable d' un état
d' esprit européen, et aucun idiome n' étant assez
fort pour dominer, ayant absorbé tous les autres, un
jargon international se façonnera, mélange obscur et
rude de tous les vocabulaires,
p111
de toutes les prononciations, de toutes les
syntaxes. Déjà il n' est pas très rare de rencontrer
une phrase qui se croit française et dont plus de
la moitié des mots ne sont pas français. C' est un
avant-goût de la langue de l' avenir.
LA DEFORMATION
Nous ne connaissons pas dans leur texte vrai les
écrits latins antérieurs au ive siècle, car ils
furent, à cette époque, récrits en langage moderne,
purgés de tout ce qui semblait archaïque dans les
mots, dans la syntaxe. Il est très probable que
le Virgile que nous lisons ressemble à ce
qu' aurait pu être Villon duit au style et au
goût de Malherbe, ou à ce qu' est devenu sous la
plume des copistes du xve siècle le rude Joinville
du xiiie. Ainsi l' on nous habitua à considérer
comme les chefs-d' oeuvre de la littérature latine
des oeuvres retouchées et qui doivent leur forme
pure et agréable à la collaboration commerciale des
libraires du temps de saint Jérôme. Mais, comme
cette duperie dure depuis environ quinze siècles,
nous y sommes si bien asservis que si, par hasard,
on retrouvait en quelque Pomï un authentique
manuscrit de Cicéron,
p112
les épigraphistes seuls en voudraient tenir
compte : la majorité des humanistes continuerait
à cataloguer les nuances qui donnent une suprématie
incontestable de langue à des oeuvres entièrement
remises à neuf, vers un moment où il est convenu
que la décadence de la langue latine est déjà très
avancée.
Jusqu' à ce qu' elles aient atteint leur plus haut
point de valeur commerciale, les langues littéraires
se transforment avec une grande rapidité. Mais dès
que la littérature d' une époque sepand au point
de devenir quasi universelle, la transformation de
la langue tend à se ralentir, parce que les oeuvres
écrites dans le tonjà connu de tous sont celles
qui doivent être le mieux accueillies par le plus
grand nombre des lecteurs. C' est vers le ive siècle
que la littérature latine acquit sa plus large
expansion ; c' était une époque d' inquiétudes et de
controverses ; deux grandes idées luttaient pour la
conquête du monde, et quand deux idées sont en lutte,
elles combattent au moyen de l' écriture. Des gens se
mirent à lire qui n' avaient jamais lu ; Rome
expédiait le pour et le contre dans tout le monde
civilisé. Alors seulement commença pour le latin cet
état
p113
de fixité qui dura jusqu' à sa mort définitive, après
la longue traversée du moyen âge : il y a beaucoup
moins loin de Prudence à Adam de Saint-Victor
que de Plaute à Prudence.
La langue française, aps plusieurs crises dont
elle était sortie renouvelée et dégagée, s' éleva
à une telle fortune littéraire qu' elle en fut
immobilisée pendant plus d' un siècle, pendant cent
cinquante ans, puisque les poètes de l' an 1819
sont encore sous la domination exclusive de Racine
et de Boileau. à ce moment, le romantisme a
rouvert les canaux de la sève, -et le romantisme
dure encore. Nous sommes donc dans une période de
vie linguistique et peut-être à un moment très
critique, car il s' agit de savoir si le peuple
d' aujourd' hui a assez de souplesse et de curiosité
d' esprit pour suivre une évolution qui se fait
au-dessus de lui et que nosrontes et nos
mandarins lui cachent avec une jalousie de censeurs
et de jésuites. Il est à craindre que la littérature,
devenue un art d' autant plus hardi qu' il trouve en
autrui moins d' accueil, d' autant plus insolent qu' il
voit diminuer ses chances de plaire, d' autant plus
ésotérique qu' il sent se raréfier autour de lui
l' air intellectuel,
p114
il est à craindre qu' au lieu de tendre toujours vers
de nouvelles frontières la littérature ne soit
destinée à se resserrer en de petites enceintes
ponctuées dans le monde, comme un semis d' oasis.
Mais il s' agit de la langue plus que de la
littérature, de l' instrument et non des oeuvres de
l' ouvrier, et je voudrais rechercher, puisque
l' occasion s' en présente, si l' instrument est
toujours bon, et si, parmi ce que M. Deschanel
appelle des déformations, on ne pourrait pas
trouver, aussi bien que des signes de vermoulure,
des marques de vitalité et tout un système de feuilles
et de fleurs.
La langue française, qui ne semble pas destinée
à subir prochainement de graves transformations,
est cependant loin de la grande époque de stabilité
que certaines langues atteignent avant de mourir.
Elle vit, donc elle se différencie constamment.
Si on la considère à des moments distants d' un
demi-siècle, on trouve toujours que le dernier
moment est en état de transformation, ou, puisqu' on
pose le mot en
p115
principe, de formation ; comparée au moment
précédent, la période ultime semble bien plus
bouillonnante, bien plus désordonnée. C' est que
toute nouveauté verbale n' acquiert que lentement
et souvent après de très longues années sa place
définitive dans les habitudes linguistiques. Ce
qui était déformation en 1850 est devenu aujourd' hui
le principe d' une gle par quoi nous jugeons des
déformations actuelles. L' histoire d' une langue
n' est que l' histoire deformations successives,
presque toujours monstrueuses, si on les juge d' après
la logique de la raison ; -mais la faculté du
langage est réglée par une logique particulière :
c' est-à-dire par une logique qui oublie constamment,
dès qu' elle a pris son parti, les termes mêmes du
probme qui lui était posé. Du conflit des idées
elle tire une idée nouvelle, qui ne doit aux ies
d' où elle sort que parfois les lettres qui forment
leur commune armature ; la langue transporte à
volonté l' idée de rouge au mot noir, ou
l' idée de tuer au mot protéger : et cela
est très clair.
On peut d' ailleurs, d' une façon nérale,
p116
accepter l' idée deformation et l' identifier à
l' idée de création. Laformation est, du moins,
une des formes de la création. Créer une idée
nouvelle, une figure nouvelle, c' est déformer une
idée ou une figure connue des hommes sous un aspect
général, fixe et incis. La formation est une
précision, en ce sens qu' elle est une appropriation,
qu' elle détermine, qu' elle régit, qu' elle stigmatise.
Tout art est déformateur et toute science est
déformatrice, puisque l' art tend à rendre le
particulier tellement particulier qu' il devienne
incomparable, et puisque la science tend à rendre
la règle tellement universelle qu' elle se confonde
avec l' absolu. La biologie ne déforme pas moins la
vie pour expliquer la vie que la sculpture ne
déforme Moïse pour expliquer Moïse. à vrai dire,
nous ne connaissons que des déformations ; nous ne
connaissons que la forme particulière de nos
esprits particuliers.
Pour qu' il fût permis de considérer comme
ritablement déformés certains modes verbaux, il
nous faudrait d' abord instituer les règles d' une
faculté que nous ne connaissons que par ses
sultats. Ne portant que sur les différences, nos
règles sont nécessairement caduques ;
p117
nous comparons infatigablement l' orange nouvelle
au fruit de l' an paset nous sommes portés à
condamner comme incongrue celle qui est encore à
moitié verte et qui agace les dents. Mais l' homme
spontané, peuple ou poète, a d' autres goûts que
les grammairiens, et, en fait de langage, il use
de tous les moyens pour atteindre à l' indispensable,
à l' inconnu, à l' expression non encore proférée,
au mot vierge. L' homme éprouve une très grande
jouissance à former son langage, c' est-à-dire à
prendre de son langage une possession toujours plus
intime et toujours plus personnelle. L' imitation
fait le reste : celui qui ne peut créer partage à
demi, en imitant le créateur, les joies de la
création.
Le mot nouveau, l' assemblage inédit de syllabes,
l' expression neuve ont un tel charme pour l' homme
inculte ou moyennement lettré que cela a toujours
été une des charges de l' aristocratie de morer la
transformation du langage. En l' absence d' une
autorité sociale et littéraire à la fois, les langues
se modifient si rapidement que le vieillard ne
comprend plus ses petits-enfants. Nous ne sommes pas
exempts,
p118
dans notre société, de malentendus analogues, et il
y a des mots qui, prononcés par deux générations
éloignées de quelque vingt ans, se prononcent selon
des significations absolument divergentes. Cela
est inévitable et cela est bien, puisque c' est
conforme aux lois du mouvement et de la vie. Mais
chez les peuples enrichis d' une littérature, la
langue est d' autant plus stable que la littérature
est plus forte, qu' elle nourrit un plus grand
nombre de loisirs et de plaisirs ; à un certain
moment, la tendance à l' immobilité ou les ondulations
rétrogrades d' un langage rendent parfoiscessaire
une intervention directrice dans un sens opposé,
et l' aristocratie intellectuelle, au lieu de
restreindre la part du nouveau dans la langue, doit
au contraire souffler au peuple abruti par les
écoles primaires les innovations verbales qu' il est
désormais inapte à imaginer.
Un peuple qui ne connaît que sa propre langue et
qui l' apprend de sa mère, et non des tristes
pédagogues, ne peut pas la déformer, si l' on donne
à ce mot un sens péjoratif. Il est por
constamment à la rendre différente ; il ne peut la
rendre mauvaise. Mais en même temps que
p119
les enfants apprennent dans les prisons scolaires
ce que la vie seule leur enseignait autrefois et
mieux, ils perdent sous la peur de la grammaire
cette liberté d' esprit qui faisait une part si
agréable à la fantaisie dans l' évolution verbale.
Ils parlent comme les livres, comme les mauvais
livres, et dès qu' ils ont à dire quelque chose de
grave, c' est au moyen de la phraséologie de cette
basse littérature morale et utilitaire dont on
souille leurs cerveaux tendres et impressionnables.
L' homme du peuple ne diffère pas de l' enfant, mais
plus hardi il se réfugie dans l' argot et c' est
qu' il donne cours à son besoin de mots nouveaux,
de tours pittoresques, d' innovations syntaxiques.
L' instruction obligatoire a fait du français, dans
les bas-fonds de Paris, une langue morte, une langue
de parade que le peuple ne parle jamais et qu' il
finira par ne plus comprendre ; il aime l' argot qu' il
a appris tout seul, en liberté ; il hait le fraais
qui n' est plus pour lui que la langue de ses maîtres
et de ses oppresseurs.
Cependant cette situation est loin d' être générale
et, à faut du bas peuple, il reste assez de
bouches françaises pour que l' envahissement de
p120
l' argot ne puisse, de longtemps, être considéré
comme un danger. Il ne faut pas d' ailleurs mépriser
absolument l' argot ; la vie argotique d' un mot
n' est souvent qu' un stage à la porte de la langue
littéraire ; quelques-uns des mots les plus
" nobles " du vocabulaire français n' ont pas d' autre
origine ; en trente ans une partie notable du
dictionnaire de Lorédan Larchey a passé dans les
dictionnaires classiques.
M. Deschanel trouve donc que " la langue française,
si belle, va se corrompant " . C' est assez juste,
mais il a négligé d' appuyer son opinion d' exemples
solides ; il ne fait allusion ni à l' invasion
grecque, ni à l' invasion étrangère ; la déformation,
telle qu' il l' a sentie, est tout à fait bénigne et
parfois bienfaisante. Sa délicatesse de vieux
lettré plein de belles-lettres classiques est un
peu craintive et vraiment pessimiste. Il répète
trop volontiers la plainte timorée de Lamennais :
" on ne sait presque plus le français, on ne l' écrit
plus, on ne le parle plus " , -plainte qui ne veut
rien dire, sinon : le français étant une langue
vivante se modifieriodiquement et aujourd' hui,
en 1852, on ne lit plus et on n' entend plus le
me langage
p121
qu' en 1802, alors que j' avais vingt ans. Il paraît
que M. Scherer s' est, lui aussi, lamenté sur " la
déformation de la langue française " , mais la
langue française, de son côté, n' a pas toujours eu
à se louer de ses rapports avec M. Scherer, -et
tout cela est un peu ridicule.
La déformation par changement de sens, que
M. Deschanelprouve, est quelquefois défavorable
et quelquefois utile. C' est un moyen dont la langue
se sert pour utiliser un mot qui vient de se trouver
sans emploi. Ainsi quand le mot retraité eut
remplacé le mot émérite, celui-ci prit la
signification de habile, expert, et Balzac
la vulgarisa. Quel mal y a-t-il à ce que
excessivement ait pris le sens de extrêmement,
ou que le mot potable s' achemine vers la
signification générale de convenable ? les mots
ne sont en eux-mêmes que des sons indifférents, rudes
ou amènes ; ils n' ont qu' une valeur esthétique ; ils
sont aptes à se charger de toutes les significations
que l' on voudra bien leur imposer. Nous sommes
habitués à lier certains sons à certains sens et à
croire qu' il y a entre eux un rapport nécessaire.
La connaissance de quelques langues un peu éloignées
suffit à purger l' esprit de cette
p122
croyance naïve ; l' étude de la transformation du
latin en français est encore assez bonne pour nous
détromper ; et il n' est pas mauvais, si l' on veut
acquérir un bon degré de scepticisme sur ce point,
d' apprendre résolument la langue française elle-même.
Il ne faudrait pas sourire si l' on prédisait que le
mot pied, quelque jour, signifiera tête.
cela est déarrivé. M. Deschanel en donne
lui-même un exemple lorsqu' il rappelle que dais
a d' abord voulu dire table, conformément à une
des significations de son mot d' origine, le latin
discus. ce changement de sens rentre encore dans
la série des utilisations : dépouillé de sa
signification, dais auraitri devant table
si on ne lui avait assigné une autre fonction.
C' est là un phénone de conservation et non de
déformation, et même de conservation créatrice,
car empêcher un mot de rir, c' est le créer une
seconde fois.
Les changements de prononciation et de forme ne
sont pas moins fréquents, ni moins inévitables. La
prononciation des mots français a beaucoup varié
depuis l' origine de la langue ; on a écrit cette
histoire qui n' est pas toujours très sûre. Alors
que nous ne savons pas bien nous-mêmes
p123
et que la question est discutée de savoir si oi
équivaut soit à oua, soit à oa, il est
difficile de déterminer la valeur de ce signe, et de
plusieurs autres, le long des siècles passés.
M. Deschanel a relevé dans la manière d' aujourd' hui
quelques prononciations défectueuses des lettres
doubles ; il y a une tendance à les faire sentir,
comme il y a une tendance à faire sentir les
consonnes finales ; mais là encore M. Deschanel
insiste trop peu, sans doute pour n' être pas for
de blâmer le rôle, alors vraiment odieux, de l' école
primaire, du maître hâtivement fabriqué par les
thodes artificielles de l' université. On m' a cité
un professeur de géographie d' un collège
d' Algérie qui, en l' ignorance de toute tradition
orale, affirmait à ses élèves l' existence de villes
françaises telles que Le Mance, Cahan, Moulince,
Foicse. Les noms communs ne sont pas toujours mieux
traités et, comme l' a remarqué M. Anatole France,
si on n' apprend pas encore aux enfants à compter sur
leurs doiktes, c' est que la science des
instituteurs primaires est encore neutralisée par
la délicieuse ignorance des mères et des nourrices.
N' est-elle pas très curieuse cette civilisation qui
p124
fait enseigner le fraais à un enfant de
l' Isle-De-France par un paysan auvergnat ou
provençal muni de diplômes ? On entend à Paris
des gens ornés de gants et peut-être de rubans
violets dire : sette sous, cinque francs : le
malheureux sait l' orthographe, hélas ! Et il le
prouve.
Voilà une série de déformations sur laquelle on
aurait aimé que s' exerçât l' autorité de M. émile
Deschanel, et un péril pour l' intégrité de la
langue qu' il aurait dû signaler avec véhémence,
puisqu' il a entrepris une telle campagne. Il reste
dans l' anodin et dans l' anecdote, vitupère
castrole et note que, remplacé par gerbe,
le mot bouquet tombe en désuétude. Ses
remarques sont intéressantes, mais il n' a pas su
les relier par des idéesnérales, comme l' a fait,
par exemple, M. Michel Bréal dans sa cente
sémantique.
cependant il n' est pas loin de considérer le jeu
des suffixes comme un principe de déformation. Si
c' est déformer un nom que d' en façonner un verbe,
voilà encore uneformation singulièrement féconde
et vénérable. Pour recruter formé de recrue,
il a l' autorité de Racine écrivant à son fils qui
lui avait parlé de la gazette
p125
de Hollande : " vous y apprendrez certains termes
qui ne valent rien, comme celui de recruter,
dont vous vous servez ; au lieu de quoi il faut dire
faire des recrues. " mais Racine avait lame
opinion sur à peu près tous les mots du dictionnaire
de Furetière et aucune timidité linguistique ne
peut surprendre de la part du poète dont
l' indigence verbale, imposée par la mode, stérilisa
pendant un siècle et demi la poésie française. Sa
lettre fut peut-être écrite hier, encore une fois,
par quelque vieil académicien effaà son fils enclin
aux mauvaises lectures : " vous y apprendrez certains
termes qui ne valent rien, comme celui de daler,
dont vous vous servez ; au lieu de quoi il faut dire
aller à bicyclette. " daler doit sembler
monstrueux à M. Deschanel ; pourtant le mot est
excellent de ton et de forme.
Parmi les motscemment obtenus par dérivation,
il en est de mauvais, mais qui le sont surtout
à cause de leur inutilité. Un mot de forme française
et qui répond à un besoin est presque toujours
bon. Je puis partager l' émoi que cause
émotionner à M. Deschanel, mais
arrestation ne me trouble pas, parce que je ne
p126
saurais le remplacer par rien. Il me serait
difficile, malgré le désir de M. Deschanel,
d' utiliser imprimer dans tous les cas où
impressionner me vient sous la plume ;
imprimer est meilleur et possède un sens
concret qui lui donne plus de force dans la
taphore, mais vraiment : " ce spectacle m' a
impressionné " , si cela peut se traduire par " ce
spectacle m' a ému " , cela n' a jamais pu, à aucun
moment de la langue, se dire par " ce spectacle m' a
imprimé " . Malgré les citations de M. Deschanel,
ni Molière ni La Bruyère n' ont emplo
imprimer au sens d' impressionner ; l' un et
l' autre lui donnent le sens purement latin de
" frapper " et ne l' emploient qu' avec un adverbe :
" ... si bien imprimé " ; " le plus fortement imprimés ! "
dans les deux phrases citées par M. Deschanel,
frapper le remplacerait fort bien ;
impressionner le remplacerait fort mal.
L' académie n' admet pas l' animation des rues,
mais l' opinion linguistique de l' académie n' a pas
de valeur pour le présent, puisque son
p127
dictionnaire représente déjà le passé, quand il
paraît ; ensuite, nul concile, même académique, ne
saurait prévaloir contre l' usage. Que
M. Deschanel condamne des innovations telles que
pourcentage, épater, terroriser,ficier,
différencier, socialiser, méridional, cela
surprend, car tous ces mots sont du français
ritable et tous répondent à un besoin réel, même
terroriser, qui semble avoir un sens plus actif,
pluscisif, peut-être à cause de sa nouveauté,
que effrayer ou épouvanter. en est-il de
me de clamer, de perturber, de ululer,
et de tout le groupe des latinismes récemment
introduits dans la langue ? C' est assez douteux,
car il ne faut demander directement au latin,
grenier légitime de la langue fraaise, que des
mots réellement utiles et que nos propres ressources
linguistiques ont été impuissantes à imaginer.
M. Deschanel signale enfin quelques déformations
réelles ; elles sontnielles. Sans doute
herboriste est la corruption d' arboriste ;
sans doute il peut sembler fâcheux qu' on ait
confondu confrairie et confrérie, palette
avec poëlette, chère avec chair, que
le féminin de sacristain
p128
soit sacristine, qu' ornement ait donné
ornemaniste et fusain, fusiniste, et que,
dans le vocabulaire des injures politiques, on
oublie, en écrivant salaud, que le féminin de
cette délicieuse épithète est salope, mais
avant de condamner des formes qui, malgré les
grammairiens, se permettent de vier un peu de la
logique apparente, il faudrait peut-être les
examiner avec quelque minutie et quelque
bienveillance. On couvrirait alors que
fusiniste et ornemaniste, par exemple, étant
des formations orales, apparues à une époque où la
langue prononce identiquement in et ain, an
et ent, ne pouvaient prendre, en se dérivant,
une prononciation que ne contiennent pas leurs
radicaux ; l' aspect de ces deux motscèle leur
origine, qui est récente et populaire. Des
professeurs eussent forgé ornementiste, comme
ils ont forgé goncourtiste, qu' ils opposent à
goncouriste, forme vraie puisqu' elle est la
seule qui ne déforme pas la sonorité du radical. De
fusain ils auraient fait fusainniste, mais
comment marquer la nasalisation de ain ?
fusainniste, c' est fusainiste, lequel tend à
funiste, lequel était destiné à devenir
fusiniste, selon la gamme implacable
p129
a e i o u. il est possible que le mot actuel ait
paspar ces diverses étapes, lentement ou
rapidement ; nous n' en savons rien. Quant au mot
sacristine, il est probable qu' il vient de
sacristie et non de sacristain. tout cela
d' ailleurs est insignifiant et il semblera puéril
d' indiquer que salope est un substantif et
salaud, un adjectif, et que, loin d' être le
masculin et le féminin l' un de l' autre, les deux
mots semblent d' origine différente.
M. Deschanel demande : à quoi sert baser,
puisque l' on possède fonder ? " s' il entre, je
p130
sors " , dit Royer-Collard, quand on discuta la
venue au dictionnaire de ce verbe excellent et de
forme élégante. Voilà une parole et un geste que
nous ne pouvons plus comprendre. Royer-Collard
ne savait pas que beaucoup des mots dont il
protégeait l' aristocratisme contre cet intrus
ingénu n' étaient eux-mêmes que des parvenus que
le xviie siècle avait méprisés. Le dictionnaire
ologique de l' abbé Desfontaines raille comme
prétentieux, ridicules et outrecuidants, une
quantité de mots alors nouveaux dans le bel usage.
L' opuscule est précédé d' une lettre de
Jean-Baptiste Rousseau qui est curieuse parce
qu' elle est éternelle comme la plainte du
vieillard : " il règne aujourd' hui dans le langage
une affectation si prile, que le jargon des
précieuses de Molière n' en a jamais approc.
Le style frivole et recherché passe des caffés,
jusqu' aux tribunaux les plus graves, et si Dieu
n' y met la main, la chaire des prédicateurs sera
bientôt infectée de la me contagion. Rien ne peut
mieux réussir à en pserver le public, que quelque
ouvrage qui en fasse sentir le ridicule : et pour
cela il n' y a autre chose à faire que de lui
présenter, dans un extrait fidèle, toutes ces
p131
phrases vuides et alambiquées, dont les nouveaux
scudéris de notre temps ont farci leurs ouvrages,
me les plus sérieux. " on n' est pas très surpris
en lisant ce dictionnaire d' y trouver voués à la
probation des hontes gens des mots tels que :
agreste, amplitude, arbitraire, assouplir, avenant ;
" aviser, pour dire couvrir de loin, est
un mot bas et de la lie du peuple " ; broderie,
coûteux, coutumier, découdre, défricher, sont tenus
pour des termes incompatibles avec la littérature,
et on rejette encore : détresse, émaillé, enhardir,
équipée, germe, geste, etc. Ce n' est qu' après avoir
consulté la liste de l' abbé Desfontaines que l' on
comprend bien la question de M. Deschanel. à
quoi sert baser ? à quoi sert enhardir ?
demandait l' abbé Desfontaines.
Francis Wey, en 1844, se posait d' analogues
questions. à quoi bon, disait-il, imagé, aisance,
exorable, inepte, injouable, invendu, insucs ?
clarifier, au figuré, est " une lourde faute " ,
et il fautpudier encore incuit, motiver et
chevalin. mais son goût pur ne lui inspirait
aucune répugnance pour phlébotomiser ! Nodier,
plein de grec, affirme que déraison est un
barbarisme ;
p132
les grammairiens de son temps écartent comme
incongrus aventureux, valeureux, vaillance.
après et malgré toutes mes objections, il m' est
très facile de reconnaître l' intérêt du livre de
M. Deschanel et la justesse de beaucoup de ses
remarques. Il ne lui a vraiment manqué qu' un
principe pour faire une oeuvre solide et qui fût
autre chose qu' un " dites et ne dites pas " . Il
accueille cercleux et refuse moyenâgeux,
il consent à télescoper et recule devant
écoper. on ne sait pourquoi. C' est le sentiment
introduit dans la linguistique ; les mots sont
jugés bons ou mauvais selon qu' il plaît et sans que
l' on soit tenu à fournir un motif valable et
discutable. Si l' on n' admet pas, comme jadis,
l' autorité absolue de l' usage, du bel usage, on n' a
pour guide que son propre goût ; mais on aurait plus
de chances de le faire prévaloir, à écrire en beau
style quelques livres de forte littérature qu' à
recueillir des anecdotes philologiques. L' opinion de
Voltaire ou même celle de Littré, oume celle
de M. Bréal, m' importe peu si elle n' est qu' une
opinion. " le langage actuel de telles écoles
littéraires serait-il compris de nos écrivains du
xviie et du
p133
xviiie siècle ? On en peut douter... " il faut qu' on
en puisse douter, car nous écririons en vain,
plagiaires misérables, si nous n' écrivions
différemment non seulement de Fénelon, mais de
Jean-Jacques et de Chateaubriand. Et
Villehardouin aurait-il compris Bossuet et Villon
aurait-il compris Racine ? Leve de
M. Deschanel, c' est donc l' imitation et
l' immobilité ? Il reconnaît cependant lui-même
que les langues se modifient sans cesse ; mais il
ajoute : " ce n' est pas toujours en bien. " rien de
plus juste, mais comment reconnaîtrons-nous le
bien et le mal ?
Quels que soient les changements et, si l' on veut,
les déformations que l' usage lui impose, une langue
reste belle tant qu' elle reste pure. Une langue
est toujours pure quand elle s' est développée à
l' abri des influences extérieures. C' est donc du
dehors que sont venues nécessairement toutes les
atteintes portées à la beauté et à l' intégrité de
la langue française. Elles sont venues de l' anglais :
après avoir souillé notre vocabulaire usuel, il va,
si l' on n' y prend garde, influencer la syntaxe,
qui est comme l' épine dorsale du langage ; du grec,
manipulé si sottement par lesdants de la science,
de la grammaire et de
p134
l' industrie ; du grossier latin des codes que les
avocats amerent avec eux dans la politique,
dans le journalisme, et dans tout ce que l' on
qualifie science sociale. Ces ruisseaux si lourdement
chargés de sable et de bois mort ont encombré la
langue française : il suffirait de les dessécher ou
de les river pour rendre au large fleuve toute sa
pureté, toute sa force et toute sa transparence.
Pour blâmer la déformation linguistique,
M. Deschanel s' est plaau point de vue de l' usage
et de la correction académique. C' est aussi ce qui
a guidé le colligeur de l' almanach hachette pour
la psente année 1899. Ce modeste et anonyme
défenseur du beau langage a recueilli environ trois
cents fautes (à ce qu' il écrit) de français, et il les
a redressées courageusement. Il ne donne pas
d' explications ; il enjoint. C' est un dites, ne
dites pas dans toute
p135
la sécheresse brutale de ces sortes de manuels et
intitulé avec fermeté : si nous parlions
fraais ? il fallait peut-être plus de
moration, car l' opinion de Malherbe sur
l' excellence du parler de la place Maubert a
toujours sa valeur, et il y a un usage obscur qui
souvent sera l' usage universel, demain. Vaugelas
dit innocemment : " dans les doutes de la langue,
il vaut mieux pour l' ordinaire consulter les
femmes et ceux qui n' ont point étudié que ceux
qui sont bienavans en la langue grecque et en
la latine. " et Vaugelas, vraiment, ne trompe
jamais.
Trois cents déformations populaires ; voilà un
pertoire curieux et qui va peut-être nous
permettre de reconntre quelques-unes des
tendances auxquelles obéissent les déformateurs.
Il est très certain que les lois qui ont présidé
à la naissance du français continuent de guider
sa vie et que l' almanach Hachette lui-même est
impuissant à modifier le gosier d' une race. Nous
disons statue par politesse et par peur ;
p136
pour ne pas contrarier nos mtres et pour ne pas
déchoir dans l' estime de nos contemporains. Mais
dès que la politesse ou la peur n' ont plus de
prises sur nous, nous disons estatue avec
délices. C' est pourquoi je voudrais passer en revue
presque toutes ces trois cents déformations et me
rendre compte si, dans tous les cas, le déformateur
est bien duté que croit M. Deschanel, avec
tout le monde et avec le précieux anonyme.
Il ne s' agit pas de contester l' usage (l' usage
est comme l' âme et la vie des mots, dit encore
Vaugelas), ni de donner de pernicieux conseils :
l' anonyme a toujours raison ; il s' agit seulement
de montrer que laformation est beaucoup moins
capricieuse que ne le croient les professeurs
d' orthographe.
estatue : aucun mot français véritable,
c' est-à-dire d' origine populaire, ne commence par
st, sc, sp, non plus que deux consonnes
quelconques, à l' exception des liquides l, r
précédées de b, c, g, p, etc. Pour st en
particulier, tous les mots
p137
de cette sorte venus de l' italien ont pris la forme
initiale est, à l' exception de stance,
stuc et stylet, qui ne descendirent jamais,
ou descendirent trop tard, à l' usage populaire :
stoccata, estocade
saffetta, estafette
staffiere, estafier
staffilata, estafilade
stampa, estampe
strada, estrade (route, batteur d' estrade)
strato, estrade (plancher)
stramazzone, estramaçon
steccata, estacade
stroppiare, estropier.
Ces mots ne sont pas de formation populaire
originale ; ils ont seulement été remaniés par le
peuple à mesure qu' ils arrivaient à sa portée. La
vraie formation populaire se trouve dans les mots
de cette sorte venus anciennement du latin :
esturgeon, de sturionem ; estragon, de
draconem ; étape (autrefois estaple ), de
stapula, flamand stapel ; étain
(autrefois estain ), de stannum ou
stagnum. dès le ve scle, on relève dans les
inscriptions de la Gaule : iscala, ispiritus,
ispes, ischola, istudium, etc.
p138
Celui qui dit : des estampes et des estatues
parle-t-il plus mal, en théorie, que celui qui
dirait : des stampes et des statues ?
fanferluche. Palfernier. Pimpernelle. Sersifis :
le trait commun aux trois premiers de ces mots
populaires c' est la transposition de l' r et de
l' e, re devenu er. c' est le contre-courant
de la tendance normale, qui est le changement de
er en re. Berbis, latin berbicem, a
donné brebis ; beryllare a donné briller.
fanfreluche vient de l' italien fanfalucca ;
palefrenier, de paraveredus ; pimprenelle,
de pimpinella. ils devraient donc être :
fanfeluche, palefredier et pimpenelle ; les
trois formes correctes sont des corruptions.
Quant à sersifis pour salsifis, l' original
étant l' italien sassefrica, le mot le plus
déformé est évidemment celui qui a passé dans la langue
générale. sersifis n' est pas plus irrégulier que
breuvage, de biberaticum, ou frange, de
fimbria. Salsifis est sans doute plus récent que
p139
sersifis ; on y trouve, comme dans les mots
suivants, l remplaçant r.
angola. Colidor. Flanquette : ainsi l' italien
garbo a donné garbe, encore employé par
Ronsard, lequel est devenu galbe ; ainsi
bureter est devenu buleter, puis bluter ;
ainsi carandrion, calandre ; peregrinus,
pèlerin, etc.
angola est la déformation naturelle de
angora. tout le monde connaît le titre du
petit roman écrit au dernier siècle, angola,
histoire indienne.
nentilles. Esquilancie : ainsi liveau,
latin libella, est devenu niveau ; ainsi
colucula a donné quenouille ; ainsi
marle de margula, pesle, de pessula,
posterle, de posterula sont devenus
marne, ne, poterne.
dans esquilancie, c' est le changement contraire :
n est devenu l. rien de plus raisonnable ;
en effet :
orphaninus, orphelin
p140
quaternionem, carillon
bononia, bologne
intranea, entrailles.
L' ancien français fanot est devenu falot.
cangne. Franchipane. Reine-glaude. Cintième :
ce sont des changements :
1. De g en c. en beaucoup de mots d' origine
commune aux trois langues, le g de l' italien
et de l' espagnol est représenté en français par un
c. Crier : gritar, gridare ; crèche : ital.
greppia. le g et le z italiens deviennent
souvent c en français : gabineto, cabinet ;
zagrin (vénitien), chagrin. Cela se rencontre
également au passage du latin au français :
mergus, marcotte, anciennement margotte.
il y a un exemple de g latin devenu ch :
pergamenum, parchemin.
2. De c en g. c' est le changement normal ;
aquila, aigle
ciconia, cigogne
cicala, cigale
cicuta, ciguë.
Nodier signale la prononciation glaude ; tous
p141
les dictionnaires, à second, indiquent avec le
mot et sesrivés se disent segond ; secret
a eu la même tendance.
3. Du c dur ou q en t. il y a des
exemples du contraire : craindre vient de
temere ; carquois était jadis tarquois
venu du grec de Byzance, (...) (turc, turkash ).
Le t pour le c dur se trouve en latin :
quinque, quintus, ce qui correspond à la
déformation française ; taberna et caverna ;
torquere, tortura, l' italien busto a donné
buste et busc. en français on peut noter
tabatière pour tabaquière, peut-être
abricotier pour abricoquier et, plus
rement, la forme populaire parisienne,
chartutier pour charcutier, et l' argot
patelin (pays), au xvie siècle pacquelin.
sesque. Prétexe. Esquis : l' x latin se change
volontiers en sc, sq, au lieu de s et ss.
lâcher, de laxare, est dans la chanson
de Roland sous la forme lasquer ; myxa
a donné mesche, devenu mèche.
prétexte, que le peuple dit prétèxe,
deviendra peut-être prétesque ou prétesse.
la forme actuelle est particulièrement hostile.
Rien de plus normal que esquis :
p142
exagium essai examen essaim
excorrigata escourgée axiculum essieu
excussa escousse exaurare essorer
vermichelle : exemple d' une forme orale qui
s' est transmise intacte, concurremment avec une
forme écrite. En effet, l' original italien s' écrit
vermicelli et se prononce vermichelle
(ou tchelle ).
castrole : ce mot, en effet très vulgaire,
indigna M. Deschanel. Il se plaint que cassole
ait déjà été déformé en casserole, quoique
cassole appartienne à une autre série, que
cassolette vienne de l' espagnol et que
casserole soit un dérivé direct de casse,
poëlon. Il y a en français un diminutif en role ;
exemples :
ligne lignerole (ficelle)
mouche moucherolle (oiseau) etc...
p143
à cela on ajoute sans surprise aucune :
casse casserole
castrole n' est pas plus mystérieux.
Phonétiquement, casserole équivaut à
cas' role. or une dentale s' intercale normalement
entre s et r au passage du latin en
français ; c' est ainsi que se sont formés, par
l' adjonction d' un t ou d' un d, nombre de
mots qui, dans l' original latin, n' ont aucune
dentale :
croistre
croître : crescere... etc.
p144
Le latin faisait ces intercalations de dentales ;
on trouve dans les graffiti de Pompéi sudit
pour suit, ce qui suppose sudere et
consudere pour suere et consuere.
Brachet cite : tonstrix pour tonsorix et
me Istraël pour Isrl. il ajoute, ce
qui me dispense d' un plus long commentaire : " le
peuple, toujours fidèle à l' instinct, continue
cette transformation euphonique et dit castrole
pour casserole. "
éléxir. Gérofle. roflée. Gengembre.
gigier : formations de déformations, ces mots
ne doivent pas inspirer une horreur sans mélange.
élixir est une adaptation de l' arabe
al-aksir, quintessence ; gingembre,
anciennement gingibre, puis gingimbre,
vient de zinziber ; girofle représente le
gréco-latin caryophillum, d' abord criofle,
puis riofle ; gésier, qui est le latin
gigerium, est plus anormal que gigier, et ne
l' est pas moins que gisier et jugier, formes
que donne encore l' abrégé de Richelet de 1761.
p145
chaircutier : cette manière de dire qui a
précédé la manière actuelle, et qui est celle que
J. -J. Rousseau emploie, est elle-me une
déformation de chaircuitier, marchand de
chair cuite. le mot aujourd' hui en usage est
assez cent, et récent aussi le verbe charcuter,
qui n' a pu être fait qu' à un moment où ses
éléments n' avaient plus de sens direct.
crusocale. Poturon : tous les traités vous
diront que y se transforme naturellement en
u ; le bas latin écrit bursa et byrsa,
crypta et crupta. mais nous n' avons plus
à différencier i et y et il suffira de
noter que l' i latin, lui aussi, s' est changé
jadis assez volontiers en u :
affiblare affubler
sibilare subler
fimarium fumier
piperata purée
p146
casibula, casib' la chasuble
zizyphum jujube
ce dernier mot est à lui tout seul la justification
de nos deux monstres modernes.
lévier : évier rappelle le lointain moment
de la langue aqua était devenu eve.
Dunn, dans son glossaire canadien, cite la
forme agglutinée lévier (pour l' évier) comme
champenoise ; au Canada on dit aussi lavier
et même lavoir. l' agglutination de l' article
s' est faite sous l' influence de ce dernier mot.
Cette corruption curieuse est aujourd' hui répandue
à Paris, où le peuple dit le lévier. elle
est, on le sait, tout à fait dans les habitudes
de la langue.
pariure : excellent mot qui a plusieurs
analogues dans la langue. pariure, pour pari,
est tout aussi légitime que parure ou que
le vieux français parléure, malheureusement
perdu sans compensation. Il y a cinq ou six cents
mots en ure
p147
dans le dictionnaire ; de quel droit les
grammairiens veulent-ils condamner pariure
quand ils respectent reliure, sciure, pliure
et même chiure de mouches ?
mairerie. Seigneurerie. Chrétienneté : ne dites
pas... sans doute, mais si nous disions :
sucrie, trésorie, verrie, serrurie, que diraient
les grammairiens ? encore le peuple a raison ;
le suffixe est bien rie et non ie :
toile-rie, tapisse-rie, tanne-rie, poudre-rie,
maire-rie.
il y a des mots en té de deux sortes : ceux
qui viennent directement du latin, fierté,
de feritatem, chtienté, de
christianitatem ; et ceux té est
précédé d' un e et qui semblent des formations
analogiques postérieures au moyen de l' adjectif
féminin. Sauf exceptions, puisque puritatem
a donné pureté ; chrétienneté n' est pas plus
extraordinaire, mais il est inutile.
nage. Consulte. Purge : nage, pour natation ;
consulte, pour consultation ;
p148
purge, pour purgation : il suffit
d' écrire ces mots successivement pour rejeter les
mauvais, -ceux qui sont en usage. Ce sont des
substantifs verbaux, comme il y en a des milliers
en français. purge est d' ailleurs resté comme
terme de droit et nage vit dans une locution.
se revenger. Rancuneux. Enchanteuse.
corrompeur : pour n' être pas admis par les
arbitres, ces mots n' en sont pas moins de bonnes
formes françaises.
venger appelle revenger.
rancuneux fait penser à la querelle du xviie
siècle sur matineux et matinier, à propos
du sonnet de la " belle matineuse " .
enchanteuse, qui était inévitable, n' est pas
déplaisant. Quant à la logique des féminins
attribués aux mots en eur, il suffit de citer
cantatrice, enchanteresse et chanteuse
pour montrer que, dans cet ordre de finales, la
langue se permet toutes ses fantaisies.
corrompeur, rapproché de corrompu, est très
logique.
p149
regaillardir : au lieu de la forme usitée
ragaillardir. il y a rebouter et
rabouter ; radoter fut d' abord redoter.
cambuis : Richelet (1680) constate que l' on dit
du buis et, plus généralement, du bouis ; ces
deux formes ont sans doute été aussi en usage pour la
finale du mot que le vieux français écrivait
cambois.
comparition : étant donnés apparitio et
comparitio, il eût été sage de ne pas faire
de l' un apparition et de l' autre,
comparution. mais comparution et
parution, tout court, que l' on commence à
rencontrer, prouvent du moins qu' il n' est pas
nécessaire d' être du bas peuple pour changer les
i en u.
parution est le poturon des grammairiens.
p150
contrevention : ne se dit pas. Sans doute,
mais dirons-nous : contrabande, contracarrer,
contradire ?
coutumace : écrit ainsi, le mot est un peu
moins mauvais ; il rentre dans la logique de la
vieille langue, au moins pour sa première syllabe :
constare cter
consuetudinem coutume
conventum couvent
dinde. Nacre : il est convenu que le premier
est exclusivement féminin. Mais comme dinde
est l' abrégé de coq d' Inde aussi bien que de
poule d' Inde, la cision des grammairiens
est un peu hardie. Il est vrai qu' il y a dindon,
mais seulement dans les basses-cours. dinde
est un exemple, peut-être unique, de la
préposition de s' agglutinant avec un substantif
pour former un autre substantif.
p151
Le peuple dit du nacre ; ce mot, qui semble
venir du persan nakar, est entré en français
par l' intermédiaire de l' espagnol, où il est
masculin, nacar.
e devenant i : une des tendances de l' e
long latin est de se transformer en i. déjà,
aux temps rovingiens, on écrivait ecclisia,
mercidem, possedire, permanire ; au passage
du latin en français, ce fait se retrouve
constamment : cire (cera), fleurir (florere),
raisin (racemus). il se pertue et le peuple
dit : fainiant, moriginer, pipie, recipissé,
resida, sibile, batiau, siau. ce dernier mot
n' est pas plus étonnant que fabliau, jadis
fableau.
pomme d' orange. Jardin des olives : les fruits
dont les arbres sont inconnus portent le même nom
que cet arbre. Dans le nord de la France, il n' y
avait jadis qu' un mot pour dire orange et
oranger, olive et olivier, et ce mot était
celui qui est demeuré pour désigner le fruit.
Pomme d' orange, fleur d' orange, plantation de café,
jardin des olives : toutes ces expressions
p152
sont fort logiques. Nous disons de me, et sans
être blâmés par les grammairiens : noix de coco,
noix de kola, fleur de cassis, clou de girofle, etc.
Mais il est plus facile de blâmer que d' expliquer
et de comprendre.
bivouaquer : bivac, de l' allemand beiwache,
étant devenu bivouac, il est fâcheux que
bivaquer ait été arrêté en chemin par la
fantaisie des arbitres.
airé : bien meilleur que . il faudrait
oser s' en servir.
laideronne : par ce féminin, le peuple achève de
faire vivre le mot laideron.
fortuné : fortuné prend le sens de riche ;
il suit l' évolution de fortune, et les
grammairiens n' y peuvent rien. C' est un barbarisme,
disait Nodier en 1828 ; mais les mots qui veulent
vivre sont tenaces.
p153
incarnat, que les dictionnaires finissent :
entre rose et rouge, ne contenait pour Voltaire
que l' idée de carnation : " votre peau, dit
Cunégonde à Candide, est encore plus blanche
et d' un incarnat plus parfait que celle de mon
capitaine. "
carbonate : voilà des années que les
grammairiens font la chasse à ce mot. " dites : du
carbonate de soude ! " de tous les carbonates, un
seul est usuel et son usage est constant ; on le
tire de la foule, on le spécifie, et avec quelle
simplicité de moyens : par un changement de genre.
la, au lieu de le, et voilà un mot nouveau,
clair, vrai. Il sera dans les dictionnaires avant
dix ans.
jor. Jornal. Ojord' hui : ce sont des
prononciations archques.
jour a d' abord été jorn, puis jor ;
journal a été jornal. au xviie siècle, on
prononçait ojord' hui.
écale. écaille : ce sont deux orthographes d' un
me mot.
p154
Le peuple avoue ne pouvoir les distinguer. En fait,
la répartition de deux sens différents aux deux
orthographes est absolument arbitraire. écale de
noix exige écale d' huître ; et, d' autre
part, il y a loin des écailles d' une carpe à
l' écaille de la tortue. Ici encore l' intervention
des grammairiens a été mauvaise. écale est le
mot primitif ; il vient de l' allemand, la forme
ancienne était schalja. aujourd' hui schale
veut dire indifféremment écale et écaille ;
en français les deux formes ont des sens tellement
voisins qu' on les confonds que l' on sort des
locutions usuelles. On a voulu réserver écaille
pour les poissons et écale pour les végétaux ;
c' est d' après leme principe de répartition
enfantine et hiérarchique qu' un grammairien avait
décidé jadis de n' accorder au bouillon que des
oeils : yeux lui semblait trop noble pour une
constatation aussi vulgaire. Peut-être me
assignait-il à ces oeils une étymologie
particulière ; ainsi le pluspandu des petits
dictionnaires manuels a soin de spécifier que
écaille vient du latin squama, ce qui est
absurde.
p155
écale et écaille sont des formes parallèles
à métal et métail, entre lesquels on avait
voulu aussi faire une distinction. tail a
disparu.
maline. échigner : l' usage impose échiner et
maligne ; il impose aussi cligner, mais
clin (d' oeil) témoigne qu' à un moment de la
langue on a dit cliner. Peigne a d' abord été
peine. Maline, qui est dans La Fontaine, est
une forme plus ancienne que maligne, refait sur
le latin écrit. échigne, de skina, est
identique à cligner de clinare. du temps de
Vaugelas, on disait à la cour preigne et
viegne pour prenne et vienne. la langue
n' a pas encore choisi un son unique pour cette
finale ; il serait bien prématuré de poser des règles.
p156
farce. Flegme : ces mots sont devenus des
adjectifs parmi le peuple. Rien de plus normal.
Il en est de même de colère. j' ai entendu cette
phrase : " vous avez agi d' une façon cruche. "
le substantif qui implique une idée de qualité, de
manière d' être, tend naturellement à devenir un
adjectif ; c' est le passage du particulier au
général. L' inverse est tout aussi fréquent ; une
idée gérale de qualité se particularise en
substantif : de des mots comme baudet, renard,
qui signifiaient d' abord, gai et rusé.
pour expliquer cruche, il suffit de citer
bête, butor, andouille, brute, pioche, daim,
tourte, jocrisse, mots qui, avant d' être à la
fois des adjectifs et des substantifs, furent
d' abord exclusivement des substantifs.
dompeteur : cette prononciation absurde est un
des méfaits de l' orthographe enseignée à des enfants
du peuple. On ne sait d' ailleurs des humanistes
p157
ont pris le p dont ils ornèrent ce mot.
L' ancienne langue disait donter, ce qui
représente le latin domitare.
le cheval à mon père : c' est une des tristesses
des grammairiens que, malgré leurs objurgations, on
continue à marquer la possession par à aussi
bien que par de. " ce chien est à moi, dirent des
enfants. " ils autorisent : ce cheval est à mon
père ; ilsfendent : le cheval à mon père.
hélas ! Cette faute remonte exactement au ve siècle,
puisqu' on lit sur un marbre de cette époque
membra ad duos fratres, pour membra duorum
fratrum. voilà un solécisme qui a de belles
lettres de noblesse.
mésentendu : prohipar les grammairiens, quoique
excellent, deme que saventure, mésetime, et
d' autres.
perclue : une langue ressemble à un jardin où
il y a
p158
des fleurs et des fruits, des feuilles vertes et des
feuilles tombées, où, àté du définitif, il y a la
vie, la croissance, le devenir. On a chercdepuis
trois siècles à figer ce jardin dans cette attitude
contradictoire ; de, ces incohérences qui
permettent de rédiger des grammaires en quatre
volumes. Il faut bien justifier inclus et
exclu, reclus et conclu, incluse et
conclue, recluse et exclue. je sais : les
uns sont des participes français et les autres des
adjectifs latins mal francisés. Laissons le peuple
dire perclue, puisqu' il le veut bien. La
tendance est bonne.
éclairer. Allumer : on entend assez souvent
cette expression qui semble bizarre : éclairer le
gaz. elle nous choque, quoiqu' elle soit
identique à allumer le gaz, puisque allumer,
c' est adluminare, donner de la lumière à...,
comme éclairer, c' est donner de la clarté à...
il est curieux de retrouver, à tant de siècles de
distance, la même méthode linguistique aboutissant
au même résultat.
à fur et à mesure : cette déformation reproduit
exactement le
p159
latin ad forum et ad mensuram, au prix et à
mesure. Ce forum est leme qui figure dans
forfait, prix fait, marché fait, forum
factum.
secoupe : et même s' coupe. ainsi
succussare a donné secouer, qui maintenant
est assez souvent s' couer. Secourir, c' est
succurrere. Soucoupe, malgré son sens très clair,
devait devenir secoupe.
vous faisez : ceci représente brutalement la
tendance de la langue française à ramener tous ses
verbes à la première conjugaison. L' anonyme cite
agoniser pour agonir (de sottises) ; il y
en a bien d' autres, et on les constaterait surtout
dans le langage des enfants. J' ai entendu :
buver, cuiser, romper, pleuver, mouler, chuter
pour boire, cuire, rompre, pleuvoir, moudre,
choir. aujourd' hui, il est impossible de créer
un verbe fraais qui ne se conjuge sur aimer.
on a abandonné depuis longtemps tistre pour
tisser, semondre pour semoncer ; imbiber
remplace imboire, qui devient archaïque ; on
oublie émouvoir et l' on abuse d' émotionner.
p160
prévu d' avance : on connaît par ses affiches
la société des " prévoyants de l' avenir " . Ce
pléonasme apparent s' explique par l' affaiblissement
de la signification de certains mots. prévoir
n' a plus un sens absolu pour le peuple ; mais
nous-mêmes ne disons-nous pas, sans rougir,
prédire l' avenir ?
c' est encore à ce besoin de renforcement que
pondent les expressions : monter en haut,
dépêchez-vous vite, et les locutions plus
populaires, regardez voir, voyez voir.
Vaugelas disait, à propos de certains pléonasmes
d' usage, que " la parole n' est pas seulement une
image de la pensée, mais la chose même " , laquelle
se représente d' autant plus nettement que la
phrase est plus descriptive de l' acte.
promener : il y a une tendance à supprimer le
pronomfléchi dans les phrases : je vais me
promener, -me coucher, -me baigner, etc.
L' expression toute récente, se cavaler, est
déjà devenue cavaler. j' entendis hier les
enfants abandonnant
p161
un camarade dire : cavalons, il nous rejoindra.
cependant, Vaugelas écrivait au mot
promener : " tantôt il est neutre, comme quand
on dit : allons promener ; il est allé promener ;
je vous enverrai bien promener. " il est donc
possible que la manière populaire de traiter
promener soit un archaïsme.
raisons : le peuple emploie ce mot, au pluriel,
comme synonyme de discussion, difficultés, querelle
et même injures. Quelque jour, ce sens passera dans
les dictionnaires. mots et paroles ont
également ces mêmes significations, peut-être
atténuées.
voix de centaure : c' est un exemple amusant
d' étymologie populaire. On exprime par ce terme
la tendance du peuple à ramener l' inconnu au
connu.
Il ignore stentor ; centaure lui est moins
p162
étranger : cela suffit pour influencer son oreille,
ensuite sa langue. Quel rôle cette habitude
a-t-elle jo dans la formation du français ? On
n' a jamais tenté de l' établir et cela serait
peut-être impossible. Cependant, c' est sans doute
ainsi qu' on expliquerait certains mots tels que :
marjolaine, échalotte, ancolie, érable,
camomille, étincelle, licorne, et d' autres que
l' on a signalés parmi ceux qui échappent aux
explications phonétiques. Si c' est amaracana
qui est l' original de marjolaine, il faut que
le mot français ait subi une influence analogue
à celle qui a transformé récemment olénois
en à la noix et jadis galatine en
galantine. quoi qu' il en soit, voici quelques-unes
des explications que se donne à cette heure le
peuple, des mots qu' il ne comprend pas :
voix de centaure (stentor)
cresson à la noix (alénois, " ollenois, orlenois,
orléanois " )
dernier adieu (denier à Dieu)
souguenille (souquenille)
soupoudrer (saupoudrer)
trois-pieds (trépied)
ruelle de veau (rouelle)
semouille (semoule)
p163
tête d' oreiller (taie)
bien découpé (découplé)
écharpe (écharde)
cette dernière mutation est due à écharper,
verbe qui n' a aucun rapport de sens, ni d' origine,
avec écharpe ; mais il en a avec charpie,
avec l' idée de chirer (carpire), par
conséquent blesser. Il est donc possible que
écharpe, au sens de blessure, soit très ancien.
venimeux. Vénéneux : le peuple confond ces deux
mots, mais sa préférence va au premier, qui est de
meilleure lige. néneux, c' est le latin tout
cru, venenosus. Venimeux a été formé de venin ;
on commença par venimeux, puis le second n
s' est dissimilé ; en des parlers provinciaux l' n
est devenu l et on dit velimeux ; en italien,
il y a deux formes : veneno et veleno.
la répartition des deux mots a été tentée, comme pour
écaille et écale, d' après des principes
étrangers à la logique linguistique : l' un est bon
pour les bêtes ; l' autre, pour les plantes et les
miraux. Ces distinctions sont nécessairement
p164
absurdes, la nature étant plus variée que ne peut
le concevoir le cerveau d' un grammairien. Nombre
de plantes sont venimeuses et nombre
d' animaux sont vénéneux, si on s' en rapporte
aux définitions des dictionnaires.
La partition des mots très voisins de forme se
fait lentement et difficilement. Désespérant de
jamais sentir la différence trop profonde qu' il y
a entre colorer et colorier, le peuple
s' en tire en fabricant couleurer qui pond
à tous ses besoins dans cet ordre d' idées. Il
prendra longtemps encore l' un pour l' autre :
croire et accroire, envers et revers, coulé et
coulis, épurer et apurer, étuvée et étoufe,
des fois et parfois, recouvrer et recouvrir,
passager et passant, neuf et nouveau, gradé et
gradué, enfin autour et alentour.
cette dernière répartition est toute récente et,
particulièrement arbitraire ; elle a devan
l' usage. à ce propos, il faut noter la certitude
plaisante des dictionnaires à cataloguer les mots
p165
sous les vieilles rubriques scolastiques, à les
figer dans une fonction unique. Cela est très
délicat. Les mots sont souvent des signes à tout
faire, tantôt verbes et tantôt substantifs, ici
adverbes, et là adjectifs ; et à mesure qu' une
langue se dépouille, cela devient plus visible.
Les mots anglais ont ainsi acquis une très grande
liberté d' allures, peut-être parce qu' ils ont été
moins tyrannisés qu' en France. Pour autour et
alentour, ce ne sont ni des adverbes, ni des
prépositions, à moins que n' en soient aussi au
pied, au fond, au coeur, au bas. Tour est un
substantif et entour un de ses dérivés, comme
atour et pourtour. au lieu de finir et
de classifier, les dictionnaires devraient se
borner à décomposer de tels mots au tour, à
l' entour ; cela serait plus clair et moins
compromettant.
iniation : cette déformation d' apparence bizarre,
que j' ai recueillie personnellement, est des plus
caractéristiques comme preuve de la perpétuité des
lois qui ont guidé la création du français. Elle
représente le mot initiation, tel que prononcé
p166
et écrit à plusieurs reprises (des centaines de
fois) par un commis de librairie. C' est tout
simplement la règle de la chute du t médial ;
avec encore un effort, on aurait un mot pareil à
tant de vieux mots français :
abba-t-ia, ini-t-iation, inia-t-ion
abba-ye, ini-iation, iniai-son
cette manifestation de l' instinct est une grande
leçon.
Voilà. J' ai seulement voulu montrer que la
déformation n' est pas du tout cahotique ; que le
mauvais français du peuple est toujours du français
et parfois du meilleur français que celui des
grammairiens.
LA METAPHORE BETES ET FLEURS
p169
Dans l' état actuel des langues européennes,
presque tous les mots sont des métaphores.
Beaucoup demeurent invisibles, même à des yeux
pénétrants ; d' autres se laissent découvrir, offrant
volontiers leur image à qui la veut contempler.
Des actes, des bêtes, des plantes portent des noms
dont la signification radicale ne leur fut pas
destinée primitivement ; et cependant ces noms
taphoriques ont été choisis, assez souvent sur
toute la surface de l' Europe, comme d' un commun
accord. Il y aune sorte de nécessité
psychologique parfois inexplicable ou même que l' on
voudrait ne pas expliquer pour lui laisser son
caractère même de nécessité, c' est-à-dire de
mystère.
roitelet : telle métaphore semble vraiment
s' imposer au nomenclateur. Ayant à nommer l' oiseau
appelé
p170
roitelet, l' idée de petit roi est celle qui
vient à l' esprit de l' homme : grec, il dit (b...) ;
latin, regaliolus ; allemand, zaunkoenig
(roi des haies) ; anglais, kinglet ; suédois,
kungsfagel (l' oiseau roi) ; espagnol,
reyezuelo ; italien, reattino ; hollandais,
koningje ; flamand, kuningsken ; polonais,
krolik. pourquoi ? Peut-être parce que le tout
petit oiseau porte sur la tête une huppe qui semble
l' ironie d' une couronne. Il faut que cela suffise,
car on ne peut invoquer ni la photique, ni, sans
doute, une langue antérieure où toutes les langues
auraient puisé, ni les communications
interlinguistiques. Il y a bien un conte populaire
trèspandu où le roitelet joue un
p171
le important, mais qui ne contient aucune
allusion pouvant faire croire que ce soit
l' origine de ce surnom royal. Il reste que le
paysan français, devant le minuscule oiseau, a
été obligé de dire : petit roi, tout comme,
vingt siècles plust, le paysan grec.
Cependant si le cas de roitelet était unique
ou rare ; si l' on ne trouvait dans les langues
européennes que trois ou quatre exemples de cette
sorte, on pourrait imaginer une chanson, un conte,
une de ces traditions populaires qui traversent
les siècles, les montagnes, et les océans ; mais,
au contraire, à la moindre recherche les exemples
se multiplient et l' on est forcé de ramener la
plupart des causes à une seule, la nécessité
psychologique. Quelques-uns de ces pnomènes
linguistiques sont moins obscurs ; c' est quand
l' objet nommé ou surnommé est très caractéristique
de forme ou de couleur : ainsi l' able ou
ablette (albula) est dite poisson blanc par
les hollandais, les anglais, les polonais :
witfisch, white bait, bialoryb ; ainsi le
choucabus (à tête ; caput, chabot, caboche) est
p172
aussi pour les allemands, kopfkohl, et pour les
italiens, capuccio ; ainsi le phénicoptère des
grecs, l' oiseau aux ailes de flamme, est pour
nous le flamant.
lézard : M. Michel Bal, dans sa récente
sémantique, écrit, à propos de la singularité
de certaines métaphores : " si l' on disait qu' il
existe un idiome où le me mot qui désigne le
lézard signifie aussi un bras musculeux, parce que
le tressaillement des muscles sous la peau a été
comparé à un lézard qui passe, cette explication
serait accueillie avec doute, ou bien croirait-on
qu' il est parlé des imaginations de quelque peuple
sauvage. Cependant il s' agit du mot latin
lacertus, lequel veut dire lézard, et que les
poètes ont maintes fois employé poursigner le
bras d' un ros ou d' un athlète. " mais s' il est
surprenant déjà qu' une telle image ait été formée
une fois, car elle est très étrange, quoique
p173
très juste, et elle aurait pu, certes, ne jamais
sortir du réservoir profond des sensations, quel
étonnement de la voir riodiquement retrouvée,
qu' il s' agisse de lézard ou de souris,
au cours des siècles et des langues ! M. Bal,
lui-même, la signale, en grec moderne, où
mys pontikos, rat d' eau, et par abréviation
pontikos, signifie aussi muscle ; musculus
en latin, et souris en français, ont, comme on le
sait, une double et parallèle signification ; il
en est encore de même en polonais où souris se dit
mysz et où le muscle du bras est la petite
souris : myszka ; en suédois et en hollandais,
mus et muis ont les deux sens. Le
hollandais spécifie les muscles de la main. Cependant
je viens de lire : " elle agite ses petits bras de
lézard et me dit " ... ; alors je suis assuré
qu' appeler lézard le bras est, aujourd' hui comme
il y a des siècles, une idée qui peut entrer
spontanément au cerveau par l' oeil, car je connais
l' auteur : il est de ceux qui tiennent à créer leurs
images, et s' il a refait lataphore latine
elle-même, c' est qu' elle s' est imposée
p174
à lui, comme elle s' imposa jadis à un poète ou à
un paysan romain.
grue. Chevalet. Chèvre. Singe. Mule, etc. : on
a souvent noté que les noms des instruments de force
ou des bois de charpente sont empruntés aux
animaux ; cette habitude est universelle. Comme nous
disons grue un oiseau et une machine, les grecs
appelaient (...) l' oiseau et la " gloire " , et (...)
notre machine vulgaire à lever les fardeaux ; les
allemands appellent l' oiseau kranich et la
machine, krahn ; les polonais disent zorav
(grue), dans les deux sens ; notre chevron,
petite chèvre,pond au capreolus des latins ;
les portugais, pour chevron disent asna
(ânesse) ; notre poutre, notre poutrelle,
notre chevalet, notre poulain correspondent
à equleus et le chevalet est (...) en grec
moderne ; horse en anglais veut dire cheval et
chevalet ; les allemands
p175
et les danois disent un bouc (boeck, buk), les
flamands et les hollandais, un âne (ezel), ce
qui correspond à notre bourriquet ; le
portugais a potro au sens de poulain et
de chevalet. Chevalet se retrouve naturellement
en espagnol, en italien, en portugais,
cabalette, cavalletto, cavallete. Hebebock
est le nom allemand de la chèvre mécanique
que les anglais confondent avec la grue (crane) ;
chèvre revient en espagnol, cabria, et en
portugais, cabrite. le chevron se dit en
polonais koziel, bouc. Beaucoup de ces mots ont
également servi à former des déris dont le sens,
tout métaphorique, est identique en beaucoup de
langues. Un animal qui a échappé à la métamorphose
en machine, le singe, a fourni presque partout
un verbe qui est le péjoratif d' imiter et que le
grec n' avait pas, ni le latin, malgré la parenté
syllabique de simius à simulare. à côté du
français singe-singer, il y a l' allemand
affe-nachaffen ; le suédois
p176
apa-esterapa ; le danois abe-esterabe ;
le flamand aep-waapen ; l' anglais ape-ape ;
l' italien scimio-scimiottare ; le portugais :
macaco-macaquear ; le polonais malpa-malpowac ;
le grec moderne (....) (singerie). C' est une belle
progéniture. " bâton, dit Brachet, origine
inconnue. " c' est assurément le petit bât ; la
relation directe entre l' ancien français bast
et baston semble évidente. L' espagnol dit
basto, t, et baston, ton. Le bâton a
été considétantôt comme le t, tantôt comme
la bête de somme tout entière ; c' est ce dernier
sens qu' il prend lorsqu' on se sert du mot bourdon
(latin burdonem ), qui est proprement le bardot,
variété du mulet. muleta signifie béquille en
espagnol et en portugais, et mula, ton en
italien. Les paysans qui marchent à pied appellent
volontiers leur bâton, mon cheval ; plaisanterie
qui se retrouve un peu partout. Ainsi, comme on
voyait toujours les franciscains marcher à pied,
on avait jadis surnommé le bâton des voyageurs
el caballo de S. Francisco, en Espagne, et
en France, la haquee des cordeliers.
p177
chien. Chenet. Chiendent. Chenille : le
chenet est le petit chien du foyer, chiennet ;
le portugais dit caes da chamine, les chiens de
la cheminée ; le provençal, cafuec, et l' anglais,
fire-dog, le chien du feu ; l' allemand,
feuerbock, et le danois, ildbuk, le bouc
du feu ; l' espagnol, morillo, le petit maure
du feu, et l' idée est bien espagnole, de faire
tir éternellement l' ennemi national ; mais il
est probable que la taphore n' est plus comprise,
pas plus que celle, plus douce, qui a fait chez
nous du chien le fidèle gardien du foyer. Il est
possible que le fire-dog des anglais vienne de
France ; le bouc des pays germaniques
représentait peut-être une des figures du diable.
chien (de fusil) ne se retrouve gre qu' en
italien, cane, où il s' appliquait déjà au rouet
de l' arquebuse ; les espagnols et les portugais
disent petit chat, gatillo, gatilho ; dans les
langues non latines, le chien de fusil est un
coq ; allemand, hahn ; hollandais, haen ;
danois et suédois ; hane ; polonais, kurek.
le nom de la plante appelée chiendent, parce
que le chien la mordille volontiers, se retrouve
p178
littéralement en allemand, hundszahn ; le
danois, le flamand et l' anglais disent herbe au
chien, hundegroes, hondsgras, dog' s grass. le
chien a encore donné son nom à la chenille,
en latin vulgaire canicula, la petite chienne.
Cette manière de voir n' est guère répandue en
Europe ; on trouve cependant cagnon, petit
chien, dans l' italien dialectal qui fournit aussi
gata et gattola, petite chatte. L' idée
de chat semble d' abord se retrouver dans le mot
anglais si singulier caterpillar ; cela devient
peu probable si l' on rapproche le mot anglais
de la forme normande carpleuse (on trouve aussi
les variantes charpleuse, chapleuse, chaplouse).
en effet carpleuse et charpleuse semblent
dérivés de l' ancien verbe charpir, qui nous a
légcharpie. la charpleuse, ce serait la
faiseuse de charpie, la dépeceuse, et cela qualifie
bien la chenille et sa voracité. Mais le français
du xvie siècle est formel ; il dit chattepelue et
chattepeleuse. est-ce une déformation ? Les
portugais l' appellent lézard, lagarta ; pour
les polonais, c' est une petite oie, gasienica.
ces appellations répondent
p179
au besoin de transférer les noms d' un animal à
l' autre, le plus souvent d' un gros à un petit.
Le cloporte en est un exemple amusant, car rien
ne ressemble moins à un cochon qu' un cloporte.
cloporte : son nom est cependant clair ; du
moins, malgré la phonétique, il est permis de
supposer que cloporte est une altération de
claus-porc (clausus-porcus). c' est l' opinion
de Brachet. Elle serait bizarre, si la même
image ne se retrouvait en plusieurs langues ou
dialectes et si le français du xvie siècle ne nous
donnait la forme inattendue closeporte,
déformation à laquelle correspond peut-être le
vieux hollandais dorworm. Porcellio est un des
noms latins du cloporte ; c' est le nom populaire
opposé à oniscus ; en Italie on appelle aussi
les cloportes, porcellini, les petits cochons ;
en Champagne, c' est : cochon de s. Antoine ;
en Dauphiné : kaïon (cochon), et en Anjou :
tree (truie). Le glossaire du centre donne :
cochon, cloporte. La forme porcelet est
p180
assez pandue dans une partie de la France.
Enfin, rapprochement inattendu, le cloporte s' appelle,
en suédois, le cochon gris, grasugga. l' idée
de cochon pour nommer le cloporte a eu à lutter
avec l' idée d' âne, qui n' est pas plus
explicable par les logiques ordinaires ;
l' oniscus latin est l' (...) grec (petit âne),
mais les paysans romains connaissaient aussi le mot
asellus, et l' allemand assel doit sans doute
être rapproché de esel (âne). On sait que le
cochon a encore donné son nom au petit ver qui se
rencontre dans les noisettes ; ce petit cochon
se retrouve en anglais, pig-nut. les anglais
appellent également pig le lingot que nous
disons saumon et les allemands, salm.
fauvette. Bergeronnette. Linotte. Loriot.
chardonneret : que la fauvette à tête noire
ait été nommée en grec (....), en latin
atracapilla ;
p181
qu' elle soit, en italien, la capinera, et en
portugais toutinegra (chignon noir) cela n' a
rien que de fort logique ; on ne sera pas surpris
davantage que des petits oiseaux aient été
comparés à des mouches : notre moineau est
littéralement l' oiseau mouche ( muscionem, de
musca ) et la fauvette, alorssignée d' après
sa petitesse et sa léreté, devient la mouche
d' herbe (all. : grasmuch ; flam. :
grasmuch ). Il ne faut d' ailleurs être surpris
de rien au pays des métaphores ; les grecs
n' appelaient-ils pas du même mot, (...), le moineau
et l' autruche ?
La jolie métaphore qui a transformé en petite
berre l' oiseau qui vit dans les prés et voltige
autour des troupeaux ne se trouve, il semble, qu' en
français : les moeurs de la bergeronnette
n' ont frappé que nos bergers. Les anglais, qui lui
ont laissé son autre nom, hoche-queue (wagtail),
ont cependant fort bien remarq
p182
la fraternité du bouvreuil et du boeuf ; ils le
nomment bull-finch, le pinson du boeuf ; mais
que ce nom est loin d' être joli comme le nôtre qui
signifie le petit bouvier (bovariolus) ! la
linotte, c' est l' oiseau au lin ; les latins
s' étaient cis pour un nom pareil et disaient
linaria ; les allemands et les polonais appellent
la linotte, l' oiseau du chanvre, haenfling,
konopka, et les flamands lui donnent le me nom
qu' au chanvre femelle, kemphaen. ce passage du
lin au chanvre est tout à fait extraordinaire,
car si les deux plantes sont d' un usage identique,
elles diffèrent absolument pour le reste et il ne
semble pas que même une linotte puisse les confondre,
ni leurs graines qui n' ont pas pcisément les
mes propriétés. Il faut peut-être voir là une
confusion de noms, pour parité d' usage, entre le
lin et le chanvre.
p183
du mot aureolus le français a fait oriol,
puis par agglutination de l' article (l'),
loriol, devenu loriot ; c' est l' oiseau d' or,
et les allemands appellent également le loriot
goldamsel, le merle doré ; les anglais lui ont
donné le beau nom de marteau d' or, gold hammer ;
pour les polonais c' est la plume d' or, zlotopior
(zloto, or) ; les portugais le nomment oriolo
et oropendula, l' horloge d' or. Mais pourquoi les
danois l' appellent-ils le suédois (swenske) et
les flamands, le wallon ? peut-être parce qu' ils
donnent au loriot le nom de leurs meilleurs amis.
Les flamands possèdent également la métaphore
allemande : merle do(goudmeerle).
comme le lin a don son nom à la linotte, le
chardon a servi à désigner le chardonneret
(anc. Fr. : chardonnet, c' est proprement l' oiseau
au chardon). L' idée de cette relation se retrouve
dans presque toutes les langues de l' Europe
p184
et dans les deux langues classiques : (...),
carduelis, l' italien cardellino traduisent
exactement chardonnet ; la branche germanique
se sert de l' expression pinson du chardon ; en
allemand, distelfink ; en flamand,
distelvink ; en sdois, tistelfink ;
en anglais thistle-finch. l' anglais l' appelle
aussi goldfinch, pinson doré.
brochet. Bélier : le latin lucius ne s' est
perpétué qu' en italien, luccio ; à ce mot le
français a substitué l' idée d' une pique, d' une
broche, d' brochet ; simultanément l' anglais
adoptait le mot pike (pique). Cette idée
semble d' origine germanique ; les noms du brochet
en allemand, hecht, et en danois, guiedde,
semblent la contenir ; elle est évidente dans le
suédois gadda (gadd, aiguillon).
L' églantier doit son nom à une comparaison
analogue ; c' est proprement l' arbuste couvert
d' aiglants (aculenta), de piquants. Je n' ai pu
retrouver dans les langues européennes de formes
p185
analogues, comme pour brochet, mais le procédé est
connu, logique, et très ancien, puisqu' en sanscrit
le lion est proprement le chevelu et
l' éléphant le dentu. l' hébreu est plein de noms
analogues : le bouc est le poilu ; l' ours, le
barbu ; le loup, le jaunet ; l' hyène, la
bringée.
cependant lucius a vécu dans merluche
(brochet de mer), expression qui, avec des mots de
sens identiques, se retrouve dans l' allemand
seehecht. ce qui montre bien l' incohérence de
la plupart de ces nominations, c' est que les
romains donnaient à la merluche exactement le même
nom qu' au cloporte, asellus. c' est ce que font
encore les vénitiens, disant nasello. le
poisson que le latin appelait mustela, l' italien
l' appelle donnola, et nous allons voir plus
loin que ces deux noms se retrouvent appliqués à la
belette.
l' idée de nommer l' aries, mouton à clochette,
mouton bélier, lier, se constate en français,
p186
en anglais et en hollandais (bell-wether,
belhamel) ; les moutons des vagues sont des
brebis en italien, pecorelle ; et dans toutes
les langues, depuis le grec, la machine de guerre
à heurter les murailles s' est dite du même nom
d' animal, bélier ou mouton, (...), aries,
ram (ang.), stormram (holl.), ariete
(esp.).
belette : la belette est peut-être l' animal
qui pourrait donner lieu à la plus curieuse
dissertation mantique. Dans presque toutes les
langues son nom est une antiphrase. C' est une bête
fort redoutée des paysans, comme le renard, comme
la fouine, dont elle est parente. Or, on l' appelle
à l' envi la jolie, la belle, la douce ! Son nom
français vient du vieux mot bele, du latin
bella ; la belette, cela veut dire la
petite belle. Les anglais la nomment la jolie ou
la fée, fairy ; les bavarois, la jolie petite
bête, schoenthierlein ; les danois, la jolie,
kjoenne ; les suédois, la
p187
joueuse lekatt ; les italiens et les portugais,
la petite dame, donnola, doninha ; les
espagnols, la petite comre, comadreja ; les
grecs d' aujourd' hui, la petite bru. à cette liste,
il faut peut-être joindre son nom allemand, pas
en hollandais, en anglais, en danois, wiesel ;
on y trouverait la blanche. la même idée, ou
celle de douceur, s' imaginerait dans le grec
(...), la blanche, la douce, et ce serait
encore la douce dans le latin mustela. ces
rapprochements paraîtront moins invraisemblables
lorsqu' on saura que les idées de beau, de blanc,
de doux sont, dans la tradition populaire, les
antiphrases naturelles de l' idée de mauvais. En
Roumanie, les malae divae, les mauvaises fées,
les ièlé, ne sont jamais appelées que les bonnes,
les puissantes, les belles, les blanches,
les douces. l' explication des folkloristes est
que la belette, étant un animal dont on a peur, on
ne prononce jamais son nom, car, croyance
universelle, quand on parle du loup, on en voit
p188
la queue, quand on invoque le diable, le diable
paraît ; prononcer le vrai nom de la belette, c' est
attirer lachante bête et c' est aussi, par cela
me, la contrarier, puisqu' on la dérange,
l' exciter à la vastation. Mais si on lui donne
des noms d' amitié, c' est comme si on la caressait,
et elle devient-ce qu' on la nomme. Il m' est
agréable de rencontrer l' idéalisme verbal à l' état
de tradition populaire et j' admets d' autant plus
volontiers l' explication qu' elle n' explique
rien, -en ce sens qu' il reste à nous faire
comprendre comment le me euphémisme se retrouve
dans les temps et les pays les plus éloignés ; il
reste aussi à couvrir les vrais noms de la
belette, si nous n' en sommes plus, comme les grecs,
à la confondre avec le chat. En somme, ici comme
devant le roitelet, nous constatons un phénone
psychologique. L' euphémisme est, d' ailleurs, assez
fréquent dans la nomenclature populaire, mais il
règne avec une grande fantaisie. Si l' inoffensive
couleuvre qui, au pire, mangera quelques oeufs, est
parfois nommée, elle aussi, la jolie, elle est la
vermine en Portugal (bicha), et on voit, dans
nos dialectes provinciaux, l' épervier redoutable
nommé
p189
tout cment le voleur ; il est le laire en
Auvergne et le laron en Dauphiné, et sans
doute y reconnaît-il facilement le latin latro.
pic. Plongeon. Pélican. Rouget. Dormiliouse :
le pic, espec, pivert, est dit aussi
bêche-bois, mot qui se trouve exactement en
anglais, woodpecker ; le plongeon (en latin
mergus ) est le plongeur en allemand,
taucher ; le pélican (en latin platea )
s' appelle en allemand l' oie à cuillère, loffler,
loffelgans ; ce qui correspond aux vieux noms
français de cet oiseau, pale, pelle, pelle creuse,
truble, et à son nom populaire anglais,
shovelard. l' idée de rouge ou de lumière a
toujours servi à caractériser le rouget ; le
grec disait (...) ; le latin, rubellio ; et
pour les hollandais, c' est le coq de mer, zee
haen, et pour les italiens, la lanterne,
lucerna. il y a un poisson volant ou sautant
qu' on appelle hirondelle de mer ou le
volant, le papillon ; c' est le (...) et
l' hirundo des anciens, le volador des
espagnols, le zee swaluwe des hollandais.
p190
Un autre poisson à gros yeux est appelé par Pline,
oculata ; c' est l' ochiado du populaire, à
Rome, et le nigr' oil du même populaire, à
Marseille où l' on appelait aussi dans leme temps
(au xvie siècle) la torpille une dormiliouse,
ce qui traduit délicieusement torpedo. la
rainette, raine verte, verdier, en ancien
français, c' est, en allemand, la grenouille feuille,
laubfrosch.
tournesol : les noms de fleurs, qui sont parfois
si étranges, témoignent particulièrement de la
nécessité de certaines taphores. Il est impossible
que l' idée de soleil n' entre pas dans le nom de la
grande fleur jaune appelée tournesol ; elle
ressemble exactement aux faces du soleil dans les
vieilles gravures et, de plus, elle se tourne
sensiblement vers l' astre qu' elle semble suivre avec
inquiétude : ses deux noms fraais, tournesol
et soleil, traduisent cette double impression.
C' est une fleur relativement nouvelle en Europe ;
p191
elle fut apportée du rou, au xvie siècle. Le
tournesol des latins, solsequia, c' est
notre souci, diminutif ou ébauche de la
grande solanée américaine. La forme italienne de
tournesol est girasole et l' espagnole,
girasol : elles rappellent les trois mots
grecs (...,...,...), dont le derniersigne
particulièrement le souci. Car une fleur bien
différente, la verrucaire, en gréco-français
liotrope, tourne aussi selon le soleil ses
odorantes fleurs violettes, et il semble qu' (...)
ait été traduit littéralement en allemand et en
hollandais par sonnenwende et zonnewende ;
ces deux langues possèdent, en effet, les formes
sonnenblume et zonnebloem qui s' appliquent
bien au soleil ; le suédois dit solrose ;
le danois, solsikke ; l' anglais, sunflower ;
le polonais, slonecznic. les langues sémitiques
ont des expressions
p192
pareilles : en arabe chems, soleil, et
echchems, tournesol.
coquelicot : au latin papaver qui a fourni
en français tant de formes singulières, pavot,
pavon, papon, paveux, pavoir-le goût populaire
substitua en plusieursgions l' idée de rouge,
et le latin du moyen âge appelle rubiola, la
plante que la science qualifie de papaver
rubeum ; cependant l' idée de rouge se fixa
sur la crête de coq, puis sur le coq et enfin sur
le chant du coq que rendait l' onomatopée
coquelicot ou coquericot. cette idée
était, d' ailleurs, contenue soit directement, soit
par confusion, dans le nom même du coq
(latin : coccum ) ; et c' est ainsi que les mêmes
syllabes ont pu désigner deux choses aussi
différentes qu' une fleurette et le chant d' un
oiseau. L' exemple n' est pas unique, puisque la
me aventure, mais pour d' autres motifs, est
arrivée, comme on sait, au mot coucou, fleur
et
p193
oiseau, tous les deux de printemps et de la même
heure ; on a cru que la fleur naissait pour l' oiseau
et pour le nourrir, -c' est une croyance nérale
que rien dans la création ne saurait être inutile ;
mais cette fleur ou cette herbe, dédaignées des
hommes et des bêtes domestiques, ou ces baies qui
rissent loin dans les bois, à quoi servent-elles
donc ? Laponse est écrite dans ces termes :
herbe au loup, herbe à la vierge, herbe au diable.
Elles servent à Dieu, à ses saints, au diable, -ou
au loup ; les arabes disent : ou au chacal ; elles
servent aux animaux que nous ne voyons pas manger
et qui vivent ; elles servent aux êtres surnaturels
qui descendent pendant les nuits claires et à ceux
qui rôdent pendant les nuits sans lune. Outre leurs
noms distinctifs, presque toutes les plantes
sauvages ont ainsi un surnom qui souvent est
commun à des esces fort différentes ; la flore
populaire se meut dans l' heureuse imprécision de
la psie et de la nonchalance.
Il ne faut pas s' attendre à retrouver coquelicot,
ou l' une des formes diverses de cette
p194
onomatopée, en dehors du domaine roman : la plus
lointaine est le roumain kukuriek, et en France
me elle s' est partagé les dialectes avec
papaver. cependant le coquelicot éveilla aussi,
en Angleterre, l' idée de crête de coq et l' on y
rencontre cocks head, cock' s comb, cockrose
(écossais). Les langues germaniques se contentent
en général de l' expression rose ou fleur des blés
qu' elles appliquent, d' ailleurs, avec indifrence,
à la fois, au coquelicot et au bleuet.
renoncule. Joubarbe. Fumeterre : la renoncule,
connue sous le nom de bouton d' or, a reçu dans
les langues et les dialectes d' Europe deux séries
de noms ; les uns la désignent
p195
d' après la forme de sa feuille, les autres d' après
la couleur de sa fleur. Les noms qui veulent
expliquer sa feuille contiennent presque tous
l' idée de pied de poule (ou de coq), ou l' idée
de patte de grenouille, cette dernière idée
souvent abgée en l' ie de grenouille ; ceux
qui veulent peindre sa fleur, l' idée d' or ou de
jaune.
" pied de poule " se rencontre en letton, gaila
pehdas ; en allemand, hahnenfuss ; en
hollandais, haanevaet ; en danois, hanefod.
le latin pulli pedem a donà nos dialectes
de nombreuses formes dont les types sont piépou
et poupié ; ce dernier mot est devenu le
français pourpier.
la " patte de grenouille " figure dans l' anglo-saxon,
lodewort (herbe au crapaud) ; dans le moyen
haut allemand, froscfusz, que traduit
l' appellation normande, patte de raine. la
" grenouille " toute seule, c' est le grec (...) ;
le latin, ranunculus ; le roumain, ranunchiu ;
p196
le sarde, erbo de ranas ; l' ancien français,
grenouillette ; le polonais, zabiniek.
l' idée de jaune s' exprime en français par
bouton d' or, jaunet, bassin d' or, fleur au
beurre, idées que l' on retrouve dans le suédois
et le danois, smorblomster (smoer, beurre),
dans l' allemand dialectal, botterblum (fleur de
beurre), dans l' anglais, butter-rose, golden cup,
horse-gold : cette dernière image, qui appelle
les fleurs de la renoncule l' or du cheval,
est particulièrement curieuse. Un dialecte
suédois et l' islandais appellent le bouton d' or
fleur du soleil (soloega et soley) : c' est
encore l' idée d' or ou de couleur jaune.
Ce partage de métaphores est assez fquent ; ainsi
la renouée, en latin centinodia (herbe aux
cent noeuds), porte le même nom (herbe aux noeuds)
en anglais, knot-grass ; en flamand,
knoopgras ; tandis que les langues scandinaves
la dénomment herbe du chemin (danois :
wei-graes ; suédois : trampgraes ). C' est
le plantain
p197
que les allemands disent wegerich. cependant
Hoefer cite d' après le de physica de
s. Hildegarde le mot weggrasz, le traduit par
traînasse et l' identifie au polygonum
aviculare, lequel est bien la renouée.
Burbaun traduit centinodia par wegetritt.
une renonculacée est appelée populairement queue
de souris ; c' est aussi le nom que lui ont
donné les paysans dans une grande partie de
l' Europe : cola de raton (Espagne) ;
mauses-chwanz (Suisse) ; mouse tail
(Angleterre) ; muse-hale (Danemark) ;
musrumpa (Suède) ; myszy-ogon (Pologne) ;
myschei kvost (Russie).
Dans joubarbe on retrouve jovis barba ;
c' est la barbe du dieu du tonnerre, parce que cette
herbe garantit les maisons du tonnerre, d' après
Opilius, qui l' appelle vesuvium. cette idée
se rencontre en Allemagne et en Hollande, où la
joubarbe est donderbaert. il n' y a pas
trace de l' image conservée par le français du
xvie siècle, patte de cheval, dans les noms
actuels du populage ou tussilage, mais
l' allemand dit rosshuf, sabot de cheval, le
hollandais hoesbladen,
p198
herbe sabot, l' italien unghia di cavallo,
l' espagnol una de asno ; c' est le latin
officinal ungula caballina. le fumeterre,
fumus terrae, a le même nom en allemand,
erdrauch et eerderoock. enfin la petite
serpentaire a reçu en Allemagne et en France
les mes vilains noms.
adonis. Nielle : la fleur d' adonis n' est plus
rougie par le sang du jeune dieu oublié, mais tantôt
par celui de Vénus, tantôt par celui de Jésus :
sang de Jésus, sang de Vénus, les deux grandes
religions unies une fois de plus dans le geste de
cueillir la me fleur. L' idée de sang semble
inséparable de cette renonculacée et son nom
populaire français, goutte de sang, lui est
donné en beaucoup de pays. On trouve en Italie
gozze de sangue (Vérone), gioze de sangue
(Trévise) ; en Espagne, gota de sangre ;
en Suisse, bluatstroefli et blutstroepfli ;
en Carinthie, bluetstroepflan ;
p199
en Suède, bloddroppar. l' idée toute nue de
rouge, mais d' une petite chose rouge, encore d' une
goutte de pourpre, se rencontre dans l' ancien
français rubitz ; dans le dialectal
rougeotte (Vosges) ; dans l' avignonnais
roubisso ; dans l' anglais pheasant' s eye
(oeil de faisan) et rose-a-ruby (rouge rubis) ;
dans le sicilien russulida et dans le roumain,
rushcutça.
nielle, c' est la " petite noire " , nigella ;
les grecs disaient de même (...) et ils disent encore
(...). Le français nielle n' a, sans doute,
jamais contenu l' idée qui est évidente dans
nigella ; pour la retrouver, il faut aller
chercher les formes verbales où la nielle est
appelée l' herbe au poivre, et voici la poivrette,
la piperelle, les spezii, les épices
(Parme), l' alipivre (portugais) ; on trouve
en allemand schwarz kümmel, (le carvi noir),
mais les langues modernes ont surtout baptisé la
nielle d' aps sa très vague ressemblance avec
des cheveux, de la barbe, de la laine, une toile
d' araignée et, rencontre assez curieuse, la
nielle et l' agnelle, si différentes
mantiquement, ont fraternisé sur le terrain
p200
phonétique : on trouve dans le domaine d' oc, les
formes niella, gniella, niello, aniello,
aniella et, en Piémont, agnela. le vieux
français disait barbute et barbue ; à
Parme, c' est comme en Normandie la barbe de
capucin, barba de fra ; en Roumanie, la
barbe de boyard, barba boïarului ; en
Allemagne, la chevelure de Vénus, venushaar
et, image plus pittoresque, la fille de crin,
braut in haren ; en Angleterre, la barbe
blanche, oldman' s beard ; en Catalogne,
aranyas, image que se disent nos patois avec
arogne et irog(toile d' araignée).
violette de chien. Hépatique. Amone : il y
a une violette sauvage, très pâle et sans odeur,
qui s' appelle dans une grande partie de la France
violette de chien, c' est-à-dire bonne pour les
chiens. Cette expression se retrouve en
Wallonie viyolette de tchin ; en Galicie,
viola de can ; en Allemagne, hundsveilchen ;
en Luxembourg, honzfeiol ; en Flandre,
hondsvioletten ; en Angleterre, dog' s violet ;
en Suède et en Danemarck, hundefiol. le latin
de nomenclature viola canina est la traduction
de ces appellations
p201
populaires ; peut-être cependant l' a-t-il propagée
dans quelques langues.
L' hépatique ne semble pas avoir de nom
français, et on ne connaît pas son nom populaire
latin. Sans qu' on puisse les souonner d' avoir
littéralement traduit le latin savant
trifolium hepaticum, les divers dialectes
ridionaux lui ont, cependant, don le nom
d' herbe au foie, erba del fetje, d' aou fégé, au
fedzo, etc. ; en italien, c' est aussi la
fegatella ; en catalan, l' erba fetgera ;
en espagnol, la higadela. les langues
germaniques, scandinaves et slaves constatent la
me relation : anglais, liver-wort ;
hollandais, leverkruid ; allemand, leberblume
et leberkraut ; transylvanien,
liewerkrockt ; islandais, lifrarurt ;
suédois, lefverroet et lefverblad ;
danois, leverurt ; polonais, watrobnik.
l' histoire de l' anémone est pareille et tout
p202
aussi concluante. Son nom français le plus répandu
semble coquelourde, où il est peut-être possible
de reconnaître clocca lurida ; du moins l' idée
de cloche se retrouve-t-elle clairement dans
plusieurs des noms dons à cette fleur :
clochette, en certaines parties de la France ;
kuhschelle (clochette de vache) et
osterschelle (clochette de pâques), en
Allemagne ; klockenblome (fleur à la cloche),
aux environs de Bme ; coventry bells
(cloches de Coventry), dans le centre de
l' Angleterre. Mais il était particulièrement
intéressant de savoir si la valeur du mot grec (...)
se rencontrait dans les noms véritables de
l' amone ou dans ses surnoms populaires. Or,
partout, en Europe, l' amone est l' herbe au vent,
la fleur ou la rose du vent : erba del vent
(Gard), erba de vent (milanais), erba do
vento (Galicie), flor del viento
p203
(Espagne) ; c' est, en Allemagne : windroschen
(la rose du vent) ; en Flandre, windkruid
(herbe au vent) ; en Danemarck, windrose ;
en Russie, wetrezina, la fleur du vent.
aubépine. Cvre-feuille. Rouge-gorge.
fourmi-lion : il est tout simple que l' aubépine
(albispina), la blanche épine, porte ce me
nom en presque toutes les langues, depuis
l' italien biancospino jusqu' au danois
hvidtorn. de même on s' explique assez
facilement la fréquence linguistique du chèvrefeuille
(ital. : caprifoglio ; all. : geissblatt ;
holl. : geitenblad ; dan. : giedeblad ;
suéd. : getblad ) ; tous ces noms modernes ne
sont peut-être que la traduction de
caprifolium. quand le mot latin est très
explicite et quand toutes les formes linguistiques
sont identiques, l' hypothèse de la traduction est
admissible. Les dictionnaires donnent du mot
chèvrefeuille cette plaisante interprétation :
ainsi appelé parce que les chèvres aiment à brouter
ses feuilles. Comme si les chèvres n' aimaient pas
à brouter tout ce qui est vert ! Le chèvrefeuille,
c' est la plante-chèvre,
p204
la plante grimpante, tout simplement. Varron
appelle caprea la vrille de la vigne et
l' italien dit dans le me sens capreolo. le
mot latin s' est substitué, sans qu' on en comprenne
le sens, aux noms indigènes qui avaient sans doute
été faits, comme en Angleterre, avec l' idée de
fleur qui a goût de miel, honey sukkle, ou celle
de lien sauvage, lien des bois, wood bine. il
en a peut-être été de me pour le rouge-gorge.
dans toutes les autres langues, de l' italien,
pettirosso, à l' allemand, rothkehlchen,
au danois, rotkielke, au polonais
czerwonogardl, on soupçonne des mots latins et
ces mots nous en avons l' écho dans le vers
cité à propos du roitelet :
et rubro pectore progne : cependant, il est
fort possible et bien conforme
p205
au mécanisme de l' esprit humain que la trouvaille
rouge-gorge ou rodkielke soit spontanée
dans chacune des langues où on la rencontre. Le
vieux fraais disait : rubéline.
mais pour le fourmi-lion, aucun doute n' est
possible, puisque ce mot n' est que le résultat
d' une trop bonne prononciation de l' l
mouillée ou d' une mauvaise lecture du mot latin.
formica-leo est, en effet, soit une forme
bâtarde calquée sur notre fourmi-lion, soit
uneformation, par étymologie trop savante, du
bas-latin formiculo, formiculonem, diminutif
de formica. Formiculonem a donné en français
fourmillon. comme l' idée de fourmi-lion
se retrouve dans beaucoup de langues d' Europe,
son absurdité doit sans doute être mise à la charge
des latinisants. L' anglais ant-lion,
l' allemand ameiselawe, le flamand
mierenleeuw, le danois myrelove, le suédois
myrlejon, le polonais mrowkolew se
traduisent tous avec une exactitude singulière par
formica-leo, mais si fourmi-lion veut bien
dire en fraais " fourmi qui est comme un lion " ,
ant-lion signifie en anglais
p206
" lion qui est comme une fourmi " , ou " lion qui
mange les fourmis " , etc. ; c' est lion-ant qu' il
faudrait pour rendre formica-leo. l' idée
plaisante que le fourmi-lion est le " lion des
fourmis " égaie quelques dictionnaires : que de
mal ont pris les grammairiens pour expliquer
logiquement les moeurs d' un insecte par une
déformation linguistique !
autres mots : corset. Clairon. Amadou. Navette.
béryl. Railler : la formation de métaphores,
durables ou passagères, est dominée par un ensemble
de lois psychologiques que nous ne pouvons connaître
que par la trace qu' elles laissent dans les
combinaisons verbales. Ainsi l' idée de petit corps
se retrouve dans presque tous les mots qui
signifient aujourd' hui corset, comme Brachet
l' a constaté ingénieusement, mais sans analyser
le pnomène. Voici, semble-t-il, la marche de cette
taphore qui n' a pu naître qu' avec le costume
moderne des femmes, lorsque, l' " ajustement "
p207
remplaçant la draperie, la robe dut se partager
en deux moitiés, le haut et le bas. Considérée
en son ensemble, vide et dressée comme une armure,
la robe se compose de la jupe et du buste ou
corps de la jupe : ensuite toutes les femmes
ayant la prétention d' être minces, le corps de la
jupe est devenu par courtoisie un petit corps ou
corset et il deviendra sans doute un corselet.
Dans cet exemple c' est aux lois de l' analogie que
l' esprit a oi ; une expression intermédiaire nous
le certifie.
Certaines métaphores sont si singulières qu' on
hésite même devant l' évidence. Pour identifier
plusrement les deux mots du proveal,
perna, qui veulent dire l' un jambon et
l' autre bavolette, M. Antoine Thomas rappelle
fort à propos que de (...), chapeau, les grecs
avaient formé (...), jambon : " ce serait un rapport
inverse qui aurait fait baptiser perna,
bavolette, par les gallo-romains. " le mot latin
gracilis
p208
avait pris le sens de trompette au son grêle ou
clair ; c' est exactement notre mot clairon.
nous ne pouvons reconnaître dans amadou le
sens primitif d' apt, puisque la racine de ce
mot est scandinave, mais nous trouvons réunies les
deux significations dans l' esca des latins,
dans l' adescare des italiens, dans l' (...)
des grecs modernes. L' amadou, c' est la nourriture
et l' apt du feu. Il y a loin, semble-t-il, de
l' idée de navire à celle de navette de tisserand ;
on serait tenté de séparer les deux mots, si
l' italien navicella, nacelle, et l' allemand
schiff, bateau, ne couraient également sur
l' eau et sur la trame des métiers. On a déterminé
l' origine du mot briller ; c' est beryllare,
scintiller comme le béryl. Que ne diraient pas les
professeurs de belles-lettres si quelque
" décadent " forgeait, briller n' ayant vraiment plus
qu' un sens abstrait, émerauder ou topazer !
le mot railler a la
p209
me origine latine que raser (radere, rasus,
raticulare) qui a pris lui-même récemment un
sens joratif ; on trouve en allemand scheren,
raser, et scherzen, railler, en flamand
scheren, raser, et scherts, raillerie.
compter et conter. Dessein et dessin. Pupille.
prunelle : on sait avec quel soin les
grammairiens distinguent l' un de l' autre compter
et conter. à les entendre il n' y aurait pas
deux mots plus éloignés, malgleurs sonorités
identiques, et il a fallu pour les confondre
l' ignorance et la barbarie du moyen âge. Or il se
trouve précisément que les deux ne sont qu' un :
compter et conter, mot unique né du latin
computare. pour l' homme de tous les temps et
de tous les climats, compter et conter
représentent une seule et même opération ; un mot
les traduit tous les deux : énumérer. des
chiffres ou des faits, on les énumère, on les
compte. L' italien et l' espagnol sont d' accord en
cela avec l' allemand et avec le danois : contare
et contar ont, dans les deux premières langues,
la double signification
p210
de nos deux mots ; en allemand compter, c' est
zahlen, et conter, erzalen ; en danois
compter, c' est toele et conter, fortoelle.
ce toele nous rappelle que l' anglais tale
(conter) a eu primitivement la signification de
compter ; il l' a perdue en partie, quand le
mot account est entré dans la langue ; mais
account a gardé, en partie, un peu du sens de
tale. il en est deme de notre mot compte,
malgré tous les grammairiens ; dans compte-rendu
d' un livre, on voit le mot computare au
point mort où il ne signifie plus compte et ne
veut pas encore dire conte. en différenciant
les deux mots, la grammaire nous oblige à toutes
sortes de petits mensonges, car il nous est
réellement impossible parfois de savoir si nous
comptons ou si nous contons. on ne devrait
pas laisser les cuistres toucher à des organismes
aussi délicats que le langage : du moins pourra-t-on
désormais leur enseigner que les " tropes " sont une
branche de la psychologie générale et qu' il faut
fléchir très longtemps avant que d' oser couper
en deux morceaux et tailler à arêtes vives un bloc
verbal que l' esprit humain laisse volontairement
informe. Ils ont opéré la même scission entre
dessin et
p211
dessein sans s' apercevoir, les pauvres gens,
que la langue, incorrigible, recommençait
exactement avec le mot plan les mes et
indispensables confusions sans lesquelles les
hommes cesseraient bientôt de se comprendre. Comme
le mot conte, le mot dessin est unique ;
le latin designare avait déjà tous les sens
concrets et abstraits que comporte l' idée de
dessiner. le mot anglais design porte
sans peine, avec une légère restriction
( drawing lui ayant enlevé quelques-unes de
ses nuances), la plupart des significations
contenues dans notre double mot ; il en est de même
en suédois avec utkast, en italien avec
disegno et dans presque toutes les langues.
Bien d' autres mots seraient à noter que les
dictionnaires séparent arbitrairement, quoique
l' un ne soit que la métaphore de l' autre.
pupille est dans ce cas : qu' il signifie
l' orpheline pourvue d' un tuteur ou la prunelle de
l' oeil, c' est toujours le latin pupilla,
diminutif de pupa, petite fille ( pupata,
de la même famille, a donpoupée ). La
pupille de l' oeil, c' est si bien la fille
de l' oeil que l' expression se retrouve tout
entière en portugais la pupille se dit
menina
p212
do olho. pareillement la prunelle des haies
et la prunelle des yeux ne font qu' un. Le
centre de l' oeil a été comparé à la petite prune
d' un noir bleu ou violacé qui mûrit parfois après
les gelées ; par une métaphore analogue, mais bien
moins jolie et bien moins juste, les anglais
appellent la prunelle de l' oeil eye-apple et
les flamands, oogappel, la pomme de l' oeil.
Le polonais qui a le verbe zrzeniac, commencer
à mûrir, appela zrzenica la prunelle de l' oeil ;
je ne sais dans quel ordre il faut établir les
rapports de ces deux mots.
Un des inconvénients de la liberté prise avec
dessin, conte, pupille, prunelle et tels autres
mots par les grammairiens, c' est de rendre invisible
la métaphore et ainsi d' engrisailler la langue.
paré de l' idée qu' il représente, dessein n' est
plus qu' une de ces abstractions verbales à moitié
mortes s le jour qu' elles sont nées et destinées
à disparaître bien avant la langue dont elles ont
fait partie. L' abstraction est une des causes de la
mort des mots.
p213
On voit donc que si le mécanisme de la taphore
est quelquefois mystérieux, ses oscillations n' en
sont pas moins assez régulières et que la différence
des langues n' implique pas une différence de marche
ou de méthode. Méthode, s' il fallait voir dans le
choix des images l' influence d' une intelligence
volontaire, comme le désire M. Michel Bréal ;
marche, s' il s' agit le plus souvent, et c' est
notre avis, d' associations passives d' idées. Sans
doute, quelle que soit la métaphore, son âge ou
son habitat, elle a toujours été une création
personnelle ; ni les mots ni les idées ne peuvent
êtrerieusement considés comme le produit
naturel de cet être mythique qu' on appelle le
peuple. Pas plus que les contes ou les chansons
populaires les mots métaphoriques ne sont une
gétation sporadique analogue à la crue matinale
des champignons
p214
dans les forêts ; les contes ont un auteur, les
images verbales ont un auteur. Mais le même conte
ou le me mot ont pu être cés plusieurs fois
et même simultanément ; pour les mots nous en
avons la certitude par la coexistence des mêmes
combinaisons d' images dans des langues très
différentes ; pour les contes, cela est fort
vraisemblable. Je crois que cela revient à dire
que tous les cerveaux humains sont des horloges
très compliquées et très fragiles, mais toutes
construites sur le même plan et douées des
mes rouages. La banalité de cette conclusion
nécessaire me réjouit, car une étude de ce genre
doit, pour avoir son intérêt, aboutir, quoique par
un chemin détourné et nouveau, à la vieille route
royale piétinée par les longues caravanes.
LE VERS LIBRE
p217
" si j' étais encore assez jeune et assez osé, je
violerais à dessein toutes lois de fantaisie ;
j' userais des allitérations, des assonances, des
fausses rimes, et de tout ce qui me semblerait
commode... " Goethe disait cela en 1831, au moment
me où les vieilles lois du vers fraais
n' allongeaient leurs bras que pour mieux étreindre
la liberté du poète. Victor Hugo sarticulait
l' alexandrin, parfois jusqu' à la disgrâce, mais
sans briser les liens d' airain qui maintenaient
droite sa forme traditionnelle ; agrandissant
très peu le geste, il ajoutait aux membres des
ornements nouveaux et obligatoires : après
p218
lui, la césure demeure et les douzes syllabes que
l' oeil compte et que l' oreille cherche ; l' entrave
inédite est la rime riche.
Pas plus que Ronsard ou que Malherbe, Hugo n' a
modifié essentiellement le vers français.
Une telle modification est-elle possible ? Si
elle est possible, doit-elle se faire dans le sens
du vers libre ou dans le sens du vers rythmique,
dans le sens de la mélodie ou dans le sens de la
loe ?
Jusqu' aux premières tentatives d' il y a dix ans,
le vers français n' a jamais cessé (dans les bonnes
pages des bons poètes) d' être, de huit, de douze
ou de vingt-quatre syllabes, une phrase mélodique,
limitée par le nombre me de ses syllabes, et, par
cette limite, acquérant une forme précise, une vie
individuelle. Ce vers, en son mode type,
l' alexandrin, est vieux comme le monde français et
comme le monde latin et comme le monde grec, où son
nom était l' asclépiade.
L' alexandrin est fort antérieur à Alexandre De
Bernay et à Lambert Li Tors ; ces deux grands
poètes le rendirent populaire par leur génie à
l' heure où l' antiquité enivrait le moyen
p219
âge, où Alexandre et énée, Oedipe et Hélène
étaient populaires autant que Berthe et
Charlemagne ; leurs vers est le nôtre :
amer nule puciele : ne degna par amor
les biaux chevax d' arabe, : les mules de Syrie,
les siglatons d' Espagne, : les pales d' Aumarie.
Près d' un siècle avant, le voyage de Charlemagne
avait amusé Paris et l' Ile-De-France ; c' est un
poème, presque parodique, d' une belle langue et
d' une versification sûre : douze syllabes et la
césure médiale :
trancherai les halbers : et les helmes gemez
aux mêmes époques, un vers latin était fort usité
par les ptes de cloître ou de grand chemin :
plena meridie : lux solis radiat.
Abailard)
est lingua gladius : in ore feminae.
(satire goliarde)
c' est un des vers familiers à Prudence :
inventor rutili : dux bone luminis
p220
et enfin à Horace :
sic fratres helenae, lucida sidera.
il est toujours inutile, pour les questions de
langue ou de littérature, d' en référer à la Grèce,
puisque rien ne nous est venu de que par
l' intermédiaire de Rome ; cependant, pour achever
cette histoire, il faut donner le patron de
l' asclépiade latin :
(...,...,...). (Sapho)
si donc il s' agit de rénover " essentiellement "
l' alexandrin, il s' agit de briser une tradition
aussi vieille que la civilisation occidentale, et
nous voilà en même temps assez loin de ce que dit
trop légèrement Théodore De Banville dans sa
prosodie : " le vers de douze syllabes, ou vers
alexandrin, qui correspond à l' hexamètre des
latins, a été inventé au xiie siècle par un poète
normand... "
il ne faut pas citer cela sans correction.
L' alexandrin n' a aucun rapport, ni de filiation, ni
p221
de parenté, vers syllabique, avec l' hexamètre, vers
trique, disparu avec la métrique latine elle-même,
lors de la formation des langues novo-latines, où
les mots, trop contractés ( latrocinium- larcin),
se refusent aux jeux savants de la prosodie. Comme
la langue française, le vers français est un vers
d' origine populaire, c' est-à-dire traditionnelle, et
il ne pouvait emprunter au latin que des éléments
assimilables à sa propre nature. Dès l' origine il
fut fondé sur le nombre et sur la sure ; le vers
de huit syllabes lui-même, qui se trouve tout fait
dans les hymnes de saint Ambroise, est cou par
la césure (chanson de saint Léger). de ces deux
règles absolues la seconde seulement a été niée
(à peine) par les romantiques, puis par Verlaine,
parnassien de transition. Aujourd' hui un poète, même
s' il n' admet pas le vers libre, consent non au vers
sans césure (il n' y en a pas), mais au vers à césure
variable.
La rime est aussi ancienne que le vers français et
presque aussi ancienne que le vers latin syllabique ;
c' est le troisième élément. Dès le xiie siècle,
Benoît De Sainte-More rime très soigneusement,
dédaigneux de la simple assonance
p222
qui avait déroulé sa musique assourdie le long
des laisses de la grande épopée des premiers cycles ;
au xiiie siècle, Rutebeuf rime comme Banville,
avec autant de virtuosité et desinvolture.
L' affaiblissement de la rime aux deux derniers
siècles ne fut qu' un signe de lassitude ou de
décadence : le vers classique à rimes pauvres n' est
que le produit d' un art anémié et titubant. Aps
les excès contraires du Parnasse, la rime en ces
derniers temps s' est rénovée ; elle s' adresse
d' abord à l' oreille, admettant ainsi des finales
jumelles de son, quoique différentes à l' oeil ;
elle s' affaiblit même volontiers en assonances
qui, par leur nouveauté, sonnent parfois plus haut
que les vieilles rimes usées au duo pvu. C' est
un retour très heureux à la poésie orale.
La poésie est faite pour être récitée, comme la
musique pour être jouée. Il est certain qu' à
l' origine la parole, la musique et la danse
concouraient équitablement à la poésie : la danse
pourrait être l' origine du rythme. Le type de cette
poésie primitive, c' est la ronde. On peut facilement
jouir d' une repsentation modeste de cet art
antique et " intégral " , un soir, dans
p223
une rue calme du vieux Paris. Des petites filles
tournent enchaînées par les mains ; elles chantent ;
elles sautent ; elles miment ; et, au printemps,
l' odeur des acacias sele au jeu et tous les sens
sont pris et charmés.
De ces éléments la poésie en a daigné un, tout
d' abord, celui qui exigeait du poète des grâces
physiques, une éducation spéciale et le concours de
plusieurs compagnons. Elle a sans doute été plus
longtemps exclusivement fidèle à la musique, mais
en parant, pour ne les rejoindre que dans l' effet
produit, deux artstrop perfectionnés pour se
confondre. Les trouvères allaient par deux, comme
encore les chanteurs des rues (les coutumes se
superposent sans se truire) : l' un jouait de
quelque viole, l' autre chantait ou psalmodiait.
Dans Aucassin et Nicolette il y a une part
de chant et, altere, une part de récitation
digée en prose.
Les vers cessèrent bientôt d' être chantés et même
d' être récités ; depuis l' imprimerie ils sont
composés pour les yeux (hormis les exceptions que
l' on sait). Or, le désaccord n' a cessé de
s' aggraver entre l' écriture et la parole ; l' une
est restée à peu près fixe, l' autre s' est modifiée
p224
assez profonment par le fatal affaiblissement
des voyelles et l' assourdissement prévu des
consonnes. Mais on ne lit pas que par les yeux ;
on lit par les oreilles, on lit avec le souvenir
de la parole et surtout les vers auxquels on demande
des sensations musicales en même temps que des
impressions sentimentales. Peu à peu l' absurdité
des rimes pour l' oeil a été peue ; des oreilles
ont en vain cherché à différencier tels sons
masculins, mer, de tels sons féminins, mère :
on a connu que les e muets n' étaient plus
(hormis en un petit nombre de circonstances) que
la vibration d' une consonne. Dès lors la
classification des rimes masculines et féminines
apparaissait erronée. En fait, il n' y a plus gre
en français qu' une seule catégorie de rimes, les
féminines, replet, plaie ; régale, régal ;
seuil, feuille, etc. ; les seules rimes masculines
sont désormais celles que donnent les mots terminés
par une voyelle nasalisée : ent, in, on, ant,
oin, etc., -toutes les autres
p225
rimes dites masculines pouvant s' accoupler en
parfaite parité de son avec des rimes dites
féminines, c' est-à-dire ornées du traditionnel
e muet.
Ce bref résumé de l' histoire de la versification
française permettra plus facilement de discuter la
théorie du vers libre, de juger si la réforme que
l' on propose, et qui a déété tentée par deux ou
trois poètes contemporains, est dirigée dans le sens
traditionnel de la langue et de la poésie de France.
Il y a quelques vers libres intercalés dans les
poèmes de Victor Hugo :
ce qu' on prend pour un mont est une hydre ;
p226
ces arbres sont des tes ;
ces rocs hurlent avec fureur ;
le feu chante ;
le sang coule aux veines des marbres.
(les contemplations.)
typographiés, ces cinq vers font trois alexandrins,
mais il faut nous méfier de la typographie ; elle
joue dans l' histoire du vers libre un rôle trop
souvent prépondérant. Jadis il ne s' agissait pour
un mauvais poète que de couper de la prose toutes
les douze syllabes et d' orner les finales de
quelconques rimes ; aujourd' hui, le hachoir est
moins mesuré, et il coupe non plus selon
l' arithmétique, mais selon des intentions difficilement
appréciables. Nous supposerons donc que tous les vers
sur lesquels portera notre critique sont récités et
non pas écrits.
Dès après cet exemple, on pourrait clore la discussion
et dire : le vers libre n' est autre chose que le vers
familier romantique. Le poète, qui se croyait tenu
à de certaines règles typographiques, s' est dégagé
de ces règles et aussi de la rime obligatoire ; au
lieu de chercher, par la rime, à donner l' illusion
qu' il perpétuait la tradition de l' alexandrin, il
se libère et d' un usage
p227
absurde et du souci de duper l' oreille ; maintenant
il coupe le vers, non plus au commandement du
nombre douze, mais quand le sens s' y prête, d' accord
avec un rythme secret et propre à dire une émotion
particulière ; s' il use de la rime ou de
l' assonance, c' est en vue soit de renforcer le
rythme, soit de donner à la pensée une signification
plus musicale.
On établirait aussi que telles suites de vers libres
ne sont que des alexandrins décomposés ; on
donnerait comme exemples, sinon comme preuves :
car vois : les marbres d' or aux cannelures fines :
sont riches du soleil qui décline, : versant
avec sa joie la soif des vins : qu' elle rit ;
fragment qui dans l' original forme cinq vers de
2, 10, 9, 10, 4 syllabes ;
oui c' est l' orfroi, : ce sont les pourpres
constellées :
des rêves orgueilleux comme des nefs :
s' inclinent :
ma gloire, à moi, : c' est d' embrasser tes deux
genoux :
ramenant vers leur cou : leur tunique faite, :
protégeant de leurs mains leurs regards aveuglés :
baissent la tête : autour de nous, : silencieux :
p228
tu ris ! : faisons un hymne alors qui sonne au
large :
ris donc ! : disons que toute aurore est dans ta
chair. :
(la clarde vie.)
ainsi douze, le vieux nombre traditionnel et donc
sacré s' impose à ceux me qui le nient et il
s' assied à leur foyer, invisible pour eux seuls.
M. De Régnier a parfois reçu aussi sa visite
secrète et il lui est arrivé, croyant faire des
vers libres, de tracer le dessin vague de la
strophe de Malherbe et de Lamartine, à condition
que l' on ne compte pas certains e muets :
à la fontaine où l' eau goutte à goutte pleurait :
avant l' aube et que vinssent les filles de la
plaine, :
à l' heure lissent les étoiles, : à la
fontaine, :
y laver leurs pièces de toiles :
et encore :
de la maisonl' âtre en cendre : croûle en
combres ; :
ferme la porte : et que la paix du soir apporte :
son ombre sur ton ombre
et les soirs : apaisés ou tragiques ou calmes :
se reflétaient avec mon âme, : en ton miroir :
(poèmes.)
p229
cependant, si, après ces jeux, on venait à conclure
que le vers libre n' est une nouveauté qu' en
typographie, la conclusion serait injuste. Le vrai
vers libre est conçu comme tel, c' est-à-dire
comme fragment musical dessiné sur le modèle de
son idée émotive, et non plus déterminé par la loi
fixe du nombre. Il est certain qu' on essaierait
en vain depecer cette strophe de M. Vielégriffin ;
elle est solide et souple ainsi qu' une corbeille de
jonc.
dans les foins les fleurs qui meurent
sont douces comme un vain regret ;
sous les saules qui pleurent et effleurent
l' eau qui dort comme une morte à leurs pieds ;
elles vont vers l' automne et babillent
avec des mots de poète :
la vie est faite et défaite
comme un bouquet aux mains d' une fille.
ces vers si simples n' ont l' air d' exiger aucun
commentaire et ne semblent nés d' aucune théorie ;
cependant ils diffèrent de ceux que l' on fait
apprendre par coeur aux petits enfants. En quoi
exactement et qu' en pensent les toriciens ?
Voici ce que dit M. Gustave Kahn.
Dans l' alexandrin, tel que manié par les maîtres,
p230
il n' y a pas de césure fixe ; il y a, selon le
vers une, deux, trois, quatre césures. Ces deux
vers de Racine se coupent ainsi :
oui je viens : dans son temple : adorer :
l' éternel
je viens : selon l' usage : antique : et solennel
" leur unité vraie n' est pas le nombre
conventionnel du vers, mais un arrêt simultané du
sens et du rythme sur toute fraction organique
du vers et de la pensée. " en d' autres termes, le
distique est for de huit petits vers de trois,
trois, trois, trois ; deux, quatre, deux, quatre
syllabes, -le vers étant " un fragment le plus
court possible figurant un arrêt de voix et un
arrêt de sens " .
Ces vers minuscules, M. Kahn les appelle des
" unités " , et il s' agit de les apparenter, de leur
donner par des allitérations, des assonances, la
cosion qui en fera des vers véritables, " possédant
leur existence propre et intérieure " .
On admettrait cela volontiers, si la première partie
du raisonnement ne semblait pas inexacte. En
analysant le vers français, M. Kahn confond la
déclamation et la versification, et il donne à
p231
la déclamation une fixité absolument arbitraire,
car quelle objection à noter ainsi les vers de
Racine :
oui : je viens dans son temple adorer l' éternel
je viens : selon l' usage antique et solennel
pourquoi détacher chaque membre de phrase ?
Est-ce que
je viens dans son temple adorer l' éternel
mis pour
je viens adorer l' éternel dans son temple
ne forme pas une phrase " indéchirable " , au triple
point de vue grammatical, rythmique et mantique ?
Et le
oui
ici purement proclitique et lié au verbe dont il
renforce le sens, " oui-je-viens " , par quel moyen
lui donnerons-nous une valeur, s' il reste seul,
paré de l' acte qu' il affirme ? En somme ce vers
n' est qu' un seul mot, -
oui-je-viens-dans-son-temple-adorer-l' éternel
p232
car il est un vers, et s' il n' était pas un seul mot,
il ne serait pas un vers.
Et voilà ce qui est le vers : un mot.
Dans ce mot de six, huit, douze syllabes, la césure
n' est que l' accent inhérent à un mot. L' accent
reste fixe ou se déplace selon des règles qui n' ont
jamais été étudiées, mais que le pte applique
inconsciemment. Dans l' alexandrin ancien, l' accent
est toujours en principe à la sixième syllabe ; et,
si cet accent principal doit être déplacé, si
l' affirmation de la pensée exige un temps fort avant
ou après la sixième syllabe, cette sixième syllabe
gardeanmoins un accent second. Dans le vers
classique, ce déplacement n' est pas très rare :
mais vous-qui me parlez-d' une voix menaçante
(Iphigénie)
vous ne répondez point-mon fils-mon propre
fils (Phèdre)
il est très fréquent dans le vers romantique,
ils marchaient à côté-l' un de l' autre-des
danses
penchés-et s' y versant-dans l' ombre goutte
à goutte (contemplations)
p233
qui admet jusqu' à deux ou trois accents indépendants
de l' accent principal :
qui-des vents ou des coeurs-et le plus sûr-
les (vents.)
(contemplations)
de tous les éléments du vers français, la sure
fixe est le plus caduc et le moins regrettable ;
il faut au moins un temps fort sur un mot, sur un
mot de douze syllabes, il en faut plusieurs ; sur
un mot à voyelles variables, comme le vers, il est
insensé d' exiger un accent fixe.
beauté des femmes-leur faiblesse-et ces mains
pâles. (Verlaine)
ce vers admirable n' a, à la sixième syllabe, aucun
accent ni fort ni moyen ; il n' a même que onze
syllabes. Le vers de Victor Hugo, qui lui a servi
de patron, a bien ses douze syllabes et, en dehors
des deux césures après quatre et neuf, un accent
trèsger, mais que la diction peut fortifier,
sur la syllabe traditionnelle :
chair de la femme-argile-idéale-ô merveille.
jusqu' ici, quoique par des principes différents,
p234
nous sommes d' accord avec M. Kahn : le vers est
un ; il ne comporte pas de sure fixe ; le
rythme doit tendre à faire coïncider ses temps
forts avec les temps forts de la pensée.
Il est plus facile encore, sans doute, de s' entendre
sur la numération.
Depuis le xviie siècle, la plupart des vers
français contenant des e muets sont faux.
Reprenons Racine :
11. il sort. Quelle nouvelle a frapmon oreille.
11. au moment où je parle, oh, mortelle pensée.
11. et des crimes, peut-être inconnus aux enfers.
10. malheureuse ! Voilà comme tu m' as perdue.
(Pdre.)
10. celles même du parthe et du scythe indompté.
9. toute pleine du feu de tant " de " saints
prophètes. (Esther.)
mais Racine écrivait pour les oreilles ; son vers
est remarquablement plein ; la faute de l' e
muet est rare dans son oeuvre ; il voulait douze
syllabes et savait les trouver. D' ailleurs de son
temps, l' e minin parlait peut-être encore
un peu, surtout dans la déclamation.
Victor Hugo :
p235
10. Ils luttent ; l' ombre emplit lentement leurs
yeux d' ange.
9. Elle se sentit mère une seconde fois.
9. Sa mère l' aime, et rit ; elle le trouve beau.
9. La belle laine d' or que le safran jaunit.
10. Les femmes, les songeurs, les sages, les
amants.
(contemplations.)
le vers de dix syllabes se rencontre à chaque pas
parmi les alexandrins de Hugo ; celui de neuf
syllabes, çà et là ; deme chez Verlaine :
9. Telle la vieille mer sous le jeune soleil.
10. Sagesse d' un Louis Racine, je t' envie.
10. Sur tes ailes de pierre, ô folle catdrale.
10. Des étoiles de sang sur des cuirasses d' or.
(sagesse.)
mais ce qui donne à son alexandrin un ton si nouveau,
c' est qu' il est presque toujours incomplet ; dans
la si belle prière. c' est la te du blé, si
on laisse de côté la dernière strophe volontairement
écrite en vers pleins, sur seize vers il y en a
deux de dix syllabes, cinq de douze, et neuf de
onze ; dans la pièce xvi (sagesse) sur douze
vers, il n' y en a que trois deguliers.
p236
L' alexandrin traditionnel n' est qu' une
superstition.
M. Kahn dit, de l' e muet : " une autre
différence entre la sonorité du vers gulier et
du vers nouveau coule de la façon différente
dont on y évalue les e muets. Le vers régulier
compte l' e à valeur entière, quoiqu' il ne s' y
prononce pas tout à fait, sauf à la fin d' un vers.
Pour nous qui considérons, non la finale rimée,
mais les divers éléments assonancés et allitérés
qui constituent le vers, nous n' avons aucune
raison de ne pas le considérer comme final de
chaque élément et de le scander alors comme à la
fin d' un vers régulier. Qu' on veuille bien remarquer
que, sauf le cas d' élision, cet élément, l' e
muet, ne disparaît jamais même à la fin du vers ;
on l' entend fort peu, mais on l' entend. "
il a fallu citer ce passage pour montrer combien
l' analyse des sons est difficile puisqu' un poète
tel que M. Kahn, aussi savant et aussi réfléchi,
y échoue comptement. L' e muet à la fin du
vers, " on l' entend fort peu, mais on l' entend " .
En effet, -et on l' entend me, nous l' avons
expliq plus haut, quand il n' est pas figuré ; on
l' entend dans mol, dans seuil, dans
p237
trésor, dans impair, dans nef, dans
jamais, dans sir, etc., -mots identiques
pour la prononciation finale à : molle, feuille,
encore, impaire, greffe, ivraie, désire, etc.
Si, selon le système de M. Kahn, on décompose
le vers en éléments, chaque élément terminé par une
muette perdra une syllabe. Il n' y a point de
prononciation intermédiaire, quant au son, entre
eu et e (nul) ; les différences sont
d' intensité, en hauteur ou en due. L' e
muet, qu' il faut appeler féminin, se prononce après
ou avant certains groupes de consonnes contenant
une liquide ou une sifflante : les prêtres
frivoles, -et encore à condition que la récitation
soit oratoire et non familière. Nul dans : lettre,
il est marqué dans : lettre patente. Quelques
autres exceptions sont admissibles, par exemple
pour les monosyllabes, de, ne, je, etc., -mais
seulement s' ils précèdent ou suivent une voyelle
atone ; si deux de ces monosyllabes se suivent
l' une des muettes disparaît : je le veux.
Il en est de notre e muet actuel comme de
celui qu' on rencontre en certains mots de l' ancien
français, virgene, angele, aposteles, aneme, vierge,
ange, apôtre, âme, dont la valeur était
p238
purement étymologique et qui ne se prononçait
jamais, tandis que l' e minin qui ne se
prononçait pas à la fin du vers ou à la césure
se prononçait en position :
sains andrieu li aposteles-li ot raison aprise
(chanson d' Antioche)
filz, la toe aneme-seit el ciel absolude
(chanson de saint Alexis)
toute cette partie de sa rythmique, que M. Kahn
emprunte à l' ancienne versification, est donc
erronée ; mais cette erreur, dans le vers libre,
n' est pas essentielle. S' il nous est égal que les
alexandrins de Verlaine n' aient que onze
syllabes, nous accepterons volontiers qu' un vers
que M. Kahn compte pour vingt-et-une ou même
peut-être vingt-deux syllabes (dont quelques-unes
très faibles) n' en ait en alité que dix-huit :
dans les épithalames-les forêts de piques-et
les cavales (-dans l' ane).
il estme, les muettes raes, fort curieusement
p239
combiné, ce vers, avec ses groupes en nombres
décroissants, six, cinq, quatre, trois, et bien
conforme aux principes que le pte s' est à
lui-même posés.
M. Henri De Régnier, malgré qu' il aime les
mourantes muettes, oublie aussi leur existence,
parfois, car est-il bien sûr qu' en écrivant :
qu' ils portent en grappes aux pans de leur
robe écarlate
il ait voulu un vers de quatorze syllabes ? Dans
la pièce v du fol automne, les vers,
nominalement de treize syllabes (presque tous)
n' en ont que douze et souvent moins. Cela ne choque
pourtant aucune oreille musicale, puisque nous
sommes, depuis plusieurs siècles, accoutus à
ces brisures du rythme. Mais le vers de
M. De Régnier, même s' il a un air de " vers
libre " , demeure, avec des innovations purement
musicales, le vers syllabique : après Verlaine,
nul liseur de vers ne peut chez lui se trouver
dépaysé. Il en advient tout différemment chez
M. Vielé-Griffin et chez M. Kahn ; l' un semble
être parti
p240
du vers romantique familier, à rejet et àsure
variable pour aboutir à un système complexe de
rythmes entrecroisés ; l' autre, M. Kahn, imagina
le système que nous avons indiqué et dont nous
avons critiqué le principe. Admettons-le,
cependant, mais pourvu qu' il s' agisse des vers de
M. Kahn, et seuls, car il serait malhonnête de
juger une oeuvre d' après les règles qui n' ont pas
gui son élaboration.
Il s' agit donc de savoir comment M. Kahn groupe
les riodes de pensée musicale qu' il appelle les
éléments du vers.
Nous avonsjà le vers à nombre croissant. En
voici un à trois éléments égaux :
les allégresses-ô soeurs si pâles-s' appellent
et meurent.
un autre, for encore de trois éléments, six,
p241
quatre et quatre, ce qui donne l' impression d' un
alexandrin à deux accents prolongé comme par un
geste qui se maintient.
les tigres si lointains-qu' ils en sont doux-
aux bras (d' assur.)
dix-sept syllabes bien unies peuvent faire un vers
qui réponde encore à la définition : n' être qu' un
seul mot :
dans les brassées d' épis joyeux et les tapis de
fleurs lu (mineuses.)
mais il est imprudent de dépasser seize syllabes
(non compris les muettes) :
ni les épouses de tes vizirs-qui s' entr' ouvrent
sous tes (regards).
encore ce vers n' est-il que l' accouplement de deux
vers de 8 syllabes. Celui-ci est d' un rythme plus
savant (trois, quatre, trois, six) :
aux margelles des puits profonds qui s' ignorent
en ses (yeux inconnus.)
(chansons d' amant)
en groupe, le vers libre de M. Kahn apparaît
p242
surtout tel que libéré de la tyrannie du nombre
symétrique. Il serait pril alors de vouloir
compter les syllabes. Nous sommes en présence d' une
phrase coupée en fragments analytiques plutôt même
que rythmiques. Ces vers sont régis par le mouvement
intérieur de la pensée, et non plus par un mouvement
extérieur et imposé d' avance. L' alexandrin s' allonge
et s' accourcit selon que l' idée a besoin d' ampleur
ou de resserrement et le rejet, comme un rejeton
de rosier planté en bonne terre, pousse et verdoie
selon sa vie propre : l' allitération et les
assonances internes ou finales rejoignent les deux
vies et les parent de leurs feuillages.
Ou bien ce sera un rythme dont les brisures
multipliées sembleront à merveille adoptées à une
idée de légèreté et de grâce :
l' universel baiser court sur les hautes tiges
comme un menu vol de papillons,
tendresse brève, espoir long
sur la plaine humaine voltigent
coquelicots, pivoines, pavots,
l' heur est léger, longue est la peine
mais partout partent les pollens
pour de futurs és toujours beaux.
c' est là un art agréable, mais ce mouvement
p243
est-il vraiment nouveau dans la versification
française ? N' est-ce pas refaire en libre ébauche
ce qui fut déjà strictement dessiné ? Trop
strictement, peut-on répondre, et nous voulons
rendre les estampes non pas moins nettes, mais
plus claires et qu' entre les traits noirs se joue
plus de soleil, et aussi que les traits soient un
peu tremblés comme, fabriquées par la nature, les
feuilles sont coupées, quoique uniformes, selon
un tel caprice, que l' on ne vit jamais deux feuilles
pareilles. Peut-être, mais il reste contre les vers
libres (les vers trop libres) de M. Kahn une
objection que M. Kahn nous expose lui-me, sans
s' en douter et sans en avoir l' air, c' est que ses
vers réguliers (ou qui le semblent) sont meilleurs
que les autres.
En tous il y a une grande richesse d' images, la
preuve d' une réelle force de création, des
variations heureuses sur des thèmes variés, et le
souci de rendre sa pensée poétique à la fois comme
spectacle et comme musique ; les images chantent
et les musiques se dessinent. Cela est assez
particulier dans la poésie contemporaine. Mais,
pour atteindre cette harmonie complexe, M. Kahn
use d' une trop grande discontinuité de rythmes, et
p244
parfois cela blesse. Les airs commencés ne sont
jamais finis. à peine s' est-on laissé aller à un
bercement, que l' on seveille secoué par une
brusque volte du mouvement ; cette discontinui
du rythme entraîne la discontinuité du ton : il y
a tangage et il y a roulis. Quand ces heurts nous
sont épargnés, aucune des objections qui sevent
à l' arrivée des vers libres ne sont plus valables.
Si un vers défaille et manque d' une ou de deux
syllabes, si tel autre passe le nombre qui donne
au poème son allure, la marche du rythme emporte
ces récalcitrants dans sa procession. C' est la foule
qui entraîne d' un pas égal le boiteux et le géant ;
les disparates se fondent dans l' unité. Je crois
que l' art suprême est de donner des illusions
d' harmonie. Au lieu d' attirer l' attention sur des
discontinuités me voulues et nécessaires, il
faut les voiler et les rendre invisibles au premier
coup d' oeil ; que la note en discord aille par
des harmoniques imperceptibles s' absorber dans
l' accord des notes fondamentales.
Voici une strophe, ou une laisse, qui fera
comprendre qu' un vers de neuf, de dix, de onze
syllabes peut s' apparier, sans briser le rythme,
avec une pluralité d' alexandrins :
p245
ils virent les pins res de la mélancolie
barrer les blancheurs septentrionales.
ils virent les nefs dorées s' amarrer à l' aval
du pont où veillent les statues de saints,
puis ils virent l' eau couler et les hommes passer,
dans les chaudes clairières, sous le soleil d' été
leses et les lutins qui leur baisaient les seins,
et ils entendirent le cor enchan
par les forêts en source et les fleurs des taillis.
il faut estimer que tous les vers de cette laisse
sont deme nombre ; il ne faut plus, ici
moins que jamais, compter les syllabes, il faut
les nombrer. Des deux premiers vers, le plus
long, si l' on nombrait avec une précision
chimique, serait peut-être le second. Même
observation pour :
des torses de vaincus, fixés avec des chaînes
au socle de la statue pyramidale.
et pour :
on t dit que chantaient flûtes et violons
sur la largeur douce de la plaine.
c' est là unsultat et, en finitive, un gain.
La rime est traitée avec sagesse. L' on voit
volontiers accouplées ces sonorités identiques,
p246
hier ennemies, cuir-buires, roi-voix-joie
au mépris de la vaine habitude des yeux ; des
assonances fort délicates, telles que : ciel
-hirondelle, qte-verte, guimpe-limbe ;
d' agréables rimes intérieures qui rappellent, avec
beaucoup plus d' art, les jeux des poètes latins
du xiiie siècle :
ô Méditerranée, salut ; voici Protée
qui lève de tes vagues son front couronné
d' algues.
qu' elle devient discrète, la vieille rime
tyrannique qui faisait sonner sonton sur les
dalles comme un suisse de cathédrale ! Si discte
qu' il faut la chercher, redevenue fleur, sous le
feuillage des mots.
Il ne suffit pas d' avoir de bons sentiments, un
coeur doux et d' aimer bien sa tendre amie, pour
écrire de bons vers libres ; il faut aussi beaucoup
de talent et me beaucoup de science. Il est
improbable que le commun des poètes s' approprie
les secrets de cet art aussi facilement que les
procédés parnassiens ; mais, quels que soient
l' avenir et la destinée de cette poétique, il reste
que par Moréas, Gustave Kahn, Vielé-Griffin,
Verhaeren, Henri De Régnier (car les recherches
p247
et les résultats furent parallèles) un vers plus
libre est possible en France et, avec ce vers, des
laisses d' aspect nouveau, et avec ces laisses, des
poèmes assez différents, en ce qu' ils ont
d' acceptable et de très bon, pour justifier des
espoirs qui n' avaient paru d' abord que d' obscurs
désirs.
note sur un vers libre latin :
vers le neuvième siècle, en même temps que le vers
latin, de mélodique, se faisait syllabique, la
prose oratoire subissait lame transformation, les
syllabes aiguës étant devenues les syllabes fortes.
La prose rythmique et la poésie syllabique ont la
me origine et sans doute le même âge.
La prose rythmique tient à la fois de la prose et
du vers ; c' est ce que nous dit l' auteur d' une
ancienne vie de saint-Wulfram : elle tend à
quelque similitude
p248
avec la douce cadence du vers, ad quamdam tinuli
rhythmi similitudinem ; elle ne se compose
pas absolument de vers, puisque ses vers ou versets
n' ont pas un nombre fixe d' accents ; elle n' est
point de la prose pure, puisque l' accent y joue un
le sans doute prépondérant, quoique obscur. La
rime ou l' assonance achèvent de la difrencier
d' avec la prose ordinaire. Ses éléments sont donc,
je ne dis pas, le vers libre, mais un vers
libre.
Le début du speculum humanoe salvationis est
un exemple de ce vers libre latin, mais fort
diocre ; il ne tient plus que par la rime, qui
est lourde et banale ; ce sont des versets dont
la nudité est vraiment sans aucun mystère ; les
accents sont difficiles à situer et le rythme est
nul : c' est loin de toute poésie. La vie de
saint-chef a plus de mouvement :
cujus tunc temporis candidissima fama,
famosissima claritudo,
clarissima miraculorum coruscatio,
non solum vicina quaeque loca,
verum etiam totius europae terminos
adusque oceani limbos
p249
illustrabat.
il serait encore assez laborieux de compter les
accents en ces phrases mal déterminées ; cependant
on se sent en présence de vers évidents.
Mabillon a recueilli une curieuse pièce rythmique.
C' est une description de Vérone, écrite au temps
Pépin, fils de Charlemagne, était roi des
lombards.
magna et praeclara pollet urbs haec in italia,
in partibus venetiarum,
ut docet hidorus,
quae verona vocitatur olim antiquitus.
per quadrum est compaginata,
murificata firmiter,
quadraginta et octo turres praefulgent per
circuitum :
ex quibus octo sunt excelsae,
quae eminent omnibus...
là encore l' intention rythmique est très sensible
et nul ne confondra un poème de ce ton avec de la
prose pure.
Mais le véritable vers libre latin doit être cherc
dans la séquence. Selon la définition de
M.on Gautier
p250
la séquence est une prose divisée en périodes ou
phrases musicales. Or il semble que le vers nouveau,
le vers libre, peut aussi se dire tout simplement :
uneriode musicale ; et cette période, demeurant
liée harmoniquement à toutes les autres périodes du
poème, doit cependant pouvoir en être séparée et
alors vivre d' une vie propre, une, absolue. En un
tel système le nombre des syllabes accentuées n' est
déterminé que par le pouvoir auditif d' une oreille :
au delà d' un certain nombre de syllabes, il n' y
a plus de vers, parce que l' oreille ne sait plus
les placer instantanément. Tout vers pour lequel
il y a des doutes sur la place des accents n' est
pas un vers ; ou est un mauvais vers ; ou est un
vers qui ne prendra sa forme et sa valeur que
lorsque cette place aura été, par l' étude ou par
la diction, nettement déterminée.
Les vers des séquences ne paraissent pas toujours
d' excellents vers ; c' est que la rythmique en est
difficile et que, composées pour ou sur de la
musique, elles boitent sans cet appui. Il faut
cependant les comprendre et les aimer telles qu' elles
sont et selon leur écriture tronquée. Même sans la
musique le victimae pasçali laudes est un
admirable pme en vers libres.
p251
Ce vers latin, ce vers des séquences, presque sans
rime, a un nombre variable de syllabes, d' accents ;
comme il diffère de l' idée que nous pouvons nous
faire d' un vers latin, français, ou allemand, il
faut bien lui donner un nom nouveau et admettre
qu' à la suite du vers lodique et en même temps
que le vers syllabique il y eut en latin un vers
libre. Quoique nous ne le comprenions pas très bien,
il existe ; il fut cultivé pendant trois ou
quatre siècles ; il satisfaisait les oreilles
délicates accoutumées aux nuances du chant
neumatique ; il se chantait d' abord, mais il se
lisait, puisqu' on en faisait des recueils en le
parant de sa mélodie. Qu' un tel vers nous
paraisse plus près de la prose qu' il n' y est en
rité, cela vient sans doute de notre ignorance ;
mais aujourd' hui me et s' il s' agit de notre
littérature, il semble plus facile de sentir que
de définir la nuance qui sépare tels vers libres
de telle prose rythmique.
à vrai dire, M. Léon Gautier a expliq le
vers des séquences par le parallélisme syllabique ;
la séquence se compose d' une pface d' un vers,
d' une finale d' un vers, et d' un nombre illimité de
vers simples ou redoublés, vers appelés alors
versiculi ou
p252
clausuloe. mais ceci nous donne le mécanisme
de la séquence et non l' essence du vers. D' ailleurs
la prose rythmique autre que la séquence échappe
à cette définition.
Dans la séquence quand les clausuloe sont
doubles, la seconde est calquée sur la première :
cela donne une strophe très élémentaire. Quant au
nombre des syllabes, d' une clausule à l' autre, il
varie de quatre ou cinq à vingt-cinq syllabes et
me davantage. Il en est de même dans la prose
rythmique, où un certain parallélisme syllabique
ou d' accent se laisse aussi parfois deviner ; à cela
s' ajoutent la rime ou l' assonance, extérieures ou
intérieures, parfois l' allitération. Ce qu' il y a
de permanent dans ce vers n' est pas caractéristique
du vers même ; ce qu' il comporte d' accidents ou
d' ornements pourrait plutôt servir de point de
départ pour une définition, mais esthétique et
non prosodique. Donc maintenons, quoique inexacte
ou peut-être absurde, l' expression : vers libre.
Vers libre : je ne ptends ni à une assimilation
ni me à une comparaison entre le vers de l' école
de Saint-Gall et le vers d' aujourd' hui, quoique
l' un comme l' autre soient obscurs. J' ai seulement
voulu montrer qu' à huit siècles de distance on
retrouve, en des circonstances peu analogues, la
présence d' un vers qui souffre mal l' analyse
prosodique, et qui est essentiellement
p253
différent de toutes les formes du vers, latines ou
françaises. Si le vers des séquentiaires fut
légitime, le tre n' a pas des droits moindres, car
sa valeur esthétique est très souvent supérieure.
LE VERS POPULAIRE
p257
Il y a dans les traditions littéraires un double
fleuve. Le premier coule à découvert ; le second,
occulte, fut jusqu' en ces dernières années
insoupçonné. Ces deux littératures roulent sur le
me fond de sable : l' homme et ses vieux malheurs ;
très souvent, ils s' en vont, parallèles, l' un à
fleur de terre, l' autre dedans, -portant au même
but, le définitif oubli, d' identiques barques.
Voici un antique sujet " à mettre en vers " :
ro et Léandre. Ovide le broda, et musée,
et d' autres, et hier encore, sans aucun doute,
tel poète. Or, en même temps qu' Ovide, en même
temps que mue, enme temps, sans aucun doute,
que tel poète d' aujourd' hui, -un rapsode inconnu,
ignorant Ovide, musée et tout ce qui est écrit,
puisant dans une tradition strictement
p258
orale, chantait, lui aussi, mais pour un autre
public, " héro et Léandre " .
Allez en France, allez en Flandre, en Allemagne
ou en Suède, priez la vieille qui tricote ou la
jeune fille quiche de vous chanter " l' histoire
de l' amoureux qui se noya en nageant vers sa belle,
l' histoire où il y a une tour et dans la tour un
flambeau " : si elle daigne ou si elle ose, la
vieille ou la jeune vous chantera, version
flamande :
" ils étaient deux enfants de roi, ils s' aimaient
si tendrement... etc.
F. Rolland : 1883-1890.
p260
Une telle ballade ne provient ni des latins, ni
des grecs, ni des poètes d' académie, ni d' aucune
littérature écrite : l' art en est très spécial,
si spécial que nul pte, même un poète allemand,
n' en pourrait faire un pastiche acceptable. La
ballade de Lénore si médiocrement sentimentale
chez Burger, sevèle, au contraire, dans sa
forme orale, telle qu' une admirable vision
fantastique ; et le plongeur, -une des plus
populaires des chansons connues, comme il y a loin
de celle de Schiller, qu' apprennent les écoliers,
à celles que chantent les vieilles " le soir à la
chandelle " !
Une poésie non écrite doit avoir des gles de
versification toutes différentes des règles de la
poésie littéraire, naguère admises sans révolte,
aujourd' hui, il est vrai, presque démodées.
p261
Le vers populaire fraais est un vers syllabique.
Les plus communs comportent quatre, cinq, six,
sept, huit, dix syllabes :
(4) la belle Hélène
(6) dans la mer est tombée... etc.
c' est une question de savoir s' il ne faut pas
considérer comme ne faisant qu' un vers ou deux vers
les strophes ou couplets composés de deux ou de
quatre petits vers. M. Doncieux
p262
dans ses savantes études critiques sur la chanson
populaire va jusqu' à ne considérer que comme un
couplet de deux vers, la suite de quatre vers de
huit syllabes, dont deux sans rimes. Il a restitué
ainsi un curieux chant monorime de la passion :
la passion du doux Jésus, -qu' est moult triste
et (dolente),
écoutez-la, petits et grands, -s' il vous plaît de
(l' entendre).
l' hiatus n' est jamais évité ; très souvent des
liaisons inattendues le suppriment :
mon bon ami de coeur
s' en va-t-aller en guerre...
le rejet est inconnu : lapétition le remplace,
soit formée d' un mot, soit d' un vers entier :
beau pommier, beau pommier
aussi chargé de fleurs,
que mon coeur l' est d' amour...
ces vers ne sont strictement rimés que par hasard :
p263
vous avezle " mine, "
je vois à vos jolis yeux bleus
que l' amour vous " domine, "
l' assonance remplace la rime.
va me porter cette " lettre
à ma mie qui est " seulette " ...
j' ai laissé tomber mon " panier " ,
un beau monsieur l' a " ramassé " ...
montagne et langage sont des assonances ;
serpe et veste ; cvre et mère ; souci, jalousie ;
logis, famille ; mise, mille ; ville, fille ; noces,
homme ; morte, folle ; gorge, rose ; oeuf, pleut,
etc.
on rencontre des pièces entières sans rime, ni
assonance, ainsi la ballade qui commence ainsi :
j' ai fait l' amour sept ans,
sept ans sans en rien dire,
ô beau rossignolet,
j' ai fait l' amour sept ans,
sept ans sans en rien dire.
on voit cependant que, dans ce cas, la répétition
y supplée.
La synérèse se rencontre à chaque instant ; quand
une syllabe muette gène pour la mesure,
p264
on la laisse tomber dans la prononciation ;
(6) il ne faut qu' un petit vent
(6) pour envoler les fleurs...
(8) elle fait l' hiver, elle fait l' é
(6) sous le pli de sa mante..
(8) elle fait le rossignol chanter
(6) à minuit dans sa chambre
(8) elle fait la terre reverdir
(6) sous ses pieds, quand elle danse...
(5) gentil coquelicot mesdames
(5) gentil coquelicot nouveau
(les syllabes souliges ne comptent pas dans la
mesure du vers.)
si le vers manque d' une syllabe on y supplée :
j' irai me plaindre
j' irai me plaindre
(6) au duc de bourbon " (duque) "
mais de par la musique ces trois derniers petits
vers n' en forment en réalité qu' un seul de
15 syllabes :
j' irai me plaindre, j' irai me plaindre au duque
de (Bourbon).
p265
je crois que l' on peut noter, d' après les derniers
vers cités, deux rythmes particuliers dans la
poésie populaire, l' un binaire, rythme de marche,
l' autre ternaire, rythme de danse :
elle fait-l' hiver-elle fait-l' été
dans le pli-de sa mante.
en général, le vers populaire est très fortement
scandé, et garde, même sans musique, une allure
de chant :
je voudrais-que la rose
t encore-au rosier...
ma mè-re j' ai-une au-tre soeur,
une au-tre soeur-qu' est tant jolie...
les strophes ou couplets varient de un jusqu' à
huit vers, le refrain y joue un grand rôle, mais
c' est une étude trop spéciale, trop intimement
liée à la musique des chansons pour qu' il soit
possible de l' introduire ici : au premier abord,
la question paraît inextricable de savoir si paroles
et musiques sont nées ensemble, si la musique,
p266
dans tel ou tel cas, a été faite pour les paroles,
ou les paroles pour la musique.
La poésie populaire est le pays de la licence,
de toutes les licences : on pourrait même dire que
la licence est la seule vraie règle de sa
versification. Nous venons de parler de la synérèse,
qui est fondamentale : en voici bien d' autres. Vous
rencontrerez des formes verbales, -déformations
exigées par l' assonance, en des chansons monorimes,
aussi étranges que : je cherchis, je me
couchis, il s' endorma, il vena :
" j' ai descendu " dans mon jardin
" cueillire " la lavande...
je prends mon échalette (" échelle " ),
mon panier sous mon bras.
m' en vais de branche en branche,
les plus belles, je " cueillas " ...
il la prit par sa main blanche.
dans son jardin la " menit " ...
vous avez la main " teindue (teinte) "
de couleur de violette...
ce n' est pas d' un effet bien désagréable. Un tel
procédé se retrouve dans l' ancienne poésie italienne.
Dante, notamment, n' écrit-il pas, en
p267
vue de la rime : dolve pour dolse ; vui
pour voi ; morisse pour morissi : soso
pour suso ; diede pour diedi ; lome pour
lume, etc.
Passagréable, non plus, l' emploi de certains
mots suets ou forgés :
le premier mois de l' année,
que me donnerez-vous, ma mie ?
-une " perdrisolle " (perdrix),
qui va, qui vient, qui vole
qui vole dans les bois...
il l' envoyait au bois
cueillire la " noisille " (noisette)...
il fait virer les " ouailles "
quand elles sont dans le blé...
à toutes les " virées "
demande à m' embrasser...
et dans la jolie ronde quand Byron voulut danser :
son chapeau fit apporter,
son chapeau en " clabot " ...
certaines de ces déformations sont exquises : telle
la féminisation du mot coeur :
dors-tu, " coeure " mignonne,
dors-tu, " coeure " jolie ?
p268
des expressions qui semblent de terribles lieux
communs reviennent avec insistance ; il faut les
comprendre : dans la bouche des filles, mon coeur
volage, mon coeur en gage, mon
avantage, etc., sont toujours un eupmisme
pour un mot trop clair et devenu trop brutal, que
le vieux français traitait avec moins de réserve.
Ce système, d' une simplicité toute barbare et
primitive, peut aboutir à des effets remarquables
de rythme, de pas marqué, de mouvement fortement
scandé ; il est assez rare qu' une harmonie bien
notoire de diction puisse en sortir. D' ailleurs,
presque tout ce qui, de la chanson populaire,
arrive au jour, se compose de fragments informes,
pleins de trous, de grossiers rafistolages ; il
n' y a, en langue française, du moins, que très
peu de ces ballades entièrement belles et sans
bavures. Quelques-unes sont d' une étrange
obscurité et l' on s' étonne que la mémoire les
garde aussi fidèlement. En voici une de ce genre
qui est fort agréable :
p271
mon père a fait faire un étang,
c' est le vent qui va frivolant... etc.
celle-ci peut passer pour une des plus charmantes.
Elle appartient au cycle de la fille qui fait
trois jours la morte pour son honneur garder :
sont les rosiers blancs,
la belle s' y promène... etc.
la morale des chansons populaires est à la fois très
légère et très sombre : le peuple y apparaît comme
uniquement en quête du plaisir, et principalement de
l' amour. Si l' amour est souvent tragique, le mariage
est grotesque ou terrible : tromper ses parents,
voilà l' affaire de la fille ; tromper son mari,
voilà l' affaire de la femme ; tromper son amant,
tromper sa maîtresse, voilà l' affaire des amantes
et des amants. La vengeance est fréquente, fréquent
le suicide. Les passions élémentaires surgissent
violentes et cyniques, comme dans la chanson du
vieux mari, dont sa femme attend la mort pour
en porter au marc la peau, et avec le prix
s' acheter un mari neuf et jeune. C' est partout la
candeur et la férocité de la bête amoureuse.
L' impudeur y est parfois charmante et la passion
superbe (Marion, Jean Renaud). la fillette,
spécialement, y apparaît à nu, tantôt se laissant
mourir de désespoir, tantôt ne disant
p272
pas non au cavalier qui passe, pourvu qu' il
ait bourse pleine, tantôt victime de sa paresse
et de sa mauvaise conduite :
les soldats l' ont laissée
sans chemise et sans pain...
telle chanson, comme la mal mariée, révèle
le pessimisme résigné de gens qui sentent que la
vie est mauvaise, et mauvaise sans remède ; mais
telle autre dit bellement la joie héroïque de
l' amour, comme la fille dans la tour, dont
voici une version mutilée :
le roi Louis est sur son pont,
tenant sa fille en son giron... etc.
p273
la triste noce, assez peu connue, est, dans
sa simplicité tragique, une des plus mémorables
parmi les grandes ballades françaises et, ce qui
est fort rare, elle paraît intacte et complète :
j' ai fait l' amour sept ans,
sept ans sans en rien dire
ô beau rossignolet... etc.
p275
que l' émotion esthétique que donne une telle
complainte soit d' une nature un peu spéciale, je
le veux bien ; mais il ne faut pas la dire vulgaire,
car, après tout, il s' agit ici du drame humain
élémentaire et nu.
LE CLICHE
p279
Il n' y a pas de différence essentielle entre la
phrase et le vers ; le vers n' est qu' un mot, comme
le mur n' est qu' un bloc. Ni du mur, ni du vers, ni
de la phrase on ne peut retirer une pierre ni un
mot, que le bloc ne se fende et croule. Sans pousser
la règle à l' absolu et sans reqrir le secours
précaire des comparaisons, on dira plus nettement
que la phrase est une suite de mots liés entre eux
par un rapport logique. Le mot constate l' existence
d' un être, d' un acte, d' une idée ; la phrase constate
les relations multiples, directes ou inverses, des
idées, des êtres, des actes. Ces relations peuvent
être fugitives, uniques, rares ; elles peuvent être
permanentes ou, malgré leur diversité, considérées
selon leur état le plus fréquent, le plus visible,
le plus connu : une phrase faite une fois pour toutes
p280
exprime parfaitement ces rapports vulgaires au
retour rythmique ou périodique. Par allusion à
une opération de fonderie élémentaire usitée dans
les imprimeries, on a donné à ces phrases, à ces
blocs infrangibles et utilisables à l' infini, le
nom de clichés. Certains pensent avec des phrases
toutes faites et en usent exactement comme un
écrivain original use des mots tout faits du
dictionnaire.
Il faut ici différencier le clicd' avec le lieu
commun. Au sens, du moins, où j' emploierai le
mot, cliché représente la matérialité même de la
phrase ; lieu commun, plutôt la banalité de l' idée.
Le type du cliché, c' est le proverbe, immuable et
raide ; le lieu commun prend autant de formes qu' il
y a de combinaisons possibles dans une langue pour
énoncer une sottise ou une incontestable vérité.
Des hommes peuvent parler une journée entière,
et toute leur vie, sans proférer une phrase qui
n' ait pas été dite. On a écrit des tomes compacts
pas une ligne ne se lit pour la première fois.
Cette faculté singulière de penser par clichés
est quelquefois développée à un degré prodigieux
et sans doute pathologique. Peut-être que des
p281
flexions sur ces phénomènes seront utiles à ceux
qui observent curieusement le canisme de la
pensée humaine.
Il y a, de jadis, un opuscule grotesque, maintes
fois réimprimé et encore colporté ; c' est un
sermon en proverbes, ordonné pour satiriser
soit les gens qui évoquent trop, par la sagesse
des nations, leur propre niaiserie, soit les
prédicateurs qui répétaient toujours les mêmes
exhortations vaines comme le vent qui égrène l' herbe
des cimetières ; le pauvre auteur enfile donc avec
un certain soin les proverbes les plus connus,
jusqu' à faire quatre pages dont le sens est fort
bien suivi et que l' on comprend, pourvu qu' on ne
soit pas devenuté dès la première :
" prenez garde, n' éveillez pas le chat qui dort ;
l' occasion fait le larron, mais les battus paieront
l' amende ; fin contre fin ne vaut rien pour
doublure ; ce qui est doux à la bouche est amer au
coeur, et à la chandeleur sont les grandes douleurs.
Vous êtes aises comme des rats en paille ; vous avez
le dos au feu et le ventre à table ; on vous prêche
et vous n' écoutez pas ; je le crois bien, ventre
affamé n' a point d' oreilles ; mais aussi rira bien
qui rira le dernier. Tout passe,
p282
tout casse, tout lasse : ce qui vient de la flûte
retourne au tambour, et on se trouve le cul entre
deux selles ; on veut recourir aux branches, mais
alors il n' est plus temps, l' arbre est abattu ;
c' est de la moutarde après dîné ; il est trop tard
de fermer l' écurie quand les chevaux sont dehors. "
tel livre d' hier n' est pas rédigé selon un système
différent, si l' on admet que l' écriture par clichés
puisse être un acte raisonnable et volontaire. Dans
le discours du colporteur boiteux, on trouve encore
quelques traces du vieux burlesque ; dans certains
tomes modernes offerts aux loisirsmocratiques,
on ne découvrira rien qui émerge au-dessus de la
platitude. C' est le vide rigoureux des légendes
interplanétaires, le nihil in tenebris de
l' imagination scolastique.
Que l' on se figure donc un atelier typographique
les casses, organismes géants, contiennent non pas
des lettres, non pas des mots entiers, comme on l' a
expérimenté, mais des phrases ; cela sera l' image
de certains cerveaux : " A..., destiné à la noble
carrière des armes, recevait une éducation virile,
et se pparait à porter dignement le nom de son
père. -B..., toujours traité en enfant gâté, dont
la volonté et
p283
les caprices sont des ordres, ne quittait guère le
foyer paternel,il prenait des habitudes
d' oisiveté et de paresse. -n' ayant eu pour le
soutenir ni l' affection, ni les conseils de sa re ;
mal surveillé, mal dirigé par un père trop faible
qui, toujours en admiration devant son fils, lui
passait tous ses caprices, excusait toutes ses
fantaisies, à dix-huit ans B... était sceptique et
frondeur, ne croyant ni à Dieu ni à diable. -il
était homme à ne reculer devant rien, à n' être
arrêté par aucun scrupule. -aveuglé par son amour
paternel, C... ne suivit pas les progrès incessants
du mal, cette gangrène morale qui s' empare du
cerveau d' abord pour descendre ensuite au coeur. -il
faut que jeunesse se passe. " voilà le genre. J' en ai
pris l' exemple dans un vieux journal et j' estime que,
de telles phrases ayant, sous leurs diverses variantes
syntaxiques, été imprimées ; depuis quarante ans, des
centaines de fois, il est à peu près impossible de
découvrir le feuilleton je les ai copiées. Mais
cela n' importe pas, puisque précisément elles ont
été choisies pour donner l' impression d' un cerveau
anonyme et du parfait servilisme intellectuel.
Ce cerveau anonyme est pourtant dode deux
p284
ou trois qualités ou affections particulières :
d' une moire spéciale, très étendue ; d' une
faculté abstractive qui semble en corrélation avec
une cécité cérébrale presque absolue.
La mémoire est un pnomène très complexe et tout
canique. Il s' emmagasine dans notre cerveau une
multitude de petits " négatifs " qui, à l' occasion,
se reproduisent instantanément en exemplaires plus
ou moins nets. Un cerveau conserve plus volontiers
tels de cesgatifs ; il y a par exemple la mémoire
visuelle et la mémoire verbale ; elles peuvent
coïncider, elles peuvent s' exclure. Littérairement,
ces deux mémoires réunies sont la condition d' un
talent original ; isolée, la première est
représentative de ces hommes qui ont vu, senti, pensé
et qui ne peuvent cependant se traduire clairement ;
la seconde pond à ce qu' on appelle vulgairement la
" moire " en style dagogique ; elle ne peut
produire qu' un talent purement oratoire ou abstrait,
nécessairement limité, superficiel et sans vie.
Cette seconde mémoire semble pouvoir se subdiviser,
quand il s' agit du style ou de l' écriture en mémoire
des mots et moires
p285
des groupes de mots, locutions, proverbes, clichés.
Il y a des aphasiques qui n' ont perdu que la mémoire
du mot et qui peuvent désigner la chose par une
périphrase ; on retrouverait les traces d' une telle
maladie dans certains écrits vulgaires, et avec cette
aggravation qu' alors lariphrase n' a souvent aucun
sens, ne correspond qu' à une intention et ne pourrait
être remplae par un mot. Ainsi dans une des phrases
citées, le passage : " ... cette gangrène morale qui
s' empare du cerveau d' abord pour descendre ensuite
au coeur " . Cela est peut-être d' un degau-dessous
de l' aphasique qui, pour " couteau " , dit " ce qui sert
à couper " ; c' est un bruit, mais à peine labial, le
soufflement de l' asthmatique.
Cependant, il s' agit de mémoire, et d' une mémoire
étendue et sûre, quoique bornée d' un côté. Les
amsiques du verbe oublient d' abord ce qu' il y a de
plus particulier dans le langage, les noms propres,
les substantifs, les adjectifs ; les parties du
langage qui ont la vie la plus dure sont les
phrases toutes faites, les locutions usuelles.
p286
Des malades, incapables d' articuler un mot,
retrouvent leur langue pour expectorer des
" clichés " ! La sorte de style qui nous occupe
serait donc une des formes de l' amnésie verbale
élevée à la puissance littéraire. On suppose que
dans la formation des langues l' ordre d' apparition
des mots a été inverse de l' ordre de disparition
constaté dans certaines maladies, les mots précis
ayant été trouvés ou fixés les derniers, quand
les esprits ont été capables d' idées nettes bien
délimitées, tandis que les mots abstraits, appris
d' abord, tels grands mots de la religion, de la
philosophie, de la politique, restent dans les
lobes, et témoignent jusqu' à la dernière heure
de la puérilité d' une intelligence. Ce canisme
explique les conversions tardives, le goût des
vieillards pour les formules morales, ainsi que
la psychologie des fanatiques qui n' ont jamais
pu atteindre le mot net correspondant à un fait
nu ; l' emploi du cliché, en particulier, accuse
une indécision qui est un signe certain
d' inattention et de déchéance. Mais certaines mémoires
me tronquées peuvent, selon l' expression de
M. Ribot, s' exalter dans leur portion saine : et
ceci fait comprendre l' état de l' homme qui ne pense
p287
que par clichés ; il y a là un phénomène très
curieux d' exaltation de la moire partielle.
Pour l' expliquer, il n' est besoin que de la théorie
de l' association ; un proverbe en amène un autre ;
un cliché traîne après lui toutes ses conquences
et toutes ses guenilles verbales. C' est un long
cortège dont le défilé surprend, même après qu' on
en a compris le mécanisme.
Voici. Un homme est do à un bon degré de la
moire visuelle et de la mémoire verbale simple ;
s' il décrit un paysage, même imaginaire, même
fantastique, même irréel, c' est qu' il le voit. Le
scma de ses gestes serait alors identique chez
lui et chez le dessinateur qui alternativement lève
la tête et crayonne. Pour réaliser sa description
il n' a besoin que des mots et de l' usage familier
de la langue ; la construction de sa phrase est
déterminée par sa vision ; il ne pourrait employer
des clichés que si ces clichés concordaient
parfaitement avec la vision mentale qu' il évoque
intérieurement. Les clichés ne concorderaient que
si la vision était exactement celle qui a
déterminé la première fois le choix des mots
particuliers, ensuite répétés et arrivés à l' état
de cliché. Cela est impossible, du moment
p288
qu' on suppose que l' écrivain est sincère et qu' il
est do, comme cela fut d' abord convenu, des
deux mémoires, visuelle et verbale.
Dans l' autre cas, au contraire, le paysage écrit
n' est pas une description, mais une construction
de logique élémentaire ; les mots échouent à
prendre des postures nouvelles, qu' aucune réalité
intérieure ne détermine ; ils se présentent
nécessairement dans l' ordre familier où la mémoire
les a reçus : ainsi depuis cinq siècles les ptes
français inférieurs chantent, avec les mêmes
phrases nulles, le printemps virgilien.
Tous les écrivains dénués de la mémoire visuelle
n' ont pascessairement une excellente mémoire
des signes, ou plutôt des groupes de signes. Dans
leur cerveau inactif, les associations de clichés
se font difficilement. Pour ces amputés de tous
les membres on rédigea des dictionnaires. L' un,
le plus beau, a pour titre le nie de la langue
fraaise ; on y trouve la plupart des mots
du vocabulaire et, à leur suite,
p289
la série des phrases toutes faites et comme
cristallisées autour de l' idée qu' ils représentent.
On ouvre et l' on voit aussitôt : " l' abeille
diligente butiner sur les fleurs-voltiger de fleur
en fleur-errer dans la plaine fleurie-ravir le
miel que renferme la fleur-dormir sur le sein
d' une rose-charger son vol léger du suc des
fleurs-piller le thym et le serpolet-se rouler
dans le calice des fleurs " , et cela, comme le dit
si bien l' auteur ingénu, " selon toutes les
délicatesses de l' élocution la plus recherchée " .
Si l' on franchit quinze cents colonnes, voici
" les bras-la coupe-les pièges-le siège-le
trône de la volupté ; voici des yeux noirs comme du
jais-des yeux à demi-voilés par de longues
paupières-des yeux dont on arrache le bandeau
fatal-des yeux qui se détachent-des yeux qui
se repaissent-des yeux qui se fondent en
pleurs-des yeux qui lancent des éclairs " , et
plusieurs de ces images furent belles, mais elles
ne le sont plus, puisqu' elles ne sont pas nouvelles.
Ce dictionnaire ne semble pas avoir été goûté ; il
contient trop d' expressions qui n' ont été dites
qu' une fois ; le cliché ne s' y rencontre pas du
p290
premier coup et il faut aller chercher parmi un
taillis épineux d' expressions déconcertantes,
puisque le souvenir ne les reconnaît pas.
L' homme qui écrit par clichés est difficile à
tromper ; àfaut de moire, il a de l' instinct
et on ne le ferait pas coucher avec une phrase
qui ne se serait pas prostituée à plusieurs
générations de grimauds.
Un recueil du même genre fut publié au siècle
dernier, mais la littérature était modeste alors ;
l' on se contentait d' un dictionnaire d' épithètes,
livre misérable et qui n' a d' intérêt que comme
représentant psychologique d' une basse époque. Non
que le révérendre fût prude ou timoré ; il note
les épithètes de Voltaire et des ptes galants
et la grossreté même ne le rebuta pas, mais
c' est précisément parce qu' il est bien de
p291
son temps qu' il est épouvantable. Son livre est
glacial ; ses clichés sont des grêlons tombant sur
un toit de plomb. En reprenant les mots abeille,
volupté et yeux, on trouve dans le catalogue du
prieur des célestins : abeille ; badine-
bourdonnante-diligente-importune-imprudente
(Voltaire)... etc. R. P. Daire.
Il y a là un moment triste. On voit la poésie
malade poussée dans une petite voiture par un
vieux célestin jovial et méticuleux qui la mène
à l' hôpital. Le vers français se fait par le
procédé que les régents enseignent avec fruit pour
le vers latin ; on a des principes ; on sait que
" les
p292
épithètes sont destinées à rendre le discours plus
énergique " et " qu' elles produisent un ornement
sensible dans le style, pourvu qu' elles soient
bien ménagées et qu' on en use avec disction,
sans émousser le goût en les multipliant trop " .
La discipline du collège a incliné les esprits à ne
considérer que les idées les plus générales ;
l' abstrait domine la vie. L' abeille plane immobile
dans l' espace, sans relations avec les choses que
selon le caprice du rhétoricien ; on use de
l' abeille, non comme d' un être, mais comme d' un
signe, qu' une ficelle incline. La psie du
dix-huitième siècle et, malgré Buffon, sa prose
donnent l' impression d' une littérature d' aveugles ;
non seulement la mémoire visuelle semble partout
abolie, mais on dirait que même la vision oculaire
est un sens rare ou encore en enfance. Il est
difficile de voir ; c' est une faculté animale
et c' est un don humain. Des hommes voient avec
génie : rien de ce qui a passé sous leurs yeux
ne leur est impossible à évoquer. Victor Hugo
était un de ces voyants. Chaque fois qu' il levait
les yeux, un monde nouveau entrait en lui et
n' en sortait plus qu' au jour des incantations
imaginaires. La poésie, en
p293
somme, et l' art, quel qu' il soit, a pour outil
premier l' oeil. Sans l' oeil, il n' y a que des
raisonneurs.
L' éducation, telle qu' elle est pratiquée depuis
trois siècles sans modifications sérieuses,
développe particulièrement le goût de la phrase
toute faite ; et il importe peu qu' elle soit
latine ou seulement française, puisque les auteurs
français dont on " orne la mémoire " des enfants
sont des succédanés des auteurs latins et leurs
meilleurs traducteurs. Dans l' un ou l' autre ordre, le
principe est de cultiver la mémoire verbale auxpens
de la mémoire visuelle. On n' enseigne pas à regarder,
mais à écouter ; il semble que les enfants ne devraient
avoir des yeux que pour lire, des yeux postiches
qu' ils remettraient dans leur poche, la leçon sue,
comme le professeur, ses lunettes. L' oreille est la
baie favorite ; le saint-esprit entre toujours par
l' oreille ; mais sous la forme de mots et de phrases
qui s' inscrivent au cerveau tels qu' ils sont
prononcés, tels qu' ils ont été entendus ; et ils en
ressortiront un jour, identiques en sonorité et
peut-être nuls en signification. Ce qui entre par
l' oeil, au contraire, ne peut sortir par les lèvres
qu' aps un travail
p294
original de transposition ; raconter ce qu' on a vu,
c' est analyser une image, opération complexe et
laborieuse ; dire ce que l' on a entendu, c' est
péter des sons, peut-être comme un mur.
Cependant pour certains cerveaux, toute lecture,
tout discours se transforme en images ; le
souvenir sonore de la phrase n' est pas conservé.
C' est l' oration inverse de la duction de
l' image visuelle en paroles. Michelet ou Flaubert
ont puisé en des écritures antérieures des visions
aussi intenses que celles qu' auraient pu leur
donner le spectacle même des moeurs et des
tragédies de jadis. De tels esprits sont assez
souvent inaptes à traduire exactement une langue
en une autre ; ils perçoivent une image et la
transposent par des phrases, au lieu de calquer
directement la phrase sur la phrase : ils le sont
plus souvent encore à répéter textuellement des
mots ; la mémoire littérale accompagne rarement
la mémoire visuelle.
La mémoire visuelle rend les hommes indociles ;
la mémoire littérale dispose à la passivité.
Il est donc tout naturel que ce soit cette faculté
que les écolâtres aient le plus volontiers
laboue avec la charrue de leur méthode. Le latin fut
p295
un des meilleurs socs de rechange de cette charrue
traditionnelle ; il a creu un bon sillon dans
les cerveaux et pparé une moisson baroque :
la citation. La citation est latine, essentiellement.
Elle est, comme dit le prieur deslestins, un
ornement et une quille ; elle pare le discours
et elle le renforce. Elle est la moisissure des
styles rances et l' argument des raisonnements
illogiques. Quels clichés plusnérables que les
centons de Virgile et d' Horace, et quels coins
plus faciles à enfoncer ! Leur sens douteux ou
vain permet de les insérer partout il y a un
trou. Sait-on ce que veut dire le sunt lacrymoe
rerum ? à peine. " expression tirée de l' éide,
affirme un guide-âne populaire, et qui sert à
faire entendre que la vue d' une grande infortune
excite la pitié : les choses elles-mêmes
arrachent des larmes. " et la banalité de cette
pensée, en effet, incite à pleurer. Alors on se
demande par quel miracle ces trois mots, enlevés
comme trois brins de fil à la robe admirable d' un
poème, ont pu se conserver pendant des siècles
dans le musée de la moire ? C' est sans doute
que leur obscurité fait leur grâce et leur force ;
ils disent ce que l' écrivain ne sait pas dire, quoi
p296
qu' il sente ; ils font croire à celui qui en est ému
que celui qui les profère abrège par un signe connu
la longue litanie de ses émotions, tandis que celui
qui les écrit revêt placidement son impuissance
d' une forme dont il connaît, pour l' avoir éproue,
la vertu communicative et tyrannique. Le
guide-âne allégué encadre volontiers dans un exemple
d' écriture chacune des fleurs dont il est l' herbier ;
il y en a de délicieux : " dulces reminiscitur
argos (il revoit en souvenir sa cre Argos).
Expression dont Virgile se sert pour rendre plus
touchante la douleur d' un jeune guerrier qui meurt
loin de sa patrie. nous mes au jardin des
plantes une jeune girafe dont l' air mélancolique
rappelait le dulces reminiscitur Argos. "
quelles sont les sources des clichés ?
Naturellement les oeuvres qui ont eu un succès
durable et dont l' influence s' est étendue sur
plusieurs générations, sinon sur plusieurs siècles.
L' histoire du cliché serait l' histoireme des
littératures dans leurs rapports avec la mode. Comme
il y a toujours eu des écrivains privés de la
moire visuelle, et que la mémoire verbale est un
des signes les plus apparents de la vocation
littéraire,
p297
l' usage des phrases toutes faites se retrouve à
toutes les époques ; tout auteur célèbre traîne
après lui un cortège équivoque qui répète ses mots
et ses gestes. Le zèle de ces imitateurs est
redoutable, non pour la réputation, sans doute,
mais pour le charme futur des chefs-d' oeuvre.
Ils avilissent promptement, en les insérant dans
leurs pages, les plus belles images des livres dont
le succès les grise et les surexcite ; de ces
panneaux vulgaires, les tableaux déjà troués et
décolorés passent dans les loges, se font vignettes
pour orner les lettres, sornettes pour égayer
les conversations. L' imitation est la souillure
inévitable et terrible qui guette les livres trop
heureux : ce qui était original et frais semble
une collection ridicule d' oiseaux empaillés ; les
images nouvelles sont devenues des clichés. Il
faut très longtemps pour que l' oeuvre ainsi tuée
par une sorte d' envtement renaisse à la vie
littéraire ; il faut que toute la littérature
intermédiaire et imitatrice disparaisse dans l' oubli ;
alors l' oeuvre primitive, lavée et habilitée,
s' offre à nouveau dans sa gce première. Des livres
ne virent ou ne verront jamais cette heure-là :
télémaque, l' oeuvre la plus imitée, phrase
p298
à phrase, de toutes les littératures, est pour cela
me, finitivement illisible. C' est dommage,
peut-être, et c' est injuste, mais comment goûter
encore " les gazons fleuris-ces beaux lieux-
qu' elle arrosait de ses larmes-un silence
modeste-une simplicité rustique-les doux
phirs-une délicieuse fraîcheur-le doux
murmure des fontaines " ? Voici la fameuse grotte
tapissée de vigne, de cette vigne devenue vierge
au cours des années ; voici les mille fleurs
naissantes qui émaillent toujours les vertes
prairies ; voici le doux nectar, la vieche et
efféminée, la jeunesse présomptueuse ; voici " le
serpent sous les fleurs " . Oui, latet anguis in
herba : tout cela en somme est traduit du latin.
Sans doute, mais Télémaque eut cependant une
grâce qu' il eût conservée si les imitateurs avaient
été moins empressés à effacer sous leurs grossières
caresses le velouté du fruit.
Ici, il y a une objection qui se dresse grave et
ironique. N' est-il pas possible, au contraire, que
le zèle des imitateurs ait été à la fois
l' ensevelisseur et l' embaumeur de Télémaque et
de toutes les oeuvres dont le sort fut pareil ? Cela
est très possible. C' est parce que les images de
Télémaque
p299
sont devenues des clics que nous ne pouvons plus
les aimer ; mais si elles étaient restées en leur
état original, nous ne les comprendrions peut-être
plus et nous n' aurions même pas l' idée
d' entr' ouvrir le livre pour nous réjouir à des
visions énigmatiques. Ainsi les oeuvres de
littérature, toutes condamnées à la mort, périraient,
les unes étouffées par l' oubli, les autres étoufes
par l' admiration. L' oubli serait préférable si
l' admiration ne laissait du moins surnager, après
le naufrage, deux mots : le nom de l' auteur ; le
titre du livre. Les privilégiés de la gloire sont
peut-être les écrivains dont les oeuvres se
transmettent de ferveur en ferveur comme le secret
d' Isis ; le peuple de la littérature n' est point
tenté pour elles d' un amour irrespectueux, et une
élite de fidèles, où il y a des prêtres, récite,
en guise de prières, les pages adorées du livre
défendu à la foule. Il semble que Verlaine,
Villiers, Hello, Mallarsoient destinés à
cette gloire qui n' est limitée qu' en étendue et
qui est celle de Villon, de Théophile, de Tristan,
de Beckford, de Vigny, de Baudelaire. Seuls, les
Shakespeare, plus faciles à compter, résistent à
la prostitution dunie, parce que, redevenus
pareils à la nature
p300
qu' ils repsentent, ils offrent aux hommes moins
une source d' imitation qu' une source d' art, un
monde nouveau et secondl' on peut puiser sans
honte et sans peur, éternellement.
Parfois les écrivains illustres, après des années
ou des siècles, se délivrent de la meute des
imitateurs parasites ; c' est l' interrègne, puis la
surrection de la gloire et d' une influence
désormais restreinte, mais profonde. Racine,
obscurci par desrations de copistes, a resplendi
de nouveau. Chateaubriand renaîtra bientôt de son
cher, à moins que de fougueux zélateurs ne
ridiculisent encore, pour un demi-siècle, une oeuvre
qui fut éblouissante.
On ne s' occupe pas assez des mauvais écrivains ; je
veux dire qu' on les devrait ctier d' une main plus
ferme. Certains devraient se donner cette fonction
d' annuler, par une critique impitoyable, le travail
des imitateurs, grattage et lavage. L' effort, me
d' un pauvre d' esprit, à dire ingénuement son âme
inachevée, est touchant comme la lutte d' un brin
d' herbe contre une pierre ; la pierre est parfois
vaincue. Le labeur trop persévérant des truqueurs
doit être détruit, comme une toile d' araignée,
jusqu' à ce que la
p301
vilaine bête soit morte dans son trou. à moins qu' on
ne se borne (c' est la méthode scientifique) à
observer les moeurs littéraires avec le
désintéressement de Swammerdam ou de Réaumur ;
à constater les dégâts que font les hommes dans
l' idée de beauté et dans toutes les idées
générales, comme l' entomologiste suit curieusement
la trace d' une invasion de chenilles vertes sur les
fleurs de son jardin. Cette méthode est difficile
à concilier avec la sensibilité esthétique, et nul,
qui aime l' art, ne peut répondre qu' il n' en
déviera jamais, l' ayant adoptée : on en laisse le
choix aux volontés, selon leurs tendances.
Un style original est le signe infaillible du talent,
puisque, en art, tout ce qui n' est pas nouveau est
négligeable. Hors de l' art, c' est-à-dire dans les
oeuvres qui n' ont plus pour but la transposition
de la vie en écritures, en formes, en sonorités ;
dans les oeuvres abstraites ou dans celles où
l' auteur doit s' astreindre à l' exactitude
historique, le style se passe de cette nouveauté
p302
sans laquelle un poème, par exemple, est
inexcusable : un pme, un roman ou toute fiction,
car en littérature il n' y a que des pmes. Riche
d' images, le style tend à l' obscurité ; une image
nouvelle, étant la représentation presque directe
d' un fragment de vie, est beaucoup moins
péremptoire que le cliché, lequel est, si l' on ose
dire, une image abstraite. Schopenhauer, Taine et
Nietzsche ont fait de la métaphysique ou de la
psychologie en un style plein d' images expresment
créées par eux pour expliquer leurs visions ; tous
les trois furent de grands visionnaires devant
lesquels l' abstraction elle-même, comme au regard
d' un miurge, se mettait à vivre et à remuer sous
ses longs voiles gelés par les hivers philosophiques.
C' est la mentalité de Platon et, pouse au génie,
la méthode d' Hermas, de Jean De Meung et de
Palafox. Mais Kant, avant sa triste conversion,
a proféré des choses éternelles, et peut-être
la seule vérité, avec les
p303
phrases toutes faites, pâles froides, de la vieille
scolastique.
On a dit qu' il y a des écrivains dont le style,
entièrement purgé d' images, n' est qu' une suite de
propositions grammaticales demeurées à l' état
d' armatures ou de lignes ; c' est une illusion.
Presque tous les mots, même isolés, sont des
taphores : tout groupe de mots détermine
nécessairement une image : elle est neuve et
concrète, si les mots n' ont pas encore été groupés
selon ces rapports ; elle est abstraite ou parvenue
à l' état de cliché, si ce groupement des mots a
lieu selon des rapports usuels ou connus. Ni le
style de Stendhal, ni celui derimée, ni le
style même du code ne sont exempts d' images ;
seulement ces images sont tellement ues, elles
ont si longtemps roulé dans les vagues de la parole
que voilà des galets unis et ronds il semble que
nul regard mental ne puissecouvrir les
linéaments du paysage ancien. " tout condamné à mort,
dit le code, aura la tête tranchée " ; cela est net,
sec et froid ; cela ne laisse à l' entendement
aucune alternative ; ce n' est plus une image,
c' est une idée, mais une idée qui, à peine comprise,
redevient l' image que les mots,
p304
sans le savoir, ont tracée avec du sang. Le style
le plus décharné est parfois vivant ; une goutte
d' eau ressuscite le rotifère desséc ; une lueur
d' imagination restitue aux mots glacés leur valeur
émotionnelle.
Il y a donc deux classes de clichés, ceux qui
représentent des images dont l' évolution, entièrement
achevée, les a menés à l' abstraction pure ; et ceux
dont la marche vers l' état abstrait s' est arrêtée
à moitié chemin, -parce qu' ils n' avaient reçu à
l' origine qu' un organisme inférieur et une forme
diocre, parce qu' ils manquaient d' énergie et
de beauté. C' est pour ceux-là qu' il faudrait
server le mot " cliché " ; les autres seraient
mieux nommés " images abstraites " .
Sans images abstraites, la littérature, identique
à la vie, serait, comme la vie, incompréhensible ;
elles représentent les points lumineux d' un pme,
d' un paysage ou d' une figure. Le style de
Mallar doit précisément son obscurité, parfois
réelle, à l' absence quasi totale de clichés, de
ces petites phrases ou locutions ou mots accouplés
que tout le monde comprend dans un sens abstrait,
c' est-à-dire unique. Les abstractions sont bien
vraiment les lumières du style.
p305
Mais que de génie pour les disposer, ces lumières
que tous les yeux reconnaissent, guider les
esprits vers une seule maison, étoiles ! Car
c' est la nuit, ou bien ce clair de lune éternel
lancolique d' avoir touché tant de fronts polis
par la sottise- per amica silentia lunoe !
peut-être y a-t-il aussi des images inusables, des
clics en diamant, des phrases toutes faites depuis
sans doute le commencement du monde et encore
belles et jeunes. Trois ou quatre émotions
particulièrement chères à l' homme se peuvent dire
avec les mots les plus simples, les plus frustes,
avec des locutions qui, prorées une fois, sont
devenues définitives et comme pareilles à ces roses
fées qu' on n' effeuillait pas sans punition.
En somme, puisqu' il s' agit de littérature, il y
a des images qui sont belles ; il y en a qui sont
laides ; il y en a de délicates et de vulgaires ;
il en a que leur nouveauté ne sauve pas d' être
ridicules ; il y en a d' immortellement jolies. Il y
en a peu. Ensuite, de même que certaines fleurs qui
se veulent seules pour briller, elles pâlissent et
se rident, dès qu' elles sont deux ou trois-
dissemblables des Grâces. Il faut les aimer et
p306
les craindre : on peut toujours les sous-entendre ;
elles sont le filigrane du papier l' on écrit,
quand on sait écrire.
On a enseigl' art d' écrire. On l' enseigne encore,
mais avec une foi plus faible. L' art d' écrire est
nécessairement l' art d' écrire mal ; c' est l' art de
combiner, selon un dessin pconçu, les clics,
cubes d' un jeu de patience. Le cube a six faces.
Jetez les s. Le nombre des combinaisons possibles
(il y a peut-être cent mille clichés dans
Goyer-Linguet) touche à l' infini dans l' absolu ;
elles sont toutes mauvaises, et le jeu est
dangereux qui habitue l' esprit à recevoir, sans
travail et sans lutte, la becquée. Peu à peu, et
nécessairement, une idée, une sensation, telle
émotion vitale ou intellectuelle, se trouve
associée à l' expression toute faite dont la lecture
évoqua jadis dans le cerveau cette même idée, cette
me sensation, cette même émotion. Il faut une
grande force de action personnelle,
p307
une grande énergie cellulaire pour résister à la
douce facilité d' ouvrir la main sous le fruit qui
tombe : il est si agréable et si naturel à l' homme
de se nourrir du jardin qu' il n' a bêché, ni semé,
ni planté. Les écrivains enclins à cette paresse,
et ce ne sont pas toujours ceux de la moindre
intelligence, doivent prendre soin de n' employer
au moins que des clichés arrivés enfin à l' état
abstrait, dont les images usées n' ont plus aucune
signification visuelle : cela pourra donner à
leurs oeuvres un air de froideur extrême ; cela
les sauvera du ridicule.
Les clichés définitifs, en effet, avant de mourir
dans l' abstraction, passent par la phase du
ridicule. Il en est de même des mots, et cette
rencontre est un argument de plus pour démontrer
que les clichés sont de véritables mots à sens
complexe. Arne Darmesteter a noté la situation
humble où l' ironie a réduit des mots jadis nobles,
tels que " déconfit-occire-preux-sire-castel " .
Ce malheur échoit principalement aux mots
" poétiques " , à ces mots dont abusent les mauvais
vers et que telle rime annonce avec une redoutable
certitude. Cela se représente à toutes les
époques de la langue
p308
française et de toutes les langues, mais en
atteignant surtout les mots d' origine étrangère.
Ainsi : " rosse-lippe-reître-hâbleur-
duègne-matamore-donzelle-bizarre " ont en
allemand, en espagnol, en italien un sens fort
honnête. Passé en anglais, le mot " beau " prit le
sens de " fat " , et, pasen français, le mot
" dandy (élégant) " se trouva très vite chargé
d' une acception ironique. L' étude des clichés
donnerait d' analogues résultats, mais plus curieux
encore et bien plus concluants, parce que les
exemples seraient innombrables de ces images
jadis charmantes et qui ont aujourd' hui le ridicule
des vieux visages fars. Pour en cueillir aussitôt
plusieurs paniers, il suffit d' ouvrir encore une
fois Télémaque, ce témoin précieux d' un moment
de la langue française : " les pavots du
sommeil-une joie innocente-à la sueur de leur
front-secouer le joug de la tyrannie-fouler
aux pieds les idoles-l' espérance renaît dans
son coeur " , sont des expressions qui exigent le
sourire et qui ne peuvent plus se prorer qu' avec
ironie, mais elles furent jeunes, éloquentes et
rieuses.
p309
Les professions qui comportent l' usage constant
de la parole ou de l' écriture sont des conservatoires
tenaces de clichés. On sait le rôle politique de
la sphère, de l' Hydre, du spectre. Les sphères
sont nombreuses et leur nombre augmente à mesure
que, dans les médiocres foules parlementaires,
s' accroît, par défaut d' intelligence, le besoin
de l' imitation. Nous avons " la sphère
d' influence-la sphère diplomatique-les
spres politiques-une sphère plus étendue-la
spre intellectuelle-la sphère morale-la
spre d' activité-une sphère plus élevée-la
spère des idées-la spre des progrès
démocratiques-la sphère des intérêts matériels,
etc. " , toutes locutions " sphère " n' évoque plus
aucune image, sinon en certains esprits
irrespectueux ; non seulement le mot est arrivé au
dernier riode de l' abstraction, mais il semble
me, la plupart du temps, n' avoir qu' une valeur
de redondance oratoire, ne correspondre à rien.
Il en est de même des hydres et des spectres, deux
mots tellement déns de valeur visuelle qu' ils
sont presque toujours interchangeables dans les
locutions chères au parlementarisme. Cependant on
rencontre
p310
le plus souvent : " le spectre clérical-le
spectre de 93-le spectre du moyen âge-le
spectre du passé-le spectre du despotisme
-l' hydre desvolutions-l' hydre de l' anarchie " ;
en 1848, on invitait le pouvoir à " bâillonner
l' hydre des rues " . La politique partage avec la
morale l' usage des principes et des bases et pendant
que les uns se placent " sous la sauvegarde de nos
immortels principes " , d' autres, sans vergogne,
" sapent les bases de l' édifice social " . Quels
jolis tableaux pour les théâtres caniques de la
foire au pain d' épice ! Le pertoire politique
est si riche en abstractions qu' on serait tenté de
croire que les intérêts dont on charge un député
sont tout à fait immatériels et semblables à ceux
quefendent dans leurs discours les
rhétoriciens du concours général. Ces malheureux,
dévorés par le verbalisme, possèdent encore, outre
ceux qui sont immortels, toute une série de
principes, tels que : le principe sur lequel
tout roule-le principe solidement assis-le
principe posé trop légèrement-le principe
inflexible-le principe qui a germé d' une manière
féconde " ; ils détiennent aussi " l' hommage rendu
aux principes, l' étrange
p311
aberration de principes, les principes sacrés,
et les principes consacrés " . Voici encore " le
progs des lumières-les progs de notre
décomposition sociale-le progrès incessant
vers l' avenir " ; dans ce monde-là il n' est
question que de " mettre le fer rouge sur nos plaies
-sur le chancre qui nous vore-sur la gangrène
du parlementarisme " ; en 1840, on conseillait
" d' extirper la gangrène jésuitique qui ronge la
société " . Quel jour se passe sans qu' on nous
informe " du flot montant de la démocratie, de
l' invasion de la démocratie, de la nécessité de se
retremper dans le sein du suffrage universel " , sans
qu' on flétrisse ces patrons inhumains " qui
s' engraissent de la sueur du peuple " ? Ce dernier
clic, ridicule pour celui qui " voit " les images
écrites par les paroles, est tout à fait abstrait
pour ceux qui l' emploient ; c' est un juron ; il
est abstrait comme un juron et signifie, non pas
les mots qu' il contient, mais la colère de celui
qui profère les mots.
Les clichés du patriotisme professionnel sont
difficiles à citer dans une étude où l' on ne veut
ni indigner, ni faire rire. Un des plus bénins
p312
est celui-ci : " depuis nos malheurs, " phrase
doucereuse on assimile la France à une vieille
dame à cabas " qui a connu de meilleurs jours " .
Telle que la sugre l' ensemble des clichés
patriotiques, l' idée de patrie est étroitement liée
dans le peuple à l' idée de revanche, de bataille,
d' armée ; cela ne va pas plus loin. Le battu guette
son vainqueur-avec prudence. Quant à l' idée
historique, une et complexe, qu' évoque ce
mot-succédané du mot royaume, dans les hommes de
race, elle n' a pas produit de clics. Elle n' est
pas populaire ; elle n' est pas " sortie de
l' intimité " .
Ces exemples peuvent suffire, car chacun,
maintenant, achèvera facilement, s' il lui plaît,
un tableau psychologique des professions dessiné
avec les clichés familiers.
Tels clichés, abstraits pour celui qui écrit,
gardent pour celui qui lit une valeur d' image ; si
donc plusieurs métaphores de ce genre se rencontrent
liées ensemble par un rapport maladroit, il en
sulte un effet de comique assez amusant. Une
phrase d' Albert Wolf disait : " plongez le
scalpel dans ce talent tout en surface, que
restera-t-il, en dernière analyse ? Une
p313
pincée de cendre. " le p. Didon a écrit dans un
livre récemment loué : " celui qui vous parle s' est
plongé jusqu' à la moelle dans son siècle et dans
son pays. " on a recueilli dans un journal grave
ceci : " aantir les fruits du passé, c' est enlever
à l' avenir son piédestal. " où donc ai-je lu :
" c' est avec le fer rouge qu' il faut nettoyer ces
écuries d' Augias ! " et : " un vent d' apaisement
souffle enfin sur l' hydre des factions " ? Les ai-je
lues ? Il est plus commode d' imaginer ces
incohérences que d' aller en rechercher de véritables
dans la littérature des imbéciles ; car là, il y a
imcillité, il y a absence de toute sensibilité
littéraire. La phrase authentique : " cent mille
hommes égorgés à coups de fusil " , est moins
choquante, le mot " égorger " étant évidemment de
ceux qui sont en marche vers l' abstraction.
" le char de l' état est entravé dans les flots
d' une mer orageuse " , cela fut dit à la tribune,
p314
tandis que la phrase où ce me char " navigue sur
un volcan " est une invention d' Henry Monnier :
on voit combien elle était inutile. " c' est en vain,
crie un orateur, que nous ferons une bonne
constitution, si la clef de la voie sociale nous
manque. " Cormenin, qui avait de la verve et aucun
sens littéraire, écrivait ainsi : " par la trempe
étendue et souple de son esprit, il jette de vives
lumières sur toutes les questions " , ou bien : " j' ai
moré le feu de mes pinceaux. " il fit un tel abus
des " lambris dorés " qu' on lui attribua cette petite
création ridicule. Que de " parfums inouïs " , que de
" rougeurs candides " , que de " voix visiblement
émues " ! Presque tout le théâtre de Casimir
Delavigne, d' émile Augier, de Ponsard est rédigé
dans ce style, qui est aussi celui des Janin, des
About, des Méry,
p315
des Feuillet. " c' était, dit About, comme un
roseau fêlé qui plie sous la main du voyageur. "
ici le copiste a mis une date au bas de sa sottise ;
elle est certainement contemporaine de la vogue
du " vase brisé " . Méry s' écrie avec feu : " un cri
de désespoir, un cri surhumain et corrosif comme
un tamtam ! "
il ne faudrait pas d' ailleurs presser trop
étroitement les métaphores qui se gonflent, souvent
avec trop d' orgueil, dans les meilleurs styles.
L' absurde est partout. Nous vivons dans l' absurde.
Soyons donc indulgents pour nos plaisirs et
goûtons dans les images nouvelles ce qu' elles ont
de beau, leur nouveauté. L' homme est ainsi organisé
qu' il ne peut exprimer directement ses idées et
que ses idées, d' autre part, sont si obscures que
c' est une question de savoir si la parole trahit
l' idée ou au contraire la clarifie. Aucun mot ne
possède un sens unique ni ne correspond exactement
à un objet déterminé, exception faite pour les noms
propres. Tout mot a pour envers une idée générale,
ou du moins généralisée. Quand nous parlons, nous
ne pouvons être compris que si nos paroles sont
admises comme les représentantes non de ce que nous
p316
disons, mais de ce que les autres croient que nous
disons ; nous n' échangeons que des reflets. Dès
que le mot et l' image gardent dans le discours
leur valeur concrète, il s' agit de littérature :
la beauté n' est plus tout entière dans la raison,
elle est aussi dans la musique.
Proscrit de la littérature, le cliché a son emploi
légitime dans tout le reste ; c' est dire que son
domaine est à peu près universel. Figurons-nous
la même langue parlée dans l' univers entier, -sauf
dans la république d' Andorre.
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