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la Langue Fraaise (INaLF)
Essai de psychologie [Document électronique] / par Charles Bonnet
INTRODUCTION
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Nous ne connoissons l' ame que par ses facultés ; nous
ne connoissons ces facultés que par leurs effets.
Ces effets se manifestent par l' intervention du
corps. Il est ou il paroît être l' instrument
universel des orations de l' ame. Ce n' est qu' avec
le secours des sens que l' ame acquiert des idées, et
celles qui semblent les plus spirituelles n' en ont
pas moins une origine très-corporelle. Cela est
sensible : l' ame ne forme des idées spirituelles
qu' à l' aide des mots qui en sont les signes ;
et ces mots prouvent la corporéité de ces idées.
Nous ne
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savons ce qu' est une idée considérée dans l' ame,
parce que nous ignorons absolument la nature de
l' ame. Mais nous savons qu' à certains mouvemens
que les objets impriment au cerveau répondent
constamment dans l' ame certaines idées. Ces
mouvemens sont ainsi des especes de signes naturels
des idées qu' ils excitent ; et une intelligence
qui pourroit observer ces mouvemens dans le
cerveau y liroit comme dans un livre. Ce n' est
pas qu' il y ait aucun rapport naturel entre des
mouvemens et des idées, entre la substance
spirituelle et la substance corporelle ; mais telle
est la loi établie par le créateur, telle est cette
union merveilleuse impénétrable à l' humanité.
Non seulement la premiere formation des idées est
dûe à des mouvemens ; leur reproduction paroît
encore dépendre de la même cause. à la faculté de
connoître l' ame joint celle de mouvoir. Elle agit
sur les divers organes de son corps, comme ces
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organes agissent sur elle. Elle meut les fibres des
sens ; elle y excite des ébranlemens semblables à
ceux que les objets y avoient excités ; et en
vertu de la loi secrete de l' union les images ou
les signes des idées attachés à ces ébranlemens
se reproduisent aussi-tôt. Le sentiment intérieur
nous convainc de la force motrice de l' ame, et
cette preuve est d' une évidence que l' on tenteroit
vainement d' affoiblir.
Voilà les principes généraux dont je suis parti
et que j' ai tâché d' analyser dans ce petit
ouvrage. Si quelques-uns de mes lecteurs trouvoient
que j' ai rendu l' ame trop dépendante du corps,
je les prierois de considérer que l' homme est
de sa nature un être mixte, un être compo
nécessairement de deux substances, l' une
spirituelle, l' autre corporelle. Je leur
ferois remarquer que ce principe est tellement
celui de la révélation, que la doctrine de la
surrection des corps en est la conséquence
immédiate. Et loin que ce dogme, si clairement
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vélé, dût révolter le déiste philosophe, il
devroit, au contraire, lui paroître une présomption
favorable à la vérité de la religion, puisqu' il
est si parfaitement conforme avec ce que nous
connoissons de plus certain sur la nature de
notre être.
L' analyse des opérations de l' ame m' a conduit à
traiter de la liberté, sujet si épineux et
pourtant si simple dès qu' on l' envisage d' un oeil
philosophique. Après avoir fixé la nature de cette
faculté de notre ame et considéré ce qui en résulte
par rapport à la morale et à la religion, j' ai
passé à l' examen de l' origine et des effets de
l' habitude, ce puissant ressort de l' éducation.
J' ai ensuite considéré l' éducation elle-même,
ses principes les plus importans et son étonnant
pouvoir.
J' ai contemplé ces différens objets d' un point
de vue assez élevé qui ne m' a laissé voir que
leurs parties les plus frappantes et qui a
dérobé à mes regards des détails plus propres
à fatiguer l' attention qu' à l' exercer agréablement.
Dans l' exposition de ce spectacle intéressant je
n' ai pas observé un ordre didactique : j' ai suivi
le fil de mes penes. Je ne me flatte pas
que ce fil m' ait toujours conduit au vrai : je
l' ai cherché sincérement ; mais dans une matiere
aussi ténébreuse que l' est la méchanique des ies,
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on est souvent forcé de se contenter de ce qui
n' est qu' hypothétique.
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Chapitre 1
de l' état de l' ame après la conception.
le principe fécondant en pénétrant le germe y fait
naître une circulation qui ne finira qu' avec la vie.
Le mouvement, une fois imprimé à la petite
machine, s' y conserve par les forces de son
admirable chanique. C' est ainsi que le
mouvement imprimé s le commencement à la grande
machine du monde continue suivant les loix établies
par le premier moteur. Les solides mis en action
travaillent la matiere alimentaire. Ils en
extraisent les différentes liqueurs dont la
circulation et le jeu constituent les grands
principes de la vie. Les esprits filtrés par le
cerveau coulent dans les nerfs et les animent.
L' ame commence à éprouver des sensations, mais
ce ne sont encore que des sensations extrêmement
foibles et confuses ; des sensations que l' ame ne
peut rapporter à aucun lieu, qui ne l' instruisent
de rien, qui ne sont proprement ni agréables ni
désagréables, qui n' excitent en elle aucune
velléité.
à mesure que le germe se développe, l' action
ciproque des solides et des fluides acquiert
plus de force ou d' intensité. Des filets nerveux qui
n' avoient point encore été rendus sensibles
commencent à le devenir. Laaction de l' ame sur
les fibres nerveuses ou sur les esprits animaux,
toujours porportionnelle à la quantité de leur
mouvement, augmente conséquemment d' intensité.
Les sensations sont moins foibles et moins
rares. Les relations du foetus avec le corps
organisé qui le nourrit devenant de jour en jour
plus étroites, plus efficaces et plus nombreuses
multiplient les sources du sentiment et le rendent
plus actif. Bientôt les sensations acquierent assez
de vivaci
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pour être accompagnées d' un certain degré de plaisir
ou de douleur. L' ame commence à avoir quelque
degré de velléité. Par sa nature d' être sentant
elle desire nécessairement la continuation du
plaisir et la cessation de la douleur. Mais ce
desir est encore très-foible ou très-imparfait,
parce qu' il est proportionné à la foiblesse du
sentiment qui en est l' objet et à l' impuissance
actuelle de l' ame. Les organes du foetus plus
développés sont par cela me plus accessibles aux
impressions des objets environnans. Les nerfs qui
y sont répandus étant ébranlés plus fréquemment et
quelquefois assez fortement, font passer jusqu' à
l' ame des sensations qui l' émeuvent. Une suite
naturelle de cette émotion est le cours irrégulier
des esprits dans différens muscles. Les contractions
qu' ils y excitent font sentir à l' ame qu' elle est
douée de la faculté de mouvoir : mais ce n' est
encore qu' un sentiment vague, confus, indéterminé.
L' ame ne connoît encore ni son corps ni l' empire
qu' elle a sur lui. Elle meut accidentellement et
sans dessein de mouvoir. Elle ne se détermine
point ; les sensations laterminent. Rien ne se
lie encore dans le cerveau ; nulle réminiscence ;
nul rappel ; nulle imagination. La réminiscence
se forme dans l' ame par le retour fréquent de la me
sensation ou par sa liaison avec d' autres. Le
rappel et l' imagination sont des modifications
de la force motrice qui ne sauroient avoir lieu
qu' après un exercice réitéré de cette force.
Plus passive qu' active, plus automate que libre,
l' ame obéit plus qu' elle ne commande, elle est mue
plus qu' elle ne meut.
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Chapitre 2
de l' état de l' ame à la naissance.
ce n' est proprement qu' à la naissance que la force
motrice de l' ame commence à se déployer. Diverses
circonstances concourent alors à mettre l' ame dans
une situation incommode et douloureuse, qui s' annonce
souvent par des cris et toujours par des mouvemens
plus ou moins sensibles de tout le corps. Les
esprits qu' une puissance aveugle chasse
indistinctement dans tous les muscles, les
secouent et les contractent fortement. Les membres
auxquels ces muscles aboutissent, dégagés des liens
qui les tenoient auparavant enchaînés, cedent avec
docilité aux impressions qu' ils roivent et sont
agités en différens sens. Cette agitation se
communiquant par le moyen des nerfs à la partie
du cerveau qui répond à ces membres, l' ame acquiert
le sentiment de leur existence. Mais ce sentiment
est confus : l' ame ne distingue point encore la
main du pied, le côté droit du côté gauche. Ce
n' est que par une suite d' expériences ou de
tatonnemens, qui commencent peut-être avant la
naissance, que l' ame s' habitue à rapporter
à leur véritable lieu les sensations qu' elle
éprouve et à ne mouvoir précisément que les
membres qu' il faut mouvoir. On peut imaginer que
l' ame commet d' abord bien desprises, mais
ces méprises cessent peu à peu. Bientôt les
esprits sont dirigés d' une maniere plus convenable :
la main ne reçoit plus des ordres qui s' adressent
au pied ; le pied ne reçoit plus les ordres qui
s' adressoient à la main : l' ame apprend à régner.
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Chapitre 3
de l' état de l' ame après la naissance.
foible, chancelant et borné dans ses
commencemens l' empire de l' ame se fortifie,
s' affermit et s' étend par degrés. Chaque jour
lui soumet de nouveaux sujets : chaque heure,
chaque moment sont marqués par de nouveaux
mouvemens ou par de nouvelles sensations.
La scene, auparavant vuide, se remplit et se
diversifie de plus en plus. Déja les sens ouverts
aux impressions du dehors transmettent à l' ame
des ébranlemens d'naît une multitude de
perceptions et de sensations différentes. Déja
le plaisir et la douleur voltigent sous cent
formes autour du trône de l' ame. Amie du plaisir
l' ame jete sur lui des regards empressés ; elle lui
tend les bras ; elle le saisit avec transport ;
elle s' efforce de le retenir. Ennemie de la
douleur l' ame se trouble et s' aigrit à sa présence ;
elle tâche de tourner la vue de dessus le
monstre odieux qui l' obsede ; elle s' émeut, elle
s' agite avec violence ; elle fait effort pour
le repousser. Les perceptions plus nettes, plus
distinctes, les sensations plus vives, plus
agissantes, les objets plus connus, plus
déterminés rendent les volontés plus décies et
plus efficaces.
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Chapitre 4
continuation du même sujet.
de la liaison des idées et de leur rappel.
le retour fréquent des mêmes situations, les
rapports que différentes perceptions ou différentes
sensations ont entr' elles, soit dans la maniere
dont elles sont excitées, soit dans les
circonstances qui les accompagnent, soit dans les
effets qu' elles produisent sur l' ame établissent
entre les idées une liaison en vertu de laquelle
elles se rappellentciproquement. L' auteur
de notre être ayant voulu que toutes nos idées
dépendissent originairement des mouvemens ou des
vibrations qui sont excités dans certaines parties
de notre cerveau, le rappel de ces mêmes idées
dépend vraisemblablement d' une pareille cause.
Il est une modification de la force motrice de
l' ame, qui en agissant sur les fibres ou sur les
esprits y occasione des mouvemens semblables à
ceux que les objets y ont fait naître.
L' imagination, qui d' un pinceau fidele et délicat
retrace à l' ame l' image des choses, n' est deme
qu' une modification de la force motrice qui monte
les fibres ou les esprits sur un certain ton
approprié aux objets qui doivent être représentés
et semblable à celui que ces objets y imprimeroient
par leur présence.
Le siege de l' ame est une petite machine
prodigieusement compoe et pourtant fort simple
dans sa composition. C' est un abrégé très-complet
de tout le genre nerveux, une neurologie en
miniature. On peut se repsenter cet admirable
instrument
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des opérations de notre ame sous l' image d' un
clavessin, d' une orgue, d' une horloge ou sous celle de
quelque autre machine beaucoup plus composée encore.
Ici sont les ressorts destinés à mouvoir la tête :
là sont ceux qui font mouvoir les extrémités : plus
haut sont les mouvemens des sens : au-dessous sont
ceux de la respiration et de la voix, etc. Et quel
nombre, quelle harmonie, quelle variété dans les
pieces qui composent ces ressorts et ces mouvemens !
L' ame est le musicien qui exécute sur cette
machine différens airs ou qui juge de ceux qui y
sont exécutés et qui lespete. Chaque fibre
est une espece de touche ou de marteau destiné à
rendre un certain ton. Soit que les touches soient
mues par les objets, soit que le mouvement leur
soit imprimé par la force motrice de l' ame le jeu
est le même ; il ne peut différer qu' en durée et
en intensité. Ordinairement l' impression des objets
est plus durable et plus vive que celle de la
force motrice. Mais dans les songes et dans
certaines maladies l' imagination acquiert assez
de force pour élever ses peintures au niveau de la
réalité.
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Chapitre 5
de la réminiscence.
la réminiscence par laquelle l' ame distingue les
perceptions qui l' ont déjà affectée des perceptions
nouvelles, paroit d' abord n' être point comme le
rappel et l' imagination, une faculté, pour ainsi
dire, mixte , une faculté qui tienne autant au
corps qu' à l' ame ou à l' exercice de laquelle le
corps concoure directement. Il semble que ce soit
une faculté purement spirituelle ou qui
n' appartienne qu' à l' ame. On est porté à penser que
l' ame conservant le sentiment de toutes ses
modifications, ce sentiment est plus ou moins vif,
plus ou moins distinct suivant que les ébranlemens
ont été plus ou moins forts ou plus ou moins
pétés.
Mais si l' on approfondit davantage ce sujet, on
reconnoitra que la réminiscence n' est pas d' une
autre nature que le rappel et l' imagination et
que toutes ces orations de notre ame
peuvent s' expliquer d' une façon également
chanique. Pour le concevoir, il n' y a qu' à
supposer que l' impression que font sur l' ame
des fibres qui sont mues pour la premiere fois
n' est pas précisément la même que celle qu' y
produisent ces fibres lorsqu' elles sont mues de la
me maniere pour la seconde, la troisieme ou la
quatrieme fois. Le sentiment que produit
cette diversité d' impression est la réminiscence.
On imaginera, si l' on veut, que les fibres qui
n' ont point encore été mues, et qu' on pourroit
nommer des fibres vierges ,
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sont par rapport à l' ame dans un état analogue à
celui d' un membre qui seroit paralytique s
avant la naissance. L' ame n' a point le sentiment
de l' effet de ces fibres. Elle l' acquiert au
moment qu' elles sont mises en action. Alors
l' espece de paralysie cesse et l' ame est affectée
d' une perception nouvelle. La souplesse ou la
mobilité de ces fibres augmente par le retour des
mes ébranlemens. Le sentiment attaché à cette
augmentation de souplesse ou de mobilité constitue
la réminiscence, qui acquiert d' autant plus de
vivacité que les fibres deviennent plus souples
ou plus mobiles.
Des fibres, auparavant mues, mais dans lesquelles
il s' opere de nouveaux mouvemens ou une nouvelle
suite de mouvemens, font naître dans l' ame de
nouvelles perceptions. La répétition plus
facile de ces mouvemens retrace à l' ame les mes
perceptions et y excite la réminiscence de ces
perceptions.
L' ame est presque toujours affectée à la fois de
plusieurs idées. Lorsqu' une de ces idées reparoît,
elle réveille ordinairement quelques-unes de celles
qui l' accompagnoient, et c' est là une autre
source de la reminiscence.
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Chapitre 6
continuation du même sujet.
souvent à l' occasion d' une idée l' ame a le sentiment
confus d' une autre ie qu' elle cherche à
rappeller. Pour cet effet, elle use de la force
motrice dont elle est douée : elle meut différentes
touches ou elle meut différemment les mêmes
touches, et elle ne cesse de mouvoir qu' elle n' ait
disposé son cerveau de maniere à lui retracer
cette idée. Plus les rapports de deux idées sont
prochains, plus le rappel est prompt et facile.
Ces rapports consistent principalement dans une
telle disposition des fibres ou des esprits,
que la force motrice trouve plus de facilité à
s' exercer suivant un certain sens que suivant
tout autre.
Je m' explique : l' état actuel de l' organe de la
pensée est un état déterminé. Le passage de cet
état à tous ceux qui peuvent lui succéder n' est
pas également facile. Il est des tons,
il est des mouvemens qui s' excitent les uns les
autres, parce qu' ils se sont succédés fréquemment.
De cette succession tée nait dans la machine
une disposition habituelle à exécuter plus
facilement une certaine suite d' airs ou de
mouvemens que toute autre suite. De là les
différentes déterminations de la force motrice
dans le rappel des idées.
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Chapitre 7
de l' attention.
toutes les idées qui affectent l' ame en même tems
ne l' affectent pas avec une égale vivacité. Cette
diversité d' impression dérive principalement du
plus ou du moins d' intensité des mouvemens
communiqués aux fibres du cerveau. Mais, l' ame
peut par elle-même rendre très-vive une impression
très-foible. En agissant sur les fibres
représentatives d' un certain objet, elle peut
rendre plus fort ou plus durable le mouvement
imprimé à ces fibres par l' objet, et cette faculté
se nomme l' attention .
Chapitre 8
de l' état de l' ame privée de l' usage de la
parole.
pendant que l' homme demeure privé de ce précieux
avantage, la sphere de ses idées est resserrée
dans des bornes fort étroites. Toutes ses
perceptions sont purement sensibles et n' ont
d' autre liaison que les circonstances qui les
ont vu naître ou que les divers rapports qui
sultent de la maniere dont elles ont été
excitées. Les idées ne sont revêtues que de
signes naturels , et ces signes sont les
images que les objets tracent dans le cerveau.
L' ame ne peut donc rappeller une certaine
idée qu' autant qu' elle est actuellement occupée
d' une idée ou d' une image qui a un rapport
déterminé avec cette idée. L' ame parcourt donc
la suite de ses idées comme une suite de tableaux.
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Elle rappelle ses perceptions dans leur ordre
naturel ou dans un ordre qui est à peu près le
me que celui dans lequel elles ont été produites.
L' idée d' un arbre réveille celle d' un bois :
l' idée d' un bois réveille celle d' une maison qui s' y
trouve placée : l' idée de cette maison réveille
celle des personnes qui y ont été vues : l' idée
de ces personnes réveille celle de leurs actions :
l' idée de ces actions réveille celle du plaisir
ou de la douleur qu' elles ont cau, etc. La
succession de ces idées n' étant dans son origine
que la succession des mouvemens imprimés aux
fibres, dès que la machine est déterminée
à ecuter un de ces mouvemens, elle se trouve par
cela même montée pour en exécuter toute la suite.
Ainsi, la perception ou le sentiment, le rappel,
la réminiscence, l' imagination et l' attention
paroissent être les seules opérations de l' ame
privée de l' usage de la parole ou des signes
arbitraires . Lamoire entant qu' elle est la
faculté qui rappelle ces signes, le jugement et le
raisonnement entant qu' ils sont l' expression
articulée du rapport ou de l' opposition qu' on
observe entre deux ou plusieurs idées, la
combinaison arbitraire et fléchie des idées,
les abstractions universelles ou ces opérations
par lesquelles on sépare d' un sujet ce qu' il y
a de commun avec plusieurs autres sujets pour ne
retenir que ce qu' il y a de propre ; toutes ces
choses ne sauroient avoir lieu dans cette enfance
de l' ame, parce qu' elles supposent nécessairement
l' usage des termes ou des signes d' institution .
Les jugemens que l' ame porte alors sur les objets
ne sont point proprement des jugemens : ils ne
sont que le simple sentiment de l' impression de ces
objets. Toute sensation accompagnée de plaisir
incline l' ame vers l' objet qui est la source de ce
plaisir : toute sensation accompagnée de déplaisir ou
de douleur produit un effet contraire. Tout objet
dont l' impression ne détruit point l' équilibre de
l' ame est simplement apperçu. L' enfant qui
n' articule point encore ne compare pas
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entr' eux différens objets : il ne juge pas par cette
comparaison de leur convenance ou de leur
disconvenance ; mais il reçoit les impressions de
différens objets, et il cede sans réflexion
à celles qui ont un certain rapport avec son état
actuel, ses besoins ou son bien-être.
Il en est à peu près deme des jugemens qu' il
forme sur les grandeurs et sur les distances.
L' objet que sa main ou son oeil saisissent en
entier, ne l' affecte pas de la me maniere que
celui sur lequel sa main ou son oeil se promenent en
tout sens. Du sentiment de l' étendue rive celui
des distances. Les objets interposés peuvent
produire aux yeux de l' enfant l' effet d' un corps
continu. Ces perceptions de l' étendue et de
la distance se liant continuellement à de
nouvelles perceptions et à de nouvelles sensations,
les expériences se multiplient sans cesse et
l' imagination retraçant vivement tout cela l' ame se
détermine en conséquence.
Au moyen de l' attention dont l' ame est douée elle
peut séparer la partie de son tout, le mode de son
sujet ; elle peut faire des abstractions
partielles et des abstractions modales ,
comme parlent les métaphysiciens ; considérer la
main inpendamment du bras, la couleur
indépendamment de la figure : mais elle ne sauroit
faire des abstractions universelles , parce
que toutes ses idées étant particulieres ou
concretes , toutes n' étant que des images et des
images d' individus , chaque idée ne représente
que l' objet qui lui est propre et ne sauroit servir
par elle-même à représenter les objets analogues,
encore moins servir indifféremment à représenter
toutes sortes d' objets. L' idée d' un homme est
nécessairement l' idée d' un certain homme, de
certains traits, d' un certain vêtement, d' une
certaine attitude, etc. Tout est iciterminé.
Mais, une perception peut servir à rappeller la
perception d' une chose dont
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l' ame a un besoin actuel ; et alors cette perception
fait en quelque sorte l' office de signe .
Enfin, la maniere dont l' ame privée de la parole
exprime ses sentimens, répond tout-à-fait à la
nature de ces sentimens ou de ces perceptions.
Ce sont des sons, des cris, des mouvemens, des
gestes, des attitudes, etc. Qui paroissent aussi
liés avec les sentimens qu' ils représentent, que ces
sentimens le sont avec les objets qui les excitent.
Chapitre 9
flexion sur l' ame des bêtes.
ce que je viens de dire sur l' ame humaine privée
de la parole peut s' appliquer à l' ame des bêtes,
principe immatériel, doué de perceptions, de
sentiment, de volonté, d' activité, de mémoire,
d' imagination ; mais qui ne réfléchit point
sur ses opérations, qui nenéralise point ses
idées, qui n' est point susceptible de moralité .
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Chapitre 10
comment l' ame apprend à lier ses idées à des sons
articulés et à exprimer ces sons.
en entendant souvent prononcer un certain mot à la
vue d' un certain objet, l' enfant s' accoutume
insensiblement à lier l' idée du mot à celle de
l' objet. Cette liaison une fois formée, les deux
idées se rappellent réciproquement : le mot devient
signe de l' objet ; l' objet donne lieu de rappeller
le mot.
Mais l' enfant ne se borne pas à ouïr des sons
articulés : bientôt il cherche à imiter ces sons.
Soit que le principe de cette imitation dérive de
quelque communication secrete entre l' organe de
l' ouie et celui de la voix, soit qu' il découle
simplement du plaisir que l' ame trouve à exercer sa
force motrice et à l' exercer d' une maniere
nouvelle ; soit enfin qu' il naisse de
l' amour-propre inhérent à la nature de l' ame, et en
vertu duquel elle se complait à exécuter ce qu' elle
voit exécuter à d' autres ; quelle que soit, dis-je,
l' origine de ce principe, l' enfant commence à
bégayer : il rend des sons ; il répete ces sons ;
il les diversifie plus ou moins. Mais ce ne sont
point encore des sons articulés : l' enfant sent que
ces sons different de celui qu' il entend prononcer.
Il s' efforce d' atteindre à une plus grande
justesse. Il se rend attentif à tout ce qui
s' offre à lui. Il fixe les yeux sur celui qui
parle : il observe les mouvemens de ses levres :
il tâche d' imiter ces mouvemens. Il fait divers
essais ; il réitere ces essais. Déja il a fait
entendre un son qui se rapproche beaucoup de celui
qu' il veut imiter. Il fait de nouvelles tentatives
qui le rapprochent de plus en plus du but. Enfin
il saisit le mot. Le plaisir qu' il en ressent
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l' engage à le répéter plusieurs fois. Il s' affermit
ainsi dans la prononciation de ce mot. Ce premier
pas dans le langage est bientôt suivi d' un
second. La formation d' un mot facilite celle
de tous les mots analogues. Une modification
conduit ici aux modifications les plus prochaines.
Les échelons se multiplient de jour en jour :
la chaîne s' étend continuellement : le dictionnaire
grossit, et l' enfant parvient en peu d' années à
nommer tout ce qu' il voit.
Chapitre 11
comment l' ame apprend à lier ses idées à des
caracteres et à former ces caracteres.
ces sons que l' oreille de l' enfant saisit et que
sa voix exprime, l' art sait les peindre à ses yeux
par le secours de quelques caracteres. La même
faculté qui rend l' enfant capable de lier l' idée
d' un son à celle d' un objet avec lequel cette idée
n' a aucun rapport nécessaire, le met en état de
lier de même l' idée d' un caractere ou d' une figure
à celle d' un son avec lequel cette idée n' a pas un
rapport plus nécessaire ou plus naturel.
L' enfant apprend à écrire comme il apprend à parler.
La force motrice de l' ame s' exerce sur les fibres
musculaires de la main et des doigts comme elle
s' exerce sur celles de la voix. C' est par l' exercice
réitéré de cette force sur ces organes que l' ame
se rend insensiblement maîtresse de tous les
mouvemens et de toutes les inflexions dont ils sont
susceptibles. Il se forme entre l' oeil et la main
une correspondance analogue à celle qui paroît régner
entre l' organe de l' ouie et celui de la voix.
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Chapitre 12
de l' état de l' ame douée de la parole. Comment
l' ame parvient à universaliser ses ies. De la
formation des idées universelles d' homme,
d' animal, de corps organisé, de corps, d' être.
enrichi du don précieux de la parole, instruit dans
l' art ingénieux de peindre la pensée, l' homme est à
portée de jouir de tous les avantages de la raison.
Le cercle étroit de ses idées va s' étendre de plus
en plus et il embrassera enfin jusques aux
idées les plus abstraites. à l' état moins parfait
d' être purement sentant succédera l' état plus
parfait d' être pensant. La nature des choses,
leurs qualités, leurs rapports, leur action, leurs
changemens, leurs successions, leurs usages, leur
durée exprimés par des termes offriront au
raisonnement un fond d' idées sur lequel il
s' exercera sans jamais l' épuiser. L' ame n' opérant
plus simplement sur les choses mêmes ou sur leurs
images, mais encore sur les termes qui les
représentent, rendra chaque jour ses idées plus
générales ou plus universelles. Ainsi, en employant
le terme d' homme pour désigner un certain objet
déterminé, tous les objets semblables seront
représentés par le même terme. Si l' ame porte
ensuite son attention sur tout ce qui est renfer
dans l' idée particuliere de l' homme qu' elle a sous les
yeux, si elle exprime par des mots tout ce qu' elle y
découvre, elle parviendra à décomposer cette idée
en d' autres idées qui seront comme les élémens de
celle-là, et qui éleveront l' ame par degrés aux
notions les plus universelles.
Détachant donc de l' idée particuliere d' un certain
homme ce qu' elle a de propre ou d' accidentel, et ne
retenant que
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ce qu' elle a de commun ou d' essentiel, l' ame se
formera l' idée de l' homme en général. Si elle ne
fixe son attention que sur la nutrition, le
mouvement, le sentiment elle acquerra l' idée
plusnérale d' animal. Si elle ne retient de
l' idée d' animal que l' organisation, elle acquerra
l' idée plus générale encore de corps organisé.
Laissant l' organisation pour ne considérer que
l' étendue et la solidité, l' ame se formera l' idée du
corps en général. Faisant encore abstraction de
l' étendue solide et ne s' artant qu' à l' existence,
l' ame acquerra l' idée la plus générale, celle de
l' être, etc.
Chapitre 13
continuation du même sujet.
de la formation des idées de pensée, de volonté,
de liberté, de vrai, de faux, de juste, etc. De
bien, etc. De regle, de loi.
si au lieu de considérer l' homme principalement
par ce qu' il a de corporel, l' ame l' envisage
sur-tout dans ce qu' il a de spirituel, si elle
désigne de même par des termes tout ce que ce
nouvel examen lui en fera connoître, elle acquerra
des idées d' un genre fort différent, mais qu' elle
universalisera comme les premieres. D' une pensée,
d' une volonté, d' une action particuliere elle
s' élevera par l' abstraction à la pensée, à la
volonté, à la liberté en général. De la conformi
ou de l' opposition de la pensée avec l' état des
choses l' ame se formera l' idée du vrai et du faux,
de la vérité et de l' erreur. Faisant abstraction
de l' agent et ne considérant l' action que
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dans ses rapports avec le bonheur de l' homme ou avec
celui des êtres qui lui ressemblent, elle acquerra
les idées de l' utile, de bien et de mal, de la vertu
et du vice, du juste et de l' injuste, de l' honnête
et du déshonnête, de la perfection et de
l' imperfection, de l' ordre et du désordre, du
beau moral. Par la connoissance du bien ou du mal
moral qui découle naturellement du bon ou du
mauvais usage que l' homme fait de ses facultés,
l' ame parviendra à la notion de la regle des actions
humaines. Considérant ensuite cette regle comme
la volonté d' un souverain, l' ame acquerra l' ie
de la loi, etc.
Chapitre 14
continuation du même sujet.
de la formation des idées d' unité, de nombre,
d' étendue, etc. De mouvement, de tems.
si détournant les yeux de dessus l' homme l' ame les
porte sur les autres objets dont elle est
environnée, et qu' elle continue d' exercer la
faculté qu' elle a d' abstraire, ses connoissances
se multiplieront en se diversifiant ; lamoire,
l' imagination et le raisonnement acquerront un
nouveau degré de force et de perfection. La
multiplicité, l' étendue, les mouvemens et la
variété de ces objets occuperont l' ame tour à tour.
L' ame ne considérant dans chaque objet que
l' existence, et faisant abstraction de toute
composition et de tout attribut, elle acquerra
l' idée d' unité. La collection des unités conduira
l' ame à la notion du nombre ou de la quantité
numérique. Cette notion s' étendra et se diversifiera
à l' infini si ajoutant des
p22
unités à d' autres unités ou combinant des unités
avec d' autres unités, l' ame ne représente pas
seulement par des termes, mais encore par des figures
ce qui résultera de chaque addition ou de chaque
combinaison. Si l' ame considere chaque objet
comme un composé de parties placées immédiatement les
unes à té des autres ou les unes hors des autres,
elle acquerra la notion de l' étendue. Si l' ame
regarde une certaine étendue, celle de son doigt ou
de son pied, par exemple, comme une unité, et
qu' appliquant cette étendue sur une autre étendue
elle recherche combien de fois celle-ci est
contenue dans celle-là ou combien de fois celle-là
est contenue dans celle-ci, elle parviendra à
mesurer l' étendue, et comparant secrétement l' étendue
des objets à celle de son corps elle nommera grands
ceux dont l' étendue lui paroîtra surpasser
beaucoup celle de cette portion de matiere à
laquelle elle est unie : elle nommera, au contraire,
petits les objets dont l' étendue lui paroîtra
contenue un grand nombre de fois dans celle
de cette même portion de matiere. Si l' ame
considérant une étendue comme immobile voit un
corps s' appliquer successivement à différens points
de cette étendue, elle se formera la notion du
mouvement. Si l' ame observe un corps qui se meut
d' un mouvement uniforme dans une étendue termie,
et qu' elle conçoive cette étendue partagée en
parties égales ou proportionnelles, auxquelles elle
donne les noms d' années, de mois, de jours,
d' heures, etc. Elle acquerra l' idée du tems.
Comparant ensuite les divers mouvemens qui s' offrent
à elle à ce mouvement uniforme, comme à une mesure
fixe ou commune, elle jugera qu' un mouvement a plus
de vîtesse qu' un autre, quand il parcourt dans le même
tems une plus grande étendue, etc.
p23
Chapitre 15
continuation du même sujet.
de la formation des idées de classes, de genres,
d' especes.
si l' ame contemple les variétés des êtres corporels,
si elle recherche ce qui les distingue les uns des
autres, et qu' elle exprime par des mots les diverses
particularités qui s' offriront à ses regards, elle
se formera bientôt des idées de distributions.
L' ame ne descendant pas d' abord dans le détail, et
ne faisant attention qu' aux traits les plus
saillans, rangera dans le me ordre tous les êtres
dans lesquels elle remarquera ces mêmes traits,
et cet ordre sera une classe. En considérant les
objets d' un point de vue moins éloigné et poussant
plus loin l' examen, l' ame découvrira des
particularités qui lui apprendront que les êtres
qu' elle a rangés dans le même ordre, parce qu' elle
les a cru semblables, different à bien des égards,
et saisissant les caracteres particuliers qui lws
différencient le plus, elle en composera de
nouveaux ordres subordonnés au premier, et ces
ordres seront des genres. En étendant encore
davantage ses recherches, en observant jusqu' aux
moindres traits, l' ame appercevra de nouvelles
variétés : elle soudivisera donc encore les
derniers ordres en d' autres ordres moins géraux,
et ces ordres seront des especes. Etc.
à l' aide de semblables distributions et des noms
que l' ame imposera à chaque espece elle parviendra
à ranger dans sa mémoire sans confusion les
productions infiniment variées des trois regnes.
Les étoiles, qui paroissent sees dans l' étendue
comme le sable sur le bord de la mer, étant de
me divisées
p24
par constellations, et chaque constellation étant
représentée par un signe ou exprimée par un mot,
l' ame parviendra à une connoissance exacte du ciel
et à nombrer ce qui lui avoit d' abord paru
innombrable.
Chapitre 16
continuation du même sujet.
de la formation des idées de cause et d' effet.
si l' ame s' arrête à considérer la face de la
nature, elle ne sera pas long-tems à s' appercevoir
que cette face n' est pas constamment la même, mais
qu' elle change continuellement. Elle observera que
chaque changement est toujours la suite
immédiate de quelque chose qui a précédé. Cette
observation conduira l' ame à la notion de la
cause et de l' effet.
Considérant ensuite l' univers comme un effet et
concevant que cet effet pourroit ne pas être ou
être autrement, l' ame s' élevera à la notion de la
cause première ou de la raison suffisante de ce
qui est.
p25
Chapitre 17
autres avantages de la parole : qu' elle fixe les
idées, qu' elle fortifie et augmente leurs
liaisons : qu' elle rend l' ame maîtresse de leur
arrangement. De l' état moral de quelques peuples
de l' Amérique.
l' usage des termes ne se borne pas à multiplier les
idées, à les universaliser. Il les fixe, pour ainsi
dire, sous les yeux de l' ame, il la rend maîtresse
de les considérer aussi long-tems qu' elle le veut et
sous autant de faces qu' elle le veut. Il facilite
merveilleusement leur rappel en multipliant à
l' infini les liens qui les unissent. Le simple son,
la simple vue d' un mot suffit pour rappeller à
l' ame une foule d' idées qui ne tiennent souvent à
ce mot que par une certaine ressemblance d' expression
ou par des rapports encore plus légers. Enfin,
par l' usage des termes l' ame donne à ses idées
l' arrangement que les circonstances exigent. Elle
dispose ainsi de ses idées comme bon lui semble,
elle exerce sur elles l' empire le plus despotique.
Le langage est tellement ce qui perfectionne toutes
les facultés de l' ame, que la perfection de ces
facultés répond toujours à celle du langage. Les
langues des nations les plus barbares sont aussi
les langues les plus pauvres. Telles sont
celles de diverses contrées de l' Arique
ridionale. Ces langues manquent absolument
de termes pour exprimer les ies abstraites et
universelles. Les idées de tems, d' espace, d' être,
de substance, de matiere, de corps n' ont aucun
p26
signe qui les représente. Il n' y a point non plus dans
ces langues de termes propres pour les idées de vertu,
de justice, de liberté, de reconnoissance,
d' ingratitude. L' arithmétique de quelques unes de
ces contrées ne va pas au-delà du nombre de trois.
L' état moral de ces nations est à peu près celui
d' une enfance perpétuelle.
Si le langage donne naissance aux sciences et les
perfectionne ; les sciences à leur tour
perfectionnent le langage ; soit en l' enrichissant
de nouveaux termes et de nouveaux tours, soit en y
pandant l' ordre, la netteté, l' exactitude et
la précision.
Chapitre 18
de la perfection, du génie et de l' origine des
langues en général.
l' abondance des mots et la multitude des inversions
constituent la principale richesse d' une langue.
Moins de richesses et même une sorte de pauvreté
peuvent être très-bien compensés par la clarté et
le naturel.
Le génie des langues paroît tenir principalement au
physique. La flexibilité et la délicatesse des
organes, leur disposition à recevoir certaines
impressions et à les retenir semblent imprimer
à une langue le tour ou l' air qui la caractérise.
Le moral aide au physique en cultivant ces
dispositions. Une imagination vive, et si je puis
m' exprimer ainsi, extrêmement mobile saisit tout,
épuise tout. Le pinceau agit sans cesse ; le
p27
coloris domine ; mais le dessin est souvent peu
correct, et les peintures sont chargées. L' orient
abonde en semblables tableaux.
Si nous recherchons la premiere origine du langage
et que nous consultions la genese, nous la trouverons,
ce semble, dans l' ordre que Dieu donna à Adam de
nommer tous les animaux. Si nous ne consultons
là-dessus que la raison et que nous supposions une
famille sous la simple direction de la nature, nous
croirons trouver cette origine dans les sons ou dans
les cris que les premiers besoins feront pousser aux
enfans, et qui étant remarqs par les parens,
deviendront par la suite signes d' institution de
ces mêmes besoins.
L' ombre que tout corps jette à la lumiere a pu
donner naissance à la peinture ; celle-ci à
l' écriture. à mesure que la raison s' est
perfectionnée elle a simplifié les signes et les a
rendus capables de représenter un plus grand
nombre de choses. Les symboles et les hroglyphes
des peuples les plus anciens justifient cette
conjecture.
p28
Chapitre 19
flexion sur le langage des bêtes.
les bêtes n' ont point proprement de langage, si
l' on entend par la faculté de parler, celle de
lier ses idées à des signes d' institution. Les
sons et les mouvemens par lesquels les bêtes
manifestent leurs sentimens, leurs besoins, leurs
plaisirs, leurs douleurs, sont des expressions
naturelles de ces sentimens, de ces besoins, de
ces plaisirs, de ces douleurs ; et ces expressions
sont invariables dans chaque espece. La connoissance
de ces expressions fait la plus belle partie de
l' histoire naturelle des animaux ; elle est aussi
celle qui exerce le plus la logique et la sagacité
de l' observateur. Les phrases que le perroquet
étudie et qu' il pete si bien ne prouvent pas
plus qu' il parle, que la prononciation des mots d' une
langue ne prouve que celui qui les prononce entend
cette langue. Parler n' est point simplement rendre
des sons articulés ; c' est encore lier ces sons
aux idées qu' ils représentent. Les bêtes ne
sauroient former ces liaisons. Telles sont les
bornes éternelles que le créateur a prescrites dans
sa sagesse aux progrès de leur intelligence. Si ces
bornes ne subsistoient point, l' homme, ce roi des
animaux, chanceleroit sur son trône.
p29
Chapitre 20
de la variété presqu' infinie de mouvemens que la
parole imprime au cerveau. Que la nature et la
variété des opérations de ce viscere nous font
concevoir les plus grandes idées de son
organisation.
lorsque l' on fléchit sur la part que les sens ont
à la production des idées, et que l' on considere
qu' elle est toujours occasionée par quelque
mouvement qui se passe dans le cerveau, soit que ce
mouvement rive de l' impression actuelle des
objets sur les sens, soit qu' il ait sa source dans
l' impression de la force motrice de l' ame, on se
persuade avec raison que le langage en multipliant
les idées ne fait que multiplier les mouvemens de
l' organe de la pensée. Nous ne saurions penser à
quelque sujet que ce soit que nous ne nous
représentions les signes naturels ou artificiels
des idées renfermées dans ce sujet ou que nous ne
prononcions intérieurement, mais très-foiblement
les mots qui expriment ces idées. Or, il est assez
évident que ce sont là des effets de la force
motrice de l' ame qui s' exerce à la fois ou
successivement sur différens points du sensorium.
Ainsi, lorsque l' ame se représente un objet, et
qu' elle se rappelle en me tems le mot qui
exprime cet objet, elle excite deux mouvemens dans
l' organe de la pensée. Elle agit d' abord sur la
partie de cet organe qui répond aux extrémités
du nerf optique ; elle y excite des ébranlemens
analogues à ceux que l' objet y exciteroit s' il étoit
présent. Elle agit encore sur la partie du même
organe qui correspond à celui de la voix ; elle y
produit un mouvement foible analogue à celui qu' y
produiroit la prononciation du mot : si l' objet
p30
dont l' ame se retrace l' image est un fruit
délicieux, elle pourra se rappeller en même
tems la sensation que ce fruit a excitée en
elle quand elle en a goûté. Ce sera donc un
troisieme mouvement qui s' excitera dans l' organe
de la pensée : l' ame agira sur la partie de cet
organe qui communique à celui du gt ; elle y
occasionera un mouvement semblable à celui que
le fruit y auroit occasiopar son impression.
Les philosophes qui ont avancé que nous ne
saurions nous rappeller nos sensations ont erré.
Si tel étoit l' état des choses, les sensations
qui nous auroient affectés un grand nombre de
fois nous partroient aussi nouvelles que si elles
ne nous eussent jamais affectés. Il est vrai que
l' ame ne sauroit donner aux sensations qu' elle
rappelle le degré de vivacité qu' elles reçoivent
de leur objet. Et c' est là un des principaux
caracteres qui distinguent les sensations des
perceptions. Il arrive cependant quelquefois que des
sensations que l' ame ne fait que rappeller
l' affectent aussi vivement que si elles étoient
excitées par l' objet même. C' est ce qu' on éprouve
sur-tout dans les songes, l' ame n' étant point
distraite par les impressions du dehors, se livre
toute entiere à celles du dedans. Quelqu' un qui
s' exerceroit fréquemment dans le rappel des
sensations, et qui s' aideroit des moyens convenables,
parviendroit peut-être à se procurer dans la
veille des sensations aussi vives qu' en songe.
Mais, l' homme raisonnable est destiné à quelque
chose de mieux qu' à se rappeller des sensations.
Occupé à enrichir sa mémoire et à cultiver son
entendement, il n' oublie point que les sensations
sont moins un moyen de perfection qu' un moyen
de conservation.
L' ébranlement que l' impression des objets cause dans
les organes des sens ne cesse pas toujours avec
cette impression. On s' en convainc lorsqu' après
avoir fixé un objet fort éclairé, on ferme
incontinent les yeux ; on croit voir encore cet
objet ;
p31
on reconnoît sa forme et sa couleur. Il se passe
quelque chose d' analogue dans l' organe de l' ouie ;
on s' imagine entendre le son d' un instrument ou
celui d' une cloche, quoique le corps sonore
n' affecte plus l' oreille. L' état actuel de
l' organe et le degré d' attention que l' ame
apporte à ce qu' elle éprouve, contribuent sans
doute à rendre l' ébranlement plus ou moins
fort, plus ou moins durable. La continuation de cet
ébranlement après que la cause qui l' a produit
a cessé d' agir indique une certaine élasticité
dans les fibres ou dans les esprits.
Les idées que les sens transmettent à l' ame et qu' elle
rappelle par le secours de la mémoire et de
l' imagination, ne sont pas les seules dont elle est
affectée. La réflexion lui en procure un grand
nombre d' autres, en lui découvrant les rapports
plus ou moins prochains qui découlent de ces
premieres idées. Ce sont encore de nouveaux
mouvemens ou une nouvelle combinaison de mouvemens
imprimés au cerveau.
Si on fait attention à la multitude presqu' infinie
d' idées, et d' idées prodigieusement variées qui
peuvent exister dans la tête d' un homme, à la
clarté, à la vivacité, à la composition de
ces idées, à la maniere dont elles naissent les
unes des autres et dont elles se conservent, à la
promptitude avec laquelle elles paroissent et
disparoissent suivant le bon plaisir de l' ame ; si
on se rappelle ce qu' a été un Aristote, un
Leibnitz, un Newton et ce qu' est aujourd' hui un
Fontenelle, un Montesquieu on jugera du plaisir
que goûtent les anges à la vue de la petite
machine qui exécute des choses si surprenantes.
Assurément s' il nous étoit permis de voir jusqu' au
fond dans la méchanique du cerveau, et sur-tout
dans celle de cette partie qui est l' instrument
immédiat du sentiment et de la pensée, nous
verrions ce que la création terrestre a de plus
ravissant. Nous ne suffisons point à admirer
l' appareil et le jeu des organes
p32
destinés à incorporer un morceau de pain à notre
propre substance ; qu' est-ce pourtant que ce
spectacle comparé à celui des organes destinés
à produire des ies et à incorporer à l' ame le
monde entier ? Tout ce qu' il y a de grandeur et de
beauté dans le globe du soleil le cede, sans doute,
je ne dis pas au cerveau de l' homme, je dis au
cerveau d' une mouche.
Chapitre 21
considération générale sur la prodigieuse
variété des perceptions et des sensations
et sur la méchanique destinée à l' opérer.
si toutes nos idées, même les plus spirituelles,
dépendent originairement des mouvemens qui se font
dans le cerveau, il y a lieu de demander si chaque
idée a sa fibre particuliere destinée à la
produire ou si la même fibre mue différemment
produit différentes idées ?
Je m' arte d' abord aux idées purement sensibles.
Il est incontestable qu' il n' y a point de sentiment
là où il n' y a point de nerfs. Il ne l' est pas
moins que chaque sens a une organisation qui lui
est propre, d' resultent ses effets. Les
perceptions et les sensations sont ces effets.
Quoiqu' elles aient toutes de commun d' être excitées
par l' entremise des nerfs, il regne cependant
entr' elles une variété inépuisable. Considérées
relativement aux sens dont elles tirent leur
origine on peut les ranger sous cinq genres
principaux, qui renferment une multitude infinie
d' especes. Quand on demande si chaque idée a un
instrument approprié à sa production, cela doit
s' entendre des especes contenues sous ces genres.
On demande
p33
donc si la aveur du salé, par exemple, est
produite par des fibres différentes de celles
qui occasionent la sensation de l' amer ?
En général, les nerfs sont tous de la même nature.
Ils tirent tous leur origine du cerveau. Ils sont
tous des corps blanchâtres, homogenes, solides.
Mais, examinés plus entail, on y découvre
des variétés de plusieurs genres. Les uns
s' éloignent beaucoup de leur origine, et sont
par conséquent fort longs ; les autres s' en
éloignent fort peu, et sont par conséquent fort
courts. Les uns sont fort gros ; les autres fort
déliés : les uns sont fort tendus ; les autres le
sont moins : les uns sont revêtus de deux
membranes qui sont un prolongement de celles du
cerveau ; la membrane extérieure plus épaisse, plus
ferme est moins sensible ; la membrane intérieure
plus mince, plus délicate a plus de sensibilité ;
les autres ne sont revêtus que d' une seule membrane,
et cette membrane est la plus fine. Les uns sont
rassemblés par petits paquets et forment des
especes de houpes, de pyramides, de mammelons ; les
autres composent des lames plus ou moins repliées,
plus ou moins étendues, plus ou moins fines, etc.
Toutes ces variétés sont relatives à la fin
principale pour laquelle les nerfs sont destinés :
cette fin consiste à transmettre à l' ame
l' impression des objets. Cette impression se
transmet par le mouvement, soit que l' objet
lui-même, soit des corpuscules qui en émanent.
Et comme la petitesse et le mouvement de ces
corpuscules augmentent continuellement depuis
ceux qui sont destinés à la sensation du tact,
jusques à ceux qui occasionent la sensation de la
lumiere, il y a de même dans les sens une gradation
correspondante, depuis celui du toucher jusqu' à
celui de la vue. Mais, y a-t-il assez de variétés
dans les fibres nerveuses de chaque sens pour
pondre à celles qu' on observe dans les perceptions
et dans les sensations ; ou n' est-il pas nécessaire
pour rendre raison des faits de recourir à de telles
p34
variétés ? Voilà précisément l' état de la question.
Commençons par le sens du toucher.
Chapitre 22
de la méchanique des idées du toucher.
trois membranes posées les unes sur les autres
recouvrent le corps humain, l' épiderme, le réticule,
la peau proprement dite. Elles sont formées de
l' entrelacement ou des ramifications d' un nombre
prodigieux de fibres de différens genres. Le tissu
qu' elles composent est plus mince dans l' épiderme,
plus lâche dans le réticule, plus épais dans la
peau. L' épiderme placé à la surface du corps
recouvre immédiatement le réticule, qui a sous lui
la peau. Après avoir traversé celle-ci, les nerfs du
toucher s' insinuent dans les mailles du réticule :
ils s' y dépouillent du tégument épais qu' ils
avoient apporté du cerveau, et ne retenant que le
plus fin, ils prennent la forme de mammelons plus
ou moins saillans. Sous cette forme ils s' élevent
jusques à l' épiderme qui leur demeure adrent et
sur lequel ils tracent ces petits sillons
concentriques qu' on apperçoit au bout des doigts.
Ce court exposé suffit pour donner une légere idée
de la méchanique du toucher. On voit que les
mammelons ébranlés par l' impressiondiate ou
immédiate des objets, transmettent cet ébranlement
à la partie du cerveau qui leur répond.
à l' égard de la diversité des impressions que nous
recevons par le sens du toucher, il ne paroît pas
qu' il soit nécessaire de supposer dans les mammelons
une diversité relative, d' imaginer qu' ils
contiennent des fibrilles à l' unisson de chaque
espece d' impression. Nous concevons assez de
variétés dans les
p35
différens états que les fibres du toucher peuvent
subir, dans les différens mouvemens qui peuvent
leur être communiqués, pour satisfaire à tout ce que
nous éprouvons. De la contraction et de
l' engourdissement des mammelons peut résulter la
sensation du froid ; de la dilatation et du
trémoussement de ces mêmes mammelons peut résulter la
sensation du chaud. De la plus grande contraction à la
plus grande dilatation, du trémoussement le plus
foible au trémoussement le plus fort les nuances
sont infinies. Du degré de la nuance dépend le
plaisir ou la douleur. Si de l' état d' une dilatation
diocre et d' un trémoussement vif mais doux, les
fibres passent à l' état d' une si grande dilatation
et d' une agitation si violente qu' elles en soient
parées ou même divisées, l' ame passera du sentiment
d' une chaleur douce à celui de la brûlure.
Entre le chatouillement et la cuisson il y a les
mes gradations qu' entre la chaleur et la blure.
L' espece de la sensation dépend du mouvement
imprimé. Il faut juger de ce mouvement par celui
de l' objet ou des corpuscules qui en émanent.
La petitesse et l' activité des corpuscules du feu
doivent imprimer aux fibrilles des mammelons des
vibrations incomparablement plus promptes que
celles qu' y produit le passage d' une plume fort
déliée ou la marche d' un fort petit insecte.
Une pression douce, égale, uniforme des mammelons
peut donner à l' ame le sentiment du poli. Une
pression rude, inégale, variée peut lui donner
le sentiment de l' aspérité.
Une contraction subite des mammelons, une espece de
spasme dans leurs fibres nerveuses peut occasioner
le frissonnement. La cause de ce spasme n' est pas
la même chez tous les individus. Tel frissonne à
l' attouchement de certains corps qui font éprouver
à un autre des sensations fort agréables. Le
tempérament et l' habitude produisent ces variétés.
p36
Le même corps nous paroît à la fois chaud et poli.
Le tremoussement que le feu occasione dans les
mammelons n' est point incompatible avec une
certaine pression de ces mammelons.
L' adhérence de l' épiderme aux mammelons modérant
l' impression que les corps font sur eux, le
toucher est plus vif là il est plus mince,
pluslicat ; plus grossier là où il est plus
épais, plus endurci.
Chapitre 23
de la méchanique des idées du goût.
l' organe du goût a tant de rapport avec celui
du toucher que décrire l' un c' est presque décrire
l' autre. Comme la peau la langue a ses mammelons,
mais plus saillans, plus épanouis, plus sensibles.
Les saveurs sont l' objet du goût. Les sels fixes,
les souffres, les huiles dissous et atténués par
quelque liquide, principalement par la salive, sont
la cause matérielle des saveurs.
Les sels par leurs pointes aigues sont très-propres
à émouvoir, à irriter les fibreslicates des
papilles. Les souffres et les huiles, par leurs
parties onctueuses et balsamiques, sont propres
à y produire des effets contraires.
Mais comme les sels n' ont pas tous la même figure
essentielle, les mêmes qualités ils n' agissent pas
tous sur les fibres de la même maniere. Les uns
les picotent ; les uns les rongent ; les autres les
p37
brûlent ; d' autres les crêpent ; d' autres les
contractent ; d' autres les distendent ; d' autres
les secouent ; d' autres y font des impressions
qui semblent tenir le milieu entre deux impressions
plusterminées.
à ces différens effets des saveurs sur l' organe
pondent différentes sensations. à un certain degré
d' intensité dans le mouvement des fibrespond
un certain degré de vivacité dans la sensation.
Ainsi, le goût, non plus que le toucher, ne nous
offre rien qui exige que chaque sensation ait sa
fibre particuliere.
Chapitre 24
de la méchanique des idées de l' odorat.
nous pouvons de même rendre raison de la diversité des
odeurs sans recourir à une semblable supposition.
Plus délicat que le goût, l' odorat sent l' action
des atomes infiniment petits qui s' élevent des
corps odoriférans. Ce que les sels fixes, les
souffres et les huiles grossiers sont au goût,
les sels volatils, les souffres et les huiles
spiritualisés le sont à l' odorat. Les lames
nerveuses qui tapissent les feuillets osseux
placés à la partie supérieure du nez, retiennent
dans leurs replis les corpuscules odoriférans et
font passer leur impression jusques au siege de
l' ame. L' action de ces corpuscules sur le tissu des
lames se modifie suivant la nature des corps dont
ils émanent. Le mouvement plus ou moins grand dont
ils sont doués rend leur impression plus ou moins
vive. La même lame, la même fibre successivement
secouée, tiraillée, picotée, comprimée, relâchée,
p38
desséchée, humectée, engourdie, etc, ne peut que
transmettre à l' ame des sensations aussi différentes
entr' elles que le sont entr' eux les mouvemens qui
les occasionent.
Chapitre 25
de la méchanique des idées de l' ouïe.
il y a lieu de douter qu' il en soit absolument de
l' ouïe comme des trois sens dont je viens de parler.
On sait qu' une corde d' une longueur ou d' une tension
déterminée ne rend jamais que le même ton
fondamental quelle que soit la maniere dont on
la touche. Ce ton dépend essentiellement du nombre
de vibrations que la corde fait dans un tems donné.
Le nombre des vibrations pend lui-même de la
longueur ou de la tension de la corde. Alonge-t-on
la corde en la rechant ? Elle fait moins
de vibrations dans le même tems ; et le ton qu' elle
rend est plus grave. Accourcit-on la corde en la
tendant ? Elle fait plus de vibrations dans le
me tems, et le ton est aigu. On sait encore que
si dans le me instrument il y a plusieurs cordes
à l' unisson ou qui fassent leurs vibrations dans le
me tems, si l' on pince une de ces cordes, toutes
celles qui seront à son ton frémiront à la fois.
L' air qui transmet aux cordes à l' unisson et en
repos le mouvement qu' il reçoit de la corde pincée,
rencontrant celles-là à la fin de leur premiere
vibration, dans l' instant qu' il leur communique
la seconde, continue l' ébranlement. Dans des cordes,
au contraire, qui font leurs vibrations en tems
inégaux, lorsque l' air vient imprimer la seconde
vibration, les unes n' ont que
p39
commenla premiere, d' autres ne l' ont faite qu' à
moitié, d' où il résulte entre l' air et les cordes
une collision en sens opposé, qui éteint de part et
d' autre le mouvement.
Mais pour que l' air reçoive et transmette les
différens tons que rend le corps sonore, il faut
qu' il soit lui-me à l' unisson de tous ces tons.
C' est ce qui a porté à soupçonner que l' air
contenoit des particules correspondantes aux
divers tons de la musique, des particules à
l' unisson de l' ut , d' autres à l' unisson du
, d' autres à l' unisson du mi , etc.
Peut-être même que cette supposition ne suffit pas :
les particules d' unme genre peuvent n' être pas
toutes contigues et se trouver séparées par des
particules de genres différens, incapables de
recevoir et de transmettre les tons propres à
celles-là. Il semble donc qu' il faille admettre que
chaque corpuscule d' air est formé d' élémens à
l' unisson de tous les tons, qu' il est une petite
machine composée de sept branches élastiques, de
sept ressorts principaux. L' art que cette
conjecture suppose dans les élémens de l' air est,
sans doute, autant au dessous de la réalité, que
les conceptions de l' artisan le plus grossier
sont au-dessous de celles de l' artiste le plus
habile.
Lesmes vibrations que les cordes d' un instrument
impriment à l' air qui les touche, celui-ci à l' air
plus éloigné, elles les communiquent au corps de
l' instrument, et de cette communication dépendent
la force et l' agrément des tons. Il y a donc aussi
dans l' instrument des fibres à l' unisson de ces tons.
Leur existence ne paroîtra pas douteuse si l' on
fait attention à la maniere dont les instrumens de
musique sont construits. Ils sont formés de
l' assemblage de plusieurs pieces fort élastiques,
coupées et courbées si inégalement que leur
longueur et leur largeur different presque à
chaque point. Par là l' instrument se trouve
pourvu de fibres dont la longueur varie comme les
tons qu' elles sont destinées à réfléchir et à
fortifier.
p40
Ces principes admis, on ne voit pas comment
l' oreille transmettroit à l' ame l' harmonie d' un
concert, si toutes ses fibres étoient parfaitement
uniformes et identiques, si toutes étoient montées
sur le même ton. L' observation paroît concourir ici
avec le raisonnement pour nous persuader le
contraire. On trouve dans la partie intérieure de
l' oreille deux cavités osseuses et tortueuses, le
labyrinthe et le limaçon qui semblent être tout à
fait analogues aux corps des instrumens de musique.
Les rameaux que le nerf auditif jette dans ces
cavités et qui en revêtent intérieurement les
parois, peuvent être comparés aux fibres qui
tapissent l' intérieur d' un violon : ce sont
autant de petites cordes dont la longueur est
déterminée par celle de la piece qu' elles
recouvrent. Les canaux demi-circulaires du
labyrinthe étant tous construits sous différentes
proportions, le limon diminuant continuellement
de diametre depuis sa base jusques à son sommet,
sont extrêmement propres à fournir l' organe de
fibres appropriées à tous les tons et à toutes
les nuances des tons.
Les rayons sonores rassemblés par l' espece
d' entonnoir que forme la partie extérieure de
l' oreille, et modérés jusqu' à un certain point
par l' action du tambour, sont portés dans le
labyrinthe et le limaçon. Ils communiquent aux
fibres de ces cavités les différentes impressions
qu' ils ont rues de l' objet. Le nerf auditif,
auquel ces fibres aboutissent comme à leur tronc, en
est ébranlé ; l' ame apperçoit des sons et goûte
le plaisir de l' harmonie.
Ces sons variés, harmonieux qui charment l' oreille
et qu' elle rend à l' ame avec tant de précision,
la voix les exécute avec une justesse et un
agrément qui l' éleve fort au-dessus des instrumens
de musique les plus parfaits. Le larynx, cartilage
composé, placé à l' entrée de la trachée-artere,
destiné à l' ouvrir et à la fermer est garni
intérieurement d' un grand nombre de
p41
fibres élastiques qu' on a prouvé être parfaitement
analogues aux cordes des instrumens de musique.
L' air chassé par les poumons est l' archet qui met
ces cordes en jeu. Le degré de vîtesse dont il les
frappe termine le ton. La glotte, cette partie
du larynx qui livre passage à l' air, est construite
avec un tel art, que son ouverture augmente ou
diminue précisément dans la proportion du ton qu' il
s' agit de former. Onmontre que le diametre de
cette ouverture peut se diviser ainsi en 1200
parties, qui font 1200 tons ou nuances de tons.
L' air que les poumons poussent vers la glotte y
acquiert plus ou moins de mouvement, suivant qu' il
en trouve les levres plus ou moins rapprochées.
Dans le premier cas, les tons sont plus ou moins
aigus ; dans le second ils sont plus ou moins
graves.
La voix participe donc à la fois de la nature des
instrumens à cordes et de celle des instrumens à
vent. Si on souffle avec force dans la trachée
de quelque animal mort, on rendra des sons qui
différeront peu de ceux que l' animal rendoit. On
observera les fibres de la glotte frémir comme les
cordes d' une viole.
p42
Chapitre 26
de la méchanique des idées de la vue.
la lumiere est à l' oeil ce que le son est à
l' oreille. Les couleurs répondent aux tons. La
musique a sept tons principaux ; l' optique a
sept couleurs principales. Chaque ton a ses
oscillations qui le distinguent de tout autre ;
chaque couleur a ses vibrations et son degré de
frangibilité. Entre un ton et un autre ton, entre
une couleur et une autre couleur les nuances sont
indéfinies. Les tons supérieurs sont les plus aigus ;
les couleurs supérieures sont les plus vives. Les
degrés d' élévation et d' abaissement d' un même ton
sont relatifs aux différentes teintes d' une me
couleur. Le son se propage à la ronde par un milieu
très rare et très-élastique ; de grands philosophes
ont pensé qu' il en est de même de la lumiere, et
il n' est peut-être pas impossible de répondre aux
difficultés qu' on fait contre cette hypothese.
Si nous partons de l' analogie que nous venons
d' observer entre la lumiere et le son, nous
penserons que comme l' oreille a des fibres à
l' unisson des différens tons, l' oeil a deme
des fibres à l' unisson des différentes couleurs ;
mais au lieu que les fibres de différens genres
sont distribuées dans l' oreille sur différentes
lignes, nous supposerons qu' elles sont rassemblées
par faisceaux dans toute l' étendue de la tine
et du nerf optique. Chaque faisceau sera composé
de sept fibres principales, qui seront elles-mêmes
de plus petits faisceaux formés de la réunion d' un
grand nombre de fibrilles relatives aux diverses
nuances. Enfin, il en sera des corpuscules de la
lumiere comme de ceux de l' air.
p43
Un fait seulement paroît contraire à cette supposition.
Si on ferme les yeux après avoir regardé fixement le
soleil, on sera affecté d' une suite de couleurs qui se
succéderont dans l' ordre des couleurs prismatiques
ou de celles de l' arc-en-ciel. Pourquoi cette
succession, pourquoi les sept couleurs principales
ne paroissent-elles pas à la fois, s' il n' est
aucun point sur la rétine qui n' ait des fibres
représentatrices de toutes ces couleurs ? Le
soleil ne peint au fond de l' oeil que du blanc,
comment ce blanc se décompose-t-il graduellement
en rouge, orangé, jaune, verd, etc ? Ce fait ne
prouve-t-il pas que les fibres qui servent
immédiatement à la vision sont toutes de même
espece et que la diversité des couleurs procede
uniquement du degré de mouvement ?
En effet, les couleurs les plus hautes sont celles
qui fatiguent le plus l' organe. Elles ne le
fatiguent plus que parce qu' elles le secouent plus
vivement. Le blanc, le rouge, l' orangé, le jaune
doivent donc paroître les premieres dans l' oeil
qui a fixé le soleil. Ils doivent se succéder dans
un ordre relatif à la promptitude des vibrations que
chaque couleur exige. Le verd, le bleu, l' indigo,
le violet n' exigeant pas un mouvement si prompt,
doivent suivre immédiatement les couleurs supérieures
et observer entr' eux la me loi de succession.
Cette explication paroît d' autant plus naturelle,
que la simple agitation ou une compression un peu
forte du globe de l' oeil suffit pour donner
naissance à des couleurs aussi vives que celles
qui sont produites par l' action du soleil sur
l' organe.
Je ne sais pourtant si l' ingénieuse hypothese qui
admet une diversité spécifique dans les fibres de
la vision doit céder au fait que j' ai indiqué.
Il me semble que j' entrevois une maniere de
solution ; mais je mefie de sa bonté. Selon
cette hypothese
p44
les couleurs sont entr' elles comme les tons sont
entr' eux : elles se différencient donc comme les
tons par le nombre de vibrations que chacune d' elles
fait en tems égal. Les couleurs les plus vives
pondant aux tons les plus élevés, elles sont
celles qui font le plus de vibrations dans le même
tems et dont le mouvement cesse par conséquent le
plutôt : je parle du mouvement qui est imprimé
aux fibres et qu' elles conservent plus ou moins de
tems à proportion de leur espece. Un rayon solaire
est, comme nous l' avons vu, compo de sept
rayons principaux, qui portent chacun une couleur
qui lui est propre et qui est invariable. Ces
rayons séparés par le prisme et réunis ensuite
par une lentille, se pénetrent intimement et
ne présentent plus qu' un seul rayon de couleur
blanche. Lors donc qu' un semblable rayon tombe sur
la rétine, il excite dans toutes les fibres de
chaque faisceau un ébranlement violent : l' organe
en est même blessé. Au milieu d' une telle agitation
l' ame ne distingue rien : les mouvemens particuliers
se confondent et ne composent qu' un mouvement
général dont l' impression est une. Tout se résout
ainsi dans une seule sensation, et cette sensation
est du blanc. L' ébranlement perdant peu à peu de
sa violence par l' absence de la cause qui l' a
produit, le cahos commence à se débrouiller ; les
mouvemens particuliers deviennent sensibles,
tout se démêle par degré. Les mouvemens auxquels
tiennent les impressions les plus vives, les plus
saillantes sont dés les premiers. L' ame
apperçoit d' abord le rouge, l' orangé, le jaune.
Mais ces mouvemens s' éteignent bientôt, et
laissent appercevoir à l' ame les mouvemens plus
foibles ou plus lents, d' où resultent les
sensations des couleurs basses. L' ame voit saillir
successivement le bleu, l' indigo, le violet.
Le noir, dans l' une et l' autre hypothese, n' est que la
privation de tout mouvement.
p45
Suivant l' optique newtonienne un corps n' est blanc que
parce qu' il fléchit la lumiere telle qu' il la
reçoit, sans la modifier, sans y occasioner
aucune de ces réfractions d' naissent les
couleurs. Pourquoi pendant que l' oeil demeure
fixé sur un papier blanc ou sur tout autre corps
de même couleur ne sent-on point l' effet particulier
des différens mouvemens que les petits rayons
colorés impriment aux fibres qui leur correspondent ?
En voici, ce me semble, la raison : les rayons de
toute espece, mais confondus, que le papier envoie
sans cesse dans l' oeil, entretiennent les
mouvemens des fibres et conséquemment la
confusion qui forme le blanc. Si les fibres,
laissées à elles-mêmes, conservoient le mouvement
que le papier leur a communiq, l' inégalité de
ce mouvement dans chaque espece de fibre, sa durée
plus ou moins longue donneroient lieu à la
distinction, à la succession des couleurs. Mais
l' impression que fait le papier n' est pas assez
forte pour que les fibres continuent à se mouvoir
après qu' il a cessé d' agir.
L' agitation ou la compression du globe de l' oeil,
une fievre un peu violente suffisent pour faire
voir des couleurs dans l' obscurité. La pression ou
les tiraillemens que cela cause dans les fibres
du nerf optique les met dans un état qui les
rapproche de celui elles se trouvent lorsque
la lumiere les agite.
p46
Chapitre 27.
conjectures sur la méchanique de la
reproduction des idées.
les idées qui affectent l' ame à l' occasion des
mouvemens que les objets extérieurs impriment aux
organes des sens, l' ame a la faculté de les
reproduire sans l' intervention de ces objets,
et cette faculté porte le nomnéral
d' imagination .
Il nous a paru que la reproduction des idées étoit
l' effet de la force motrice dont l' ame est douée,
de cette force en vertu de laquelle agissant à
son gré sur tous les points du cerveau qui
correspondent avec les sens, elle le monte sur
le ton qui convient à chaque espece de perception
et de sensation.
évitant donc de décider sur les deux hypotheses qui
nous occupent, préférant de les unir pour mieux
satisfaire à tous les phénomenes, nous dirons que
l' ame reproduit les idées sensibles, tantôt en
donnant aux fibres le mouvement qu' exige l' idée
qu' elle veut rappeller, tantôt en remuant l' espece
de fibre appropriée à cette idée.
Ce sera de la premiere de ces deux manieres que
l' ame rappellera les différentes impressions que
le même corps a produites sur sa peau, sur sa
langue, sur son nez. Ce sera de la seconde
maniere qu' elle rappellera les impressions de ce
me corps sur ses oreilles et sur ses yeux.
Je souhaiterois de répandre quelque clarté sur
cette espece
p47
de théorie. Je sens que je touche à des abîmes :
mais je n' ai pas la témérité d' entreprendre de les
sonder : je ne veux que les regarder en me tenant
à quelque appui.
La lumiere et les couleurs sont la source féconde
des perceptions que nous recevons par le sens de
la vue. En bannissant de la nature l' obscurité,
la confusion et l' uniformité elles impriment à
chaque objet des traits qui lui sont propres et
qui le caractérisent.
Les formes, les grandeurs, les distances, les
situations, les mouvemens sont des genres de
perceptions visuelles qui ont sous eux une
multitude innombrable d' especes.
Toutes ces perceptions l' ame les reproduit. Le
degré de force et de vivacité avec lequel cette
reproduction s' opere est toujours proportionnel
à l' intensité des mouvemens communiqués par
l' objet, à la fquence des reproductions, au
tempérament des fibres.
Mais, chaque genre, chaque espece de perception
visuelle a-t-elle dans le cerveau sa place marquée,
a-t-elle des fibres qui lui soient consaces et
qui ne soient consacrées qu' à elle ?
Ce seroit étendre l' hypothese au-delà du besoin que
de le supposer. On peut admettre raisonnablement que
la rétine est formée de fibres à l' unisson de
différentes couleurs : mais, comme le mélange
de la lumiere et de l' ombre suffit pour
représenter tout ce qui est corps, il suffit de
me que quelques endroits de la rétine soient plus
éclairés que d' autres ou éclairés d' une lumiere
différemment modifiée, pour faire appercevoir à
l' ame différens objets ou différentes parties du
me objet. Il en est à cet égard des fibres de
la vision comme des caracteres d' imprimerie, dont la
seule combinaison
p48
exprime une infinité de choses et de sens ; ou
pour employer une comparaison qui se rapproche
plus de notre sujet, il en est de ces fibres comme
des couleurs que le peintre a sur sa palette,
et dont il forme à volonté une plante, un animal,
un païsage ou toute autre représentation.
Chapitre 28.
continuation du même sujet.
plus j' yfléchis, et plus je me persuade que
pour atteindre à quelque chose de passablement
clair sur la maniere dont les idées sont
reproduites, il faut se rendre attentif à ce
qui se passe dans l' organe à la présence de
l' objet. Je ne parle encore que de la vision.
Des lames minces détachées de toute la surface des
objets ou comme s' exprimoit l' antiquité, les
especes des objets ne viennent point s' appliquer
sur le fond de l' oeil et ne donnent point naissance
aux perceptions visuelles. Le tems a détruit ces
chimeres assorties à l' enfance de la physique, et
leur a substitué des vérités que l' exrience
avoue. Un fluide plus subtil, plus élastique,
plus rapide que tout ce que nous connoissons
dans la nature, se fléchit sans cesse de
dessus les surfaces des corps et va peindre leur
image sur la rétine. La lumiere est ce fluide.
Les rayons lumineux qui partent de chaque point
de l' objet et qui tendent à s' écarter les uns des
autres à mesure qu' ils s' éloignent de ce point,
sont admis dans l' oeil par la prunelle. Ils en
traversent les différentes humeurs, qui les
plient à proportion qu' elles sont plus denses.
Ce pli tend à les rapprocher les uns des autres,
à les réunir en un seul point.
p49
C' est sur la rétine, comme sur une toile placée
derriere les humeurs, que se fait cette réunion.
Le point lumineux qu' elle produit est l' image
parfaite de celui dont les rayons émanent. Ces
rayons composent ainsi comme une double pyramide qui
va de l' objet à l' oeil. Les deux pyramides sont
opposées l' une à l' autre par leur base, et cette
base est dans la prunelle. La pyramide extérieure
a son sommet dans l' objet : la pyramide intérieure
a le sien sur la rétine. D' autres pyramides,
d' autres traits de lumiere réfléchis de même
par d' autres points de l' objet viennent à la fois
tomber sur la rétine et y tracer l' image de ces
points. De toutes ces images particulieres se
forme l' image totale de l' objet. La partie de la
rétine sur laquelle cette peinture repose est
dans une agitation continuelle. Chaque point
lumineux a son mouvement propre, qui transmis
jusqu' au siege de l' ame par les dernieres
ramifications du nerf optique, y fait naître une
perception. L' amas des perceptions partielles
compose la perception totale de l' objet : celle-ci
est la somme de celles-là.
La lumiere qui sefléchit de dessus un objet
peut être considérée comme un corps solide, comme
un faisceau de petits dards qui appuie par une de
ses extrémités sur l' objet et par l' autre sur la
rétine. L' ame touche, pour ainsi dire, l' objet de
l' oeil comme elle le toucheroit avec le doigt ou un
bâton, mais cette espece de toucher est infiniment
pluslicate que le toucher proprement dit.
Quand un objet réfléchit la lumiere de façon qu' elle
souffre une dégradation continuelle depuis le
milieu de l' objet jusqu' à ses bords, l' ame a la
perception d' un globe. Lorsque la lumiere se
fléchit par-tout également, l' ame a la perception
d' une surface plane. Mais comme la peinture d' un
globe produit sur l' oeil le même effet qu' un globe
réel, l' ame ne peut distinguer ici l' apparence
de la réalité que par le toucher ou
p50
par la connoissance qu' elle a des objets
environnans. Il est d' autres illusions dume
genre que l' ame reconnoît par de semblables
moyens.
Les rayons qui partent des deux extrémités d' un
objet et qui dirigent leur marche vers la prunelle
tendent à se rapprocher l' un de l' autre à mesure
qu' ils avancent. Ils s' unissent à leur entrée
dans l' oeil, et continuant leur route en ligne
droite vers la rétine ils se croisent et forment
deux angles oppos par la pointe. L' un de ces
angles embrasse dans son ouverture l' objet ; l' autre
son image. L' ouverture de ces angles détermine
donc la grandeur apparente de l' objet ou l' étendue
que cet objet occupe sur la rétine. Sont-ils fort
ouverts ? L' objet paroît fort grand : sont-ils fort
aigus ? L' objet paroît fort petit : sont-ils si
aigus que les deux rayons coïncident ? L' objet ne
paroît à l' ame que comme un point.
La perception de la distance naît de celle de la
grandeur ou plutôt cette perception n' est que
celle de la grandeur elle même. C' est par l' étendue
des corps interposés que se forme l' idée de la
distance qui est entre deux objets ou entre un
objet et l' oeil. L' ame juge encore de la distance
par la lumiere réfléchie : plus elle est foible,
plus l' objet paroît éloigné : augmente-t-elle de
force ? Il semble se rapprocher. L' éloignement
apparent d' une montagne diminue lorsque la neige
la couvre.
La situation d' un objet est un rapport aux objets
environnans.
Si ces objets sont immobiles ou considérés comme
tels, et que la position de l' objet dont il s' agit
varie à chaque instant à leur égard, cet objet
sera jugé en mouvement. La peinture qui s' en
formera sur latine s' appliquera successivement
sur différens points de cette membrane, tandis que
celles des
p51
autres objets continueront d' affecter les mêmes
points. Un objet, quoiqu' en repos, paroîtra en
mouvement si son image change de place sur le fond
de l' oeil ; soit que cela arrive par le transport
insensible du spectateur, soit que l' ame rapporte
à cet objet un mouvement qui appartient à des objets
placés derriere ou au-dessous. Le rivage fuit aux
yeux du navigateur. Le pont remonte la riviere
pour le voyageur qui fixe de l' oeil le rapide
courant.
Chapitre 29.
continuation du même sujet.
comment l' ame reproduit-elle les diverses idées dont
nous venons d' entrevoir la production ? Comment se
retrace-t-elle l' image d' un globe, sa forme, sa
couleur, sa grandeur, sa distance, sa situation,
son mouvement ?
La premiere production des idées est dûe au jeu
des organes : leur seconde production, leur
reproduction dépendroit-elle d' une cause
totalement différente ? Je ne le présume pas,
et le sentiment contraire me paroît plus
probable.
L' ame se retrace la forme d' un globe en mouvant les
fibres d' unme paquet de maniere que le
mouvement croisse par degré depuis le milieu du
paquet jusqu' à ses bords.
L' ame colore cette image par les vibrations qu' elle
excite dans les fibres appropriées à l' espece de
couleur que le globe a réfléchie.
p52
L' ame se représente la grandeur du globe en mettant
en mouvement une étendue de fibres égale à celle que
l' image tracée par ce globe occupoit sur la
rétine.
En veillant l' image des corps interposés et
environnans, l' ame reproduit les idées de
distance et de situation.
Elle reproduit la perception du mouvement en
imprimant à toutes les fibres placées sur la ligne que
l' image produite par le globe a parcourue, les
mouvemens particuliers d' sultent sa forme,
sa couleur et sa grandeur.
Au reste ; comme les qualités sensibles qui
caractérisent un objet s' offrent à nous en même-tems
et que ce n' est que par abstraction et pour en
faciliter l' examen que nous les parons
les unes des autres, l' ame reproduit aussi l' idée
de cet objet en entier, avec toutes ses
déterminations et dans leme instant indivisible.
Tous les mouvemens dont nous venons de parler
s' excitent donc à la fois.
Il en est de la reproduction des idées que nous
recevons par le sens du toucher, du goût, de
l' odorat et de l' ouïe comme de la reproduction
des idées que nous recevons par le sens de la vue.
C' est en imprimant à chaque organe des mouvemens
semblables à ceux que les objets y avoient
imprimés que l' ame se rappelle les perceptions et
les sensations attachées à l' action de ces objets.
C' est, par exemple, en excitant une légere
contraction dans les nerfs qui aboutissent aux
mammelons de la peau, que l' ame se rappelle la
fraîcheur qu' elle a goûté dans le bain. C' est
en produisant une impression analogue sur les
papilles de la langue, que l' ame fait renaître en
elle la délicieuse saveur d' un fruit. C' est en
touchant avec choix et mesure les
p53
fibres nerveuses de l' oreille, que l' ame croit
entendre encore les accens qui l' ont charmée.
Enfin, c' est par la mêmechanique que l' ame se
rappelle les mouvemens de pitié, de compassion, de
crainte, de terreur, etc. Qu' elle a éprouvés à la
présence de certains objets.
Quand un objet agit en même tems sur plusieurs sens,
l' ame est affectée à la fois de sensations de
différens genres. Si elle veut se rappeller une de
ces sensations, elle reproduira en même tems les
sensations concomitantes. Il en est de même
de la perception d' un objet par le seul sens de
la vue. Cette perception est toujours accompagnée
d' une multitude d' autres perceptions que l' ame
veille en même tems qu' elle reproduit la
perception principale.
Je tâche à me rappeller le goût d' un fruit :
aussi-tôt son odeur, sa forme, sa couleur, sa
grandeur se représentent à moi. Je pense à un
animal dont la forme m' a paru singuliere : au
me instant je me rappelle le lieu où je l' ai vu
et les circonstances particulieres où je me
rencontrois alors. Ces reproductions n' ont point de
fin, parce que toutes nos idées sont enchaîes les
unes aux autres.
p54
Chapitre 30.
flexion sur les conjectures précédentes.
telle est la maniere dont j' imagine que s' opere la
reproduction des ies. On m' objectera peut-être
l' impossibilité où nous sommes de comprendre que
l' ame exécute tant de mouvemens divers nécessaires
à cette reproduction ; qu' elle sache ne mouvoir
précisément que les fibres destinées à reproduire
une certaine couleur, modifier le mouvement de ces
fibres dans des proportions exactement relatives
aux dégradations de lumiere qu' exige la
représentation d' une certaine forme, etc. Mais
concevons-nous mieux comment l' ame meut son corps,
comment elle contracte tel ou tel muscle, comment
elle proportionne la contraction à la résistance,
etc. ? Voyez Mondonville exécuter un de ces airs
qui émeuvent toutes les passions : quelle célérité
dans les mouvemens de ses doigts ! Quel accord !
Quelle justesse ! Quelle cadence ! Quelle variété !
On diroit qu' une divinité préside à ces mouvemens :
l' ame les produit cependant ; et comment les
produit-elle ?
p55
Chapitre 31.
autre conjecture sur la reproduction des idées.
au lieu de supposer, comme j' ai fait, que l' ame
reproduit les mouvemens d' où naissent les idées,
ne soupçonneroit-on point plus volontiers,
qu' excités une fois par les objets, ils se
conservent dans le cerveau et que l' acte du
rappel ou de la reproduction des idées n' est
que l' attention que l' ame prête à ces mouvemens ?
L' économie animale nous offre plusieurs exemples de
mouvemens qui paroissent se conserver par les seules
forces de la méchanique : tel est le mouvement
de la circulation ; tels sont ceux de la nutrition
et de la respiration qui en dépendent. Les
mouvemens qui constituent en quelque sorte la vie
spirituelle, ne seroient-ils point aussi durables
que ceux qui constituent la vie corporelle ? Les
fibres du cerveau ne seroient-elles point des
ressorts si parfaits, des machines d' une
construction si admirable qu' elles ne laissent
perdre aucun des mouvemens qui leur ont été
imprimés ?
Il est vrai qu' on a de la peine à concevoir la
conservation du mouvement dans une partie aussi
molle que paroît l' être le cerveau. On ne conçoit
pas non plus facilement que le cerveau puisse
fournir à une aussi prodigieuse suite de mouvemens
que l' est celle qu' exige le nombre des idées. Mais
nous ne connoissons pas assez la nature du cerveau
et sa structure pour apprécier la force de ces
objections.
p56
Chapitre 32.
autre hypothese sur lachanique des idées.
des philosophes accoutumés à juger des choses par
ce qu' elles sont en elles-mes et non par leur
rapport avec les idées reçues, ne se révolteroient
pas s' ils entendoient avancer que l' ame n' est
que simple spectatrice des mouvemens de son corps ;
que celui-ci opere seul toute la suite des actions
qui compose une vie ; qu' il se meut par lui-même ;
que c' est lui seul qui reproduit les idées, qui les
compare, qui les arrange ; qui forme les raisonnemens,
imagine et exécute des plans de tout genre, etc.
Cette hypothese, hardie peut-être jusques à l' excès,
rite néanmoins quelque explication.
L' on ne sauroit nier que la puissance infinie ne
pût créer un automate qui imiteroit parfaitement
toutes les actions extérieures et intérieures de
l' homme.
J' entends ici par actions extérieures tous les
mouvemens qui se passent sous nos yeux : je nomme
actions intérieures tous les mouvemens qui dans
l' état naturel ne peuvent être apperçus, parce qu' ils
se font dans l' intérieur du corps. De ce nombre
sont les mouvemens de la digestion, de la circulation,
des sécrétions, etc. Je mets sur-tout dans ce rang
les mouvemens qui donnent naissance aux idées de
quelque nature qu' elles soient.
Dans l' automate dont nous parlons tout seroit
exactement déterminé. Tout s' exécuteroit par les
seules regles de la plus belle méchanique. Un état
succéderoit à un autre état, une
p57
opération conduiroit à une autre opération suivant
des loix invariables. Le mouvement deviendroit
tour à tour cause et effet, effet et cause.
La réaction répondroit à l' action, la reproduction
à la production.
Construit sur des rapports déterminés avec
l' activité des êtres qui composent notre monde,
l' automate en recevroit les impressions, et fidele
à s' y conformer il exécuteroit une suite
correspondante de mouvemens.
Indifférent pour quelque détermination que ce fût,
il céderoit également à toutes, si les premieres
impressions ne montoient, pour ainsi dire, la
machine et ne décidoient de ses opérations et de
sa marche.
La suite de mouvemens qu' exécuteroit cet automate le
distingueroit de toute autre formé sur le même
modele, mais qui n' ayant pas été placé dans de
semblables circonstances, n' auroit pas éprouvé les
mes impressions ou ne les auroit pas éprouvé
dans le même ordre.
Les sens de l' automate ébranlés à la présence des
objets communiqueroient leur ébranlement au
cerveau, principal mobile de la machine. Celui-ci
mettroit en action les muscles des mains et des
pieds en vertu de leur liaison secrete avec les
sens. Ces muscles alternativement contractés et
dilatés approcheroient ou éloigneroient l' automate
des objets dans le rapport qu' ils auroient avec la
conservation ou la destruction de la machine.
Les mouvemens de perception et de sensation que les
objets auroient imprimés au cerveau s' y
conserveroient par l' énergie de sa méchanique. Ils
deviendroient plus vifs suivant
p58
l' état actuel de l' automate, considéré en lui-même
et relativement aux objets.
Les mots n' étant que des mouvemens imprimés à
l' organe de l' ouïe ou à celui de la voix, la
diversité de ces mouvemens, leur combinaison,
l' ordre dans lequel ils se succéderoient
représenteroient les jugemens, les raisonnemens
et toutes les opérations de l' esprit.
Une correspondance étroite entre les organes des
sens, soit par l' abouchement de leurs ramifications
nerveuses, soit par des ressorts interposés, soit
par quelqu' autre moyen que nous n' imaginons pas,
établiroit une telle liaison dans leur jeu,
qu' à l' occasion des mouvemens imprimés à un de ces
organes d' autres mouvemens se réveilleroient ou
deviendroient plus vifs dans quelqu' un des autres
sens.
Donnez à l' automate une ame qui en contemple les
mouvemens, qui se les applique, qui croie en être
l' auteur, qui ait diverses volontés à l' occasion
de divers mouvemens ; vous ferez un homme dans
l' hypothese dont il s' agit.
Mais cet homme seroit-il libre ? Le sentiment de
notre liberté, ce sentiment si clair, si distinct,
si vif qui nous persuade que nous sommes auteurs
de nos actions peut-il se concilier avec cette
hypothese ? Si elle leve la difficulté qu' il y a
à concevoir l' action de l' ame sur le corps, d' un
autre té elle laisse subsister dans son entier
celle qu' on trouve à concevoir l' action du corps
sur l' ame.
p59
Chapitre 33.
de l' opinion philosophique qu' il n' y a point de
corps.
ce sont ces difficultés qui ont conduit un
théologien anglois aussi pieux que hardi à avancer
qu' il n' y a point de corps, et que l' opinion de leur
existence est la source la plus féconde et la plus
dangereuse de l' erreur et de l' impiété. Si son
livre ne persuade pas, il prouve du moins combien
nos connoissances les plus certaines peuvent être
obscurcies et à quel point l' esprit humain est
susceptible de doute et d' illusion. Voici le précis
des raisons de ce subtiltaphysicien.
Il est évident que les choses que nous appercevons ne
sont que nos propres idées. Il n' est pas moins
évident que ces idées ne peuvent exister que dans
un esprit. Il est encore très-clair que ces idées
ou ces choses que nous appercevons existent,
soit elles-mêmes, soit leurs archétypes indépendamment
de notre ame, puisque nous sentons que nous n' en
sommes point les auteurs. Nous ne pouvons déterminer
à notre volonté quelles idées particulieres nous
aurons en ouvrant les yeux ou les oreilles. Ces
idées existent donc dans un autre esprit qui nous
les présente par un acte de sa volonté. Nous disons
que les choses que nous appercevons imdiatement,
quelque nom qu' on leur donne, sont des idées ou des
sensations. Or, comment une idée ou une sensation
peuvent-elles exister ailleurs que dans un esprit
ou être produites par quelqu' autre cause que par un
esprit ? La chose est inconcevable, et affirmer
ce qui est inconcevable, est-ce philosopher ?
D' un autre côté on conçoit aisément que ces idées
ou sensations existent dans un esprit et sont
produites par un esprit ;
p60
puisque c' est là ce que nous expérimentons tous les
jours en nous-mêmes. Nous avons une infinité
d' idées, et nous en pouvons faire ntre une
variété prodigieuse dans notre imagination par un
seul acte de notre volonté. Il faut avouer cependant,
que ces créatures de l' imagination ne sont ni si
distinctes ni si fortes ni si vives ni si
permanentes que les idées que nous recevons par le
moyen des sens, et que nous nommons des choses
réelles.
De tout cela notre auteur conclut, 1 que l' existence
de la matiere est absurde et contradictoire ;
2 qu' il y a un esprit qui nous affecte à chaque
instant des impressions sensibles que nous
appercevons ; 3 que de la variété, de l' ordre et
de la maniere de ces impressions se déduisent la
sagesse, la puissance et la bonté de leur divin
auteur.
Suivant ce systême singulier, l' univers est donc
purement idéal. Les corps ne sont que de simples
modifications de notre ame. Ils n' ont pas plus de
réalité que n' en ont les couleurs et tout ce que
nous voyons en songe. Leur existence est d' être
apperçus. Les sens ne sont que certaines idées
auxquelles tient un nombre prodigieux de perceptions
et de sensations différentes, que nous représentons
par des termes. J' ouvre les yeux ; c' est-à-dire, je
suis affecté de l' idée que j' ouvre les yeux, et
aussi-tôt un grand nombre de perceptions s' offre
à moi. Je mange ; c' est-à-dire, je suis affecté de
l' idée que je prens de la nourriture, et en même
tems j' ai plusieurs sensations que j' exprime par le
terme de saveurs en lui joignant d' autres termes
qui désignent les qualités ou l' espece de ces
saveurs. Ces perceptions et ces sensations ne
dépendent du tout point de ma volonté. Il n' est
point en mon pouvoir de n' être pas affecté de
certaines perceptions ou de certaines sensations
quand je suis affecté de l' idée que j' ouvre les
yeux ou que je prens de la nourriture. Dieu excite
en moi ces perceptions et ces sensations suivant les
loix que sa sagesse s' est
p61
prescrites. Mais, je puis par un acte de ma
volonté et avec le secours de mon imagination
veiller en moi ces ies. Elles m' affectent
alors d' une maniere plus foible, et je ne puis les
retenir long-tems. à ce caractere et au sentiment
intérieur qui me persuade que je les ai excitées
je distingue ces productions de mon esprit des
perceptions et des sensations qui me viennent du
dehors ou que j' éprouve par le ministere des sens.
La nature des choses n' est donc que l' ordre qu' il
a plu à Dieu de mettre dans nos idées. Cet ordre
consiste dans la liaison, la succession,
l' harmonie et la variété des idées. L' expérience nous
instruit de cet ordre : elle nous apprend que
certaines idées sont toujours accompagnées ou
suivies de certaines idées ; que certaines
sensations engendrent ou peuvent engendrer certaines
sensations. C' est là-dessus que sont fondés tous
nos raisonnemens et toutes nos maximes de conduite.
Je vois du feu ; je sais que cette idée peut faire
naître en moi la sensation que je nomme chaleur,
et que cette sensation peut y exciter celle que
je nomme brûlure ; je me conduis en conséquence.
Je suis affecté de l' idée d' une production de la
nature que je n' ai jamais vue : cette idée excite
en moi celle de quelque chose de curieux, d' intéressant,
de singulier : je me rends donc attentif à cette
idée ; je la considere avec tout le soin et toute la
patience dont je suis capable : par cet acte de ma
volonté je vois naître dans mon esprit différentes
perceptions qui en produisent elles-mêmes plusieurs
autres. J' acquiers ainsi une idée plus complete
de cette production ; et cet exercice de mon
esprit étant accompagné du plaisir secret qui est
inséparable de la recherche et de l' acquisition
du vrai, je desire d' être affecté souvent de
semblables perceptions et ce desir me rend
observateur, etc. Le développement des plantes et
des animaux, les mouvemens des corpslestes,
etc, ne sont encore que la gradation ou la
succession que Dieu a jugé à propos de mettre dans
cette partie de nos idées. Il n' a pas voulu qu' à la
perception d' une plante naissante succédât
brusquement la perception de cette même plante en
p62
fleur : il a voulu que nous eussions une suite de
perceptions qui nous la représentassent sous
différens degrés de grandeur et de consistance.
Dieu n' a pas voulu qu' à la perception du soleil
placé dans l' équateur succédât immédiatement la
perception de cet astre placé dans le tropique du
cancer : il a voulu que nous eussions une suite de
perceptions du soleil qui nous le montrassent placé
successivement dans tous les points de l' éclyptique
compris entre ces deux cercles, etc, etc. Ainsi,
l' étude de la nature n' est, à parler
taphysiquement, que l' attention que nous
apportons à considérer la liaison, l' harmonie et
la variété des idées que Dieu excite en nous.
Les traités de physique et d' histoire naturelle
sont autant de grammaires ou de dictionnaires de ces
idées. Le systême dont nous parlons est la clef
de ces livres. Tout se duit ici au plus simple.
Dieu et les esprits, des perceptions et des
sensations. Et qu' on n' objecte point que Dieu nous
trompe en nous persuadant l' existence de choses qui
ne sont point : Dieu nous trompe-t-il dans nos
songes, dans les jugemens que nous portons sur les
couleurs, les grandeurs, les distances, etc. ?
Telle est la nature des choses, telle est notre
condition actuelle que nous voyons hors de nous
ce qui est en nous, de l' étendue et de la solidité
il n' y a que des perceptions et des sensations.
L' univers en est-il pour cela moins beau, moins
harmonique, moins varié, moins propre à faire le
bonheur des créatures ? Un architecte qui traceroit
le plan d' un bâtiment superbe, et qui indiqueroit
en même tems les moyens de l' ecuter, en
paroîtroit-il moins habile dans son art parce qu' il
ne réaliseroit point ce plan ? Le supreme
architecte a tracé autant d' univers qu' il a créé
d' esprits. Quel univers que celui que sa main
divine traça dans l' esprit du chérubin ! Quelle
intelligence que celle qui embrasse à la fois tous
ces univers ! Au reste, si la révélation affirme
l' existence des corps, c' est de la me maniere
qu' elle affirme l' immobilité de la terre et
p63
le mouvement du soleil. Le but de la révélation est
de nous rendre vertueux et non de subtils
taphysiciens.
Le systême que je viens d' exposer n' a assûrément
rien d' absurde ; mais il faut une tête métaphysique
pour le bien saisir. Il est certain que nous
n' avons aucunemonstration de l' existence des
corps. L' auteur célebre des causes occasionelles
l' avoit déja prouvé, et les raisons qu' allegue
le théologien anglois ne font que mettre cette
proposition dans un plus grand jour. Mais afin
d' être convaincus de cette existence, avons-nous
besoin qu' on nous la démontre rigoureusement ? Les
sens ne nous parlent-ils pas un langage assez
clair, assez éloquent, assez énergique pour mettre
cette vérité hors de doute et pour dissiper
les nuages qu' une métaphysique trop subtile
cherche à y répandre ? Certainement les hommes se
persuaderont toujours l' existence des corps ; et
si c' est une erreur que de la croire, jamais erreur
ne fut plus difficile à reconnoître, jamais le
faux ne ressembla plus au vrai.
Mais attaquons plus philosophiquement le systême de
notre auteur ; n' y a-t-il point de sophisme dans ce
raisonnement ? Il est évident que les choses que
j' apperçois ne sont que mes propres ies et que
ces idées ne peuvent exister ailleurs que dans un
esprit : donc elles ne peuvent être produites que
par un esprit ; donc la matiere n' existe point et
ne peut exister. L' auteur ne confond-il pas ici
ce que l' école distinguoit sagement par les termes
un peu barbares de formel et de virtuel ?
Il est très-évident que les idées que nous avons du
corps ne peuvent exister ailleurs que dans un
esprit ; mais s' ensuit-il de là nécessairement que
ces idées ne puissent être produites que par un
esprit ? Nous ne savons point, il est vrai, comment
le mouvement d' une fibre excite une idée dans notre
ame : mais nous démontre-t-on rigoureusement
l' impossibilité de la chose ? Nous prouve-t-on que
Dieu n' a pu créer que des esprits ? Assurément
p64
c' est aller trop loin que d' oser réduire la
création aux seules substances spirituelles.
Il y a plus ; notre auteur admet l' existence des
autres hommes et le commerce que nous avons avec
eux : cependant, aux termes de son systême, je ne
suis assuré que de ma propre existence et de celle
de Dieu ; je pense, donc je suis. Je suis, donc
il est une cause éternelle de mon existence. Voilà
toute la suite des conséquences nécessaires qu' il
m' est permis de tirer. Je ne puis conclurre de mon
existence à celle des autres hommes, parce que tout
ce que j' éprouve, et que je pourrois leur
attribuer comme à la cause qui le produit, peut
dépendre uniquement de l' action de Dieu sur moi.
La supposition de l' existence des autres esprits
est donc purement gratuite. Et comment
converserions-nous avec des esprits qui sont nos
semblables ?
Chapitre 34.
flexions sur la diversité des opinions des
philosophes touchant la nature de notre être.
remarquons ici en passant la variété et la
singularité des opinions des philosophes sur la
nature de notre être. Je ne parle point de
l' antiquité qui croyoit l' ame humaine un composé
d' atomes, un feu, un air subtil, une émanation ou un
souffle de la divinité. On ne s' imagine plus qu' en
subtilisant la matiere on la spiritualise. On ne
sait plus ce que c' est qu' une émanation ou un
souffle de la divinité. Je ne veux donc parler
que des philosophes modernes. Les uns, fondés sur ce
que nous ne connoissons pas la nature intime des
substances,
p65
ont cru que la matiere pouvoit penser, et ont tout
matérialisé. D' autres, confondant la pensée avec
l' occasion de la pensée, ont nié que la matiere
existât, et ont tout spiritualisé. D' autres,
évitant sagement ces deux extrêmes, ont admis
l' existence de la matiere et celle des esprits.
Ils ont uni des substances matérielles à des
substances spirituelles : ils en ont formé des êtres
mixtes , au rang desquels ils nous ont placés.
à la vérité, ils ne se sont pas accordés sur la
maniere de cette union : mais si les hypotheses qu' ils
ont imaginées sur ce sujet ténébreux ne sont
au fond que des rêves philosophiques, il faut
convenir qu' ils ont rêvé d' une maniere digne de
leur siecle.
Chapitre 35.
de la simplicité ou de l' immatérialité de l' ame.
nous pensons, nous voulons, nous agissons.
Nous avons des idées ou des représentations des
choses. Nous comparons ces idées entr' elles : nous
jugeons de leur convenance ou de leur opposition.
Nous posons des principes ; nous en tirons des
conséquences. Ces conséquences nous conduisent à
d' autres conséquences. Sur celles-ci nous
établissons de nouveaux principes. Nous combinons
nos idées de mille manieres différentes : nous en
composons des tableaux de tout genre.
S' éloignent-elles ? Nous les retenons : ont-elles
disparu ? Nous les rappellons. Nous enchaînons le
passé avec le présent ; nous portons nos regards
dans l' avenir. Nous parcourons la terre ; nous nous
élançons dans les cieux ; nous volons de planetes
en planetes avec la rapidité de l' éclair.
p66
Le plaisir, la convenance ou la cessité nous font
desirer la possession de certains objets. Des
sentimens contraires nous éloignent d' autres objets.
Sollicités à embrasser les uns, persuadés de fuir
ou de négliger les autres, nous nous déterminons en
conséquence : nous commandons à nos membres ; ils
exécutent. Enfin, nous sommes consciens de toutes ces
choses : nous sentons que c' est en nous, dans notre
moi qu' elles se passent.
Si ces facultés admirables que nous découvrons
au-dedans de nous faisoient partie de l' essence
corporelle ; si elles dérivoient immédiatement de
cette essence, nous les observerions dans tous les
corps, comme nous y observons l' étendue, la
solidité, la divisibilité, etc.
Puis donc que ces facultés n' existent que dans
certains corps, elles ne sont point des attributs
du corps, mais de simples modes.
Or, le mode a un rapport fondamental avec l' essence ;
il découle nécessairement de quelque attribut
essentiel. Nous ne voyons dans le corps aucune
modification qui ne tienne à quelqu' un des
attributs que nous lui connoissons. Nous pouvons
déterminer, en quelque sorte, l' origine ou la
génération de chaque mode.
Si donc la pensée, la volonté, la liberté sont des
modifications du corps, ce sont des modifications
absolument indépendantes des attributs par lesquels
il nous est connu. Il y a plus ; ce sont des
modifications que nous ne pouvons concilier avec
ces attributs. Ceci mérite toute notre attention.
Lorsque nous jettons les yeux sur un païsage nous
voyons à la fois et sans confusion un grand
nombre d' objets. Nous
p67
voyons ces objets, non seulement comme composant un
tout, un même tableau, mais encore comme séparés
et distincts les uns des autres. Nous découvrons
dans la même perspective différens points, dans ces
points différens objets, dans ces objets
différentes parties.
Si ce qui est en nous qui apperçoit a de l' étendue,
il faut nécessairement concevoir dans cette
étendue, autant de points affectés qu' il y a
d' objets apperçus dans le païsage. Représentez-vous
l' image qui s' en peint sur la rétine : chaque
point de cette image est une perception. Mais ces
perceptions existent toutes à part : elles ne sont
que différentes parties d' une même étendue.
Comment donc arrive-t-il que nous voyons à la fois,
en même tems, d' un seul coup-d' oeil tous les objets
que ces perceptions représentent ? Elles se
unissent en un point : mais si elles se réunissent
en un point, elles s' y confondent, et si elles s' y
confondent, comment voyons-nous les objets séparés
les uns des autres ?
Ce n' est pas tout : comment s' opere la
conscience de ces perceptions ? Où réside le
moi qui apperçoit, qui sent ? Dans
un autre point de l' étendue pensante : mais
comment ce point peut-il être lié avec ceux qui
forment les perceptions et en être pourtant
distinct ? Je ne dis pas assez ; comment ce point
peut-il répondre en même tems et à chaque
perception particuliere et au total de ces
perceptions, sans pourtant se confondre avec elles
ni de l' une ni de l' autre maniere ?
Une autre difficulté se présente : l' étendue
pensante qui n' est affectée que d' une seule idée
l' est en entier ou en partie : si elle l' est en
entier, comment de nouvelles idées viennent-elles
se loger avec la premiere ? Celle-ci se
resserre-t-elle ? Ou l' étendue pensante
augmente-t-elle ? Mais qui pourra digérer l' une
ou l' autre de ces suppositions ? Qui pourra
concevoir une idée qui se réduit à la moitié, au
quart de son étendue ? Qui pourra
p68
admettre une substance pensante qui se contracte
et se dilate ? Si, au contraire, la perception
n' affecte le sujet pensant que dans une partie de
son étendue, ce sujet est à la fois pensant
et non pensant.
Les difficultés, je pourrois dire les contradictions,
se multiplient ici à chaque pas. Les objets
extérieurs ne peuvent agir sur le corps pensant
que par l' impulsion ; à moins qu' on ne veuille
renouveller les qualites occultes des anciens et
préférer les notions les plus chiriques, aux
notions les plus certaines. Les perceptions ne sont
donc que les mouvemens qui s' excitent dans la
substance pensante. Nous devons donc raisonner sur
les perceptions comme nous raisonnons sur tous les
corps en mouvement. Il faudra dire qu' une pensée
a tant de degrés de vîtesse, tant de degrés de
masse, telle ou telle direction.
L' extreme dissonnance de ces expressions n' est
cependant pas ce qui fait ici la principale
difficulté. Lorsque nous avons à la fois plusieurs
perceptions, il s' excite dans la partie de
notre cerveau qui est le siege de la pensée divers
mouvemens qui sont ces perceptions. Pour avoir le
sentiment de ces perceptions, et comme distinctes
les unes des autres, et comme formant un tout,
il estcessaire que ces mouvemens aillent
se communiquer à un point commun de la substance
pensante. Ce point se trouvera ainsi dans le cas
d' un corps qui est pressé par plusieurs forces
agissantes en sens différens : il se prêtera à
l' impression de toutes ces forces à proportion du
degré d' intensité. Son mouvement deviendra un
mouvement composé ; il sera le produit de toutes
ces forces et ne sera aucune de ces forces en
particulier. Comment donc un tel mouvement pourra-t-il
représenter les perceptions comme distinctes les
unes des autres ?
La difficulté paroîtra encore plus forte si l' on
fait attention
p69
au nombre prodigieux de perceptions différentes que
nous avons en même tems par le seul sens de la vue.
Et que seroit-ce si l' on admettoit que nous
pouvons voir, toucher, ouir, sentir, goûter dans le
me instant indivisible !
Resserrons ces divers raisonnemens. Si la faculté de
penser réside dans une certaine partie de notre
cerveau, il y a en nous autant de moi qu' il y a
de points dans cette partie qui peuvent devenir
le siege d' une perception. La perception est
inséparable du sentiment de la perception : une
perception qui n' est point apperçue n' est point une
perception. Le sentiment d' une perception n' est que
l' être pensant existant d' une certaine maniere.
Il y a donc en nous autant d' êtres pensans
qu' il y a de points qui apperçoivent.
Mais nous n' appercevons pas seulement ; nous
voulons, et le vouloir est un mouvement qui
s' excite dans un autre point de l' étendue pensante.
Le moi qui veut n' est donc pas le moi qui
apperçoit.
En vain pour satisfaire à ce que nous sentons
intérieurement, entreprendrons-nous de réunir les
perceptions et les volitions en un point : ce point
est un composé de parties, et ces parties sont
essentiellement distinctes les unes des autres.
La force d' inertie n' est pas moins opposée à la
liberté que l' étendue et le mouvement le sont à
l' entendement et à la volonté.
Le corps est de sa nature indifférent au
mouvement et au repos : il fait également effort
pour conserver l' un ou l' autre de ces deux états :
il tend également à retenir quelque degré de
mouvement que ce soit ou quelque direction que ce
soit :
p70
s' il change d' état, ce changement est l' effet
d' une force extérieure qui agit sur lui.
Le principe de nos déterminations paroît être d' une
toute autre nature. Nous sentons en nous une force
toujours agissante, qui s' exerce par elle-même,
et dont les effets se diversifient presque à
l' infini.
Nous sentons que nous pouvons commencer une action,
la continuer, la suspendre et la reprendre par
intervalles, et déterminer à notre gré la durée de
ces intervalles. Nous sentons que nous pouvons
rappeller une certaine idée, la considérer avec
plus ou moins d' attention ou pendant un tems
plus ou moins long, la comparer à une autre idée,
prononcer ou suspendre notre jugement sur leur
convenance ou leur opposition. Nous sentons que
nous pouvons passer subitement d' une perception
à une autre perception, d' une étude à une autre
étude, d' un exercice à un autre exercice sans qu' il
y ait entre ces choses aucun rapport qui les lie.
En un mot, nous sentons que nous ne sommes point
nécessités à embrasser une certaine détermination,
plutôt que toute autre, à marcher plus ou moins
vîte ou à nous arrêter, à suivre une route et non
pas une autre.
p71
Chapitre 36.
continuation du même sujet.
réponse à quelques objections.
mais, dira-t-on, il est dans la matiere des forces
dont nous ne connoissons ni la nature ni l' origine.
Nous ignorons absolument comment la force d' inertie,
le mouvement, la pesanteur conviennent au corps.
Nous ne savons point, et nous ne le saurons, sans
doute, que dans une autre vie, comment le
mouvement se communique et se conserve, et
s' il est un être physique ou un être métaphysique.
N' en seroit-il donc point de même de la force de
penser et de celle d' agir : ces forces ne
seroient-elles point dans la matiere sans que nous
sussions comment elles y sont ?
Il est vrai que nous sommes dans la plus profonde
ignorance sur la nature du mouvement et sur celle
des autres forces qui existent dans la matiere.
Il est vrai que nous ne savons point comment la
force d' inertie s' unit à l' étendue et à la solidité
pour former l' essence du corps ; tout comme nous
ignorons la maniere dont l' étendue et la solidité
s' unissent ensemble.
Il est vrai encore que le mouvement pourroit n' être
point un être physique. Mais, quoiqu' il faille
convenir de tout cela, il ne s' ensuit point du
tout qu' il en soit de la force de penser et de
celle d' agir comme il en est des forces dont nous
venons de parler. Ces forces ont des rapports
certains et constans avec les qualités de la
matiere. La force d' inertie est toujours
proportionnelle à la quantité des parties : elle ne
peut diminuer ni augmenter dans le même sujet :
elle agit en
p72
tout sens et en tout lieu. La pesanteur suit aussi
la raison des masses ; elle suit encore celle des
distances ; mais elle n' agit point horisontalement.
Le mouvement se mesure et se compare : nous prédisons
à coup sûr ce qui doit arriver dans le choc de deux
corps, soit de même nature soit de nature
différente : nous déterminons de même la direction
que prendra un corps pouspar différentes forces,
etc. La pensée et la liberté ne nous offrent rien
de semblable. Non seulement nous ne voyons pas la
moindre relation entre ces facultés et les
propriétés du corps, mais tout ce que nous pouvons
affirmer de celles-ci nous pouvons le nier de
celles-là.
On insiste, et on objecte en second lieu, que nous ne
connoissons que l' essence nominale du corps ;
d' où l' on infere qu' il peut y avoir dans l' essence
elle un principe, à nous inconnu, de la
pensée et de la liberté.
Réponse : les attributs qui constituent l' essence
nominale du corps ont leur fondement dans l' essence
réelle. Ils sont les rapports nécessaires sous
lesquels le corps se montre à nous. D' autres
intelligences le voient sous d' autres rapports ; et
tous ces rapports sontels. Mais, quel que soit
leur fondement, quels que soient le nombre et la
nature des attributs du corps qui nous sont
inconnus, il demeure toujours incontestable que
ces attributs ne peuvent être le moins du monde
opposés à ceux que nous connoissons. La pensée et
la liberté ne découlent donc pas des attributs du
corps qui nous sont inconnus.
On fait un dernier effort, et on objecte en
troisieme lieu, que c' est borner la puissance
divine que d' oser soutenir qu' elle ne peut pas
donner au corps la faculté de penser.
Réponse : on ne borne point la puissance divine en
p73
avançant qu' elle ne peut changer la nature des
choses. Si l' essence du corps est telle qu' elle
soit incompatible avec la pensée, Dieu ne sauroit
lui accorder cette faculté sans détruire son
essence.
C' est ainsi que nous sommes conduits à chercher hors
du corps le principe de nos facultés. Ce principe
actif, simple, un, immatériel est l' ame humaine
unie à un corps organisé.
L' essence réelle de l' ame nous est aussi inconnue
que celle du corps. Nous ne connoissons l' ame que
par ses facultés, comme nous ne connoissons le
corps que par ses attributs. Ce que l' étendue, la
solidité et la force d' inertie sont au corps,
l' entendement, la volonté et la liberté le sont à
l' ame. Autrefois on cherchoit ce que les choses
sont en elles-mêmes, et on disoit orgueilleusement
de savantes sottises. Aujourd' hui on cherche ce que
les choses sont par rapport à nous, et on dit
modestement de grandes vérités.
Nous sommes donc formés de deux substances qui, sans
avoir entr' elles rien de commun, agissent pourtant
ou paroissent agir réciproquement l' une sur l' autre ;
et ce composé est un des plus surprenans et des
plus impénétrables de la création.
p74
Chapitre 37.
de la question si l' ame est purement passive
lorsqu' elle apperçoit ou qu' elle sent.
cette question me paroît se duire à celles-ci :
conçoit-on de l' action où il n' y a point du tout
de réaction ? Quelle idée peut-on se faire de
l' impression d' un être actif sur un être
absolument passif ? Mais l' ame ne réagit pas sur
le corps comme un corps réagit sur un autre corps.
à l' occasion des mouvemens du cerveau l' activité
de l' ame se déploie d' une certaine maniere, et
l' effet qui en sulte nécessairement est la
formation de l' idée ou de la sensation. Comment
s' opere cette formation ? Arrêtons-nous ici, une
épaisse nuit nous enveloppe : nous touchons à
l' abîme de l' union.
Chapitre 38.
examen de la question si l' ame a plusieurs idées
présentes à la fois ou dans le même instant
indivisible.
j' ai supposé que l' ame a plusieurs idées présentes à
la fois ; qu' elle excite dans le même instant
indivisible plusieurs mouvemens différens. Cette
supposition ne répugne-t-elle point à la simplicité
de l' ame et à la maniere dont elle acquiert des
idées et dont elle les met au jour ? En effet, une
idée est une modification de l' ame et cette
modification n' est que l' ame elle-même existant
dans un certain état. Conçoit-on que l' ame
puisse subir à la fois plusieurs modifications
différentes ; éprouver
p75
dans le même instant plusieurs sentimens contraires ?
Les moyens par lesquels l' ame acquiert des idées
et ceux par lesquels elle les manifeste prouvent,
non la simultanéité des idées, mais leur succession.
Ces moyens sont des mots, des images, des
mouvemens qui ne sauroient être prononcés ou
excités à la fois, mais qui ne peuvent se succéder
dans l' ame avec une rapidité équivalente à la
simultanéité. D' ailleurs, l' ame a le sentiment
de toutes ses modifications ; elle reconnoît que
l' une n' est pas l' autre. Les jugemens qu' elle
porte sur ses idées ou sur les diverses sensations
qu' elle éprouve se duiroient-ils donc au simple
sentiment du passage d' une modification à une autre
modification ? Ainsi quand l' ame passe de la
modification représentée par le terme de meurtre
à la modification représentée par le terme de
crime , elle sent qu' elle n' a presque pas chan
d' état, d' elle infere le rapport des deux
modifications, ce qui forme un jugement affirmatif.
Le contraire a lieu dans les jugemens négatifs.
Et comme il n' est point de modification qui
ne tienne à d' autres modifications par des rapports
naturels, la modification actuelle réveille à
l' instant toutes celles avec lesquelles elle est
enchaînée : la modification de meurtre réveille
la modification de crime ; la modification de
crime excite celle de juste défense , etc.
Je ne fais ici qu' indiquer les principes généraux
d' une hypothese ingénieuse. Analysons cette
hypothese, et tâchons de démontrer que l' ame a
nécessairement plusieurs idées présentes à la
fois.
La décision de cette question, l' ame n' a-t-elle
qu' une seule idée psente à la fois ou en
peut-elle avoir plusieurs ? Me semble dépendre
du sens qu' on attache à ces deux mots une et
présente .
Nos idées étant ou simples ou composées, à parler
exactement,
p76
il n' y a que les premieres qui soient unes. Toute
idée composée est l' assemblage de plusieurs autres.
Ainsi, quand on a une idée composée, on a plusieurs
idées à la fois. Quand je vois une boule d' or ou
quand je pense à cette boule, j' ai en même tems
l' idée de sa rondeur et celle de sa couleur.
Ces idées ne sont pas successives dans l' ame. Je ne
pense pas d' abord à la rondeur, puis à la couleur :
car je ne saurois penser à une boule que mon
imagination ne lui prête quelque couleur. L' idée
de la rondeur sans couleur est une idée abstraite
qu' on n' acquiert que par quelque effort d' esprit,
et que peut-être le commun des hommes ne se forme
jamais par cette abstraction que les philosophes
supposent.
Une idée composée renferme plusieurs jugemens.
Quand je pense à la terre, je me figure un grand
globe composé de terres et de mers, couvert
d' habitans, etc. Et j' ai par làme une image
de toutes ces propositions, la terre est ronde, la
terre est habitée, la terre est composée de mers,
d' isles et de continens, etc. C' est ce que les
scholastiques appelloient thema complexum
propositionis . En ce sens, tout ce qui
occupe à chaque instant un esprit n' est qu' une idée,
mais fort composée ou, si l' on veut, une grande
multitude d' idées.
On ne sauroit expliquer les jugemens par le
sentiment du passage d' une modification à une
autre : 1 parce que le jugement affirmatif n' est
pas toujours la perception de l' identité de deux
idées ; le nombre des propositions identiques étant
fort petit ; mais la perception que toutes les idées
partielles de l' attribut sont comprises dans l' idée
du sujet : 2 parce que le jugement négatif n' est pas
non plus la perception que deux idées n' ont rien
de commun, mais la connoissance qu' il y a dans
l' attribut quelque ie qui n' est pas comprise dans
p77
celle du sujet : 3 parce que pour s' appercevoir
qu' on passe d' une idée à une autre, il faut, quand
on a la suivante, conserver quelque sentiment de la
précédente. Sans cela, on ne sauroit dire si on a
changé d' idée ou si on a conservé la premiere.
Pour m' appercevoir qu' on ne me tient plus la
main, il faut me rappeller et me représenter qu' on
me la tenoit un moment auparavant : autrement je
pourrois bien m' appercevoir qu' on ne me tient
pas la main, mais non qu' on ne me la
tient plus .
Ainsi, pour savoir si en pensant à meurtre je
suis modifié de lame maniere qu' en pensant à
crime , il faut que j' aie eu deux modifications
ensemble : car comment savoir qu' elles sont les
mes ou différentes, si lorsque j' ai l' une je n' ai
pas l' autre ? Non plus que je ne pourrois dire qu' un
portrait ressemble à son original, si on suppose
qu' en voyant le portrait il ne me reste plus d' idée
de l' original et qu' en jettant les yeux sur
l' original je perds totalement l' idée du portrait.
Si l' on réfléchit sur la moire, on se persuadera
facilement que toute idée qui est une fois entrée
dans le cerveau, s' y conserve toujours, quoiqu' avec
plus ou moins de distinction ; en sorte que le
cerveau ou, si l' on veut, l' esprit d' un homme d' un
certain âge et d' une certaine éducation est
l' assemblage ou le réservoir d' un nombre prodigieux
d' idées, qu' on pourroit nommer une idée
prodigieusement complexe.
En effet, si l' idée du roi de France étoit
absolument hors de mon esprit lorsque je crois n' y
point penser, elle me seroit aussi étrangere que
celle du roi de Siam. Ainsi, quand je viendrois à
voir ces deux princes, je serois affecté de l' idée
de l' un, comme de l' idée de l' autre : au lieu qu' il
est sûr que je reconnoîtrois fort bien l' idée du
roi de France pour une idée
p78
que j' ai eue et celle du roi de Siam pour une idée
que je n' ai jamais eue.
Lors donc que je dis que je ne pense pas au roi de
France ou que son idée ne m' est pas présente à
l' esprit, cela veut dire seulement que j' y pense
si foiblement que je n' en ai pas ce sentiment
distinct qu' on appelle conscience ; que cette
idée est, dans ce moment-là, offusquée, pour ainsi
dire, par d' autres idées plus vives, plus fortes,
de sorte que je ne l' apperçois pas assez pour me
dire à moi-même, dans ce moment, je pense au
roi de France.
Cette faculté de rendre une idée que nous avons,
assez vive pour qu' elle se distingue des autres
que nous avons aussi, se nomme l' attention .
Et l' usage fondé sur ce que nous ne pensons guere
qu' à ce qui nous frappe vivement, veut qu' on
dise qu' une idée n' est présente à l' esprit, que
quand on lui donne attention.
L' attention est plus ou moins forte ; elle a ses
degrés, qui sont infinis. Si donc on demandoit à
combien d' idées nous pouvons faire attention à la
fois ? Cette question ne sauroit avoir de réponse :
1 parce qu' elle n' exprime pas le degré d' attention
dont on veut parler : 2 parce qu' il y a des esprits
capables d' une plus grande attention les uns que les
autres.
Prenons un exemple du sens de la vue : je jette les
yeux sur un païsage, et si je les tiens fixés sur
un point ou sur un objet, il est vu plus
distinctement que les autres : ceux qui en sont
à une petite distance se voient encore avec assez de
distinction, mais elle diminue pour les objets qui
s' éloignent du centre du tableau, et n' est plus que
confusion pour ceux
p79
dont la distance est de 45 degrés : les opticiens,
fondés sur l' expérience, disent que l' étendue d' un
coup d' oeil est bore à l' angle droit. J' ai donc
à la fois l' idée de quantité d' objets, mais avec
une dégradation de clarté ou de netteté plus aisée
à concevoir qu' à exprimer.
Il en est de même de la vue de l' esprit. Une
démonstration contient une suite de propositions
qu' on doit avoir présentes à l' esprit toutes à la
fois, mais non pas avec une égale distinction.
L' ame parcourt cette suite, comme l' oeil parcourt le
païsage, fixant sa plus grande attention
successivement aux différentes parties de la
démonstration, et ainsi elle s' assure par degrés
de la certitude de chaque conséquence. Mais dans le
moment qu' elle s' occupe le plus d' une d' entr' elles,
elle doit avoir un sentiment, moins distinct à la
rité, de toutes les précédentes. Cela se
remarque sur-tout lorsqu' on trouve par soi-même
la démonstration ; sans cela on n' y viendroit que par
hazard ou après un nombre infini de tentatives
inutiles. Quiconque se rendra attentif à ce qui se
passe au dedans de lui, lorsqu' il cherche une
démonstration, verra qu' il ne perd jamais
entiérement de vue la conséquence finale à laquelle
il veut arriver et qu' il l' a toujours eue présente
à l' esprit dès les premiers pas qu' il a faits.
J' ai souvent cherché à connoître combien d' idées je
puis avoir à la fois avec assez de distinction pour
pouvoir l' appeller conscience ou apperception .
Je trouve à cet égard assez de variété, mais en
général ce nombre ne passe pas cinq ou six. Je
tâche, par exemple, à me repsenter une figure de
cinq ou six tés ou simplement cinq ou six points :
je vois que j' en imagine distinctement cinq : j' ai
peine à aller à six. Il est pourtant vrai qu' une
positionguliere de ces lignes ou de ces points
soulage beaucoup l' imagination et l' aide à aller
plus loin.
p80
L' ame a si essentiellement plusieurs ies présentes
à la fois, que c' est du sentiment des rapports de
son état psent avec ses états antécédens que découle
la personnalité.
Au reste ; loin que la multitude d' idées que l' ame
peut avoir à la fois forme une difficulté contre
sa simplicité, elle la prouve, au contraire, avec
bien de la force, comme je l' ai fait voir dans les
chapitres 35 et 36. Leibnitz dit que la
perception est la représentation de la multitude
dans l' unité, définition plus vraie que claire.
Je ne voudrois pas dire que l' ame est modifiée de
plusieurs manieres différentes à la fois, mais que
sa modification est complexe et renferme plusieurs
déterminations à la fois, à peu près comme le feu
est en même tems chaud et lumineux, comme un
mouvement est ensemble uniforme, vîte, horizontal,
d' orient en occident, comme un son est tout à la fois
grave, fort, doux et plein.
Chapitre 39.
des mouvemens qui paroissent purement machinaux et
qui dépendent néanmoins du bon plaisir de l' ame.
les mouvemens qui paroissent purement machinaux le
sont-ils en effet ? Si nous consultons là dessus
l' expérience elle nous offrira une foule de faits
qui sembleront décider affirmativement cette
question. Combien d' actions que nous faisons, pour
ainsi dire, machinalement, sans la moindre apparence
d' attention, de réflexion ! Notre condition présente
est même telle que le nombre de ces actions
machinales surpasse celui des actions
p81
fléchies. Nous marchons, nous mangeons, nous
écrivons, nous jouons sans penser aux mouvemens
des jambes, des choires, des mains, des doigts.
Ce mouvement si naturel, mais si admirable, par
lequel nous écartons le bras droit quand le corps
panche duté gauche, ne le faisons-nous pas sans
nous en appercevoir ? N' en est-il pas de me du
mouvement par lequel nous fermons l' oeil à
l' approche imprévue d' un objet ? Combien de
mouvemens très-compassés, très-ordonnés, très-variés
tout ensemble un musicien, un danseur, un
voltigeur, n' exécutent-ils pas sans réflexion ? Que
n' aurions nous point à dire de tant de distractions
qui surprennent ? Combien de ménalques qu' on diroit
n' être que des automates spirituels ! Que ne nous
fourniroient point les somnambules, plus
automates encore ? Que ne puiserions-nous point
dans les songes ? Nous lions en dormant de longues
conversations : nous adressons des questions ; on
nous répond ; et nous ne nous appercevons point que
c' est nous qui dictons les réponses. Que dis-je !
Nous parlons, nous raisonnons, nous méditons dans la
veille sans réfléchir le moins du monde à tout
cela. Bien plus encore ; il est des mouvemens que
nous sommes tellement appellés à faire machinalement,
que si nous nous avisons de vouloir y apporter
quelqu' attention, nous les exécutons mal, et même
nous ne les exécutons point du tout. Si on cherche
sur le violon un air qu' on a su, mais qu' on a
oublié en grande partie, on le trouvera plus
promptement en laissant aller sansflexion les
doigts sur l' instrument qu' en y donnant beaucoup
d' attention.
Cependant, il est certain que toutes les actions que
nous venons d' indiquer sont volontaires dans leur
origine. Toutes reconnoissent l' ame pour principe.
C' est elle qui, selon qu' elle est déterminée par le
plaisir, le besoin, la convenance ou par quelqu' autre
motif distinct ou confus, imprime au corps
différens mouvemens appropriés à chaque circonstance.
Nous ne
p82
marchons, nous ne mangeons, nous ne jouons qu' en
vertu de la volonté que nous avons de faire ces
choses. Les organes qui les exécutent ne continuent
à se mouvoir qu' autant de tems que cette volonté
demeure la même. Vient-elle à changer ? Les
mouvemens des organes changent pareillement. Le
sommeil ne détruit point les facultés de l' ame ;
il ne fait qu' en modifier plus ou moins l' exercice.
L' ame ne veut pas moins en songe que dans la
veille ; elle ne desire pas moins de perrer
dans un certain état ou d' en sortir.
Mais, lorsque l' ame imprime au corps une suite
déterminée de mouvemens, n' intervient-il pour
la produire qu' une seule volonté, pour ainsi dire,
générale ; ou chaque mouvement est-il l' effet d' une
volonté particuliere, d' un acte spécial de l' ame ?
Lorsqu' un musicien joue un air sa liberté ne
s' exerce-t-elle que dans le choix de cet air ; ou
préside-t-elle à la formation de chaque note ?
Voilà précisément le noeud de la question. Tâchons
de le délier.
Un philosophe amé dans une profonde méditation
enfile un sentier long et tortueux. Ce sentier le
conduit à un bois ; le bois à une prairie. Il les
parcourt : un obstacle se présente ; il se
détourne. Il hâte, retarde, interrompt sa
marche suivant que les circonstances l' exigent. Il
regagne le sentier ; rentre chez lui, et n' a rien
vu : encore moins son ame s' est-elle apperçue des
divers mouvemens qu' elle a imprimés à son corps.
Cependant, qui pourroit nier qu' elle n' en
ait été la cause imdiate ? Comment admettre sans
la plus grande absurdité, que le corps, une fois
déterminé à se mouvoir, ait décrit seul toute cette
longue courbe ? Quel méchanisme a pu changer
tout-à-coup sa direction à la rencontre d' un
obstacle et le ramener dans le bon chemin ? Prenons
y garde ; ce n' est point ici un de ces phénomenes de
l' habitude, qu' on pourroit entreprendre d' expliquer
par la succession réïtérée
p83
desmes mouvemens. Il s' agit d' une suite toute
nouvelle de mouvemens communiquée à la machine.
Dans une semblable suite les mouvemens subséquens ne
sont point déterminés par les mouvemens antécédens.
Le premier pas n' est point cause nécessaire du
second, le second du troisieme, etc. Il faut que
le principe soi-mouvant détermine et dirige
chaque mouvement en conséquence de certaines
impressions. L' ame agit donc sans savoir qu' elle
agit ? Ne précipitons point notre jugement.
Notre philosophe s' est promené et n' a rien vu,
avons-nous dit : cela est-il exactement vrai ?
Quoi ! Les haies, les arbres, la verdure, les
pierres, les ruisseaux, les montagnes, le ciel
qui s' offroient à lui de toutes parts il ne les a
point apperçus ? Tous ces objets ont été par
rapport à lui comme non existans ? Ils ne l' ont
pas été au moins par rapport à son corps : l' oeil
n' a cessé d' en recevoir les impressions et de les
transmettre au cerveau. L' ame n' auroit-elle senti
aucune de ces impressions ? Nous sommes déja
certains qu' elle a apperçu les objets qui l' ont
obligée de se détourner. Comment la vue de ces
objets a-t-elle produit cet effet ? ç' a été
ensuite du jugement que l' ame a porté sur la
disconvenance de cet endroit de sa promenade
avec son bien-être. Elle avoit donc porté un
jugement contraire sur les endroits qui avoient
précédé ? Elle a donc comparé ces endroits avec
celui dont il s' agit ? Elle avoit donc apperçu
les objets qui bordoient sa route et qui en
faisoient partie ?
Que conclurons-nous de là ? Que l' ame est affectée
à la fois de perceptions vives et de perceptions
foibles, et qu' elle proportionne son attention au
degré de force ou d' intérêt de chacune. Les idées
que la méditation fournissoit à notre philosophe
pendant sa promenade l' occupoient presque tout
entier : son attention y étoit concentrée. Les
perceptions des objets
p84
environnans n' ayant aucun rapport avec le sujet de sa
ditation et n' apportant aucun changement à l' état
actuel de l' ame, ne faisoient, pour ainsi dire, que
glisser à sa surface. L' ame ne les distinguoit
point les unes des autres ; elles étoient toutes
par rapport à elle au même niveau d' intensité ou
plutôt de foiblesse. Il n' en a pas é de même des
perceptions des objets qui faisoient obstacle :
ces perceptions touchant au bien-être de l' individu,
ont fait sur l' ame une impression un peu plus
sensible ; elles ont sailli au-dessus des
perceptions des autres objets ; l' attention que
l' ame donnoit à ses réflexions en a été un peu
partagée : l' effet nécessaire de ce partage a été
de changer la direction du mouvement de la
machine.
C' est ainsi qu' en lisant, nous ne sommes frappés que
du sens des mots, et presque point des lettres qui
les composent. Nous avons pourtant la perception de
celles-ci ; puisque de cette perceptionpendent
nécessairement et la perception des mots et celle
des idées qui leur sont attachées. Mais la perception
des lettres est de la classe des perceptions
foibles, et la perception des idées attachées aux
mots est de la classe des perceptions vives. La
perception des lettres devient une perception vive
lorsqu' il se rencontre dans un mot une lettre mal
conformée ou hors de sa place. Ce défaut ou ce
dérangement donne à cette lettre une sorte de relief
qui la fait saillir au-dessus des autres lettres
dume mot.
Il n' est presque point de momens dans notre
existence où nous n' ayions un grand nombre de
perceptions foibles. Le seul état du corps, sa
position, son attitude, la santé, la maladie, etc.
En fournissent une multitude. Et quand on dit qu' on
ne pense à rien, c' est pcisément alors qu' on
n' est affecté que de ces idées foibles qui ne
donnent aucun exercice à l' attention et qui laissent
l' ame dans une sorte d' inaction ou de repos.
p85
Un état de l' ame opposé à celui dont nous parlons est
l' état où elle se trouve lorsqu' elle se fixe sur une
me idée et qu' elle y concentre, pour ainsi dire,
toutes ses forces. Cette contention produit une
espece d' inertie qui ne cesse que par la diminution
des forces ou par le changement d' objet.
Chapitre 40.
continuation du même sujet.
application de quelques principes à divers cas.
appliquons ces principes aux faits que nous avons
indiqués. Nous reconnoîtrons qu' ils sont des
preuves très-équivoques de cette proposition que
l' ame meut sans savoir qu' elle meut. En effet,
le sentiment ou la perception que l' ame a
des mouvemens qu' elle communique à son corps est
par sa nature au rang des perceptions les plus
foibles. L' état actuel de l' homme le comportoit
ainsi. Ses idées, je veux dire, les impressions
qu' il reçoit du dehors par le ministere des sens,
les flexions qu' il fait sur ces idées, leurs
comparaisons, leur arrangement étoient et devoient
être le principal objet de son attention. Cette
attention est une force très-limitée, parce
qu' elle side dans un sujet qui est fort borné.
Le partage l' affoiblit, l' exercice la fatigue. Si
elle se dirige vers un objet particulier, c' est
toujours en diminution de l' impression que les
autres objets font sur l' ame. Mais tout a été
sagement ordonné : l' attention se proportionne à
l' importance des objets
p86
et aux rapports plus ou moins grands qu' ils
soutiennent avec la conservation ou le bien-être
de l' individu. Tant que les mouvemens du corps ne
se rapportent pas directement à cette double fin,
l' ame n' y fait aucune attention, parce qu' ils n' en
exigent aucune. Elle n' a que le simple sentiment
de ces mouvemens, et ce sentiment l' assure que son
état demeure le même, qu' il ne change point en mal.
Cela lui suffit. Tel est le cas d' un homme qui se
promene dans un chemin uni en suivant le fil d' une
ditation. Rien ne tourne son attention. Sa
marche est facile, négligée, uniforme. S' il arrive
qu' elle soit tantôt plus vîte, tantôt plus lente,
quelquefois interrompue, ce n' est point l' effet de
l' impression des objets extérieurs sur son ame,
elle ne s' en occupe point et ne sauroit s' en
occuper : c' est l' effet de la succession plus ou
moins rapide des idées qui s' offrent dans
l' intérieur. L' influence de ces idées sur les
mouvemens de la machine avec lesquels elles n' ont
aucun rapport, prouve que l' ame agit à chaque
instant pour produire ces mouvemens ; puisqu' il
n' y a que l' ame qui puisse être affectée de ces
idées.
Passons à un autre cas. Un danger imprévu vient
tout-à-coup menacer le corps : l' activité de l' ame
se porte à l' instant de ce côté-là : un mouvement
intervient ; le corps est préservé. Tel est le cas
de l' équilibre. Or, je dis que dans ce cas-là même
l' ame a le sentiment de son action ; et je crois
pouvoir le démontrer. Il est évident que l' ame a le
sentiment du danger : elle ne peut avoir le
sentiment du danger sans souhaiter de l' éviter :
elle ne sauroit souhaiter de l' éviter sans agir
en conséquence : elle ne sauroit agir en conséquence
sans le sentir, puisque l' action est un moyen pour
parvenir à une fin que l' ame connoît et qu' elle
desire : le moyen est nécessairement lié à la
fin. Mais dans ces sortes de cas l' ame voit, juge
et agit avec tant de promptitude, que tout cela se
confond, et qu' il n' y a de distinct que le jeu de
la machine. Il faut y regarder de bien près et
décomposer cette sensation pour s' assurer du
p87
vrai. Mais l' ame devoit-elle juger de ces sensations
comme elle juge d' un théoreme ou d' un fait de
physique ?
Nous avons cité l' exemple d' un musicien comme un
des plus propres à éclaircir la question qui nous
occupe : nous voyons à présent ce qu' il faut
penser de cet exemple. Les notes sont dans la
musique ce que les mots sont dans le discours. Le
ton que représente une note est l' idée attace
à un mot. L' ame a la perception de l' un comme elle
a la perception de l' autre. Elle sait quelle corde
et quel point de cette corde répond précisément
à tel ou tel ton. Elle connoît la valeur propre
à chaque note et le coup d' archet qui peut
l' exprimer. C' est sur cette connoissance qu' elle
dirige les mouvemens des doigts, et ceux du
poignet. L' ame est donc aussi consciente de tous
ces mouvemens qu' elle l' est des perceptions qui
les déterminent. L' habitude en rendant ces
mouvemens plus faciles, moins dépendans de
l' attention, affoiblit, il est vrai, le sentiment
que l' ame a que c' est elle-même qui les produit,
mais elle ne le détruit pas. La perception des
notes et le sentiment des mouvemens qui les
expriment sont deux idées liées essentiellement
l' une à l' autre et qui se confondent. Une idée
est une modification de l' ame, et qu' est-ce autre
chose que cette modification sinon l' ame elle-même
modifiée ou existant d' une certaine maniere ?
Est-il un sentiment qui doive être plus présent à
l' ame que celui de sa propre existence ? Mais
l' existence est nécessairement déterminée dans
tous ses points : on n' existe point indéterminément :
le sentiment de ces déterminations s' identifie
donc avec celui de l' existence ou plutôt ce n' est
qu' unme sentiment.
La distraction n' est pas toujours l' effet d' une
profonde ditation ; elle est plus souvent le
fruit de la légéreté et de l' étourderie. Un distrait
de cette espece n' a point l' usage de l' attention.
Emporté par un torrent rapide d' idées frivoles, il
p88
est incapable de se fixer sur quoi que ce soit. Le
sentiment tient lieu chez lui de notions,
l' apparence, de laalité. Il voit confusément
la premiere surface des choses, et il se trompe
toujours sur le fond. Son ame sait qu' elle agit, et
qu' elle agit en vue d' une certaine fin, mais elle se
prend sans cesse sur cette fin. L' action n' est
presque jamais d' accord avec la pensée. L' ame veut
un objet, elle en prend un autre. Son inattention
perpétuelle aux perceptions qu' elle roit du
dehors affoiblit tellement en elle l' impression de
ces perceptions qu' elle les sent à peine. Tout se
confond à ses yeux. Les objets les plus
dissemblables s' identifient ; les plus discordans
se rapprochent. Il n' est point pour elle de
nuances : les teintes les plus fortes lui
échappent ou ne l' affectent que légérement.
Sans être livré à la méditation et sans être
étourdi il n' est personne qui n' ait en sa vie bien
des distractions. Combien de fois n' arrive-t-il pas
qu' on a sous les yeux des objets de la présence
desquels on ne paroît pas s' appercevoir ! Si
pourtant on est acheminé à penser à ces objets on
s' en retracera l' ie dans un assez grand détail :
preuve incontestable que la distraction ne détruit
pas le sentiment des impressions qu' on reçoit
du dehors et qu' elle ne fait que le rendre moins
vif.
Le somnambule n' est point un automate. Tous ses
mouvemens sont dirigés par une ame qui voit
très-clair : mais sa vue est toute intérieure : elle
se porte uniquement sur les objets que l' imagination
lui retrace avec autant de force que d' exactitude.
La vivacité et la vérité de ces images,
l' impossibilité où l' ame se trouve par
l' assoupissement des sens de juger de ces
perceptions intérieures par comparaison à celles
du dehors, la jettent dans une illusion dont l' effet
est nécessairement de lui persuader qu' elle veille.
Elle agit donc conséquemment aux idées qui
l' affectent si fortement : elle exécute en
dormant ce
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qu' elle exécutoit en veillant. Elle imprime au
corps une suite de mouvemens qui correspond à celle
que la vue des objets occasionoit pendant la veille.
Semblable au pilote qui gouverne son vaisseau sur
l' inspection d' une carte, l' ame dirige son corps
sur l' inspection de la peinture que l' imagination lui
offre. Et comme cette peinture est d' une grande
fidélité, on observe dans les mouvemens la même
régularité, lame justesse, les mêmes fins, les
mes rapports aux objets extérieurs qu' on
observeroit dans ceux d' un homme qui feroit usage
de ses sens et qui se trouveroit placé dans les
mes circonstances. Si quelquefois l' ame commet
desprises, c' est moins dans la direction des
mouvemens que dans le choix des objets ; c' est
moins dans la fin que dans le moyen. Ordinairement
ces méprises dérivent de l' inaction totale des sens,
qui ne permet pas à l' ame de juger de la nature des
objets extérieurs et de leur disconvenance au but ou
à l' ordre des perceptions intérieures qui reglent
ses mouvemens. Mais quelquefois ces méprises ont une
origine contraire : les sens à demi assoupis font
passer jusqu' à l' ame des impressions foibles, qui se
lent avec les perceptions du dedans et en
troublent la suite et la liaison.
Tous les mouvemens qui demandent à être exécutés avec
promptitude, sont rallentis, troublés ou interrompus
lorsque l' ame leur donne une certaine attention.
C' est que l' attention devient alors distraction.
L' ame considere dans chaque mouvement plus de
choses qu' il n' en faut considérer. Cela la
détourne de l' objet principal, et lui fait manquer
l' ordre ou la succession précise des mouvemens.
Si à cet excès d' attention se joint la crainte de
mal réussir, le dérangement est extrême.
p90
Chapitre 41.
de la facul de sentir et de celle de mouvoir.
que ces deux facultés sont très-distinctes l' une
de l' autre.
sentir et agir sont deux choses distinctes. Avoir
une multitude de perceptions confuses à l' occasion
des mouvemens qu' un objet excite dans le cerveau,
c' est sentir . Imprimer au cerveau de pareils
mouvemens, c' est agir . Le mouvement qui
occasione un sentiment n' est point ce sentiment.
Tout sentiment est une idée ou une collection
d' idées. Toute idée tient à la faculté de connoître.
Tout mouvement tient à la faculté de mouvoir. La
faculté de vouloir suppose nécessairement la
faculté de connoître. On ne veut point ce qu' on
ne connoît point. Mais la faculté de vouloir ne
suppose pas toujours la faculté de mouvoir. On peut
vouloir des choses auxquelles la sphere d' activité de
l' ame ne s' étend point. Prenons garde à ceci : l' ame
toujours présente à elle-même, s' ignore elle-même.
Elle agit à chaque instant sur différentes parties :
elle exerce cette action le voulant et le
sachant ; et elle ne connoît point la maniere dont
elle l' exerce. Elle est unie de la maniere la plus
intime à toutes les parties de son corps, et elle
n' a pas le moindre sentiment de leurchanique et
de leur jeu. Seroit-ce donc heurter de front nos
connoissances certaines que d' avancer, que la force
motrice n' a été soumise à la direction de la
volonté que jusques à un certain point et
relativement à un certain ordre de mouvemens ?
Y auroit-il de la contradiction à penser que la
force motrice déploie son activité sur certaines
parties en vertu d' une loi secrete, qui la rend
indépendante à cet égard de toute volonté et
de tout sentiment ? Cela pugneroit-il davantage
à notre maniere de concevoir, que n' y répugne
l' union de
p91
deux substances qui n' ont entr' elles aucun rapport ?
Non assurément. Mais, nous sommes forcés par de bons
raisonnemens d' admettre cette union ; et rien ne
nous force d' admettre cette loi secrete. Si
cependant on aimoit à la réaliser, comme l' ont
fait quelques philosophes pour expliquer par là
plus facilement tous les phénomenes de l' économie
animale, les ames seroient dans les corps organisés
ce que les poids, les ressorts et les autres
puissances sont dans les machines. Les ames
présideroient aux mouvemens admirables de la
digestion, de la circulation, des séctions,
de l' accroissement, des reproductions, etc. Comme
un enfant préside aux merveilles qu' enfante le
tier que sa main ignorante fait mouvoir.
Je m' explique plus taphysiquement. Les sens sont
l' origine de toute connoissance. Les idées les plus
spirituelles sortent des idées sensibles comme de
leur matrice. Liée aux sens par les noeuds les plus
étroits, l' ame ignoreroit pourtant à jamais leur
existence si l' action des objets extérieurs ne
venoit la luicouvrir. Elle ignoreroit deme
la faculté qu' elle a de mouvoir, si le plaisir et la
douleur ne l' en instruisoient par le ministere des
sens. L' ame sent qu' elle meut son bras, par
la réaction du bras sur le cerveau. Cette réaction
affectant quelqu' un des sens, produit dans l' ame
un sentiment, une idée. De cette idée sensible ou
directe l' ame peut déduire avec le secours du
langage les notions réfléchies d' existence, de
sentiment, de volonté, d' activité, d' organe, de
mouvement, de corps, de substance, etc. Afin donc
qu' un mouvement soit apperçu de l' ame, il ne suffit
pas qu' elle l' exécute : ce mouvement n' est point
lui-même une idée ; or, il n' y a qu' une idée qui
puisse être l' objet de la faculté de sentir. Il ne
peut devenir cet objet qu' autant qu' il est
fléchi sur l' organe du sentiment. Mais les
mouvemens qui operent les reproductions,
l' accroissement, les crétions, etc. Ne réagissent
point sur le siege du sentiment, puisque l' ame
n' en a pas la moindre idée.
p92
Ils pourroient donc être l' effet de la force motrice
sans que l' ame en eût le plus léger sentiment ; la
force motrice différant autant de la force
représentatrice ou de la faculté d' appercevoir,
qu' un mouvement differe d' une perception.
Par une conséquence naturelle dume principe,
l' ame n' a point le sentiment de la méchanique et
du jeu des organes sur lesquels elle agit librement,
par cela même qu' elle agit sur ces organes. Cette
action n' est point une idée : c' est un mouvement
communiqué, un degré de force transmis. Tout ce
que l' ame en connoît et que l' expérience lui
enseigne, c' est le point du sensorium vers
lequel elle doit diriger son action.
L' action des sens sur l' ame ne sauroit non plus lui
donner le sentiment de leur structure et de leur maniere
d' orer. Dans l' ordre établi l' effet nécessaire de
cette action est la perception d' un objet extérieur
au sens qui en rend à l' ame les impressions. Ce
n' est que par cette perception que l' action dont
nous parlons affecte la faculté de sentir. Mais
cette perception n' a rien de commun avec le
mouvement qui en est la cause occasionelle. Ce
qu' un mot est à l' idée qu' il représente, ce
mouvement l' est, pour ainsi dire, à la perception
qu' il fait naître. Il est une espece de signe
employé par le créateur pour exciter dans l' ame
une certaine perception et pour n' y exciter que
cette perception. Il seroit contradictoire à la
nature et à la fin de ce signe qu' il excitât à la
fois et de la me maniere deux perceptions qui
non seulement n' auroient entr' elles aucun rapport,
mais qui s' excluroient encore mutuellement. Comment
le mouvement qui donneroit à l' ame l' idée d' une
couleur qui est une idée simple, lui donneroit-il
en même tems et pcisément par la même voie
l' idée très-composée de l' organe et de son
opération ? Il faudroit à l' ame un autre sens qui
traduisît en perceptions, si je puis m' exprimer
ainsi, cette méchanique et ce jeu.
p93
C' est encore par la même raison que l' ame ne se
connoît point elle-même. L' ame ne connoît que par
l' intervention des sens. Les sens n' ont de rapport
qu' à ce qui tient au corps : l' ame n' est rien de
ce qui tient au corps.
Chapitre 42.
de la liberté ennéral.
cette force motrice de l' ame, cette activité qu' elle
exerce à son gré sur ses organes est la liberté .
Le sentiment intérieur nous démontre que nous
sommes doués de cette force, comme il nous
démontre que nous sommes doués de la faculté de
penser. Nous sentons que nous pouvons mouvoir la
main ou le pied, considérer un objet ou nous en
éloigner, continuer une action ou la suspendre.
Prétendre infirmer cette décision du sentiment,
c' est renoncer à toute évidence, c' est dénaturer
notre être.
Mais cette force motrice de l' ame est de sa nature
indétermie : c' est un simple pouvoir d' agir.
Comment ce pouvoir est-il réduit en acte ?
p94
Chapitre 43.
des déterminations de la liberté en général. De
la volonet de l' entendement. Des affections.
la raison qui détermine l' ame à agir est la vue du
meilleur.
Le meilleur est ici tout ce que l' ame juge être tel,
soit qu' elle se trompe dans son jugement, soit
qu' elle ne se trompe point. Le meilleur apparent
a la même efficace que le meilleur réel : tout
ce que l' ame croit lui convenir la détermine.
La faculté en vertu de laquelle l' ame embrasse le
meilleur est la volonté.
L' ame veut essentiellement le meilleur. L' indifférence
au bien seroit une contradiction dans la nature des
êtres sentans.
Les idées que l' ame a du meilleur sont la regle des
jugemens qu' elle forme sur le meilleur.
La faculté en vertu de laquelle l' ame a des idées,
compare ces idées entr' elles et voit leurs rapports
et leurs oppositions, est l' entendement.
Le penchant naturel qui entraîne l' ame vers certains
objets, qui la porte à rechercher certains plaisirs
est le principenéral des affections, et ce
principe tire son origine du tempérament, de
l' habitude, du genre de vie, de l' éducation.
p95
Les idées et les affections de l' ame sont donc la
source de ses terminations.
Chapitre 44.
de la liberté d' indifférence.
dans la supposition qu' une ame futgagée de son
corps et placée entre deux objets qui lui
paroîtroient parfaitement semblables, elle
demeureroit en équilibre entre ces deux objets,
et ne pourroit se déterminer pour l' un plutôt que
pour l' autre. Cette proposition est facile à
démontrer. Il n' est point d' effet sans une raison
capable de le produire. Quelle seroit ici la
raison qui opéreroit la détermination de l' ame ?
Elle ne sauroit être dans la nature des objets
proposés, puisqu' on les suppose parfaitement
semblables. Elle ne sauroit être non plus
dans la nature de la volonté, puisque la volonté
ne s' exerce que sur le meilleur, et qu' il n' est
point ici de meilleur. Enfin, cette raison ne
sauroit être dans la nature de la liberté,
puisque la liberté n' est que le pouvoir d' agir
et que ce pouvoir est indéterminé.
Mais l' ame est unie à un corps : elle en éprouve
à chaque instant les impressions ; quoique toutes
ces impressions ne lui soient pas également
sensibles. De là il arrive assez souvent que l' ame
croit agir indifféremment, bien qu' elle soit mue
par une raison ; mais cette raison est alors dans
une certaine disposition du corps dont l' ame ne
s' apperçoit pas clairement.
Enfin, dans les cas qu' on nomme d' indifférence
l' ame est dans une espece d' équilibre que la
moindre force ou la moindre
p96
raison est capable de rompre : et cette raison est
ordinairement si petite que l' ame n' en est pas
affectée d' une maniere bien sensible. Je dis d' une
maniere bien sensible, parce que je crois que
l' ame apperçoit toujours cette raison, mais plus
ou moins distinctement, à proportion de l' attention
que l' ame apporte à la considérer. Quelques degrés
de plus d' attention dans l' instant où l' ame s' est
déterminée auroient transformé ces raisons
sourdes en raisons distinctes : c' est ce que tout
homme qui pense peut éprouver chaque jour.
De là découle une maxime importante : puisque des
raisons sourdes sont capables de nous déterminer, et
qu' elles peuvent devenir d' autant plus efficaces que
nous nous en défions moins, il est d' un homme sage
de ne souffrir chez lui que le moins de ces raisons
qu' il est possible. étudions-nous donc avec soin :
rendons-nous attentifs aux moindres principes de nos
actions ; et tâchons de ne nous terminer dans les
cas moraux que sur des raisons distinctes.
Chapitre 45.
que l' expérience prouve qu' il faut à l' ame des
motifs pour la déterminer.
l' expérience prouve si bien que l' ame ne sauroit se
déterminer sans motif, que lorsque les objets
proposés n' en fournissent aucun, nous voyons les
petits esprits en chercher dans des choses
absolument étrangeres au sujet : par exemple,
dans un certain genre de sort. Et si vous leur
faites voir que ce sort n' a aucune liaison avec les
partis proposés, ils ne manqueront
p97
pas de recourir à quelqu' autre sort ou à d' autres
expédiens aussi peu raisonnables. Faites sur ces
nouveaux moyens de détermination les mêmes
flexions que vous avez faites sur le premier,
vous les menerez ainsi pendant quelque tems de
sorts en sorts, d' expédiens en expédiens, sans qu' ils
parviennent à seterminer. Ce jeu durera
d' autant plus que les partis proposés seront plus
considérables.
Dans ces cas-là que fera le philosophe ? Il
laissera agir la machine : il s' en remettra à
la disposition actuelle de son corps : il dira
pair ou non , suivant que sa bouche se
trouvera disposée pour dire l' un ou pour dire
l' autre.
La marche du philosophe différera encore plus de
celle du peuple dans les cas importans ou composés.
Souvent dans ces sortes de cas le peuple cherche
hors des partis proposés des motifs à ses
déterminations. Quoique ces différens partis
n' aient qu' un air de ressemblance, il suffit pour
opérer sur son esprit l' effet d' une parfaite
égalité. Le philosophe, au contraire, tourne et
retourne plusieurs fois les mes objets : il veut
les voir sous toutes leurs faces. Il pese toutes
les probabilités, compare toutes les convenances,
estime tous les avantages, et par ce sage examen
il parvient à couvrir lequel de tous ces
partis est le plus conforme à ses vrais intérêts.
p98
Chapitre 46.
explication de ces paroles, video meliora,
proboque, deteriora sequor.
Dans cette situation l' ame porte alternativement sa
vue sur différens motifs. Le vrai bien et le bien
apparent s' offrent à elle tour à tour. La raison
lui conseille d' embrasser celui-: la passion lui
persuade d' embrasser celui-ci. La raison expose à
l' ame tous les avantages du parti qu' elle lui
conseille et tous les inconvéniens de celui que la
passion voudroit qu' elle embrassât. La passion
vient ensuite, et par des raisonnemens subtils
et artificieux elle tâche d' affoiblir ceux de la
raison et de faire prendre au bien apparent la
forme du vrai bien. Pour cet effet, elle avoue que
le parti que la raison propose est le meilleur à
parler en général : mais elle insinue adroitement
que dans le cas particulier où l' ame se trouve, le
parti opposé peut être préféré. La raison entreprend
aussi-tôt de dissiper l' illusion et de faire reprendre
au bien apparent sa véritable forme. Mais la passion
redouble à l' instant ses efforts, et aidée des sens et
de mille raisons sourdes, elle prend insensiblement
le dessus. La raison commence à plier ; ses forces
diminuent de moment en moment, et sa voix foible et
mourante parvient à peine jusqu' à l' ame. Enfin, la
victoire se déclare entiérement : la passion
triomphe ; et le bien apparent devient le meilleur.
Mais le triomphe de la passion dure peu ; et bientôt
l' ame revenue à elle-même reconnoît qu' elle a été
trompée. Elle retourne donc sur ses pas pour tâcher
de découvrir la source de sa détermination. Et
comme elle ne sauroit se placer précisément
p99
dans les mêmes circonstances où elle étoit au
moment de l' action, elle se rappelle seulement
qu' elle a vu distinctement le vrai meilleur,
et le jeu de la passion lui échappe en tout ou
en partie. Elle vient ainsi à penser qu' elle s' est
déterminée contre la vue distincte du bien ;
quoiqu' il soit certain qu' au moment où elle a agi
le vrai meilleur avoit disparu et fait place à
l' objet de la passion. Un philosophe qui se
trouveroit en pareil cas s' assureroit aisément de
la vérité du fait : mais un vrai philosophe
pourroit-il se trouver dans ce cas ?
L' ame setermine donc toujours pour ce qui lui
paroît le meilleur, et jamais elle n' embrasse le
pire reconnu pour pire.
Telle est l' union de l' ame avec le corps, qu' à
l' occasion de certaines idées qui s' offrent à
l' ame, il s' excite dans le corps certains
mouvemens qui rendent ces idées plus vives.
Celles-ci, devenues telles, augmentent à leur tour
la force des mouvemens ; et de cette espece d' action
et de réaction résulte la passion qui augmente sans
cesse. Les appétits sensuels se rendent plus actifs
et plus pressans : le sens-froid nécessaire à la
raison pour discerner le vrai disparoît entiérement
et fait place au tumulte et à l' agitation. L' ame
cede à la force qui l' entraîne et devient la proie
de la passion.
Voulez-vous donc éviter d' être subjugués ? Allez à
la source du mal : écartez soigneusement ces idées
qui ont tant de force pour émouvoir les sens :
aussi-tôt qu' elles se présentent à vous,
détournez-en la vue. Si vous les considérez un
instant, si vous écoutez un moment ces dangereuses
syrenes, vous risquez de périr. Fuyez donc, je
vous conjure, fuyez et ne vous arrêtez point.
p100
Admirables effets de l' évangile de grace ! En
éclairant l' entendement sur les biens, il se rend
maître des affections et ne laisse à la volonté
que des desirsgitimes.
Chapitre 47.
des fondemens de la prévision.
la chaîne des idées qu' offrent l' entendement, les
penchans, les goûts, les inclinations, et tout ce
qui est renfermé dans le termenéral d' affections
constitue proprement ce qu' on peut nommer le
caractere de l' ame .
Le caractere de l' ame étant donné, la disposition
actuelle du corps étant déterminée, et deux ou
plusieurs partis étant proposés, on prédira à coup
r quel sera celui des partis que l' ame
embrassera.
La prudence humaine, et cette prudence plus relevée
qu' on nomme la politique , n' ont pas d' autre
fondement.
L' intelligence adorable qui par des noeuds secrets
a uni l' ame au corps, qui voit les effets dans les
causes, les causes dans les effets, qui connoît
jusqu' à la moindre idée de l' entendement et
qui sonde les coeurs et les reins ; cette
intelligence n' auroit-elle point prévu toutes les
actions des hommes ?
p101
Chapitre 48.
de la question si les déterminations de la
liberté sont certaines ou nécessaires.
toutes nos déterminations sont-elles donc
nécessaires ? De grands philosophes distinguent
ici le certain du nécessaire. Ils nomment certain,
ce qui est et qui pourroit ne pas être ou être
autrement. Le nécessaire est ce qui est et qui
ne pourroit pas ne pas être ou être autrement .
Ils distinguent ensuite trois sortes de
nécessités ; la nécessité mathématique , la
nécessité physique et la nécessité morale .
Que la ligne droite soit la plus courte qu' on puisse
mener d' un point à un autre, c' est d' une nécessité
mathématique : qu' une pierre laissée à elle-même
tombe, c' est d' une nécessité physique : qu' un
homme de bon sens ne se jette pas par la fenêtre,
c' est d' une nécessité morale. Les deux dernieres
especes de nécessités sont, selon ces philosophes,
des nécessités hypothétiques , qui ne sont telles
qu' en vertu de l' ordre qu' il a plu à Dieu d' établir.
Enfin, la nécessité morale n' est pas proprement,
selon eux, une cessité , mais une parfaite
certitude . Il est certain que l' ivrogne boira
le vin que vous lui présentez ; mais il n' est pas
nécessaire qu' il le boive.
Cependant, si l' on prouvoit que dans toutes nos
déterminations le certain coïncide avec le
nécessaire, on détruiroit cette ingénieuse et
subtile distinction, et l' on reviendroit à
quelque chose de plus simple.
Je demande donc ; tout ce qui dérive de la nature
d' un être ne doit-il pas être dit en dériver
nécessairement ? Je
p102
prends cet être tel qu' il est, et je n' examine point
s' il pouvoit être constitué d' une autre maniere.
Or, ce qui constitue la nature de l' ame ce ne sont pas
seulement ses facultés, ce sont aussi ses idées
et ces idées sont elle-même. Et comme les
déterminations de l' ame sont toujours relatives
à ses idées ou à sa nature, il suit de là que les
déterminations de l' ame sont toujours nécessaires.
Tout agent agit d' une maniere conforme à sa nature,
c' est-à-dire, nécessairement ; mais comme il y a
différentes especes d' agents, il y a aussi
différentes especes de nécessités ; et l' ame
n' agit pas par la même nécessité qui fait tomber
une pierre laissée à elle-même ; le principe de
l' action est différent ; mais l' effet est
également sûr ou déterminé.
Je ne fais pas difficulté de le dire : la
nécessité mathématique ou absolue, lacessité
physique et lacessité morale me paroissent
toutes se réduire à la nécessité hypothétique.
Supposez une figure formée de trois lignes droites :
une suite nécessaire de cette supposition sera que
les trois angles de cette figure seront égaux à
deux droits. Voilà la nécessité mathématique ou
absolue.
Supposez un corps pressé par deux forces égales, en
sens différens, mais non pas oppos : une suite
nécessaire de cette supposition sera que le corps
se prêtera également à l' impression de ces deux
forces et qu' il se mouvra suivant la diagonale
d' un quarré. Voilà la nécessité physique.
Supposez un homme fort enclin à la colere placé
dans des circonstances propres à émouvoir sa bile :
une suite nécessaire
p103
de cette supposition sera que cet homme se livrera
aussitôt à la colere. Voilà la nécessité morale.
Je soutiens donc que le contraire de ces trois
nécessités est également impossible. Je crois qu' il
est aussi impossible que l' homme colere ne se livre
pas à la colere, qu' il l' est que les trois angles
d' un triangle n' en égalent pas deux droits.
Et ne dites pas que l' homme colere peut devenir
doux : vous venez de supposer un triangle, et vous
supposez maintenant un quarré.
Parce que nous ne voyons pas tout l' enchaînement
des causes et des effets et la relation de cet
enchaînement avec la cause premiere, nous disons
qu' un événement est seulement certain, quoiqu' il
soit nécessaire. Nous définissons donc le
certain, ce qui est et qui pourroit ne pas être ou
être autrement ; et nous ne considérons pas
que ce qui est, est en vertu d' un ordre établi ;
ordre nécessaire ; production d' une cause
nécessaire.
p104
Chapitre 49.
que lacessité ne détruit point la liberté.
quoi donc, me direz-vous, le sentiment intérieur ne
me persuade-t-il pas, que dans chaque cas
particulier je pouvois agir autrement que je n' ai
fait ? Ne sens-je pas que je pourrois mettre ma
main dans le feu si je le voulois ? N' est-ce pas
là une preuve que je ne suis pas nécessité ?
Oui, vous êtes libre. Le sentiment intérieur vous
convainc de votre liberté ; et ce sentiment est
au-dessus de toute contradiction. Mais cette voix
si claire, ce cri de la nature, qu' expriment-ils ?
j' ai le pouvoir d' agir ; je fais ce que je veux :
si je voulois autrement, j' agirois autrement.
rien de plus vrai que cette expression. Mais
pourquoi, je vous prie, ne voulez-vous pas
autrement ? Vous sentez que vous pourriez
mettre la main au feu ? Sans doute, vous le
pouvez : mais pourquoi ne le faites-vous pas ?
Vous voulez le meilleur ; et il est impossible que
cela vous paroisse le meilleur dans l' état actuel de
votre ame. Vous sentez que vous pouviez agir
autrement que vous n' avez fait dans tel ou tel cas
particulier ? Cela est encore très-vrai : mais
quand vous vous êtes déterminé, ne vous êtes-vous
pas déterminé pour ce qui vous paroissoit le meilleur ?
Vous avez donc agi librement , puisque vous avez
fait usage du pouvoir que vous aviez d' agir.
Le sentiment de la liberté est la conscience que
nous nous sommesterminés volontairement, sans
contrainte, en vue du meilleur .
p105
Nous sommes donc libres toutes les fois que nous
usons à notre gré du pouvoir que nous avons d' agir.
Nous sommes contraints quand nous sommes privés de
l' exercice de ce pouvoir.
Mais, nous ne sommes pas proprement contraints
lorsque par des menaces on nous oblige d' agir d' une
maniere contraire à celle dont nous aurions agi si
nous eussions été laissés à nous-mêmes : car dans
ce cas la volonté ne fait que changer d' objet :
son meilleur actuel est alors d' éviter l' effet des
menaces.
Les déterminations libres de l' ame viennent
entiérement de son propre fonds. C' est l' ame
elle-même qui se détermine sur certains motifs :
mais elle n' est point déterminée ou nécessitée
par ces motifs, comme un corps est déterminé ou
cessité à se mouvoir par la force qui agit
sur lui. L' ame juge du rapport des objets avec son
état psent, et elle se détermine sur la
perception de ce rapport.
La volonté ne sauroit être contrainte ; parce qu' il
seroit contradictoire à la nature de l' être
intelligent qu' il voulût ce qui ne lui paroîtroit
pas le meilleur. C' est ce qu' on rend en d' autres
termes lorsqu' on dit, que l' ame veut toujours avec
spontanéité ou de plein gré.
p106
Chapitre 50.
de la liberté considérée en Dieu.
l liberté est essentiellement la même dans tous
les êtres intelligens. C' est chez tous une force
active, un pouvoir d' agir inhérent à leur nature,
mais ce pouvoir est plus étendu dans les uns et
plus resserré dans les autres. Ainsi, j' ose dire, que
la liberté divine, prise dans ce sens, est du même
genre que la nôtre. Mais notre liberté est infiniment
bornée ; et la liberté divine ne reconnoît point
d' autres bornes que les bornes des possibles .
Notre liberté s' exerce souvent sur le bien apparent :
la liberté divine s' exerce toujours sur le vrai
bien.
Chapitre 51.
question ; si les bêtes sont douées de liberté.
la liberté est la faculté d' agir : si les actions
des bêtes procedent d' un principe immatériel capable
de connoissance, les bêtes sont douées de liberté.
Mais cette liberté est très-imparfaite, puisqu' elle
est resserrée dans les bornes étroites de
l' entendement qui la dirige.
Cet entendement, maintenant si resserré, s' étendra
peut-être quelque jour. Vouloir que l' ame des
bêtes soit mortelle, précisément parce que la
bête n' est pas homme ; ce seroit
p107
vouloir que l' ame de l' homme fût mortelle
précisément parce que l' homme n' est pas ange.
L' ame des bêtes et l' ame de l' homme sont également
indestructibles par les causes secondes. Il faut un
acte aussi positif de la divinité pour anéantir
l' ame du ver que pour anéantir celle du philosophe.
Mais quelles preuves nous donne-t-on de
l' anéantissement de l' ame des bêtes ? On nous dit
qu' elles ne sont pas des êtres moraux . N' y
a-t-il donc que les êtres moraux qui soient
capables de bonheur ? Les êtres qui ne sont point
moraux ne sauroient-ils le devenir ? à quoi
tient cette moralité ? à l' usage des termes :
à quoi tient cet usage ? Probablement à une
certaine organisation. Faites passer l' ame d' une
brute dans le cerveau d' un homme, je ne sais
si elle ne parviendroit pas à y universaliser ses
idées. Je ne prononce point : il peut y avoir entre
les ames des différences relatives à celles qu' on
observe entre les corps. Voyez cependant, quelle
diversité le physique met entre les ames
humaines.
Pourquoi bornez-vous le cours de la bonté divine ?
Elle veut faire le plus d' heureux qu' il est
possible. Souffrez qu' elle éleve par degrés l' ame
de l' huitre à la sphere de celle du singe ; l' ame
du singe à la sphere de celle de l' homme.
p108
Chapitre 52.
de la perfection de l' ame en général.
nous l' avons vu : la volonté suit les décisions de
l' entendement. L' ame ne veut que sur les ies
qu' elle a des choses, et l' action suit toujours
le dernier jugement de l' ame.
La perfection de l' ame consiste donc dans la
perfection de l' entendement.
La perfection de l' entendement consiste en général
dans le nombre, la variété et l' universalité des
idées et dans la conformité de ces idées avec l' état
des choses.
Chapitre 53.
de l' ordre.
chaque chose a ses qualités, ses déterminations
particulieres qui font qu' elle est ce qu' elle est.
Ces qualités donnent naissance aux rapports qu' on
observe entre les choses. Ces rapports constituent
l' ordre.
L' ordre est donc quelque chose de très-réel,
puisqu' il dérive de l' essence me des êtres,
et que cette essence a sa raison dans l' entendement
divin, source éternelle de toute réalité.
p109
Agir d' une maniere conforme à l' ordre, c' est agir
d' une maniere conforme aux rapports qui sont entre
les choses : c' est en user à l' égard de chaque être
relativement à sa nature ou à son mérite. Traiter
un animal comme un caillou, un homme libre comme
un esclave, un Montesquieu comme un Spinosa,
c' est agir d' une maniere contraire à l' ordre.
L' ame a sa nature, ses facultés d' où dérivent ses
rapports aux êtres environnans. La loi naturelle
est l' effet de ces rapports.
L' ame observe cette loi, ou ce qui revient au me,
l' ordre, lorsqu' elle agit conformément à sa nature
ou à ses rapports.
L' ame a le sentiment des rapports. Le tempérament,
l' éducation, l' habitude le rendent plus ou moins
vif. Ce que quelques philosophes ont nommé
instinct moral ne se réduiroit-il point
à ce sentiment ?
Mais, pourquoi l' ame éprouve-t-elle certains
sentimens à la présence de certains objets ? Telle
est sa nature : tels sont les rapports qu' elle
soutient avec ces objets. L' ame a ces sentimens
comme elle a la sensation de la chaleur.
Les idées de juste et d' injuste, d' honnête et de
déshonnête, de vertu et de vice, de bien et de mal
se duisent à celles d' ordre et de désordre.
p110
Chapitre 54.
du bonheur.
l' amour de la félicité est le principe universel
des actions humaines. La raison l' éclaire. Il
imprime à l' ame le mouvement.
Tel est l' état des choses : l' observation de l' ordre
est source de bien ; son inobservation source de
mal . La sobriété conserve la santé ;
l' intempérance la détruit.
Ces effets naturels de l' observation ou de
l' inobservation de l' ordre sont ce qu' on nomme
sa sanction .
La volonté la plus parfaite est celle qui obéit le
plus fidellement à l' ordre. Elle veut constamment
le vrai bien, parce qu' elle veut constamment ce qui
est conforme à sa nature.
Le sentiment de la perfection est toujours
accompagné de plaisir : le sentiment de l' imperfection
est toujours suivi du déplaisir.
Le plaisir qui naît de la perfection fait le
bonheur moral : le déplaisir qui naît de
l' imperfection fait le malheur moral : les
remords en sont l' expression.
L' évangile est le tableau le plus fini de la
perfection humaine : c' est que celui qui a fait
l' homme a fait aussi ce tableau.
p111
En nous rappellant à l' ordre, l' évangile nous
rappelle à la raison. Il nous dit ; faites bien,
et vous serez heureux : semez, et vous recueillerez.
C' est l' expression fidele du vrai, la relation de
la cause à l' effet : une graine mise en terre s' y
développe.
Les devoirs ne sont tels, que parce qu' ils sont une
suite nécessaire de nos relations ou de notre nature.
La créature n' adorera-t-elle pas son créateur ? Ne
s' aimera-t-elle pas elle-même ? N' aimera-t-elle pas
ses semblables ? Assurément, l' ame exprimera ses
sentimens, parce qu' elle les a : elle les a,
parce qu' elle est faite pour le bonheur et qu' ils en
sont la principale branche. Quelle perfection ne
suppose pas dans l' ame la contemplation des
attributs divins, l' amour de soi-me bien
ordonné, l' amour du prochain ! Quel bonheur naît
de cette perfection !
La morale, qui est le systême des devoirs ou du
bonheur, n' est donc pas arbitraire. Elle a son
fondement dans la nature. Ses maximes sont vraies
puisqu' elles découlent de rapports certains. Elles
sont utiles, puisqu' elles conduisent au bonheur.
La morale peut se corrompre, parce que le sentiment
des rapports peut s' altérer. L' amour propre, ce
puissant mobile, ne cesse point d' agir : toujours
il porte l' ame à chercher son bonheur ; mais ce
bonheur revêt toutes les formes que l' éducation, la
coutume, le préjugé lui impriment. Ici l' humanité
tend vers la nature anlique ; là elle descend au
niveau de la brute.
On peut disputer sur les mots ; les choses
demeurent ce qu' elles sont. L' amour de la félicité
ne differe point de l' amour propre : s' aimer
soi-même, c' est vouloir son bonheur. La
bienveuillance universelle n' est que l' amour
propre le plus
p112
parfait. Cet amour se complait dans le sentiment
d' une perfection qui le porte à regarder les
autres comme lui-même.
Une doctrine qui prescrit d' aimer son prochain
comme soi-me, et qui nomme prochain tous les
enfans d' Adam, est au moins la plus belle
doctrine. Son auteur a été, sans doute, l' ami
le plus zélé du genre humain. Il l' a été en effet ;
il est mort pour le genre humain.
Une doctrine qui prescrit de ne regarder comme notre
prochain que ceux qui professent notre croyance,
est au moins une doctrine anti-sociable. Ses
partisans sont, sans doute, ennemis du genre
humain : ils le sont en effet ; ils le persécutent.
Les degrés de la perfection morale ou du bonheur
moral varient comme les circonstances qui
concourent à leur formation. Et comme il ne naît
pas deux êtres précisément dans les mêmes
circonstances, il n' est pas deux êtres qui aient
précisément le même degré de perfection ou de
bonheur. Le monde physique est si prodigieusement
nuancé : comment le monde moral, qui lui est si
étroitement uni, n' auroit-il pas ses nuances ?
Les degrés de la perfection ou du bonheur sont donc
indéfinis. L' échelle qu' ils composent embrasse
toutes les spheres. Elle s' éleve de l' homme à
l' ange, de l' ange au séraphin, du séraphin au
verbe.
p113
Chapitre 55.
flexions sur l' existence de Dieu.
si l' univers étoit le produit de la matiere et du
mouvement, pourquoi cette liaison de l' ordre avec
le bonheur ? Pourquoi cet ordre ? Pourquoi le
sentiment des rapports ? Pourquoi des êtres
intelligens ? Admettez un dieu cause premiere
de tout ; quel océan de lumiere se répand sur la
nature ! Mais, cet océan a ses écueils ; sachez les
éviter : il a ses abîmes ; n' entreprenez jamais
de les sonder.
L' athéisme de spéculation prend sa source dans
cette métaphysique présomptueuse qui ne s' arrêtant
pas à la certitude des choses, veut en pétrer le
comment. Cette métaphysique insensée ne
distinguant point en Dieu sa nature, de ses
attributs connus par les faits, entreprend de
pénétrer jusques dans cette nature et de chercher
la raison de la raisonme. Espritsraires !
La rencontre d' un vermisseau vous confond, et
vous voulez pénétrer la nature intime de
l' être des êtres.
Le vrai philosophe sait s' arrêter où la raison
refuse de le suivre. Les preuves qui établissent
la nécessité d' une premiere cause ne lui paroissent
point affoiblies par l' obscurité impénétrable qui
environne l' essence de cette cause. Il se contente
de voir clairement que le monde est successif et
qu' une progression infinie de causes est absurde ;
parce que chaque cause individuelle ayant sa
cause hors de soi, la somme de toutes ces causes,
quelqu' infinie qu' on la suppose, a nécessairement
sa cause hors de soi. Il écoute dans les sentimens
de l' admiration
p114
la plus vive et du respect le plus profond, cette
voix majestueuse qui répond à toutes les
intelligences, je suis celui qui suis. Il se borne
à apprendre de la contemplation des faits, que
l' être existant par soi est nécessairement
puissant, sage, bon ; c' est-à-dire, qu' il a toute
la puissance, toute la sagesse, toute la bonté
possibles. Il voit jaillir de ces attributs divins
les sources intarissables de son bonheur, et
pénétré d' amour, de joie et de reconnoissance il
adore la bonté ineffable qui l' a créé.
Mais la curiosité du demi-philosophe s' irrite
facilement : elle est accoutumée à oser. Que
faisoit l' êtrecessaire avant qu' il créât ?
Comment a-t-il créé ? Quelle est la nature de sa
durée ? Comment apperçoit-il la succession ?
Questions aussi impertinentes que dangereuses et
qui n' occuperont jamais un sage.
L' athée qui nous reproche que pour expliquer le
monde, nous recourons à un être beaucoup plus
merveilleux ou plus incompréhensible que le
monde, a-t-il oublié que le cerveau de l' horloger
est beaucoup plus incompréhensible que la montre ?
Mais une montre qui se formeroit par le mouvement
fortuit de quelques morceaux d' acier ou de cuivre,
seroit-elle plus facile à concevoir que le
cerveau de l' horloger ? Nous avons dans l' horloger
la cause naturelle de l' existence de la montre.
Il est vrai que cette cause a ses obscurités : en
est-elle moins certaine ? Et où est la cause dont
nous concevions nettement l' action, la nature ?
Niera-t-on pour cela qu' il y ait des causes ?
Ce seroit nier sa propre action. Nous n' accumulons
point les merveilles : il n' est proprement ici
qu' une merveille, mais qui absorbe toute conception.
La réalité de l' univers n' a rien ajouté à l' idée
de l' univers : s' il nous étoit permis de voir
dans l' entendement de l' ouvrier, nous ne
regarderions pas l' ouvrage.
p115
Chapitre 56.
du systême général.
la cause premiere est une ; son effet est un, et ne
peut être qu' un : l' univers est cet effet.
Dieu a agi ; il a agi en Dieu. Sa volonté
efficace aalisé tout ce qui pouvoit l' être.
Un seul acte de cette volonté a produit l' univers :
le même acte le conserve. La volonté divine est
permanente, invariable : Dieu est constant à soi ;
il est ce qu' il est.
L' entendement divin n' a point vu plusieurs univers
prétendre à l' existence : la sagesse n' a point
choisi. Le choix est le partage d' une nature bornée ;
l' intelligence sans bornes a vu le bien absolu et l' a
fait. Il étoit sa pensée, et cette pensée étoit
cette intelligence.
L' univers a donc toute la perfection qu' il pouvoit
recevoir d' une cause infiniment parfaite : ne
dites pas il est le meilleur ; il ne pouvoit y en
avoir d' autre.
Chaque chose est donc comme elle devoit être et où
elle devoit être. Tout est bien, et ne pouvoit être
autrement.
Il est une liaison universelle. L' univers est
l' assemblage des êtres créés. Si dans cet
assemblage il y avoit quelque chose qui ne tînt
absolument à rien, quelle seroit la raison de
l' existence de cette chose ?
p116
Nous suivons à l' oeil la liaison qui est entre
toutes les parties de la nature. Cette liaison
s' étend à mesure que les observations se
multiplient. Chaque être est un systême particulier
qui tient à un autre systême particulier, une
roue qui s' engraîne dans une autre roue. L' assemblage
de tous les systêmes particuliers, de toutes les
roues compose le systême général, la grande
machine de l' univers.
La raison de chaque individu est donc dans le
systême général, la raison du systême général
dans la raison éternelle.
N' allez pas au-delà ; vous tomberiez dans l' absurde
progression des causes à l' infini. Ne vous arrêtez
pas à l' univers ; il n' a que les caracteres d' effet.
Le caractere ou l' essence propre de chaque ame
étoit donc déterminée par la place que cette ame
devoit occuper dans le systême. Placée par la
main même de Dieu sur l' échelon qu' elle occupe,
il ne dépendoit pas d' elle d' ajouter ou de
retrancher à sa perfection originelle.
Cherchez-vous la raison du cruel Néron, de
l' aimable Tite, du sage Antonin ? Demandez-vous
pourquoi le françois est policé, l' hottentot
barbare ? Regardez vers le plan général.
p117
Chapitre 57.
que le systême de la nécessité ne détruit point
la moralité des actions.
ici je vois les théologiens s' élever contre moi.
Quoi ! S' écrient-ils, plus de mérite et de démérite,
plus de moralité, plus d' imputation, plus de peines
ni de récompenses, plus de religion !
Suspendez votre jugement, je vous supplie, et
daignez m' écouter.
êtes-vous les auteurs des avantages corporels dont
vous jouissez ? Vous êtes-vous donné ces yeux vifs
et perçans, ces oreilles fines et délicates, ce
corps vigoureux et bien proportionné ? Non, ces dons
précieux ne sont point votre ouvrage. En êtes-vous
moins sensibles cependant au plaisir de les
posséder ? Ces faveurs du tout-puissant vous en
paroissent-elles moins estimables ?
Eh bien ; à cette machine si admirable Dieu a joint
une ame capable de penser ; et il a placé cette
ame dans de telles circonstances qu' elle est un
Socrate ou un Newton. En estimerez-vous moins la
vertu du sage et le savoir du géometre ? Nullement ;
la vertu et le savoir demeureront toujours tels aux
yeux de la raison.
L' homme naît libre ; il agit sans contrainte et se
détermine pour ce qui lui paroît le meilleur. Il
peut donc être regarà juste titre comme l' auteur
de ses actions ; ces actions peuvent
p118
lui être imputées comme à la cause immédiate qui les
produit. Il est vrai qu' il n' est pas l' auteur des
principes de ses déterminations ; mais dans quel
systême prouve-t-on qu' il le soit ? Il use du
pouvoir qu' il a reçu d' agir ; il en use avec
plaisir et connoissance ; c' en est assez.
Interrogez les partisans les plus lés de la
liberté d' indifférence : ils conviendront
tous que les cas où cette liberté s' exerce sont
très-rares et peu importans ; et que l' homme est
presque toujours mû par des raisons. Faites un pas
en avant ; et demandez d' proviennent ces
raisons ? Vous obtiendrez bientôt des réponses
qui vous prouveront que vos adversaires ont dans
l' esprit les mêmes idées que vous.
Mais, n' allez point aux philosophes : interrogez le
peuple. Demandez-lui pourquoi Adraste aime mieux
der à ses passions que de les combattre ? Il vous
pondra, Adraste n' a point eu d' éducation ; il
s' est toujours trouvé dans de mauvaises compagnies.
Mais pourquoi Adraste n' a-t-il point eu d' éducation ?
Pourquoi ces mauvaises compagnies ? Le peuple ne va
pas jusqu' à ces pourquoi ; et combien de philosophes
qui sont ici peuple !
Adraste aime mieux céder à ses passions que de les
combattre, parce que son entendement manque du degré
de perfection nécessaire pour lui faire distinguer
le vrai bien du bien apparent, et que ses affections
et la disposition naturelle de son corps favorisent
la décision de l' entendement.
Mais, pourquoi cette imperfection de l' entendement,
ces affections, cette disposition naturelle du
corps ?
Le manque d' éducation, le genre de vie, les
préjugés et mille autres circonstances ont concouru
à ces effets.
p119
Mais, toutes ces circonstances sont extérieures et
ne dépendent point originairement du fait
d' Adraste. Elles dérivent d' un enchaînement
infini de causes et d' effets, et cet enchaînement
tient au systême général.
L' homme vertueux est celui qui se conforme à
l' ordre : l' homme vicieux est celui qui trouble
l' ordre. Nous estimons l' un, nous mésestimons
l' autre : nous serrons le diamant, nous jetons
le caillou.
Le mérite est vertu ou perfection : le démérite est
vice ou imperfection.
Chapitre 58.
des loix divines et humaines considées dans le
systême de la nécessi.
les différentes especes de loix qui sont prescrites
aux hommes sont différentes sources de déterminations.
Le but de la révélation est de nous fournir les
plus puissans motifs pour nous porter au bien.
Mais, pourquoi ce divin flambeau n' éclaire-t-il pas
tous les hommes ? Pourquoi la crasse ignorance,
l' idolatrie monstrueuse, la folle superstition
régnent-elles sur de très-grandes parties du
genre humain ?
Vous l' avez appris : le systême général renfermoit
certe diversité de perfection dont vous cherchez
l' origine. Les moeurs,
p120
les coutumes, le gouvernement, la religion, le
climat, etc. Sont les causes naturelles et prochaines
de ces différences. Dieu a prévu ces causes et il
a approuvé qu' elles eussent leur effet, parce qu' il
a vu que le monde où cela entroit étoit bon .
Par une suite dume plan Dieu a voulu que la
vélation chrétienne fût le moyen qui portât une
partie du genre humain au plus haut degré de
perfection morale l' humanité puisse parvenir.
Qu' on ne demande donc point si la révélation est
cessaire ou simplement utile : elle est
absolument nécessaire pour porter les hommes au plus
grand degré de la perfection ou du bonheur. Mais
il est une infinité de degrés de perfection ou de
bonheur au-dessous de celui-là.
Héros chrétiens réjouissez-vous ! Faites retentir
les airs de chants d' allégresse ! Célébrez
l' auteur de l' univers. Vous êtes au sommet de la
perfection.
Héros chrétiens, ne vous énorgueillissez point !
qu' avez-vous que vous ne l' ayez reçu ? Et si vous
l' avez reçu, pourquoi vous en glorifieriez vous
comme si vous ne l' aviez point reçu ?
p121
chapitre 59.
de la priere, dans le systême de la nécessi.
si tout a été arrangé dès le commencement ; si les
événemens naissent les uns des autres par une
génération nécessaire ; si l' univers se développe
comme un grand arbre ; pourquoi lever les mains
et les yeux vers le ciel ; pourquoi adresser
à la sagesse éternelle des prieres également
indiscretes et superflues ?
Ce langage n' est point du tout celui de la
philosophie dont j' expose ici les grands principes.
La priere est l' hommage naturel que la cature doit
à son créateur. La priere a été pvue. Elle
entroit dans le plannéral : elle y entroit comme
moyen de graces et de sanctification. Elle y entroit
encore comme un lien de charité, destiné à rappeller
aux hommes des besoins et un pere communs.
Chapitre 60.
des peines et des récompenses de la vie à venir,
dans le systême de la nécessité.
qu' entends-je ! Les plaintes ameres, les cris
perçans que pousse vers le ciel une multitude de
scélérats ou de malheureux qui n' ont été, qui ne
sont, et qui ne seront tels qu' en vertu de l' ordre
préétabli.
p122
Non, ces cris ne m' allarment point. De cette vallée
de misere je m' élance dans le séjour de l' éternité.
Là, je vois tous les hommes jouir du bonheur, mais
dans une proportion relative au degré de perfection
morale qu' ils ont eu ici bas. Tous avancent sans
cesse de perfection en perfection. Tous sont
contens de la place qu' ils occupent, parce que
tous voient distinctement que c' étoit celle qui leur
convenoit, et que où qu' ils eussent été placés ils
auroient pu toujours ambitionner des places plus
relevées ; la distance du fini à l' infini étant
infinie. En un mot ; les moins heureux s' écrient
qu' ils préférent infiniment leur état à la
non-existence.
Il est des récompenses et des peines : il est un
bonheur et un malheur à venir. Les récompenses,
suites naturelles de la vertu, iront sans cesse
en augmentant, parce que l' ame se perfectionnera
sans cesse. Les peines, suites naturelles du vice,
iront sans cesse en diminuant, parce qu' elles
rapprocheront sans cesse le vicieux de l' ordre
et que Dieu veut essentiellement le bonheur de
toutes ses créatures : la justice est dans cet
être adorable la bonté dirigée par la sagesse.
Nous serons jugés, non sur ce qu' on suppose que nous
aurions pu faire et que nous n' aurons pas fait, mais
uniquement sur ce que nous aurons fait. Et ce
jugement ou cette imputation consistera à traiter
chaque homme relativement au degré de perfection ou
d' excellence qui se trouvera en lui.
Celui-la sera jugé le plus vertueux dont la vertu
aura été plus habituelle. La vertu ne consiste pas
dans un trait : elle se forme de l' assemblage d' une
multitude de traits dont la variété, la beauté et
l' accord composent une vie.
Tachez donc de contracter l' habitude de la vertu :
fortifiez en vous cette habitude, et votre nature
sera d' être vertueux.
p123
Chapitre 61.
de l' habitude en néral.
les mouvemens que les objets impriment au cerveau
l' ame les reproduit ; et plus elle les reproduit,
plus elle acquiert de facilité à les reproduire.
Si deux ou plusieurs mouvemens ont été excités à
la fois, et que l' ame veuille reproduire un de ces
mouvemens, il arrivera presque toujours que les
autres mouvemens se reproduiront en même tems.
Voila l' habitude. Comment se forme-t-elle ?
Question infiniment intéressante, et dont
l' éclaircissement répandroit le plus grand jour
sur toutes les opérations de notre ame. Que sont,
en effet, ces opérations, sinon des mouvemens et des
pétitions de mouvemens ?
L' habitude naît dans l' enfance : elle se fortifie
dans la jeunesse : elle s' enracine de plus en plus
dans l' age viril : elle est indestructible dans
la vieillesse.
L' habitude tient donc à l' état des fibres. Elle se
forme pendant qu' elles sont assez souples pour se
prêter aux impressions qu' elles reçoivent. Elle se
fortifie à mesure que les actes se réiterent et
que les fibres acquierent plus de solidité.
p124
Chapitre 62.
de la maniere dont l' habitude se forme.
la répétition fréquente dume mouvement dans la
me fibre change jusqu' à un certain point l' état
primitif de cette fibre. Les molécules dont elle
est composée se disposent les unes à l' égard
des autres dans un nouvel ordre relatif au genre
et au degré de l' impression reçue. Par ce nouvel
arrangement des molécules la fibre devient plus
facile à mouvoir dans un sens que dans tout autre.
Les sucs nourriciers se conformant à la position
actuelle de ces molécules, se placent en
conséquence. La fibre croît ; sa solidité augmente,
la disposition contractée se fortifie, s' enracine,
et la fibre devient de jour en jour moins
susceptible d' impressions nouvelles.
Chapitre 63.
comment l' habitude s' affoiblit et se fortifie.
si le mouvement impri à une fibre n' y est pas
pété ou qu' il ne le soit qu' au bout d' un fort
long espace de tems, l' efficace de la disposition
primitive et des mouvemens intestins, souvent
contraires, effacera peu à peu dans cette fibre
le pli qui avoit commencé à s' y former, et
l' habitude ne se contractera point.
Il en sera de même si la fibre éprouve successivement
un grand nombre d' impressions différentes. Ces
impressions se
p125
détruiront mutuellement, et la fibre ne retiendra
aucunetermination particuliere.
Exceptez de ces cas celui une fibre reçoit une
si forte impression que l' effet en est permanent
et atteint jusqu' à la vieillesse. Il est un terme
au-delà duquel les molécules élémentaires ne
sauroient changer de situation. La force qui agit
sur les élémens des corps a ses loix. Ces loix sont
les résultats nécessaires des rapports qu' a le
sujet de cette force avec le sujet de la matiere.
Mais l' un et l' autre nous sont inconnus.
Plus une fibre a de force originelle, plus elle a
de capacité à retenir les impressions qu' elle a
contractées. Les molécules une fois disposées dans
un certain ordre, prennent plus difficilement de
nouvelles positions.
Ce que je viens de dire d' une fibre doit s' appliquer
à un organe, à un membre, au corps.
Chapitre 64.
l' habitude, source des goûts, des penchans, des
inclinations, des moeurs, du caractere.
la facilité avec laquelle les fibres encore tendres
se prêtent aux premieres impressions qu' elles
reçoivent, la résistance qu' elles apportent à
contracter de nouveaux plis dès qu' elles se sont
endurcies jusqu' à un certain point, sont la vraie
source des goûts, des penchans, des inclinations,
des moeurs, du caractere, etc.
p126
L' ame est un être qui agit par l' intervention d' un
autre être. Les facultés de l' ame sont modifiées
par l' état du corps.
L' état du corps est déterminé par la naissance et
par les impressions du dehors.
Le corps est une production organique qui résulte
du concours de deux productions organiques de même
genre. Il participe aux qualités de l' une et de
l' autre dans une certaine proportion.
Le degré d' activité de chaque individu conspirant
fixe cette proportion.
Le corps apporte donc en naissant desterminations
particulieres, en vertu desquelles il est plus ou
moins susceptible de certaines impressions.
Lesmes objets ne produisent donc pas les mêmes
effets sur tous les cerveaux. Chaque cerveau a dès
la naissance un ton, des rapports qui le distinguent
de tout autre.
Le changement d' état que subit un cerveau
immédiatement après la naissance par l' impression
des objets, est toujours en raison composée de
l' activité de ces objets et de la disposition
primitive des fibres.
Tout mouvement qui affecte le siege de l' ame
change la maniere d' exister de l' ame, et ce
changement est une perception ou une sensation.
La diversité des perceptions et des sensations
dépend donc
p127
de la diversité des mouvemens que les objets
excitent dans le siege de l' ame.
Tout changement dans l' existence de l' ame lui est
agréable,sagréable ou indifférent.
Toute maniere d' exister dont l' ame desire la
continuation est plaisir.
Toute maniere d' exister dont l' ame desire la
cessation est déplaisir.
Toute maniere d' exister dont l' ame ne desire ni
la continuation ni la cessation lui est indifférente.
Le plaisir et la douleur sont les effets nécessaires
d' une loi qui veut qu' à un certain état du cerveau
ponde constamment dans l' ame une certaine
modification.
Le sentiment qui accompagne cette modification, le
desir qu' elle excite, l' acte qui le suit sont des
sultats nécessaires de la nature de l' ame.
Comme être sentant, l' ame se porte nécessairement
vers les objets qui sont propres à lui procurer du
plaisir, et se détourne cessairement de ceux qui
sont propres à lui causer de la douleur.
Comme être mouvant, l' ame agit plus facilement sur
des fibres encore souples, que sur des fibres déja
endurcies, sur des fibres douées d' une certaine
tendance au mouvement que l' ame veut leur imprimer,
que sur des fibres douées d' une tendance opposée
ou différente.
L' ame se plait dans l' exercice facile de ses forces.
p128
Chapitre 65.
du plaisir et de la douleur.
le plaisir et la douleur sont de trois genres.
Il est des plaisirs et des douleurs purement
physiques ou corporels, qui n' affectent que la
partie inférieure et grossiere de l' ame, la
faculté sensitive.
Il est des plaisirs et des douleurs spirituels, qui
affectent principalement la partie supérieure de
l' ame, l' entendement et la réflexion.
Il est des plaisirs et des douleurs qu' on peut
nommer mixtes , parce qu' ils tiennent le milieu
entre ceux-là, qu' ils participent à la nature des uns
et des autres. Les plaisirs et les douleurs de
l' imagination sont la plupart de ce genre.
Les plaisirs et les douleurs du premier genre sont le
partage de l' enfance. Ceux du troisieme genre
affectent sur-tout la premiere jeunesse. Ceux du
second genre sont l' appanage de la raison.
Nous ignorons quelle espece de mouvement produit
telle ou telle espece de plaisir, telle ou telle
espece de douleur physique.
Mais nous savons que tout mouvement est susceptible
d' augmentation, et que le même mouvement, qui
dans un certain degré nous a causé du plaisir,
commence à nous causer
p129
de la douleur dès qu' il passe ce degré et qu' il
tend à désunir les molécules des fibres.
L' intensité de la douleur est proportionnelle au
nombre des molécules sunies et au tems employé
à les désunir. Un tems plus court suppose un plus
grand effort.
Le plaisir physique consistera donc en général dans
une douce agitation, dans un léger ébranlement,
dans de petites et de très promptes vibrations
des molécules.
De cette douce agitation au mouvement qui opere la
désunion il y a bien des degrés. Tous ces degrés ne
composent qu' une même chaîne.
Chapitre 66.
des effets qui résultent de l' impression des
objets sur les sens de l' enfant.
le plaisir étant attaché de sa nature à un certain
mouvement, le penchant que l' ame témoigne souvent
dès l' enfance pour certains objets, résulte du
mouvement que ces objets impriment à un ou
plusieurs sens ou à différentes parties du
me sens.
L' éloignement de l' ame pour d' autres objets dérive
d' une impression contraire.
L' aptitude ou l' inaptitude à un mouvement suit de la
génération.
p130
Un enfant recherche certains alimens, il se plait à
certains tons, il se déclare pour certaines
couleurs ; c' est que les papilles de sa langue ont
avec certains sels ou certains mêlanges des rapports
qu' elles n' ont pas avec d' autres sels et d' autres
langes : c' est que les mouvemens des fibres de
l' ouie et de celles de la vue destinées à
transmettre à l' ame certaines vibrations de l' air
et de la lumiere sont plus dans la proportion
nécessaire au plaisir, que ceux des autres fibres.
Les premieres impressions de plaisir que l' ame
éprouve à la présence d' un objet déterminent sa
maniere de penser à l' égard de cet objet et de
tous ceux qui ont avec lui quelque rapport.
La maniere de penser termine la maniere d' agir.
L' ame recherchera donc ces objets dans leur rapport
à ses penchans les plus décidés.
La fréquence des actes décide le penchant. Elle
augmente la disposition au mouvement. Plus de
mobilité facilite plus le rappel et rend les
images plus vives. Plus de vivacité dans les
images met plus d' activité dans les desirs.
p131
Chapitre 67.
de l' éducation considérée dans ses effets les
plus généraux.
la force de l' éducation modifie la force du
naturel. L' éducation est une seconde naissance
qui imprime au cerveau de nouvelles déterminations.
En offrant aux sens dans un certain ordre une suite
variée d' objets, elle diversifie les mouvemens des
organes. Par là elle développe et perfectionne
différentes facultés, elle fait germer divers
talens, elle met en jeu différentes affections.
Ces facultés, ces talens, ces affections sont
différentes manieres de goûter l' existence,
différentes sources de plaisir.
Les modifications de l' existence sont ce qui la
caractérise et fixe sa valeur.
L' éducation ne crée rien ; mais elle met en oeuvre
ce qui est créé. Elle roit des mains de la
nature une machine admirable dans sa composition,
et qui, selon qu' elle est maniée, produit la
toile la plus grossiere ou un chef-d' oeuvre des
gobelins.
p132
Chapitre 68.
de ce qui constitue la perfection de l' éducation.
la perfection de l' éducation consiste à multiplier
les mouvemens du sensorium le plus qu' il est
possible ; à combiner ces mouvemens de toutes les
façons assignables et conformes à la destination
de l' individu ; à établir entre ces mouvemens une
liaison en vertu de laquelle ils se succedent dans
le meilleur ordre ; enfin, à rendre habituel tout
cela.
Chapitre 69.
que le naturel modifie les effets de l' éducation.
mais comme l' éducation ne forme point le naturel, elle
ne le détruit point non plus. Le naturel modifie
donc à son tour l' éducation ; et c' est à bien
connoître la force du naturel que consiste
principalement le grand art de diriger l' homme.
Arator plante des chênes dans un terrein léger et
graveleux : ils languissent ; leurs jets sont
foibles, les, en petit nombre. Arator ! Vous
vous méprenez : le chêne mâle et vigoureux ne se
plait que dans une terre compacte et nourrissante :
mais la vigne saura trouver dans ce terrein aride
des sucs proportionnés à la finesse et à la
volatilité de son nectar.
p133
Chapitre 70.
des dispositions naturelles de l' esprit.
le matériel de la mémoire, de l' imagination, de
l' attention, de la réflexion, du génie est une
certaine nature de fibres, une certaine disposition
du cerveau.
Le spirituel de ces facultés est un certain exercice
de la force motrice de l' ame, d' où naissent
différentes idées et différentes combinaisons
d' idées ; ou pour parler plus exactement, c' est
l' ame elle-même en tant qu' elle agit sur différens
points du sensorium et qu' elle modifie
différemment son action.
Le degré de perfection de chaque faculté répond
donc à l' état des fibres qui sont les instrumens
de cette faculté.
L' expérience seule manifeste cet état. Elle apprend
quels sont les objets qui agissent sur le cerveau
avec le plus de force ; quels sont les mouvemens
que les fibres contractent avec le plus de
facilité.
Les idées attachées à ces mouvemens seront celles
que l' ame aimera le plus à reproduire et à
combiner, parce qu' elle le fera avec moins de
travail.
Il en est des fibres qui servent aux opérations
chaniques, comme de celles qui servent aux
opérations intellectuelles. Elles ont, ainsi
que ces dernieres, leurs terminations primitives,
que l' expérience découvre, et en vertu desquelles le
p134
corps est plus ou moins propre à certains
mouvemens et à certaines suites de mouvemens.
Du commerce mutuel de ces deux ordres de fibres
naît l' harmonie qui regne entre les sens et les
membres.
L' effet de cette harmonie est un tel accord entre
les impressions d' un ou de plusieurs sens et les
mouvemens d' un ou de plusieurs membres, que les
uns répondent aux autres.
Le plus ou le moins de justesse d' un ou de plusieurs
sens, leur accord plus ou moins parfait avec un ou
plusieurs membres, la souplesse plus ou moins
grande de ces derniers décident du plus ou du moins
de disposition à certaines professions ou à
certains arts.
L' extreme justesse de l' oreille, son accord parfait
avec l' organe de la voix, la grande flexibilité
de cet organe forment une disposition naturelle
pour le chant. Un coup d' oeil sûr et prompt, une
imagination qui saisit et retrace avec force et
justesse les images qui se peignent au fond de
l' oeil, l' aptitude de la main à exprimer par ses
mouvemens les traits de ces images sont des
dispositions naturelles pour le dessin.
Une heureuse mémoire conduit à l' étude des faits.
Un grand fonds d' imagination et un penchant marqué
pour l' harmonie sont le germe du poëte. Une
attention soutenue et beaucoup de cette sorte
d' imagination qui saisit les propriétés d' une figure,
les rapports et les combinaisons des nombres et des
grandeurs annoncent le ometre.
p135
Chapitre 71.
en quoi consiste principalement la sagesse de
l' éducation dans la maniere dont elle démêle les
dispositions naturelles de l' esprit et dont elle
les met en oeuvre.
la sage éducation mêle ces dispositions naturelles
et s' y conforme. Elle sait imaginer les expériences
propres à les lui faire connoître. Comme Ulisse
elle sait découvrir Achille et le rendre à sa
ritable destination. Fidele à suivre la nature,
industrieuse à la seconder elle met chaque cerveau
à sa place, et donne à chaque talent l' exercice qui
lui convient. Persuadée qu' il n' est point de tête
si disgraciée qui ne puisse figurer dans le monde
moral, elle ne se rebute point, et le mauvais succès
de ses premieres épreuves ne fait que l' exciter à
en tenter de nouvelles. Raisonnable dans ses desirs,
parce qu' elle est fort éclairée, elle n' a point la
sotte ambition de vouloir monter tous les cerveaux
sur les tons les plus élevés. Elle sait se borner
quand la nature le demande et renoncer sans
chagrin à faire un artiste, quand il n' y a de la
matiere que pour faire un laboureur. Elle ne
cherche point la pêche fondante sur l' épine,
le muscat parfumé sur la ronce. Instruite de
l' utilité de chaque production, elle n' enprise
aucune. Le désordre seul lui déplait. Une heureuse
disposition laissée sans culture, un talent
déplacé, voilà ce qui la choque. Elle veut que tout
être tende à la plus grande perfection qui convient
à sa nature ; et elle préfere sagement l' excellence
dans un genre inférieur à ladiocrité dans un
genre supérieur. Elle croit que la masse du
bonheur départi au genre humain se forme par la
union des services particuliers de tous les
individus. Elle n' oublie point
p136
qu' il falloit sur la terre des mousses, des vers,
des limaçons, comme il y falloit des pommiers,
des boeufs, des chameaux.
Chapitre 72.
des dispositions naturelles du coeur.
la vertu, comme les talens, tient beaucoup au
physique. Elle se façonne dans la matrice comme
l' oeil, l' oreille, la main. On naît tempérant,
humain, courageux, comme on naît musicien,
dessinateur, poëte. Le coeur a comme l' esprit ses
fibres, ses humeurs, son méchanisme.
Des fibres douées d' une grande élasticité, un sang
bouillant et qui se porte avec impétuosité dans le
coeur donnent à l' homme un certain sentiment de ses
forces, qui est inséparable de la confiance en ces
forces, et cette confiance est le principe du
courage. Des papilles diocrement sensibles, un
estomac qui demande peu sont la cause naturelle
de la sobriété. Un genre nerveux délicat, une
imagination qui peint avec assez de force pour
faire ressentir à l' ame quelque chose d' analogue
à ce qu' éprouvent les malheureux constituent le
matériel de la pitié. Des solides d' une élasticité
tempérée, des humeurs difficiles à émouvoir, une
bile peu abondante sont le physique de la douceur.
p137
Chapitre 73.
comment l' éducation cultive et ennoblit les
dispositions naturelles du coeur.
l' éducation ennoblit ces dons de la nature et les
éleve par degrés au rang de vertus morales. Elle
transplante dans ses jardins ces plantes sauvages :
la culture qu' elles y roivent les perfectionne,
les multiplie ; donne des graces à leur port,
augmente la vivacité et la variété de leurs
couleurs, releve le goût et le parfum de leurs
fruits. La nature aidée par cette main habile
s' empresse de répondre à ses soins.
Par un sage régime l' éducation prévient des excès
dangereux. Elle retient la vertu dans les bornes
de l' utile, et en l' unissant inséparablement
à la raison, elle lui donne son ritable lustre.
L' éducation modere la trop grande énergie d' un
tempérament vertueux en le dirigeant sans cesse
vers sa fin naturelle. Les idées d' ordre, de
beauté, de convenance qu' elle fait entrer dans
l' entendement instruisent l' ame du rapport qu' a un
certain exercice de la vertu avec son bonheur ; et
l' heureuse expérience qu' elle fait de cet exercice
fortifie en elle le goût de la vertu.
p138
Chapitre 74.
du régime de l' éducation à l' égard des tempéramens
vicieux.
la nature est souvent vicieuse. Les plus mauvaises
dispositions sont un présent de la naissance comme
les dispositions les plus heureuses. Il est des
vices de tempérament comme il est des vertus de
tempérament. La même main a formé le lion courageux
et le daim timide, le porc glouton et l' ane sobre,
le léopard farouche et le chien docile, le loup
cruel et l' innocent agneau.
L' éducation prudente n' attaque point de front un
tempérament vicieux : elle ne le combat point à
force ouverte. Les coups qu' elle lui porteroit
pourroient atteindre au principe de la vie. Elle
se conduit avec plus d' art. Au lieu d' opposer au
torrent l' inflexibilité de la roche, elle ne lui
oppose que la souplesse de l' osier. Elle se laisse
pénétrer jusqu' à un certain point ; elle cede avec
mesure : elle prend un peu du mouvement afin d' en
faire perdre. Elle détourne à propos tout ce qui
pourroit augmenter l' effort du courant et grossir
ses eaux. Elle parvient ainsi peu-à-peu à
surmonter sa violence, à empêcher ses débordemens,
à modérer sa pente, à changer la direction. Ce
torrent qui menaçoit les campagnes, ne coule plus
que pour les embellir et les fertiliser. Ses eaux
terribles maniées par cet excellent ingénieur vont
rendre à la société des services de tout genre.
Elles vont remplacer une multitude de bras, animer
une infinité de machines.
Ce n' est donc pas tant à détruire le tempérament
vicieux,
p139
qu' à le contenir dans certaines limites et à faire
une juste application de cette force, que
l' éducation déploie son génie. Elle veut du
mouvement : il est l' ame du monde. Elle redoute
un repos, une inaction qui conduiroit à une
funeste léthargie. Mais, elle ne redoute pas moins un
trop grand mouvement, un mouvement qui tendroit à
pervertir, à détruire l' individu. Elle écartera donc
avec le plus grand soin tout ce qui pourroit
exciter un semblable mouvement dans des fibres
disposées à le recevoir. L' effet qu' il y produiroit
ne seroit pas absolument momenta. L' état actuel
des molécules élémentaires des fibres, leur
arrangement, leur position respective s' en
ressentiroient plus ou moins ; et ce changement,
quelque léger qu' il fût, seroit toujours un
nouveau degré de propension ajouté à ceux que
les fibres posséderoient déja.
Cet effet seroit encore plus dangereux s' il étoit
accompagné de sensations agréables et un peu vives.
L' imagination s' y trouveroit intéressée. Elle
reproduiroit ces sensations ; et en les reproduisant
elle augmenteroit la disposition des organes
à les transmettre. Elles acquerroient ainsi plus
de vivacité et solliciteroient l' ame plus fortement.
p140
Chapitre 75.
de la liaison qui est entre les talens et de celle
qui est entre les vertus. Que l' éducation
s' applique à connoître ces liaisons, à les
fortifier, à les étendre.
un talent se lie à un autre talent, une vertu à une
autre vertu, une habitude à une autre habitude. Il
n' est rien d' absolument isolé. Une même chaîne
unit tout ; pénetre le physique et le moral ;
embrasse tous les mouvemens du corps, toutes les
idées de l' esprit, tous les sentimens du coeur.
L' éducation suit le fil de cette chaîne : ses yeux
perçans le démêlent lorsqu' il est
presqu' imperceptible : ils découvrent des liaisons
qui échappent au commun des hommes. L' éducation
s' applique à fortifier ces liaisons, à les étendre,
à les multiplier. Elle voit quels talens, quelles
vertus peuvent germer du talent dominant, de la
vertu principale ; et c' est à procurer le
développement de ces boutons précieux qu' elle met
ses soins.
Elle hâte lentement cet important ouvrage.
Scrupuleuse imitatrice de la sage nature, elle ne
va point par sauts. Elle ne précipite point son
oeuvre. Elle n' entreprend point de faire développer
un nouveau bouton que le rameau qui doit le
nourrir n' ait acquis une certaine consistance.
Elle ne multiplie point les branches aux dépens du
tronc. La conservation et l' accroissement de celui-ci
forment toujours
p141
le grand objet de son travail ; et elle est aussi
vere à retrancher tout ce qui pourroit l' épuiser,
qu' intelligente à cultiver ses productions les
plus utiles. En cherchant à multiplier les
talens dans le même individu, à y développer de
nouvelles qualités, elle se donne bien de garde
d' affoiblir le talent dominant, la vertu distinctive.
Elle sait que c' est dans ce talent, dans cette
vertu que se trouve la plus grande perfection du
sujet, la source la plus sûre et la plus féconde
des services que la société peut en retirer.
L' éducation est donc très-attentive à conserver
au sujet ce qui constitue, en quelque sorte,
son essence morale. Elle travaille à renforcer de
plus en plus les traits qui le caractérisent, à les
rendre ineffaçables.
Chapitre 76.
de l' universalité des talens.
il apparoît de tems en tems de ces cerveaux
heureux, de ces prodiges du monde moral qui
offrent aux yeux étonnés des semences de presque
tous les talens. La nature semble s' être plûe à
leur prodiguer ses dons les plus rares, à y
concentrer des richesses qu' elle a coutume de
partager très-inégalement entre un grand nombre
d' individus. Mémoire, imagination, jugement,
attention, génie, perfection des sens, disposition
des organes, tout paroît concourir à rendre
ces cerveaux des instrumens universels des sciences
et des arts. L' ame qui possede un tel cerveau
peut habiter indifféremment toutes les régions du
vaste empire des sciences. Elle a les qualités,
l' espece de tempérament qui conviennent à chaque
climat.
p142
Chapitre 77.
de la conduite de l' éducation à l' égard de
l' universalité des talens.
cette abondance extraordinaire, cette étonnante
profusion n' exige pas moins d' art dans l' éducation
qu' une triste stérilité. Ces talens n' ont pas tous
la même énergie : ils ne tendent pas tous avec la
me force à se développer. Ils sont les résultats
nécessaires d' une organisation très-compliquée :
dans une semblable organisation une parfaite
égalité de tendance seroit presqu' impossible.
L' éducation s' attachera donc à découvrir de quel
té la nature incline le plus, afin de fortifier
ces penchans naissans. Un jardinier exrimenté et
intelligent sait démêler les boutons qui promettent
le plus et leur conserver l' avantage qu' ils
tiennent de la nature. Il détermine habilement
la seve à se porter vers eux en plus grande
abondance. Il prévient à tems des dérivations qui
pourroient leur dérober une nourriture nécessaire à
l' entretien et à l' augmentation de leurs forces.
La démocratie dans les talens n' est pas sujette à
de moindres imperfections que celles qui
l' accompagnent dans l' état civil. Une monarchie
bien réglée a constamment plus d' activité, de
nerf, de vigueur. Elle tend plus directement à son
but, et ce but est une gloire plus solide. Elle
pense plus fortement et plus en grand. Elle exécute
avec plus de reté et de promptitude. Elle
favorise plus efficacément le commerce, les sciences,
les arts. Elle ne pousse pasanmoins également
toutes les branches de son commerce ; elle ne cultive
pas avec le même soin toutes les sciences et tous
les arts. Cela ne
p143
la conduiroit qu' à une certaine diocrité en tout
genre. Mais elle étend davantage les branches de son
commerce dont elle a lieu d' espérer de plus sûrs
profits, des richesses plus durables : elle donne
de plus puissans encouragemens aux sciences et aux
arts auxquels ses sujets sont le plus propres. Par
là elle atteint dans certains genres à une perfection
qui lui acquiert sur ses voisins un empire plus
glorieux que celui qui naît de la conquête.
L' activité de l' ame est bornée : c' est un feu qui ne
peut embraser qu' une certaine quantité de matiere.
Le trop diviser, c' est l' affoiblir ; le concentrer
sur un petit nombre de corps, c' est l' entretenir et
l' augmenter. Réunissez donc ces rayons trop
divergens, et ils produiront les plus grands
effets. Ils jetteront au loin la plus vive lumiere.
Ils nétreront les tissus les plus serrés,
décomposeront les corps les plus durs.
Mais, si l' éducation ne se laisse point entraîner
aux appas séduisans de l' universalité des talens,
d' un autre côté elle est éloignée d' étouffer des
dispositions qui peuvent être cultivées avec
avantage. Telles sont celles qui par leur liaison
avec le talent dominant tendent à lui donner plus de
lustre, à l' élever à une plus grande perfection.
Ces talens secondaires sont chers à l' éducation.
Ce sont de petits ruisseaux destinés à grossir une
source, de petites forces qui conspirent avec la
force principale. Les rapports qui lient ces talens
rendent leur développement plus facile. La
nourriture que reçoit une branche se communique
bientôt aux autres. La germination de tous ces
petits talens répand dans le cerveau une variété
féconde en grands effets. Pour former d' agréables
accords, le ton principal doit être accompagné de
tous ses harmoniques.
p144
Chapitre 78.
des talens purement curieux, et de l' art avec
lequel l' éducation sait les rendre utiles.
il est des talens, il est des goûts purement
curieux, et qu' on admire à-peu-près comme certains
insectes à cause de leur singularité ou de leur
industrie. L' éducation, qui ramene tout à l' utile,
imite ces physiciens ingénieux et zélés pour le
bien public, qui en étudiant ces insectes cherchent
à ycouvrir quelque utilité cachée.
Bon, attiré par l' éclat et la variété des couleurs de
certaines araignées, fixe sur elles des regards
curieux. Il observe qu' elles renferment leurs
oeufs dans une espece de bourse ou de coque d' une
soie très-fine et très-lustrée. Il contemple
avec un secret plaisir la maniere industrieuse dont
cette coque est construite, arrêtée, défendue.
Mais il n' en demeure pas là : le curieux est entre
les mains du sage le fil qui conduit à l' utile :
bon imagine de faire travailler ces araignées pour
l' usage de l' homme. Il rassemble un grand nombre
de ces insectes ; il recueille avec soin leurs
coques jusquesinconnues ou négligées, et après
avoir donà la soie qui les compose les préparations
convenables, il en forme des tissus d' une beauté
parfaite, des tissus supérieurs à tout ce qu' on
voit en ce genre. Il entreprend encore de tirer de
cette soie des goûtes pareilles à celles que la
chymie sait extraire de la soie des vers, et le
rite des nouvelles goûtes l' emporte à quelques
égards sur celui des anciennes.
p145
Réaumur suivant avec sa sagacité ordinaire les
teignes domestiques, admire la façon ingénieuse de
leurs fourreaux, l' art avec lequel elles savent les
fixer, les alonger, les élargir. La même matiere
qui sert à vêtir l' insecte sert à le nourrir.
Réaumur observe avec surprise que les excrémens des
teignes ont précisément la couleur du drap qu' elles
ont rongé. L' action de leur estomac n' a altéré en
rien la vivacité de la teinte. Cette observation qui
seroit demeurée stérile dans tout autre cerveau,
prend dans celui de Réaumur une forme utile. Il lui
vient en pensée de proposer aux peintres de
s' assortir de poudres colorées auprès des teignes,
en leur faisant ronger des draps de toutes
couleurs et de toutes nuances de couleur.
Le jeune ornithophile est passionné des oiseaux et
sur-tout des oiseaux de proie. Il en remplit ses
appartemens, et il lui reste à peine de la place
pour loger sa propre personne. Il n' a de commerce
qu' avec eux ; ils lui tiennent lieu de tout. Il
passe des journées entieres à contempler leur bec
crochu, leurs serres tranchantes, leurs couleurs
nuées, ondées, tranchées. Il sait le nombre de
leurs grosses plumes, et il n' est pas une
écaille de leurs jambes qui ne l' ait occupé quelques
heures. Le feu de leurs yeux, la fierté de leur
contenance, leur force, leur rapacité l' enchantent,
le transportent. Il tressaille de joie
quand ils accourent au leurre et qu' ils déchirent la
viande qu' il leur présente. Il déplore alors le sort
de ceux qui sont insensibles à ces plaisirs ; leur
indifférence l' étonne, et il ne cooit pas qu' on
puisse vivre heureux sans quelque connoissance des
oiseaux de proie. L' éducation sourit de
l' enthousiasme d' ornithophile, et appercevant sous
cette écorce singuliere les germes d' un observateur
et d' un naturaliste, elle projette de les développer.
Elle conduit ornithophile dans une bibliotheque.
Là, elle lui met en mains un traité d' ornithologie,
elle lui montre ses chers favoris peints d' après
le naturel. Ornithophile, qui a l' imagination pleine
des originaux,
p146
découvre bientôt des défauts dans les copies : ici,
c' est un bec trop recourbé ; là, c' est un oeil qui
n' est pas assez ouvert ou une tête trop applatie :
ailleurs, c' est un corsage trop effilé, des
couleurs mal rendues, une queue trop courte
ou trop fermée, des doigts mal proportionnés, etc.
Toutes ces remarques sont justes, et l' éducation ne
manque point de les approuver. Elle propose ensuite
à ornithophile de jeter un coup d' oeil sur
l' histoire particuliere de chaque oiseau. Il
n' en trouve pas les descriptions moins défectueuses
que les figures, et il indique bien des
particularités qu' il a observées et qui ont été
omises. L' éducation applaudit au naturaliste
naissant, et flattant adroitement son amour propre,
elle l' invite à écrire ses observations et à les
perfectionner, afin de les communiquer aux maîtres
de l' art. Ornithophile se laisse aisément persuader :
il se met à écrire ; les découvertes se multiplient ;
l' esprit d' observation seveloppe, et l' éducation
n' a plus qu' à le porter sur d' autres sujets
d' histoire naturelle ou de physique.
Phidias a un talent particulier pour imiter en
pâte tout ce qu' il voit. L' éducation substitue
à cette pâte une pierre molle ; elle arme les
mains de Phidias d' un ciseau ; elle en fait un
sculpteur.
Archytas, encore enfant, ne peut détacher ses yeux
de dessus un moulin ; et il a à peine l' usage bien
libre des doigts qu' il se met à contrefaire la
machine. L' éducation feint d' admirer beaucoup sa
petite invention ; et en lui en indiquant cependant
d' une maniere indirecte les défauts les plus
sensibles, elle l' invite à la corriger. Encouragé
par ces éloges, excité par son goût naturel
Archytas construit un grand nombre de moulins,
et le dernier construit a toujours quelque degde
supériorité sur le précédent. Archytas acquiert
ainsi une certaine adresse des doigts, un certain
sentiment des proportions
p147
chaniques dont l' éducation prévoit assez les
suites et qu' elle se propose de cultiver. Dans cette
vue, elle offre successivement aux yeux d' Archytas
des moulins de différentes constructions plus
composés les uns que les autres. Le jeune artiste
surpris de cette varté à laquelle il ne
s' attendoit pas, sent redoubler en lui le goût de
l' imitation. à ces moulins l' éducation fait
succéder les machines qui s' en rapprochent le
plus, à celles-ci d' autres machines plus composées
et plus curieuses. Archytas que ces nouveautés
enflamment de plus en plus, atteint en peu de tems
à une dextérité singuliere et à un degré d' intelligence
peu commun à son âge. Il est déja méchanicien par
goût et par pratique : mais la théorie lui manque,
et sans elle il ne sauroit aller bien loin.
L' éducation, qui connoît ses besoins, travaille
incessamment à lui inculquer les principes d' une
science pour laquelle il témoigne tant de vocation.
Elle suit dans ses instructions théorétiques la
me méthode qu' elle a à suivre dans les instructions
pratiques : elle conduit Archytas du simple au
composé, du connu à l' inconnu. Elle irrite sa
curiosité ; elle aiguise sa pétration. Enfin,
elle lui dévoile les mysteres les plus profonds
de cette belle science. Par ces soins éclairés,
par cette heureuse culture Archytas devient le
pluslebre méchanicien de son siecle. Il a
commenpar des imitations grossieres des machines
les plus communes ; il finit par l' invention de
tiers qui exécutent seuls les plus belles
étoffes.
p148
Chapitre 79.
du soin qu' a l' éducation d' exercer agablement
les forces de l' esprit.
quelle que soit la nature du plaisir, il est certain
qu' il ne se trouve point dans un exercice trop
pénible des facultés. Il faut toujours qu' il y ait
une proportion entre la puissance et lasistance,
entre la dépense que l' ame fait de ses forces et
l' acquisition qui résulte de cette dépense.
Si la résistance surmonte trop la puissance ; si
l' ame dépense beaucoup pour ne rien acquérir ou
pour acquérir très-peu, elle ne sentira que les
efforts, et ce sentiment sera un sentiment
désagréable, une pure fatigue.
Si, au contraire, la résistance est telle qu' elle
cede graduellement aux efforts de la puissance,
l' ame aura du plaisir, et elle en aura d' autant
plus, que ces richesses croîtront davantage dans
un tems donné, et qu' elle pourra juger de ses
progrès par une comparaison plus exacte et plus
suivie.
étudiez donc la portée actuelle des esprits, des
talens, des facultés ; et vous entretiendrez
constamment entre la puissance et lasistance
cette proportion admirable qui tend les ressorts
de l' ame sans les affoiblir. Ces ressorts une fois
faussés par une résistance trop opiniâtre,
perdroient leur activité, qu' il seroit ensuite
difficile de rétablir.
écartez le goût : il est inséparable de la
paresse qui éteint toutes les facultés. Imitez
la nature : elle parvient par
p149
la voie du plaisir à une fin nécessaire. Elle a
attacla conservation de l' individu et celle de
l' espece à des sensations ts-agréables. Quand vous
conduirez l' ame à la perfection par la route du
plaisir, vous la conduirez sûrement. Combien de
génies qu' une méthode contraire a fait avorter !
Combien de talens étouffés ou dénérés dès leur
naissance par une culture mal entendue ! Non ; les
irruptions des barbares n' ont pas fait à la
société des maux plus réels que ceux qu' elle
éprouve chaque jour d' une semblable culture.
Chapitre 80.
des progrès de l' esprit ou de la gradation qu' on
observe dans l' acquisition de ses connoissances.
l' esprit végete comme le corps. Il est une gradation
nécessaire dans l' acquisition de nos connoissances
et dans le développement de nos talens, comme il en
est une dans l' accroissement de nos membres. Il
n' est point en notre pouvoir de doubler, de tripler
dans un instant le degré d' un talent ; de passer
sans milieu d' une rité d' un genre à une vérité
d' un autre genre ; de découvrir du premier coup
tout ce que renferme un sujet.
Cela est d' une évidence parfaite. Les moyens par
lesquels nous acquérons des idées et ceux par
lesquels nous opérons entraînent par eux-mêmes la
succession. L' oeil, l' oreille, la main sont des
instrumens qui n' agissent que successivement.
Le cerveau ne reçoit que de la même maniere leurs
impressions. La lecture, la conversation,
l' expérience, la ditation sont inséparables de la
succession. L' ame ne sauroit saisir
p150
tout d' un coup les rapports qui lient deux vérités
un peu éloignées. Elle n' y parvient que par
l' intervention d' idées moyennes, et toute la
théorie du raisonnement repose sur ce principe.
Les génies les plusnétrans, les plus profonds
ne se distinguent des autres hommes que parce qu' ils
emploient un plus petit nombre de milieux. Leur vue
plus étendue saisit des rapports plus éloignés.
Ils ne marchent pas, ils volent ; mais toujours
leur vol est-il successif.
Parcourez toutes les sciences et tous les arts ;
suivez toutes les découvertes, toutes les inventions
et vous verrez qu' il n' en est point qui n' ait son
échelle, ses gradations, son mouvement. Tantôt
l' échelle se trouvera composée d' un très-grand
nombre d' échelons distribués irguliérement ;
tantôt le nombre des échelons sera fort petit et
leur distribution réguliere ; tantôt la ligne
parcourue sera une ligne droite, tantôt ce sera
une courbe très-composée, très-bisarre. Les
circonstances, la nature du sujet, la lenteur
ou la rapidité des esprits, la disette ou
l' abondance des génies détermineront ces
variétés.
Ce seroit assurément un ouvrage bien intéressant
que celui qui exposeroit sous nos yeux dans une
suite de tableaux lescouvertes les plus utiles,
les plus brillantes, et la ritable marche des
inventeurs. Un pareil ouvrage seroit la meilleure
introduction à l' histoire de l' esprit humain. Les
moires que les physiciens et les naturalistes
publient en seroient d' excellens matériaux. L' esprit
d' observation qui s' y montre par-tout est l' esprit
universel des sciences et des arts. C' est cet
esprit qui va à la découverte des faits par la
route la plus sûre, et qui voit toujours naître
sous ses pas des vérités nouvelles. Mais quelle
est la science où les progressions de cet esprit
soient exprimées par une suite de degrés plus
nombreuse, plus étendue, plus liée que dans la
géométrie !
p151
Nous la voyons cette science, aujourd' hui si
sublime, naître comme un ver des fanges du Nil,
tracer en rampant les bornes des possessions, se
fortifier peu à peu, prendre des ailes, s' élever
au sommet des montagnes, mesurer d' un vol
hardi les plaines célestes, percer enfin dans la
région de l' infini.
L' éducation dressera donc son plan d' instruction
sur la génération la plus naturelle des idées. Elle
choisira dans chaque sujet celles qui seront les
plus lumineuses, les plus intéressantes, les plus
capitales. Elle les distribuera suivant leurs
rapports les plus prochains. Elle en composera
des suites qui représenteront fidélement la
marche de l' esprit dans la recherche du vrai.
Elle conservera tous les milieux nécessaires,
et ne supprimera que ceux qui pourroient causer de
l' ennui et du dégoût. Elle tâchera de faire du
cerveau confié à ses soins un édifice dont toutes
les pieces communiquent les unes avec les autres
dans un ordre commode, naturel, élégant. Elle y
nagera des avenues faciles, agréables. Elle suivra
dans les proportions les ornemens, les ameublemens
la loi sévere que lui imposera la destination de
l' édifice. Elle ne confondra point l' économie d' un
temple avec celle d' un palais, l' ordonnance d' un
théatre avec celle d' un arsenal. Lorsqu' un
mouvement conduit à un autre mouvement ; lorsque les
idées naissent les unes des autres, que les
comparaisons, les images, les transitions ne servent
qu' à ypandre plus de clarté, à lier plus
fortement tous les chaînons de la chaîne, l' ame
retient mieux ce que l' on veut qu' elle retienne, elle
exerce toutes ses facultés avec une aisance, un
agrément qui en assurent les progrès.
p152
Chapitre 81.
flexions générales sur les méthodes
d' instruction.
si nous jugeons sur les principes que nous venons de
poser durite des ouvrages qui ont pour objet
l' instruction de la jeunesse, et qui s' annoncent
sous les différens titres d' elémens,
d' introductions , d' abrégés , d' entretiens ,
de catéchismes , etc, quels seront les sultats
d' un semblable examen ?
Cet enchaînement naturel desrités qui contribue
tant à les graver dans la mémoire y sera-t-il bien
observé ? Les forces de l' ame y seront-elles
nagées avec cet art qui les entretient et les
augmente ? La curiosité, toujours si agissante,
y recevra-t-elle la nourriture propre à aiguiser
son appétit ? L' agréable y conduira-t-il toujours
à l' utile ? Des fleurs, mêlanes et distribuées
avec gt, y cacheront-elles des épines qu' il
seroit dangereux de laisser appercevoir ? L' esprit y
embellira-t-il la raison ; la raison y
ennoblira-t-elle l' esprit ? Au lieu de la vivacité,
de la délicatesse et du badinage léger du dialogue,
n' y éprouverons-nous point le froid, la pesanteur
et le rieux d' une dissertation ? N' y verrons-nous
point avec surprise l' architecture gothique du
onzieme siecle mise en oeuvre dans des édifices du
dix-septieme ? N' y remarquerons-nous point des
colonnes énormes employées à soutenir un simple
dais, et de petits pilastres appellés à porter le
poids immense d' une voûte ? Les distributions n' y
offriront-elles point d' embarras et d' obscurité ?
Les avenues n' y seront-elles point des labyrinthes ?
p153
Chapitre 82.
de la maniere d' enseigner les premiers principes
de la religion.
j' ouvre un catéchisme à l' usage des enfans, qu' on
dit fait par un habile homme : j' y vois à la tête
cette question ; qu' est-ce que Dieu ? La réponse
est aussi sensée que la demande ; Dieu est un
esprit infini et tout parfait, éternel, tout
puissant, présent par-tout. Quoi donc ! Un seul
de ces attributs suffiroit pour absorber le
philosophe le plus profond, et vous voulez en
faire entrer toute la collection dans la tête
d' un enfant ! Sans doute, que vous ne prétendez pas
qu' il comprenne ces termes ? Et pourquoi, je vous
prie, chargez-vous si inutilement sa mémoire ?
Que diriez-vous d' un traité de géométrie élémentaire
qui commenceroit par les propriétés de la parabole
ou par les suites infinies ? Si vous voulez
parler de Dieu à l' enfant, faite le lui connoître
sous les images sensibles d' un pere, d' un ami, d' un
bienfaiteur absent qui lui envoie chaque jour de quoi
fournir à ses besoins et à ses plaisirs.
Je continue à feuilleter ce catéchisme ; et je
trouve dès la seconde ou la troisieme section la
doctrine des anges fideles et des anges rebelles ;
satan esprit malin, orgueilleux, artificieux,
tentateur de nos premiers parens, ennemi naturel de
l' homme, etc. à quoi bon cela, je le demande ;
qu' à jeter dans l' ame de l' enfant des terreurs
paniques, que les discours d' un domestique ignorant
et superstitieux ne manqueront pas de fortifier ?
Je confesse innument que je ne connois point
l' utilité de ces instructions ; et je souhaiterois
ardemment que toute cette doctrine des démons eût
été reléguée pour toujours dans la philosophie
orientale.
p154
La maniere de présenter les dogmes de la religion aux
enfans n' est guere moins absurde. On diroit qu' on
n' ait pour but que d' exercer leur mémoire ou plutôt
de l' accabler par cet assemblage de termes obscurs,
taphysiques et quelquefois contradictoires.
Est-ce là cette religion annoncée aux simples
et faite pour éclairer l' entendement et toucher
le coeur ? Ou n' est-ce point plutôt un extrait
de théologie scholastique ?
Que dirons-nous encore de la morale, déja si seche
par elle-même, et qu' on prend soin de rendre encore
plus rebutante par cette ennuyeuse cathégorie de
vertus et de vices ?
Pour moi, si j' avois à dire ma pensée sur
l' instruction des enfans, sujet si important, si
rebattu, mais sur lequel on ne sauroit trop
rebattre, j' avouerois que tous nos catéchismes me
paroissent inutiles ou même nuisibles à cette fin.
Je voudrois ne parler de Dieu et de la religion à
l' enfant que lorsque sa raison auroit atteint une
certaine maturité. Il me semble que l' idée assez
claire et toujours présente du pouvoir paternel
suffit pour diriger cet âge tendre, sans qu' il soit
besoin d' y faire intervenir la notion psychologique
d' un esprit infini dont il ne sauroit concevoir
l' existence. Quand je vois un enfant joindre
les mains à demi, lever vers le ciel des yeux qui
ne disent rien, réciter à la hâte d' un ton piteux
et d' une voix mal articulée une priere qu' il a
apprise avec beaucoup de peine, je ne vois qu' un
jeune singe qui répéte sa leçon. De telles prieres
ne sauroient être d' aucune utilité pour celui qui les
fait ni édifiantes pour ceux qui les écoutent ; et
elles jettent même une sorte de ridicule sur ce que
la religion a de plus saint. Je voudrois donc
n' entretenir d' abord l' enfant que des choses les
plus sensibles, que des objets qui s' offriroient
à lui tous les jours. Je n' oublierois point que si
nous sommes machines, c' est sur-tout à cet âge,
et que les ressorts de cette machine qu' il s' agit
p155
de monter sont les sens. J' instruirois l' enfant de
ses devoirs sans paroître l' en instruire. J' en
resserrerois le nombre le plus qu' il me seroit
possible, en lesduisant des relations les plus
prochaines, les plus essentielles, des relations qui
auroient pour objets immédiats son propre corps,
ses parens et les personnes avec lesquelles il auroit
à vivre. Je l' intéresserois à l' observation de ces
devoirs principalement par le bien naturel qui en
sulte. Je les lui ferois goûter en les lui rendant
toujours utiles, et en en bannissant avec soin la
gêne, le dégt et le chagrin. La table, le jeu,
la promenade seroient l' école où il recevroit
ses instructions. Les fables de La Fontaine
l' amuseroient utilement. Je saisirois toutes les
occasions qui s' offriroient naturellement de glisser
dans son ame quelque vérité, developper dans son
coeur quelque sentiment. J' exciterois son petit
amour propre par des éloges et des récompenses
dispensés à propos et par une émulation bien nagée.
Je le formerois à la réflexion en conversant souvent
avec lui et en lui laissant une grande liberté de
m' interrompre et de dire tout ce qu' il penseroit.
Je ferois rencontrer sous ses pas, comme par
hasard, une de ces merveilles de la nature dont
tous les yeux sont frappés : je lui en développerois
peu-à-peu les particularités les plus curieuses et
les plus à sa portée. Je lui ferois desirer
de voir d' autres objets de ce genre. Je
l' acheminerois ensuite insensiblement à s' enquérir
de l' auteur de ces choses. Je lui ferois chercher,
et je chercherois avec lui cet esprit invisible
qui semble nous dire par-tout, me voici.
J' échaufferois sa curiosité pour cet être le plus
intéressant de tous les êtres ; et je la
satisferois en le lui faisant connoître sur-tout
par ses attributs moraux. Je m' attacherois à lui
rendre Dieu aimable, à imprimer pour lui dans son
coeur le même amour, et s' il étoit possible un
amour plus vif, que celui qu' il ressentiroit
pour ses parens les plus chers. Je me ferois une
espece de devoir de ne parler jamais de Dieu qu' avec
un air de recueillement et en accompagnant la
prononciation de ce nom auguste
p156
de gestes propres à faire sur l' esprit de l' enfant
une impression mêlée de joie et de respect. Je lui
montrerois ce tendre pere pressé sans cesse du soin
de ses catures, leur donnant à toutes la pâture,
le vêtement et le domicile. Un gâteau d' abeilles,
la coque d' un ver à soie, le nid d' un oiseau seroient
mes démonstrations. Le ramenant ensuite à lui-même,
je lui ferois remarquer le nombre et l' excellence
des biens par lesquels Dieu a voulu distinguer
l' homme de tous les animaux. Je lui découvrirois
enfin dans lademption le trait le plus touchant
de la bonté divine. Je lui produirois Jésus-Christ
sous la relation simple et tout-à-fait intelligible
d' un envoyé, dont la mission a pour objet principal
d' annoncer le pardon au pécheur qui se repent et de
mettre en évidence la vie et l' immortalité.
J' applanirois à ses yeux la route du salut. Je
ferois des loix du seigneur un joug facile et un
fardeau léger . J' accoutumerois le jeune homme
à envisager la religion comme ce qui doit égayer
toutes ses occupations, assaisonner tous ses
plaisirs, embellir autour de lui toute la nature.
Je voudrois que cette idée riante, je serai
éternellement heureux, l' accompagt par-tout,
qu' elle assistât à son coucher et à son lever ;
qu' elle le suivît dans la compagnie et dans la
solitude, qu' elle dissipât ou adoucît tous les
chagrins qui pourroient s' élever dans son ame.
Je ferois souvent retentir à ses oreilles ce chant
d' allégresse, paix sur la terre et bonne volonté
envers les hommes .
p157
Chapitre 83.
du caractere.
quand un talent s' est développé jusqu' à un certain
point ; quand une vertu ou un vice ont poussé des
racines assez profondes, ils deviennent, pour ainsi
dire, un centre d' attraction qui exerce sa
puissance sur tout ce qui l' environne. Toutes les
facultés spirituelles et corporelles se ressentent
plus ou moins de l' énergie de cette force. Le
cerveau se modelant sur son impression, façonne en
conséquence les sucs nourriciers, et leur donne un
arrangement relatif au ton dominant.
De là naît le caractere, qui n' est que l' ensemble
ou le résultat des dispositions habituelles.
Chaque talent, chaque profession, chaque état a son
caractere que l' observateur attentif découvre, que le
moraliste étudie, que le législateur consulte.
La multiplicité des talens, des vertus ou des vices
dans le même sujet rend le caractere plus compliqué,
d' unecomposition plus difficile.
On a dit que c' est un caractere bien fade que de n' en
avoir aucun. Ces termes expriment assez bien cette
extrême médiocrité en tout genre, ce parfait
unisson de plusieurs riens, de plusieurs qualités
manquées, qui laissent un homme dans une
indétermination si complete qu' on ne sait à quelle
classe il appartient ni quelle valeur lui assigner.
Un tel homme n' a proprement ni talent ni vertu ni
vice. Il en est de ces caracteres
p158
indéterminés, comme de ces visages qui n' ont point
de physionomie, parce qu' ils n' ont aucun trait qui
saille.
Il faut que l' éducation s' industrie beaucoup pour
trouver dans un fond aussi ingrat quelque disposition
qui mérite d' être cultivée par préférence. Elle ne
doit cependant pas désespérer de ses soins. Souvent
la nature se plait à cacher des dons estimables sous
des apparences qui promettent peu. Elle veut être
sollicitée à se produire ; et elle ne se découvre
qu' à ceux qui savent l' interroger.
Chapitre 84.
du pouvoir de l' éducation.
c' est un grand pouvoir que celui de l' éducation :
l' univers est plein de ses effets. La génération
peut mettre entre les habitans d' un même lieu des
différences marquées ; elle peut accorder aux uns
des dispositions qu' elle refuse aux autres ; mais ces
dispositions que deviendroient-elles si l' éducation
ne s' en saisissoit pour les faire valoir ? C' est
elle qui rend assez souvent les membres d' une même
famille aussi différens entr' eux que le sont les
habitans de climats éloignés. C' est elle qui fait
fleurir aujourd' hui sur les bords de la Seine et
sur ceux de la Tamise un peuple de savans, à la
place duquel on ne vit autrefois qu' une nation de
barbares. C' est elle qui conserve à la Chine depuis
près de trois mille ans sa religion, ses loix, ses
moeurs, ses sciences et ses arts. C' est elle enfin
qui transportera quelque jour sur les rives sauvages
de l' Amazone les sciences européennes, et qui
transformera l' américain stupide en métaphysicien
profond.
p159
D' vient la distance énorme qui sépare l' immortel
Newton du pâtre grossier ? La nature n' auroit-elle
pas pêtri leurs cerveaux dume limon ; auroit-elle
mis dans l' un des parties qui ne se trouveroient
point dans l' autre ; ou auroit-elle arrangé dans
l' un certaines parties tout autrement qu' elle ne les
auroit arrangées dans l' autre ? Non ; le cerveau du
pâtre a essentiellement les mêmes organes, la
me structure, le même tissu que celui du
philosophe ; et si ce dernier a quelque avantage qui
n' ait pas été donné à l' autre, cet avantage n' est pas
tel qu' il eût fait de Newton, placé dans les
Orcades, le Newton qu' on a vu briller à Londres.
L' éducation a opéré ce prodige dont nous cherchons
la cause prochaine : elle a élevé le philosophe au
sein de la lumiere ; elle a laissé ramper le pâtre
dans l' épaisse nuit.
Chapitre 85.
continuation du même sujet.
le pouvoir de l' éducation ne se borne point à cette
vie : il perce au-delà du tombeau, et porte ses
heureuses influences jusques dans l' éternité.
Après s' êtreveloppé par degrés insensibles,
l' homme atteint l' âge de maturité. Dans cet âge il
déploie toutes ses forces, il exerce toute son
activité, il gte la plénitude de l' existence.
Mais ce solstice de la vie humaine dure peu.
Bientôt l' homme choit ; ses forces s' affoiblissent ;
son activité diminue ; et cet affoiblissement
graduel le conduit insensiblement à la vieillesse,
qui est suivie de la mort.
p160
L' homme, cet être excellent, dans lequel nous
découvrons tant de traits d' une origine céleste,
ne vivroit-il donc que la vie de l' éphemere ? Tant
de vertus, tant de lumieres, tant de capacités à
acquérir n' auroient-elles pour fin que d' embellir
un instant le tableau changeant de l' humanité, en
rendant à la société des services nécessaires ?
La raison peut élever ces doutes, parce qu' elle
peut craindre d' être privée pour toujours d' un
bonheur qu' elle desireroit qui ne finît point,
et qu' ignorant le plan de l' univers, elle ignore
si ce desir s' accorde avec ce plan. Mais lorsqu' elle
fléchit profondément sur la simplicité de l' ame
et sur les perfections divines, elle y découvre des
motifs suffisans pour se persuader que l' ame
continuera d' exister après la destruction du corps
grossier qu' elle anime aujourd' hui. S' il reste
là-dessus quelques inquiétudes à la raison, c' est
sur le besoin que l' ame a d' un corps pour exercer
ses facultés. La révélation vient dissiper ces
inquiétudes en enseignant aux hommes le dogme
important de la résurrection, dogme si consolant,
et en même tems si conforme aux notions les plus
saines de la philosophie. La souveraine sagesse
a donc de grandes vues sur l' homme. Elle a placé
au-dedans de lui le germe d' une immortalité
glorieuse. Elle a semé sur la terre le grain qui
renferme ce germe précieux ; elle a voulu qu' il y
prît ses premiers accroissemens, qu' il y portât ses
premiers fruits ; et elle s' est proposée de le
transplanter un jour dans un terrein plus fertile,
il recevra la culture propre à donner à ses
productions toute la perfection qu' elles sont
capables d' acquérir.
L' éducation commence ici bas ce grand ouvrage. Elle
prépare le coeur et l' entendement pour cet état
futur : elle les rend propres à habiter le séjour
de la vertu et de la lumiere.
p161
Mais, qu' est-ce que ce germe qui doit se velopper
un jour avec tant d' éclat ? Un voile épais le
dérobe à nos foibles yeux et ne laisse à notre
curiosité avide que la ressource des conjectures.
Ce germe seroit-il un corps organique de matiere
éthérée ou d' une matiere analogue à celle de la
lumiere ? Seroit-il le véritable siege de l' ame ?
Le corps calleux n' en seroit-il que l' enveloppe
grossiere ? Les esprits animaux, destinés à
transmettre à ce corps éthéré les ébranlemens des
objets, y produiroient-ils des impressions durables,
source de la personnalité ? Les esprits
animaux eux-mêmes seroient-ils d' une nature
analogue à celle de la lumiere ou de la matiere
électrique ? L' action des visceres n' auroit-elle
pour but que de séparer ce feu élémentaire des
alimens dans lesquels on sait qu' il est renfer ?
Les nerfs ne seroient-ils que les cordons destinés
à la transmission de cette matiere dont la
rapidité est si merveilleuse ? Le corps éthéré
contiendroit-il en petit tous les organes du corps
glorieux que la foi espere et que s Paul nomme
corps spirituel , par opposition au corps
animal ? La résurrection ne seroit-elle que le
développement prodigieusement accéléré de tous ces
organes ? Une lumiere céleste, infiniment plus
active que la liqueur qui opere le développement
du germe grossier, opéreroit-elle le développement
du germe immortel ?
Tout n' est que changement et que développement.
Contenus originairement en petit dans des germes
les corps organisés ne font que sevelopper, et
l' instant ce développement commence est ce que
nous nommons improprement génération . La nature
prépare de loin ses productions ; elle les
fait passer successivement par différentes formes
pour les élever enfin au dernier terme de leur
perfection. Quelle distance entre la plante
renfere encore dans la graine et cette même plante
parvenue à son parfait accroissement ! Quelle
différence entre la chenille et le papillon qui en
doit naître, entre ce ver
p162
hérissé de poils qui rampe pesamment sur la terre et
qui ne se nourrit que d' alimens grossiers, et cet
animal paré des plus riches couleurs, qui fend l' air
d' un vol léger et qui ne vit que de rosée !
Cependant, la chenille est un véritable papillon
sous une forme empruntée. La main savante et délicate
d' un Swammerdam ou d' un Réaumur sait faire tomber
ce masque et produire à nos yeux surpris les
parties propres au papillon.
L' homme ne paroît point non plus ici bas sous sa
ritable forme : ce n' est point lui que nous
voyons ; ce n' est que cette enveloppe terrestre
qu' il doit rejeter. La mort, si redoutable au
vulgaire, n' est pour une ame philosophique que la
mue qui doit précéder une heureuse transformation.
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