enfin, dans l'un ou l'autre cas, l'intérêt, dis-je, de ce moment acheté à si haut prix aux
dépens du bien public, prévaut à toutes ces suites funestes, quelque nombreuses et
quelque effroyables qu'elles soient, qui sont inséparables de cette conduite.
Et puis, quand tous ces moyens sont à bout, un homme est criminel parce qu'il n'a pu faire
l'impossible et donner ce qu'il n'a point; on le traîne en prison et on l'y tient des mois
entiers, par un surcroît de perte de biens, savoir, celle de son temps et de son travail, qui
est son unique revenu, ainsi que celui de l'État et du prince.
Voilà le beau ménage de l'argent dans les tributs, qui ne diffère guère, s'il ne le surpasse,
[de] celui des brigands, puisque au moins, dans ce dernier, ce qui est enlevé de force
demeure dans l'État et il n'y a que la justice de blessée, au lieu que, dans l'autre manière,
le tout est anéanti.
En quoi le prince et les personnes mêmes, lesquelles, sur deux cents setiers de récoltes,
n'en veulent payer que quatre, pour en laisser contribuer à un misérable de trente sur
vingt, prennent tout à fait le change, bâtissant absolument leur ruine, comme on fera voir
dans un chapitre particulier des véritables richesses, où l'on montrera que ces personnes
puissantes y auraient gagné, si elles avaient voulu contribuer aux impôts de cinquante
setiers sur les deux cents mentionnés, et feront même un profit considérable quand elles
en voudront user de la sorte, et ne pas abîmer un misérable dont le maintien faisant toute
l'opulence des riches, quoique ce soit la chose qu'ils conçoivent le moins, il ne peut être
détruit sans rendre sa perte commune à tout l'État.
Dans les impôts qu'on tire sur les liqueurs dans certains États, l'argent sert de manteau
pour le moins à d'aussi grandes absurdités; sous cette couverture, on suppose et on exige
l'impossible, sans que les suites funestes d'une pareille conduite puissent presque jamais
faire revenir les auteurs de démarches si effroyables.
On pense tranquillement, en cet article de liqueurs, que l'argent croît dans une vigne ou
dans la futaille, et non pas que l'on ne peut recouvrer ce métal que par la vente de cette
denrée; et cela seulement jusqu'à la concurrence, non de ce qui s'en trouve produit par la
nature, mais qu'il faut que sur le prix qui en provient, il y en ait une partie qui soit sacrée et
sur laquelle on ne puisse rien prendre sans crime, savoir, celui qu'il a fallu pour parvenir
aux frais, et sans lesquels il n'y aurait rien du tout pour qui que ce soit au monde.
Il faut bien que cela soit, encore une fois, et que l'on suppose ce prodige, quand on
demande tranquillement, et sans prétendre déroger aux lois de la sagesse, de la prudence
et de la politique la plus consommée, la valeur de quarante muids de vin sur une pièce de
vigne qui n'en a produit que trente, et celle de trois cents pintes de vin sur une futaille qui
n'en contient que deux cents; en sorte que l'abandon entier qu'on en peut faire ne puisse
point acquitter le marchand, et qu'il faut que sa personne et ses autres biens répondent du
surplus, ce qui n'est pas absolument sans exemple en quelques contrées de l'Europe, et
est un mal contre lequel on n'a point trouvé d'autre remède que de tout abandonner, c'est-
à-dire la denrée en question, afin d'en être quitte par la perte de ce seul genre de biens, ce
qui va dans plusieurs contrées à des centaines de millions par an; et par dessus cela, le
mal, se recommuniquant à toutes les autres espèces par une solidité d'intérêts qu'elles ont
entre elles, fait que cette même destinée gagne à peu près tous, les autres genres de
biens; et voilà d'où procèdent ce grand déchet et cette épouvantable diminution arrivée à
toutes choses, tant meubles qu'immeubles, dans ces mêmes pays. L'argent y a
transgressé ses bornes naturelles d'une façon effroyable, il a pris un prix de préférence sur
toutes les autres denrées, avec lesquelles il doit être seulement en concurrence pour
conserver l'harmonie d'un État, c'est-à-dire une opulence générale; ce qui fait que, bien
loin de servir à faciliter le trafic et l'échange des besoins de la vie, il en devient le tyran et le
vautour, s'en faisant immoler tous les jours des quantités effroyables par un pur
anéantissement, pour procurer très peu de ce métal par rapport à ce qu'il en coûte à tout
un corps d'État, à des entrepreneurs qui le possèdent moins innocemment que des voleurs
de grands chemins, bien qu'ils ne pensent rien moins, attendu que les désastres que cette
acquisition cause l'emportent de vingt fois sur les autres, quelque grands et quelque
violents qu'ils soient.