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la Langue Fraaise (InaLF)
Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de
l'empire de la Chine et de la Tartarie chinoise [Document électronique] / par le
P. J.-B. du Halde
ANCIENN. ETENDUË MONARCHIE CHIN.
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La Chine a cet
avantage sur toutes
les autres nations
du monde,
que durant plus
de 4000 ans elle
a été gouvernée
presque toûjours
par les princes naturels
du pays, avec la même forme d' habit,
de moeurs, de loix, de coûtumes
et de manieres, sans avoir jamais rien
changé à ce que ses anciens legislateurs
avoient sagement établi dès la naissance
de l' empire.
Comme ses habitans trouvent chez
eux tout ce qui est necessaire aux commoditez
et aux délices de la vie, ils ont
cru se suffire à eux-mêmes, et ont affecté
de n' avoir aucun commerce avec le reste
des hommes. L' ignorance dans laquelle
ils ont vécu des pays éloignez, les a entretenus
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dans la persuasion ridicule, qu' ils
étoient les maîtres du monde, qu' ils en
occupoient la plus considérable partie,
et que tout ce qui n' étoit pas la Chine,
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n' étoit habité que par des nations barbares.
Cet éloignement de tout commerce
avec les etrangers, joint au génie
ferme et solide de ces peuples, n' a pas
peu contribà conserver parmi eux cette
constante uniformité de leurs usages.
Il y a parmi les sçavans de la Chine
deux opinions sur l' origine et le commencement
de leur empire ; car ils ne
s' arrêtent pas aux réveries d' un peuple
ignorant et crédule, qui sur la foi de
quelques livres apocrifes et fabuleux,
cherchent la source de leur monarchie
dans des siécles imaginaires, qui précedent
la création du monde. Les historiens
les plus célebres distinguent dans
la chronologie chinoise, ce qui est manifestement
fabuleux, ce qui est douteux
et incertain, et ce qui est sûr et indubitable.
Ainsi ne voulant s' attacher qu' à
ce qui leur paroît avoir quelque fondement
de vérité, ils marquent d' abord
comme une chose sûre, qu' on ne doit
faire nulle attention aux tems qui ont
précedé Fo Hi, lesquels sont incertains,
c' est-à-dire, qu' on ne peut les ranger
suivant une exacte et vraye chronologie,
et que ce qui précede Fo Hi, doit passer
pour mythologique.
Ces auteurs regardent donc Fo Hi
comme le fondateur de leur monarchie,
lequel environ 200 ans après le déluge,
suivant la version des septante, regna
d' abord vers les confins de la province
de Chen Si, et ensuite dans la province
de Ho Nan, qui est située presque au milieu
de l' empire, après quoi il fricha
toutes les terres qui s' étendent jusqu' à
la mer orientale.
C' est là le sentiment de presque tous
les lettrez, et cette chronologie fondée
sur une tradition constante, et établie
dans leurs plus anciennes histoires,
qui n' ont pu être alterées par les etrangers,
est regare de la plûpart des
sçavans comme incontestable.
D' autres auteurs chinois ne font remonter
leur monarchie qu' au regne
d' Yao, qui selon l' opinion des premiers,
n' est que leur cinquiéme empereur ;
mais si quelqu' un s' avisoit de la borner
à des tems posterieurs, non-seulement
il se rendroit ridicule, mais il s' exposeroit
encore à être châtié séverement, et
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me à être puni de mort. Il suffiroit
aux missionnaires de donner un simple
soupçon en cette matiere dont ensuite
on eût connoissance, pour les faire chasser
de l' empire.
Ce qu' il y a de certain, c' est que la
Chine a été peuplée plus de 2155 ans
avant la naissance de Jesus-Christ, et
c' est ce qui se démontre par une éclypse
de soleil arrivée cette année là, comme
on le peut voir par les observations astronomiques
tirées de l' histoire et d' autres
livres chinois, lesquelles ont été
données au public en l' année 1729.
On a vu finir les plus anciens empires ;
il y a long-tems que ceux des assyriens,
desdes, des persans, des
grecs, et des romains ne subsistent
plus ; au lieu que la Chine semblable à
ces grands fleuves, dont on a de la peine
à découvrir la source, et qui roulent constamment
leurs eaux avec une majesté
toûjours égale, n' a rien perdu pendant
une si longue suite de siécles, ni de son
éclat, ni de sa splendeur.
Si cette monarchie a été quelquefois
troublée par des guerres intestines, par
la foiblesse et la mauvaise conduite des
empereurs, ou par une domination
étrangere, ces intervales de troubles et
de divisions ont été courts, et elle s' en
est presque aussi-tôt relevée, trouvant
dans la sagesse de ses loix fondamentales,
et dans les heureuses dispositions des
peuples, une ressource aux malheurs
dont elle sortoit.
Ainsi pendant 4000 ans et d' avantage
le trône impérial a été occu sans
interruption par vingt-deux différentes
familles, et l' on compte deux cens trente-quatre
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empereurs chinois, qui ont
regné successivement jusqu' à l' invasion
du roy tartare, qui s' empara de la couronne
il y a environ 85 ans, et qui a
donné jusqu' ici à la Chine trois empereurs
de sa famille, sçavoir Chun Tchi qui
a regné 17 ans, Cang Hi qui en a reg
61 et Yong Tching qui est sur le trône
depuis l' année 1722.
Cette conquête qui se fit avec une facilité
surprenante, sur le fruit de la mésintelligence
des chinois, et des diverses
factions qui partageoient la cour et l' empire.
La plus grande partie des troupes
impériales étoient alors vers la grande
muraille, occupée à repousser les efforts
d' un roy des tartares orientaux, appellez
Mantcheoux.
Ce prince pour se vanger de l' injustice
faite à ses sujets dans leur commerce
avec les marchands chinois, et du peu
de cas que la cour avoit fait de ses plaintes,
étoit entré dans le Leao Tong, à la tête
d' une puissante armée : la guerre
dura quelques années : il y eut différens
combats donnez, des villes assiegées,
des courses et des irruptions faites sur
les terres de la Chine, sans qu' ont
dire de quel té panchoit la victoire,
parce qu' elle favorisoit tour à tour l' un et
l' autre parti.
L' empereur Tsong Tching demeuroit
tranquille dans sa capitale, et il n' avoit
gueres sujet de l' être. Le supplice injuste
auquel il avoit condamné un ministre
accredité et lié avec les principaux de la
cour, sa séverité excessive, et son extrême
avarice, qui l' empêcherent de rien
relâcher des tributs ordinaires qu' il exigeoit
du peuple, et cela dans le tems de la
plus grande disette, aigrirent extrémement
les esprits et les porterent à la volte :
les contens se multiplierent dans la
capitale et dans les provinces.
Un chinois de la province de Se
Tchuen nomLi Cong Tse, homme hardi
et entreprenant, profita de ces conjonctures,
et se mit à la tête d' un grand nombre de séditieux.
Son armée grossissoit
tous les jours, par la multitude
descontens qui s' y joignoient. En
peu de tems il se rendit maître de plusieurs
villes considérables, il conquit
des provinces entieres, et gagna les peuples
en les éxemptant des tributs dont ils
étoient surchargez, en destituant les
magistrats, et en les remplaçant par
d' autres, sur la fidélité desquels il comptoit,
et à qui il commandoit de traiter
ses sujets avec douceur. D' un autre côté
il saccageoit les villes où il trouvoit la
moindre résistance, et les abandonnoit
au pillage de ses soldats.
Enfin après s' être enrichi des dépoüilles
de la délicieuse province de Ho-Nan,
il pénétra dans la province de
Chen Si, il crut qu' il étoit tems de
se clarer empereur. Il prit le nom de
Tien Chun qui signifie, celui qui obéit au
ciel, afin de persuader aux peuples qu' il
étoit l' instrument dont le ciel se servoit,
pour les délivrer de la cruelle tyrannie
des ministres qui les opprimoient.
Quand le rebelle se vit dans le voisinage
de Peking, où la division qui régnoit
parmi les grands, lui avoit donné
lieu denager par ses emissaires des
intelligences secretes, il ne perdit point
de tems, et songea sérieusement à se rendre
maître de cette capitale : elle se trouvoit
désarmée d' une grande partie des
troupes, qu' on avoit envoyées sur la
frontiere de Tartarie : plusieurs des
chefs de celles qui y restoient, étoient
gagnez, et prêts à seconder le dessein
du tyran : de plus, il avoit fait glisser
dans la ville grand nombre de ses plus
braves soldats déguisez en marchands,
ausquels il avoit donné dequoi lever des
boutiques, et faire le commerce, afin
que dispersez dans tous les quartiers,
ils pussent y répandre la terreur, et favoriser
son irruption, lorsqu' il se présenteroit
avec son armée devant les murailles.
Des mesures si bien prises lui réüssirent :
à peine parut-il, qu' une des portes
de la ville lui fut ouverte avant le
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lever du soleil : la résistance que firent
quelques soldats fidéles, ne fut pas longue.
Li Cong Tse traversa toute la ville
en conquerant, et alla droit au palais.
Il avoitja forcé la premiere enceinte,
sans que l' empereur en eût connoissance,
et ce malheureux prince n' apprit
sa triste destinée, que lorsqu' il ne lui
étoit plus libre d' échaper à la fureur
de son ennemi. Trahi, abandonné de
ses courtisans, et craignant plus que la
mort de tomber vif entre les mains d' un
sujet rebelle, il fit un coup de désespéré,
il descendit dans un de ses jardins avec
sa fille, et après l' avoir abbatue à ses
pieds d' un coup de sabre, il se pendit à
un arbre.
Après cette mort, tout se soumit à
cette nouvelle puissance. Le tyran pour
s' affermir sur le trône, commença par
faire mourir plusieurs grands mandarins,
et tira des autres de grosses sommes
d' argent. Il n' y eut qu' Ou San Guey
général des troupes postées sur les frontiéres
de la Tartarie, qui refusa de le
reconnoître pour souverain. Ce géral
avoit son pere à Peking nommé Ou.
C' étoit un vieillard vénérable par son
âge et par ses dignitez. Le nouvel empereur
le fit venir, et lui ordonna de
le suivre dans l' expédition qu' il alloit
faire.
Aussi tôt il part à la tête de son armée,
pour allerduire le général des
troupes chinoises, qui s' étoit renfer
dans une ville de Leao Tong. Après
en avoir formé le siége, il fit approcher
des murailles le vieillard chargé de
fers, et menaça le général de faire égorger
son pere à ses yeux, s' il ne se soumettoit
de bonne grace.
Ou San Guey sentit à ce moment les
divers combats, que d' un côté l' amour
de la patrie, et de l' autre la tendresse
filiale livroient tour à tour à la bon
de son coeur : dans des agitations si
violentes, il ne prit conseil que de sa
vertu : l' amour de la patrie l' emporta,
et il lui sacrifia ce qu' il devoit à son pere.
Le vieillard lui-même loüa la généreuse
fidélité de son fils, et avec un fermeté
héroïque, se livra à la rage et à
la cruauté du tyran.
Un sang si cher que le général vit couler,
ne servit qu' à allumer dans son coeur
un plus grand désir de vengeance. Mais
comme il étoit difficile qu' il pût résister
long-tems aux efforts de l' usurpateur,
il crut qu' en picquant la générosité du
roy tartare, il pourroit non seulement
faire la paix avec lui, mais encore l' engager
à le secourir de toutes ses forces :
Tsong Te (c' est le nom de ce roy) moins
flatté des richesses qui lui étoient offertes
par le général chinois, que picqué d' une
ambition secrete, goûta si fort cette
proposition, que dès le jourme il parut
à la tête de quatre-vingt mille hommes.
L' usurpateur infor de la réünion
des armées chinoises et tartares, n' osa
en venir aux mains avec deux si
grands capitaines ; il se retira en hâte
à Peking, et après avoir fait charger
plusieurs chariots de ce qu' il y avoit de
plus précieux dans le palais, il y mit le
feu, et s' enfuit dans la province de Chen
Si, où il eut tant de soin de se cacher,
qu' on ne t jamaiscouvrir le lieu
de sa retraite. Quelque diligence qu' il
fît, une partie du butin tomba entre les
mains de la cavalerie tartare qui le
poursuivoit.
Cependant Tsong Te qui pouvoit aisément
dissiper son armée, aima mieux
se rendre à Peking, où il fut ru aux
acclamations des grands et du peuple,
et regardé comme leur libérateur. Il
sçut si bien tourner les esprits, qu' on le
pria de gouverner l' empire : les voeux
des chinois s' accordérent avec ses vues :
mais une mort pcipitée l' empêcha de
joüir du fruit de sa conquête. Il eut le
tems de déclarer pour successeur son fils
Chun Tchi, qui n' avoit que six ans, et il
confia son éducation et le gouvernement
de l' etat, à un de ses freres nommé
Amavan.
Ce prince eut le courage et l' adresse
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de soumettre la plûpart des provinces,
qui avoient de la peine à subir le joug
tartare, et pouvant retenir l' empire
pour lui-même, il fut assez désinteressé
pour le remettre entre les mains de son
neveu, aussi tôt qu' il eut atteint l' âge
de gouverner.
Le jeune empereur parut tout-à-coup
si habile en l' art de régner, qu' il gagna
en peu de tems le coeur de ses sujets.
Rien n' échapoit à sa vigilance et à ses
lumiéres, et il trouva le moyen d' unir
tellement les chinois et les tartares,
qu' ils sembloient ne plus faire qu' une
me nation. Il soutint pendant son régne
la majesté de l' empire, avec une
supériorité de génie, qui lui attira pendant
sa vie l' admiration, et à sa mort
les regrets de tout le peuple. Lorsqu' il
fut prêt de mourir, n' ayant encore que
24 ans, il appella les quatre premiers ministres.
Après leur avoir témoigné le déplaisir
qu' il avoit de n' avoir pu récompenser
le mérite de tant de fidéles sujets,
qui avoient servi son pere, il leur déclara
que parmi ses enfans, celui qui lui
paroissoit le plus propre à lui succeder,
étoit Cang Hi, qui n' avoit alors que huit
ans : qu' il le recommandoit à leurs soins ;
et qu' il attendoit de leur probité et de
leur fidéle attachement, qu' ils le rendroient
digne de l' empire, qu' il lui laissoit sous
leur tutelle.
Dès le lendemain de la mort de l' empereur
Chun Tchi, son corps ayant été
mis dans le cereil, on proclama Cang
Hi empereur. Il monta sur le trône, et
tous les princes, les seigneurs, les premiers
officiers de l' armée et de la couronne,
et les mandarins de tous les tribunaux,
allerent se prosterner à ses
pieds jusqu' à trois fois, et à chaque génuflexion
frapperent la terre du front,
et firent les neuf révérences accoutumées.
Rien n' étoit si magnifique que la
grande cour se fit cette cérémonie.
Tous les mandarins occupoient les deux
tez, vêtus d' habits de soye à fleurs
d' or en forme de roses : cinquante portoient
de grands parasols de brocard d' or
et de soye avec leurs bâtons dorez, et
s' étant rangez 25 d' unté, et 25 de
l' autre sur les aîles du tne, ils avoient
à leurs tez trente autres officiers, avec
de grands évantails en broderie d' or et
de soye. Près de ceux-ci étoient 28
grands étendards, semez d' étoiles d' or
en broderie, avec de grands dragons
et la figure de la nouvelle lune, de la
pleine lune, et de la lune en décours,
et selon toutes les phases et apparences
différentes, pour marquer les 28 mansions
qu' elle a dans le ciel, et ses conjonctions
et oppositions diverses avec le
soleil, qui se font dans des intersections
de cercles, que les astronomes nomment
noeuds, ou tête et queue de dragons.
Cent autres étendards suivoient ceux
des mansions de la lune, et tous les autres
portoient des masses d' armes, des
haches, des marteaux d' armes, et d' autres
semblables instrumens de guerre ou
de cérémonie, avec des têtes bizarres de
monstres et d' animaux.
L' autorité n' a jamais été si absolue que
sous ce monarque : pendant un des plus
longs regnes qu' on ait vu, il ne fut pas
seulement pour les peuples de l' Asie un
objet de vénération ; son mérite et la
gloire de son regne pénétrerent encore
au-delà de ces vastes mers qui nous séparent
de son empire, et lui attirerent
l' attention et l' estime de toute l' Europe.
C' est lui qui vint à bout de réünir la
Chine et les deux Tartaries en un seul
etat, et de ranger sous sa domination
une étenduë immense de pays, qui n' est
coupé nulle part par les terres d' aucun
prince étranger.
Les tartares occidentaux étoient les
seuls qui pouvoient troubler la tranquillité
de son regne ; mais partie par force,
partie par adresse, il les obligea d' aller
demeurer à trois cens mille au-delà de
la grande muraille, où leur ayant distrib
des terres et des pâturages, il établit
à leur place les tartares ses sujets.
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Enfin il divisa cette vaste étendue de
pays en plusieurs provinces qui lui furent
soumises et tributaires. Il les retint
encore dans le devoir par le moyen des
lamas qui ont tout pouvoir sur l' esprit
des tartares, et que les peuples adorent
presque comme des divinitez.
à cette adresse politique ce prince
en joignit une autre, ce fut qu' au lieu
que ses prédécesseurs demeuroient dans
leur palais, où ils étoient, comme dans
un sanctuaire, invisible à leurs peuples ;
lui au contraire en sortoit trois fois l' année
pour des voyages, ou pour des parties
de chasse semblables à des expéditions
militaires.
Dès qu' il eut établi une paix solide
dans ses vastes etats, il rappella les meilleures
troupes des diverses provinces
elles étoient dispersées, et de tems en
tems pour empêcher que le luxe et le repos
n' amollit leur courage, il partoit
pour la Tartarie, et leur faisoit faire de
longues et pénibles marches ; elles étoient
ares de fleches et de cimeterres, dont
elles ne se servoient que pour faire la
guerre aux cerfs, aux sangliers, aux
ours, aux tygres, et aux autres bêtes
féroces.
Ce grand corps d' armée qui accompagnoit
l' empereur dans ses longs voyages,
étoit divisé par compagnies, et
marchoit en ordre de bataille au bruit
des tambours et des trompettes. Il y
avoit avant-garde, arriere-garde, corps
de bataille, aîle droite, et aîle gauche,
que commandoient autant de princes
et de grands seigneurs. On conduisoit
pour ce grand nombre de personnes toutes
les provisions et munitions cessaires
sur des chariots, sur des chevaux, sur
des chameaux et des mulets. Il falloit
camper toutes les nuits, car il n' y a dans
la Tartarie occidentale ni villes, ni
bourgs, ni villages. Les peuples n' ont
pour maisons que des tentes dressées de
tous côtez dans les campagnes, où ils
font paître leurs boeufs, leurs chevaux,
et leurs chameaux. Ils ne sçavent ce que
c' est que de semer des grains, et de cultiver
la terre : ils se contentent de ce que
la terre produit d' elle-même pour l' entretien
de leurs troupeaux, ils transportent
leurs tentes dans les divers endroits
les pâturages sont plus abondans et
plus commodes, ne vivans que de lait,
de fromages, et du gibier que la chasse
leur fournit.
En tenant ainsi les troupes en haleine,
et les tartares dans l' obéïssance,
Cang Hi ne relâchoit rien de son application
ordinaire aux affaires de l' etat ; ses
conseils étoient reglez, il écoutoit ses
ministres sous une tente comme dans
son palais, et leur donnoit ses ordres.
Se faisant instruire de tout, gouvernant
son empire par lui-même, il étoit l' ame
qui donnoit le mouvement à tous les
membres d' un si grand corps ; aussi ne
se reposa-t-il jamais du soin de l' etat,
ni sur les colaos, ni sur aucun des grands
de sa cour, comme il ne souffrit jamais
que les eunuques du palais, qui avoient
tant de pouvoir sous les regnes précedens,
eussent la moindre autorité.
Un autre trait de sa politique fut de
remplir les tribunaux, partie de chinois,
et partie de tartares : ce sont comme
autant d' inspecteurs les uns des autres,
et par ce moyen il y a moins à
craindre qu' ils tentent quelque entreprise
contre le bien commun des deux
nations.
D' un autre côté, les tartares furent
obligez de s' appliquer de bonne-heure
à l' étude, afin de pouvoir entrer dans
les charges, car ils ne sont promus aux
derniers dégrez, de même que les chinois,
qu' après avoir donné des preuves
de leur capacité dans les lettres, selon
l' ancien usage de l' empire.
Depuis la paix que ce prince a conclu
avec les moscovites, par le moyen
des plénipotentiaires qui se rendirent de
part et d' autre à Nipchou, et qui convinrent
des limites, on connoît au juste l' étenduë
de ce grand empire : depuis la
pointe la plus méridionale de Hai Nan,
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jusqu' à l' extrémité de la Tartarie soumise
à l' empereur, on trouve que ses
etats ont plus de 900 lieuës communes
de France.
C' est ce florissant empire que Cang Hi
laissa vers la fin de l' ane 1722 à son
quatriéme fils, qu' il nomma son successeur
quelques heures avant sa mort.
Ce prince montant sur le trône prit le
titre d' Yong Tching, qui signifie, paix
ferme, concorde indissoluble . Il paroît avoir
de l' esprit, il parle bien, mais quelquefois
vîte, et sans donner le tems de lui
pondre. Il y en a qui croyent que c' est
une affectation de sa part, pour ne pas
écouter des raisons qui pourroient lui
faire changer des résolutions déja prises.
Du reste il est appliqué aux affaires de
son etat, ferme et décisif, infatigable
dans le travail, toûjours pt à recevoir
desmoriaux et à y répondre, ne songeant
qu' à ce qui peut procurer le bonheur
des peuples. C' est même lui faire
sa cour que de lui proposer quelque dessein
qui tende à l' utilité publique et au
soulagement des peuples ; il y entre avec
plaisir, et l' exécute sans nul égard à la
dépense. Enfin il est aussi absolu, et aussi
redouté que l' empereur son pere ; mais
par la conduite qu' il a tenu à l' égard des
ouvriers evangéliques, il est bien différent
de ce grand prince qui les a constamment
favorisé, et qui s' est tjours
déclaré le protecteur de notre sainte religion.
Outre l' étenduë prodigieuse de cet
empire, qui tout grand qu' il étoit déja,
s' est si fort accru par l' union des tartares
avec les chinois, il y a encore d' autres
royaumes qui sont tributaires de l' empereur :
la Corée, le Tong King, la Cochinchine,
Siam, etc. Lui doivent un tribut
reglé : c' est lui qui en quelques occasions
nomme les rois, du moins il faut
toûjours qu' il les confirme. Néanmoins
ces etats ont leur gouvernement particulier,
et n' ont guerre de ressemblance
avec la Chine, soit qu' on fasse attention
à la fertilité des terres, au nombre, à la
beauté, et à la grandeur des villes ; soit
qu' on ait égard à la religion, à l' esprit,
aux moeurs, et à la politesse des habitans.
Aussi les chinois en font-ils très-peu de
cas ; ils les regardent comme des barbares,
et évitent avec soin leur alliance.
On a déja dit que la Chine est divisée
en 15 provinces, mais ces provinces
ne sont pas toutes également peuplées.
Depuis Pehing jusqu' à Nan Tchang qui est
la capitale de la province de Kiang Si,
il s' en faut bien que le peuple y fourmille
comme dans les provinces de Tche
Kiang, de Kiang Nan, de Quang Tong, de
Fo Kien, et quelques autres : c' est ce qui
fait que les missionnaires qui n' ont parcouru
que ces belles et nombreuses provinces,
les villes et les grands chemins
sont remplis de peuples jusqu' à
embarasser le passage, ont pu augmenter
le nombre des habitans de cet empire.
à tout prendre, il paroît cependant
qu' il y a à la Chine beaucoup plus de
monde que dans toute l' Europe.
Quoique Peking soit plus grand que
Paris pour l' étendue du terrain, je ne
crois pas que le nombre des habitans
puisse monter à plus de trois millions.
La supputation en est d' autant plus sûre,
que tous les chefs de famille sont obligez
de rendre compte aux magistrats
du nombre de personnes qui les composent,
de leur âge, et de leur sexe.
Plusieurs choses contribuent à cette
multitude prodigieuse d' habitans, la
multiplicité des femmes qui est permise
aux chinois, la bonté du climat qu' on
a vu jusqu' à présent exempt de peste,
leur sobrieté, et la force de leur temperament,
le mépris qu' ils font des autres
nations, qui les empêche de s' aller
établir ailleurs, et même de voyager :
mais ce qui y contribuë plus que toute
autre chose, c' est la paix presque perpétuelle
dont ils joüissent.
Il y a dans chaque province un grand
nombre de villes du premier, du second,
et du troisiéme ordre ; la plûpart sont
p8
bâties sur des rivieres navigables, et ont
de chaque côté de fort grands fauxbourgs.
Les capitales de chaque province
sont très-grandes, et mériteroient
d' être le siége de l' empire.
Outre ces villes, il y a quantité de
places de guerre, une infinité de forts,
de châteaux, de bourgs, et de villages.
On voit de ces bourgs, sur tout ceux
qu' on appelle Tching, qui vont de pair
avec les villes pour leur grandeur, le
nombre des habitans, et le grand commerce
qui s' y fait : on ne les appelle que
bourgs, parce qu' ils ne sont ni entourez
de murailles, ni gouvernez par des magistrats
particuliers, mais par ceux des
villes voisines : tel est, par exemple, Kin
Te Ching, où se travaille la belle porcelaine,
et qui est de la dépendance d' une
ville, laquelle est dans le district de Iao
Tcheou ; Fo Chan quipend de Canton, dont
il n' est éloigné que de quatre lieuës, etc.
La plûpart des villes de la Chine se
ressemblent ; ce sont autant de quarrez
oblongs, formez par quatre longs pans
de murailles tirez au cordeau, et unis à
angles droits. Il ne faut pas croire anmoins
que toutes soient de forme quarrée,
ceux qui l' ont assuré, ont fait la regle
trop générale. Il est vrai qu' ils observent
cette regle le plus qu' ils peuvent,
et alors les murailles regardent les
quatre points cardinaux, ou peu s' en
faut : il en est de même de leurs maisons,
qui de quelque maniere que les ruës
soient disposées, doivent toûjours regarder
le sud, qui est l' aspect favorable
de ce pays, la partie opposée n' étant pas
tenable contre les vents de nord. C' est
par cette raison que pour l' ordinaire, la
porte par l' on entre, est de biais dans
un des côtez de la cour.
Les murailles qui forment l' enceinte
de la plûpart des villes sont larges et
hautes, bâties de briques ou de pierres
quarrées. Derriere est un rempart de terre,
et tout autour un large fossé, avec
des tours hautes et quarrées à une certaine
distance les unes des autres. Chaque
porte est double et a doubles battans : entre
ces portes est une place d' armes pour
l' exercice des soldats : quand on entre par
la premiere, on ne voit pas la seconde,
parce qu' elle est de côté : au-dessus des
portes, il y a de belles tours : ce sont
comme de petits arsenaux, et le corps
de garde des soldats. Hors des portes
sont souvent de grands fauxbourgs,
qui renferment presque autant d' habitans
que la ville.
On voit dans les endroits les plus fréquentez
de chaque ville une ou même
plusieurs tours, dont la hauteur et l' architecture
sont très-belles. Ces tours
sont de neuf étages, ou du moins de
sept. Communément les ruës principales
sont droites, mais souvent assez étroites :
en quoi elles sont bien différentes
des ruës de la ville imriale. Ses ruës,
sur-tout les grandes, sont également
longues et larges, et les plus commodes
qui soient peut-être dans aucune ville
du monde, sur-tout pour la cavalerie et
les chariots. Tous les edifices, à la réserve
des tours et de quelques bâtimens
à divers étages qui s' élevent fort haut au-dessus
des toîts des maisons, sont extrémement
bas, et tellement couverts des
murailles de la ville, que sans un grand
nombre de tours quarrées, qui en interrompent
la continuité, on diroit à la
voir de loin dans la campagne, que ce
ne seroit que l' enceinte d' un vaste parc
quarré.
On voit encore quelques villes, dont
une partie du terrain est désert et vuide
de maisons, parce qu' elles n' ont point
été rétablies, depuis qu' elles ont été ruinées
par les tartares qui conquirent la
Chine. Mais ce qu' il y a de particulier,
c' est qu' auprès des grandes villes, sur-tout
dans les provinces méridionales, on
voit des especes de villes flotantes ; c' est
une multitude prodigieuse de barques
rangées des deux côtez de la riviere, où
logent une infinité de familles qui n' ont
point d' autres maisons. Ainsi l' eau est
presque aussi peuplée que la terre ferme.
p9
Il n' y a proprement que deux ordres
dans l' empire : celui des nobles, et celui
du peuple : ce premier comprend les
princes du sang, les ducs, les comtes,
les mandarins, soit de lettres, soit d' armes :
ceux qui ont été mandarins et qui
ne le sont plus : les lettrez, qui par leur
étude et par les premiers dégrez de littérature,
ausquels ils sont parvenus, aspirent
à la magistrature et aux dignitez
de l' empire. Dans le second, qui est celui
du peuple, sont compris les laboureurs,
les marchands, et les artisans. Il
faut donner la connoissance de ces différens
états ; et c' est ce que je ferai en suivant
la méthode que je me suis prescrite.
AUTORITE EMPEREUR
Il n' y a jamais eu d' etat plus monarchique
que celui de la Chine :
l' empereur a une autorité absolue ; et à
en juger par les apparences, c' est une
espéce de divinité. Le respect qu' on a
pour lui, va jusqu' à l' adoration ; ses paroles
sont comme autant d' oracles, et
ses moindres volontez exécutées comme
s' il étoit descendu du ciel ; personne
ne peut lui parler qu' à genoux, non pas
me son frere quoi que son aîné, et
l' on n' oseroit paroître devant lui en cérémonie
que dans cette posture, à moins
qu' il n' en ordonne autrement. Il n' est
permis qu' aux seigneurs qui l' accompagnent
de se tenir debout, et de ne
fléchir qu' un genouil quand ils lui parlent.
La même chose se pratique envers
les officiers, lorsqu' ils représentent la
personne de l' empereur, et qu' ils intiment
ses ordres, ou comme envoyez,
ou comme mandarins de la présence.
On a presque les mêmes égards pour les
gouverneurs, lorsqu' ils rendent la justice ;
de sorte qu' on peut dire que, quant
à la vénération et au respect qu' on a
pour eux, ils sont empereurs à l' égard
du peuple, et qu' ils sont peuple à l' égard
de ceux qui sont au-dessus d' eux. Ordre
admirable qui contribue plus que toute
autre chose, au repos et à la tranquilité
de l' empire. On ne regarde point qui
vous êtes, mais la personne que vous
représentez.
Non seulement les mandarins, les
grands de la cour, et même les premiers
princes du sang se prosternent
en présence de l' empereur, mais encore
ils portent souvent le me respect à
son fauteuil, à son trône, et à tout ce
qui sert à son usage, et quelque fois ils
vont jusqu' à se mettre à genoux à la
vue de son habit, et de sa ceinture. Ce
n' est pas qu' ils s' aveuglent sur ses défauts,
ou qu' ils les approuvent : au fond
du coeur ils blament ses vices ; et ils le
condamnent, lorsqu' il se livre à la colere,
à l' avarice, ou à d' autres passions honteuses ;
mais ils croyent devoir donner
publiquement ces marques d' une profonde
nération pour leur prince, afin
de maintenir la subordination si essentielle
à tout bon gouvernement, et d' inspirer
par leur éxemple aux peuples, la
soumission et l' obéïssance qu' ils doivent
à ses ordres.
C' est ce profond respect qui les porte à
donner à leur empereur les titres les plus
superbes : ils le nomment Tien Tsee, fils
du ciel ; Hoang Ti, auguste et souverain
empereur : Ching Hoang, saint empereur,
Chao Ting, palais royal : Van Soui,
dix mille années : ces noms et plusieurs
autres semblables, ne font pas seulement
connoître le respect que ses sujets
ont pour sa personne, mais ils marquent
encore les voeux qu' ils font pour sa conservation.
Il n' y a personne de quelque qualité
p10
et de quelque rang qu' il soit, qui ose
passer à cheval ou en chaise devant la
grande porte de son palais ; dès qu' il
en approche, il doit mettre pied à terre,
et ne remonter à cheval qu' à l' endroit
marqué : car on a déterminé le lieu où
l' on doit descendre, et celui où l' on peut
remonter.
Chaque semaine ou chaque mois il y a
des jours fixez, où tous les grands doivent
s' assembler en habits demonie
dans une des cours du palais, pour lui
rendre leurs hommages, quoi qu' il ne
paroisse pas en personne, et se courber
jusqu' à terre devant son trône. S' il tombe
malade, et qu' il y ait à craindre pour
sa vie, l' allarme est générale : on a vu
alors les mandarins de tous les ordres,
s' assembler dans une vaste cour du palais,
y passer le jour et la nuit à genoux,
pour donner des marques de leur
douleur, et pour obtenir du ciel le rétablissement
de sa santé, sans craindre
ni les injures de l' air, ni la rigueur de la
saison. L' empereur souffre, cela suffit ;
tout l' etat souffre dans sa personne, et
sa perte est l' unique malheur que ses
sujets doivent craindre.
Au milieu des cours du palais impérial,
il y a un chemin pavé de grandes
pierres, sur lequel l' empereur marche
quand il sort : si l' on passe par ce chemin,
il faut se presser et courir assez vîte ;
c' est une marque de respect qui s' observe,
lorsqu' on passe devant une personne
d' un caractere disting. Mais il y a
maniere de courir, et en cela les chinois
trouvent de la bonne grace, comme
on en trouve en Europe à bien faire
la révérence. C' est à quoi nos premiers
missionnaires dûrent s' éxercer, lorsqu' ils
allerent saluer le feu empereur à leur
arrivée à Peking. Après avoir passé huit
grandes cours, ils arriverent à son appartement :
il étoit dans un cong (c' est
ainsi qu' on nomme de grands salons
isolez où l' empereur habite, qui sont
portez sur des massifs de marbre blanc).
Ce cong étoit composé d' une sale où
il y avoit un trône, et d' une chambre
il étoit assis sur un can ou estrade élevé
de trois pieds, qui prenoit toute la longueur
de la chambre. Le can étoit couvert
d' un simple feutre blanc : peut-être
affectoit-il cette simplicité, parce qu' il
portoit le deüil de son ayeule : son vêtement
étoit simplement de satin noir,
doublé de fourures de zibeline, tel que
le portent la plûpart des officiers un peu
considérables : il étoit assis à la tartare
les jambes croisées. Il fallut faire le salut
impérial tel qu' il se pratique, lorsqu' on
a audience de ce prince.
Aussi tôt qu' on est à la porte, on se
met à courir avec grace jusqu' à ce qu' on
soit arrivé au fond de la chambre, qui est
vis-à-vis de l' empereur. Pour lors étant
de front sur une même ligne, on demeure
un moment debout, tenant les
bras étendus sur les côtez : ensuite
ayant fléchi les genoux, on se courbe
jusqu' à terre à trois différentes reprises.
Après quoi on se releve, et un moment
après on fait une seconde fois les mêmes
rémonies, puis encore une troisiéme,
jusqu' à ce qu' on avertisse d' avancer,
et de se tenir à genoux aux pieds
de l' empereur.
La couleur jaune est la couleur impériale
qui est interdite à tout autre qu' à
lui : sa veste est parsee de dragons :
c' est là sa devise, et il n' y a que lui qui
les puisse porter à cinq ongles : si quelqu' un
s' avisoit sans sa permission de s' attribuer
cette marque de dignité impériale,
il se rendroit coupable, et s' exposeroit
au châtiment. Il datte ses lettres, ses
edits, et tous les actes publics, des années
de son régne et du jour de la lune :
par éxemple : de mon régne le 16
le 6 de la quatriéme lune.
Les sentimens de la plus profonde vénération
à l' égard de l' empereur, dans
lesquels on éleve les chinois dès leur
enfance, sont bien fortifiez par le pouvoir
absolu et sans bornes que les loix
lui donnent. Lui seul est l' arbitre souverain
de la vie et de la fortune de ses
p11
sujets : ni les vicerois, ni les tribunaux,
ni aucune cour souveraine, ne
peuvent faire exécuter à mort un criminel,
si la sentence qui le condamne, n' a
été confirmée par l' empereur.
Les princes du sang impérial, quelque
élevez qu' ils soient au-dessus des
autres, n' ont ni puissance ni crédit. On
leur donne le titre de regulo, on leur
assigne un palais, une cour, des officiers
avec des revenus conformes à leur
rang ; mais ils n' ont pas la moindre autorité
sur le peuple, qui cependant conserve
pour eux le plus grand respect.
Autrefois lorsqu' ils étoient dispersez
dans les provinces, les officiers de la
couronne leur envoyoient leurs revenus
tous les trois mois, afin que le pensant
à mesure qu' ils le recevoient,
ils n' eussent pas la pensée d' amasser, ni
de faire des épargnes, dont ils auroient
pu se servir pour remuer et semer la division.
Il leur étoit même défendu sous
peine de la vie, de sortir du lieu qu' on
avoit fixé pour leur séjour. Mais depuis
que les tartares sont maîtres de la Chine,
les choses ont changé. L' empereur a
cru qu' il étoit à plus propos que tous les
princes demeurassent à la cour et sous
ses yeux. Outre les dépenses de leur maison
que sa majesté leur fournit, ils ont
des terres, des maisons, des revenus ; ils
font valoir leur argent par l' industrie de
leurs domestiques, et il y en a qui sont
extraordinairement riches.
Ainsi tout l' empire est gouverné par
un seul maître. C' est lui seul qui dispose
de toutes les charges de l' etat, qui établit
les vicerois et les gouverneurs, qui
les éleve et les abaisse selon qu' ils ont
plus ou moins de capacité et de mérite,
(car généralement parlant, aucune
charge ne se vend dans l' empire) qui les
prive de leurs gouvernemens, et les
destitue de tout employ, dès qu' il est
tant soit peu mécontent de leur conduite.
Les princes même de son sang
n' en peuvent porter le nom sans sa permission
expresse, et ils ne l' obtiendroient
pas, s' ils s' en rendoient indignes par
leur mauvaise conduite, ou par le peu
d' attention qu' ils apporteroient à leurs
devoirs.
C' est l' empereur qui choisit parmi
ses enfans, celui qu' il juge le plus propre
à lui succeder : et même, lorsqu' il
ne trouve point dans sa famille des
princes capables de bien gouverner, il
lui est libre de fixer son choix à celui
de ses sujets qu' il en croit le plus digne :
on en a vu des éxemples dans les
tems les plus reculez, et ces princes sont
encore aujourd' hui l' objet de la vénération
des peuples, pour avoir pféré le
bien public de l' etat, à la gloire et à la
splendeur de leur famille.
Cependant depuis plusieurs siecles,
l' empereur a tjours nommé un prince
de son sang pour être héritier de sa
couronne. Ce choix tombe sur qui il
lui plaît, pourvû qu' il ait un vrai mérite,
et les talens propres pour gouverner :
sans quoi il perdroit sa réputation, et
causeroit infailliblement du trouble ; au
contraire si au lieu de jetter les yeux sur
l' aîné, il en choisit un autre qui ait plus
de mérite, son nom devient immortel. Si
celui qui a été déclaré son successeur avec
les solemnitez ordinaires, s' écarte de la
soumission qu' il lui doit, ou tombe dans
quelque faute d' éclat, il est le maître de
l' exclure de l' héritage, et d' en nommer
un autre à sa place.
Le feu empereur Cang Hi usa de ce
droit en déposant d' une maniere éclatante
un de ses fils, le seul qu' il eut de sa
femme légitime, qu' il avoit nommé
prince héritier, et dont la fidelité lui
étoit devenue suspecte. On vit avec étonnement
chargé de fers, celui qui peu auparavant
marchoit presque de pair avec
l' empereur : ses enfans et ses principaux
officiers furent enveloppez dans sa disgrace,
et les gazettes publiques furent
aussitôt remplies de manifestes, par lesquels
l' empereur informoit ses sujets
des raisons qu' il avoit eu d' en venir à ce
coup d' éclat.
p12
Les arrêts de quelque tribunal que
ce soit, ne peuvent avoir de force qu' ils
ne soient ratifiez par l' empereur : mais
pour ceux qui émanent imdiatement
de l' autorité impériale, ils sont perpétuels
et irvocables : les vicerois et les
tribunaux des provinces n' oseroient
différer d' un moment de les enregistrer,
et d' en faire la publication dans tous les
lieux de leur jurisdiction.
L' autorité du prince ne se borne pas
aux vivans, elle s' étend encore sur les
morts. L' empereur pourcompenser
ou leur mérite personnel, ou celui de
leurs descendans, leur donnent des titres
d' honneur, qui rejaillissent sur toute leur
famille.
Ce pouvoir attaché à la dignité impériale,
tout absolu qu' il est, trouve un
frein qui le modere, dans les mes loix
qui l' ont établi. C' est un principe qui est
avec la monarchie, que l' etat est
une grande famille, qu' un prince doit
être à l' égard de ses sujets, ce qu' un
pere de famille est à l' égard de ses enfans,
qu' il doit les gouverner avec la
me bonté et la même affection ; cette
idée est gravée naturellement dans l' esprit
de tous les chinois. Ils ne jugent du
rite du prince et de ses talens, que par
cette affection paternelle envers ses peuples,
et par le soin qu' il prend de leur
en faire sentir les effets, en procurant
leur bonheur. C' est pourquoi il doit
être, selon la maniere dont ils s' expriment,
le pere et la mere du peuple : il
ne doit se faire craindre, qu' à proportion
qu' il se fait aimer par sa bonté et par
ses vertus : ce sont de ces traits qu' ils
peignent leurs grands empereurs, et
leurs livres sont tous remplis de cette
maxime.
Ainsi selon l' idée générale de la nation,
un empereur est obligé d' entrer
dans le plus grand tail de tout ce qui
regarde son peuple ; ce n' est pas pour se
divertir qu' il est placé dans ce rang suprême :
il faut qu' il mette son divertissement
à remplir les devoirs d' empereur, et à
faire ensorte par son application, par sa
vigilance, par sa tendresse pour ses sujets,
qu' on puisse dire de lui avec vérité,
qu' il est le pere et la mere du peuple. Si sa
conduite n' est pas conforme à cette
idée, il tombe dans un souverain mépris.
Pourquoi, disent les chinois, le tien
l' a-t-il mis sur le trône ? N' est-ce pas
pour nous servir de pere et de mere ?
C' est aussi à se conserver cette réputation,
qu' un empereur de la Chine
s' étudie continuellement : si quelque
province est affligée de calamitez, il s' enferme
dans son palais, il jeûne, il s' interdit
tout plaisir, il porte des edits par
lesquels il l' exempte du tribut ordinaire,
et lui procure des secours abondans ; et
dans ses edits il affecte de faire connoître,
jusqu' à quel point il est touché des
miseres de son peuple : je le porte dans
mon coeur, dit-il, je gémis nuit et jour
sur ses malheurs, je pense sans cesse aux
moyens de le rendre heureux. Enfin il
se sert d' une infinité d' expressions semblables,
pour donner des preuves à ses sujets
de la tendre affection qu' il a pour eux.
L' empereur regnant a porté son zéle
pour le peuple, jusqu' à ordonner dans
tout l' empire, que si quelque endroit
étoit menacé de calamitez, on l' en informât
sur le champ par un courrier extraordinaire,
parce qu' il se croit responsable
des malheurs de l' empire, et qu' il
veut par sa conduite prendre des mesures
pour appaiser la colere du tien .
Un autre frein que les loix ont mis à
l' autorité souveraine, pour contenir un
prince, qui seroit tenté d' abuser de son
pouvoir, c' est la liberté qu' elle donne
aux mandarins de représenter à l' empereur
dans de très-humbles et de très-respectueuses
requêtes, les fautes qu' il
feroit dans l' administration de son etat,
et qui pourroient renverser le bon ordre
d' un sage gouvernement. S' il n' y
avoit aucun égard, ou s' il faisoit ressentir
les effets de son indignation au mandarin
qui a eu le zéle et le courage de
p13
l' avertir, il se décrieroit absolument dans
l' esprit de ses peuples, et la fermeté héroïque
du mandarin qui se seroit ainsi
sacrifié au bien public, deviendroit le
sujet des plus grands éloges, et immortaliseroit
à jamais sa mémoire. On a vu
à la Chine plus d' un exemple de ces martyrs
du bien public, que ni les supplices,
ni la mort n' ont pu retenir dans le silence,
lorsque le prince s' écartoit des
regles d' une sage administration.
D' ailleurs la tranquilité de l' empire,
dépend entierement de l' application du
prince, à faire observer les loix. Tel est
le génie des chinois, que si lui et son
conseil étoient peu fermes, et moins
attentifs à la conduite de ceux qui ont
autorité sur les peuples, les vicerois,
et les mandarins éloignez gouverneroient
les sujets selon leur caprice, ils
deviendroient autant de petits tyrans
dans les provinces, et l' équité seroit
bientôt bannie des tribunaux. Alors le
peuple, qui est infini à la Chine, se
voyant foulé et opprimé s' attrouperoit,
et de semblables attroupemens seroient
bientôt suivis d' une révolte générale
dans la province. Le soulevement d' une
province se communiqueroit en peu
de tems aux provinces voisines, l' empire
seroit tout-à-coup en feu, car c' est
le caractere de cette nation, que les
premieres semences de rébellion, si l' autorité
ne les étouffe d' abord, produisent
en peu de tems les plus dangereuses révolutions.
La Chine en fournit divers
exemples, qui ont appris aux empereurs,
que leur autorité n' est hors de
toute atteinte, qu' autant qu' ils y veillent
infatigablement, et qu' ils marchent sur
les traces des grands princes qui les ont
précédez.
Entre les marques de l' autorité impériale,
l' une des plus considérables, est
celle des sçeaux qu' on employe à autoriser
les actes publics, et toutes les décisions
des tribunaux de l' empire. Le
sçeau de l' empereur est quaret d' environ
huit doigts. Il est d' un jaspe fin,
qui est une pierre précieuse, fort estimée
à la Chine : il n' y a que lui qui puisse
en avoir de cette matiere. Cette pierre
dont on fait le sçeau de l' empereur, et
qui s' appelle yu che , se tire de la montagne
Yn Yu Chan, c' est-à-dire, montagne
du sçeau d' agathe.
Les chinois content diverses fables de
cette montagne : ils disent entre autres
choses, qu' autrefois le fong hoang ayant
paru sur cette montagne, se reposa sur
une pierre brute, et qu' un habile lapidaire
l' ayant cassée, y trouva cette pierre
fameuse, dont on fit le sçeau de l' empire.
Cet oiseau appellé fong hoang est
le phoenix de la Chine ; c' est selon eux
un oiseau de prospérité et le précurseur
du siecle d' or, mais il n' exista jamais que
dans leurs livres, et dans les peintures
chimériques qu' ils en font.
Les sçeaux qu' on donne par honneur
aux princes, sont d' or ; ceux des
vicerois, des grands mandarins, ou magistrats
du premier ordre, sont d' argent :
ils ne peuvent être que de cuivre ou de
plomb pour les mandarins ou magistrats
des ordres inférieurs. Quand ils l' usent
à force de s' en servir, ils doivent en
avertir le tribunal, qui leur en envoye
un autre, avec obligation de rendre l' ancien.
La forme en est plus grande ou
plus petite selon les grez des mandarins,
et le rang qu' ils tiennent dans les
tribunaux. Depuis l' établissement des
tartares à la Chine, les sçeaux sont de
caracteres chinois et tartares, de même
que les tribunaux sont composez
d' officiers et de magistrats de ces deux
nations.
Quand l' empereur envoye dans les
provinces des visiteurs pour examiner
la conduite des gouverneurs, des magistrats,
et des particuliers, il leur donne
à chacun des sçeaux pour les fonctions
de leur charge.
Un de ces visiteurs après avoir exercé
pendant quelque tems son emploi dans
la province qui lui avoit été assignée,
disparut tout d' un coup, et quand on
p14
s' adressoit à ses domestiques, ils répondoient
qu' une maladie dangereuse ne
permettoit pas à leur maître, de recevoir
les plaintes ni les requêtes de ceux qui
venoient lui demander justice. Un mandarin
de ses amis se douta que c' étoit
une maladie feinte, et craignant qu' une
pareille négligence ne lui nuisît à la
cour, il va le trouver. Après avoir été
plusieurs fois rebuté par les domestiques,
il trouve enfin le secret de pénétrer
dans le cabinet de son ami, et lui
demande par quelle raison il se tenoit
ainsi caché. Le visiteur ne manqua pas
de prétexter sa maladie.
Mais le mandarin peu crédule le pressa si
fort, en lui protestant qu' il le serviroit au
péril même de sa vie, s' il étoitcessaire,
que le magistrat se détermina à lui faire
confidence de sa peine. " on m' a volé, dit-il,
les sçeaux que j' avois reçû de l' empereur,
et ne pouvant plus sceller les expéditions,
j' ai pris le parti de me rendre
invisible. " le mandarin qui voïoit
les tristes suites d' une affaire, où il ne s' agissoit
de rien moins que de perdre sa
charge, sa fortune, et celle de sa famille,
lui demanda s' il n' avoit point d' ennemis.
Hélas ! Répondit le visiteur en soupirant,
c' est ce qui m' accable et me désespere.
Le premier magistrat de la ville
s' est déclaré contre moi dans toutes les
occasions où il a fallu exercer les fonctions
de ma charge ; il me déférera infailliblement
à la cour, aussi-tôt qu' il
sçaura que je n' ai plus les sçeaux, et je
suis un homme perdu. Suivez mon conseil
reprit le mandarin qui étoit un homme
d' esprit, faites transporter dans l' appartement
le plus reculé de votre palais
tout ce que vous avez de plus précieux,
et sur le commencement de la nuit, mettez
vous-même le feu à cet appartement,
et faites donner l' allarme à tout
le quartier. Cet officier ne manquera
pas, selon le devoir de sa charge, de venir
donner ses ordres. Alors en présence
de tout le monde, portez-lui le petit coffre
étoient les sçeaux, et dites lui que
n' ayant rien de plus précieux que cepôt
de l' empereur, vous le mettez entre
ses mains, pour le retirer quand vous
en aurez besoin. Si c' est lui, seigneur,
ajoûta-t-il, qui vous ait fait enlever vos
sçeaux pour vous rendre un mauvais
office, il les remettra dans le coffre pour
vous les rendre, ou vous pourrez l' accuser
de les avoir perdus. L' affaire réüssit,
comme le mandarin l' avoit prévu, et
les sçeaux furent rendus au visiteur.
Les magistrats qui ont reçû les sceaux
de l' empereur, les font porter devant
eux dans les grandes cérémonies, ou
lorsqu' ils rendent visite à une personne
à qui ils veulent témoigner du respect.
Ils sont renfermez dans un coffre doré,
et portez par deux hommes sur un brancard
qui précede la chaise du mandarin.
Quand il arrive dans le lieu il
va rendre visite, on dresse un buffet
qu' on couvre d' un tapis, sur lequel on
pose le coffre où les sceaux sont renfermez.
Si l' empereur de la Chine est si puissant
par la vaste étendue des etats qu' il
possede, il ne l' est pas moins par les revenus
qu' il en tire. Il n' est pas facile de
déterminer au juste à quelles sommes
ils montent, car le tribut annuel se paye
partie en argent, partie en denrées. On
le tire de toutes les terres, même des
montagnes, du sel, des soyes, des étoffes
de chanvre et de coton, et de diverses
autres denrées, des ports, des
doüanes, des barques, de la marine,
des forêts, des jardins royaux, des confiscations,
etc.
Le tribut personnel de tous ceux qui
ont vingt ans jusqu' à soixante, monte
à des sommes immenses, à cause du
grand nombre des habitans de l' empire :
on tient communément qu' autrefois
il y avoit plus de 58 millions de
personnes qui payoient ce tribut. Dans
le dénombrement qui se fit sous le feu
empereur Cang Hi, au commencement
de son régne, on trouva onze millions
cinquante-deux mille huit cens soixante-douze
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familles ; et d' hommes capables
de porter les armes, cinquante neuf
millions sept cens quatre-vingt-huit
mille trois cens soixante-quatre. On ne
compte ici ni les princes, ni les officiers
de la cour, ni les mandarins, ni les soldats
qui ont servi et obtenu leur congé,
ni les lettrez, les licentiez, les docteurs,
ni les bonzes, ni les enfans qui n' ont
pas encore atteint l' âge de 20 ans, ni
la multitude de ceux qui demeurent sur
les rivieres, ou sur mer, dans des barques.
Le nombre des bonzes monte à beaucoup
plus d' un million. Il y en a dans
Peking au moins deux mille qui ne sont
pas mariez, et dans les temples des
idoles en divers endroits, on en compte
trois cens cinquante mille établis avec des
patentes de l' empereur. Le nombre des
seuls bacheliers est d' environ quatre-ving
dix mille. Mais depuis ce tems-là
les guerres civiles et l' établissement
des tartares avoient fait périr un peuple
sans nombre, la Chine s' est extrémement
peuplée pendant la longue suite
des années qu' elle a joui d' une paix profonde.
De plus, on entretient dix mille barques
aux frais de l' empereur, qui sont
destinées à porter tous les ans à la
cour le tribut qui se paye en ris, en
étoffes, en soyes, etc. L' empereur reçoit
chaque année quarante millions cent
cinquante-cinq mille quatre cens quatre-vingt-dix
sacs de six vingt livres chacun,
de ris, de froment et de mil : un
million trois cens quinze mille neuf cens
trente-sept pains de sel de 50 livres chacun.
Deux cens dix mille quatre cens
soixante-dix sacs de féve, et vingt-deux
millions cinq cens quatre-vingt-dix-huit
mille cinq cens quatre-vingt-dix-sept
bottes de paille pour la nourriture
de ses chevaux.
En étoffes ou en soye, les provinces
lui fournissent cent quatre-vingt-onze
mille cinq cens trente livres de
soye travaillée, et la livre est de 20 onces ;
quatre cens neuf mille huit cens
quatre-vingt-seize livres de soye non
travaillée ; trois cens quatre-vingt-seize
mille quatre cens quatre-vingt piéces de
toile de coton, cinq cens soixante mille
deux cens quatre-vingt piéces de toile
de chanvre, sans compter la quanti
d' étoffes de velours, de satin, de damas,
et autres semblables, le vernis, les
boeufs, les moutons, les cochons, les
oyes, les canards, le gibier, les poissons,
les fruits, les légumes, les épiceries,
les différentes sortes de vins, qui
s' apportent continuellement au palais
impérial. En supputant tout ce que
l' empereur perçoit, et le réduisant à nos
livres de France, tous ses revenus ordinaires
sont estimez d' environ deux
cens millions de taëls. Un taël est une
once d' argent qui vaut cent sols de notre
monnoye valeur intrinseque.
L' empereur peut encore imposer de
nouveaux tributs sur ses peuples, lorsque
les besoins pressans de l' etat le demandent :
mais c' est un pouvoir dont
il n' use presque jamais, les tributs réglez
étant suffisans pour les dépenses
qu' il est obligé de faire ; et bien loin
d' avoir recours aux subsides extraordinaires,
il n' y a guere d' années qu' il
n' exempte quelque province de tout
tribut, lorsqu' elle a été affligée de la disette,
ou de quelque autre calamité.
Comme les terres sont mesurées, et
qu' on sçait le nombre des familles, et
ce qui est dû à l' empereur, on n' a nulle
peine à déterminer ce que chaque ville
doit payer chaque année. Ce sont les officiers
des villes qui levent ces contributions :
on ne confisque point les
biens de ceux qui sont lents à payer, ou
qui par des délais continuels chercheroient
à éluder le payement ; ce seroit
ruiner les familles ; c' est pourquoi depuis
qu' on commence à labourer les terres,
ce qui se fait vers le milieu du printems,
jusqu' au tems de la récolte, il n' est pas
permis aux mandarins d' inquiéter les
paysans : la prison ou la bastonnade est
le moyen dont on se sert pour les réduire.
p16
On employe encore un autre expédient :
comme il y a dans chaque ville
un nombre de pauvres et de vieillards
qui sont nourris des charitez de l' empereur,
les officiers leur donnent des
billets pour se faire payer. Ils vont aussi-tôt
dans les maisons de ceux qui doivent
le tribut, et si l' on refuse de satisfaire,
ils y demeurent, et s' y font nourrir autant
de tems qu' il est nécessaire, pour
consommer ce qui étoit dû à l' empereur.
Ces officiers rendent compte de leur
recette au Pou Tching Ssëe, c' est le trésorier
général de la province, et le premier
officier aps le viceroy. Ils sont obligez
à certains tems de lui faire tenir les
deniers de leur recette : ils les envoyent
sur des mulets : chaque mulet porte
deux mille taels dans deux especes de
barils de bois fort longs, qui sont fermez
avec des crampons de fer. Le Pou Tching
Ssëe rend ses comptes au Hou Pou, qui
est le second des tribunaux souverains
de la cour : c' est ce tribunal qui est
chargé de tout ce qui concerne l' administration
des finances, et qui à son
tour en rend compte à l' empereur. Rien
n' est mieux ordonné que l' imposition et
la lee des tributs, si l' on en excepte
quelques fraudes inévitables, dont les
petits officiers usent à l' égard du peuple.
La Chine a cela de singulier, que
l' empereur est dans ses etats, comme
un grand chef de famille qui pourvoit
à tous les besoins de ses officiers : cet
usage qui n' a point varié parmi les chinois,
est assez conforme à ce qui se pratiquoit
anciennement dans la cour de nos
rois, où il se faisoit des distributions de
pain, de vin, de viandes, de chandelles,
et d' autres choses semblables, qu' on
nommoit livraisons , d' où est venu le
nom de livrée, pour les gens de service
qui étoient d' une même livrée ou d' une
me distribution, c' est-à-dire, qui appartenoient
au même maître.
Une grande partie des deniers imriaux
se consomme dans les provinces,
par les pensions, l' entretien des pauvres,
et surtout des vieillards et des invalides,
qui sont en grand nombre, les appointemens
des mandarins, le payement
des troupes, les ouvrages publics,
etc. Le surplus est porté à Peking, et est
employé auxpenses ordinaires du palais,
et de la capitale où le prince side,
et où il nourrit plus de cent soixante
mille hommes de troupes reglées,
sans compter leur solde qui se paye en
argent.
De plus, on distribue tous les jours
dans Peking à près de cinq mille mandarins,
une certaine quantité de viande,
de poisson, de sel, de légumes, etc.
Et tous les mois du ris, des féves, du
bois, du charbon, et de la paille ; tout
cela se livre avec la derniere exactitude.
La même chose s' observe à l' égard
de ceux qui sont appellez des provinces
à la cour, ou que la cour envoye
dans les provinces : ils sont servis et
défrayez sur toute la route eux et leur
suite : on leur fournit des barques, des
chevaux, des voitures, et destelleries
entretenues aux dépens de l' empereur.
Voici comme la chose se pratique,
lors qu' un mandarin est envoyé de la
cour, on lui donne un Cang Ho, c' est-à-dire,
un ordre dépêc de la cour
par le Ping Pou ou tribunal de la milice,
scellé du sçeau de ce tribunal, en vertu
duquel les officiers des postes et des
villes fournissent sans délai ce qui est por
dans cet ordre, et pour faire foi qu' ils
l' ont exécuté, ils y apposent leur sçeau.
On fournit des hommes pour tirer les
barques, d' autres pour porter les bagages,
et c' est l' officiernéral des postes
qui fait peser ces bagages, et qui donne
autant d' hommes qu' il en faut pour les
porter, à raison de 50 livres chinoises
par homme.
Les troupes que l' empereur nourrit
et entretient, soit le long de la grande muraille,
soit dans toutes les villes et les
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places murées montoient autrefois au
nombre de sept cens soixante et dix mille
soldats : ce nombre dans la suite a é
encore augmenté, et subsiste toûjours,
car on ne fait point de réforme. Ils doivent
servir de gardes, et faire escorte aux
grands mandarins, aux gouverneurs,
aux officiers et magistrats : ils les accompagnent
me dans leurs voyages, et
pendant la nuit ils font la garde autour
de leur barque ou de leur hôtel. Ils ne
sont qu' un jour en exercice, parce que
les soldats de chaque lieu arrive le
mandarin, se succedent les uns aux autres,
et ils retournent à leur poste après
leur jour de service. L' empereur nourrit
pareillement environ cinq cens soixante-cinq
mille chevaux pour monter la
cavalerie, et pour le service des postes
et des courriers, qui portent ses ordres
et ceux des tribunaux dans les provinces.
Les ambassadeurs des puissances
étrangeres sont aussi défrayez aux dépens
de l' empereur, depuis le premier
jour qu' ils entrent sur les terres de l' empire,
jusqu' à ce qu' ils en soient sortis. Il
leur fournit des chevaux, des barques,
et toutes les voitures nécessaires pour le
voyage : il fait toute la dépense de leur
table, et quand ils sont arrivez à la cour,
il les loge dans un palais, ou pour marque
d' amitié il leur envoye tous les deux
jours des mets de sa table ; et quand il
veut donner des marques particulieres
de son affection, il envoye de tems en
tems des mets extraordinaires.
Je ne parle point des autrespenses
que fait l' empereur pour tous les ouvrages
publics, qui peuvent servir ou
à l' ornement des villes, ou à la commodité
des peuples, ni de celles que
demande l' entretien de son palais, qui,
quoique d' un goût bien différent de celui
que nous avons de l' architecture, ne
laisse pas d' avoir quelque chose d' auguste
et de convenable à la majesté d' un
si puissant prince. L' idée qu' on en a
déja done au commencement de cet
ouvrage sembleroit suffire ; cependant
sans ter ce qui a été dit, je suppléerai
à ce qui y manque par une
description plus détaillée qu' en a fait
un des missionnaires, qui eurent l' honneur
d' être admis en sa présence, et
de le saluer jusques dans son appartement.
C' est, dit-il, un amas étonnant de bâtimens,
et une longue suite de cours,
de galleries, et de jardins, qui forment
un tout véritablement magnifique.
Comme la porte du midi ne s' ouvre
que pour l' empereur, nous entrâmes
par celle qui regarde l' occident, et qui
conduit à une vaste cour, qui est au midi
par rapport au palais. Cette cour a
la figure d' une double équerre, à chaque
extrémité de laquelle on voit un
gros edifice oblong à double toit, dont
l' étage d' en bas est percé en trois endroits
en forme de porte de ville. Cette
cour a nord sud plus de deux cens pas
géométriques de long, et la croisée environ
autant, elle est pavée de grosses
briques posées de champ, avec des allées
de pierres plattes et larges ; avant que
d' entrer dans une autre cour, il faut passer
un canal à demi sec qui court est
oüest, et qui est parallele aux murs de
cette seconde cour. Nous passâmes ce
canal sur un des six ponts de marbre
blanc, qui sont vers le milieu, vis-à-vis de
cinq portes voutées et ouvertes, sur lesquelles
est un gros edifice avec une platte
forme ou donjon à double toit, qui a plus
de vingt pas géotriques d' épaisseur.
à l' entrée et à la sortie du pont qui conduit
à la porte du milieu, il y a deux
grandes colomnes rondes de marbre
blanc, dressées sur un large piedestal entou
d' une balustrade de même, avec
deux gros lions qui ont sept à huit
pieds de haut sur leur base, lesquels
semblent avoir été faits d' un me
bloc.
Les portes conduisent vers le nord
dans la seconde cour dont je parle, qui
n' a gueres que cent pas géométriques
p18
de longueur, et environ la moitié de largeur.
à l' entrée de cette cour, on trouve
deux autres colomnes de marbre
blanc ornées de dragons en relief, avec
deux petites aîles un peu au-dessous d' un
chapiteau plat et fort large.
De là on passe dans une troisiéme
deux fois plus longue que la seconde,
et un peu plus large. On y entre par cinq
portes semblables aux précédentes, sur
lesquelles porte un gros edifice de même
structure. Ces portes sont épaisses et
couvertes de lames de fer, qui y sont attaces
par plusieurs rangs de clouds de
cuivre, dont la tête est plus grosse que le
poing. Tous les edifices du palais sont
posez sur un socle à hauteur d' homme,
bâti de grosses pierres de marbre d' un
gris roussâtre, mal polies, et ores de
moulures.
Toutes ces cours sont entourées d' edifices
fort bas, et couverts de tuiles jaunâtres.
Au fond de cette troisiéme cour,
on voit un assez long edifice flanqué de
deux pavillons qui touchent à deux aîles,
lesquelles sont terminées par deux
autres pavillons semblables aux premiers,
c' est-à-dire, qui sont à double
toit, et environnez de leurs galleries, de
me que les aîles et le fond de cet édifice,
qui est élevé sur une platte forme de
brique avec son parapet et ses petites
embrasures, laquelle a environ trente-cinq
pieds de haut. Le bas de la platte
forme, jusqu' à six pieds hors du rez de
chaussée est bâti de marbre. Le fond est
percé de trois ouvertures voutées, et qui
se ferment par trois portes semblables
aux précédentes, avec cette différence,
que les clouds et les ferrures en sont dorez.
Il y avoit plusieurs gardes à cette
porte, et entre autres un Colao ou ministre
d' etat, qui ayant été accusé d' avoir
reçu sous main de l' argent dans l' administration
de sa charge, fut condamné
à garder cette porte du palais, avec
une compagnie de soldats dans laquelle
on l' avoit en. Ceux qui passoient
devant lui, ne laissoient pas de le saluer
et de fléchir le genoux, respectant encore,
nonobstant l' état humiliant il
se trouvoit, cette haute fortune dont il
venoit de décheoir.
Après avoir passé ces trois cours qui
n' ont rien de bien remarquable que leur
étenduë, nous entrâmes dans une quatriéme,
qui a environ quatre-vingts pas
géométriques en quarré. Cette cour est
tout-à-fait riante ; elle est environnée de
galleries interrompuës d' espace en espace
par des petits salons tout ouverts et
plus exhaussez, vis-à-vis desquels il y a
des escaliers avec leurs rampes de marbre
blanc, qui regnent presque tout au
tour. Cette cour est coupée dans sa largeur
par un petit canal revêtu de marbre
blanc ; les bords sont ornez de balustrades
de la même forme. On passe ce
canal sur quatre ou cinq ponts d' une seule
arcade. Ces ponts sont de marbre
blanc, embellis de moulures et de bas
reliefs. Dans le fond de la cour est un
grand et magnifique salon fort propre,
l' on monte par trois grands escaliers,
avec leurs rampes ornées des mêmes balustrades.
Suit une cinquiéme cour à peu près
de la même forme et de la même grandeur :
elle a néanmoins quelque chose
qui frappe davantage : on y voit un
grand perron quarré à triple étage, et
bordé à chaque étage de balustrades de
marbre blanc ; ce perron occupe ps
de la moitié de la longueur de la cour,
et ps des deux tiers de sa largeur. Il a
environ dix-huit pieds de haut, et est
bâti sur un socle siamois de marbre plus
grossier, qui est haut de plus de six pieds.
On monte sur ce perron par trois escaliers :
celui du milieu est le plus considérable.
Huit gros vases ou cassolettes de
bronze hautes d' environ sept pieds, ornent
le haut du perron, au bas duquel,
proche du maître escalier, il y a deux
grosses figures de lion de bronze. Ce
perron est vis-à-vis une grande et magnifique
salle, où l' empereur reçoit les
p19
moriaux, les requêtes, ou placets
que les mandarins des tribunaux souverains
viennent lui psenter chaque
jour, aps avoir fait leurs prosternemens
accoûtumez au bas de l' escalier.
On passe ensuite deux autres cours assez
peu différentes de cette derniere : elles
ont des perrons de la même forme et de
la même grandeur, et sont entourées
d' édifices semblables, avec les escaliers
et les balustrades qui regnent autour.
Lorsque nous eûmes traversé la seconde
de ces cours, on nous conduisit
par une porte qui est à côté sur la droite,
dans une autre cour longue d' environ
deux cens pas : c' est une espéce d' hippodrome,
au bout duquel on entre à main
gauche dans une grande salle ouverte.
Nous y trouvâmes des gardes, et nous
y attendîmes quelque tems le mandarin
qui devoit venir nous prendre, pour
nous introduire dans l' appartement de
l' empereur.
Enfin on vint nous chercher, et l' on
nous fit entrer dans une neuviéme cour
un peu plus petite, mais du moins aussi
magnifique. Au fond se voit un grand
édifice de figure oblongue, à double toit
de même que les précédens, et couvert
pareillement de tuilles vernissées de jaune.
Une espéce de chemin ou de levée
haute de six ou sept pieds, bordée de balustres
de marbre blanc, et pavée deme,
conduit à ce palais où est l' appartement
de l' empereur. Il n' y a que lui
qui puisse passer par cet endroit, ainsi
que par le milieu des autres cours.
Tout brille dans ce palais, par l' éclat
que donnent les ornemens de sculpture,
le vernis, les dorures, et les peintures.
Au fond de ce grand édifice régne
une espéce de platte forme, pavée de
grands carreaux d' un très beau marbre
jaspé, poli comme une glace, et dont
les morceaux sont tellement unis, qu' à
peine peut-on distinguer l' endroit où ils
se joignent.
à l' entrée de la grande salle, se trouve
une porte qui conduit dans une grande
chambre quarrée, où l' empereur
étoit assis sur une estrade à la maniere
tartare. Cette chambre étoit pavée de
marbre, les poutres étoient portées par
des colomnes de bois vernises de rouge,
et engagées de telle sorte dans le
mur, qu' elles étoient de niveau avec sa
surface. Nous fîmes les cérémonies ordinaires,
c' est-à-dire, que nous nous
rangeâmes sur une même ligne vis-à-vis
de l' empereur ; que nous nous mîmes
à genoux à trois reprises, et qu' à
chacune nous nous courbâmes trois
fois jusqu' à terre. C' étoit une grande
faveur qu' il nous faisoit, de recevoir en
personne ces marques de notre respect :
quand les mandarins des six cours souveraines,
de cinq en cinq jours, au premier
jour de l' an, et au jour de la naissance
de l' empereur, viennent faire la
me cérémonie, ce prince n' est presque
jamais présent, et est quelquefois
bien éloigné de l' endroit du palais où
ils rendent leurs hommages.
Après avoir satisfait à ce devoir, nous
approchâmes de sa personne, et nous
étant mis à genoux de té et sur une
me ligne, il s' informa de notre nom,
de notre âge, de notre patrie, et nous
entretint avec une douceur et une affabilité,
qu' on admireroit dans tout autre
prince que dans un empereur de la
Chine.
On ne peut nier que cette suite de
cours de plein pied et sur une même ligne,
que cet assemblage, quoique confus
et informe, de corps de logis, de pavillons,
de galleries, de colonnades, de
balustrades, et de dégrez de marbre,
que cette multitude de toits couverts de
tuiles d' un vernis jaune si luisant et si
beau, que quand le soleil y donne, ils
paroissent dorez, on ne peut nier, dis-je,
que tout cela ne présente à la vue je ne
sçai quoi de magnifique, qui frappe,
et qui donne à connoître que c' est le
palais d' un grand empereur.
Si l' on y ajoûte les cours, qu' on y a
pratiquées sur les aîles pour les offices
p20
et les écuries, les palais des princes du
sang, ceux de l' impératrice et des femmes,
les jardins, les étangs, les lacs, les
bois où l' on nourrit toutes sortes d' animaux,
tout cela paroîtra avoir quelque
chose de singulier. Ce n' est pourtant
là que le palais intérieur du prince,
qui est séparé par une grande muraille
du palais extérieur, lequel est
ferd' un mur élevé et fort épais, et
qui a environ deux lieues de circuit.
C' est comme une petite ville où logent
les différens officiers de la cour, et un
grand nombre d' ouvriers de toutes les
sortes, qui y sont entretenus pour le
service de l' empereur.
Fort près de Peking se voit la maison
de plaisance des anciens empereurs : elle
est d' une étendue prodigieuse : car elle
a bien de tour dix lieues communes de
France : mais elle est bien différente des
maisons royales d' Europe. Il n' y a ni
marbre, ni jets d' eau, ni murailles de
pierre : quatre petites rivieres d' une belle
eau l' arrosent : leurs bords sont plantez
d' arbres. On y voit trois édifices fort
propres et bien entendus. Il y a plusieurs
étangs, des paturages pour les cerfs, les
chevreuils, les mules sauvages, et autres
bêtes fauves ; des étables pour les troupeaux ;
des jardins potagers, des gazons,
des vergers, et même quelques
pieces de terre ensemencées ; en un mot
tout ce que la vie champêtre a d' agrément
s' y trouve. C' est là qu' autrefois
les empereurs sechargeant du poids
des affaires, et quittant pour un tems
cet air de majesté qui gêne, alloient
goûter les douceurs d' une vie privée.
Cependant ces empereurs ne sortoient
que rarement de leur palais,
et moins ils se montroient à leurs peuples,
plus ils croyoient se concilier
de respect. Les tartares qui occupent
maintenant le trône, se sont humanisez,
et sans trop s' écarter du nie de
la nation, ils sont devenus beaucoup
plus populaires.
Lorsque l' empereur sort de son palais,
la ctume est qu' il soit accompagné
d' une grande partie des seigneurs
de sa cour. Tout brille dans ce cortége,
les armes, les harnois des chevaux, les
banderoles, les parasols, les évantails,
et toutes les autres marques de la dignité
impériale. Ce sont les princes et les
seigneurs qui ouvrent la marche, et qui
sortent les premiers à cheval ; ils sont
suivis des colao, ou principaux ministres,
et des grands mandarins : ils
marchent sur deux aîles et assez près des
maisons, de sorte qu' ils laissent toute la
rue libre. On porte après eux 24 bannieres
de soye jaune, qui est la livrée
de l' empereur, brodées de dragons
d' or, qui sont comme ses armoiries. Ces
bannieres sont suivies de 24 parasols de
me couleur, et d' autant de grands
évantails fort riches et fort pcieux. Les
gardes du corps sont tous vêtus de jaune,
avec des espéces de casque en tête,
et une sorte de javelot ou demie pique
dorée, termie en haut par la figure
d' un soleil ou d' un croissant, ou de la
tête de quelque animal. Douze estafiers
tus des mêmes couleurs, portent sur
leurs épaules la chaise de l' empereur qui
est superbe. Il y a en divers endroits sur
la route un grand nombre de ces estafiers,
pour se relever dans la marche.
Une troupe de musiciens, de trompettes,
et de joueurs d' instrumens accompagnent
l' empereur, et font grand bruit.
Enfin un grand nombre de pages et de
valets de pieds ferment la marche.
Mais comme les empereurs maintenant
sortent plus souvent de leur palais,
ils se délivrent volontiers de l' embarras
que cause un si grand cortége.
Quand l' empereur Cang Hi visitoit les
provinces méridionales, il montoit une
barque neuve et faite exprès pour son
voyage, accompagné de ses enfans, de
grands seigneurs, et d' une infini
d' officiers de confiance ; il y avoit tant
de troupes sur sa route, qu' il sembloit
marcher au milieu d' une armée. Alors
il alloit à petites journées, s' arrêtant de
p21
tems en tems pour examiner par lui-même,
et se faire rendre un compte exact
de tout : mais en retournant à Peking, sa
barque marchoit jour et nuit.
Je ne dis rien de ses voyages en Tartarie,
lorsqu' il y alloit prendre le divertissement
de la chasse, c' est alors qu' il
marchoit véritablement à la tête d' une
are, et l' on eût dit qu' il alloit à la
conquête d' un empire. Je décris ailleurs
la magnificence qui éclatoit dans le
train, dans les habits, dans les tentes et
les équipages de ce prince, et de tous les
grands de sa suite : ainsi sans m' y arrêter
à psent, je ne parlerai que de l' éclat
et de la pompe, avec laquelle il alloit
offrir solemnellement des sacrifices dans
le temple du Tien. Le détail que j' en
tire de la relation qu' en a fait le P Magalhaens
est d' autant plus sûr, que l' ordre
de ces sortes de cérémonies, est réglé
de tous les tems, et s' observe invariablement.
Cette marche commence par 24 tambours
rangez en deux files, et 24 trompettes.
Ces trompettes sont faites d' un
bois fort estimé des chinois, qu' ils
nomment Ou Tong Chu : elles ont plus de
trois pieds de longueur, et environ huit
pouces de diametre à l' embouchure : elles
sont en forme de cloches ornées de
cercles d' or, et s' accordent parfaitement
avec les tambours.
Suivent sur la même ligne 24 hommes,
armez de bâtons longs de sept à
huit pieds, vernissez de rouge, et ornez
de feuillages dorez : puis cent soldats
portant des hallebardes, dont le fer se
termine en croissant, cent massiers dont
les lances sont peintes d' un vernis rouge
lé de fleurs, et dorées à l' extrémité,
quatre cens grandes lanternes fort ornées
et travaillées avec beaucoup d' art, quatre
cens flambeaux faits d' un bois qui brûle
long-tems, et quipand une grande lumiere :
deux cens lances enrichies les
unes de floccons de soye de diverses couleurs,
les autres de queües de pantheres,
de renards, et d' autres animaux : 24
bannieres sur lesquelles on a peint les signes
du zodiaque, que les chinois divisent
en 24 parties ; cinquante-six autres
bannieres, où sont représentées les
56 constellations, ausquelles les chinois
duisent toutes les étoiles : deux
cens évantails, soutenus par de longs
bâtons dorez, sont peintes diverses figures
de dragons, d' oiseaux, et d' autres
animaux : 24 parasols richement ornez,
et un buffet porté par les officiers
de la bouche, et garni de divers utenciles
d' or, comme de bassins, d' éguieres, etc.
Après qu' on a vu marcher tout ce
cortége en bon ordre, l' empereur paroît
à cheval superbement vêtu, avec
un air grave et majestueux ; on soutient
à ses côtez un riche parasol qui est assez
grand pour donner de l' ombre et à lui et
à son cheval : il est environné de dix
chevaux de main de couleur blanche,
dont les selles et les brides sont enrichies
d' or et de pierreries, de cent lanciers,
et des pages de la chambre.
Après quoi l' on voit venir dans le
me ordre et à sa suite tous les princes
du sang, les regulos, les premiers
mandarins, et les seigneurs de sa cour,
tous en habits de cérémonie, cinq cens
jeunes gentilshommes du palais richement
tus, mille valets de pied en
robbes rouges, brodées de fleurs et
d' étoiles d' or et d' argent. Immédiatement
après trente-six hommes portent
une chaise découverte, qui est suivie
d' une autre fermée et beaucoup plus
grande, laquelle est soutenue par six
vingts porteurs ; enfin quatre grands
chariots, dont deux sont traînez par des
éléphans, et les deux autres par des chevaux
couverts de housses en broderie :
chaque chaise et chaque chariot est suivi
d' une compagnie de 50 hommes
pour sa garde.
Cette marche est fere par deux
mille mandarins de lettres, et par deux
autres mille mandarins d' armes ou officiers
de guerre, vêtus magnifiquement
de leurs habits de cérémonie.
p22
Telle est la grandeur et la puissance
du maître qui gouverne un si vaste empire.
C' est à lui seul que tout se rapporte :
il est l' ame qui donne le mouvement,
à un si grand corps, et qui en maintient
toutes les parties dans la plus parfaite
subordination, ainsi qu' on le verra
dans la suite.
FORME GOUVERNEMENT
Le gouvernement politique de la
Chine roule tout entier sur les devoirs
des peres à l' égard de leurs enfans,
et des enfans envers leurs peres. L' empereur
est appellé le pere de tout l' empire,
le viceroy est le pere de la province
qui lui est soumise, et le mandarin
est de même le pere de la ville qu' il gouverne.
C' est sur ce principe général qui
est très-simple, qu' est fondé ce grand
respect et cette prompte oïssance, que
les chinois rendent aux officiers, qui
aident l' empereur à soutenir le poids du
gouvernement.
On ne peut s' empêcher d' être surpris
lorsqu' on voit qu' un peuple infini, naturellement
inquiet, interessé jusqu' à
l' excès, et toûjours en mouvement pour
s' enrichir, est néanmoins gouverné et
retenu dans les regles du devoir par un
petit nombre de mandarins, qui sont à
la tête de chaque province. Tant il est
vrai que l' ombre seule de l' autorité impériale
qui paroît dans leurs personnes,
a tout pouvoir sur l' esprit de ces peuples.
Dès les premiers tems de la monarchie,
les mandarins ont été partagez
en neuf ordres différens : la subordination
de ces ordres est si grande et si parfaite,
que rien ne se peut comparer au
respect et à la soumission, que les mandarins
d' un ordre inférieur ont pour
ceux qui sont d' un ordre supérieur.
Le premier ordre des mandarins est
celui des Colao ou ministres d' etat, des
premiers présidens des cours souveraines,
et autres premiers officiers de la
milice ; c' est le plus haut degré auquel
les gens de lettres puissent parvenir, à
moins que pour des services importans
rendus à l' empire, l' empereur ne jugeât
à propos de leur donner des titres encore
plus honorables, comme ceux de comtes,
de ducs, etc.
Le nombre des Colao n' est pas fixé,
mais il dépend de la volonté du prince,
qui les choisit comme il veut, et qui les
tire des autres tribunaux. Cependant
ils ne sont gueres que cinq ou six. Il y en a
un d' ordinaire parmi eux qui est plus disting
que les autres, et qu' on nomme
Cheou Siang : c' est lui qui est le chef du
conseil, et qui a surtout la confiance
de l' empereur.
Le tribunal de ces Colao se tient dans
le palais, à main gauche de la salle impériale,
qui est le côté le plus honorable.
C' est dans cette salle que l' empereur donne
audience quand il part en public,
et qu' il reçoit les respects et les hommages
que les mandarins viennent lui rendre.
Comme il a dans son palais plusieurs
autres salles magnifiques et superbement
ornées, on attribuë une de ces
salles à chacun d' eux, pour examiner les
différentes affaires qui lui sont adressées
en particulier ; et on lui donne le nom
de cette salle, comme un titre d' honneur
qu' on ajoûte à son nom ordinaire,
par exemple, un tel, Colao, suprême salle
du milieu.
Ce tribunal qu' on nomme Nui Yüen,
c' est-à-dire, la cour du dedans, parce
qu' il est au dedans du palais, est composé
de trois ordres de mandarins. Les premiers
sont à proprement parler les ministres
d' etat ; ce sont eux qui voyent et
p23
qui examinent presque toutes les requêtes
que les tribunaux souverains doivent
présenter à l' empereur, soit pour les affaires
d' etat, et qui concernent la guerre, ou
la paix, soit pour les affaires civiles ou
criminelles. Ils lisent ces requêtes, et après
les avoir luës, ils permettent qu' on les
donne à l' empereur, à moins qu' ils ne
trouvassent quelque obstacle, dont ils
avertiroient sa majesté, qui reçoit ou
qui rejette leurs avis, comme il lui plaît,
se réservant quelquefois à lui seul la connoissance
des affaires, et l' examen des
moires qu' on lui a présentez.
Les mandarins qui composent le second
ordre de ce tribunal, sont comme
les assesseurs des premiers : c' est de leur
corps que se tirent les vicerois des provinces,
et les présidens des autres tribunaux ;
on leur donne le titre de Ta Hio
Se, c' est-à-dire, lettrez, ou magistrats
d' une capacité reconnuë, et on les
prend dans le second ou le troisiéme ordre
des mandarins.
Les mandarins du troisiéme ordre
s' appellent Tchong Chu Co, c' est-à-dire,
école des mandarins. Ils sont les sécretaires
de l' empereur, et ont soin de faire
écrire toutes les affaires dont on délibere
dans le tribunal. On les prend dans
le quatriéme, le cinquiéme, ou le sixiéme
ordre des mandarins.
Ce sont là les officiers qui composent
le conseil de l' empereur, et c' est à
ce tribunal que s' éxaminent et se décident
la plûpart des grandes affaires, à
moins que l' empereur ne fasse assembler
le grand conseil pour en décider. Ce
grand conseil est composé de tous les
ministres d' etat, des premiers présidens
et assesseurs des six cours souveraines,
et de ceux de trois autres tribunaux
considérables. Car outre ce conseil du
dedans, il y a dans Peking six cours
souveraines qu' on appelle Leou Pou,
dont le pouvoir et l' autorité s' étendent
sur toutes les provinces de l' empire. De
tout tems il y a eu dans chacune un président,
qui est d' ordinaire mandarin du
premier ordre, et deux assesseurs qui sont
du second ordre : sans compter les tribunaux
subalternes, au nombre de quarante-quatre,
qui ont chacun un président,
et au moins douze conseillers.
C' est ainsi que ces tribunaux ont
été composez sous les empereurs chinois,
mais depuis que les tartares se
sont rendus maîtres de la Chine, on a
doublé les officiers, tant dans les cours
supérieures que dans les subalternes ; et
l' on y a mis autant de tartares que de
chinois. Trait de politique dans le conquérant,
qui a trouvé le moyen de faire
entrer les tartares dans l' administration
de l' etat, sans mécontenter les chinois
qui auroient eu lieu de se plaindre, si on
les eût exclus des charges de l' empire.
La fonction de la premiere de ces
cours souveraines qui s' appelle Lij Pou,
est de fournir de mandarins toutes les
provinces de l' empire, de veiller sur
leur conduite, d' examiner leurs bonnes
ou mauvaises qualitez, d' en rendre
compte à l' empereur, afin qu' il récompense
la vertu et le mérite des uns, en
les élevant à de plus grands emplois, et
qu' il punisse les autres en les dégradant,
lorsque par quelque endroit, ils se sont
rendus indignes du poste, où on les avoit
placez : ce sont à proprement parler des
inquisiteurs d' etat.
Cette cour a quatre tribunaux subalternes.
Le premier qui a soin de choisir
ceux qui par leur science et leurs autres
qualitez méritent de posseder des
charges dans l' empire. Le second qui
examine la bonne ou la mauvaise conduite
des mandarins. Le troisiéme qui
doit sceller tous les actes juridiques,
donner aux différens mandarins les
sçeaux convenables à leurs dignitez et
à leurs emplois, et examiner si les sceaux
des dépéches qu' on envoye à la cour
sont véritables ou supposez. Enfin le
quatriéme qui est chargé d' examiner le
rite des grands de l' empire, c' est-à-dire,
des princes du sang impérial, des
p24
Régulos, de ceux qu' on a honoré de titres
à peu près semblables à ceux de nos
ducs, de nos marquis, et de nos comtes,
et généralement de toutes les personnes
d' un rang et d' une qualité distinguée.
La seconde cour souveraine, appellée
Hou Pou, c' est-à-dire, grand trésorier
du roy, a la surintendance des finances,
et a le soin du domaine, des
trésors, de lapense, et des revenus de
l' empereur ; elle expédie les ordres pour
les appointemens et les pensions ; elle
ordonne les livraisons de ris, de piéces
de soye, et d' argent qui se distribuent
aux grands seigneurs et à tous les mandarins
de l' empire ; elle tient un rôle
exact de toutes les familles, de tous les
droits qui doivent se payer, des douanes,
et des magazins publics. Pour l' aider
dans ce prodigieux détail, elle a
quatorze tribunaux subalternes pour
les affaires des quatorze provinces dont
est compol' empire ; car la province
de Pe Tche Li étant la province de la cour,
et par conséquent supérieure aux autres,
joüit en beaucoup de choses des prérogatives
de la cour et de la maison de
l' empereur. La province de Kiang Nan,
dont Nan King est capitale, avoit autrefois
les mes privileges, à cause de la
sidence qu' y faisoient les empereurs :
mais elle a été réduite en province comme
les autres par les tartares, qui ont
changé le nom de Nan King, en celui de
Kiang Nin.
Li Pou est le nom de la troisiéme
cour souveraine, c' est-à-dire, tribunal
des rits. Quoique le nom de cette
cour paroisse le même que celui de la
premiere cour, dont nous venons de
parler, il y a cependant une grande différence
dans la langue chinoise, et c' est
la prononciation qui le détermine. Lij
signifie mandarin, et Pou tribunal, c' est
ce qui exprime le tribunal des mandarins :
au lieu qu' ici Li signifie, rit, et
joint avec Pou exprime le tribunal des
rits. C' est à cette cour qu' il appartient
de veiller sur l' observation des rits
et des cérémonies, sur les sciences et
les arts ; c' est elle qui a soin de la musique
impériale, qui examine ceux qui
aspirent aux degrez, et qui permet qu' on
les admette aux examens : c' est elle qui
donne son avis sur les titres d' honneur,
et sur les distinctions dont l' empereur
veut gratifier ceux qui le méritent : de
plus elle a soin des temples et des sacrifices
que l' empereur a coûtume d' offrir :
ce soin s' étend aux festins que le
prince donne à ses sujets ou aux etrangers :
c' est à elle à recevoir, à régaler, à
congédier les ambassadeurs : elle a la
direction des arts liraux, et enfin des
trois loix ou religions qui ont cours,
ou qui sont tolérées dans l' empire, sçavoir,
des lettrez, des Tao Ssëe, et des
disciples de Fo. Enfin c' est comme une
espéce de tribunal ecclésiastique, devant
lequel les prédicateurs de l' evangile
ont été obligez de comparoître
dans le tems des persécutions.
Quatre tribunaux subalternes aident
cette cour dans ses fonctions. Le premier
a soin de délibérer sur les affaires
les plus importantes, comme lorsqu' il
s' agit d' expédier les brevets pour
les plus grandes charges de l' empire,
telles que sont celles des Tsong Tou ou des
vicerois. Le second a soin des sacrifices
que fait l' empereur, des temples,
des mathématiques, et des religions
approuvées ou tolerées. Le troisiéme est
chargé de recevoir ceux qui sont envoyez
à la cour. Le quatriéme a la direction
de la table de l' empereur, et des festins
que donne sa majesté, soit aux grands
de l' empire, soit aux ambassadeurs.
La quatriéme cour souveraine se
nomme Ping Pou, c' est-à-dire, le tribunal
des armes. La milice de tout l' empire
est de son ressort. C' est de ce tribunal
quependent les officiers de guerre
généraux et particuliers ; c' est lui qui les
examine en leur faisant faire l' exercice,
qui entretient les forteresses, qui remplit
les arsenaux, et les magazins d' armes
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offensives et deffensives, et de munitions
de guerre et de bouche, qui fait
fabriquer toutes sortes d' armes, et qui
a soin généralement de tout ce qui est
nécessaire pour la défense et la sûreté
de l' empire.
Elle a quatre tribunaux inférieurs.
Le premier dispose de toutes les charges
militaires, et veille à ce que les troupes
soient bien disciplinées. Le second
distribue les officiers et les soldats dans
les divers postes, pour y maintenir la
tranquillité, et a soin de purger les villes
et les grands chemins de voleurs. Le
troisiéme à la sur-intendance de tous
les chevaux de l' empire, des postes,
des relais, des hôtelleries imriales, et
des barques destinées à porter les vivres
et les autres provisions aux soldats. Le
quatriéme a soin de faire fabriquer toutes
sortes d' armes, et à en remplir les
arsenaux.
On a donné le nom de Hing Pou à la
cinquiéme cour souveraine. Elle est
comme la tournelle ou la chambre
criminelle de l' empire. Il lui appartient
d' examiner ceux qui sont coupables de
quelque crime, de les juger, et de
les punir d' une maniere conforme à ce
que les loix ont sagement établi. Elle
a quatorze tribunaux subalternes, selon
le nombre des quatorze provinces
de l' empire.
La sixiéme et derniere cour souveraine
appellée Cong Pou, c' est-à-dire,
tribunal des ouvrages publics, a soin
d' entretenir les palais, tant de l' empereur,
que des tribunaux, des princes
du sang, et des vicerois, les sépulcres
des empereurs, les temples, etc. Elle a
l' intendance des tours, des arcs de
triomphes, des ponts, des chaussées, des
digues, des rivieres, et des lacs, et de
tous les ouvrages nécessaires pour les rendre
navigables ; des rues, des grands
chemins, des barques, et de tous les
bâtimens nécessaires pour la navigation.
Cette cour a pareillement quatre tribunaux
subalternes. Le premier dresse les
plans et les desseins des ouvrages publics.
Le second a la direction de tous les atteliers,
qui sont dans toutes les villes du
royaume. Le troisiéme a soin d' entretenir
les canaux, les ponts, les chauses,
les chemins, etc. Et de rendre les
rivieres navigables. Le quatriéme a soin
des maisons royales, des jardins, et des
vergers : il les fait cultiver et en perçoit
les revenus.
Chacun de ces tribunaux inférieurs,
a son palais particulier avec ses salles,
et est composé de deux présidens, et
de 24 conseillers, partie tartares, et partie
chinois. On ne parle point d' une
infinité de petits officiers qui sont attachez
à chaque tribunal, tels que sont
les ecrivains, les greffiers, les huissiers,
les courriers, les prevôts, les sergens,
et le reste.
Comme il seroit à craindre que des
corps en qui réside tant de puissance,
ne vinssent à affoiblir peu à peu l' autorité
impériale, les loix ont prévenu cet
inconvénient en deux manieres.
Premierement, il n' y a aucun de ces
tribunaux qui ait un pouvoir absolu
dans les affaires qui sont de son ressort,
et qui n' ait besoin pour l' exécution de ses
jugemens, du secours d' un autre tribunal,
et quelquefois de tous ensemble.
Par éxemple, toutes les troupes sont
soumises au quatriéme tribunal souverain,
qui est celui de la guerre : mais
le payement des troupes, est du ressort
du deuxiéme : les barques, les chariots,
les tentes, les armes, etc. Dépendent
du sixiéme. Ainsi nulle entreprise militaire
ne peut s' exécuter sans le concert
de ces différens tribunaux. Il en est
de même de toutes les affaires importantes
de l' etat.
Secondement, rien n' est plus capable
de tenir en bride la puissance des magistrats,
dont les tribunaux suprêmes
sont composez, que la précaution qu' on
a prise de nommer un officier, qui veille
à ce qui se passe dans chaque tribunal.
p26
Son office est d' assister à toutes les assemblées,
d' en revoir tous les actes
qui lui sont communiquez : il ne peut
rien décider par lui-même, il est simple
inspecteur pour observer toutes choses,
et en rendre compte à la cour : sa charge
l' oblige d' informer secrettement l' empereur,
des fautes que les mandarins
commettent, non seulement dans l' administration
publique des affaires de
l' etat, mais encore dans leur conduite
particuliere : rien n' échappe à leur vigilance,
ils n' épargnent pas même la personne
de l' empereur, lorsqu' il est repréhensible ;
et afin qu' on ne puisse les
gagner en leur faisant espérer une fortune
plus grande, ni les intimider par
des menaces, on les retient constamment
dans leur emploi, et on ne les en
tire que pour les élever à une charge
plus considérable.
Ces sortes d' inspecteurs ou de censeurs
publics, qu' on appelle Co Tao, se
font extrémement redouter, et il y
a des traits étonnans de leur hardiesse
et de leur fermeté. On en a vu accuser
des princes, des grands seigneurs,
des vicerois tartares, quoi qu' ils fussent
sous la protection de l' empereur ;
il est même assez ordinaire, que soit par
entêtement, soit par vanité, ils aiment
mieux tomber dans la disgrace du prince,
et même être mis à mort, que
de se désister de leurs poursuites,
quand ils croyent qu' elles sont conformes
à l' équité, et aux régles d' un sage
gouvernement.
L' un d' eux ayant accusé au feu empereur
Cang Hi, quatre Colao et quatre
grands officiers, et les ayant convaincus
de s' être laissez corrompre par argent,
pour la nomination des charges, ils furent
cassez sur le champ, etduits à la
condition de gardes, qui sont de petits
officiers du menu peuple ; ainsi l' on
peut bien dire des officiers de cette
cour, ce qu' un courtisan de Perse disoit
de ceux de son prince : ils sont
entre les mains du roy mon maître
comme des jettons, qui ne valent que
ce qu' il veut les faire valoir.
Lorsque l' empereur renvoye selon la
coûtume, les requêtes de ces censeurs
aux tribunaux pour en libérer, il est
rare que les mandarins donnent le tort
aux censeurs, par la crainte où ils sont
d' être accusez eux-mêmes. C' est ce qui
donne à ces officiers un grand crédit
dans l' empire ; mais aussi c' est ce qui
tient tout dans le devoir, et dans la subordination
si nécessaire, pour maintenir
l' autorité impériale.
Cependant quelque déférence qu' aïent
tous les mandarins, non seulement pour
les ordres, mais pour les moindres inclinations
de l' empereur, ils ne laissent
pas dans l' occasion de faire paroître
beaucoup de fermeté. Lorsque l' empereur
interroge les tribunaux, et qu' ils
pondent selon les loix, on ne peut
ni les blâmer, ni leur faire aucun reproche ;
au lieu que s' ils répondent d' une
autre maniere, les censeurs de l' empire
ont droit de les accuser, et l' empereur
de les faire punir, pour n' avoir pas suivi
les loix.
Il y a encore à Peking un autre tribunal,
uniquement établi pour y traiter les
affaires des princes : on ne veut pas qu' ils
soient confondus avec le commun du
peuple. Les présidens et les officiers
de ce tribunal sont des princes titrez :
on choisit les officiers subalternes parmi
les mandarins ordinaires ; c' est à ceux-ci
de dresser les actes de procédure, et
de faire les autres écritures nécessaires.
C' est aussi dans les registres de ce tribunal,
qu' on inscrit tous les enfans de
la famille impériale à mesure qu' ils naissent,
qu' on marque les titres et les dignitez
dont on les honore, qu' on les juge, et
qu' on les punit s' ils le méritent. Les regulos,
outre leurs femmes légitimes, en
ont ordinairement trois autres, ausquelles
l' empereur donne des titres, et dont
les noms s' inscrivent dans ce tribunal.
Les enfans qui en naissent, ont rang après
les enfans légitimes, et sont plus considérez
p27
que ceux qui naissent de simples
concubines, que les princes peuvent
avoir en aussi grand nombre qu' ils le
souhaittent.
Je n' entrerai point dans un plus grand
détail des divers tribunaux établis dans
la ville imriale, il suffit d' avoir parlé
un peu au long des six principaux ausquels
ils sont subordonnez ; mais je n' en
puis omettre un qui est singulier en
son genre, et qui fait connoître le cas
qu' on fait à la Chine des gens de lettres.
Tous les trois ans tout ce qu' il y a de
Kiu Gin, c' est-à-dire de licentiez dans
l' empire, se rendent à Peking pour parvenir
au degré de docteur ; on les examine
rigoureusement durant 13 jours,
et il n' y en a qu' environ trois cens qui
soient élevez à ce degré. On choisit parmi
ces nouveaux docteurs, ceux qui
ont fait paroître le plus d' esprit et de
capacité, pour composer le tribunal
dont je parle, et qui se nomme Han Lin
Yuen ; c' est une espece d' academie, qui
ne compte parmi ses membres, que les
plus sçavans et les plus beaux génies de
l' empire.
Ce sont ces docteurs qui ont l' intendance
de l' éducation du prince héritier,
et qui doivent lui enseigner la vertu,
les sciences, les regles de la civilité,
et le grand art de bien gouverner. Ils sont
chargez d' écrire les évenemens considérables,
qui méritent d' être transmis aux
races futures, et l' histoire générale de
l' empire. Leur profession est de continuellement
étudier, et de faire des livres
utiles. Ce sont proprement les gens
de lettres de l' empereur ; il s' entretient
avec eux des sciences, et c' est souvent
de leur corps qu' il choisit des Colao, et
les présidens des tribunaux suprêmes.
Les membres de ce tribunal sont dans
une grande estime, et en même tems
fort craints et fort respectez.
C' est l' empereur qui nomme pareillement
les mandarins, ausquels il donne
toute autorité dans les provinces. Elles
sont gouvernées par deux officiers
généraux, dont dépendent tous les autres :
l' un qui s' appelle Fou Yuen ; c' est
ce que nous nommons en Europe viceroy
ou gouverneur de province : un
autre, dont la jurisdiction est bien plus
étenduë, puisque deux et quelquefois
trois provinces lui sont soumises. Celui-ci
se nomme Tsong Tou.
L' un et l' autre sont à la tête d' un tribunal
suprême de la province, où toutes
les affaires importantes, soit civiles,
soit criminelles, se décident : c' est à eux
que l' empereur envoye immédiatement
ses ordres, et ils ont soin de les signifier
aussi-tôt dans toutes les villes de leur
ressort.
Quelque grande que soit l' autorité
du Tsong Tou, elle ne diminuë en rien celle
des vicerois particuliers : tout y est reglé
de telle sorte, qu' il n' y a jamais parmi
eux aucun conflit de jurisdiction.
Ce tribunal suprême de chaque province,
a dans son partement plusieurs
autres tribunaux, qui lui sont subordonnez,
et un certain nombre de
mandarins inférieurs, qui aident le viceroy
à expédier les affaires.
Dans toutes les villes capitales des
provinces, on a établi deux tribunaux,
l' un pour les affaires civiles, et l' autre
pour les affaires criminelles : le premier
s' appelle Pou Tching Ssee : il a un président
et deux assesseurs : ils sont tous trois
mandarins du second ordre. Le président
l' est du premier gré, et les assesseurs
du second dégré. Le tribunal criminel,
qu' on nomme Ngan Tcha Ssée, a un
président du troisiéme ordre, et au lieu
d' assesseurs il a deux classes de mandarins,
qu' on appelle Ta Oli.
Ces mandarins sont les visiteurs des
différens districts qui partagent chaque
province, et ils y ont leurs tribunaux.
Leur charge est d' en rendre compte à
l' empereur, sur-tout quand dans la
province il n' y a point de visiteur envoyé
de la cour.
Les uns appellez Y Tchuen Tao ont soin
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de l' entretien des postes, destelleries
royales, et des barques de leur département,
qui appartiennent à l' empereur.
D' autres qu' on nomme Ping Pi Tao,
ont inspection sur les troupes. D' autres
veillent à la réparation des grands chemins,
on les nomme Tun Tien Tao : il y
en a qui ont soin des rivieres, et qu' on
appelle Ho Tao ; et d' autres, dont l' emploi
est de visiter les côtes de la mer,
ils s' appellent Hai Tao. Ils ont tout pouvoir
de faire châtier les criminels, et ils
sont comme les substituts des six tribunaux
suprêmes de la cour.
Pour ce qui est des villes particulieres,
comme elles sont de trois ordres
différens, elles ont aussi leurs gouverneurs,
et plusieurs mandarins qui rendent
la justice.
Le mandarin des villes du premier
ordre s' appelle Tchi Fou. Il est mandarin
du quatriéme ordre : ses trois assesseurs
sont mandarins du sixiéme et du septiéme
ordre : il a encore sous lui un certain
nombre de mandarins inrieurs,
qui se multiplient à proportion de l' étenduë
de son territoire, et du nombre
des villes qui sont de sapendance.
Le mandarin des villes du second
ordre se nomme Tchi Tcheou : il est du
second dégré du cinquiéme ordre : ses
deux assesseurs sont du second dég
du sixiéme et du septiéme ordre.
Enfin toutes les autres villes de
l' empire ont un tribunal, dont le psident
s' appelle Tchi Hien. C' est un mandarin
du septiéme ordre qui a deux
assesseurs, l' un du huitiéme, et l' autre du
neuviéme ordre.
Outre ces tribunaux qui sont communs
à toutes les provinces, il y en a
encore d' autres, qui sont propres de
certains lieux, ou qui ont des fonctions
particulieres, tels que sont, par exemple,
les mandarins du sel qui ont soin
de le faire distribuer dans toutes les provinces
par des personnes sûres, et d' empêcher
que des marchands particuliers
n' en débitent, et ne fassent tort aux droits
du prince : le président de ce tribunal
s' appelle Yen Fa Tao ; le mandarin
général du tribut du ris, qu' on nomme
Leang Tao ; un autre mandarin général,
lequel préside aux éxamens des etudians
de la province, et de tous ceux
qui aspirent aux dégrez de litterature,
qui se nomme Hio Tao : et plusieurs autres
qui ont des offices particuliers, et
dont le détail seroit trop long.
Le nombre de ces mandarins de lettres
pandus dans tout l' empire, monte
à plus de treize mille six cens : on en imprime
quatre fois l' année un catalogue
exact, où l' on marque leur nom, leurs
titres, leur pays, et le tems auquel ils ont
été graduez. Je parlerai ailleurs des mandarins
d' armes ou officiers de guerre.
Les gouverneurs des villes, qui sont
des mandarins inférieurs, ne reglent
pas ordinairement par eux-mêmes les
affaires importantes ; mais ils sont obligez
d' en faire leur rapport aux mandarins
supérieurs, c' est-à-dire, au Pou
Tching Ssëe que les européans appellent
le trésorier général de la province, et
au Fou Yüen, à qui nous donnons le
nom de viceroy.
Ces deux grands mandarins ne reconnoissent
au-dessus d' eux que les tribunaux
de Peking. Pour ce qui est du
Tsong Tou, qui est au-dessus des vicerois,
et qui a le gouvernement de deux
ou trois provinces, il est dépendant des
mes tribunaux ; mais sa charge est
si considérable, qu' on ne peut l' élever
qu' en le faisant ministre d' etat, ou psident
d' une des cours souveraines.
Tous les mandarins sont infiniment
jaloux des marques de leur dignité, qui
les distinguent non seulement du commun
du peuple, mais encore des autres
lettrez, et de tous ceux qui sont d' un
rang inférieur.
Cette marque consiste dans une piéce
d' étoffe quarrée qu' ils portent sur la poitrine ;
elle est richement travaillée, et au
milieu se voit la devise propre de leurs
emplois : aux uns c' est un dragon à quatre
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ongles, aux autres un aigle, ou un
soleil, et ainsi du reste. Pour ce qui est
des mandarins d' armes, ils portent des
pantheres, des tygres, des lions, etc.
Il y a pareillement de la distinction affectée
aux ceintures qu' ils portent : autrefois
avant que les chinois eussent pris
l' habit tartare, elles étoient divisées en
petits carreaux, et s' attachoient par devant
avec de grandes agraffes faites de
cornes de buffle, de rhinoceros, d' yvoire,
d' écailles de tortuë, de bois d' aigle,
d' argent, d' or, et de pierreries :
cette matiere des agraffes étoit différente
selon la diversité des emplois : il n' y
avoit que les Colao qui pussent porter
celle qui est de pierres précieuses, et
c' est l' empereur qui la leur donnoit,
lorsqu' il les mettoit en possession de leur
charge. Maintenant c' est la ceinture
de soye qui est toûjours en usage.
Il y a une dépendance absoluë entre
ces diverses puissances qui gouvernent
l' etat. Le plus petit des mandarins a
tout pouvoir dans l' étenduë de son gouvernement,
mais il releve d' autres mandarins,
dont le pouvoir est plus grand ;
ceux-ci dépendent des officiersnéraux
de chaque province ; ces derniers,
des tribunaux de la ville impériale ; et
les présidens des cours souveraines, devant
qui tremblent tous les mandarins,
tremblent eux-mêmes devant l' empereur,
en qui réside la souveraine puissance.
Voici comment se distribuent les charges
des mandarins, c' est-à-dire, des
officiers : quand des trois degrez de litterature,
on en a passé au moins deux,
on est en état de posseder des charges ;
les noms de ces trois sortes de sçavans,
c' est-à-dire, des Si Eou Tsai ou bacheliers,
des Kiu Gin ou licentiez, et des
Tsing Ssëe ou docteurs, s' écrivent dans
les registres du tribunal, appellé Lji
Pou, qui distribuë les officiers chacun
dans son rang et selon son mérite.
Lorsque leur tems est venu, et qu' il
vaque des charges, ils se rendent à la
cour : on ne les éleve ordinairement,
me les Tsing Ssëe, qu' aux charges
de gouverneurs de villes du second et
du troisiéme ordre. Supposé que quatre
de ces charges viennent à vaquer, on
commence par en informer l' empereur,
et on appelle les quatre lettrez qui sont
les premiers sur la liste ; puis dans une
boëte élevée, où l' on ne peut atteindre
qu' à peine avec la main, on met quatre
bulletins, où sont écrits les noms des quatre
gouvernemens, ensuite chacun tire
en son rang, et est fait gouverneur de
la ville dont le nom lui est échu.
Outre les examens ordinaires, on en
fait encore un autre, pour s' assurer de
quelle sorte de gouvernement un lett
est capable ; et l' on dit que quand on a
des amis, ou de l' argent à donner, les
chinois ne manquent pas de diverses
adresses, pour faire tomber les meilleurs
gouvernemens, à ceux qu' ils ont dessein
de favoriser.
La facilité avec laquelle un seul mandarin,
un Tchi Fou par exemple, gouverne
un si grand peuple, est admirable.
Qu' il publie ses ordres sur un simple
quarré de papier, scellé de son sceau, et
affiché aux carrefours des villes et des
villages, il est aussitôt obéi.
Une si prompte obéissance a pour
base cette profonde vénération, et cette
soumission sans réserve à l' égard des
parens, dans laquelle les chinois sont
élevez dès leur enfance : elle vient aussi
du respect que ce mandarin s' attire, par
la maniere dont il conduit un peuple
accoûtumé à le regarder comme l' empereur,
dont il représente la personne.
Le peuple ne lui parle qu' à genoux,
lorsqu' il rend la justice dans son tribunal.
Il ne paroît jamais en public qu' avec
un grand appareil, et son train est majestueux.
Il est superbement vêtu, son
visage est grave et sévere ; quatre hommes
le portent assis sur une chaise fort
propre, découverte et dorée si c' est en
eté, et fermée d' un tour de soye si c' est
en hyver : il est précédé de tous les gens
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de son tribunal, dont les bonnets et les
habits sont d' une forme extraordinaire.
Ces officiers marchent en ordre des
deux côtez de la ruë : les uns tiennent
devant lui un parasol de soye, les autres
frappent de tems en tems sur un bassin
de cuivre, et d' espace en espace ils avertissent
à haute voix le peuple, de se tenir
en respect à son passage. Quelques-uns
portent de grands foüets, d' autres traînent
de longs bâtons, ou des chaînes
de fer. Le fracas de tous ces instrumens
fait trembler un peuple naturellement
timide, et qui sçait qu' il n' échapperoit
pas aux châtimens que lui feroit souffrir
le mandarin, s' il contrevenoit publiquement
à ses ordres.
Ainsi dès qu' il paroît, tout le peuple,
qui est dans les ruës, lui témoigne
son respect, non pas en le saluant, de
quelque maniere que ce soit, ce seroit
une familiarité punissable ; mais en se retirant
à l' écart, se tenant debout, les
pieds joints l' un auprès de l' autre, les bras
pendans et serrez le long des côtez ; et
il demeure dans cette posture la plus
respectueuse, jusqu' à ce que le mandarin
soit passé.
Si un mandarin du cinquiéme ordre,
tel que le Tchi Fou, marche avec cette
pompe, on peut juger quelle est la magnificence
de la marche du Tsong Tou, ou
du viceroy. Il a toûjours pour le moins
une centaine d' hommes qui l' accompagnent,
et cette longue suite qui n' a rien
d' embarrassant, parce que chacun sçait
son poste, occupe quelquefois toute
une ruë. C' est au milieu de ce cortege
qu' il paroît retu de ses habits de cérémonie,
et élevé sur une chaise fort grande
et bien dorée, que huit hommes
portent sur leurs épaules.
D' abord paroissent deux timballiers,
qui frappent sur des bassins de cuivre
pour avertir de la marche : viennent ensuite
huit porte-enseignes de bois vernisé,
sont écrits en gros caracteres les titres
d' honneur du viceroy ; quatorze
drapeaux où l' on voit les symboles propres
de sa charge, tels que sont le dragon,
le tygre, le pnix, la tortue
volante, et d' autres animaux aîlez : six
officiers qui portent une planche, faite
en forme de pelle fort large, élevée,
et suspendue, où l' on lit en gros caractere
d' or les qualitez particulieres de ce
mandarin. Deux autres portent, l' un
un parasol de soye jaune à triple étage,
et l' autre l' étui se conserve ce parasol ;
deux archers à cheval qui sont à
la tête des premiers gardes : des gardes
armez de faux redressées et ornées de
floccons de soye à quatre étages ; deux
autres files de gens armez, les uns de
masses à long manche, les autres de
masses en forme de poignet au serpent
de fer, et d' autres armez de grands
marteaux, et de longues haches en croissant ;
de nouveaux gardes portant les
uns des haches d' armes au tranchant
redressé, et les autres armez de faux
droites comme les premieres ; quelques
soldats portant ou hallebardes à triple
pointe, ou des fléches, ou des haches ;
deux porteurs chargez d' une espéce de
coffre très propre, dans lequel est enfermé
le sceau de sa dignité. Deux nouveaux
timballiers qui avertissent que le
mandarin approche ; deux officiers armez
de cannes pour tenir le monde en
respect, qui sont couverts d' un feutre
ombragé de deux plumes d' oye. On voit
ensuite deux porte-masses à dragons
de grosse sculpture dorez, et un grand
nombre d' officiers de justice, les uns
armez de foüets ou detons plats pour
donner la bastonnade, les autres armez
de chaînes, de foüets, de coutelas, et
d' écharpes de soye. Deux guidons, et un
capitaine commandant cette escouade :
tout cet appareil précede le viceroy
porté dans sa chaise, et environné de ses
pages et de ses valets de pied, ayant
près de sa personne un officier qui porte
un grand évantail en forme d' écran. Il
est suivi de plusieurs gardes, dont les
uns sont armez de masses polyedres, et
p31
les autres de sabres à long manche ; après
quoi viennent plusieurs enseignes et
cornettes, avec un grand nombre de
domestiques à cheval, qui portent chacun
ce qui est à l' usage du mandarin,
comme un second bonnet renfer dans
son étui, en cas que le tems l' oblige d' en
changer, etc.
Quand il marche pendant la nuit, on
porte, non pas des flambeaux comme en
Europe, mais plusieurs grosses lanternes
très propres, sur lesquelles on a écrit en
lettres cubitales, les titres et les qualitez
du mandarin, avec l' ordre de son mandarinat,
pour imprimer à chacun le respect
qui lui est dû, et afin que les passans
s' arrêtent, et que ceux qui sont
assis se levent respectueusement.
C' est le gouverneur de chaque Hien
ou de chaque Tcheou, qui est chargé
d' administrer la justice, de recevoir le
tribut que chaque famille doit à l' empereur,
de visiter en personne les corps
de ceux qui ont été tuez dans quelques
démêlez, ou que le désespoir a porté à
se donner la mort.
Deux fois le mois il doit donner audience
à tous les chefs de quartier,
et s' informer exactement de tout ce qui
se passe dans son ressort : c' est à lui de
distribuer les passe-ports aux barques et
aux vaisseaux, d' écouter les plaintes et
les accusations, qui sont presque continuelles
parmi un grand peuple : tous
les procès viennent à son tribunal, il
fait punir à grands coups de bâtons celui
des plaideurs qu' il juge coupable : enfin
c' est lui qui condamne à mort les criminels ;
mais sa sentence, deme que
celle des autres mandarins qui sont
au-dessus de lui, ne peut être exécutée,
qu' elle ne soit ratifiée par l' empereur.
Les causes de peu d' importance se
jugent en premier ressort par les trois
mandarins subalternes, dont les charges
ressemblent à celles de lieutenans
particuliers de nos présidiaux.
Quelque redoutable que soit l' autorité
de ces mandarins, ils ne peuvent
gueres se maintenir dans leurs emplois,
qu' en se faisant la réputation d' être les
peres du peuple, et de n' avoir d' autre
attention que celle de procurer leur bonheur.
Aussi c' est à rendre le peuple heureux,
qu' un bon mandarin doit mettre
toute sa gloire. Tel d' entre eux a fait
venir de son pays plusieurs ouvriers, pour
apprendre à élever des vers à soye, et à
faire des étoffes dans tout son district, et
par ce moyen là a enrichi sa ville, et
s' est attiré les plus grands éloges.
On en a vu un autre qui dans un
tems d' orage, ne se contenta pas de deffendre
qu' on traversât la riviere, mais
encore se transporta sur le rivage, et y
demeura tout le jour, pour empêcher
par sa présence, que quelqueraire
se laissant emporter par l' avidité du gain,
ne s' exposât au danger de périr misérablement.
Un mandarin qui seroit trop sévére,
et en qui on ne verroit point cette affection
pour le peuple qui lui est soumis,
ne manqueroit pas d' être noté dans
les informations, que les vicerois envoyent
de trois en trois ans à la cour, et
cette note suffiroit pour le dépoüiller de
sa charge : si un prisonnier vient à mourir
dans la prison, il faut une infinité
d' attestations, qui prouvent que le mandarin
n' a pas été suborné pour lui procurer
la mort ; qu' il est venu le visiter lui-même ;
qu' il a fait venir le medecin ;
et qu' il lui a fait fournir tous les remedes
convenables, etc. Car on doit avertir
l' empereur, et lui rendre compte de
tous ceux qui meurent dans les prisons,
et de la maniere dont ils sont morts ; et
sur l' avis que l' empereur en roit, il
fait faire souvent des informations extraordinaires.
Il y a sur tout certaines occasions, où
les mandarins affectent le plus de marquer
leur sensibilité pour le peuple ; et
c' est lorsqu' on craint que la recolte ne
manque, ou par la sécheresse, ou par
l' abondance des pluyes, ou par quelque
p32
autre accident, comme par la multitude
des sauterelles qui inondent quelquefois
certaines provinces. Alors le mandarin
soit par affection, soit par interêt, ou par
grimace, n' oublie rien pour se rendre
populaire.
La plûpart, bien qu' ils soient lettrez,
et qu' ils détestent les idoles de Fo
et du Tao, ne laissent pas de parcourir
solemnellement tous les temples, et cela
à pied contre leur coûtume, pour demander
à ces idoles de la pluye ou du
beau tems.
Ainsi lorsqu' il arrive de ces sortes de
calamitez, aussi-tôt le mandarin fait afficher
par tout des ordonnances, qui prescrivent
un jeûnenéral : il est fendu
aux bouchers et aux traiteurs de
vendre de la viande, sous des peines
griéves : cependant quoi qu' ils n' étalent
pas la viande sur leurs boutiques, ils ne
laissent pas d' en vendre en cachette,
moyennant quelque argent qu' ils donnent
sous main aux gens du tribunal,
qui veillent à l' observation de l' ordonnance.
Le mandarin va au temple de l' idole,
à pied, vêtu négligemment, quelquefois
me avec des souliers de paille,
et accompagné de ses mandarins subalternes :
il est pareillement suivi des
principaux de la ville ; il allume sur l' autel
deux ou trois petites baguettes de
parfums, après quoi tous s' asseyent : pour
passer le tems, ils prennent du thé, ils
fument, ils causent une ou deux heures
ensemble, et enfin ils se retirent.
Telle est la cérémonie qu' ils observent
pour demander de la pluye ou du beau
tems. C' est, comme l' on voit, traiter
assez cavalierement l' idole. Si elle se fait
trop prier pour accorder cette faveur, on
la met quelquefois à la raison à grands
coups de bâton, ce qui néanmoins arrive
rarement.
On dit que cela se fit à Kiang Tcheou,
dans la province de Chan Si. L' idole, pour
avoir refusé de la pluye trop opiniâtrément
durant la sécheresse, fut mis en
piéces à force de coups, et cela par l' ordre
des officiers. On juge bien que pendant
cette exécution, il se chantoit de
beaux cantiques à sa loüange.
Quand ensuite la pluye vint à tomber,
on lui refit une autre statuë, ce qui n' étoit
pas difficile, car la plûpart de ces statuës
ne sont que de terre ou d' une espece
de plastre : on la promena en triomphe
dans la ville, on lui fit des sacrifices,
en un mot elle rentra dans tous
les droits de sa divinité.
Le viceroy d' une province en agit
de la même sorte avec une autre idole,
qui ne se laissoit point fléchir par ses demandes
réitérées : il ne put contenir son
impatience : il envoya un petit mandarin
dire de sa part à l' idole, que s' il
n' y avoit pas de pluye à tel jour qu' il désignoit,
il la chasseroit de la ville, et
feroit raser son temple. Apparemment
que l' idole ne comprit pas ce langage,
ou qu' elle s' éffraya peu de ces menaces,
car le jour marqué arriva sans qu' il y
eût de pluye.
Le viceroy offensé de ce refus, songea
à tenir sa parole ; il fendit au peuple
de porter son offrande à l' idole, il
ordonna qu' on fermât son temple, et
qu' on en scellât les portes, ce qui fut
éxecuté sur le champ. Mais la pluye
étant venue quelques jours après, la
colere du viceroy s' appaisa, et il fut
permis de l' honorer comme auparavant.
Dans ces sortes de calamitez publiques,
c' est principalement à l' esprit tutelaire
protecteur de la ville, que le mandarin
s' adresse selon l' ancien usage, et
voici la formule, dont il a accoûtumé de se
servir, pour implorer son secours.
Esprit tutelaire, si je suis le pasteur
et le gouverneur de cette ville, vous
l' êtes encore plus que moi, tout invisible
que vous êtes. Cette qualité de
pasteur m' oblige à procurer au peuple
ce qui lui est avantageux, et à écarter
ce qui pourroit lui nuire ; mais c' est
de vous proprement que le peuple reçoit
p33
son bonheur ; c' est vous qui le préservez
des malheurs dont il est menacé.
Au reste quoique vous soyez invisible
à nos yeux, cependant lors que
vous agréez, nos offrandes et que vous
exaucez nos voeux, vous vous manifestez,
et vous vous rendez en quelque
sorte visible. Que si l' on vous prioit
en vain, le coeur n' auroit point de part
aux honneurs qu' on vous rend. Vous
seriez à la verité ce que vous êtes,
mais vous seriez peu connu : de même
que moi qui suis chargé par état de proteger
et de défendre le peuple, je ferois
douter de mon mandarinat, si je
n' agissois jamais en mandarin. Dans les
calamitez publiques ausquelles on ne
voit point de remede, nous devons
implorer votre secours, et vous exposer
nos besoins. Voyez donc la désolation
est le peuple. Depuis le sixiéme
mois jusqu' au huitiéme il n' est point
tombé de pluye, on n' a encore recueilli
aucun grain ; si tout perit,
comment pourra-t' on ensemencer
les terres ? C' est ce que je dois vous
représenter. J' ai ordonné plusieurs jours
de jeûne, les bouchers ont défense
d' ouvrir leurs boutiques ; on s' interdit
l' usage de la viande, du poisson, et même
du vin ; on songe serieusement à
se purifier le coeur, à examiner ses défauts,
et à s' en repentir. Mais nos vertus
et nos mérites ne sont gueres capables
de fléchir le Tien. Pour vous,
ô esprit gouverneur invisible de
cette ville, vous approchez de lui,
vous pouvez demander des graces pour
nous autres mortels, et le supplier de
mettre fin à nos maux. Une telle faveur
obtenue par votre entremise, mettra
le peuple au comble de ses voeux ;
je verrai accompli ce que mon employ
m' oblige de souhaitter avec ardeur ;
votre culte croîtra de plus en plus dans
cette ville, lors qu' on verra que ce
n' est point en vain que vous y présidez.
Comme le mandarin n' est établi que
pour soutenir et proteger le peuple, il
doit être toujours prêt à écouter les
plaintes qu' on a à lui porter, non-seulement
quand il tient son audience, mais
encore à toutes les heures du jour. Si
c' est une affaire pressée, alors on va à
son hôtel, et on frappe à grands coups
sur une espece de timballe, qui est quelquefois
à côté de la salle où l' on rend
justice ; mais presque toujours hors de
l' hôtel même, afin que nuit et jour le
peuple puisse y frapper.
à ce signal, qui ne se donne que dans
quelque accident extraordinaire, le
mandarin, quelque occupé qu' il soit,
doit tout quitter sur l' heure, pour accorder
l' audience qu' on lui demande.
Il est vrai qu' il en coûte la bastonnade
à celui qui donne l' allarme, à moins qu' il
ne s' agisse de quelque injustice criante,
qui demande un prompt remede.
Une de ses principales fonctions est
encore d' instruire son peuple : il tient la
place de l' empereur, lequel, disent les
chinois, n' est pas seulement empereur
pour gouverner, et pontife pour sacrifier,
mais qui est encore maître pour
enseigner ; et c' est pourquoi de tems en
tems il assemble à Peking tous les grands
de la cour, et tous les premiers mandarins
des tribunaux, pour leur faire
une instruction, dont le sujet est toujours
tiré des livres canoniques.
De me le premier et le quinziéme
de chaque mois, les mandarins s' assemblent
en cérémonie dans un lieu,
l' on fait une ample instruction au
peuple. Cette pratique est ordonnée par
un statut de l' empire : le gouverneur
fait en cela l' office d' un pere qui instruit
sa famille. C' est l' empereur lui-même
qui a assigné les matieres qu' on
doit traitter dans ces sortes de discours :
elles sont comprises en seize ordonnances
imperiales, que je vais rapporter.
premiere ordonnance. qu' on pratique
avec un grand soin les devoirs que prescrit
la piété filiale, et la déférence que
le cadet doit à son frere aîné ; on apprendra
par là à estimer les obligations
p34
essentielles, que la nature impose à tous
les hommes.
deuxiéme ordonnance. qu' on conserve
toûjours un souvenir respectueux des
ancestres de sa famille ; on y verra constamment
regner l' union, la concorde,
et la paix.
troisiéme ordonnance. que l' union regne
dans les villages ; c' est le moyen
d' en bannir les querelles et les procez.
quatriéme ordonnance. qu' on estime
beaucoup la profession des laboureurs,
et de ceux qui cultivent les meuriers
dont on nourrit les vers à soye ; on ne
manquera jamais de grains pour se nourrir,
ni de vêtemens pour se couvrir.
cinquiéme ordonnance. qu' on s' accoûtume
à une prudente oeconomie par la
frugalité, la tempérance, et la modestie ;
et ce sera le moyen d' éviter beaucoup
de folles dépenses.
sixiéme ordonnance. qu' on ait grand
soin de faire fleurir les ecoles publiques,
afin d' instruire les jeunes étudians
aux bonnes moeurs.
septiéme ordonnance. qu' on s' applique
aux fonctions propres de son etat ; c' est
un moyen infaillible d' avoir l' esprit et le
coeur en repos.
huitiéme ordonnance. qu' on extirpe les
sectes et les erreurs dans leur naissance,
afin de conserver dans sa pureté la
ritable et solide doctrine.
neuviéme ordonnance. qu' on inculque
souvent au peuple les loix pénales
établies par l' autorité souveraine ; la
crainte retiendra dans le devoir les esprits
grossiers et indociles.
dixiéme ordonnance. qu' on s' instruise
parfaitement des loix de la civilité et
de l' honnesteté ; les bonnes coûtumes
que la bienséance a établies, seront toujours
exactement pratiquées.
onziéme ordonnance. qu' on s' applique
de toutes ses forces à donner une bonne
éducation aux enfans et aux freres
cadets ; on empêchera par ce moyen là
qu' ils ne se livrent au vice et au déréglement
de leurs passions.
douziéme ordonnance. qu' on s' abstienne
de toute accusation calomnieuse ; l' innocence
et la simplicité n' auront rien à
craindre.
treiziéme ordonnance. qu' on se garde
bien de receler les coupables, que leurs
crimes obligent à mener une vie errante
et vagabonde ; on évitera par ce
moyen là d' être enveloppé dans leur
malheur.
quatorziéme ordonnance. qu' on soit
exact à payer les contributions établies
par le prince ; on sera à couvert des recherches
et des véxations de ceux qui les
éxigent.
quinziéme ordonnance. qu' on agisse de
concert avec les chefs de quartier établis
dans chaque ville ; c' est le moyen
de prévenir les larcins, et de ne pas laisser
échapper ceux qui en sont coupables.
seiziéme ordonnance. qu' on réprime les
saillies de la colere ; on sera à couvert de
toutril.
Ce sont ces ordonnances qui servent
de texte aux discours des mandarins.
Le discours de l' un d' eux sur la troisiéme
ordonnance, fera connoître
la maniere dont ils s' y prennent pour
instruire le peuple : le voici.
L' empereur vous ordonne de conserver
l' union dans les villages, afin
d' en bannir les querelles et les procès :
écoutez attentivement l' explication
que je vais faire de cette ordonnance.
Lors que vous demeurez dans un
me lieu, parens ou non, peu importe,
vous passez pour habitans de
ce lieu ou de cette bourgade. Vous y
vivez avec des parens ou des alliez,
avec des personnes avancées en âge,
et avec vos condisciples : vous ne sçauriez
sortir sans vous voir : le matin et
le soir, en tout tems vous vous rencontrez
les uns les autres. Or cet assemblage
de quelques familles réunies
dans unme lieu, c' est ce que j' appelle
un village : dans ce village il y a
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des riches et des pauvres : il y en a qui
sont au dessus de vous, il y en a qui
sont au dessous, enfin vous y avez des
égaux.
Ayez dabord pour maxime, que votre
crédit ne doit point être employé
à vous faire redouter, qu' il ne vous
est jamais permis d' user de ruses, et
de dresser des pieges à vos voisins.
Parler du prochain avec pris, étaler
avec pompe vos belles qualitez, chercher
à vous enrichir au dépens des
autres, ce sont de ces choses que vous
devez absolument vous interdire.
Un ancien a sagement remarqué
que dans un lieu il y a des vieillards
et des jeunes gens, ceux-ci doivent
respecter les premiers, et que sans
examiner s' ils sont riches ou pauvres,
sçavans ou ignorans, ils ne doivent
avoir égard qu' au nombre des années.
Si étant à votre aise vous méprisez
les pauvres, si étant dans l' indigence
vous regardez les riches avec des yeux
d' envie, les divisions seront éternelles.
Quoi, dira ce riche orgueilleux, vous
ne voulez pas me ceder, et moi je
vais vous écraser.
En effet si vous avez des terres ou
des maisons, il tâchera de vous les enlever,
il employera la force pour empiéter
sur votre fond ; ni vos femmes ni
vos filles ne pourront être à l' abri d' un
pareil créancier ; comme vous êtes insolvable,
il vous les ravira sous le titre
specieux d' une équitable compensation :
tantôt dans un mouvement de
colere, il lâchera ses boeufs et ses chevaux
dans vos campagnes, qui dévoreront
vos terres nouvellement ensemenes :
tantôt dans la chaleur du
vin il se livrera aux plus grands excez :
les gens de bien ne seront point à couvert
de ses insultes : les voisins poussez
à bout, éclateront, ils s' adresseront aux
gens de chicane, pour intenter un procès
dans les formes : ces esprits malins
et artificieux ne manqueront pas de
grossir les objets, afin de les engager
dans une affaire d' éclat : d' un étang ils
feront une mer irritée, dont les flots
écumans s' éleveront jusqu' aux nuës :
une bagatelle deviendra une affaire sérieuse.
Cependant l' accusation sera portée
dans tous les tribunaux, et les dépenses
qu' on sera obligé de faire, auront
des suites dont on se ressentira le
reste de ses jours.
Etes vous en voyage ? Si le hasard
vous fait rencontrer un homme de votre
village, à peine l' avez-vous reconnu
à son langage, que rien n' est comparable
au plaisir secret que vous ressentez :
vous logez ensemble, vous
vous aimez comme si vous étiez véritablement
freres : et comment se fait-il
que lors que vous demeurez dans le
me endroit, au lieu de maintenir la
paix et le bon ordre, vous y excitez
des querelles, vous y semez la division.
Ne parlez jamais mal des autres,
on vous laissera en repos : ne vous
brillez avec personne ; cedez volontiers
aux autres ; ayez une patience à
l' épreuve des contradictions, et vous
n' aurez point à craindre qu' on vous
outrage, ou qu' on vous insulte.
Quand il s' éleve un differend entre
deux personnes, si des gens charitables
s' approchoient pour les mettre
d' accord ; quand le feu de la division
s' allume dans une famille, si les voisins
accouroient pour l' éteindre ; si lors qu' un
homme s' échauffe, quelqu' un le tiroit à
l' écart, et lui parlant avec douceur, tâchoit
de modérer sa colere, ce grand
feu qui sembloit menacer le ciel, s' évanoüiroit
dans le moment, et cette
affaire importante qu' on vouloit porter
au tribunal des grands, se termineroit
avec autant de facilité, qu' on fond
un morceau de glace, ou qu' on détache
une tuile du toit. Mais si un boute-feu
s' en mesle, semblable à une grosse
pierre, qui tombant avec roideur brise
tout ce quelle rencontre, il vous engagera
par ses pernicieux conseils dans
p36
des chicanes qui vous conduiront au
précipice.
Mais puisque je parle des suites funestes
engagent les querelles et les
procès, écoutez attentivement ce que
j' ai encore à vous dire.
Dès que le mandarin a pris connoissance
de l' affaire, il faut que l' un ou
l' autre succombe, ou vous, ou votre
partie adverse : si vous avez du dessous,
comme vous n' êtes pas d' humeur à céder,
vous chercherez par tout de l' appui
et de la protection ; vous tâcherez
de gagner les bonnes graces de ceux
qui ont la confiance du mandarin, et
il faudra bien payer leurs démarches :
vous voudrez mettre dans votre parti,
et vous rendre favorables les gens de
l' audience ; et combien de festins faudra-t-il
leur donner ? Aurez-vous de-quoi
fournir à tous ces frais ?
Mais si vous tombez entre les mains
d' un mauvais juge, qui pour vous
perdre, emprunte les couleurs et les
apparences de la droiture et de l' équité,
en vain avez-vous interessé ceux qui
ont de l' accès auprès de lui, et pour
qui il a de la considération ; en vain
les gens de l' audience, ces ames vénales,
ces sangsuës du peuple, se déclareront
ils en votre faveur : après bien
des dépenses que vous aurez faites,
vous pour opprimer votre ennemi, et
votre ennemi pour se dérober à votre
fureur, vous serez forcez d' en venir
enfin tous les deux à un accommodement.
Si vous refusez d' y entrer, si ayant
été condamné dans un tribunal subalterne,
vous en appellez à une cour
supérieure, on verra tous les jours des
requêtes courir tous les tribunaux,
le procès traînera en longueur bien des
années par les artifices de la chicane,
les témoins en souffriront, une infinité
de personnes seront enveloppées
dans votre affaire, les uns seront mis
en prison, les autres seront punis par la
justice ; enfin la sentence ne sera pas
encore portée, qu' une infinité de familles
seront réduites à une honteuse
mendicité.
Concluez de tout ce que je viens de
dire, que quand vous auriez une montagne
de cuivre et des mines d' or, à peine
pourroient-elles fournir à de pareilles
dépenses ; et que quand vous auriez
un corps de fer, à peine pourriez-vous
suffire aux fatigues qu' il vous faudra
essuyer.
L' empereur dont la compassion pour
son peuple n' a point de bornes, vous
défend les procès, et a la bonté de vous
donner lui-même des instructions, pour
appaiser les troubles, qui pourroient s' élever
parmi vous : il veut que vous viviez
dans une parfaite union.
Pour y parvenir, respectez la vieillesse,
honorez la vertu, ayez pour les
riches de la déférence, et de la compassion
pour les pauvres ; ne vous mêlez
point de relever ce qui ne vous paroît
pas dans l' ordre : il vous vient des
soupçons qu' on a voulu vous décrier ;
ne cherchez point à en tirer vengeance :
vous avez parmi vous des libertins,
exhortez les avec politesse et avec douceur
à changer de vie : dans les cores
publiques, qu' on s' apperçoive de votre
union, par l' empressement que vous
témoignerez à vous aider les uns les
autres.
Voici un autre avis qui n' est pas
moins interessant : vous êtes dans l' opulence ;
ne mettez pas votre gloire à
faire bonne chere, ni à porter des habits
somptueux : vous avez de l' autorité
et du crédit ; ne vous en servez jamais
pour opprimer des hommes foibles et
sans appui. Ce que je vous demande,
c' est que vous soyez modestes dans la
prosperité, et également actifs et vigilans
à remplir vos devoirs : ce que je
souhaite, c' est qu' éloignez de toute ambition,
vous sçachiez vous contenter
de peu, c' est qu' on vous distingue par
votre douceur, par votre modération,
et sur tout par votre oeconomie.
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Faites attention à ces années qui
viennent de tems en tems, où les maladies
populaires, jointes à la cherté des
grains, portent par tout la désolation ;
votre devoir est alors, d' avoir pitié de
vos chers concitoyens, et de les soulager
de votre superflu.
Ce point mérite toute votre attention :
il y va de votre interêt, car par
ce moyen vos laboureurs vous demeureront
fideles, vos campagnes ne seront
point abandonnées, vos voisins
veilleront à votre conservation, vos
interêts seront ceux du public. D' un
autre té, le ciel par des voyes qui vous
sont inconnuës, vous protegera, et vous
comblera de biens.
Parlons maintenant aux artisans,
et à tous ceux qui sont employez aux
ouvrages méchaniques. Quoique par
les loix immuables d' une cause supérieure,
ils soient nez dans la pauvre
et dans l' humiliation, leur bonheur
consiste à vivre selon leur état, à ne
point se chagriner de leur pauvreté, et
à ne point envier aux riches leurs richesses.
Cette morale sera pour eux une
source de paix et de consolation. Un
homme de bien ne manque jamais de
prosperer ; la vertu quand elle est solide,
ne peut être long-tems dans l' obscurité.
Vous sçavez maintenant les intentions
de l' empereur, c' est à vous à vous
y conformer. Si vous le faites, comme
je n' en doute point, vous en retirerez
les plus grands avantages, vous contenterez
le coeur paternel de sa majesté,
on ne verra plus de divisions parmi
vous, vous épargnerez aux mandarins
la peine de multiplier les arrêts et
les supplices, vous procurerez à l' empire
le calme et la tranquillité. Quand
vous serez de retour chacun chez vous,
appliquez-vous sérieusement à la pratique
d' une doctrine si utile.
Telle est la maniere, dont les mandarins
instruisent deux fois chaque mois
le peuple aux bonnes moeurs : c' est une
partie si essentielle à son ministere, que
si l' on commettoit dans sonpartement
des crimes d' une certaine espece,
on l' en rend responsable.
Quand dans une ville il s' est commis
un vol ou un assassinat, il faut qu' il découvre
les voleurs ou les assassins, autrement
il est destitué de sa charge. S' il se
commettoit un crime énorme, comme
par exemple, si un fils étoit assez dénatu
pour tuer son pere, le crime n' est pas
plûtôt déferé aux tribunaux de la
cour, qu' on dépoüille de leurs emplois
tous les mandarins du département.
C' est leur faute, dit-on : ce malheur ne
seroit pas arrivé, s' ils avoient veillé avec
plus de soin aux bonnes moeurs. Il y a
pareillement des cas extraordinaires, où
par la même raison, on punit de mort
les parens avec les enfans coupables.
Rien ne seroit comparable au bel ordre,
que les loix chinoises ont établies
pour le gouvernement de l' empire, si
tous les mandarins, au lieu de suivre
leurs passions, se conformoient à des
loix si sages ; et l' on peut dire qu' il n' y
auroit point d' etat plus heureux : mais
comme parmi un si grand nombre, il
s' en trouve toûjours, qui bornent leur
félicité aux biens de la vie présente, et à
tout ce qui peut la rendre commode et
agréable, ils font quelquefois peu de
scrupule de ne pas suivre les loix les
plus sacrées de la raison et de la justice,
et de les sacrifier à leur propre intérêt.
Il n' y a point de ruses, ni d' artifices,
ausquels quelques officiers inférieurs
n' ayent recours, pour tromper les mandarins
supérieurs ; et parmi ceux-ci il ne
laisse pas de s' en trouver, qui tâchent
d' en imposer aux tribunaux suprêmes
de la cour, etme de surprendre l' empereur.
Ils sçavent si bien couvrir leurs
passions, sous les expressions les plus humbles
et les plus flatteuses ; et ils affectent,
dans les mémoires qu' ils présentent, un
tel air de désinteressement, qu' il est difficile
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que le prince ne prenne souvent le
mensonge pour la vérité.
D' ailleurs comme leurs appointemens,
ne suffisent pas toûjours pour entretenir
leur faste et leur luxe, les injustices,
pourvu qu' elles soient sécrettes, ne leur
coûtent gueres : on a vu des ministres
d' etat, et les premiers présidens des cours
souveraines, raonner sous main les
vicerois des provinces : et ceux-ci, forcez
de se dédommager de la me maniere
sur leurs subalternes, ne manquent
pas de tirer sur les peuples, de quoi
fournir à ces frais.
Les loix ont prévu ce désordre, en
y remédiant par diverses précautions,
qui retiennent les mandarins dans le
devoir, et qui mettent le peuple à l' abri
des vexations. L' empereur regnant y a
encore remedié plus efficacement, car
il a augmenté leurs appointemens, il a
déclaré qu' il ne vouloit recevoir aucun
présent, et leur a défendu de rien recevoir
au-delà de ce qui leur est dû, sous
les peines portées par la loi, laquelle ordonne,
qu' un mandarin qui auroit reçu,
ou exigé injustement 80 onces d' argent,
sera puni de mort.
Outre cela, 1 il est difficile qu' il n' y
ait du mouvement parmi le peuple,
quand il gémit sous l' oppression : et le
moindre soulevement qui arrive dans
une province, est imputé au viceroy : s' il
n' est promptement appaisé, il est presque
r de perdre sa charge. Il est, disent les
loix, comme le chef d' une grande famille ;
si la paix est troublée, c' est sa faute :
c' est à lui de gouverner les officiers
subalternes, et d' empêcher qu' ils n' oppriment
le peuple : quand le joug est
doux, on ne le porte point à regret, encore
moins cherche-t-on à le secoüer.
2 les loix prescrivent, qu' on ne donne
à personne aucune charge de mandarin
du peuple, non-seulement dans
sa propre ville, maisme dans la province
demeure sa famille ; et d' ordinaire
il ne possede pas la même charge
un grand nombre d' anes dans le
me lieu, mais on l' avance ; d'
il arrive qu' il ne contracte point de liaisons
avec les gens du pays, qu' il n' a point
l' occasion de se partialiser ; et que presque
tous les mandarins qui gouvernent
avec lui dans la même province, lui
étant inconnus, il est rare qu' il ait des
raisons de les favoriser.
Si on lui donne un emploi dans une
province qui confine avec la sienne, il
doit être placé dans un lieu, qui en soit
au moins éloigné de cinquante lieuës.
La raison est, qu' un mandarin ne doit
penser qu' au bien public. S' il exerçoit
une charge dans son pays, il ne manqueroit
pas d' être troublé par les sollicitations
de ses proches et de ses amis,
et il seroit dangereux qu' en leur faveur,
ou pour leur complaire, il ne commît
quelque injustice dans ses jugemens, ou
qu' il n' abusât de son autorité pour perdre,
ou pour opprimer par esprit de vengeance,
ceux dont il auroit autrefois
reçu quelque outrage, ou dans sa propre
personne, ou dans celle de ses parens.
On porte même cette délicatesse, jusqu' à
ne pas permettre, qu' un fils, qu' un
frere, qu' un neveu, etc. Soit mandarin
subalterne, où son frere, son oncle,
etc. Seroient mandarins supérieurs. Par
exemple un tel est mandarin dans une
ville du troisiéme ordre, et l' empereur
vient d' envoyer son frere aîné, pour
viceroy de la même province ; le cadet
doit aussi-tôt avertir la cour, et la cour
lui donne dans une autre province, un
mandarinat de même dégré, que celui
qu' il avoit dans la province, dont son
frere a été nommé viceroy.
La raison de ce reglement est, qu' on
doit craindre que le frere aîné supérieur,
ne soit favorable à son cadet inférieur,
qu' il ne tolere, qu' il ne dissimule ses fautes ;
ou que le cadet ne se prévale de la
dignité et de la protection de son frere,
pour exercer son emploi avec moins d' équité
et d' exactitude. D' une autre part, il
seroit bien dur pour un frere, d' être obligé
p39
de porter accusation contre son propre
frere.
Pour éviter ces inconvéniens, on ne
permet point qu' ils soient dans des emplois,
qui mettent entre eux quelque relation
de dépendance : et ce que je dis
d' un pere, d' un frere aîné, d' un oncle
mandarins supérieurs, doit s' entendre
également d' un fils, d' un frere, d' un neveu
mandarins supérieurs, à l' égard d' un
pere, d' un frere aîné, ou d' un oncle inférieur,
en un mot de tous les proches parens.
3 de trois en trois ans on fait une
revûë générale de tous les mandarins de
l' empire, et l' on examine les bonnes
ou les mauvaises qualitez qu' ils ont pour
le gouvernement. Chaque mandarin
supérieur examine la conduite que ses subalternes
ont tenuë, depuis les dernieres
informations qui ont été faites, ou depuis
qu' ils sont en charge, et il leur donne à
chacun des notes, qui contiennent des
éloges ou des réprimandes. Par exemple,
le premier mandarin d' une ville du
troisiéme ordre a sous lui trois ou quatre
petits mandarins : il leur donne ses notes,
et les envoye au mandarin de la ville
du second ordre, duquel il dépend. Celui-ci
qui a sous lui plusieurs mandarins,
qui gouvernent les villes du troisiéme
ordre, examine ces notes, et s' y conforme,
ou en ajoûte d' autres, selon les connoissances
qu' il a.
Quand ce mandarin de la ville du second
ordre, a ru les notes de tous les
mandarins des villes du troisiéme ordre,
il leur donne à eux-mêmes sa note,
puis il envoye le catalogue de tous les
mandarins de son département aux mandarins
généraux de la province, qui demeurent
à la capitale. Ce catalogue
passe de leurs mains en celles du viceroy,
qui après l' avoir examiné d' abord
en particulier, et ensuite avec les quatre
mandarins généraux, l' envoye en cour
avec ses notes particulieres, afin que le
premier tribunal ait une connoissance
exacte de tous les mandarins de l' empire,
et qu' il récompense ou punisse
ceux qui méritent ou récompense, ou
châtiment. On récompense un mandarin
en l' élevant de quelques dégrez, ou
en le mettant dans une plus grande place :
on le châtie en l' abaissant de quelques
dégrez, ou en le destituant de son
emploi.
Pendant deux mois que dure cet
examen, le viceroy ne voit personne,
il n' admet aucune visite, et ne reçoit aucune
lettre de ceux de son gouvernement.
Il doit tenir cette conduite, afin
de paroître integre, et de montrer qu' il
n' a égard qu' au seul mérite. Voici à peu
près quelles sont ces notes, qu' on donne
aux mandarins.
Au-dessous de leur nom, et du titre de
leur mandarinat, on écrit : c' est un homme
avide d' argent, il est trop sévere
dans ses châtimens, il traite le peuple
avec dureté : ou bien, il est d' un âge trop
avancé, il n' est plus en état de faire ses
fonctions. Celui-ci est fier, bisarre, capricieux,
d' une humeur inégale : celui-là
est brusque, emporté, il ne sçait pas
se posseder : cet autre est foible dans sa
maniere de gouverner, il ne sçait pas se
faire obéïr : ou bien il est lent, il n' expédie
pas les affaires, il est peu instruit des
loix et des coûtumes, etc.
Les notes favorables sont, par exemple,
c' est un homme integre, qui ne
vexe pas le peuple, qui est attentif à
tous ses devoirs : ou bien, c' est un homme
d' expérience, il est ferme sans dureté,
et se fait aimer du peuple, il sçait l' art de
gouverner, etc.
Quand ce catalogue des notes est arrivé
à Peking, le tribunal supme auquel
il est adressé, les examine, et le renvoye
au viceroi, après avoir marqué la récompense,
ou la punition, qu' il ordonne
pour chaque mandarin de la province.
On casse de leurs emplois ceux qui
ont de mauvaises notes, pour peu qu' elles
interessent le bon gouvernement :
on éleve ceux qui sont notez avec éloge,
à un mandarinat supérieur. Tel, par
p40
exemple, qui étoit mandarin d' une ville
du troisiéme ordre, et qui a donné des
preuves de sa capacité, est élevé au gouvernement
d' une ville du second ordre,
pour lequel il paroît avoir les talens nécessaires.
Il y en a d' autres qu' on se contente
d' élever ou d' abaisser de quelques dégrez.
Les mandarins sont alors obligez
de mettre à la tête de leurs ordonnances,
le nombre de dégrez qui les élevent ou
qui les abaissent : par exemple, moi, un
tel mandarin de cette ville, élevé de trois
dégrez Kia San Kie, ou bien abaissé de
trois dégrez Kiang San Kie, fais sçavoir et
ordonne etc. Par ce moyen le peuple est
instruit de la récompense ou de la punition
que le mandarin a mérité. Quand
il est élevé de dix dégrez, il a lieu de se
flatter qu' il montera bien-tôt à un autre
mandarinat supérieur : si aucontraire il
vient à être abaissé de dix dégrez, il
court risque de perdre son emploi.
4 comme les officiers géraux
pourroient se laisser corrompre par l' argent,
que leur donneroient les gouverneurs
particuliers des villes, et se
rendroient faciles à conniver aux injustices
des mandarins qui véxeroient le
peuple ; de tems en tems l' empereur
envoye secrettement des inspecteurs
dans les provinces, qui parcourent les
villes, qui se glissent dans les tribunaux,
pendant que le mandarin tient
l' audience, qui s' informent adroitement
des artisans, et du peuple, de
quelle maniere il se conduit dans l' administration
de sa charge ; et lorsqu' après
des informations secrettes, il
s' est convaincu de quelque désordre,
alors il découvre les marques de sa dignité,
et se déclare envoyé de l' empereur.
Comme son autorité est absolue, il
fait à l' instant le procès aux mandarins
coupables, et les punit selon toute la
vérité des loix : ou bien, si les injustices
ne sont pas si criantes, il envoye
ses informations à la cour, afin qu' elle
en décide.
Il y a quelques années, que l' empereur
nomma de ces sortes de commissaires,
pour la province de Canton : il
s' agissoit d' une affaire qui concernoit le
viceroy et le contrôleurnéral du
sel, lesquels avoient envoyé à Peking
des accusations l' un contre l' autre. Le
peuple de la province, qui souffroit de
la cherté du sel, dont le prix étoit augmen
considérablement, prenoit le
parti du viceroy contre le contrôleur ;
et la plûpart des mandarins généraux
parloient en faveur du dernier, contre
le premier.
La cour attentive à ce démêlé, et
voulant connoître le coupable, envoya
à Canton en qualité de commissaires, le
Tsong Tou des provinces de Tche Kiang
et de Fo Kien, et le Tsong Tou des provinces
de Kiang Nan et de Kiang Si.
à leur arrivée à Canton, ils refuserent
les honneurs, que la coûtume prescrivoit
pour leur réception, afin de ne
donner aucun lieu de soupçonner, qu' ils
se fussent laissez gagner par des présens :
ils n' eurent me avec les mandarins
aucune communication, qu' à mesure
qu' ils les citoient les uns après les autres,
pour prendre les informations sur
l' affaire qu' ils étoient venus examiner.
C' est pourquoi sans recevoir ni faire de
visite, ils allerent droit à l' hôtel qui leur
avoit été pparé, et ils s' y tinrent renfermez,
jusqu' à ce qu' ayant cité le viceroy
et le contrôleur général, ils commencerent
le procès par des interrogatoires
ïtérez de ces deux mandarins,
qui comparurent plusieurs fois devant
leurs juges en posture de criminels.
Le viceroy pendant tout le tems
que durerent les informations, étoit
obligé de quitter tous les matins son
palais, pour se rendre dans un lieu près
de l' audience, et y demeurer jusqu' à la
nuit. En cela il étoit traité avec plus de
distinction que le contrôleur général,
qui fut obligé pendant tout ce tems-là, de
s' absenter de son tribunal, et d' être continuellement
à la porte de l' audience.
p41
Toutes les boutiques furent feres
dans la ville, et le peuple par ses députez
porta ses accusations contre le
contrôleur ; elles furent reçues des commissaires,
aussi bien que celles qui furent
produites par les mandarins. Les
informations étant finies, les commissaires
les envoyerent à Peking par un
courrier extraordinaire ; après quoi ils
reçurent les visites de tous les mandarins,
excepté du contrôleur général.
5 quoi qu' on ne choisisse pour inspecteur
des provinces, que des officiers
considérables, et d' une probité connue,
il se pourroit faire néanmoins, que quelques-uns
abuseroient de leur pouvoir, et
seroient tentez de s' enrichir aux dépens
des coupables, dont ils dissimuleroient
les injustices : c' est pour les tenir sur leur
garde, que lorsqu' on s' y attend le moins,
l' empereur prend quelquefois le parti
de visiter en personne quelques provinces,
pour écouter lui-même les justes
plaintes, que le peuple auroit à faire de
ceux qui le gouvernent. Ces sortes de
visites, où le prince affecte de se rendre
populaire, font trembler les mandarins,
dont la conduite est tant soit peu
repréhensible.
En l' année 1689 feu l' empereur
Cang Hi fit un de ces voyages dans les
provinces du midi : il passa par les villes
de Sou Tcheou, de Yang Tcheou, et de
Nan King. Il étoit à cheval, suivi de ses
gardes du corps, et d' environ trois
mille cavaliers : ce fut ainsi qu' il fit son
ente dans Nan King.
On vint le recevoir avec des étendards,
des drapeaux de soye, des dais,
des parasols, et d' autres ornemens sans
nombre : de vingt en vingt pas, on
avoit élevé dans les rues des arcs de
triomphe, revêtus des plus belles étoffes,
et ornez de festons, de rubans, de houpes
de soye, sous lesquels il passoit. Les
rues étoient bordées d' un peuple infini,
mais dans un si grand respect, dans un
silence si profond, qu' on n' entendoit pas
le moindre bruit.
Il coucha dans sa barque à Yang Tcheou,
et le lendemain il fit son entrée à cheval :
les rues étoient tapissées : il demanda si
les mandarins leur en avoient donné
l' ordre : les habitans répondirent que
non, et que c' étoit de leur propre mouvement,
qu' ils avoient voulu donner ce
témoignage public de leur respect envers
sa majesté. Il leur en témoigna sa satisfaction.
Les rues étoient si pleines
d' hommes et d' enfans, qui s' échappoient
au milieu des chevaux, que l' empereur
s' arrêtoit à tout moment, et paroissoit
y prendre plaisir.
à Sou Tcheou on avoit étendu des tapis
sur le pavé des rues : l' empereur
descendit de cheval à l' entrée de la ville,
et commanda à sa cavalerie de s' arrêter,
pour ne point gâter tant de belles
pieces de soye qui appartenoient au peuple.
Il marcha à pied jusqu' au palais
qu' on lui avoit préparé, et honora pendant
deux jours cette ville de sa présence.
C' est dans ces sortes de voyages, où
l' empereur seclare le protecteur et
le pere du peuple, que la justice est
prompte et sévere à l' égard des mandarins,
dont on a de justes sujets de plainte.
Le pere le comte rapporte un de
ces exemples de justice et de sévérité, par
lesquels feu l' empereur Cang Hi se rendit
redoutable aux mandarins, et également
aimable à son peuple.
Ce grand prince s' étant un jour
éloigné de sa suite, dit ce pere, apperçut
un vieillard qui pleuroit amérement :
il lui demanda le sujet de ses larmes :
seigneur, lui pondit cet homme
qui ne le connoissoit pas, je n' avois
qu' un enfant qui faisoit toute ma joie,
sur lequel je me reposois du soin de
ma famille ; un mandarin tartare me
l' a enlevé, je suis à psent privé de
tout secours, et apparemment je le serai
toute ma vie ; car comment est-ce
qu' un homme foible et pauvre comme
moi, peut obliger le gouverneur à me
rendre justice ? Cela n' est pas si difficile
p42
que vous pensez, lui dit l' empereur,
montez en croupe derriere moi, et
conduisez moi à la maison de cet injuste
ravisseur. Ce bon homme obéït
sans façon, et ils arriverent ainsi tous
deux après deux heures de chemin
chez le mandarin, qui ne s' attendoit
pas à une visite si extraordinaire.
Cependant les gardes, et une foule
de seigneurs, après avoir long-tems
couru, s' y rendirent, et sans sçavoir encore
dequoi il étoit question, entourerent
la maison, ou y entrerent avec
l' empereur ; alors ce prince ayant convaincu
le mandarin de la violence dont
on l' accusoit, il le condamna sur le
champ à perdre la tête. Après quoi se
retournant du côté du pere affligé, qui
avoit perdu son fils : pour vous dédommager
entierement, lui dit-il d' un ton
rieux, je vous donne la charge du
coupable qui vient de mourir, ayez soin
de la remplir avec plus de modération
que lui ; et profitez de sa faute et de sa
punition, de crainte qu' à votre tour
vous ne serviez d' exemple aux autres.
6 enfin rien n' est plus instructif
et plus capable de maintenir les mandarins
dans l' ordre, et de prévenir les
fautes dans lesquelles ils pourroient tomber,
que la gazette qui s' imprime chaque
jour à Peking, et qui sepand de-là
dans toutes les provinces. On n' y
insére que ce qui a raport au gouvernement,
et comme le gouvernement
chinois est parfaitement monarchique,
et que toutes les affaires tant soit peu
considérables se rapportent à l' empereur,
elle ne contient rien qui ne puisse
beaucoup servir à diriger les mandarins
dans l' exercice de leur charge,
et à instruire les lettrez et le peuple.
On y lit, par exemple, le nom des
mandarins qui ont été destituez de leurs
emplois et pour quelle raison : l' un, parce
qu' il a été négligent à exiger le tribut
impérial, ou qu' il l' a dissi ; l' autre,
parce qu' il est trop indulgent, ou trop
vere dans ses châtimens : celui-ci, à
cause de ses concussions ; celui là, parce
qu' il a peu de talens pour bien gouverner.
Si quelqu' un des mandarins a
été élevé à quelque charge considérable,
ou s' il a été abaissé ; ou bien si on
l' a privé pour quelque faute, de la pension
annuelle qu' il devoit recevoir de
l' empereur, la gazette en fait aussi-tôt
mention.
Elle parle aussi de toutes les affaires
criminelles, qui vont à punir de mort
le coupable ; on voit les noms des officiers
qui remplacent les mandarins cassez
de leurs emplois ; les calamitez arrivées
dans telle, ou telle province, et
les secours qu' ont donnez les mandarins
du lieu par l' ordre de l' empereur ;
l' extrait des dépenses faites pour la subsistance
des soldats, pour les besoins du
peuple, pour les ouvrages publics, et
pour les bienfaits du prince ; les remontrances
que les tribunaux supérieurs
prennent la liberté de faire à sa majesté
sur sa propre conduite, ou sur ses décisions.
On y marque le jour que l' empereur
a laboula terre, afin de réveiller par
son exemple dans l' esprit des peuples, et
d' inspirer à ceux qui les gouvernent, l' amour
du travail, et l' application à la culture
des campagnes ; le jour qu' il doit assembler
à Peking tous les grands de la cour,
et tous les premiers mandarins des tribunaux,
pour leur faire une instruction
sur leurs devoirs. On y apprend les loix
et les coûtumes nouvelles qu' on établit ;
on y lit les loüanges que l' empereur
a données à un mandarin, ou les
primandes qu' il lui a faites : par exemple,
un tel mandarin n' a pas une réputation
saine ; s' il ne se corrige, je le punirai.
Enfin la gazette chinoise se fait de
telle sorte, qu' elle est très utile, pour
apprendre aux mandarins à bien gouverner
les peuples : aussi la lisent-ils
exactement ; et comme elle fait connoître
toutes les affaires publiques qui
se passent dans ce vaste empire, la plûpart
mettent par écrit des observations
p43
sur les choses qu' elle contient, et qui
peuvent diriger leur conduite.
On n' imprime rien dans cette gazette
qui n' ait été présenté à l' empereur,
ou qui ne vienne de l' empereur
me : ceux qui en prennent soin,
n' oseroient y rien ajter, pas même
leurs propres réfléxions, sous peine de
punition corporelle.
En 1726 l' ecrivain d' un tribunal,
et un autre ecrivain qui étoit employé
dans le bureau de la poste, furent condamnez
à mort, pour avoir inseré dans la
gazette quelques circonstances qui se
trouvoient fausses ; la raison sur laquelle
le tribunal des affaires criminelles, fonda
son jugement, c' est qu' en cela ils
avoient manqué de respect à sa majesté,
et que la loy porte, que quiconque
manque au respect qu' il doit à l' empereur,
rite la mort.
Au reste les loix interdisent aux
mandarins la ppart des plaisirs ordinaires.
Il ne leur est permis que de galer
quelquefois leurs amis, et de leur
donner la comédie. Ils risqueroient leur
fortune, s' ils se permettoient le jeu, la
promenade, les visites particulieres, ou
s' ils assistoient à des assemblées publiques.
Ils n' ont de divertissemens, que ceux
qu' ils peuvent prendre dans l' interieur
de leur palais.
GOUVERNEMENT MILITAIRE
Comme il y avoit autrefois en France
des chevaliers d' armes, et des
chevaliers ès loix, il y a à la Chine des
docteurs lettrez, et des docteurs militaires :
nous avons parlé des premiers, sur
qui roule tout le gouvernement de l' etat :
il faut maintenant faire connoître
les seconds, qui sont destinez à maintenir
la tranquillité de l' empire, à tenir les
voisins dans le respect, et à étouffer ou
prévenir les révoltes.
Les mandarins d' armes ou officiers
de guerre, doivent passer par divers examens,
de même que les mandarins de
lettres, et donner des preuves de leur
force, de leur adresse, et de leur expérience
dans l' art militaire. Ainsi il y a parmi
eux trois dégrez où ils doivent parvenir,
celui de bachelier, celui de licentié,
et celui de docteur aux armes. C' est
dans la capitale de chaque province, que
se fait l' examen des bacheliers, pour
être licentiez de la maniere que je l' ai
expliqué ailleurs.
Il y a à Peking cinq tribunaux des
mandarins d' armes, qui s' appellent Ou
Fou, c' est-à-dire, les cinq classes ou trouppas
de mandarins de guerre.
La premiere classe, est celle des mandarins
de l' arriere-garde, appellé Heou
Fou.
La seconde, est des mandarins de
l' aîle gauche, qui se nomme Tso Fou.
La troisiéme, des mandarins de l' aîle
droite, nommée Yeou Fou.
La quatriéme, des mandarins de l' avant-garde
du corps de bataille, qu' on
nomme Tchong Fou.
La cinquiéme, des mandarins de l' avant-garde,
appellée Tsien Fou.
Ces cinq classes ont à leur tête un
chef et deux assesseurs : ils sont du premier
ordre des mandarins. On choisit
ordinairement pour ces postes, de grands
seigneurs de l' empire, et ce sont eux
qui commandent les officiers de la cour,
et tous les soldats.
Ces cinq tribunaux dépendent d' un
tribunal suprême de la guerre, appellé
Jong Tching Fou. Le chef est un des plus
grands seigneurs de l' empire. Son autori
s' étend sur ces cinq tribunaux,
et sur tous les officiers et les soldats de
la cour : mais pour prévenir l' abus qu' il
p44
pourroit faire d' un pouvoir si étendu,
et qui le rend le maître de tant de troupes,
on lui a donné pour assesseur un
mandarin de lettres, qui a le titre de
surintendant des armes, avec deux inspecteurs
nommez par l' empereur, qui
prennent part à toutes les affaires ; et de
plus lorsqu' il s' agit de l' exécution de quelque
projet militaire, ils dépendent absolument
de la quatriéme des six cours
souveraines, appellée Ping Pou, dont
nous avons parlé, et qui a dans son ressort
toute la milice de l' empire.
Quoiqu' il y ait des grands seigneurs,
qui tenant dans l' empire le
rang de princes, de ducs, et de comtes,
sont au-dessus de tous les ordres des
mandarins par leur rang, par leur mérite,
et par leur service ; cependant il n' y
a aucun d' eux, qui ne se tienne honoré
du titre que leur donne leur mandarinat,
et la qualité de chef des cinq tribunaux
des mandarins d' armes. On ne
peut avoir plus de passion qu' en ont
les chinois pour commander, et ils
font consister toute leur gloire et leur
bonheur, à avoir de l' autorité dans l' etat.
Le premier des mandarins d' armes,
a le même rang que les généraux en Europe,
et ses fonctions sont à peu près les
mes : il a sous lui dans quelques endroits,
quatre mandarins, et dans d' autres
deux seulement, dont l' emploi répond
assez à celui de nos lieutenans
généraux, lesquels ont pareillement
quatre mandarins subalternes, qui sont
comme les colonels : ceux-ci en ont encore
d' autres au-dessous d' eux, qu' on
peut regarder comme capitaines, qui
ont pareillement d' autres officiers subalternes,
comme nos capitaines en
Europe ont leurs lieutenans, et sous-lieutenans.
Chacun de ces mandarins a un train
conforme à sa dignité : quand il paroît
en public, il est toûjours escorté d' une
troupe d' officiers de son tribunal. Tous
ensemble commandent un grand nombre
de troupes, partie cavalerie, partie infanterie.
Ces officiers font fairegulierement
l' exercice à leurs soldats : cet exercice
consiste, ou en des marches assez tumultueuses
et sans ordre, qu' ils font à la
suite des mandarins, ou à former des
escadrons, ou à défiler en ordre, ou à
se choquer les uns les autres, ou à se rallier
au son du cor et des trompettes ;
du reste ils ont beaucoup d' adresse à tirer
de l' arc, et à bien manier le sabre.
Ils font aussi de tems en tems la revuë
de leurs troupes. Alors on visite attentivement
leurs chevaux, leurs fusils,
leurs sabres, leurs fleches, leurs cuirasses,
et leurs casques : pour peu qu' il y
ait de roüille sur leurs armes, leur négligence
est punie à l' heure me de
trente ou quarante coups de bâton, s' ils
sont chinois ; et de foüet, s' ils sont tartares.
Hors de là il leur est libre de faire
tel commerce qu' il leur plaît, à moins
qu' ils ne soient fixez à un poste qui les
occupe entierement, comme seroit de
garder une porte de ville, ou de demeurer
dans un corps de garde sur les grands
chemins.
Comme le métier de la guerre ne les
occupe pas beaucoup dans un pays, où
la paix regne depuis tant d' années, bien
loin qu' on soit obligé d' enrôler les soldats
par force, ou par argent, comme
il se pratique en Europe, cette profession
est regare de la plus part, comme
une fortune, qu' ils tâchent de se procurer
par la protection de leurs amis,
ou par les présens qu' ils font aux mandarins.
Ils sont la ppart du pays même
ils servent, et y ont leur famille.
Les trois provinces septentrionales
donnent beaucoup de soldats pour le
service de l' empereur ; on leur paye de
trois en trois mois leur solde, qui est de
cinq sols d' argent fin, et d' une mesure
de ris par jour, ce qui suffit pour l' entretien
d' un homme. Il y en a qui ont double
paye : les cavaliers ont cinq sols de
plus, et deux mesures de petites féves,
p45
pour nourrir les chevaux qui leur sont
fournis par l' empereur.
On compte plus de dix-huit mille
mandarins de guerre, et plus de sept
cens mille soldats répandus dans toutes
les provinces, dans les forteresses, dans
les villes et les places de guerre, et le
long de la grande muraille.
Ces troupes sont bien vêtuës et bien
ares, et ont quelque chose de brillant
dans une marche, ou dans une revuë,
mais il s' en faut bien qu' elles soient
comparables à nos troupes d' Europe,
soit pour le courage, soit pour la discipline ;
le moindre effort est capable de les
déconcerter, et de les mettre en déroute.
Outre que les chinois sont naturellement
mous, et que les tartares sont
presque devenus chinois ; la paix profonde
dont ils joüissent depuis tant d' années,
ne leur donne pas lieu de s' aguerrir :
d' ailleurs l' estime qu' ils font des
lettres, préférablement à toute autre
profession, lapendance où les gens
de guerre sont des lettrez, l' éducation
qu' on donne à la jeunesse, où l' on ne
met devant ses yeux que des livres et
des caracteres, où l' on ne l' instruit qu' à
un air grave et sérieux, où l' on ne lui
parle que de loix et de politique ; cette
éducation, dis-je, n' est gueres capable
de former des guerriers.
Ces troupes ne servent gueres, sur
tout depuis que la Tartarie est soumise,
qu' à prévenir les révoltes des peuples,
ou à appaiser les premiers mouvemens
qui s' éleveroient dans une ville, ou dans
une province. Vingt-quatre officiers ont
dans le palais la dignité de capitaines généraux,
il y a autant de mestres de camp.
Ce sont les tartares qui les ont instituez.
Outre ces officiers tartares, il y a
aussi des officiers du Ping Pou, ou tribunal
de la guerre, qui ont intendance
sur les troupes chinoises de tout l' empire.
Ceux-ci ont des courriers toûjours
prêts à partir, pour porter en diligence
dans les provinces les ordres nécessaires,
et cela se fait dans un grand secret.
Leur soin principal est de purger la
campagne des voleurs, qu' ils font suivre
et observer avec tant d' exactitude, qu' on
ne manque presque jamais de les saisir.
Lorsqu' il s' agit de pareilles exécutions,
les ordres s' envoyent à la ville la plus
proche du lieu où se trouvent les voleurs ;
et s' il est nécessaire, on employe
les forces de plusieurs villes. En cas de
guerre, on en fait défiler quelques bataillons
de chaque province, pour composer
un corps d' are.
Avant l' union des tartares avec les
chinois, il y avoit le long de la grande
muraille, une quantité prodigieuse de
troupes destinées à la garder, et à couvrir
l' empire, contre les entreprises
d' ennemis si redoutables : il n' y en a
maintenant que dans les places les plus
importantes.
La nature a pris soin de fortifier la
Chine dans tous les autres endroits par
elle pourroit être attaquée. La mer
qui environne six provinces, est si
basse vers les côtes, qu' il n' y a point de
grand vaisseau qui puisse en approcher
sans se briser ; et les tempêtes y
sont si fréquentes, qu' il n' est point d' armée
navale qui puisse s' y tenir en sûreté.
Il y a à l' occident des montagnes
inaccessibles, qui ne couvrent pas moins
la Chine de ce côté-là, qu' elle est couverte
des autres tez par la mer, et par
sa vaste muraille.
Ce fut 215 ans avant la naissance de
Jesus-Christ, que ce prodigieux ouvrage,
fut construit par les ordres du premier
empereur de la famille Tsin, afin de
renfermer trois grandes provinces, et
de les couvrir contre les irruptions des
tartares.
Aussitôt qu' il eut pris ce dessein, il
fit venir de toutes les provinces de son
empire, le tiers des hommes capables
d' y travailler. Pour en jetter les fondemens
du côté de la mer, il fit couler à
fond plusieurs vaisseaux pleins de fer,
et de grands quartiers de pierre, sur lesquels
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il fit élever l' ouvrage avec tant
d' exactitude, qu' il y alloit de la vie pour
les ouvriers, de laisser entre les assiettes
de pierre, la moindre fente où le fer pût
entrer.
C' est ce qui a fait durer cet ouvrage
jusqu' à maintenant, presque aussi entier
que s' il ne venoit que d' être construit.
Sa longueur est d' environ cinq cens
lieuës, et sa largeur est telle, que six
cavaliers y peuvent marcher de front.
Deux choses font particulierement
admirer cette entreprise : la premiere, que
dans sa vaste étenduë de l' orient à l' occident,
elle passe en plusieurs endroits
par dessus des montagnes très-hautes,
sur lesquelles elle s' éleve peu à peu, étant
fortifiée à certaines distances de grosses
tours, qui ne sont éloignées les unes des
autres, que de deux traits d' arbalête,
pour ne point laisser d' endroits hors de défense.
On ne comprend pas, comment on a
pu élever cet énorme boulevart, jusqu' à
la hauteur où on le voit dans des lieux
secs et arides, où l' on a été obligé de
porter de fort loin, et avec des travaux
incroyables, l' eau, la brique, le ciment,
et tous les matériaux nécessaires, pour la
construction d' un pareil ouvrage.
La seconde, est que cette muraille
n' est pas continuée sur une même ligne,
ainsi qu' on le peut voir dans la carte,
mais qu' elle est recoure en divers endroits,
selon la disposition des montagnes,
de telle maniere qu' au lieu d' un
mur, on pourroit dire, qu' il y en a presque
trois, qui entourent cette grande
partie de la Chine vers le septentrion,
elle regarde la Tartarie.
Pour ce qui est des villes de guerre,
il n' y a que leur situation qui les rend
d' un accès difficile, et par où elles paroissent
mieux fortifiées que les villes communes.
Toute l' invention des ingénieurs
chinois pour fortifier les places, se borne
à un excellent rempart, à des murailles
de brique, à des tours, et à un large
fossé plein d' eau ; et dans le fond cette
sorte de fortification suffit, pour les mettre
à couvert de toute insulte ; et elle est
proportionnée aux efforts d' ennemis
aussi peu habiles à attaquer, qu' à se défendre.
Les forteresses, les places d' armes,
les citadelles sont en grand nombre :
elles sont distinguées en sept ordres différens,
que les chinois nomment Quan,
Guei, So, Tchin, Pao, Pou, Tchai. Il y
en a environ six cens du premier ordre ;
cinq cens et d' avantage du second ;
trois cens onze du troisiéme ; trois cens
du quatriéme ; cent cinquante du cinquiéme,
et trois cens du dernier : ce qui
fait plus de deux mille places d' armes,
sans compter les tours, les châteaux,
et les redoutes de la fameuse muraille,
qui ont chacune leur nom, et leur garnison.
Parmi les dernieres, il y a des lieux
de réfuge au milieu des champs,les
laboureurs et les habitans des campagnes,
se retirent avec leurs troupeaux et
leurs meubles, en cas de troubles, ce qui
arrive rarement, ou de courses subites
de voleurs. C' est là qu' ils se mettent à
couvert de toute insulte. Il y en a d' autres
qui sont bâties sur la cime des rochers,
ou sur des montagnes escarpées,
l' on ne peut grimper que par des escaliers
taillez dans le roc, ou par des
échelles.
Ces places qui ne sont que des retraites
de paysans, ne sont point environnées
de murailles ; elles ne sont défenduës
que par leur situation, qui les rend
inaccessibles ; ou par quelques fossez larges
et profonds, capables d' arrêter des
voltes, qui ne font que passer.
On compte outre cela plus de trois
mille tours ou châteaux, qu' ils appellent
Tai, où il y a en tout tems des sentinelles
et des soldats en faction, et qui
dès qu' ils découvrent quelques désordres,
donnent le signal ; si c' est durant
le jour, avec une banniere qu' ils arborent
sur le haut de la tour ; et avec
une torche allumée, si c' est pendant la
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nuit, afin d' avertir les garnisons voisines :
car dans tout l' empire il n' y a ni
province, ni ville, ni place murée, qui
n' ait des soldats pour sa deffense, et pour
sa reté.
Quoique l' usage de la poudre soit ancien
à la Chine, l' artillerie y est assez
moderne, et l' on ne s' est gueres servi
de la poudre depuis son invention, que
pour les feux d' artifice, en quoi les chinois
excellent. Il y avoit cependant trois
ou quatre bombardes courtes et renforcées
aux portes de Nan King, assez anciennes
pour faire juger, qu' ils ont eu
quelque connoissance de l' artillerie ; ils
paroissoient cependant en ignorer l' usage,
et elles ne servoient là, qu' à être
montrées comme des piéces curieuses.
Ils avoient aussi quelques pierriers sur
leurs bâtimens de marine, mais ils manquoient
d' adresse pour s' en servir.
Ce fut en l' année 1621 que la ville
de Macao fit présent à l' empereur de
trois piéces de canon, avec des hommes
pour les servir ; on en fit l' essai dans
Peking en psence des mandarins, qui
furent d' abord surpris, et ensuite consternez,
quand ils virent qu' après avoir
tiré une de ces piéces, elle tua en reculant
un portugais et trois chinois, qui
ne se retirerent pas assez promptement.
Ces piéces furent mees sur les frontieres
de l' empire du côté des tartares,
qui étant venus en troupes auprès de
la grande muraille, furent tellement
épouvantez du ravage qu' elles firent,
quand on les eût tiré sur eux, qu' ils
prirent la fuite, et n' oserent plus en approcher.
En l' année 1636 que la persécution
étoit allumée contre les prédicateurs de
l' evangile, et que depuis environ dix ans,
ils se tenoient cachez sans oser paroître,
les tartares firent une nouvelle irruption
dans l' empire. Les mandarins de
guerre délibérerent des moyens de s' opposer
aux courses de ces barbares, et
parlerent de fortifier les places, et de les
garnir d' artillerie.
On se souvint qu' on avoit souvent
i dire au docteur Paul Siu, ce Colao
si zélé pour le christianisme, que les missionnaires
sçavoient l' art de fondre du
canon : ils supplierent aussi-tôt l' empereur,
d' ordonner au pere Adam Schaal
président du tribunal des mathématiques
d' en faire fondre. Sa majes
voulut sçavoir auparavant si ce pere en
avoit la pratique : mais les mandarins
s' étant chargez de le sçavoir adroitement
de lui-même, sans qu' il s' apperçut de leur
dessein, supplierent l' empereur
d' en faire expédier l' ordre, dont ils
ne se serviroient qu' à propos.
Ils obtinrent ce qu' ils souhaitoient,
et étant allez visiter le pere, sous prétexte
de lui proposer quelques difficultez
d' astronomie, ils l' interrogerent sur
diverses parties des mathématiques, et
lui demanderent comme par occasion,
s' il sçavoit les regles qu' il falloit observer
pour fondre du canon. Le pere
ayant répondu qu' il en sçavoit les principes,
ils lui présenterent à l' instant l' ordre
de l' empereur.
Le missionnaire eût beau s' en défendre,
en répétant sans cesse que la
pratique étoit bien différente de la théorie,
il lui fallut obéïr, et instruire des
ouvriers. On lui assigna un lieu propre
attenant du palais, afin qu' il pût être
aidé des eunuques de la cour.
Dans la suite les divers ouvrages
d' optique, de statique, d' architecture
tant militaire que civile, et divers instrumens
de bois et de cuivre, que le
pere Ferdinand Verbiest avoit fait
faire pour l' observatoire de Peking, persuaderent
aux mandarins, qu' il ne seroit
pas moins habile à fondre des canons,
pour défendre l' empire des insultes
de ses ennemis, et en particulier
de certains voleurs, qui infestoient les
tes de la Chine et les provinces frontieres,
dont on avoit beaucoup de peine
à les chasser.
C' est pourquoi ils présenterent à l' empereur
unmoire, par lequel ils le
supplioient d' ordonner au pere Verbiest,
pour la conservation de l' etat, d' instruire
des ouvriers de la maniere de fondre
et de fabriquer des canons. Le missionnaire
qui avoit lû dans les archives de
l' eglise de Peking, que sous la derniere
famille des empereurs chinois, on s' étoit
servi de ce moyen, pour introduire dans
l' empire un grand nombre d' ouvriers
evangeliques, crut que ce service, qu' il
rendroit à un si grand prince, ne manqueroit
pas de le rendre favorable à la
religion chrétienne. Il fit fondre 130
canons avec un succès admirable.
Quelque tems après, le conseil des
premiers mandarins de guerre, présenta
unmoire à l' empereur, pour lui
faire connoître la nécessité où ils étoient,
d' avoir, pour la défense de leurs places,
320 piéces de canon de calibres différens,
à la façon de ceux d' Europe. L' empereur
pondit à cette requête, en ordonnant
qu' on travaillât à la fonte de ces canons,
et que Nan Hoai Gin, (c' étoit le
nom chinois du pere Verbiest) présidât
à ce travail, mais qu' auparavant il
lui présentât unmorial, où fussent
peintes les figures, et les modeles des canons
qu' il feroit fondre.
Le pere obéït à l' ordre de l' empereur,
et le 11 e février de l' année 1681
il présenta ces modeles ; ils furent agréez,
et l' ordre fut don au tribunal, qui a
l' intendance des bâtimens et des ouvrages
publics, d' y faire travailler incessamment,
et de fournir pour cet effet
toutes les chosescessaires.
On employa plus d' un an à la fabrique
de ces canons. La plus grande difficulté
qu' eut le pere, vint de la part des
eunuques du palais : ils souffrirent impatiemment
qu' un etranger fût si avant
dans les bonnes graces de l' empereur ; il
n' y a point d' efforts qu' ils ne firent, pour
empêcher le succès de l' ouvrage. Ils se
plaignoient à tout moment de la lenteur
des ouvriers, tandis qu' ils faisoient voler
le métal par de bas officiers de la cour.
Aussitôt qu' un des plus gros canons fut
achevé, avant même qu' on eût pu le
polir en dedans, ils y firent insérer avec
violence un boulet de fer, pour en rendre
l' usage inutile. Mais le pere après
l' avoir fait charger de poudre par l' embrasure,
y fit mettre le feu, et le boulet
sortit avec tant de fracas, que l' empereur
ayant oüi le coup de son palais,
en voulut voir l' effet sur le champ.
Quand tous ces canons furent achevez,
on les conduisit, pour en faire l' essai,
au pied des montagnes qui sont vers
l' occident, à une demie journée de
la ville de Peking. Plusieurs mandarins
s' y rendirent pour les voir tirer ; et
l' empereur ayant appris le succès de
cette épreuve, y alla lui-même avec quelques
gouverneurs de la Tartarie occidentale,
qui se trouverent à Peking : il
y conduisit toute sa cour, et les principaux
officiers de ses milices : on les
chargea en sa présence, et on les tira
plusieurs fois contre certains endroits
qu' il avoit désignez.
Ayant vu que les boulets ne manquoient
jamais d' y porter, par le soin
que prenoit le pere de les dresser avec
ses instrumens, il en eut tant de joye,
qu' il fit sous des tentes et au milieu
de la campagne, un festin solemnel
aux gouverneurs tartares, et à ses
principaux officiers de guerre : il but
dans sa coupe d' or à la santé de son beau-pere,
de ses officiers, et même de ceux
qui avoient pointé le canon d' une maniere
si juste.
Enfin s' adressant au pere Verbiest,
qu' il avoit fait loger auprès de sa tente,
et qu' il fit appeller en sa présence, il lui
dit : " les canons que vous nous fîtes
faire l' an passé, nous ont fort bien servi
contre les rebelles, dans les provinces
de Chen Si, de Hou Quang, et
de Kiang Si : je suis fort content de vos
services ; et alors se dépoüillant de sa
veste fourrée de martres d' un grand
prix, et de sa robbe de dessous, il les
lui donna comme un témoignage de
son amitié.
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On continua durant plusieurs jours
l' essai des canons, et l' on tira vingt-trois
mille boulets, avec une grande satisfaction
des mandarins, qui les faisoient
servir par leurs officiers. Ce fut en ce
tems-là, que le pere composa un traitté
de la fonte des canons, et de leur usage,
et le présenta à l' empereur, avec
44 tables des figures nécessaires à l' intelligence
de cet art, et des instrumens
propres à pointer les canons, pour les
tirer l' on veut.
Quelques mois après, le tribunal qui
examine le mérite des personnes qui ont
bien servi l' etat, présenta unmorial
à l' empereur, par lequel il le supplioit
d' avoir égard au service, que le pere Verbiest
avoit rendu, par la fonte de tant de
piéces d' artillerie. Sa majesté agréa la
requête, et l' honora d' un titre d' honneur,
semblable à celui que l' on donne
aux vicerois, qui se sont fait un mérite
singulier dans le gouvernement des
provinces, par la sagesse de leur conduite.
Pour prévenir la superstition des chinois,
qui sacrifient aux esprits de l' air,
des montagnes, et des rivieres, selon
les divers événemens de la nature, et
la diversité des ouvrages qu' ils commencent,
ou qu' ils achevent ; le pere Verbiest
fixa un jour pour faire une bénédiction
solemnelle de ces canons : il fit
dresser pour cela un autel dans la fonderie,
sur lequel il plaça l' image de Jesus
crucifié ; puis revêtu du surplis et
de l' étolle, il adora le vrai Dieu, se prosternant
neuf fois, et frappant de la tête
contre terre : et comme c' est l' usage de
la Chine, de donner solemnellement
un nom à de pareils ouvrages, le pere
donna à chaque piéce le nom d' un saint
ou d' une sainte que l' eglisevere, et
le traça lui-même sur la culasse pour y
être gravé.
Quelques personnes dont le le est
très-ardent, quand ils croyent pouvoir
rendre odieux les jesuites, publierent
en Espagne, et en Italie, des libelles
contre le pere Verbiest, où ils disoient
qu' il étoit indigne d' un prêtre et d' un
religieux, de porter des armes aux infiles,
et que ce pere avoit encouru
les excommunications des papes, qui
l' ont défendu.
Le pere répondit sagement, que l' intention
de l' eglise en faisant cette défense,
avoit été d' empêcher que les infidéles
ne se servissent de ces armes contre les
chrétiens ; que rien de semblable
ne pouvoit arriver à la Chine, puisque
les chinois et les tartares ne pouvoient
pas faire la guerre aux chrétiens ; qu' au
contraire, c' étoit par ce moyen là que
la religion s' établissoit dans la Chine,
puisqu' en effet l' empereur, en reconnoissance
de ces services, laissoit la liberté
aux prêtres et aux religieux européans,
de prêcher l' evangile dans
toute l' étendue de ses etats.
Mais le pere Verbiest fut bien mieux
dédommagé de ces invectives, par le
bref honorable que le pape Innocent
Xi lui adressa, où il le loit d' employer
si sagement les sciences profanes
pour le salut des chinois, et il l' exhortoit
de continuer ses soins, afin d' avancer
par les industries de son zéle et de son
sçavoir, les avantages de la religion,
lui promettant tous les secours du saint
siége, et de son autorité pontificale.
POLICE
p50
Dans un aussi vaste etat que la
Chine, où il y a un si grand
nombre de villes, et une multitude
prodigieuse d' habitans, tout seroit rempli
de confusion et de trouble, si les
réglemens de police qu' on y fait exactement
observer, ne prévenoient pas
les moindres désordres. La tranquillité
qui y regne, est l' effet des sages loix
qu' on y a établies.
Chaque ville est divisée en quartiers :
chaque quartier a un chef qui veille
sur un certain nombre de maisons : il
pond de tout ce qui s' y passe ; et s' il
y arrivoit quelque tumulte, dont il n' avertît
pas aussitôt le mandarin, il seroit
puni très-sévérement.
Les peres de famille sont également
responsables de la conduite de leurs enfans,
et de leurs domestiques. On s' en
prend à celui qui a toute l' autorité,
lorsque les inférieurs qui lui doivent
l' obéïssance et le respect, ont commis
quelque action punissable.
Il n' y a pas jusqu' aux voisins, qui
dans un accident qui surviendroit, comme
seroit, par exemple, un vol nocturne,
ne soient obligez de se prêter mutuellement
secours, et dans de pareils
événemens, une maison répond de la
maison voisine.
Il y a aux portes de chaque ville
une bonne garde, qui examine tous
ceux qui y entrent : pour peu que quelque
chose de singulier rende un homme
suspect ; ou que sa physionomie, son
air, ou son accent fasse juger qu' il est
étranger, on l' arrête sur l' heure, et l' on
en donne avis au mandarin.
C' est une de leurs principales maximes,
et qu' ils croyent contribuer le plus
au bon gouvernement, de ne pas souffrir
que des étrangers s' établissent dans
l' empire ; outre leur ancienne fierté, et
le mépris qu' ils font des autres nations,
qu' ils regardent comme des barbares ;
ils sont persuadez que cette différence
de peuples, introduiroit parmi eux une
diversité, de moeurs, de coûtumes, et
d' usages, qui peu à peu aboutiroient à
des querelles personnelles, ensuite à des
partis qui se formeroient, et enfin à des
voltes qui troubleroient la tranquillité
de l' etat.
Au commencement de la nuit, les
portes de la ville se ferment exactement ;
on ferme aussi les barrieres qui sont dans
chaque rue : d' espace en espace, il y a
des sentinelles qui arrêtent ceux qui ne
seroient pas retirez dans leurs maisons :
il y a de même dans quelques endroits,
une patroüille à cheval sur les remparts,
qui fait continuellement la ronde : la
nuit, disent-ils, est faite pour le repos,
et le jour pour le travail.
Cette loy est si bien observée, qu' il
n' y a point d' honnêtes gens, qui se trouvent
pendant la nuit dans les rues : si
par hazard on trouve quelqu' un, on le
regarde, ou comme un homme de la plus
vile populace, ou comme un voleur,
qui à la faveur des ténébres, cherche à
faire un mauvais coup, et on l' arrête.
C' est pourquoi il est très-dangereux
d' être alors hors de chez soi, et il est
difficile d' échapper à la sévérité de la justice,
quand on seroit même innocent.
Il y a dans chaque ville de grosses
cloches, ou un tambour d' une grandeur
extraordinaire, qui servent à marquer
les veilles de la nuit. Chaque veille est
de deux heures : la premiere commence
vers les huit heures du soir. Pendant
les deux heures que dure cette premiere
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veille, on frappe de tems en
tems un coup, ou sur la cloche, ou sur
le tambour. Quand elle est finie, et que
la seconde veille commence, on frappe
deux coups tant qu' elle dure : on en
frappe trois à la troisiéme, et ainsi de
toutes les autres : de sorte qu' à tous les
momens de la nuit, on peut sçavoir
à peu près quelle heure il est ; les cloches
n' ont pas un son fort harmonieux, parce
que le marteau dont on les frappe,
n' est ni de fer, ni de métal, mais simplement
de bois.
Le port des armes n' est permis qu' aux
gens de guerre, encore ne sont-ils ordinairement
armez que quand ils doivent
faire leurs fonctions, comme par exemple,
en tems de guerre, lorsqu' ils sont en
sentinelle, qu' ils passent en revuë, ou
qu' ils accompagnent des mandarins :
hors de là ils vacquent, ou à leurgoce,
ou à leur profession particuliere.
S' il s' éleve quelquemêlé parmi les
gens du peuple, et qu' après les querelles
et les injures, ils en viennent aux
voyes de fait, ils ont une extrême attention
qu' il n' y ait point de sang répandu ;
c' est pourquoi, si par hazard ils avoient
entre les mains un bâton, ou quelque
instrument de fer, ils le quittent aussi-tôt,
et se battent à coups de poing.
Le plus souvent ils terminent leurs
querelles, en allant porter leurs plaintes
au mandarin. Ce magistrat assis gravement
dans son fauteüil, et environné
de ses officiers de justice, écoute d' un
grand froid les deux parties, qui plaident
chacune leur cause ; après quoi il
fait donner en sa présence la bastonnade
au coupable, et quelquefois à tous les
deux ensemble.
Il y a des femmes publiques et prostituées
à la Chine comme ailleurs, mais
comme ces sortes de personnes sont ordinairement
la cause de quelquessordres,
il ne leur est pas permis de demeurer
dans l' enceinte des villes : leur logement
doit être hors des murs ; encore
ne peuvent-elles pas avoir des maisons
particulieres ; elles logent plusieurs ensemble,
et souvent sous la conduite d' un
homme, qui est responsable du désordre,
s' il en arrivoit ; au reste ces femmes
libertines ne sont que tolerées, et on
les regarde comme infâmes : c' est pourquoi
il y a des gouverneurs de ville, qui
n' en souffrent point dans leur district.
Enfin l' éducation qu' on donne à la
jeunesse, contrib beaucoup à la paix,
et à la tranquillité qui regne dans les
villes. Comme on ne parvient aux charges
et aux dignitez de l' empire, qu' à
proportion du progrez qu' on a fait dans
les sciences, on occupe continuellement
les jeunes gens à l' étude : le jeu, et
tout divertissement propre à entretenir
l' oisiveté, leur est absolument interdit ;
à peine leur laisse-t-on le tems de respirer ;
et par cette application assiduë à
cultiver leur esprit et à exercer leur mémoire,
ils s' acoûtument à modérer le
feu des passions, et se trouvent dégagez
de la plûpart des vices, qu' une vie oisive et
fainéante ne manque jamais de produire.
En veillant ainsi à la tranquillité des
villes, le gouvernement chinois n' a
pas oublié de pourvoir à la sûreté, à
l' embellissement, et à la commodité des
grands chemins : les canaux dont la Chine
est toute traversée, et qui sont si utiles
pour le transport des marchandises,
sont bordez en plusieurs provinces de
quais de pierre de taille ; et dans les lieux
bas, marécageux, et aquatiques, on a
élevé de ts-longues digues, pour la
commodité des voyageurs.
On a grand soin d' unir et d' égaler les
chemins, et on les pave, sur tout dans
les provinces méridionales, l' on ne
se sert, ni de chevaux, ni de chariots.
Ces chemins sont d' ordinaire fort larges ;
et comme en bien des endroits la terre
est légere, elle se che aisément, aussi-tôt
que la pluye a cessé. On a pratiqué
des passages sur les plus hautes montagnes,
en coupant les rochers, en applanissant
le sommet de ces montagnes,
et en comblant les vallées.
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Il y a de certaines provinces, où les
grands chemins sont comme autant de
grandes allées, bordées d' arbres fort
hauts, et quelquefois renfermées entre
deux murs, de la hauteur de huit à dix
pieds, pour empêcher les voyageurs
d' entrer dans les campagnes. Ces murs
ont des ouvertures dans les chemins de
traverse, qui aboutissent à différens
villages.
Dans les grands chemins on trouve
d' espace en espace des reposoirs qui
sont propres, et commodes, soit pendant
les rigueurs de l' hyver, soit pendant
les grandes chaleurs de l' eté : il n' y
a gueres de mandarin, qui étant hors
de charge, et obligé de retourner dans
sa patrie, ne cherche à se rendre recommandable
par ces sortes d' ouvrages.
On y trouve aussi des temples et des
pagodes, où l' on peut se retirer pendant
le jour ; mais quelque bon accüeil
qu' on fasse, il n' est pas toûjours sûr d' y
passer la nuit : il n' y a que les mandarins
qui soient privilegiez : les bonzes
les servent avec beaucoup d' affection ;
ils les reçoivent au son de leurs instrumens,
et leur cedent leurs appartemens.
Ils y placent le bagage, et logent même
les domestiques et les portefaix.
Ces messieurs qui en usent fort librement
avec leurs dieux, employent les
temples à tous les usages qui leur conviennent,
ne faisant point de difficulté
de croire, que cette familiarité peut s' accorder
avec le respect qui leur est du.
En eté des personnes charitables ont
des gens à leurs gages, qui donnent
gratuitement du thé aux pauvres voyageurs :
et l' hyver, de l' eau où l' on a fait
infuser du gingembre : tout ce qu' on
leur demande, c' est de ne pas oublier le
nom de leur bienfaiteur.
On ne manque point d' hôtelleries
dans les chemins, on en voit un assez
grand nombre : mais rien n' est plus misérable,
ni plus mal propre, si vous en
exceptez les grandes routes, où vous
en trouvez qui sont fort vastes et fort belles ;
mais il faut toûjours porter son lit avec
soi, ou bien se résoudre à coucher sur une
simple natte. Il est vrai que les chinois,
sur tout le petit peuple, ne se servent
gueres de draps, et qu' ils se contentent
de s' envelopper, quelques foisme
tout nuds, dans une couverture, dont
la doublure est de toile : ainsi leur lit n' est
pas difficile à porter.
La maniere dont on est traitté, s' accorde
parfaitement avec la maniere dont
on y est logé : c' est un grand bonheur
quand on y trouve ou du poisson, ou
quelque morceau de viande. Il y a cependant
des endroits où les faisans sont
à meilleur marché que la volaille : on en
a quelquefois quatre pour dix sols.
Quelques-unes de ces hôtelleries paroissent
mieux accommodées que les
autres, mais elles ne laissent pas d' être
très-pauvres : ce sont pour la plûpart
quatre murailles de terre battuë, et sans
enduit, qui portent un toît, dont on
compte les chevrons, encore est-on
heureux quand on ne voit pas le jour à
travers ; souvent les salles ne sont point
pavées, et sont remplies de trous.
Il y a des provinces, où ces sortes
d' auberges ne sont bâties que de terre
et de roseaux. Dans les villes, les hôtelleries
sont de briques, et assez raisonnables.
Dans les provinces du nord on
y trouve ce qu' ils appellent des Can :
c' est une grande estrade de briques, qui
occupe la largeur de la salle, et sous laquelle
il y a un fourneau : on étend dessus
une natte de roseaux, et rien plus.
Si vous avez un lit, vous l' étendez sur la
natte.
On a soin d' imprimer un itineraire
public, qui contient tous les chemins,
et la route qu' on doit tenir, soit par terre,
ou par eau, depuis Peking, jusqu' aux
extrémitez de l' empire. Les mandarins
qui partent de la cour, pour aller remplir
quelques charges dans les provinces,
se servent de ce livre, qui leur
marque leur route, et la distance d' un
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lieu à un autre. à la fin de chaque journée
se trouve une maison destinée à recevoir
les mandarins, et tous ceux qui
voyagent par l' ordre de l' empereur, où
ils sont logez et défrayez aux dépens de
sa majesté. Ces sortes de maisons se
nomment Cong Quan.
Un jour avant que le mandarin se
mette en route, on fait partir un courrier,
qui porte une tablette, où l' on
écrit le nom et la charge de cet officier.
On prépare aussi-tôt le logis, où il doit
passer la nuit. Les préparatifs sont proportionnez
à sa dignité : on lui fournit
tout ce qui lui est nécessaire, comme les
viandes, les portefaix, les chevaux, les
chaises, ou les barques, s' il fait le voyage
par eau. Les courriers qui annoncent
l' arrivée du mandarin, trouvent toûjours
des chevaux prêts, et afin qu' on n' y
manque pas, un ou deux lys, avant que
d' arriver, il frappe fortement et à diverses
reprises sur un bassin, afin d' avertir
qu' on selle promptement le cheval, s' il
ne l' étoit pas encore.
Ces maisons destinées à loger les mandarins,
ne sont pas aussi belles que leur
destination pourroit le faire imaginer :
c' est pourquoi, lorsqu' on lit dans les relations
des pays étrangers, des descriptions
de choses semblables, on doit
d' ordinaire les entendre avec modification :
ce n' est pas toûjours que ceux qui
les écrivent, exaggerent ; mais ils empruntent
quelquefois ces descriptions
des gens du pays, à qui des choses très-médiocres
semblent être magnifiques :
d' ailleurs on est obligé de se servir de termes,
lesquels en Europe forment de
grandes idées.
Quand on dit, par exemple, que ces
Cong Quan se préparent pour loger les
mandarins, et ceux qui sont entretenus
aux frais de l' empereur, on s' imagine
aussitôt que ce sont des maisons
superbes : quand on ajoûte, ce qui est
encore vrai, qu' on envoye au-devant
un officier, afin que tout se trouve
prêt à l' arrivée du mandarin, il est naturel
de croire, qu' on s' empresse à tendre
des tapisseries, et à orner un appartement
des plus beaux meubles : la frugalité
chinoise, et le grand nombre d' envoyez
qu' on dépêche de la cour, exemptent
de tout cet embarras : les préparatifs
consistent en quelques feutres, quelques
nattes, deux ou trois chaises, une table,
et un bois de lit couvert d' une natte,
quand il n' y a point de Can. Que si c' est
un mandarin considérable envoyé de
la cour, et que le Cong Quan ordinaire
ne soit pas convenable à sa dignité, on
le loge dans une des plus riches maisons
de la ville, dont on emprunte un appartement.
Ces Cong Quan sont plus ou moins
grands : il y en a d' assez propres et d' assez
commodes. Par celui de Canton, qui
n' est que du commun, on pourra juger
des autres : il est de médiocre grandeur : il
y a deux cours, et deux principaux édifices,
dont l' un qui est au fond de la premiere
cour, est un Ting ; c' est-à-dire,
une grande salle toute ouverte, destinée à
recevoir les visites : l' autre qui termine
la seconde cour, est partagé en trois : le
milieu sert de salon ou d' antichambre, à
deux grandes chambres, qui sont des
deux côtez, et qui ont chacune un cabinet
derriere. Cette disposition est ordinaire
à la Chine, dans la plûpart des
maisons des personnes de quelque consiration.
La salle et le salon sont ornez
chacun de deux grosses lanternes de soye
claire et peintes, suspenduës en forme de
lustres : la porte de la ruë, et celle des
deux cours, sont éclairées chacune de
deux autres grosses lanternes de papier,
ornées de gros caracteres.
On trouve dans les grands chemins
d' espace en espace des tours, sur lesquelles
il y a des guérites pour des sentinelles,
et des bâtons de pavillon pour les
signaux en cas d' allarmes : ces tours
sont faites de gazon ou de terre battue :
leur hauteur est de douze pieds, la forme
en est quarrée, elles ont des creneaux, et
on les éleve en talut.
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Dans quelques provinces il y a sur
ces tours des cloches de fer fondu assez
grosses. La plûpart de celles qui ne sont
point sur les chemins qui conduisent à la
cour, n' ont ni guérites, ni créneaux.
Les loix ordonnent que dans les routes
fréquentées, elles soient disposées de
telle maniere, que de cinq en cinq lys il
s' en trouve une, c' est-à-dire, qu' à cinq
lys, il y en ait une petite ; à dix lys une
grande ; à quinze lys une petite, et toûjours
de même alternativement. Chacune
doit avoir des soldats qui y soient
continuellement en faction, pour veiller
sur ce qui se passe, et empêcher toute
insulte.
Ces soldats sortent tous de leur corps
de garde, et se mettent en rang, quand il
doit passer quelque officier considérable :
on y est très-régulier, sur tout dans
le Pe Tcheli, qui est la province de la
cour, et il y a toûjours une sentinelle
dans la guérite.
Dans quelques autres provinces, on
voit de ces tours qui sont tomes : de
tems en tems on donne ordre de lestablir
et d' y faire la garde, sur tout quand
on entend parler de voleurs, ou qu' il y
a à craindre quelques troubles ; alors le
nombre des soldats ne suffisant pas, on
détermine des villages pour prêter main
forte tour à tour. Les mandarins en dressent
un catalogue, et c' est aux habitans
de chaque village à s' accommoder entre
eux, pour partager cette corvée.
Si cette loy s' observoit à la rigueur, il
n' y auroit jamais de voleurs ; car de demie
lieuë en demie lieuë on trouveroit des
gardes, pour arrêter ceux qui seroient
soupçonnez de larcin ; et cela non seulement
sur le chemin des capitales, mais encore
sur ceux qui conduisent de chaque
ville à une autre ; et comme il y en a un
grand nombre, et que toute la campagne
est coupée de grands chemins, à tous
momens on trouve de ces tours.
Aussi les voleurs de grand chemin
sont-ils très-rares à la Chine ; il s' en trouve
quelquefois dans les provinces voisines
de Peking, mais ils n' ôtent presque
jamais la vie à ceux dont ils prennent la
bourse : quand ils ont fait leur coup,
ils se sauvent lestement. Dans les autres
provinces, on parle très-peu de voleurs
de grand chemin.
Ces tours ont encore un autre usage,
c' est de marquer les distances d' un
lieu à un autre, à peu près comme les
romains le faisoient par des pierres.
Quand les chemins sont trop rudes
pour aller à cheval, on se sert de chaises
que les chinois nomment Quan Kiao,
c' est-à-dire, chaises à la mandarine,
parce que les chaises dont se servent les
mandarins, sont à peu près de la me
forme.
Le corps de la chaise approche assez
pour la figure, de celles où l' on se fait
porter dans les ruës de Paris, mais il est
plus large, plus élevé, et plus léger. Il est
construit de bambous, c' est-à-dire, d' une
espece de cannes, également fortes
et légeres, croisées à jour en forme de
treillis, et liées fortement ensemble avec
du rotin, (c' est une autre espece de
canne forte et déliée, qui croît en rampant
jusqu' à huit cens ou mille pieds de
longueur.)
ce treillis est entierement couvert, depuis
le haut jusqu' en bas, d' une garniture
ou ornement de toile de couleur, ou bien
d' étoffe de laine, ou de soye, selon que
le demande la saison, avec une seconde
garniture de taffetas huilé, qu' on met par-dessus
en tems de pluye.
Cette chaise qui a les dimensions nécessaires
pour y être assis fort à l' aise, est
soutenuë par deux bras, semblables à ceux
de nos chaises portatives ; si elle n' est
portée que par deux hommes, les deux
bâtons sont appuyez sur leurs épaules :
si c' est une chaise à quatre porteurs, les
extrémitez tant devant que derriere, sont
passées dans deux noeuds coulans d' une
grosse corde forte et lâche, pendue par le
milieu à un gros bâton, dont les porteurs
de chaises soutiennent chacun un bout
sur une épaule, et alors on a d' ordinaire
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huit porteurs, afin qu' ils puissent se relever
les uns les autres.
Lorsque pour éviter la chaleur, on
voyage pendant la nuit, sur tout le
long des montagnes, qui sont infestées
de tygres, on prend des guides sur les
lieux, qui portent des torches allumées ;
ces torches servent à éclairer, et empêchent
les tygres d' approcher, parce que
le feu leur cause naturellement de la
frayeur. Elles sont faites de branches de
pin sechées au feu, et pparées de telle
sorte, que le vent et la pluye ne font
que les allumer davantage.
Avec ce secours, on marche toute
la nuit à travers les montagnes, avec
autant d' assurance et de facilité, qu' on
marcheroit en plein jour, et en rase
campagne : quatre ou cinq de ces guides
avec des torches, suffisent pour conduire
rement : on en change de lieuë
en lieuë ; chaque torche qui a six à
sept pieds de long, dure près d' une
heure.
Dans les pays de montagnes, on
trouve communément de distance en
distance ces sortes de commoditez,
pour la sûreté des personnes qui voyagent.
Cependant il n' y a gueres que
les envoyez de la cour, les mandarins,
et autres grands seigneurs, qui
fassent ces sortes de voyages pendant
la nuit ; car ayant un grand cortége à
leur suite, ils n' ont rien à craindre, ni
des tygres, ni des voleurs.
Ce n' est pas un petit agrément pour
les voyageurs, que la quantité de villages
qu' ils trouvent sur leur route, et
le grand nombre de pagodes qui sont
dans ces villages : vis-à-vis de ces pagodes,
et sur le grand chemin, on voit
quantité de monumens de pierre appellez
Che Pei, sur lesquels il y a des inscriptions.
Ces Che Pei sont de grandes pierres
posées debout, sur des bases qui sont
aussi de pierre : la plûpart sont de marbre.
Les chinois ouvrent une mortoise
dans cette base, et ils taillent un tenon
dans la pierre, puis ils les assemblent
sans autre façon. On voit de ces pierres
qui ont bien huit pieds de haut, sur
deux de large, et presque un pied d' épaisseur.
Les communes ne passent pas
quatre à cinq pieds, et le reste à proportion.
Les grandes sont portées le plus souvent
sur des tortues de pierre : en quoi
les architectes chinois, si cependant ils
ritent ce nom, ont eu plus d' égard
à la vrai-semblance que les architectes
grecs, qui ont introduit les caryatides
et les termes ; et pour rendre encore cette
invention plus bizarre, quelques uns
se sont avisez de mettre des coussins sur
la tête de ces caryatides, de crainte apparemment,
que de si lourds fardeaux
les incommodassent.
Il y a de ces Che Pei qui sont enfermez
dans de grands salons, mais ils sont
en petit nombre. Les autres, pour éviter
la dépense, sont enchassez dans un petit
édifice de brique, couvert d' un toit
fort propre. Ils sont parfaitement quarrez,
excepté le haut qui va un peu en
s' arrondissant, ou pour couronnement,
on grave quelque grotesque. Ce couronnement
est souvent d' un autre morceau
de pierre.
Quand on l' éleve pour des graces
qu' on a obtenues de l' empereur, ou
pour des honneurs qu' il a fait, on grave
deux dragons diversement entortillez.
Les peuples des villes en élevent à
leurs mandarins après leur départ, quand
ils sont satisfaits de l' équité de leur
gouvernement : les officiers en élevent pour
éterniser la mémoire des honneurs extraordinaires,
qu' ils ont rus de l' empereur, ou
pour diverses autres raisons.
Une grande commodité pour ceux qui
voyagent par terre à la Chine, c' est la facilité
et la reté avec laquelle leurs ballots
se transportent. Il y a dans chaque
ville un grand nombre de porte-faix,
qui ont leur chef, et à qui l' on s' adresse :
quand vous êtes convenu avec
lui du prix, il vous donne autant de
p56
marques que vous avez arrêté de porteurs,
moyennant quoi, il vous les fournit
à l' instant, etpond de tout ce que
contiennent vos ballots. Lorsque les
porte-faix ont rendu leur charge au lieu
arrêté, vous leur donnez à chacun une
marque ; ils la portent à leur chef, qui
les satisfait sur l' argent que vous lui
avez payé d' avance.
Dans les lieux de grand passage,
comme seroit, par exemple, la montagne
de Meilin, qui sépare la province
de Kiang Si de celle de Quang Tong, il y
a dans la ville qu' on quitte, un grand
nombre de bureaux, qui ont leurs correspondans
dans la ville, où l' on doit
se rendre après avoir passé la montagne ;
tous ceux, soit de la ville, soit de
la campagne, qui se font porte-faix,
donnent à ces bureaux leurs noms,
avec une bonne et sûre caution. Si l' on a
besoin de 200 300 ou 400 porteurs,
on les fournit. Alors le chef du bureau
dresse en très-peu de tems, une liste
exacte de tout ce que vous portez, soit
de coffres, ou de choses découvertes ;
il convient du prix par livre, tout se
pese, et vous lui donnez l' argent dont
vous êtes convenu, qui est d' ordinaire
d' environ dix sols par cent livres, pour
le transport de la journée. Vous ne vous
embarrassez de rien, le chef donne à
chaque porte-faix sa charge, avec un
billet de tout ce qu' il porte : quand vous
êtes arrivé au terme, vous recevez du
correspondant tout qui vous appartient,
avec une grande fidélité.
Ces porte-faix se servent de perches
de bamboux , au milieu desquelles ils suspendent
le fardeau avec des cordes : à
chaque perche, il y a deux hommes qui
portent les deux bouts sur leurs épaules.
Si le fardeau est trop pesant, on y met
quatre hommes avec deux perches : on
en change tous les jours, et ils sont obligez
de faire les mêmes journées que
ceux qui les employent.
Quand un homme porte seul un fardeau,
il trouve le secret de rendre sa
charge bien moins pesante : il le partage
en deux parties égales, et il les attache
avec des cordes, ou avec des crochets,
aux deux bouts d' une longue
perche platte de bamboux : ensuite il
pose cette perche par le milieu sur son
épaule, ensorte qu' elle se tient en équilibre
à la façon d' une balance, elle plie
et se releve alternativement, à mesure
qu' il avance. Lorsqu' il est las de
porter le fardeau sur une épaule, il fait
faire adroitement un tour à la perche
par dessus le col, et la fait passer sur
l' autre épaule. Il y en a qui de cette
maniere portent de très-lourds fardeaux :
car comme ils sont payez à la livre, ils
portent le plus qu' ils peuvent, et l' on
en voit qui font dix lieuës par jour, portant
160 de nos livres.
Dans certaines provinces, on se sert,
pour transporter les ballots et les marchandises,
de mulets, et encore plus souvent
de chariots à une rouë. Ces chariots
sont deritables brouettes, si ce
n' est que la ro en est fort grande, et
plae au milieu ; l' essieu s' avance des
deux côtez, et soutient de chaque côté
un treillis, sur lequel on place les fardeaux
avec un poids égal ; l' usage en
est fort commun en plusieurs endroits
de la Chine : un homme seul pousse ce
chariot ; ou si la charge est forte, on en
ajoute un second qui tire par devant,
ou bien un âne, et quelquefois l' un et
l' autre. Ils ont aussi des brouettes semblables
aux nôtres, et dont la rouë est par
devant, mais ils ne s' en servent gueres
pour les voyages.
Quand on fait porter son bagage sur
des mulets, le prix ordinaire est, par
exemple, pour 25 jours, de quatre taels
et demi, ou tout au plus de cinq taëls.
Cela dépend des saisons différentes, et
du prix des vivres : si c' est pour le retour,
on donne beaucoup moins.
Les muletiers sont obligez de nourrir
leurs mulets, et sont chargez des
frais du retour, en cas qu' ils ne trouvent
pas à se loüer. Ces mulets sont fort
p57
petits, si on les compare à ceux d' Europe,
ils ne laissent pas d' être forts, et leur
charge ordinaire est de 180 ou 190
livres chinoises ; à 200 la charge seroit
trop forte. La livre chinoise est de quatre
onces plus forte que la nôtre.
Il y a des douanes à la Chine, mais
elles sont bien plus douces que celles
des Indes, où les visites se font sans
égard, ni à l' humanité, ni à la pudeur.
On n' y fait point ces recherches rigoureuses,
qui se pratiquent ailleurs ; on ne
s' avise pasme de fouiller un homme.
Quoique les commis ayent le droit d' ouvrir
les ballots, il est rare qu' ils le fassent ;
et quand c' est un homme qui a
quelque apparence, non seulement ils
n' ouvrent point ses coffres, maisme
ils n' exigent rien : nous voyons bien,
disent-ils, que monsieur n' est pas marchand.
Il y a des douanes où l' on paye par
piece, et alors le marchand en est cru
sur son livre. Il y en a d' autres l' on
paye par charge, et cela ne souffre nulle
difficulté. Quoiqu' on aye un Gang Ho
de l' empereur, il ne donne aucune
exemption de payer le droit des douanes ;
cependant le mandarin de la douane
par honneur, le laisse passer sans rien
exiger, si l' on en exempte la douane de
Peking, où communément on est un peu
plus exact.
Lorsque les grands officiers de la
cour roivent, ou envoyent quelques
ballots, on colle sur chaque ballot une
grande bande de papier, sur laquelle on
écrit le tems auquel le ballot a été fer,
leur nom, et leur dignité ; et si ces
officiers sont considérables, on ne se
hazarde gueres de les ouvrir. Ce papier
qui se colle, s' appelle Fong Tiao.
Autrefois les douanes s' affermoient,
et le mandarin de chaque douane se
changeoit tous les ans. Ce mandarin
par son emploi étoit un officier considérable,
qui avoit droit de mémorial, c' est-à-dire,
d' avertir imdiatement l' empereur.
Depuis environ douze ans, l' empereur
a chargé du soin des douanes le
viceroy de chaque province, qui nomme
un mandarin de confiance pour percevoir
les droits. Il n' y a que pour
les douanes des ports de Canton et de
Fo Kien, qu' on a été obligé depuis peu
d' y remettre un mandarin particulier,
à cause des embarras que le commerce
de la mer leur attire.
Dans tous les lieux il y a des postes,
il se trouve un mandarin qui en a soin :
les chevaux de poste sont tous à l' empereur,
et personne ne peut s' en servir
que les courriers de l' empire, les officiers,
et ceux qui sont envoyez de la
cour. Ceux qui sont chargez des ordres
de l' empereur, ont ces ordres renfermez
dans un grand rouleau, couvert
d' une piece de soye de couleur jaune,
qu' ils portent en écharpe derriere le dos :
ce sont ordinairement des gens de quelque
considération, et ils sont escortez
par plusieurs cavaliers. Leurs chevaux
n' ont pas beaucoup d' apparence,
mais ils n' en sont pas moins bons, ni
moins capables de soutenir les longues
courses qu' on leur fait faire : on leur
fait courir pour l' ordinaire 60 et 70 lys
sans en changer. Une poste se nomme
Tchan : deux postes sont deux Tchan.
Ces postes où l' on change les chevaux,
ne sont pas toûjours en égale distance
les unes des autres ; les plus proches
sont de 50 lys, il y en a rarement
de 40. Les courriers ordinaires portent
leur valise attachée sur le dos ; et dans le
mouvement du cheval, la valise porte sur
un coussin appuyé sur la croupe du cheval.
Leurs valises ne sont pas pesantes,
car ils ne portent que les dépêches de
l' empereur, ou celles des cours souveraines,
ou les avis des officiers des
provinces. Ils ne laissent pas de porter
aussi, quoiqu' un peu à la dérobée, des
lettres de particuliers, et c' est en cela
que consistent leurs menus profits.
La plus grande et presque l' unique
incommodité qui se trouve lorsqu' on
voyage, principalement durant l' hyver,
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et dans la partie septentrionale de la
Chine, c' est la poussiere ; car il n' y pleut
presque jamais durant l' hyver, et il
y tombe quantité de neiges, sur tout
en certaines provinces, mais moins à
Peking.
Lorsque le vent souffle avec violence,
il s' éleve des tourbillons de poussiere
si épais, et si fréquents, que le ciel en
est obscurci, et qu' à peine peut-on respirer :
on est souvent obligé de se couvrir
le visage d' un voile, ou de lunettes
qui s' appliquent immédiatement sur les
yeux, et qui étant enchassez, dans de la
peau ou dans de la soye, s' attachent par
derriere la tête, de sorte qu' on voit fort
clair, sans être incommodé de la poussiere.
Comme les terres sont très legeres,
elles setachent aisément, et se réduisent
en poussiere, quand la pluye
leur manque durant un tems considérable.
La même chose arrive dans les autres
chemins de l' empire, qui sont fort
fréquentez et battus par une infinité
de gens qui voyagent à pied ou à cheval,
ou sur des chariots. Ce mouvement
continuel éleve un nuage épais,
d' une poussiere très-fine, qui seroit capable
d' aveugler, si l' on ne prenoit ses
précautions.
Cette incommodité ne se fait pas sentir
dans les provinces du sud, mais ce
qu' on y auroit à craindre, ce seroit le
regorgement des eaux, si l' on n' y avoit
pas pourvû, par la quantité de ponts
de bois et de pierre qu' on y a construits.
NOBLESSE
La noblesse n' est point héréditaire
à la Chine, quoiqu' il y ait des
dignitez qui restent dans quelques familles,
et qui se donnent par l' empereur,
à ceux de la famille qu' il juge
avoir le plus de talens. L' on n' y a de rang
qu' autant qu' on a de capacité et de
rite. Quelque illustre qu' ait été un
homme, fut-il même parvenu à la premiere
dignité de l' empire, les enfans
qu' il laisse après lui, ont leur fortune
à faire ; et s' ils sont dépourvus d' esprit,
ou amateurs de leur repos, ils ramperont
avec le peuple, et seront souvent
obligez d' embrasser les plus viles professions.
Il est vrai qu' on peut succeder aux
biens de son pere, mais on ne succede
ni à ses dignitez, ni à sa réputation ; il
faut s' y élever par les mêmes dégrez que
lui : c' est pourquoi ils font leur capital de
l' étude la plus constante, et ils ne manquent
gueres de s' avancer de quelque
condition qu' ils soient, quand ils ont
de la disposition aux lettres. Aussi voit-on
tous les jours à la Chine des élévations de
fortune non moins surprenantes,
que celles qui se font quelquefois en
Italie pour les ecclésiastiques, où des
gens de la plus basse extraction, peuvent
aspirer à la premiere dignité du
monde chrétien.
Tout est peuple, ou lettré, ou mandarin
à la Chine. Il n' y a que ceux de
la famille regnante qui soient distinguez ;
ils ont le rang de princes, et
c' est en leur faveur qu' on a établi cinq
dégrez de noblesse titulaire, à peu près
semblables aux titres qu' on donne en
Europe, de ducs, de marquis, de comtes,
de barons, et de seigneurs.
On accorde ces titres aux descendans
de la famille impériale, tels que sont les
enfans de l' empereur, et ceux que
l' empereur fait entrer dans son alliance,
en leur donnant ses filles en mariage.
On leur assigne des revenus propres à
soutenir leurs dignitez, mais on ne leur
donne aucun pouvoir : il y a cependant
d' autres princes qui ne sont point alliez
p59
à la famille impériale, soit qu' ils viennent
des dynasties précédentes, soit que leurs
ancêtres ayent acquis ce titre, par les services
rendus à l' empire. Les provinces
ne sont gouvernées que par les mandarins
envoyez par l' empereur, qui nomme
immédiatement aux principaux emplois,
et qui confirme ceux qui les font
tirer au sort, comme nous l' avons dit
ailleurs, après les avoir fait venir en sa
présence, et les avoir examinez par lui-même.
L' empereur qui regne aujourd' hui
n' est que le troisiéme de ceux qui ont
regné depuis 99 ans sur toute la Chine
et la Tartarie ; mais il est le cinquiéme,
si l' on remonte jusqu' à son bisayeul, et
son trisayeul.
Celui-ci après avoir subjugson
propre pays, conquit encore toute la
Tartarie orientale, le royaume de Corée,
et la province de Leao Tong, au-delà
de la grande muraille, et établit sa cour
dans la capitale appellée Chin Yang par
les chinois, et Moukeden, par les tartares
Mantcheoux. On lui donna dès lors
le nom de Tai Tsou : c' est un nom commun
à tous les conquérans, qui sont les
premiers auteurs d' une dynastie ; et
comme ses freres qui étoient en grand
nombre avoient beaucoup contrib
par leur valeur à la conquête de tant de
pays, il leur donna des titres d' honneur ;
il fit les uns Tsin Vang, les autres Kiun
Vang, et Pei Lé : il a plu aux européans
d' appeller ces sortes de dignitez, du nom
de Régulos, ou princes du premier, du
second, et du troisiéme ordre. Il fut reglé
alors que parmi les enfans de ces Régulos,
on en choisiroit toûjours un,
pour succeder à son pere dans la même
dignité.
Outre ces trois dignitez, ce même
empereur en établit encore quelques
autres qui leur sont inférieures, et qui
se donnent aux autres enfans qui s' en
rendent le plus dignes. Ceux du quatriéme
degré s' appellent Pei Tse, ceux du
cinquiéme Cong Heou, et ainsi des autres.
Ce cinquiéme degré est au-dessus des
plus grands mandarins de l' empire.
Les autres qui suivent, n' ont pas, comme
les précédens, des marques extérieures,
qui les distinguent des mandarins,
soit dans leurs équipages, soit dans leurs
habits : ils ne portent que la ceinture
jaune, qui est commune à tous les princes
du sang, tant à ceux qui possedent
des dignitez, qu' à ceux qui n' en ont pas :
mais ceux-ci ont honte de la faire paroître,
et ils ont coûtume de la cacher,
lorsque leur indigence les met hors d' état
d' avoir un équipage convenable à
leur rang et à leur naissance.
C' est pourquoi ce seroit se faire une
fausse idée des princes du sang de la
Chine, si on les comparoit à ceux d' Europe,
et sur tout de la France, où la
suite glorieuse de tant de rois leurs ancêtres,
les éleve beaucoup au-dessus des
personnes mêmes les plus distinguées
de l' etat. Leur petit nombre leur attire
encore plus d' attention et de respect, et
ce respect s' augmente dans l' esprit des
peuples, à proportion qu' ils approchent
de plus près du trône.
Il n' en est pas ainsi à la Chine : les
princes du sang touchent presque à leur
origine : ils ne comptent que cinq générations ;
et cependant leur nombre
s' est tellement multiplié en si peu de
tems, qu' on en compte aujourd' hui
plus de deux mille : cette multitude en
les éloignant du trône, les avilit, sur
tout ceux, qui d' ailleurs étant dépourvus
de titres et d' emplois, ne peuvent figurer
d' une maniere conforme à leur naissance :
c' est ce qui met une grande différence
entre les princes du même sang.
La pluralité des femmes, fait que ces
princes se multiplient extrêmement ; mais
à force de se multiplier, ils se nuisent les
uns aux autres : comme ils n' ont point
de fonds de terre, et que l' empereur ne
peut pas donner des pensions à tous, il
y en a qui vivent dans une extrême pauvreté,
quoiqu' ils portent la ceinture jaune.
p60
Sur la fin de la dynastie des Ming,
il y en avoit plus de trois mille familles
dans la ville de Kiang Tcheou, dont plusieurs
étoient réduits à l' aumône. Le
bandit qui s' empara de Peking, et qui
passa par cette ville, se défit de tous ces
princes, en les faisant presque tous passer
par le fil de l' épée : c' est ce qui rendit
déserte une partie de la ville.
Quelques-uns qui échaperent à sa
cruauté, quitterent la ceinture jaune,
et changeant de nom se mirent au rang
du peuple. Ils sont encore connus pour
être du sang imrial des Ming : l' un
d' eux a été domestique de nos missionnaires
dans une maison que notre compagnie
a dans cette ville, et cette maison
a été bâtie par un de ces princes, qui
sçachant que les tartares le cherchoient,
prit la fuite et disparut.
Ces princes, outre leur femme légitime,
en ont ordinairement trois autres,
ausquelles l' empereur donne des titres,
et dont les noms s' inscrivent dans le
tribunal des princes : les enfans qui en
naissent, ont leur rang après les enfans
légitimes, et sont plus considerez que
ceux qui naissent de simples concubines,
qu' ils peuvent avoir en aussi grand
nombre qu' ils souhaitent.
Ils ont pareillement deux sortes de
domestiques : les uns qui sont proprement
esclaves ; les autres qui sont des
tartares ou des chinois tartarisez, que
l' empereur donne en grand ou petit
nombre, à proportion de la dignité dont
il honore les princes de son sang.
Ces derniers font l' équipage du Régulo,
et on les appelle communément les
gens de sa porte : il y a parmi eux des
mandarins considérables, des vicerois,
et même des Tsong Tou : quoiqu' ils ne
soient pas esclaves comme les premiers,
ils sont presque également soumis aux
volontez du Régulo, tant qu' il conserve
sa dignité. Ils passent après sa mort au
service de ses enfans, s' ils sont honorez
de la même dignité.
Si le prince pendant sa vie vient à
décheoir de son rang, ou si le conservant
jusqu' à la mort, sa dignité ne passe
pas à d' autres de ses enfans, cette espece
de domestiques est mise en réserve, et
on les donne à quelques autres princes
du sang, lorsqu' on fait sa maison, et
qu' on l' éleve à la même dignité.
L' occupation de ces princes, en remontant
du cinquiéme ordre jusqu' au
premier, est pour l' ordinaire d' assister
aux cérémonies publiques, de se montrer
tous les matins au palais de l' empereur,
puis de se retirer dans leur hôtel,
ils n' ont d' autre soin que celui de gouverner
leur famille, les mandarins, et les
autres officiers dont l' empereur a compo
leur maison. Il ne leur est pas permis
de se visiter les uns les autres, ni de
coucher hors de la ville, sans une permission
expresse.
Il est aisé de voir pour quelle raison
on les assujettit à des loix si génantes : il
suffit de dire qu' elles leur donnent un
grand loisir, et que la plûpart ne l' employent
pas trop utilement. Il y en a cependant
que l' empereur occupe dans
les affaires publiques, et qui rendent de
grands services à l' empire. Tel a été le
treiziéme frere de l' empereur regnant.
On met encore au rang des nobles.
En premier lieu, ceux qui ont été autrefois
mandarins dans d' autres provinces,
car, comme je l' ai dit, nul ne peut
l' être dans son propre pays, soit qu' ils
ayent été cassez de leurs emplois, et
presque tous sont de ce nombre ; soit
que d' eux-mêmes ils se soient retirez
avec l' agrément du prince, ou qu' ils y
ayent été forcez par la mort de leur pere,
ou de leur mere ; car un mandarin qui
a fait une semblable perte, doit aussitôt
se poüiller de sa charge, et donner
par là une marque publique de sa douleur.
En second lieu, ceux qui n' ayant pas
eu assez de capacité pour parvenir aux
degrez litteraires, se sont procurés par la
faveur ou par des présens, certains titres
d' honneur, à l' aide desquels ils entretiennent
p61
avec les mandarins un commerce
de visites qui les fait craindre et
respecter du peuple.
En troisiéme lieu, une infinité de
gens d' étude, qui depuis l' âge de 15 à
16 ans, jusqu' à celui de 40 viennent
tous les trois ans pour les examens au
tribunal du gouverneur, qui leur donne
le sujet de leur composition. C' est
bien plus l' ambition, que le désir de se
rendre habiles, qui les soutient dans une
si longue étude. Outre que le degré de
bachelier, quand ils y sont une fois parvenus,
les met à couvert des châtimens
du mandarin public, il leur donne le
privilege d' être admis à son audience,
de s' asseoir en sa présence, et de manger
avec lui : honneur qui est infiniment
estimé à la Chine, et qui ne s' accorde
presque jamais à aucune personne du
peuple.
La famille qui passe aujourd' hui pour
la plus noble de la Chine, et qu' on peut
regarder comme la plus noble du monde,
si l' on a égard à son ancienneté,
est la famille des descendans de Confucius,
ce lebre philosophe que les chinois
ont en si grande vénération. Il n' y
a proprement que la noblesse de cette
famille qui soit héréditaire, et qui se
conserve en ligne directe depuis plus
de deux mille ans, dans la personne d' un
de ses neveux, qu' on appelle pour cela
Ching Gin Ti Chi Ell, c' est-à-dire, le neveu
du grand homme, ou du sage par excellence :
car c' est ainsi que les chinois
appellent le restaurateur de leur philosophie
morale ; et en consideration de cette
origine, tous les empereurs ont constamment
honoré un des descendans du
philosophe, de la dignité de Cong, qui
pond assez à celle de nos ducs ou de
nos anciens comtes.
C' est avec les honneurs dûs à ce rang,
que celui qui vit encore aujourd' hui,
marche dans les ruës de Peking, lorsqu' il
s' y rend tous les ans de Kio Feou, ville
de la province de Chan Tong, qui est le
lieu de la naissance de son illustre ayeul ;
de plus c' est toûjours un lettré de cette
famille que l' empereur nomme gouverneur
de la susdite ville de Kio Feou.
L' une des principales marques de
noblesse, est d' avoir ru de l' empereur
des titres d' honneur qu' on ne donne
qu' aux personnes d' unrite éclatant.
Le prince les donne quelquefois pour
cinq, six, huit ou dix générations, selon
les services plus ou moins grands qu' on
a rendu à l' etat. C' est de ces titres honorables,
que les mandarins se qualifient
dans leurs lettres, et sur le frontispice
de leurs maisons.
En Europe la noblesse passe des peres
aux enfans et à leur posterité : mais quelquefois
à la Chine elle passe des enfans
au pere et aux ayeux. Quand quelqu' un
s' est distingué par un rite extraordinaire,
l' empereur ne se contente pas de
l' élever aux honneurs dont je viens de
parler ; mais par autant de patentes, il
étend ces titres au pere et à la mere, à
l' ayeul et à l' ayeule de celui qu' il a honoré ;
ou pour mieux dire, il donne à
chacun un titre d' honneur particulier,
en reconnoissance de ce qu' ils ont mis
au monde, et élevé avec soin, un homme
d' un rite si distingué, et si utile à l' etat.
Je n' en sçaurois donner un exemple
plus solemnel que celui du pere Ferdinand
Verbiest jésuite flamand, psident
du tribunal des mathématiques
à la cour de Peking. Ce pere qui y avoit
été appellé pour aider le pere Adam
Schaal en la réformation du calendrier,
eut ordre de dresser des tables des mouvemens
lestes et des eclypses pour deux
mille ans ; il y travailla avec soin, et il
appliqua tous les mandarins de la premiere
classe du tribunal de l' astronomie,
à calculer les mouvemens des planettes,
selon les regles qu' il leur donna.
Enfin ayant achevé ce grand ouvrage,
il en fit trente-deux volumes de cartes,
avec leurs explications, et les présenta
à l' empereur l' an 1678 sous ce titre :
l' astronomie perpétuelle de l' empereur Canghi .
p62
Il se fit alors une assemblée générale
des mandarins de tous les ordres, des
princes, des vicerois, et des gouverneurs
des provinces, qui étoient allez
saluer l' empereur, et se réjouir avec lui
de la déclaration qu' il avoit fait de son
fils pour son successeur à l' empire. Ce
prince reçut agréablement le psent du
pere Verbiest, et fit mettre cet ouvrage
dans les archives du palais : en même
tems il voulut reconnoître le travail infatigable
du pere, et pour cela il le fit
président du tribunal du premier ordre,
et lui donna le titre de cette dignité.
Le pere lui présenta une requête,
il remontroit que la profession religieuse
qu' il avoit embrassée, ne lui
permettoit pas d' accepter cet honneur :
il ne fut pas écouté, et de crainte d' offenser
l' empereur, et de nuire aux progrez
de la religion dans l' empire, il
lui fallut obéïr. Voici la teneur des patentes,
par lesquelles il lui conferoit
cette dignité.
Nous empereur par ordre du ciel,
ordonnons : la forme d' un etat bien
réglé, demande que les belles actions
soient connues, et que les services
rendus à l' etat avec une prompte volonté,
soient récompensez, et reçoivent
les éloges qu' ils méritent. Il est
aussi du devoir d' un prince, qui gouverne
sagement selon les loix, de
loüer la vertu, et d' éxalter le mérite.
C' est ce que nous faisons par ces lettres
patentes, que nous voulons être
publiées par tout notre empire, pour
faire connoître à tous nos sujets, quel
égard nous avons à des services, qui
nous sont rendus avec tant d' application
et de diligence.
C' est pourquoi, Ferdinand Verbiest,
à qui j' ai commis le soin de mon calendrier
impérial, le naturel droit et sincere,
et la vigilance que vous avez fait paroître
à mon service, aussi bien que le
profond sçavoir, que vous avez acquis
par l' application continuelle de votre esprit
en toutes sortes de sciences, m' ont
obligé de vous établir à la tête de mon
academie astronomique : vous avez
pondu par vos soins à notre attente,
et travaillant jour et nuit, vous avez
rempli les devoirs de cette charge : enfin
vous êtes heureusement venu à
bout de tous vos desseins, avec un travail
infatigable, dont nous avons nous
mes été témoins.
Il est convenable que dans la conjoncture
d' une si grande fête, où tout
mon empire est venu me donner des
marques de sa joye, je vous fasse ressentir
les effets de ma faveur impériale,
et de l' estime que je fais de votre personne.
C' est pourquoi par une grace
singuliere et de notre propre mouvement,
nous vous accordons le titre de
grand homme, qui doit être par tout
rendu célébre, et nous ordonnons que
ce titre soit envoyé dans tous les lieux
de notre empire, pour y être publié.
Prenez de nouvelles forces à notre
service. Ce titre d' honneur qui commence
en votre personne, s' étend à
tous vos parens et à tous ceux de votre
sang ; vous avez mérité par vos
soins et par votre application singuliere,
ces éloges et cette dignité ; et vos
rites sont si grands, qu' ils pondent
entierement à l' honneur que nous
vous faisons. Recevez donc cette grace
avec le respect qui lui est dû. Vous
êtes l' unique à qui je l' aye conferé ; que
ce soit un nouveau motif d' employer
pour notre service tous vos talens, et
toutes les forces de votre esprit.
De semblables titres d' honneur remontent,
comme je l' ai dit, jusqu' aux
ancêtres de celui qui les reçoit : tous
ses parens s' en glorifient : ils les font
écrire en divers lieux de leurs maisons,
et jusques sur les lanternes qu' ils font
porter devant eux, lorsqu' ils marchent
pendant la nuit ; ce qui leur attire de
grands respects.
Comme le p. Verbiest étoit européan,
il n' avoit pas de parens à la Chine qui
p63
pussent partager cet honneur avec lui :
mais par un bonheur singulier pour la
religion, tous les missionnaires, jesuites
et autres, passoient pour ses freres, et
étoient considérez sous ce titre par les
mandarins. Ce fut cette qualité qui facilita
à monseigneur l' evêque d' Heliopolis,
son entrée à la Chine, et la plûpart
des religieux faisoient mettre ce
titre sur la porte de leur maison.
Après avoir ainsi honoré le p. Verbiest,
l' empereur communiqua les mêmes
titres à ses ancêtres, par autant de
patentes qu' il fit dresser : l' une, pour
son ayeul nommé Pierre Verbiest ; l' autre,
pour Paschasie De Wolff son ayeule ;
la troisiéme, pour Louis Verbiest son
pere, et la quatriéme, pour Anne Vanherke
sa mere. Je ne rapporterai que
celles qui concernent l' ayeul et l' ayeule
du missionnaire, elles suffiront pour
faire connoître le caractere d' esprit de
cette nation.
Les patentes accordées à l' ayeul du
p. Verbiest, étoient ainsi exprimées.
Nous empereur etc. Les honneurs
que nous accordons à ceux, qui par
leur rite se sont élevez aux dignitez
de mandarins, et de premiers magistrats,
se doivent rapporter aux soins
de leurs ancêtres comme à leur source,
puisque c' est par l' instruction, par l' éducation,
et par les bons exemples
qu' ils ont ru d' eux, qu' ils ont pratiqué
la vertu, et se sont rendus dignes
de ces honneurs.
C' est pourquoi voulant remonter
jusqu' à la premiere source durite,
j' étends jusqu' à vous mes bienfaits,
Pierre Verbiest, qui êtes l' ayeul du
pere Ferdinand, que j' ai hono du titre
de, etc. Votre vertu comme un arbre
bien planté, a jetté de profondes
racines, et ne tombera jamais : elle
soutient encore votre postérité, et persévere
dans votre petit fils, qui par un
rite si distingué, nous fait connoître
quel a été le vôtre. C' est pourquoi
vous considérant comme l' origine de
sa grandeur, par une faveur singuliere,
je vous confere les mêmes titres d' honneur, etc.
L' ayeule du p. Verbiest fut pareillement
honorée desmes titres, par
des patentes, dont voici le sens.
Nous empereur etc. Lorsque selon
les loüables coûtumes de notre empire,
nous voulons récompenser le mérite
de ceux qui nous ont fidélement
servi ; et par ces récompenses, les exciter
à nous continuer leurs services, il
est juste qu' une partie de la gloire qu' ils
acquierent pour ces services, passe jusqu' à
leurs ancêtres.
C' est pourquoi considérant les soins
que vous avez pris de l' éducation du
p. Ferdinand, qui s' acquitte si dignement
des charges et des emplois que
je lui ai confiez, je vous confere par
ces psentes, le titre que l' on donne
à la femme de celui qui est mandarin
du premier ordre, sous le titre de, etc.
Joüissez de ce titre d' honneur, qui releve
les soins que vous avez pris de
l' éducation de vos enfans, et qui excitera
les soins des autres, lorsqu' ils
verront que nos faveurs impériales
s' étendent jusqu' à ceux qui ont contrib
en quelque chose à la vertu, et au
rite des personnes que nous honorons.
Votre postérité en sera plus glorieuse,
et aura pour vous plus de respect :
c' est pour cela que nous voulons
par ces patentes relever la gloire
de votre nom.
On voit qu' à la réserve de la famille
de Confucius, et des princes issus de
la famille régnante, on n' est noble à la
Chine, qu' autant qu' on a unrite reconnu
par l' empereur, et qu' on y occupe
un rang lui seul éleve ceux qu' il en
juge dignes : tout ce qui n' est point gradué,
est de condition roturiere ; et par là,
il n' y a point à craindre que des familles
se perpétuant dans un certain éclat, que
donne l' ancienneté de la noblesse, s' avisent
d' établir dans les provinces, une
autorité dangereuse à celle du souverain.
FERTILITE TERRES AGRICULTURE
p64
Dans un empire qui est, comme
nous l' avons remarqué, si vaste
et si étendu, la nature des terres ne peut
pas être par tout la même : elle est différente,
selon qu' elles s' approchent ou
s' éloignent le plus du midi. Mais telle
est l' industrie des laboureurs, et ils sont
si durs au travail et si infatigables, qu' il
n' y a point de province qui ne soit très
fertile, et qu' il n' y en a gueres, qui ne
puisse faire subsister la multitude inconcevable
de ses habitans.
Outre la bonté des terres, la quantité
prodigieuse de canaux dont elles
sont coupées, ne contribuent pas peu
à cette fertilité, et l' on recueille tant de
différens grains, qu' on en employe beaucoup
à faire du vin et de l' eau-de-vie :
mais lorsque l' on craint la stérilité
dans un endroit, les mandarins qui
ont de l' expérience, ne manquent pas
d' empêcher pendant un tems, qu' on
ne fasse de ces sortes de boissons. L' agriculture
y est fort estimée, et les laboureurs,
dont la profession est regardée
comme la plus nécessaire à un etat,
y tiennent un rang considérable ; on
leur accorde de grands privileges, et on
les préfere aux marchands et aux artisans.
La plus grande attention des laboureurs,
est pour la culture du ris : ils
fument extrémement les terres, et il n' y
a point d' ordures qu' ils ne ramassent
pour cela, avec un soin extraordinaire,
me les excrémens des hommes,
des chiens, des cochons, et des autres
animaux, qu' ils changent avec du bois,
des herbes, ou avec de l' huile de lin.
C' est à dessein de faire ce trafic, que
lorsqu' ils ne sont point occupez dans
les campagnes, ils vont sur les montagnes
pour y couper du bois, ou bien ils
cultivent les jardins potagers : car les chinois
sont bien éloignez de préferer l' agréable
à l' utile, et d' occuper la terre
de choses superflues, ou infructueuses,
comme à former des parteres, à cultiver
des fleurs, à dresser des allées ; ils croyent
qu' il est du bien public, et ce qui les
touche encore plus, de leur interêt particulier,
que tout soit semé, et produise
des choses utiles.
Cette espece de fumier, qui ailleurs
seroit capable de brûler les plantes, est
excellent pour les terres de la Chine :
aussi ont-ils l' art de le tempérer avec de
l' eau ordinaire, avant que de s' en servir ;
ils portent des sçeaux qui sont ordinairement
couverts ; dans lesquels ils ramassent
ce fumier, et le chargent sur
leurs épaules ; c' est ce qui contribue beaucoup
à la netteté des villes, dont on enleve
tous les jours les ordures.
Pour mieux faire croître le ris, ils ont
soin dans certains endroits, comme dans
la province de Tche Kiang, quand ils le sement,
d' enterrer des pelotons de poil de
cochon, oume de cheveux, qui selon
eux, donnent de la force à la terre et de
la vigueur au ris : ceux dont le métier est
de raser la tête, les ramassent soigneusement,
jusqu' à ce que les habitans de ces
lieux là viennent les acheter ; on les vend
environ un sol la livre, on les met dans
des sacs, et on en voit quelquesfois des
barques toutes remplies.
Quand la plante commence à gréner,
si leurs champs sont arrosez d' eau
de fontaine, ils y mêlent de la chaux vive :
ils prétendent que cette chaux tuë
les vers et les insectes ; qu' elle détruit les
mauvaises herbes ; et donne à la terre
une chaleur, qui sert beaucoup à la rendre
féconde.
Ce pays a, comme tous les autres, ses
p65
plaines et ses montagnes : toutes les
plaines sont cultivées ; on n' apperçoit
ni hayes, ni fossez, ni presque aucun
arbre, tant ils craignent de perdre un
pouce de terre : en plusieurs provinces
elles portent deux fois l' an ; et même
entre les deux recoltes, on y seme de
petits grains et desgumes.
Les provinces qui sont au nord et
à l' occident, comme celles de Pe Tche
Li, de Chan Si, de Chen Si, de Se Tchuen,
portent du froment, de l' orge, diverses
sortes de millet, du tabac, des poix
toûjours verds, des poix noirs et jaunes,
dont on se sert au lieu d' avoine,
pour engraisser les chevaux : elles portent
aussi du ris, mais en moindre quantité,
et en plusieurs endroits dans des terres
seches : il est vrai que le ris est plus
dur, et qu' il a besoin de cuire plus long-tems :
celles du midi, et sur-tout de
Hou Quang, de Kiang Nan, de Tche Kiang
portent du ris, parce que les terres sont
basses, et le pays aquatique.
Les laboureurs jettent d' abord les
grains sans ordre ; ensuite quand l' herbe
a c environ d' un pied ou d' un pied
et demi, ils l' arrachent avec sa racine,
et ils en font des bouquets ou de petites
gerbes, qu' ils plantent au cordeau et en
échiquier, afin que les épis appuyez
les uns sur les autres, se soutiennent
aisément en l' air, et soient plus en état
de résister à la violence des vents.
Mais avant que de transplanter le
ris, ils ont soin d' unir les terres et de
les mettre toutes de niveau. C' est ainsi
qu' ils s' y prennent : après avoir don
à la terre trois ou quatre labours consécutifs,
toûjours le pied dans l' eau, ils
en rompent les mottes avec la tête de
leur hoyau ; ensuite par le moyen d' une
machine de bois, sur laquelle un homme
se tient debout, et est tiré par un
buffle qu' il conduit, ils applanissent le
terroir, afin que l' eau si nécessaire au
ris, se distribue par tout à une égale
hauteur. De maniere que ces plaines
ressemblent plutôt à de vastes jardins,
qu' à une simple campagne.
Dans les provinces, où les plaines sont
lées de collines et de montagnes, il
y en a de stériles en quelques endroits ;
mais la plûpart sont de bonne terre, et
on les cultive jusques sur les bords des
précipices.
C' est un spectacle très agable, de
voir quelquefois des plaines de trois ou
quatre lieuës, environnées de collines
et de montagnes, coupées en terrasses
depuis le bas jusqu' au sommet. Ces terrasses
se surmontent les unes les autres
au nombre de vingt ou trente, à la
hauteur chacune de trois ou quatre
pieds.
Ces montagnes ne sont pas d' ordinaire
pierreuses comme celles d' Europe :
la terre en est légere, poreuse, et facile
à couper, et même si profonde en
plusieurs provinces, qu' on y peut creuser
trois et quatre cens pieds sans trouver
le roc.
Quand les montagnes sont pierreuses,
les chinois en détachent les pierres,
et en font de petites murailles pour soutenir
les terrasses ; ils applanissent ensuite
la bonne terre, et y sement le
grain. Une entreprise si pénible fait assez
voir combien le peuple de la Chine
est laborieux : mais on le verra encore
mieux par ce que je vais dire.
Quoiqu' il y ait dans quelques provinces,
des montagnes desertes et incultes,
les vallons et les campagnes qui
les parent en mille endroits, sont très
fertiles et très bien cultivées ; on n' y
voit pas un seul pouce de terre labourable,
qui ne soit couvert du plus beau
ris. L' industrie chinoise a u applanir
entre ces montagnes, tout le terrain
inégal qui est capable de culture.
Les laboureurs divisent comme en
parterres, celui qui est de me niveau,
et par étages en forme d' amphitheâtre,
celui qui suivant le penchant des vallons,
a des hauts et des bas : et comme
le ris ne peut se passer d' eau, ils pratiquent
par tout de distance en distance,
p66
et à différentes élévations, de grands
servoirs pour ramasser l' eau de pluye,
et celle qui coule des montagnes, afin
de la distribuer également dans tous leurs
parterres de ris : c' est à quoi ils ne plaignent
ni soins, ni fatigues, soit en laissant
couler l' eau par sa pente naturelle,
des réservoirs supérieurs dans les parterres
les plus bas ; soit en la faisant monter
des réservoirs inférieurs, et d' étage
en étage, jusqu' aux parterres les plus élevez.
Ils se servent pour cela de certains
chapelets, ou engins hydrauliques, assez
simples pour faire circuler l' eau, et
en arroser continuellement leurs terres :
de sorte que d' un côté, quelque tems
qu' il fasse, le laboureur est comme assuré
de voir chaque année la terre qu' il
cultive, lui rapporter une moisson proportionnée
à son industrie et à son travail ;
et d' un autreté, le voyageur
goûte un plaisir toûjours nouveau, en
promenant successivement sa vûe dans
ces vallons et ces campagnes charmantes,
qui, quoiqu' assez semblables pour
la verdure dont elles sont également couvertes,
ne laissent pas de présenter autant
de scenes admirablement diversifiées,
par la différente disposition ou figure
de montagnes qui les environnent ;
et il se trouve à toute heure agréablement
surpris, par le nouveau spectacle
qu' offrent continuellement à sae, une
suite perpétuelle d' amphitheâtres verdoyans,
qu' il découvre les uns aps les
autres dans sa route.
Cette espece de chapelet dont ils se
servent est très-simple, soit par sa structure,
soit par la maniere dont on le fait
joüer. Il est compo d' une chaîne sans
fin de bois, et d' un grand nombre de
petites planches de six ou sept pouces en
quarré, enfilées parallelement à égales
distances et à angles droits par le milieu
dans la chaîne de bois ; ce chapelet est
étendu le long d' un canal de bois fait
de trois planches unies, en forme d' auge,
de telle sorte que la moitié inférieure
du chapelet porte sur le fond de
cet auge, et en occupe toute la capacité ;
et la supérieure qui lui est parallele,
porte sur une planche posée le long de
l' ouverture du canal. Une des extrémitez
du chapelet, je veux dire, celle d' en
bas est passée autour d' un cylindre mobile,
dont l' axe est posé sur les deux
tez de l' extrêmité inférieure du canal ;
et l' autre extrêmité du chapelet, sçavoir
celle d' enhaut, est montée sur une maniere
de tambour garni de petites planches,
situées de telle sorte, qu' elles engrainent
exactement avec les planches
du chapelet, et que ce tambour venant
à tourner par le moyen de la puissance
qui est appliquée à son essieu, fait tourner
le chapelet ; et comme l' extrêmi
supérieure du canal, où porte ce tambour,
est appuyée à la hauteur l' on
veut faire monter l' eau, et que l' extrêmité
inférieure est plongée dans l' eau
qu' on veut élever, il estcessaire que
la partie inférieure du chapelet, qui occupe
exactement, comme nous l' avons
dit, la capacité du canal de bois, monte
le long de ce canal ; et que toutes les
petites planches, en levant avec elles
autant d' eau qu' elles en rencontrent,
c' est-à-dire, autant que le canal en peut
contenir ; il se forme un ruisseau d' eau,
qui monte sans interruption à la hauteur
qu' on souhaitte, tant que la machine est
en mouvement : et cependant la partie
supérieure du chapelet descendant uniformément
le long de la planche, sur
laquelle elle porte, ces deux mouvemens
joints ensemble, font tout le jeu de
la machine qui est mise en mouvement
dans les trois manieres suivantes.
Premierement, avec la main par le
moyen d' une ou de deux manivelles, attachées
immédiatement aux extrêmitez
de l' essieu du tambour.
Secondement, avec les pieds, par le
moyen de certaines chevilles de bois
fort grosses, plantées avec saillie de plus
d' un demi pied autour de l' arbre ou
essieu du tambour allongé tout exprés.
p67
Ces chevilles ont de grosses têtes oblongues
et arrondies en dehors, c' est-à-dire,
de figure propre à appliquer la plante
du pied nud, de sorte qu' un ou plusieurs
hommes, suivant le nombre des rangs
des chevilles, ou debout, ou assis, peuvent
en se joüant et en remuant seulement
les jambes, sans aucun effort, tenant
d' une main un parasol, et de l' autre
un éventail, faire monter un ruisseau
perpétuel dans leurs terres arides.
Troisiémement, par le moyen d' un
bufle ou de quelque autre animal, qu' on
attache à une grande rouë, d' environ
deux toises de diametre, située horizontalement,
à la circonférence de laquelle
on a planté un grand nombre de chevilles
ou de dents, qui engrainant exactement
avec des dents semblables, plantées
autour de l' essieu du tambour, font
tourner la machine, quoique plus grande,
avec beaucoup de facilité.
Lorsqu' on nettoye un canal, ce qui
arrive de tems en tems, on le coupe de
distance en distance par des digues, et
l' on en assigne une partie à chacun des
villages circonvoisins : on voit aussitôt
différentes troupes de paysans, qui apportent
une espece de chapelet composé
de petites planches quarrées, dont
ils se servent pour élever l' eau du canal
dans la campagne ; et comme les rives
sont fort hautes, ils dressent leurs
chapelets à triple étage, et se portent
ainsi l' eau les uns aux autres. Ce travail
quoique long et pénible, est aussitôt
achevé par la multitude de ceux qui y
sont occupez.
Il y a des endroits où les montagnes
qui ne sont pas fort hautes, se touchent
les unes les autres, et sont presque sans
vallées : on en voit de semblables dans
la province de Fo Kien : cependant elles
sont toutes cultivées, par le secret qu' ont
les laboureurs, d' y faire couler de l' eau
autant qu' ils veulent, en la conduisant
d' une montagne à l' autre par des canaux
de bambou.
La peine et les travaux continuels de
ces pauvres gens, devient quelquefois
inutile, sur tout en certaines provinces,
par la multitude de sauterelles qui ravagent
leurs campagnes : c' est un fleau
terrible, à en juger, par ce que rapporte
un auteur chinois : on en voit, dit-il,
une multitude étonnante, qui couvre
tout le ciel : elles sont si preses, que
leurs aîles paroissent se tenir les unes aux
autres ; elles sont en si grand nombre
qu' en élevant les yeux, on croit voir sur
sa tête de hautes et vertes montagnes,
c' est son expression ; le bruit qu' elles
font en volant, approche du bruit que
fait un tambour.
Le même auteur a remarqué qu' on
ne voit d' ordinaire cette quantité incroyable
de sauterelles, que lorsque les
inondations sont suivies d' une année
de grande sécheresse ; et philosophant
à sa maniere, il prétend que les oeufs des
poissons qui se sont répandus sur la terre,
venant à éclore par la chaleur, produisent
cette multitude prodigieuse d' insectes,
qui ruinent en peu de tems l' espérance
des plus abondantes récoltes.
C' est alors qu' on voit les laboureurs
désolez, suer toute la journée sous un ciel
brûlant, pour écarter ces insectes, avec
des drapeaux qu' ils promenent sur la cime
de leurs moissons. Cette funeste playe
est assez ordinaire dans la province de
Chan Tong, au tems d' une grande sécheresse :
quelquefois elle ne sepand qu' à
une lieuë au loin, et les moissons sont très-belles
dans le reste de la province.
Ce qui soutient dans leurs travaux,
ceux qui cultivent la terre avec tant de
soins et de fatigues, ce n' est pas seulement
leur propre interêt, c' est encore
plus la vénération où est l' agriculture, et
l' estime que les empereurs en ont toûjours
fait depuis la naissance de l' empire.
C' est une opinion commune qu' elle leur
a été enseignée par un de leurs premiers
empereurs nommé Chin Nong, et ils le
verent encore aujourd' hui comme l' inventeur
d' un art si utile aux peuples.
L' agriculture fut encore plus accréditée
p68
par un autre de leurs premiers empereurs,
qui fut tiré de la charuë, pour
monter sur le trône : l' histoire en est
rapportée dans les livres de leurs anciens
philosophes.
L' empereur Yao, à ce qu' ils racontent,
qui commença à regner 2357 ans avant
Jesus-Christ, et dont le regne fut si
long, après avoir institué les divers tribunaux
des magistrats, qui subsistent
encore aujourd' hui, pensa à se décharger
sur un autre du poids du gouvernement : il
en conféra avec ses principaux ministres ;
ils répondirent qu' il ne pouvoit mieux
faire, que de remettre le soin de ses etats
à l' aîné de ses enfans, qui étoit un prince
sage, d' un beau naturel, et d' une grande
espérance. Yao connoissant mieux
que ses ministres le génie de son fils, qui
étoit dissimulé et artificieux, regarda ce
conseil comme l' effet d' une vaine complaisance :
c' est pourquoi, sans rien conclure,
il rompit l' assemblée, et remit
l' affaire à un autre jour.
Quelque tems après, ayantja regné
70 ans, il fit appeller l' un de ses plus fideles
ministres, et lui dit : " vous avez de
la probité, de la sagesse, et de l' expérience ;
je croi que vous remplirez bien ma
place, et je vous la destine. Grand empereur,
pondit le ministre, je suis
tout-à-fait indigne de l' honneur que
vous me faites, et je n' ai pas les qualitez
que demande un emploi si éclatant,
et si difficile à remplir ; mais puisque
vous cherchez quelqu' un qui mérite
de vous succeder, et qui puisse conserver
la paix, la justice, et le bon ordre
que vous avez mis dans vos etats, je
vous dirai sincerement que je n' en connois
point de plus capable, qu' un jeune
laboureur qui n' est pas encore marié :
il n' est pas moins l' amour que l' admiration
de tous ceux qui le connoissent,
par sa probité, par sa sagesse, et par l' égalité
de son esprit, dans une fortune si
basse, et au milieu d' une famille où il a
infiniment à souffrir de la mauvaise humeur
d' un pere chagrin, et des emportemens
d' une mere qui ne garde point
de mesure. Il a des freres fiers, violens,
et querelleurs, avec qui personne
n' a pu vivre jusqu' à présent. Lui
seul a sçu trouver la paix, ou plûtôt a sçu
la mettre dans une maison composée
d' esprits si bizarres et si déraisonnables.
Je juge, Seigneur, qu' un homme qui
se conduit avec tant de sagesse dans
une fortune privée, et qui joint à cette
douceur de naturel, un travail, une
adresse, et une application infatigable,
est le plus capable de gouverner votre
empire, et d' y maintenir les sages loix
qui y sont établies. "
Yao également touc, et de la modestie
de son ministre qui refusoit le
trône, et du recit qu' il lui faisoit de
ce jeune laboureur, lui ordonna de le
faire venir, et l' obligea de demeurer à
sa cour. Il observa ses démarches durant
plusieurs années, et de quelle maniere
il s' acquittoit des emplois qu' il lui
confia : enfin se sentant accablé de vieillesse,
il l' appella, et lui dit, " Chun,
(c' étoit le nom du jeune homme) j' ai
assez long-tems éprouvé votre fidélité,
pour m' assurer que vous ne tromperez
pas mon attente, et que vous
gouvernerez mes peuples avec sagesse :
je vous remets toute mon autorité,
soyez leur pere plûtôt que leur mtre,
et souvenez-vous que je vous fais empereur,
non pour vous faire servir par
vos peuples, mais pour les protéger,
pour les aimer, et pour les secourir
dans leurs besoins. Regnez avec équité,
et rendez leur la justice qu' ils attendent
de vous. "
ce choix d' un empereur tiré de la
campagne, a inspiré aux chinois une
grande estime pour l' agriculture. Yu qui
succeda à Chun, parvint au trône par
la même voye.
Au commencement de la fondation
de l' empire, plusieurs basses contrées
se trouverent encore couvertes d' eaux :
ce fut lui qui trouva le secret d' ouvrir
divers canaux, pour les faire écouler
p69
dans la mer : il s' en servit ensuite pour
fertiliser les campagnes : il écrivit plusieurs
livres, sur la maniere de cultiver la terre
en la fumant, en la labourant, et en l' arrosant
pour la rendre plus féconde : ce fut-
ce qui porta Chun à le nommer son
successeur.
Tant de livres sur une matiere si
utile, qui sont les ouvrages d' un empereur,
ont augmenté le crédit de l' agriculture,
que l' on voit n' avoir pas été
indigne des soins, et de l' application
d' un grand prince.
Plusieurs autres empereurs ont don
des marques de leur zéle, pour la
culture des terres : Kang Vang qui fut
troisiéme empereur de la famille Tcheou,
fit mesurer et arpenter les terres, par
Tchao Kong l' un de ses ministres : il visita
lui-même toutes les provinces de ses
etats, et fit planter des bornes pour pvenir
les disputes et les contestations des
laboureurs. Tchao Kong écoutoit leurs
plaintes, et leur rendoit la justice sous
un saule, qui fut long-tems en vénération
parmi ces peuples.
King Vang qui fut le vingt-quatriéme
empereur de la même famille, et qui
regnoit au tems que nacquit Confucius,
531 ans avant la naissance de Jesus-Christ,
fit un nouveau partage des terres, et renouvella
les loix qui avoient été faites
pour la culture des champs.
Enfin il n' y a point d' empereur qui ait
tant contrib à l' estime de l' agriculture
que Ven Ti, qui regnoit 179 ans avant
la venuë de Jesus-Christ ; car ce prince
voyant que les guerres avoient ruison
pays, assembla son conseil pour liberer
sur les moyens de le rétablir, et
pour engager ses sujets à la culture des
terres, il leur en donna l' exemple lui-même,
en cultivant de ses mains royales
les terres de son palais, ce qui obligea
les ministres, et tous les seigneurs
de sa cour à en faire deme.
On croit que c' est là ce qui a donné
lieu à une grande fête, qui se célebre
tous les ans dans toutes les villes de la
Chine, le jour que le soleil entre au
quinziéme degré du signe du verseau,
qu' ils regardent comme le commencement
de leur printems.
Ce jour là le gouverneur, ou le premier
mandarin sort de son palais, porté
dans sa chaise, précédé d' étendarts et
de flambeaux allumez, avec divers instrumens.
Il est couron de fleurs, et
marche en cet équipage vers la porte de
la ville, qui regarde l' orient, comme
pour aller au-devant du printems. Il
est accompagné de plusieurs brancarts
peints et ornez de divers tapis de soye,
sur lesquels sont des figures, et des
représentations des personnes illustres,
qui ont exercé l' agriculture, et quelques
histoires sur le me sujet. Les ruës
sont tapissées, on éleve d' espace en espace,
des arcs de triomphe ; on suspend des
lanternes, et l' on fait des illuminations.
Entre les figures, est une grande vache
de terre cuite, d' une si énorme grandeur,
que quelquefois 40 hommes ont
de la peine à la porter : derriere cette vache
dont les cornes sont dorées, est un
jeune enfant qui a un pied nud, et l' autre
chaussé : ils l' appellent l' esprit du travail
et de la diligence. Cet enfant frappe
sans cesse d' une verge la vache de terre,
comme pour la faire avancer. Elle est
suivie de tous les laboureurs avec leurs
instrumens : des compagnies de masques
et de comédiens suivent, en faisant diverses
représentations.
C' est ainsi qu' on se rend devant le
palais du gouverneur ; et là on dépille
la vache de tous ses ornemens, on tire
de son ventre un nombre prodigieux de
petites vaches d' argile, et on les distribue
à toute la troupe : on met en même tems la
vache en piéces, et l' on en distribue
pareillement les morceaux. Après quoi le gouverneur
fait un petit discours, par lequel il
recommande le soin de l' agriculture,
comme l' une des choses les pluscessaires
à un etat.
L' attention des empereurs et des mandarins
pour la culture des terres, est si
p70
grande, que lorsqu' il vient à la cour
des députez de la part des vicerois, l' empereur
ne manque jamais de leur demander
en quel état ils ont vu les campagnes.
Une pluye tombée à propos, est un
sujet de rendre visite au mandarin, et
de le complimenter.
Tous les ans au printems, à l' exemple
des anciens fondateurs de cette belle
monarchie, l' empereur va solemnellement
lui-même labourer quelques sillons,
pour animer par son exemple les
laboureurs à la culture des terres. Les
mandarins de chaque ville font lame
rémonie.
Yong Tching qui est aujourd' hui sur le
trône, déclara, aussitôt que le tems de
son deüil fut expiré, qu' il vouloit se conformer
tous les ans à cette ancienne et
loüable coutume. Il avoit déja publié
quelques mois auparavant une instruction
signée du pinceau rouge, c' est-à-dire,
de sa propre main, pour exhorter
le peuple à s' adonner sans relâche à
l' agriculture. Tel est l' ordre qui s' observe
dans cette cérémonie.
Au commencement du printems chinois,
c' est-à-dire, dans le mois de fevrier,
le tribunal des mathématiques
ayant eu ordre d' examiner quel étoit le
jour convenable à la cérémonie du labourage,
détermina le 24 de la deuxiéme
lune, et ce fut par le tribunal des
rits que ce jour fut annonà l' empereur
par un mémorial, où l' on avoit marqué
ce que ce prince devoit faire pour se
préparer à cette fête.
Selon ce mémorial, premierement,
l' empereur doit nommer les douze personnes
illustres qu' il choisit pour l' accompagner,
et labourer après lui ; sçavoir
trois princes, et neuf présidens des cours
souveraines. Si quelques-uns des présidens
étoient trop vieux ou infirmes,
l' empereur nomme leurs assesseurs pour
tenir leur place.
Secondement, cette cémonie ne
consiste pas seulement à labourer la terre,
pour exciter l' émulation par son exemple,
mais elle renferme encore un sacrifice,
que l' empereur comme grand
pontife offre au Chang Ti, pour lui demander
l' abondance en faveur de son
peuple. Or pour se préparer à ce sacrifice,
il doit jeûner, et garder la continence
les trois jours précedens. La même
préparation doit être observée par
tous ceux qui sont nommez pour accompagner
sa majesté, soit princes, soit
mandarins de lettres ou de guerre.
Troisiémement, la veille de la cérémonie,
sa majesté choisit quelques seigneurs
de la premiere qualité, et les envoye
à la salle de ses ancêtres se prosterner
devant la tablette, et les avertir,
comme s' ils étoient encore en vie, que le
jour suivant il offrira le grand sacrifice.
Voilà en peu de mots ce que le tribunal
des rits marquoit pour la personne
de l' empereur. Il déclaroit aussi les préparatifs
que les différens tribunaux étoient
chargez de faire : l' un est chargé de préparer
ce qui doit servir au sacrifice : un
autre doit composer les paroles que l' empereur
cite en faisant le sacrifice : un
troisiéme doit faire porter et dresser les
tentes, sous lesquelles l' empereur doit
ner, au cas qu' il ait ordonné d' y porter
un repas. Un quatriéme doit assembler
quarante ou cinquante vérables vieillards
laboureurs de profession, qui soient
présens, lorsque l' empereur laboure la
terre. On fait venir aussi une quarantaine
de laboureurs plus jeunes, pour disposer
la charuë, atteler les boeufs, et
préparer les grains qui doivent être semez.
L' empereur seme cinq sortes de
grains, qui sont censez les plus nécessaires,
et sous lesquels sont compris tous
les autres ; le froment, le ris, le millet,
la feve, et une autre espece de mil, qu' on
appelle Cao Leang.
Ce furent là les pparatifs ; le vingt-quatriéme
jour de la lune, l' empereur
se rendit avec toute sa cour en habit de
rémonie au lieu destiné à offrir au Chang
Ti le sacrifice du printems, par lequel
on le prie de faire crtre, et de conserver
p71
les biens de la terre : c' est pour cela
qu' il l' offre, avant que de mettre la main
à la charuë : ce lieu est une élévation de
terre à quelques stades de la ville du côté
du midi. Il doit avoir cinquante pieds
quatre pouces de hauteur. à côté de cette
élévation est le champ, qui doit être
labouré par les mains impériales.
L' empereur sacrifia, et après le sacrifice,
il descendit avec les trois princes et
les neuf psidens qui devoient labourer
avec lui. Plusieurs grands seigneurs portoient
les coffres précieux, qui renfermoient
les grains qu' on devoit semer.
Toute la cour y assista en grand silence :
l' empereur prit la charuë, et fit en
labourant plusieurs allées et venues : lorsqu' il
quitta la charuë, un prince du
sang la conduisit et laboura à son tour :
ainsi du reste. Après avoir labouré en
divers endroits, l' empereur sema les différens
grains : on ne laboure pas alors
tout le champ entier, mais les jours suivans
les laboureurs de profession achevent
de le labourer.
Il y avoit cette année là 44 anciens
laboureurs, et 42 plus jeunes. Larémonie
se termina par une récompense
que l' empereur leur fit donner : elle estglée,
et elle consiste en quatre pces de
coton teintes en couleur, qu' on donne à
chacun d' eux, pour se faire des habits.
Le gouverneur de la ville de Peking,
va souvent visiter ce champ qu' on cultive
avec grand soin : il parcourt les sillons,
il examine s' il n' y a point d' épis extraordinaires
et de bon augure. Par exemple,
il avertit dans cette occasion qu' il
y avoit tel tuyau, qui portoit jusqu' à treize
épis.
Dans l' automne, c' est ce même gouverneur
qui doit faire amasser les grains :
on les met dans des sacs de couleur jaune,
qui est la couleur imriale ; et ces
sacs se gardent dans un magazin construit
exprès, qui s' appelle le magazin
impérial. Ces grains se réservent pour les
rémonies les plus solemnelles : lorsque
l' empereur sacrifie au Tien ou au
Chang Ti, il en offre comme étant le
fruit de ses mains ; et à certains jours
de l' année, il en sert à ses ancêtres comme
il leur en serviroit, s' ils étoient encore
vivans.
Parmi plusieurs beauxglemens,
que le même empereur a fait depuis
son avénement à la couronne, pour le
gouvernement de son empire, il a eu
une attention singuliere pour les laboureurs.
Afin de les exciter au travail,
il a ordonné aux gouverneurs de toutes
les villes, de l' informer chaque année
de celui, qui parmi les gens de cette profession,
se sera le plus distingdans
leur district, par son application à la
culture des terres, par l' intégrité de sa
putation, par le soin d' entretenir l' union
dans sa famille, et la paix avec ses
voisins ; enfin par son oeconomie, et son
éloignement de toute dépense inutile.
Sur le rapport du gouverneur, sa
majesté élevera ce sage et actif laboureur,
au degré de mandarin du huitiéme
ordre, et lui envoyera des patentes
de mandarin honoraire. Cette distinction
lui donnera droit de porter
l' habit de mandarin, de visiter le gouverneur
de la ville, de s' asseoir en sa
présence, et de prendre du thé avec lui :
il sera respecté le reste de ses jours, et
après sa mort, on lui fera des obséques
convenables à son degré, et son titre
d' honneur sera écrit dans la salle des ancêtres.
Quelle joie pour cerable
vieillard et pour toute sa famille ! Outre
l' émulation qu' une telle récompense excite
parmi les laboureurs, l' empereur
donne encore un nouveau lustre à une
profession si importante à l' etat, et qui
de tout tems a été estimée dans l' empire.
ADRESSE ARTISANS
p72
On distingue parmi le peuple, comme
je l' ai dit, trois sortes de professions :
celle des laboureurs, qui est
la plus estimée ; celle des marchands,
dont je parlerai, lorsqu' il s' agira du commerce
qui se fait à la Chine ; et enfin
celle des artisans qui vivent du travail
de leurs mains, et qui étant continuellement
occupez aux arts méchaniques,
fournissent aux nécessitez et aux commoditez
de la vie.
Le menu peuple ne peut gueres satisfaire,
ni pourvoir à son entretien,
que par un pénible et continuel travail :
aussi ne voit-on gueres de nation plus
sobre et plus laborieuse. Un chinois
passera les jours entiers à remuer la terre
à force de bras ; souvent il sera dans
l' eau jusqu' aux genoux, et le soir il se
croira heureux de trouver du ris, des
herbes cuites, avec un peu de thé.
Il est à observer qu' à la Chine, le
ris se cuit toûjours à l' eau, et il est à
l' égard des chinois, ce que le pain est
à l' égard des européans, sans jamais
causer de goût : ces peuples s' accoûtument
de bonne heure à souffrir ; et les
travaux dans lesquels on les éléve dès
leur enfance, contribuent beaucoup à
conserver l' innocence de leurs moeurs.
Les ouvrages de vernis, les belles
porcelaines, et ces différentes étoffes
de soye si bien travaillées, qui nous
viennent de la Chine, prouvent assez l' adresse
et l' habileté des ouvriers chinois :
ils ne travaillent pas moins délicatement
toutes sortes d' ouvrages d' ébene, d' écaille,
d' yvoire, d' ambre, et de corail : leurs
piéces de sculpture, de même que les
ouvrages publics, tels que sont les portes
des grandes villes, les arcs de triomphe,
leurs ponts et leurs tours, ont
quelque chose de grand et de noble :
enfin ils réussissent également dans tous
les arts, qui sont nécessaires aux usages
ordinaires de la vie, ou qui peuvent contribuer
à une certaine propreté : et s' ils
n' ont pas atteint le dégré de perfection,
que nous voyons dans plusieurs ouvrages
d' Europe, c' est qu' ils sont arrêtez
par la frugalité chinoise, qui a mis des
bornes aux dépenses des particuliers.
Il est vrai qu' ils ne sont pas aussi inventifs
que nos artisans, mais les outils
dont ils se servent sont plus simples, et
ils imitent assez bien tous les ouvrages
qui leur ont été apportez, et qui leur
étoient inconnus. Ainsi on leur voit faire
maintenaint, aussi bien qu' en Europe,
des montres, des horloges, du verre,
des fusils, des pistolets, et plusieurs autres
choses, dont ils n' avoient pas même
l' idée, ou qu' ils ne faisoient que fort
imparfaitement.
Il y a dans toutes les villes des artisans
de toute sorte, dont les uns travaillent
dans leurs boutiques à leurs atteliers,
et les autres vont de rue en rue offrir
leurs services, à ceux qui en ont besoin :
la plûpart travaillent dans les maisons des
particuliers : si, par exemple, vous voulez
vous faire faire un habit, le tailleur
vient de grand matin dans votre maison,
et s' en retourne le soir chez lui :
il en est de me des autres ouvriers :
il n' y a pas jusqu' aux forgerons, qui portent
avec eux leurs outils, leur enclume,
et leurs fourneaux pour les ouvrages
ordinaires.
Grand nombre de barbiers parcourent
la ville avec une espéce de sonnette,
pour avertir ceux qui ont besoin
de leur service : ils portent sur leurs épaules
un siége, leur bassin, leur coquemart,
et du feu, avec le linge et leur trousse ;
et sur le champ, où l' on veut, dans la
rue, au milieu d' une place, sur la porte
des maisons, ils rasent fort proprement
p73
la tête, n' y laissant qu' une longue tresse
de cheveux sur le derriere, à la maniere
des tartares qui ont introduit cet usage ;
ils ajustent les sourcils, nettoyent les
oreilles avec des instrumens propres à cet
usage, tirent les bras, frottent les épaules,
et font cela pour 18 deniers, qu' ils reçoivent
avec beaucoup de reconnoissance.
Puis ils recommencent avec leur sonnette
à chercher d' autres pratiques.
Plusieurs gagnent leur vie à fournir
des voitures pour aller par la ville, particulierement
dans Peking. On trouve
dans toutes les places et les carrefours,
des chevaux sellez et tout prêts à être
montez, des mulets, des chaises ; et l' on
peut à toute heure avoir en chaque endroit,
cinquante ou cent de ces voitures,
à un prix fort modique.
Il n' y a point d' inventions ausquelles
ils n' ayent recours, pour trouver le
moyen de subsister : comme il n' y a pas
dans tout l' empire un pouce de terre
inutile, aussi n' y a-t' il personne, ni homme,
ni femme, quelque avancé qu' il
soit en âge, quelque incommodité qu' il
ait, fût-il sourd et aveugle, qui ne gagne
aisément sa vie. On ne se sert gueres
à la Chine pour moudre le grain, que
de moulins à bras : une infinité de ces
pauvres gens s' occupent à ce travail, qui
ne demande que le mouvement des mains.
Ce n' est pas qu' il n' y ait aussi des moulins
à eau : on en voit sur les rivieres qui
servent à broyer les écorces, dont ensuite
on fait des pastilles. La rouë de
ces moulins est posée horizontalement :
elle a une double jante à un pied ou
un pied et demi l' une de l' autre : ces
jantes sont unies par de petites planches
obliquement, de sorte que par le haut
elles laissent une ouverture assez grande,
et par le bas une fente peu large : l' eau
qui tombe en nappe de deux pieds de
haut sur ces petites planches, fait tourner
la rouë assez vîte.
Les choses qui paroissent les plus inutiles,
un chinois scait les mettre à profit :
quantité de familles à Peking ne subsistent
qu' en vendant de la méche et
des allumettes : d' autres n' ont point d' autre
tier que de ramasser dans les rues
des chifons d' étoffes de soye, de toile,
de coton, et de chanvre ; des plumes
de poules, des os de chien, des morceaux
de papier qu' ils lavent et vendent
ensuite à d' autres. On y fait même
trafic de choses, qu' on jette bien loin
en Europe pendant l' obscurité de la
nuit. On voit dans toutes les provinces
une infinité de gens qui portent des
sceaux pour cet usage : en quelques endroits
ils vont avec leurs barques dans
des canaux qui regnent sur le derriere
des maisons, et remplissent ces barques
presques à toutes les heures du jour.
Ce spectacle, dans des villes aussi policées
que celles de la Chine, surprend
fort un européan : mais c' est proprement
à la Chine qu' on peut dire, Lucri Bonus
Odor Ex Re Qualibet. Les chinois n' en sont
pas plus étonnez, qu' on l' est en Europe
de voir passer des porteurs d' eau. Les
paysans viennent l' acheter dans les maisons,
ils cherchent à se prévenir les uns
les autres, et donnent en échange du
bois, de l' huile, et des légumes. Il y a
dans toutes les rues des commoditez pour
les passans, dont les maîtres tirent avantage
par ces échanges.
Cependant quelque sobre et quelque
industrieux que soit le peuple de la Chine,
le grand nombre de ses habitans
y cause beaucoup de misere. On en
voit de si pauvres, que ne pouvant
fournir à leurs enfans les alimens nécessaires,
ils les exposent dans les rues,
sur tout lorsque les meres tombent malades,
ou qu' elles manquent de lait pour les
nourrir. Ces petits innocens sont condamnez
en quelque maniere à la mort,
presque au même instant qu' ils ont commencé
de vivre : cela frappe dans les grandes
villes, comme Peking, Canton ; car
dans les autres villes, à peine s' en apperçoit-on.
C' est ce qui a porté les missionnaires
p74
à entretenir dans ces endroits très peuplez,
un nombre de cathechistes, qui
en partagent entre eux tous les quartiers,
et les parcourent tous les matins, pour
procurer la grace du baptême, à une
multitude d' enfans moribonds.
Dans la même von a quelquefois
gagné des sages femmes infidéles, afin
qu' elles permissent à des filles chrétiennes,
de les suivre dans les différentes
maisons elles sont appellées : car il
arrive quelquefois que les chinois se
trouvant hors d' état de nourrir une
nombreuse famille, engagent ces sages
femmes à étouffer dans un bassin plein
d' eau, les petites filles aussi-tôt qu' elles
sont nées ; ces chrétiennes ont soin de
les baptiser, et par ce moyen ces tristes
victimes de l' indigence de leurs parens,
trouvent la vie éternelle dans ces mêmes
eaux, qui leur ravissent une vie
courte et périssable.
C' est cette même misere qui produit
une multitude prodigieuse d' esclaves,
ou plûtôt de gens qui s' engagent à condition
de pouvoir se racheter, ce qui est
plus ordinaire parmi les chinois ; car
parmi les tartares, ils sont véritablement
esclaves : un grand nombre de valets,
et de filles de service d' une maison sont
ainsi engagées : il y en a aussi à qui on
donne des gages comme en Europe.
Un homme vend quelquefois son fils,
et se vend lui-même avec sa femme,
pour un prix très modique ; mais s' il le
peut, il se contente d' engager sa famille.
Souvent un grand mandarin tartare
ou chinois tartarisé, c' est-à-dire, rangé
sous la banniere tartare, qui a pour
domestiques une foule d' esclaves, est
lui-même l' esclave d' un seigneur de la
cour, auquel il donne de tems en tems
des sommes considérables. Un chinois
pauvre, mais qui a du mérite, dès qu' il
se donne à un prince tartare, peut
compter d' être bien-tôt grand mandarin ;
c' est ce qui devient plus rare sous
l' empereur regnant. Si on le destitue
de son emploi, il retourne auprès de
son maître, pour exécuter ses ordres
dans certaines fonctions honorables.
Les riches en mariant leurs filles,
leurs donnent plusieurs familles d' esclaves,
à proportion de leurs richesses.
Il arrive assez souvent qu' on leur rend
la liberté ; il y en a d' autres qu' on laisse
à demi libres, à condition qu' ils payeront
tous les ans une certaine somme :
si quelques-uns d' eux s' enrichissent par
leur industrie ou dans le négoce, leur
maître ne les dépoüille pas de leurs
biens, il se contente d' en tirer de gros
présens, et les laisse vivre avec honneur,
sans anmoins consentir qu' ils
se rachetent.
Ces esclaves sont d' une fidélité à toute
épreuve, et d' un attachement inviolable
pour leurs maîtres : aussi le maître
les traitte-t' il comme ses propres enfans,
et souvent il leur confie les affaires les
plus importantes. Du reste son autorité
sur ses esclaves, se borne aux choses
qui sont de son service ; et si l' on pouvoit
prouver en justice qu' un maître eût
abusé de cette autorité, pour prendre
des libertés criminelles avec la femme
de son esclave, il seroit perdu sans resource.
GENIE CARACTERE NATION CHINOISE
p75
à parler en général les chinois sont
d' un esprit doux, traitable, et
humain ; il regne beaucoup d' affabilité
dans leur air et dans leurs manieres, et
l' on n' y voit rien de dur, d' aigre, ni d' emporté.
Cette moration se remarque même
parmi les gens du peuple. Je me trouvai
un jour, dit le pere de Fontaney, dans
un chemin étroit et profond, où il se fit
en peu de tems, un grand embarras de
charettes. Je crus qu' on alloit s' emporter,
se dire des injures, et peut-être se
battre, comme on fait souvent en Europe :
mais je fus fort surpris de voir des
gens qui se saluoient, qui se parloient
avec douceur, comme s' ils se fussent
connus et aimez depuis long-tems, et
qui s' aidoient mutuellement à se débarasser.
C' est sur tout à l' égard des vieillards
qu' on doit marquer toute sorte de respect
et de déférence. L' empereur en
donne lui-même l' exemple à ses peuples.
Un petit mandarin du tribunal
des mathématiques âgé de cent ans, se
rendit au palais le premier jour de l' année
chinoise, pour saluer feu l' empereur
Cang Hi. Ce prince qui ne voyoit
personne ce jour, ordonna néanmoins
qu' on le fît entrer dans la salle ; comme
ce bon vieillard étoit assez mal vêtu,
chacun s' empressa de lui prêter des habits.
On le conduisit dans l' appartement
de l' empereur : sa majesté qui
étoit assise sur une estrade à la maniere
tartare, se leva, alla au-devant de lui,
et le reçut avec de grands témoignages
d' affection. Il voulut se mettre à genoux,
mais l' empereur le releva aussi-tôt, et
lui prenant les deux mains avec bonté :
nérable vieillard, lui dit-il, " je vous
admettrai désormais en ma présence,
toutes les fois que vous viendrez me
saluer, mais je vous avertis pour toûjours,
que je vous dispense de toutes sortes
de cérémonies. Pour moi je me leverai à
votre arrivée, et j' irai au-devant
de vous. Ce n' est pas à votre personne
que je rends cet honneur, c' est à votre
âge ; et pour vous donner des marques
réelles de mon affection, je vous fais
dès maintenant premier président du
tribunal des mathématiques. " ce fut
pour ce vieillard le comble du bonheur ;
jamais de sa vie il ne goûta une joye si
pure.
Lorsqu' on a à traitter avec les chinois,
il faut bien se donner de garde de
se laisser dominer à un naturel trop vif ou
trop ardent : le génie du pays demande
qu' on soit maître de ses passions, et sur
tout d' une certaine activité turbulente
qui veut tout faire, et tout emporter.
Les chinois ne sont pas capables d' écouter
en un mois, ce qu' un françois
pourroit leur dire en une heure : il faut
souffrir, sans prendre feu, ce flegme qui
semble leur être plus naturel qu' à aucune
autre nation ; car ils ne manquent pas
de feu et de vivacité, mais ils apprennent
de bonheur à se rendre maîtres d' eux-mêmes.
Aussi se piquent-ils d' être plus
polis, et plus civilisez, qu' on ne l' est ailleurs.
Il en coûte à un etranger pour se rendre
civil et poli, selon leur goût. Leur
rémonial en plusieurs occasions est
gênant et embarrassant : c' est une affaire
que de l' apprendre, et c' en est un autre
que de l' observer ; mais cet embarras ne
regarde gueres que la maniere de traitter
avec les personnes à qui on doit un grand
respect, ou certains cas particuliers, comme
les premieres visites, les jours de la
naissance d' un mandarin, etc. Car quand
on s' est vu plusieurs fois, on agit ensemble
avec la même familiarité et la même
p76
aisance qu' on peut faire en Europe.
Et si l' on veut user de cérémonies, ils
sont les premiers à vous dire : Pou Iao Tso
He, ne faites pas avec moi l' etranger,
sans façon, sans façon.
Si les chinois sont doux et paisibles
dans le commerce de la vie, et quand on
ne les irrite pas, ils sont violens et vindicatifs
à l' excès, lorsqu' on les a offensez.
En voici un exemple : on s' apperçut dans
une province maritime, que le mandarin
avoit détourné à son profit une grande
partie du ris, que l' empereur dans un
tems de sterilité envoyoit, pour être distrib
à chaque famille de la campagne ;
les peuples l' accuserent à un tribunal
supérieur, et prouverent que de
quatre cens charges de ris qu' il avoit rs,
il n' en avoit donné que quatre-vingt-dix. Le
mandarin fut cassé sur
l' heure de son emploi.
Quand il fut sorti de la ville pour
prendre le chemin de la mer, il fut bien
surpris qu' au lieu de trouver à son passage
des tables chargées de parfums, de
nouvelles bottes à changer, comme on
use à l' égard de ceux qui se sont fait estimer
et aimer du peuple ; il se vit environ
d' une foule prodigieuse de peuples,
non pas pour lui faire honneur ;
mais pour l' insulter, et lui reprocher
son avarice. Les uns l' inviterent parrision
à demeurer dans le pays, jusqu' à
ce qu' il eût achevé de manger le ris, que
l' empereur lui avoit confié pour le soulagement
des peuples : d' autres le tirerent
hors de sa chaise et la briserent : plusieurs
se jetterent sur lui, déchirerent ses
habits, et mirent en piéces son parasol
de soye : tous le suivirent jusqu' au vaisseau,
en le chargeant d' injures et de malédictions.
Quoique les chinois, pour leurs interêts
particuliers, soient naturellement
vindicatifs, ils ne se vangent jamais qu' avec
thode ; ils dissimulent leur mécontentement,
et comme ils n' en viennent
jamais aux voyes de fait, sur tout
les personnes d' une certaine distinction,
ils gardent avec leurs ennemis les dehors
et les bienances ; on diroit qu' ils sont
insensibles. Mais l' occasion de détruire
leur ennemi se présente-elle ? Ils la saisissent
sur le champ ; et s' ils ont paru si patiens,
ce n' a été que pour trouver le moment
favorable de porter plus seurement
leur coup.
Il y a des cantons, où les peuples aiment
de telle sorte le procès, qu' ils engagent
leurs terres, leurs maisons, leurs
meubles, tout ce qu' ils ont, pour avoir
le plaisir de plaider, et de faire donner
une quarantaine de coups de bâtons à
leur ennemi : et il arrive quelquefois que
celui-ci, moyennant une plus grosse
somme, qu' il donne sous main au mandarin,
a l' adresse d' éluder le ctiment,
et de faire tomber les coups de bâton sur
le dos de celui qui l' avoit appellé en justice.
De là naissent entre eux les haines
mortelles, qu' ils conservent toûjours dans
le coeur, jusqu' à ce qu' ils ayent trouvé
l' occasion de tirer une vengeance qui les
satisfasse.
Une des voyes qu' ils employent pour
se vanger, quoique rarement, c' est de
mettre le feu pendant la nuit à la maison
de leur ennemi : les pailles allumées qui
le réveillent en tombant sur lui, le font
ressouvenir des coups de bâton qu' il a
fait donner. Ce crime est un des capitaux
de l' empire ; selon les loix, ceux qui
en sont convaincus, doivent être punis
de mort, et les mandarins sont très-adroits
pour découvrir le coupable.
Il n' est pas surprenant de trouver de
pareils excès, chez un peuple qui n' est pas
éclairé des lumieres de l' evangile. On en
voit pourtant, à qui les seules lumieres de
la raison, inspirent de l' horreur pour ces
sortes de crimes, et qui se reconcilient
de bonne foi avec leurs ennemis.
Leur modestie est surprenante : les
lettrez ont toûjours un air composé, et
ils ne feroient pas le moindre geste, qui
ne fût entierement conforme aux regles
de la bienséance.
La pudeur semble être née avec les
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personnes du sexe : elles vivent dans une
continuelle retraite : elles sont décemment
couvertes, jusqu' à leurs mains qui
ne paroissent jamais, et qu' elles tiennent
toûjours cachées sous de longues et larges
manches. Si elles ont quelque chose
à donner, même à leurs freres et à leurs
parens, elles le prennent de la main
toûjours couverte de leur manche, et
le mettent sur la table, les parens
peuvent le prendre.
L' interêt est le grand foible de cette
nation : il fait joüer aux chinois toute
sorte de personnages, même celui de
desinteressé. Qu' il y ait quelque gain à
faire, ils y employeront toute la subtilité
de leur esprit : on les voit s' insinuer
avec adresse auprès des personnes qui
peuvent favoriser leurs prétentions, ménager
de longue main leur amitié par
de fréquens services, s' ajuster à tous les
caracteres avec une souplesse étonnante,
et tirer avantage des moindres ouvertures
qu' on leur donne, pour parvenir
à leurs fins ; l' interêt est comme le
mobile de toutes leurs actions :s qu' il
se présente le moindre profit, rien ne
leur coûte, et ils entreprendront les
voyages les plusnibles : enfin c' est là
ce qui les met dans un mouvement continuel,
et ce qui remplit les rues, les
rivieres, les grands chemins d' un peuple
infini, qui va et qui vient, et qui est
toûjours en action.
Quoique généralement parlant, ils
ne soient pas aussi fourbes et aussi trompeurs
que le p. Le Comte les dépeint,
il estanmoins vrai que la bonne foi
n' est pas leur vertu favorite, sur tout
lorsqu' ils ont à traitter avec les étrangers :
ils ne manquent gueres de les tromper
s' ils le peuvent, et ils s' en font unrite :
il y en a même qui étant surpris
en faute, sont assez impudens pour s' excuser
sur leur peu d' habileté. " je ne suis
qu' une bête, comme vous voyez, disent-ils,
vous êtes beaucoup plus habile
que moi, une autre fois je ne me
jouerai pas à un européan. " et en effet,
on dit que quelques européans n' ont
pas laissé de leur en apprendre.
Rien n' est plus risible que ce qui arriva
au capitaine d' un vaisseau anglois :
il avoit fait marché avec un négociant
chinois de Canton, d' un grand nombre
de balles de soye, qu' il devoit lui fournir :
quand elles furent ptes, le capitaine
va avec son interprete chez le chinois,
pour examiner par lui-même, si
cette soye étoit bien conditionnée : on
ouvre le premier ballot, et il la trouva
telle qu' il l' a souhaitoit ; mais les ballots
suivans qu' il fit ouvrir, ne contenoient
que des soyes pourries : sur quoi le capitaine
s' échauffa fort, et reprocha au
chinois dans les termes les plus durs, sa
chanceté et sa friponnerie : le chinois
l' écouta de sang froid, et pour toute
ponse, " prenez vous-en, monsieur,
lui dit-il, à votre fripon d' interprete, il
m' avoit protes que vous ne feriez pas
la visite des ballots. "
cette adresse à tromper, se remarque
principalement parmi les gens du peuple,
qui ont recours à mille ruses, pour
falsifier tout ce qu' ils vendent : il y en a
qui ont le secret d' ouvrir l' estomac d' un
chapon, et d' en tirer toute la chair, de
remplir ensuite le vuide, et de fermer
l' ouverture si adroitement, qu' on ne
s' en apperçoit que dans le tems que l' on
veut le manger.
D' autres contrefont si bien les vrais
jambons, en couvrant une piéce de bois
d' une terre qui tient lieu de la chair, et
d' une peau de cochon, que ce n' est qu' après
l' avoir servi et ouvert avec le couteau,
qu' on découvre la supercherie. Il
faut avoüer néanmoins qu' ils n' usent
gueres de ces sortes de ruses qu' avec les
etrangers : et dans les autres endroits, les
chinois ont peine à les croire.
Les voleurs n' usent presque jamais de
violence, ce n' est que par subtilité et
par adresse qu' ils cherchent à dérober :
il s' en trouve qui suivent les barques, et
se coulent parmi ceux qui les tirent sur
le canal impérial, dans la province de
p78
Chan Tong, où l' on en change tous les
jours ; ce qui fait qu' ils sont moins connus :
ils se glissent alors dans les barques
pendant la nuit ; et on dit même que par
le moyen de la fumée d' une certaine drogue
qu' ils brûlent, ils endorment tellement
tout le monde, qu' ils ont toute
liberté de foüiller de tous côtez, et d' emporter
ce qu' ils veulent, sans qu' on s' en
apperçoive. Il y a de ces voleurs qui suivent
quelquefois un marchand deux
ou trois jours, jusqu' à ce qu' il ait trouvé
le moment favorable de faire son coup.
La plûpart des chinois sont tellement
attachez à leur interêt, qu' ils ont de la
peine à s' imaginer qu' on puisse rien entreprendre
que par des vues interessées.
Ce qu' on leur dit des motifs qui portent
les hommes apostoliques à quitter leurs
pays, leurs parens, et tout ce qu' ils
ont de plus cher au monde, dans la
seule vuë de glorifier Dieu et de sauver les
ames, les surprend étrangement, et leur
paroît presque incroyable. Ils les voyent
traverser les plus vastes mers avec des dangers
et des fatigues immenses ; ils sçavent
que ce n' est ni le besoin qui les attire à la
Chine, puisqu' ils y subsistent, sans leur
rien demander, et sans attendre d' eux
le moindre secours ; ni l' envie d' amasser
des richesses, puisqu' ils sont témoins du
pris qu' en font les ouvriers evangéliques ;
ils ont recours à des desseins politiques,
et quelques-uns sont assez simples,
pour se persuader qu' ils viennent
tramer des changemens dans l' etat, et
par des intrigues secrettes, se rendre maîtres
de l' empire.
Quelque extravagant que soit ce
soupçon, il y a eu des gens capables de le
concevoir : Yang Quang Sien ce redoutable
ennemi du nom chrétien, qui fit souffrir
au pere Adam Schaal une si cruelle
persécution, et qui vouloit envelopper
tous les missionnaires dans la ruine de
ce grand homme, leur imposa ce crime
affreux.
Une accusation si déraisonnable trouva
créance dans des esprits naturellement
défians et soupçonneux ; et si la main de
Dieu par des prodiges inesperez, n' eût déconcerté
le projet de cet ennemi du christianisme,
c' étoit fait de la sainte loi, et
des prédicateurs qui l' annonçoient. Il y
en a cependant et en grand nombre,
qui connoissant de plus près les missionnaires,
sont si frappez de leur extrême
désinteressement, que c' est là un des
plus pressans motifs, qui les portent à
se faire chrétiens.
L' extrême attachement à la vie est un
autre foible de la nation chinoise. Il n' y
a guéres de peuples qui aiment tant à vivre,
quoique pourtant il s' en trouve plusieurs,
sur tout parmi les personnes du sexe,
qui se procurent la mort, ou par colere,
ou par désespoir. Mais il semble, à voir
ce qui se passe, sur tout parmi le pauvre
peuple, qu' ils craignent encore plus de
manquer de cercüeil après leur mort. Il
est étonnant de voir jusqu' va leur
prévoyance sur cet article : tel qui n' aura
que neuf ou dix pistoles, l' employera à
se faire construire un cercüeil plus de
vingt ans, avant qu' il en ait besoin, et
il le regarde comme le meuble le plus
précieux de sa maison.
On ne peut nier pourtant que le commun
des chinois, lorsqu' ils sont dangereusement
malades, n' attendent la
mort assez tranquillement : et il n' est pas
nécessaire de prendre beaucoup de précautions
pour la leur annoncer.
Pour ne rien omettre du caractere de
l' esprit chinois, je dois ajter qu' il
n' y a point de nation plus fiere de sa
prétendue grandeur, et de la prééminence
qu' elle se donne sur tous les autres
peuples. Cet orgüeil qui est né avec
eux, inspire, même à la plus vile populace,
unpris souverain pour toutes les
autres nations. Entêtez de leurs pays,
de leurs moeurs, de leurs coûtumes, et
de leurs maximes, ils ne peuvent se persuader
qu' il y ait rien de bon hors de la
Chine, ni rien de vrai que leurs sçavans
ayent ignoré : ils ne se sont un
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peu désabusez, que depuis que les européans
sont entrez dans leur empire. Au
commencement qu' ils les virent, ils leur
demandoient s' il y avoit des villes, des
villages, et des maisons en Europe.
Nos missionnaires ont eu souvent le
plaisir d' être témoins de leur surprise, et
de leur embarras à la vuë d' une mappemonde.
Quelques lettrez prierent un
jour l' un d' eux de leur en faire voir
une : ils y chercherent long-tems la Chine :
enfin ils prirent pour leur pays, un
des deux hemispheres, qui contient
l' Europe, l' Afrique, et l' Asie. L' Amérique
leur paroissoit trop grande pour le
reste de l' univers. Le pere les laissa quelque
tems dans l' erreur, jusqu' à ce qu' enfin
il y en eut un qui lui demanda l' explication
des lettres et des noms qui
étoient sur la carte. Vous voyez l' Europe,
lui dit le pere, l' Afrique, et l' Asie : dans
l' Asie voici la Perse, les Indes, la Tartarie.
est donc la Chine, s' écrierent-ils !
C' est dans ce petit coin de terre,pondit
le pere, et en voici les limites. Saisis
d' étonnement, ils se regardoient les
uns les autres, et se disoient ces mots
chinois : Siao Te Kin, c' est-à-dire, elle
est bien petite.
Quelque éloignez qu' ils soient d' atteindre
à la perfection où l' on a porté les
arts et les sciences en Europe, on ne
gagnera jamais sur eux de rien faire à la
maniere européane : on eut de la peine
à obliger les architectes chinois, à bâtir
l' eglise, qui est dans le palais, sur le modele
venu d' Europe. Leurs vaisseaux
sont assez mal construits : ils admirent la
bâtisse de ceux d' Europe : quand on les
exhorte à l' imiter, ils sont surpris qu' on
leur en fasseme la proposition : c' est
la construction de la Chine, répondent-ils ;
mais elle ne vaut rien, leur dit-on :
n' importe, dès que c' est celle de l' empire,
elle suffit, et ce seroit un crime d' y
rien changer.
Mais si les ouvriers répondent de la sorte,
cela ne vient pas seulement de l' attachement
qu' ils ont à leurs usages, mais encore
de la crainte où ils sont, qu' en s' écartant
de leur méthode, ils ne contentent
pas l' européan qui les employe ; car les
bons ouvriers entreprennent et exécutent
aisément tous les modeles qu' on
leur propose, dès qu' il y a de l' argent à gagner,
et qu' on a la patience de les diriger.
Enfin pour donner le dernier trait
qui caracterise les chinois, il me suffit
de dire que, quoiqu' ils soient vicieux,
ils aiment naturellement la vertu et ceux
qui la pratiquent. La chasteté qu' ils n' observent
pas, ils l' admirent dans les autres,
et sur tout dans les veuves ; et lorsqu' il
s' en trouve qui ont vécu dans la
continence, ils en conservent le souvenir
par des arcs de triomphe, qu' ils élevent
à leur gloire, et ils honorent leur
vertu par des inscriptions durables. Il
n' est pas de la bienséance pour une honnête
femme de se marier après la mort de
son mari.
Comme ils sont fins et rusez, ils sçavent
garder les dehors, et ils couvrent
leurs vices avec tant d' adresse, qu' ils
trouvent le moyen de les dérober à la
connoissance du public. Ils portent le
plus grand respect à leurs parens, et à
ceux qui ont été leurs maîtres : ils détestent
toute action, toute parole, et
me les gestes, où il paroît de la colere
ou de l' émotion ; mais aussi ils sçavent
parfaitement dissimuler leur haine.
On ne leur permet point de porter
des armes, même dans les voyages ;
l' usage en est abandonné aux seuls gens
de guerre.
Ils n' ont d' estime et d' ardeur que
pour les sciences, qui sont le seul principe
de la noblesse : parce que, comme
je l' ai dit, on n' a d' honneurs et de prérogatives,
que selon le rang qu' elles
donnent dans l' empire.
AIR PHYSIONOMIE CHINOIS
p80
On ne doit pas juger de l' air et
de la physionomie des chinois,
par les portraits qu' on voit sur leurs cabinets
de vernis, et sur leurs porcelaines ;
s' ils ussissent à peindre des fleurs,
des arbres, des animaux, et des paysages ;
ils sont très ignorans, lorsqu' il s' agit
de se peindre eux-mêmes : ils s' estropient,
et se défigurent de telle sorte, qu' ils
sont méconnoissables, et qu' on les prendroit
pour de vrais grotesques.
Il est vrai néanmoins que comme la
beauté dépend du goût, et qu' elle consiste
plus dans l' imagination que dans
la réalité, ils en ont une idée un peu différente
de celle qu' on se forme en Europe :
car généralement parlant, ce qui
nous paroît beau, est de leur goût, et
ce qui est de leur goût en fait de véritable
beauté, nous paroîtroit également
beau. Ce qui leur agrée principalement,
et en quoi ils font consister la beauté, c' est
à avoir le front large, le nez court, la barbe
claire, les yeux petits à fleur de tête et
bien fendus, la face large et quarrée,
les oreilles larges et grandes, la bouche
diocre, et les cheveux noirs : ils
ne scauroient souffrir ceux qui les ont
blonds ou roux ; il faut cependant que
toutes ces parties entre elles ayent une
certaine proportion, qui rendent le tout
agréable.
Pour ce qui est de la taille, l' avoir fine
et dégagée, ce n' est pas chez eux un
agrément, parce que leurs vêtemens
sont larges, et ne sont point ajustez à
la taille comme en Europe : ils trouvent
un homme bien fait, quand il est grand,
gros et gras, et qu' il remplit bien son
fauteüil.
La couleur de leur visage n' est pas
telle que nous le disent ceux qui n' ont
vu de chinois, que sur les côtes des
provinces méridionales. à la vérité, les
grandes chaleurs qui regnent dans ces
provinces, sur tout dans celles de Quang
Tong, de Fo Kien, d' Iun Nan, donnent aux
artisans et aux gens de la campagne,
un teint bazané et olitre ; mais dans
les autres provinces, ils sont naturellement
aussi blancs qu' en Europe, et généralement
parlant, leur physionomie
n' a rien de rebutant.
Les lettrez et les docteurs dans certaines
provinces, les jeunes gens pour
l' ordinaire jusques vers l' âge de 30 ans,
ont la peau du visage très fine, et le coloris
fort beau. Les lettrez et les docteurs, sur
tout s' ils sont sortis d' une basse famille,
affectent de laisser croître leurs ongles au
petit doigt : ils ne les rognent point, ils se
contentent de les tailler, et ils les ont ordinairement
longs d' un pouce ou d' avantage ;
ils prétendent faire voir par là, que la
nécessité ne les assujettit point à un travail
mercénaire.
Pour ce qui est des femmes, elles sont
d' ordinaire d' une taille diocre : elles
ont le nez court, les yeux petits, la bouche
bien faite, les lévres vermeilles, les
cheveux noirs, les oreilles longues et pendantes ;
leur teint est fleuri, il y a de
la gayeté dans leur visage, et les traits
en sont assezguliers.
On assure qu' elles se frottent tous
les matins d' une espéce de fard, qui releve
la blancheur de leur teint, et leur
donne du coloris, mais qui de bonne
heure leur sillonne la peau, et la couvre
de rides.
Parmi les agrémens de ce sexe, ce
n' en est pas undiocre que la petitesse
des pieds ; dès qu' une fille vient au monde,
les nourrices sont très-attentives à
lui lier étroitement les pieds, de peur
qu' ils ne croissent : les dames chinoises
p81
se ressentent toute leur vie de cette
gêne, à laquelle on les assujettit dès leur
enfance ; et leur démarche en est lente,
mal assurée, et désagréable à nos yeux
européans. Cependant telle est la force
de l' usage, non seulement elles souffrent
volontiers cette incommodité, mais encore
elles l' augmentent, et se les rendent
les plus petits qu' il est possible ; elles s' en
font un mérite, et elles affectent de les
montrer lorsqu' elles marchent.
On ne peut dire certainement quelle
est la raison d' une mode si bizarre :
les chinois eux-mes n' en sont pas
rs ; il y en a qui traittent de fable l' idée
qu' on a eue, que c' étoit une invention
des anciens chinois, qui pour
obliger les femmes à garder la maison,
avoient mis les petits pieds à la mode.
Le plus grand nombre au contraire,
croit que c' est un trait de politique, et
qu' on a eu en vue de tenir les femmes
dans une continuelle dépendance. Il est
certain qu' elles sont extrémement resserrées,
et qu' elles ne sortent presque jamais
de leur appartement, qui est dans
le lieu le plus intérieur de la maison, et
elles n' ont de communication qu' avec
les femmes qui les servent.
Cependant elles ont pour la plûpart
l' entêtement ordinaire de leur sexe, et
quoi qu' elles ne doivent être vues que
de leurs domestiques, elles passent tous
les matins plusieurs heures à s' ajuster et
à se parer. Leur coëffure consiste d' ordinaire
en plusieurs boucles de cheveux,
lez de tous côtez de petits bouquets
de fleurs d' or et d' argent.
Il y en a qui ornent leur tête de la figure
d' un oyseau appellé Fong Hoang, oyseau fabuleux,
dont l' antiquité dit beaucoup de
choses mysterieuses. Cet oyseau est fait de
cuivre ou de vermeil doré, selon la quali
des personnes. Ses aîles déployées tombent
doucement sur le devant de leur
coëffure, et embrassent le haut des temples :
sa queue longue et ouverte fait comme
une aigrette sur le milieu de la tête ; le
corps est au-dessus du front : le col et
le bec tombent au-dessus du nez, mais
le col est attacau corps de l' animal,
avec une charniere qui ne paroît point,
afin qu' il ait du jeu, et qu' il branle au
moindre mouvement de tête. L' oyseau
entier tient sur la tête par les pieds, qui
sont fichez dans les cheveux. Les femmes
de la premiere qualité portent quelquefois
un ornement entier de plusieurs de
ces oyseaux entrelacez ensemble, qui
font comme une couronne sur leur tête :
le seul travail de cet ornement est d' un
grand prix.
Pour l' ordinaire, les jeunes demoiselles
portent une espéce de couronne
faite de carton, et couverte d' une belle
soye : le devant de cette couronne s' éleve
en pointe au-dessus du front, et est
couvert de perles, de diamans, et d' autres
ornemens. Le dessus de la tête est couvert
de fleurs, ou naturelles, ou artificielles,
entre-mêlées d' aiguilles, au bout
desquelles on voit briller des pierreries.
Les femmes un peu âgées, sur tout
celles du commun, se contentent de se
servir d' un morceau de soye fort fine,
dont elles font plusieurs tours à la tête,
ce qui s' appelle Pao Teou, c' est-à-dire,
enveloppe dete.
Mais ce qui releve beaucoup les graces
naturelles des dames chinoises,
c' est la pudeur et l' extrême modestie qui
éclate dans leurs regards, dans leur contenance,
et dans leurstemens. Leurs
robbes sont fort longues, et leur prennent
depuis le col jusqu' aux talons, en
sorte qu' elles n' ont de découvert que
le visage. Leurs mains sont toûjours
cachées sous des manches fort larges,
et si longues, qu' elles traîneroient presque
jusqu' à terre, si elles ne prenoient
pas le soin de les relever. La couleur de
leurs habits est indifférente, elle peut-être
ou rouge, ou bleue, ou verte, selon
leur goût : il n' y a gueres que les dames
avancées en âge, qui s' habillent de noir
ou de violet.
Au reste ce que j' appelle ici mode,
p82
n' est gueres conforme à l' idée qu' on s' en
fait en Europe, où la maniere de se
tir est sujette à tant de changemens.
Il n' en est pas de même à la Chine, et
ce qui marque le bon ordre qui s' y observe,
et l' uniformité du gouvernement,
jusques dans les choses les moins importantes,
c' est que cette forme de vêtement
a toûjours été la même, et n' a
point varié depuis la naissance de l' empire,
jusqu' à l' entrée des tartares, qui
sans rien changer à la forme de l' ancien
gouvernement des chinois, les ont seulement
obligez de se conformer à celle
de leurs vêtemens.
L' habillement des hommes se ressent
de la gravité qu' ils affectent : il consiste
dans une longue veste qui descend jusqu' à
terre, dont un pan se replie sur l' autre,
en telle sorte que celui de dessus,
s' étend jusqu' au côté droit, on l' attache
avec quatre ou cinq boutons d' or
ou d' argent, un peu éloignez les uns
des autres. Les manches qui sont larges
auprès de l' épaule, vont peu à peu
se retrecissant jusqu' au poignet, et se
terminent en forme de fer à cheval,
qui leur couvre les mains, et ne laisse
paroître tout au plus que le bout des
doigts ; car elles sont toûjours plus longues
que la main. Ils se ceignent d' une
large ceinture de soye, dont les bouts
pendent jusqu' aux genoux, et à laquelle
ils attachent un étui qui contient un
couteau, et les deuxtonnets qui leur
servent de fourchetes, une bourse, etc.
Les chinois autrefois ne portoient point
de couteau, et encore à présent les lettrez
le portent assez rarement.
Sous la veste, ils portent en eté un
caleçon de lin, qu' ils couvrent quelquefois
d' un autre caleçon de taffetas blanc ;
et durant l' hyver, des haut-de-chausses
de satin fourde coton, ou de soye
crue ; ou si c' est dans les pays septentrionaux,
de peaux qui sont fort chaudes.
Leur chemise qui est de différente
toile selon les saisons, est fort ample
et fort courte ; et pour conserver la propre
de leurs habits durant les sueurs
de l' eté, plusieurs portent immédiatement
sur la chair, une espéce de retz
de soye, qui empêche que leur chemise
ne s' applique à la peau.
En eté ils ont le col tout nud, ce
qui nous paroît sagréable ; mais en
hyver ils le couvrent d' un collet qui est,
ou de satin, ou de zibeline, ou de peau
de renard, et qui tient à la veste. En
hyver, leur veste est fourrée de peaux
de moutons ; d' autres la portent piquée
seulement de soye et de coton. Les gens
de qualité la doublent entierement de ces
belles peaux de zibeline, qui leur viennent
de Tartarie ; ou bien de belles
peaux de renard, avec un bord de zibeline ;
si c' est au printems ils les portent
doublez d' hermine. Au-dessus de
la veste, ils portent un surtout à manches
larges et courtes, qui est doublé ou
bordé de la me maniere.
Toutes les couleurs ne sont pas permises
également à tout le monde ; il n' y
a que l' empereur et les princes du sang,
qui puissent porter des habits de couleur
jaune. Le satin à fond rouge est
affecté à certains mandarins, dans les
jours de cérémonie. On s' habille commument
en noir, en bleu, ou en violet.
Le peuple est vêtu pour l' ordinaire de
toile de coton teinte en bleu ou en noir.
Autrefois ils oignoient fort leurs cheveux,
et ils étoient si jaloux de cet ornement,
que lorsque les tartares après
la conquête de leur pays, les obligerent
de se raser la tête à la maniere tartare,
plusieurs aimerent mieux perdre
la vie, que d' obéïr en ce point aux ordres
de leurs conquérans, quoique ces nouveaux
maîtres ne touchassent point aux
autres usages de la nation. Ils ont donc
maintenant la tête rasée, excepté par
derriere, où au milieu, ils laissent croître
autant de cheveux qu' il en faut, pour
faire une longue queue cordonnée en
forme de tresse.
Ils se couvrent la tête en eté d' une espéce
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de petit chapeau ou bonnet, fait
en forme d' entonnoir : le dedans est
doublé de satin, et le dessus est couvert
d' un rotin travaillé très-finement : à la
pointe de ce bonnet est un gros flocon de
crin rouge qui le couvre, et qui se répand
jusques sur les bords. Ce crin est une espéce
de poil très fin et très leger qui croît
aux jambes de certaines vaches, et
qui se teint en un rouge vif et éclatant ;
c' est celui qui est le plus en usage,
et dont tout le monde peut se servir.
Il y en a un autre que le peuple n' ose
porter, et qui n' est propre qu' aux mandarins
et aux gens de lettres.
Il est de la même forme que l' autre,
mais fait de carton, entre deux satins,
dont le dessous est d' ordinaire, ou rouge,
ou bleu ; et le dessus d' un satin blanc,
couvert d' un gros flocon de la plus belle
soye rouge, qui flotte irgulierement.
Les gens de distinction se servent aussi
du premier, quand il leur plaît, mais
sur tout lorsqu' ils vont à cheval, ou que
le tems est mauvais, parce qu' il résiste
à la pluye, et qu' il défend suffisamment
du soleil, par devant et par derriere la
tête.
En hyver, ils portent un bonnet fort
chaud bordé de zibeline, ou d' hermine,
ou de peau de renard, dont le dessus est
couvert d' un flocon de soye rouge. Ce
bord de fourrures est large de deux à trois
pouces, et a fort bel air, sur tout quand
il est fait de ces belles zibelines noires et
luisantes, qui se vendent jusqu' à 40 et
50 taëls.
Les chinois, sur tout ceux qui sont
qualifiez, n' oseroient paroître en public,
sans être bottez : ces bottes sont
ordinairement de satin, de soye, ou de
toile de coton, teinte en couleur, et assez
justes au pied ; elles n' ont ni talon, ni
genoüilliere : s' ils font un long voyage à
cheval, ces bottes sont de cuir de vache,
ou de cheval, si bien apprêté que
rien n' est plus souple ; leurs bas à bottes
sont d' une étoffe piquée et doublée de
coton, ils montent plus haut que la
botte, et à cet endroit là ils ont un gros
bord de velours ou de panne.
Si cette chaussure est commode en
hyver pour défendre les jambes du
froid, elle n' est guéres tolérable dans
le tems des grandes chaleurs ; c' est pourquoi
ils en ont d' autres qui sont plus
fraiches ; elle n' est pas fort en usage
parmi le peuple, qui souvent pour
épargner, se contente d' une espece de
patins de toile noire : les gens de qualité
en portent dans leurs maisons, qui
sont faits d' une étoffe de soye, et qui
sont très-propres et ts-commodes.
Enfin voici comme l' on doit être
ajusté toutes les fois qu' on sort de la
maison, ou que l' on rend une visite de
conséquence : sans parler des habits
intérieurs qui sont, ou de toile ou de
satin, on porte par-dessus une longue
robbe d' une étoffe de soye, assez souvent
ble, avec une ceinture : sur le
tout un petit habit noir ou violet, qui
descend aux genoux, fort ample, et à
manches larges et courtes ; un petit bonnet
fait en forme de cône racourci,
chargé tout autour de soyes flottantes,
ou de crin rouge ; des bottes d' étoffe aux
pieds, et un éventail à la main.
Les chinois aiment la propre
dans leurs maisons ; mais il ne faut pas
esperer d' y rien trouver de bien magnifique :
leur architecture n' est pas fort
élégante, et ils n' ont guéres de bâtimens
réguliers que les palais des empereurs,
quelques edifices publics, les tours,
les arcs de triomphe, les portes, et
les murailles des grandes villes, les digues,
les levées, les ponts, et les pagodes.
Les maisons des particuliers sont
très-simples, et l' on n' y a égard qu' à la
commodité. Les personnes riches y ajoûtent
des ornemens de vernis, de sculpture,
et de dorure, qui rendent leurs maisons
riantes, et agréables.
Ils commencent d' ordinaire à élever
les colomnes et à y placer le toît,
parce que le gros de leurs edifices ne
devant être que de bois, ils n' ont pas besoin
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de creuser des fondemens bien avant
en terre : ils ne vont guéres que jusqu' à
deux pieds : ils font leurs murailles de
briques ou de terres battuës, et en certains
endroits elles sont toutes de bois.
Ces maisons n' ont pour l' ordinaire que
le rez de chaussée ; celles des marchands
le plus souvent ont un étage, qu' on appelle
Leou : c' est dans cet étage qu' ils
mettent leurs marchandises.
Dans les villes, presque toutes les
maisons sont couvertes de tuiles : ces
tuiles sont toutes en demi canal, et fort
épaisses ; on couche ces tuiles sur la partie
convexe, et pour couvrir les fentes
dans les endroits, où les côtez se touchent,
on en met de nouvelles, mais
renversées. Les chevrons et les pannes
sont rondes ou quarrées : sur les chevrons
on couche des briques minces,
et de la forme de nos grands carreaux,
ou de petites planches de bois, ou des
nattes de roseaux, sur quoi on met un
enduit de mortier ; quand il est un peu
sec on couche les tuiles : ceux qui sont en
état de faire de la dépense, lient les tuiles
avec de la chaux. Le commun se sert de
mortier.
Dans la plûpart des maisons, après
la premiere entrée il y a une salle exposée
au midi, de la longueur d' environ
30 à 35 pieds ; derriere cette salle sont
trois ou cinq chambres, qui vont d' orient
en occident. Le milieu sert de salon
intérieur : le toît de la maison est
porté sur des colomnes ; par exemple, si
la salle a 30 pieds de long, elle en aura
au moins 15 de large, et le plus souvent
24 colomnes portent le toît sur le
devant, un pareil nombre sur le derriere,
et une de chaque côté : chaque
colomne est élevée sur des bases de pierre :
ces colomnes portent des poitrails
de long, et entre deux colomnes ils
mettent une piéce de bois en travers.
Sur ces grandes poutres, et sur les deux
colomnes qui sont aux tez, ils posent
d' autres piéces de bois qui portent le
comble du toît ; après quoi ils commencent
à bâtir les murailles. Les colomnes
ont ordinairement dix pieds de haut.
La magnificence des maisons, selon
le goût chinois, consiste d' ordinaire
dans la grosseur des poutres, et des colomnes,
dans le choix du bois le plus
précieux, et dans la belle sculpture des
portes. Ils n' ont point d' autres dégrez,
que ceux qui servent à élever un peu la
maison au-dessus du rez de chaussée.
Mais le long du corps de logis regne
une gallerie couverte, de la largeur de
six à sept pieds, et revêtuë de belles pierres
de taille.
On voit plusieurs maisons, où les
portes du milieu de chaque corps de logis
se pondent ; ainsi l' on découvre
d' abord en y entrant une longue suite
de corps de logis. Chez les gens du
commun les murailles sont faites de brique
qui n' est pas cuite, mais par le
devant elles sont incrustées de briques
cuites : en certains endroits elles sont de
terre battuë entre deux ais : il y en a
d' autres, l' on ne se sert point de
muraille ; ils ferment leurs maisons avec
des clayes, qu' ils enduisent de terre et
de chaux. Mais chez les personnes de
distinction les murailles sont toutes de
briques polies, et souvent cizelées avec
art.
Dans les villages, sur tout en quelques
provinces, les maisons sont la ppart
de terre et fort basses : le toît fait un
angle si obtus, ou bien est tellement arrondi
peu à peu, qu' il paroît plat : il est
de roseaux couverts de terre, et soutenu
par des nattes de petits roseaux qui portent
sur des pannes, et sur des solives. Il
y a des provinces, où au lieu de bois
de chauffage on se sert de charbon
de terre, ou bien de roseaux, ou de
paille. Comme ils se servent de fourneaux
dont la cheminée est fort étroite,
et que quelquefois il n' y en a point
qui donne iss à la fumée, si, outre
la cuisine, on s' en sert dans la chambre,
elle est bientôt empestée de cette
odeur de charbon de terre, et de roseaux
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brûlez, qui est insuportable à
ceux qui n' y sont pas acctumez.
Les maisons des grands seigneurs,
et des personnes riches compaes aux
nôtres, ne méritent pas beaucoup d' attention :
ce seroit abuser des termes que
de leur donner le nom de palais : elles
n' ont que le rez de chaussée, mais elles
sont plus élevées que les maisons ordinaires :
la couverture est propre, et le
haut du toît a divers ornemens : le grand
nombre des cours et des appartemens
propres à loger leurs domestiques, supplée
à leur beauté, et à leur magnificence.
Ce n' est pas que les chinois n' aiment
le faste et la pense : mais la coutume
du pays, et le danger qu' il y a de faire
des dépenses superflues et contraires à
l' usage, les artent malgré eux : les tribunaux
se rend la justice, ne sont
guéres plus superbes ; les cours en sont
grandes, les portes élevées, on y voit
me quelquefois des ornemens de
sculpture d' assez bon goût ; mais les salles
intérieures, et les chambres d' audience,
n' ont ni magnificence, ni grande propreté.
Il faut avoüeranmoins que les hôtels
des principaux mandarins, des princes,
et des personnes riches et puissantes,
surprennent par leur vaste étendue :
ils ont quatre ou cinq avant-cours, avec
autant de corps de logis dans chacune
des cours. à chaque frontispice il y a
trois portes : celle du milieu est plus
grande, et les deux côtez sont ornez de
lions de marbre. Proche de la grande
porte est une place environnée de barrieres
couvertes d' un beau vernis rouge
ou noir. Aux côtez sont deux petites
tours où il y a des tambours, et d' autres
instrumens de musique, dont on joue
à différentes heures du jour, et sur tout
lorsque le mandarin sort, ou qu' il entre,
ou qu' il monte à son tribunal.
Au-dedans on voit d' abord une grande
place, s' artent ceux qui ont des
procès, ou des requêtes à présenter :
des deux côtez sont de petites maisons
qui servent d' etude aux officiers du tribunal.
Puis on voit trois autres portes,
qui ne s' ouvrent que quand le mandarin
monte au tribunal : celle du milieu
est fort grande, et il n' y a que les personnes
de distinction qui y passent : les
autres entrent par celles qui sont à té ;
après quoi on apperçoit une autre
grande cour, au bout de laquelle est une
grande salle où le mandarin rend la justice :
suivent l' une après l' autre deux sales
destinées à recevoir les visites : elles
sont propres, garnies de siéges, et de
divers meubles. Tels sont dans la plûpart
des endroits les tribunaux des grands
mandarins.
Les officiers dont je viens de parler
sont des ecrivains, des especes de notaires,
etc. Il y en a de six sortes, qui
sont chargez, chacun dans leur etude,
des six différentes affaires, qui ont rapport
aux six cours souveraines de Peking :
de sorte qu' un mandarin particulier
fait en petit dans son tribunal, ce
qu' il fera un jour dans une des cours
souveraines, à l' égard de tout l' empire.
Ils sont entretenus des deniers publics,
et ils sont stables ; c' est pourquoi les affaires
vont toûjours leur chemin, quoique
les mandarins changent souvent, ou
parce qu' on les casse, ou parce qu' ils
sont envoyez en d' autres provinces.
On passe ensuite une autre cour, et
l' on entre dans une autre salle, beaucoup
plus belle que la premiere, où l' on n' admet
que les amis particuliers : tout autour
est le logement des domestiques
du mandarin. Après cette salle est une
autre cour ; on trouve une grande porte
qui ferme l' appartement des femmes et
des enfans, où aucun homme n' oseroit
entrer : tout y est propre et commode.
On y voit des jardins, des bois, des lacs,
et tout ce qui peut récréer la vue ; il y en
a qui y forment des rochers et des montagnes
artificielles, percées de tous côtez,
avec divers détours, en forme de
labyrinthes, pour y prendre le frais :
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quelques-uns y nourrissent des cerfs et
des dains, quand ils ont assez d' espace
pour faire une espece de parc : ils y ont
pareillement des viviers, pour des poissons
et pour des oiseaux de riviere.
L' hôtel du Tsiang Kun, ou général
des troupes tartares qui sont à Canton,
passe pour un des plus beaux qui soit
dans toute la Chine ; il avoit été bâti par
le fils de ce riche et puissant prince, appel
Ping Nan Vang, c' est-à-dire, pacificateur
du midi. L' empereur Cang Hi l' avoit
fait en quelque sorte roy de Canton,
en reconnoissance des services qu' il
avoit rendus à l' etat, en achevant d' assujettir
aux tartares quelques-unes des
provinces australes de la Chine : mais
comme il oublia bientôt son devoir, il
attira peu d' années après la disgrace de
l' empereur sur sa personne et sur toute
sa maison, et finit sa vie à Canton, en
s' étranglant lui-même avec une écharpe
de soye rouge, que l' empereur lui envoya
de Peking en poste par un des gentilshommes
de sa chambre.
Ce qui fait la beauté et la magnificence
des palais chez les chinois, est bien
différent de ce qu' on admire dans ceux
d' Europe. Quoi qu' en y entrant, l' oeil juge
à la grandeur des cours et des édifices,
que ce doit être la demeure d' un grand
seigneur ; néanmoins le goût d' un européan
est peu frappé de cette sorte de magnificence,
qui ne consiste que dans le
nombre et l' étendue des cours, dans la
largeur et la capacité de quelques grandes
salles, dans la grosseur des colomnes,
et dans quelques morceaux de marbre
grossierement travaillé.
Le marbre est très-commun dans les
provinces de Chan Tong, et de Kiang Nan :
mais les chinois ne sçavent guéres profiter
de cet avantage ; car ils ne s' en servent
pour l' ordinaire qu' à revêtir quelque
canal, ou à construire des ponts,
des arcs de triomphe, des inscriptions,
leur pavé, le seuil de leurs portes,
et les fondemens de quelques pagodes.
Les chinois ne sont pas curieux, comme
en Europe, d' orner et d' embellir
l' intérieur de leurs maisons : on n' y voit
ni tapisseries, ni miroirs, ni dorures :
comme les hôtels que les mandarins
habitent, appartiennent à l' empereur qui
les loge, et que leurs charges ne sont
proprement que des commissions, dont
on les dépoüille, quand ils ont fait des
fautes ; que, quand même on est content
de leur conduite, ils ne sont pas stables
dans le lieu où on les a placez, et que
lorsqu' ils y pensent le moins, on leur
donne un gouvernement dans une autre
province, ils n' ont garde de faire de
grandes dépenses pour meubler richement
une maison, qu' ils sont à tout moment
en danger d' abandonner.
D' ailleurs comme les visites ne se reçoivent
jamais dans les appartemens intérieurs,
mais seulement dans une grande
salle qui est sur le devant de la maison,
il n' est pas étonnant qu' ils en retranchent
des ornemens assez inutiles,
puisqu' ils ne seroient vûs de personne.
Les principaux ornemens dont leurs
salles et leurs appartemens sont embellis,
étant bien ménagez, ne laissent pas d' avoir
un grand air de propreté, et de plaire
à la vûë : on y voit de grosses lanternes
de soye peintes et suspenduës au plancher :
des tables, des cabinets, des paravents,
des chaises de ce beau vernis noir
et rouge, qui est si transparent qu' au
travers on apperçoit les veines du bois,
et si clair qu' il paroît comme une glace
de miroir ; diverses figures d' or et d' argent,
ou d' autres couleurs peintes sur ce
vernis lui donnent un nouvel éclat. De
plus les tables, les buffets, les cabinets
sont ornez de ces beaux vases de porcelaine
que nous admirons, et qu' on n' a
jamais pû imiter en Europe.
Outre cela ils suspendent en divers endroits
des pieces de satin blanc, sur lesquelles
on a peint des fleurs, des oyseaux,
des montagnes, et des paysages : sur
quelques autres ils écrivent en gros caracteres
des sentences morales, où il y a
p87
presque toûjours quelque obscurité ; elles
sont tirées des histoires, et ont souvent
un autre sens que le sens naturel des
paroles. Ces sentences sont d' ordinaire
deux à deux, et sont conçuës dans un pareil
nombre de lettres. Il y en a qui se
contentent de blanchir les chambres, ou
d' y coller fort proprement du papier, en
quoi les ouvriers chinois excellent.
Quoiqu' on ne paroisse jamais dans les
chambresils couchent, et que ce seroit
une impolitesse d' y conduire un
etranger, leurs lits, sur tout parmi les
grands seigneurs, ne laissent pas d' avoir
leur beauté et leur agrément : le bois est
peint, doré, et orné de sculpture ; les rideaux
sont différens selon les saisons : en
hyver et dans le nord, ils sont d' un double
satin ; et en été, ou d' un simple taffetas
blanc semé de fleurs, d' oyseaux, et
d' arbres ; ou d' une gaze très-fine, qui
n' empêche pas l' air de passer, et qui est
assez serrée pour garantir des moucherons,
lesquels sont extrêmement incommodes
dans les provinces du midi. Les
gens du commun en ont de toile d' une
espece de chanvre fort claire. Les matelats
dont ils se servent, sont bourrez de
coton fort épais.
Dans les provinces septentrionales
on dresse des briques cruës en forme de
lit, qui est plus ou moins large, selon
que la famille est plus ou moins nombreuse.
à côté est un petit fourneau, où
l' on met le charbon dont la flamme
et la chaleur se répandent de tous côtez
par des tuyaux faits exprès, qui aboutissent
à un conduit, lequel porte la fumée
jusqu' au dessus du toît. Chez les
personnes de distinction le fourneau est
percé dans la muraille, et c' est par dehors
qu' on l' allume. Par ce moyen le lit
s' échauffe, et même toute la maison. Ils
n' ont pas besoin de lits de plumes comme
en Europe : ceux qui craignent de
coucher immédiatement sur la brique
chaude, se contentent de suspendre sur
ces lits de briques une espece d' estrapontin :
il est fait de cordes ou de rotin, qui
a le même effet que les sangles dont on
se sert pour les lits d' Europe.
Le matin tout cela se leve, et on met
à la place des tapis ou des nattes sur lesquelles
on s' assied. Comme ils n' ont point
de cheminées, rien ne leur est plus commode :
toute la famille y travaille sans ressentir
le moindre froid, et sans qu' il soit
nécessaire de prendre des habits fourrez
de peaux : c' est à l' ouverture du fourneau
que le menu peuple fait cuire sa viande ;
et comme les chinois boivent toûjours
chaud, il y fait chauffer son vin, et il y
prépare son thé. Les lits sont plus grands
dans lestelleries, afin que plusieurs
voyageurs y trouvent leur place.
MAGNIFICENCE DES CHINOIS
p88
La magnificence de l' empereur et
de sa cour, et les richesses des mandarins,
surpassent ce que l' on en peut dire :
on est frappé d' abord de ne voir que soye,
que porcelaines, que meubles et cabinets,
qui n' étant pas plus riches, ont
quelque chose de plus brillant que le
commun des ouvrages d' Europe. Mais ce
n' est pas en cela principalement que consiste
la magnificence des seigneurs de la
Chine : ils se négligent d' ordinaire dans
le domestique, et les loix en bannissent
le luxe et le faste : elles ne le leur permettent,
et ne l' approuvent, que lorsqu' ils
paroissent en public, lorsqu' ils font ou
reçoivent des visites, ou quand ils font
leur cour à l' empereur, et qu' ils sont admis
en sa présence.
J' ai déja parlé du train superbe des
mandarins, et de la suite nombreuse de
leurs officiers : les gens de guerre qui
vont d' ordinaire à cheval n' affectent pas
moins un air de grandeur qui surprend.
à la vérité leurs chevaux ne sont pas fort
beaux, mais le harnois en est magnifique :
le mords et les étriers sont dorez,
ou d' argent ; la selle est très-riche ; la
bride est de trois lesses de gros satin piqué,
large de deux doigts : à la naissance
du poitrail pendent deux gros flocons de
ce beau crin rouge, dont ils couvrent leurs
bonnets : ces flocons sont suspendus par
des anneaux de fer doré ou argenté ; ils
sont toûjours pcedez et suivis d' un
grand nombre de cavaliers, qui leur font
cortege ; sans compter leurs domestiques,
qui selon la qualité de leur maître,
sont vêtus ou de satin noir, ou de
toile de coton teinte en couleur.
Mais où la magnificence chinoise
éclate d' avantage, c' est lorsque l' empereur
donne audience aux ambassadeurs,
ou qu' assis sur son tne, il voit à ses
pieds les principaux seigneurs de sa cour,
et tous les grands mandarins en habits de
rémonie, qui lui rendent leurs hommages.
C' est un spectacle véritablement auguste,
que ce nombre prodigieux de soldats
sous les armes, cette multitude inconcevable
de mandarins avec toutes
les marques de leur dignité, et placez
chacun selon son rang dans un très-grand
ordre ; les ministres d' etat, les chefs des
cours souveraines, les regulos, et les
princes du sang, tout cela a un air de
grandeur extraordinaire, et qui donne
une haute idée du souverain, auquel on
rend de si profonds respects. On n' y dispute
jamais du rang, chacun sçait distinctement
sa place : le nom de chaque charge
est gravé sur des lames de cuivre enclavées
dans le pavé de marbre.
Ce n' est pas dans les voyages qu' on
cherche en Europe à paroître magnifique ;
on y est au contraire fort negligé
et assez mal en ordre. On a une autre
thode à la Chine ; un grand mandarin
ne voyage qu' avec pompe et avec appareil.
Si c' est en barque, il monte lui-même
une barque superbe, et il a à sa
suite un grand nombre d' autres barques
qui portent tout son train. S' il fait son
voyage par terre, outre les domestiques
et les soldats qui le pcedent et qui le
suivent avec des lances et des étendarts,
il a pour sa personne, une litiere, une
chaise portée par des mulets, ou par huit
hommes, et plusieurs chevaux en lesse.
Il se sert de ces voitures tour à tour, selon
sa commodité et les divers changemens
de tems.
J' ai déja dit que la Chine est toute coupée
de canaux larges et profonds, et souvent
p89
tirez au cordeau : il y a ordinairement
dans chaque province une grande
riviere, ou un large canal renfermé
entre deux levées revêtuës de pierres
plattes ou de marbre, qui tient lieu de
grand chemin : celui qu' on appelle le
grand canal, traverse tout l' empire depuis
Canton jusqu' à Peking, et rien n' est
plus commode que de faire six cens lieues
depuis la capitale jusqu' à Macao, comme
si l' on étoit dans sa propre maison, sans
aller par terre qu' une seule journée, pour
traverser la montagne de Mei Lin, qui sépare
la province de Kiang Si de celle de
Quang Tong. On peut me éviter cette
journée, et continuer sa route en barque,
sur-tout lorsque les eaux sont grandes.
C' est pourquoi les mandarins qui vont
prendre possession de leur gouvernement,
et les envoyez de la cour font le
plus souvent leur voyage par eau. On
leur fournit une de ces barques qui sont
entretenuës par l' empereur, et dont la
grandeur égale celle de nos vaisseaux du
troisiéme rang.
Ces barques impériales sont de trois
ordres différens, et rien n' est plus propre :
elles sont peintes, dorées, historiées
de dragons, et enduites de vernis
en dedans et par dehors. Les médiocres
dont on se sert plus commument,
ont plus de seize pieds de large sur environ
quatre-vingt de long, et neuf de
hauteur de bord. La forme en est quarrée
et platte, excepté la pro qui va en
s' arrondissant.
Outre l' appartement du patron de la
barque qui a sa famille, sa cuisine, deux
grandes places, une à l' avant, et l' autre
à l' arriere ; il y a une salle haute de six
à sept pieds, et qui en a onze de largeur,
ensuite une antichambre et deux ou trois
chambres avec un réduit sans ornemens,
tout cela de plein pied : c' est ce qui fait
l' appartement du mandarin. Tout est
vernissé de ce beau vernis de la Chine
blanc et rouge, avec quantité de sculptures,
de peintures, et de dorures au
platfond et sur les tez. Les tables et les
chaises sont vernissées de rouge ou de
noir. La salle a des deux côtez des fenêtres,
qui peuvent s' ôter quand on le juge
à propos. Au lieu de vitres, on se sert d' écailles
d' huitres fort minces, ou d' étoffes
fines enduites d' une cire luisante, et enrichies
de fleurs, d' arbres, et de diverses
figures : le tillac est environné de galeries,
les matelots peuvent aller et venir,
sans incommoder ceux qui y sont
logez.
Cet appartement est couvert d' une
platte forme, ou d' une espéce de belvedere,
ouverte de toustez, destinée
pour la musique, qui consiste en quatre
ou cinq joüeurs d' instrumens, dont
l' harmonie ne peut flatter que des oreilles
chinoises. Le dessous, qui est comme
le fond de cale, est partagé en plusieurs
soutes qui contiennent le bagage. Les
voiles sont faites de nattes, qui se replient
de même que les filles de soufflets :
chaque voile est divisée en plusieurs quarrez
oblongs, lesquels étant étendus,
forment la voile. Lorsqu' on la plie, elle
n' occupe presque point de place. Ces
voiles sont commodes, en ce qu' elles
tiennent plus près du vent que d' autres,
et que si un grand vent fait manquer
l' écoute, il n' en arrive aucun inconvenient
à la barque ou au vaisseau.
Pour pousser ces grandes barques, ils
se servent de longues et grosses perches
faites en forme de potence, ou de t
dont un bout va jusqu' au fond de l' eau,
et l' autre est appuyé contre le devant de
l' épaule, pour faire plus d' effort, et faire
avancer la barque plus vîte ; ou bien
ils se servent de rames, qui sont de diverses
figures : c' est d' ordinaire un bois
long, qui se termine en forme de pelle : il
y a un trou au milieu, pour recevoir des
chevilles qui sont fichées sur le bord
de la barque. Ils en ont d' autres qui ne
sortent jamais de l' eau : ils gouvernent de
telle sorte l' extrémité de la rame, à la droite
et à la gauche, qu' elle imite le mouvement
de la queue d' un poisson, et
p90
coupe tjours le haut obliquement,
comme font les oiseaux de rapine, en
volant sans remuer les aîles, et se servant
pour rames de leurs queues.
La commodité qu' on y trouve, c' est
que les rameurs n' occupent presque
point de place sur la barque ; ils sont
rangez au bord sur des aix, et leurs rames
font l' effort du timon ; elles rompent
rarement, et quoiqu' elles ne sortent jamais
de l' eau, elles poussent toûjours la
barque.
Il y a de ces barques qui se tirent
à la corde, lorsque le vent est contraire,
ou qu' on est obligé d' aller contre le courant :
cette corde se fait en plusieurs endroits
d' éclises de cannes : on coupe
ces cannes en parties minces et longues,
et l' on en fait un tissu comme
de la corde : l' eau ne les pourrit jamais,
et elles sont d' une force surprenante : il
y a d' autres endroits où l' on se sert de
corde de chanvre.
La barque qui porte un grand mandarin,
est toûjours suivie de plusieurs
autres, comme nous avons dit, parmi
lesquelles il y en a toûjours du moins une
appellée Ho Che Tchouen, ou barque des
provisions ; elle porte la cuisine, les provisions
de bouche, et les officiers qui
préparent à manger ; une autre qui est
pour l' escorte, où il y a des soldats ; une
troisiéme beaucoup plus petite et plus
legere, qu' on pourroit appeller barque
de fourriers, parce qu' elle est destinée
à courir devant en diligence, pour donner
avis et faire préparer les choses nécessaires
sur la route, afin que tout se
trouve prêt au passage, et qu' on ne soit
pas obligé d' attendre.
Ces barques ont leurs rameurs, et en
cas de besoin sont aussi tirées à la corde
le long du rivage, par un certain
nombre d' hommes, que les mandarins
de chaque ville fournissent, et qui se
changent tous les jours. Le nombre de
ces hommes se détermine suivant le
nombre des chevaux marquez sur le
Cang Ho, ou patente de l' empereur,
sçavoir, trois hommes par cheval : en
sorte que si l' on a marqué huit chevaux
pour un envoyé, on lui fournira vingt-quatre
hommes pour tirer sa barque.
Sur la route d' eau, il y a de lieuë en
lieuë des Tang, ou corps de garde, posez
à une certaine distance les uns des
autres, afin que dans le besoin ils puissent
se donner réciproquement les avis
nécessaires par des signaux. Ils donnent
ces signaux le jour, par le moyen d' une
épaisse fumée, qu' ils font élever en l' air
en brûlant des feüilles et des branches
de pin, dans trois petits fournaux de
figure pyramidale, et percez en haut. La
nuit ces signaux se donnent par le bruit
d' une petite piéce d' artillerie. Les soldats
de chaque Tang, qui sont au nombre
tantôt de dix, tantôt de cinq, ou
quelquefois moins selon les lieux, se
rangent d' ordinaire en haye le long du
rivage, par respect pour le mandarin :
l' un d' eux tient l' enseigne déployée, les
autres sont dans la posture que demandent
les armes qu' ils portent.
Si c' est un envoyé, on met à la prouë
et à la pouppe de ces barques quatre
fanaux, l' on lit en grands caracteres
d' or ces paroles, Kin Tchai Ta Gin, c' est-à dire,
grand envoyé de la cour : ces
inscriptions sont accompagnées de banderolles
et d' étendards de soye de diverses
couleurs, qui voltigent au gré du vent.
Toutes les fois qu' on jette l' ancre,
comme il arrive sur le soir, ou qu' on la
leve le matin pour partir, le corps de
garde salue le mandarin d' une décharge
de boëtes, à laquelle les trompettes
pondent par plusieurs fanfares. Lorsque
la nuit approche, on allume les fanaux
à la pouppe et à la proüe, de même
que treize autres lanternes plus petites,
qui sont suspendues en forme de
chapelet le long du mât, sçavoir, dix
en bas en ligne perpendiculaire, et trois
autres en haut en ligne horisontale.
Dès que les lanternes sont allumées,
le capitaine du lieu se présente vis-à-vis
des barques avec sa troupe, et il
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compte à haute voix les hommes qu' il
a amenez, pour veiller et faire la sentinelle
toute la nuit : alors le patron de la
barque prononce une longue formule,
par laquelle il explique en détail tous les
accidens qui sont à craindre, comme
le feu, les voleurs, etc. Et avertit les
soldats, que si quelqu' un de ces accidens
arrivoit, ils en seront responsables.
Les soldats répondent à chaque article
par un grand cri ; après quoi ils se
retirent comme pour former un corps
de garde, et laissent l' un d' eux qui fait la
sentinelle, et qui se promenant sur le
quay, frappe continuellement deux bâtons
de bambou l' un contre l' autre, afin
qu' on ne doute point de sa vigilance, et
qu' on soit sûr qu' il ne s' est pas endormi.
Ces sentinelles se relevent d' heure
en heure, et font le me bruit et le
me manege pendant toute la nuit,
chacune à son tour. Si c' est un grand
mandarin, ou un grand seigneur de
la cour, on lui rend les mes honneurs.
La quantité de canaux qu' on voit à
la Chine, a quelque chose de singulier,
ils sont souvent revêtus de côté et
d' autre, même jusqu' à dix ou douze
pieds de haut, de belles pierres de taille
quarrées, qui paroissent en plusieurs
endroits, être d' un marbre gris couleur
d' ardoise.
Il y a de ces canaux dont les rives
sont de vingt à vingt-cinq pieds de haut,
de niveau de part et d' autre, de sorte qu' il
faut un grand nombre de chapelets,
pour en faire couler l' eau dans la campagne.
On en voit qui vont plus de dix
lieuës en ligne droite, tel que celui qui
va depuis Sou Tcheou, jusqu' à Vou Si
Hien.
Le canal qui est au nord-ouëst de
la ville de Hang Tcheou, s' étend de même
fort loin en ligne droite : il a partout
plus de quinze toises de largeur : il est
revêtu de part et d' autre de pierres de
taille, et bordé de maisons aussi serrées
que dans les rues de la ville, et aussi
remplies de monde. Les deux bords du
canal sont tout couverts de barques :
dans les endroits où le rivage est bas et
inondé, on a bâti des ponts plats faits
de grandes pierres, posées trois à trois,
de sept à huit pieds de longueur chacune,
en forme de levée.
Les grands canaux qui se trouvent
en chaque province, déchargent leurs
eaux à droit et à gauche dans plusieurs
autres plus petits, qui forment ensuite
un grand nombre de ruisseaux, lesquels
se distribuent dans les plaines, et vont
aboutir aux villages, et souvent à de
grandes villes. D' espace en espace ils
sont couverts d' une infinité de ponts,
pour communiquer avec les terres : ces
ponts sont de trois, de cinq, ou de sept
arches : celle du milieu a quelquefois
36 etme 45 pieds de largeur, et
est fort élevée, afin que les barques y
puissent passer sans abaisser leurs mats :
celles des côtez n' en ont gueres moins
de trente, et vont en diminuant selon
les deux taluts du pont.
On en voit qui n' ont qu' une seule
arche : les uns ont la voute ronde et en
demi cercle : ces voutes sont construites
de pierres arcuées, longues de cinq
à six pieds, et épaisses de cinq à six pouces
seulement. Il y en a qui sont anguleuses
ou polygones.
Comme ces arches ont peu d' épaisseur
par le haut, elles en sont plus foibles,
mais aussi n' y passe-t' il point de
charettes ; car les chinois ne se servent
gueres que de porte-faix pour porter
leurs ballots. On passe ces ponts en
montant et descendant des escaliers plats
et doux, dont les dégrez ou marches,
n' ont pas trois pouces d' épaisseur.
On trouve de ces ponts, qui au lieu
d' arches ou de voûtes, ont trois ou quatre
grandes pierres posées sur des piles en
forme de planches : il y en a dont les pierres
ont dix, douze, quinze, et dix-huit
pieds de longueur : on en trouve un
grand nombre qui sont bâtis très proprement
sur le grand canal, et dont les
p92
piles sont si étroites, que les arches paroissent
suspendues en l' air.
On ne sera pas fâché de sçavoir de
quelle maniere les ouvriers chinois
construisent leurs ponts. Après avoir
maçonné des culées, quand le pont doit
être d' une seule arche, ou levé des piles,
quand il en doit avoir plusieurs, ils choisissent
des pierres de quatre à cinq pieds
de long, sur un demi pied de large,
qu' ils posent alternativement debout
dans toute leur hauteur, et de plat ou
couchées de long, en sorte que celles
qui doivent faire la clef, soient posées
de plat. Le haut de l' arche n' a d' ordinaire
que l' épaisseur d' une de ces pierres ;
et parce que ces ponts, sur tout
quand ils sont d' une seule arche, ont
quelquefois quarante ou cinquante pieds
entre piles, et que par conséquent ils
sont très exhaussez, et fort au-dessus
de la levée, on y monte des deux tez
par des degrez, qui d' assez loin s' élevent
peu à peu sur des taluts. Il y en a
les chevaux auroient de la peine à passer.
Tout l' ouvrage est assez bien entendu.
Parmi la quantité de ces ponts, on
en voit plusieurs d' une structure très
belle. Celui qui s' appelle Lou Ko Kiao,
lequel est à deux lieuës et demie de Peking
vers l' ouest, et qui fut renversé
en partie par une subite inondation,
étoit un des plus beaux qu' on t voir.
Il étoit tout de marbre blanc, bien travaillé,
et d' une très belle architecture :
des colomnes regnoient sur les bords :
il y en avoit soixante-dix de chaque côté.
Ces colomnes étoient parées par
des cartouches d' une belle pierre de
marbre, où l' on avoit cise délicatement
des fleurs, des feüillages, des oiseaux,
et diverses sortes d' animaux ; à
l' entrée du pont du coté de l' orient,
on voyoit de part et d' autre deux piedestaux
de marbre, sur lesquels étoient
posez deux lions d' une grandeur extraordinaire :
on avoit aussi taillé dans
les pierres plusieurs lionceaux qui montoient
sur les lions, ou qui descendoient,
et d' autres qui se glissoient entre leurs
jambes. à l' autre bout du té de l' occident,
on voyoit deux autres piedestaux
aussi de marbre, qui soutenoient
deux figures d' enfans, travaillés avec le
me art.
On doit mettre au rang des ouvrages
publics, les monumens que les chinois
ont élevés presque dans toutes leurs
villes, pour éterniser la mémoire de
leurs heros, c' est-à-dire, des capitaines,
des généraux d' armée, des princes,
des philosophes, des mandarins,
qui ont rendu service au public, et
qui se sont signalez par de grandes actions.
On voit, par exemple, auprès de la
ville de Nan Hiong, dans la province
de Quang Tong, une haute montagne,
d' où sortent deux rivieres, et qui autrefois
étoit inaccessible : un colaodans
la province, entreprit de couper cette
montagne, et d' y faire un passage libre
aux voyageurs. Pour conserver la moire
d' un bienfait si insigne, on éleva
un monument au haut de la montagne,
et on y plaça sa statuë, devant laquelle
on brûle des parfums, à dessein de
perpétuer la mémoire de ce grand homme,
qui a exécuté un si bel ouvrage et
si utile à ses concitoyens.
On compte plus d' onze cens monumens
élevez à la gloire de leurs princes,
et de leurs hommes illustres en science
ou en vertu. Les femmes ont part à
cette gloire, et ils en distinguent plusieurs
qui ont mérité et obtenu de semblables
titres d' honneur, et dont les vertus
héroïques sont célébrées tous les
jours par les vers et par les chansons de
leurs plus fameux poëtes.
Ces monumens consistent particulierement
en des arcs de triomphe,
qu' ils nomment Pai Fang, ou Pai Leou :
on en voit quantité dans toutes les villes :
il y en a plusieurs dont le travail est
assez grossier, et qui ne méritent pas
d' attention ; mais il y en a d' autres qui
p93
sont estimables ; quelques-uns sont de
bois, à la réserve des piedestaux qui sont
de marbre.
Ceux qu' on voit à Ning Po, ont ordinairement
trois portes, une grande au
milieu, et deux petites aux côtez : des colomnes
à pans, ou poteaux de pierre d' une
piéce, font le jambage de ces portes :
l' entablement est composé de trois
ou quatre faces, le plus souvent sans saillie
et sans moulure, excepté la derniere,
ou la pénultiéme, qui tient lieu de
frise, et sur laquelle on grave quelque
inscription.
Au lieu de corniche, il y a un toît qui
sert de couronnement à la porte, et qui
appuye sur ses jambages. Il n' y a que le
crayon qui puisse bien représenter cette
espece de toît ; notre architecture
me gothique n' a rien de si bizarre.
Chaque porte est composée des mes
pieces, mais plus basses et plus petites à
proportion. Toutes ces pieces qui sont
de pierre, sont assemblées sur des poteaux
à tenons et à mortoises, comme si
elles étoient de charpente.
Les appuys des ponts, qui sont en
grand nombre sur les canaux, sont du
me goût : ce sont de grands paneaux
de pierre, coulez dans des rainures taillées
dans les poteaux à cet effet.
Sur ces arcs de triomphe, qui ne
passent guéres vingt à vingt-cinq pieds
de haut, on voit des figures humaines,
des grotesques, des fleurs, des oyseaux
hors d' oeuvre, qui s' élancent avec diverses
attitudes, et d' autres ornemens
assez bien travaillez. Ils ont beaucoup
de saillie, plusieurs sont presque tachez.
On voit entre autres plusieurs cordelieres
ou lacis fort relevez, et vuidez
avec beaucoup d' art.
Ces sortes d' ouvrages, quoiqu' assez
minces, ne laissent pas d' avoir leur beauté ;
et quand on en voit plusieurs, placez
de distance en distance, dans une
ruë, sur tout si elle est étroite, cet ornement
a de la grandeur, et forme une
agréable perspective.
En parlant des murs, et des portes
de la ville de Peking, j' ai déja fait connoître
une partie de la magnificence
chinoise dans les ouvrages publics.
La plûpart des villes en ont de semblables :
j' ajoûterai seulement que ces murs
sont tellement élevez, qu' ils robent
à la vuë tous les bâtimens ; et qu' ils sont
si larges, qu' on peut y aller à cheval : les
murs de Peking qui sont de brique, ont
quarante pieds de hauteur : ils sont flanquez,
de vingt en vingt toises, de petites
tours quarrées en égale distance, et
très-bien entretenues. Il y a de grandes
rampes en quelques endroits, afin que
la cavallerie y puisse monter.
Pour ce qui est des portes, si elles
ne sont pas ornées de figures et de bas
reliefs, comme les autres ouvrages publics,
elles frappent extrêmement par la
prodigieuse hauteur de deux pavillons
qui les forment, par leurs voûtes qui sont
de marbre en quelques endroits, par
leur épaisseur, et par la solidité de leur
maçonnerie.
Les tours élevées dans presque toutes
les villes, sur tout dans certaines
provinces, ne sont pas un des moindres
ornemens qui les embellissent. Elles s' appellent
en chinois Pao Ta. Elles sont
de plusieurs étages, et vont en diminuant,
à mesure qu' elles s' élevent, avec
des fenêtres de tous lestez de chaque
étage. Celle de la ville de Nan King, dans
la province de Kiang Nan est la plus célebre.
On l' appelle communément la
grande tour, ou la tour de porcelaine.
J' en ai déja parlé au commencement
de cet ouvrage, mais la description
beaucoup plus détaillée, qu' en a fait
le pere Le Comte, mérite d' être rapportée.
Il y a, dit ce pere, hors de la ville,
et non pas en dedans, comme quelques-uns
l' ont écrit, un temple que les chinois
nomment le temple de la reconnoissance,
bâti par l' empereur Yong Lo. Il
est élevé sur un massif de brique, qui forme
un grand perron, entouré d' une balustrade
p94
de marbre brut ; on y monte
par un escalier de dix à douze marches,
qui regne tout le long. La salle qui sert
de temple, a cent pieds de profondeur,
et porte sur une petite base de marbre,
haute d' un pied, laquelle en débordant,
laisse tout autour une banquette large
de deux. La façade est ornée d' une galerie
et de quelques piliers. Les toîts (car
selon la coutume de la Chine, souvent
il y en a deux, l' un qui naît de la muraille,
l' autre qui la couvre) les toîts,
dis-je, sont de tuiles vertes, luisantes, et
vernissées ; la charpente qui paroît en
dedans est peinte et chargée d' une infinité
de pieces différemment engagées
les unes dans les autres, ce qui n' est pas
un petit ornement pour les chinois. Il est
vrai que cette forest de poutres, de tirans,
de pignons, de solives, qui regnent
de toutes parts, a je ne sçai quoi de singulier,
et de surprenant ; parce qu' on
conçoit qu' il y a dans ces sortes d' ouvrages
du travail, et de la dépense, quoiqu' au
fond, cet embarras ne vient que
de l' ignorance des ouvriers, qui n' ont
encore pû trouver cette belle simplicité,
qu' on remarque dans nos bâtimens,
et qui en fait la solidité et la beauté.
La salle ne prend le jour que par ses
portes ; il y en a trois à l' orient extrêmement
grandes, par lesquelles on
entre dans la fameuse tour, dont je
veux parler, et qui fait partie de ce
temple. Cette tour est de figure octogone,
large d' environ 40 pieds, de sorte
que chaque face en a quinze. Elle est
entourée par dehors d' un mur de me
figure, éloigné de deux toises et demie,
et portant à unediocre hauteur un
toît couvert de tuiles vernissées, qui paroît
naître du corps de la tour, et qui
forme au-dessous une galerie assez propre.
La tour a neuf étages, dont chacun
est orné d' une corniche de trois
pieds à la naissance des fenêtres, et distingué
par des toîts semblables, à celui
de la galerie ; à cela près qu' ils ont beaucoup
moins de saillie, parce qu' ils ne
sont pas soutenus d' un second mur ; ils
deviennent même beaucoup plus petits,
à mesure que la tour s' éleve et se rétrecit.
Le mur a du moins sur le rez de chaussée
douze pieds d' épaisseur, et plus de
huit et demi par le haut. Il est incrusté de
porcelaines posées de champ ; la pluye et la
poussiere en ont diminué la beauté, cependant
il en reste encore assez pour faire
juger que c' est en effet de la porcelaine,
quoique grossiere ; car il y a apparence
que la brique depuis trois cens ans que
cet ouvrage dure, n' auroit pas conservé
le même éclat.
L' escalier qu' on a pratiqué en dedans,
est petit et incommode, parce que les dégrez
en sont extrêmement hauts : chaque
étage est formé par de grosses poutres
mises en travers, qui portent un plancher,
et qui forment une chambre dont
le lambris est enrichi de diverses peintures,
si néanmoins les peintures de la Chine
sont capables d' enrichir un appartement.
Les murailles des étages supérieurs
sont percées d' une infinité de petites niches,
qu' on a remplis d' idoles en bas reliefs,
ce qui fait une espece de marquetage
très-propre. Tout l' ouvrage est doré,
et paroît de marbre ou de pierre cizelée ;
mais je crois que ce n' est en effet qu' une
brique moulée et posée de champ ; car les
chinois ont une adresse merveilleuse
pour imprimer toute sorte d' ornemens
dans leurs briques, dont la terre extrêmement
fine et bien sassée, est plus propre
que la nôtre à prendre les figures du
moule.
Le premier étage est le plus élevé, mais
les autres sont entre eux d' une égale distance.
J' y ai compté cent quatre-vingt-dix
marches presque toutes de dix bons
pouces, que je mesurai exactement : ce
qui fait cent cinquante huit pieds. Si l' on
y joint la hauteur du massif, celle du neuviéme
étage qui n' a point de dégrez, et
le couronnement, on trouvera que la
tour est élevée sur le rez de chaussée de
plus de deux cens pieds.
p95
Le comble n' est pas une des moindres
beautez de cette tour ; c' est un gros
t qui prend au plancher du huitiéme
étage, et qui s' éleve plus de trente pieds
en dehors. Il paroît engagé dans une
large bande de fer de la même hauteur,
tournée en volute, et éloignée de plusieurs
pieds de l' arbre ; de sorte qu' elle
forme en l' air une espece de cosne vuidé
et percé à jour, sur la pointe duquel on
a posé un globe do d' une grosseur extraordinaire.
Voilà ce que les chinois appellent
la tour de porcelaine, et que quelques
européans nommeroient peut-être
la tour de brique. Quoi qu' il en soit de
sa matiere, c' est assument l' ouvrage le
mieux entendu, le plus solide, et le plus
magnifique qui soit dans l' orient.
Parmi les edifices publics où les chinois
font paroître le plus de somptuosité,
on ne doit pas omettre les temples ou
les pagodes, que la superstition des princes
et des peuples a élevez à de fabuleuses
divinitez : on en voit une multitude
prodigieuse à la Chine : les plus célebres
sont bâtis dans les montagnes.
Quelque arides que soient ces montagnes,
l' industrie chinoise a suppléé
aux embellissemens et aux commoditez
que refusoit la nature. Des canaux travaillez
à grands frais conduisent l' eau des
montagnes dans des bassins et des réservoirs
destinez à la recevoir ; des jardins,
des bosquets, des grottes pratiquées dans
les rochers, pour se mettre à l' abri des
chaleurs excessives d' un climat brûlant,
rendent ces solitudes charmantes.
Les bâtimens consistent en des portiques
pavez de grandes pierres quarrées
et polies, en des salles, en des pavillons
qui terminent les angles des cours, et
qui communiquent par de longues galeries
ornées de statuës de pierre, et quelquefois
de bronze. Les toîts de ces edifices
brillent par la beauté de leurs briques,
couvertes de vernis jaune et verd, et sont
enrichis aux extrémités de dragons en
saillie de même couleur.
Il n' y a gueres de ces pagodes l' on
ne voye une grande tour isolée, qui se
termine en dôme ; on y monte par un bel
escalier qui regne tout autour : au milieu
du dôme est d' ordinaire un temple de
figure quarrée ; la voûte est souvent ornée
de mosque, et les murailles sont
revêtuës de figures de pierre en relief, qui
représentent des animaux et des monstres.
Telle est la forme de la plûpart des
pagodes, qui sont plus ou moins grands,
selon la dévotion et les moyens de ceux
qui ont contribué à les construire. C' est
la demeure des bonzes ou des prêtres des
idoles, qui mettent en oeuvre mille supercheries,
pour surprendre la crédulité des
peuples, qu' on voit venir de fort loin en
pélerinage à ces temples consacrez au
démon. Mais comme les chinois, dans
le culte qu' ils rendent à leurs idoles, n' ont
pas une conduite bien suivie, il arrive
souvent qu' ils respectent peu et la divinité
et ses ministres.
ralement parlant, les bonzes sont
dans un grand mépris, et il n' y a point
d' honnête chinois qui voulut embrasser
leur état ; de sorte qu' étant presque tous
tirez de la lie du peuple, ils sont souvent
obligez pour se multiplier, d' acheter de
jeunes enfans qu' ils forment à leur maniere
de vie, afin de les faire succeder à
leur diabolique ministere.
Mais en parlant de la magnificence
des chinois, je manquerois à un point
essentiel, si je ne disois rien de leurs fêtes.
Il y en a deux principales qu' ilslebrent
avec beaucoup de dépenses. L' une
est le commencement de leur année ;
l' autre qui arrive le 15 du premier mois,
est celle qu' ils nomment la fête des lanternes.
J' entends par le commencement
de l' année la fin de la douziéme lune, et
environ vingt jours de la premiere lune
de l' année suivante. C' est proprement le
tems de leurs vacations.
Alors toutes les affaires cessent, on se
fait des présens ; les postes sont arrêtées,
et les tribunaux sont fermez dans tout
l' empire : c' est ce qu' ils appellent fermer
p96
les sceaux , parce qu' en effet on ferme
en ce tems-là avec beaucoup demonie,
le petit coffre où l' on garde les sceaux
de chaque tribunal.
Ces vacations durent un mois, et
c' est un tems de grande réjouissance. Ce
sont sur-tout les derniers jours de l' année
qui expire, qu' on célebre avec beaucoup
de solemnité. Les mandarins inférieurs
vont saluer leurs supérieurs, les
enfans leurs peres, les domestiques leurs
maîtres, etc. C' est ce qu' ils appellent congédier
l' année. Le soir toute la famille
s' assemble, et on fait un grand repas.
Dans quelques endroits il s' est glissé
une superstition assez bizarre, c' est de ne
souffrir chez eux aucun etranger, pas
me un seul de leurs plus proches parens,
de crainte qu' au moment que commence
la nouvelle année, il n' enleve
le bonheur qui doit descendre sur la maison,
et ne le détourne chez lui, au préjudice
de son hôte.
Ce jour-là chacun se renferme dans son
domestique, et se réjit uniquement
avec sa famille. Mais le lendemain et les
jours suivans, ce sont des démonstrations
de joye extraordinaires : toutes les boutiques
de la ville sont fermées, et on n' est par
tout occupé que de jeux, de festins, de comédies ;
il n' y a personne, quelque pauvre
qu' il soit, qui ne prenne ces jours-là
l' habit le plus propre qu' il ait : ceux qui
sont à leur aise, s' habillent magnifiquement :
on va visiter ses amis, ses parens,
ses freres aînez, ses protecteurs, et tous
ceux dont on a intérêt denager les
bonnes graces. On représente des comédies,
on se régale, on se souhaitte réciproquement
toutes sortes de prospéritez :
enfin tout l' empire est en mouvement,
et l' on n' y respire que la joye et le plaisir.
Le quinziéme du premier mois est encore
très-solemnel : toute la Chine est
illuminée, et si l' on pouvoit la contempler
de quelque lieu élevé, on la verroit
toute en feu.
La fête commences le treiziéme
au soir jusqu' au seize ou dix-septiéme. Il
n' y a personne dans les villes et à la campagne,
sur les tes ou sur les rivieres,
qui n' allume des lanternes peintes, et
diversement fonnées ; point de maison,
quelque pauvre qu' elle soit, qui
n' en ait de suspenduës dans les cours, et
aux fenêtres : chacun veut se distinguer :
les pauvres en ont à assez bon compte :
celles des personnes riches vont quelquefois
jusqu' à deux cens francs : les
grands mandarins, les vicerois, et l' empereur
en font faire qui ctent trois à
quatre mille livres.
C' est un spectacle pour toute la ville :
on y accourt de toutes parts, et pour
contenter le peuple, on laisse tous ces soirs
là les portes de la ville ouvertes : il lui est
permis d' aller jusques dans les tribunaux
des mandarins, qui se font honneur
de les bien orner, pour donner
idée de leur magnificence.
Ces lanternes sont très-grandes : il y
en a qui sont composées de six paneaux,
dont le cadre est de bois vernissé et orné
de dorures : on tend à chaque paneau
une toille de soye fine et transparente,
sur laquelle on a eu soin de peindre des
fleurs, des arbres, des animaux, et des
figures humaines : il y en a d' autres qui
sont rondes, et faites d' une corne transparente,
et de couleur bleuë d' une
grande beauté : on met dans ces lanternes
beaucoup de lampes, et un
grand nombre de bougies, dont la lumiere
anime ces figures rangées avec art.
Le haut de cette machine est couron
par divers ouvrages de sculpture, d' où
pendent à chaque angle, des banderolles
de satin et de soye de diverses couleurs.
Il y en a plusieurs où l' on représente
des spectacles propres à amuser, et à
divertir le peuple : on y voit des chevaux
qui galopent, des vaisseaux qui voguent,
des armées en marche, des danses, et
diverses autres choses de cette nature.
Des gens cachez, par le moyen de quelques
fils imperceptibles, font mouvoir
toutes ces figures.
D' autres fois ils font paroître des ombres
p97
qui représentent des princes et des
princesses, des soldats, des bouffons,
et d' autres personnages, dont les gestes
sont si conformes aux paroles de ceux qui
les remuent avec tant d' artifice, qu' on
croiroit les entendre parler véritablement.
Il y en a d' autres qui portent un
dragon plein de lumieres, depuis la tête
jusqu' à la queuë, et long de 60 à 80
pieds, auquel ils font faire les mêmes
évolutions que feroit un serpent.
Mais ce qui donne un nouvel éclat à
cette fête, ce sont les feux d' artifice qui
se font presque dans tous les quartiers
de la ville. C' est à quoi l' on prétend que
les chinois excellent. Le pere Magaillaens
rapporte qu' il fut extraordinairement
frapd' un de ces feux qui se fit
en sa présence : une treille de raisins rouges
étoit représentée ; la treille brûloit
sans se consumer. Le sep de la vigne,
les branches, les feüilles, et les grains ne
se consumoient que très-lentement. On
voyoit les grappes rouges, les feuilles
vertes, et la couleur du bois de la vigne
y étoit aussi représentée si naturellement
qu' on y étoit trompé.
On en jugera encore mieux par la description
de celui que le feu empereur
Cang Hi fit tirer pour le divertissement
de sa cour : ceux de nos missionnaires
qui étoient à sa suite, en furent témoins.
L' artifice commença par une demie
douzaine de gros cylindres plantez en
terre, qui formoient en l' air comme autant
de jets de flammes, à la hauteur de
douze pieds, et retomboient ensuite en
pluye d' or ou de feu.
Ce spectacle fut suivi d' un grand caisson
d' artifice guindé à deux grands pieux,
ou colomnes, d' où il sortit une pluye de
feu, avec plusieurs lanternes, des ecriteaux
en gros caracteres de couleur de
flamme de souffre, et enfin une demie
douzaine de lustres, en forme de colomnes,
à divers étages de lumieres, rangées
en cercle, blanches, et argentines, qui
étoient très-agréables à la vue, et qui
tout à coup firent de la nuit un jour très-clair.
Enfin l' empereur mit de sa propre
main le feu au corps de l' artifice, et en
peu de tems le feu passa dans tous les quartiers
de la place, qui avoit quatre-vingt
pieds de long, sur quarante ou cinquante
de large. Le feu s' étant attaché à diverses
perches, et à des figures de papier
plantées de tous côtez, on vit une
multitude prodigieuse de fusées faire
leur jeu en l' air, avec un grand nombre
de lanternes et de lustres, qui s' allumerent
par toute la place.
Ce jeu dura plus d' une demie heure, et
de tems en tems il paroissoit en quelques
endroits des flammes violettes et bleuâtres,
en forme de grappes de raisins
attaces à une treille, ce qui joint à la
clarté des lumieres, qui brilloient comme
autant d' étoiles, faisoient un spéctacle
très-agréable.
Entre les rémonies qu' ils observent,
il y en a une remarquable. Dans
la plûpart des maisons les chefs de famille
écrivent en gros caracteres sur une
feuille de papier rouge, ou sur une planche
vernissée, les lettres suivantes Tien
Ti, San Kiai, Che Fan, Van Lin, Tchin Tçai,
dont voici le sens : au véritable gouverneur
du ciel, de la terre, des trois bornes,
(c' est-à-dire, du monde universel)
des dix milles intelligences, (c' est-à-dire,
d' une multitude innombrable) les
hommes sont compris dans ce terme de
Lin. Ce papier est tendu sur un chassis,
ou appliqué sur une planche : ils l' élevent
dans la cour sur une table, ils
rangent du bled, du pain, de la viande,
ou autre chose de cette nature, puis se
prosternans à terre ils offrent des bâtons
de pastille.
CEREMONIES
p98
Il n' y a rien où la nation chinoise
paroisse plus scrupuleuse, qu' aux cérémonies
et aux civilitez dont elle use :
elle est persuadée qu' une grande attention
à s' acquitter de tous les devoirs de
la vie civile, est capable plus que toute
autre chose, d' ôter aux esprits une
certaine rudesse, avec laquelle on naît,
d' inspirer de la douceur, et de maintenir
la paix, le bon ordre, et la subordination
dans un etat : c' est, disent les
chinois, par la modestie et la politesse
dans la societé civile, que les hommes se
distinguent des bêtes féroces.
Parmi leurs livres, qui contiennent
ces regles de civilité, il y en a un, l' on
en compte plus de trois mille différentes.
Tout y est prescrit dans le détail : les
saluts ordinaires, les visites, les présens,
les festins, tout ce qui se pratique en
public, ou dans le particulier, sont plûtôt
des loix, que des usages introduits
peu à peu par la coûtume.
Cette police des civilitez publiques
se duit presque toute, à regler la maniere
dont on doit s' incliner, se mettre
à genoux, se prosterner une ou plusieurs
fois, selon le tems ou le lieu, selon
l' âge et la qualité des personnes, sur
tout quand on se visite, quand on fait
des présens, ou qu' on donne à manger
à ses amis.
Les etrangers qui sont obligez de se
conformer à ces usages, sont d' abord
étonnez de ces fatigantes cérémonies.
Les chinois qui y sont élevez dès l' enfance,
loin de s' en rebuter, s' en font un
rite, et croyent que c' est faute d' une
semblable éducation, que les autres
nations sont devenues barbares.
Et afin qu' avec le tems on ne se relâche
point dans l' observation de ces usages,
il y a un tribunal à Peking, dont
la principale fonction est de conserver
les moniaux de l' empire.
Ce tribunal est si rigoureux, qu' il ne
veut pas même que les etrangers y manquent.
C' est pour cela qu' avant que
d' introduire les ambassadeurs à la cour,
la coutume est de les instruire en particulier
pendant quarante jours, et de les
exercer aux cérémonies du pays, à peu
près comme on exerce nos comédiens,
quand ils doivent représenter une piece
sur le théâtre.
On raconte que dans une lettre que
le grand-duc de Moscovie écrivoit autrefois
à l' empereur de la Chine, il
prioit sa majesté de pardonner à son
ambassadeur, si faute de bien sçavoir les
coûtumes de l' empire, il faisoit quelque
incongruité ; le Li Pou, qui est le
tribunal dont je parle, lui répondit galamment
en ces termes, que les peres
de Peking traduisirent fidelement par ordre
de l' empereur. Legatus Tuus Multa
Fecit Rusticè. Votre ambassadeur a fait
paroître en beaucoup de choses de la
grossiereté.
Cette affectation de gravité et de politesse
paroît d' abord ridicule à un européan,
mais il faut bien qu' il s' y fasse, à
moins qu' il ne veüille passer pour incivil
et grossier. Après tout, chaque nation
a son génie et ses manieres, et il
n' en faut pas juger par les préventions
de l' enfance, pour approuver, ou pour
condamner ses moeurs et ses usages. Si
en comparant les coutumes de la Chine,
avec les nôtres, nous sommes tentez de
regarder une nation si sage, comme une
nation bizarre ; les chinois à leur tour,
selon les idées particulieres qu' ils se sont
formées, nous regardent aussi comme
p99
des barbares : on se trompe de part et
d' autre ; la plûpart des actions humaines
sont indifférentes d' elles-mêmes, et
ne signifient que ce qu' il a plu aux peuples
d' y attacher dès leur premiere institution.
C' est ce qui fait que souvent ce qu' on
regarde dans un pays comme une marque
d' honneur, est regardé dans un autre
comme un signe de mépris. En
bien des endroits, c' est faire un affront
à un honnête homme que de lui prendre
la barbe ; en d' autres, c' est témoigner
qu' on a de la vénération pour lui,
et qu' on veut lui demander quelque
grace. Les européans se levent et se
découvrent pour recevoir ceux qui les
visitent ; les japonois au contraire ne se
remuent point, et ne se découvrent
point, mais se déchaussent seulement,
et à la Chine c' est une incivilité grossiere
de parler tête nue à une personne. La
comédie et les instrumens de musique
sont presque par tout une marque de
joye, cependant on s' en sert à la Chine
dans les funérailles.
Sans donc ni louer, ni blâmer des
usages qui choquent nos préjugez, il
suffit de dire que ces cérémonies, toutes
gênantes qu' elles nous paroissent,
sont regardées des chinois comme très-importantes
au bon ordre et au repos
de l' etat : c' est une étude que de les apprendre,
et une science que de les posseder :
on les y formes leur plus tendre
jeunesse, et quelque embarrassantes
qu' elles soient, elles leur deviennent
dans la suite comme naturelles.
Mais aussi tout étant réglé sur cet
article, chacun est sûr de ne manquer
à aucun devoir de la vie civile. Les
grands sçavent ce qu' ils doivent à l' empereur
et aux princes, et la maniere
dont il faut qu' ils se traittent les uns les
autres : il n' y a pas jusqu' aux artisans,
aux villageois, et aux gens de la lie du
peuple, qui n' observent les formalitez
que prescrit la politesse chinoise,
et qui n' ayent ensemble des manieres
douces et honnêtes. On le connoîtra
par le détail où je vais entrer de ces cérémonies.
Il y a certains jours où les mandarins
viennent en habit de cérémonie saluer
l' empereur, et quand même il ne paroîtroit
pas en public, ils saluent son tne,
et c' est de même que s' ils saluoient
sa personne. En attendant le signal
pour entrer dans la cour du Tchao, (c' est
la cour qui est devant la salle du trône)
ils sont assis chacun sur son coussin dans
la cour qui est devant la porte méridionale
du palais : cette cour est pavée de
briques, et propre comme une salle :
les coussins sont différens, suivant le rang
des mandarins.
Ceux qui ont droit de coussin, car
tous ne l' ont pas, le portent en eté de
soye qui se distingue par les couleurs ;
et c' est sur tout le milieu du coussin qui
fait la différence du rang ; et en hyver,
de peaux qui se distinguent par le prix.
Dans cette grande multitude, où il
semble que devroit regner la confusion
et le tumulte, tout est admirablement
réglé, et se passe dans le plus grand ordre :
chacun connoît sa place et à qui
il doit ceder : on ne scait ce que c' est
que de se disputer le pas.
Lorsqu' on transporta le corps de la
feue imratrice, un des premiers princes
du sang ayant apperçu un des Colao,
l' appella pour lui parler. Le Colao s' approcha
et lui répondit à genoux, et le
prince le laissa dans cette posture, sans
lui dire de se relever. Le lendemain un
Coli accusa le prince et tous les Colao devant
l' empereur : le prince, pour avoir
souffert qu' un officier si considérable se
tînt devant lui dans une posture si humiliante ;
les Colao, et principalement
celui qui avoit fléchi les genoux, pour
avoir deshonoré la plus haute charge
de l' empire ; et les autres, pour ne s' y
être pas opposez, ou du moins pour
n' en avoir pas donné avis à l' empereur.
Le prince s' excusa sur ce qu' il ne
p100
sçavoit pas que la coûtume ou la loi
eût rien réglé sur cet article, et que
d' ailleurs il n' avoit pas exigé cette soumission.
Le Coli repliqua en alleguant
une loi d' une ancienne dynastie : sur-quoi
l' empereur donna ordre au Li Pou,
auquel la connoissance de cette affaire
appartenoit, de chercher cette loi dans
les archives, et en cas qu' elle ne se trouvât
pas, de faire sur cela un reglement
pour l' avenir.
Le cérémonial est pareillement rég
dans toutes les autres occasions, où
quelque énement demande que les
grands viennent complimenter l' empereur :
tel fut, par exemple, et c' est le
seul que je citerai, l' occasion l' empereur
regnant déclara le choix qu' il
avoit fait d' une de ses femmes, pour
être impératrice. D' abord deux docteurs
des plus distinguez, et qui sont
membre du grand conseil, furent chargez
de faire le compliment, et de le remettre
au tribunal des rits : car c' est
à ces docteurs qu' appartient le droit
et l' honneur de faire ces piéces d' éloquence.
Aussi-tôt qu' il eût été accepté
par le tribunal des rits, on se prépara
à la cérémonie.
Le jour marqué, dès le matin on porta
à la premiere porte du palais, qui est
à l' orient (car la grande porte qui regarde
le midi, ne s' ouvre que pour l' empereur,
ou pour desrémonies qui ont
rapport à ses ancêtres) on porta, dis-je,
une espéce de table, sur laquelle se posent
quatre colomnes aux quatre coins,
et par dessus ces colomnes un espéce de
me. Ce petit cabinet portatif étoit
garni de soye jaune, et d' autres ornemens.
à l' heure qu' on avoit déterminée,
on mit sur cette table un petit livre
fort propre, où étoit écrit le compliment
qu' on avoit composé pour l' empereur :
on y avoit aussi écrit les noms des princes,
des grands, et des cours souveraines,
qui venoient en corps faire la
rémonie.
Quelques mandarins retus de l' habit
convenable à leur charge, leverent
cette table couronnée, et marcherent.
Tous les princes du sang, les autres
princes, et les seigneurs de la premiere
noblesse, avoient déja précedé selon leur
rang, et attendoient près d' une des portes
intérieures du palais.
Les autres grands officiers, comme
les premiers ministres de l' empire, les
docteurs du premier ordre, les présidens
des cours souveraines, et les autres
mandarins tartares et chinois, soit
de lettres, soit de guerre, tous revêtus
des plus beaux habits de cérémonie,
chacun selon leur degré, suivoient à
pied la même table.
Plusieurs instrumens de musique formoient
un concert très agréable, sur
tout aux oreilles chinoises. Les tambours
et les trompettes se faisoient aussi
entendre en differens endroits du palais.
On commença la marche, et lorsqu' on
fut près de la porte appellée Ou Muen,
les princes se joignirent aux autres qui
accompagnoient le compliment, et se
mirent à leur tête.
Alors ils marcherent tous ensemble
jusqu' à la grande salle d' audience. (c' est
la salle dans laquelle l' empereur admet
les ambassadeurs, où il fait les instructions
publiques deux ou trois fois l' année,
et où il reçoit le premier jour
de l' an chinois, les respects de tous les
officiers qui sont à Peking.)
lorsqu' ils furent entrez dans cette
salle, on tira de dessus la table portative,
le compliment relié en forme de
petit livre, et on le plaça sur une autre
table, préparée exprès au milieu de
la grande salle d' audience.
Tous s' étant rangez dans un bel ordre,
firent les rences ordinaires devant
le trône impérial, comme si sa
majesté y eût été placée : c' est-à-dire,
que tous étant debout, chacun à la place
qu' il doit occuper selon son rang et
sa charge, ils se mirent à genoux, frapperent
trois fois du front contre terre
p101
avec un grand respect, et se releverent.
Ensuite ils se mirent à genoux, et frapperent
encore trois fois du front contre
terre, et se releverent : enfin ils se mirent
une troisiéme fois à genoux avec la même
rémonie.
Alors chacun se tenant à la même
place dans un grand silence, les instrumens
de musique recommencerent à
jouer, et les présidens du tribunal des
rits, avertirent le premier eunuque de
la présence, que tous les grands de
l' empire supplioient sa majesté de venir
s' asseoir sur son précieux trône.
Ces paroles ayant été portées à l' empereur,
il parut, et monta sur son trône.
Aussitôt deux docteurs du premier
ordre qui avoient été nommez, s' avancerent
près de la table, firent quelques
vérences à genoux, et se releverent.
Un d' eux ayant pris le petit livre, lut
d' une voix haute et distincte, le compliment
que cette auguste compagnie
faisoit à sa majesté. La lecture du
compliment qui ne doit pas être fort
long, étant achevée, et les docteurs
s' étant retirez à leur place, l' empereur
descendit de son trône, et rentra dans
l' intérieur de son palais.
L' après midi les princesses du sang,
les autres princesses, et les dames de
la premiere qualité, se rendirent au palais
avec les femmes de tous les grands
mandarins, dont je viens de parler ; chacune
en son rang et selon sa dignité,
s' avança vers le palais de l' impératrice :
elles furent conduites par une dame de
distinction, qui dans cette sorte d' occasion,
fait la fonction de présider aux cérémonies,
et est à l' égard des femmes,
ce que les présidens du tribunal des
rits ont été à l' égard des hommes. Nul
seigneur, nul mandarin n' oseroit paroître.
Lorsque toutes ces dames furent
arrivées près du palais de l' impératrice,
son premier eunuque se présenta. Celle
qui présidoit à la cérémonie, s' adressant
à lui : " je prie, dit-elle, très-humblement
l' imratrice de la part de cette
assemblée, de daigner sortir de son
palais, et de venir se placer sur son
trône. " les femmes ne portent point
leur compliment dans un petit livre,
comme on avoit fait pour l' empereur ;
mais elles présentent une feüille d' un
papier particulier, sur lequel le compliment
est écrit avec differens ornemens.
L' impératrice sortit, et s' assit sur son
trône, élevé dans une des salles de son
palais.
Après que le papier eût été offert, les
dames étant debout, firent dabord deux
vérences. Les femmes chinoises font
la révérence comme les femmes la font
en Europe. Cette rérence s' appelle
Van Fo : Van signifie dix mille : Fo signifie
bonheur : Van Fo, toute sorte de
bonheur.
Au commencement de la monarchie
que la simplicité regnoit, on permettoit
aux femmes,me en faisant la révérence
à un homme, de dire ces deux
mots Van Fo ; mais dans la suite l' innocence
des moeurs s' étant un peu alterée,
on a jugé qu' il n' étoit pas de la cence
qu' une femme dit ces mots à un homme,
et on n' a accordé aux femmes
qu' une révérence muette ; et pour leur
en ôter tout à fait l' habitude, on ne leur
a plus permis de le dire même aux femmes.
Après ces deux révérences, les dames
se mirent à genoux, et frapperent seulement
une fois du front contre terre ;
c' est ainsi que le tribunal des rits l' avoit
prescrit. Alors elles se leverent, et se
tinrent debout avec respect, toûjours
avec le même ordre et dans un grand
silence, pendant que l' impératrice descendoit
de son trône, et se retiroit.
Il n' est pas étonnant qu' il y ait un
rémonial reglé pour la cour ; mais ce
qui surprend, c' est qu' on ait établi dans
le plus grand détail, des regles pour
la maniere dont les particuliers doivent
en agir les uns avec les autres, quand
ils ont à traitter, soit avec leurs égaux,
p102
soit avec ceux qui sont d' un rang supérieur.
Nul état ne se dispense de ces
regles ; et depuis les mandarins, jusqu' aux
plus vils artisans, chacun garde
admirablement la subordination que
le rang, le mérite, ou l' âge exigent.
Le salut ordinaire consiste à joindre
les mains feres devant la poitrine,
en les remuant d' une maniere affectueuse,
et à courber tant soit peu la tête,
en se disant réciproquement Tsin Tsin :
c' est un mot de compliment qui signifie
tout ce qu' on veut ; quand ils rencontrent
une personne, pour qui l' on
doit avoir plus de déference, ils joignent
les mains, les élevent et les abaissent
jusqu' à terre, en inclinant profondément
tout le corps.
Lorsqu' après une longue absence deux
personnes de connoissance se rencontrent,
ils se mettent l' un et l' autre à genoux,
et se baissent jusqu' à terre ; ils se relevent
et recommencent la même cérémonie
jusqu' à deux et trois fois. Fo qui signifie
bonheur, est un mot dont ils se servent
commument dans les hontetez
qu' ils se font les uns les autres.
Si quelqu' un est nouvellement arrivé,
ils lui demandent d' abord Na Fo, si toutes
choses ont bien été pendant son voyage.
Quand on leur demande comment
ils se portent : fort bien,pondent ils,
grace à votre abondante félicité : Cao
Lao Ye Hung Fo. Lorsqu' ils voyent un
homme qui se porte bien, ils lui disent
Yung Fo, comme qui diroit, la prosrité
est peinte sur votre visage, vous
avez un visage heureux.
Dans les villages comme dans les
villes, on garde pareillement toutes les
bienséances qui conviennent au rang
d' un chacun ; soit qu' ils marchent ensemble,
soit qu' ils se saluent, les termes
dont ils se servent sont toûjours pleins
de respect et de civilité.
Quand, par exemple, on se donne
quelque peine pour leur faire plaisir,
Fei Sin, disent-ils, vous prodiguez votre
coeur. Si on leur a rendu quelque service,
Sie Pou Tsin ; mes remercimens ne
peuvent avoir de fin. Pour peu qu' ils
détournent une personne occupée, Fan
Lao, je vous suis bien importun ; Te Tsoui,
c' est avoir fait une grande faute, que
d' avoir pris cette liberté. Quand on les
prévient de quelque honteté, Pou Can,
Pou Can, Pou Can, je n' ose, je n' ose, je
n' ose ; c' est-à-dire, souffrir que vous
preniez cette peine pour moi. Si l' on dit
quelque parole tant soit peu à leur
loüange, Ki Can, comment oserois-je ;
c' est-à-dire, croire de telles choses de
moi. Lorsqu' ils conduisent un ami à qui
ils ont donné à manger, Yeou Man, ou
bien Tai Man, nous vous avons bien
mal receu, nous vous avons bien mal
traitté.
Les chinois ont toûjours à la bouche
de semblables paroles, qu' ils prononcent
d' un ton affectueux ; mais il ne
s' ensuit pas deque le coeur y ait beaucoup
de part. Parmi les gens même du
commun, ils donnent toûjours le premier
rang aux personnes les plus âgées :
si ce sont des étrangers, ils le donnent
à celui qui vient de plus loin, à moins
que le rang ou la qualité de la personne,
n' exigeât le contraire : dans les provinces
la main droite est la plus honorable,
(car il y en a d' autres, où c' est
la gauche,) ils ne manquent pas de la
donner.
Quand deux mandarins se rencontrent
dans la rue, ce qu' ils évitent le
plus qu' ils peuvent, s' ils sont d' un rang
fort différent ; mais s' ils sont d' un rang
égal, ils se saluent mutuellement sans
sortir de leur chaise, et sans même se
lever, en baissant les mains jointes, et
les relevant jusqu' à la tête, ce qu' ils recommencent
plusieurs fois, jusqu' à ce
qu' ils ayent cessé de se voir. Si l' un d' eux
est d' un rang inférieur, il fait arrêter
sa chaise ; où s' il est à cheval, il met
pied à terre, et fait une profonde révérence
au mandarin son supérieur.
Rien n' est comparable au respect que
les enfans ont pour leurs peres, et les
p103
disciples envers leurs maîtres : ils parlent
peu, et se tiennent debout en leur psence :
leur coûtume est, sur tout en
certains jours, comme au commencement
de l' année, au jour de leur naissance,
et en diverses autres occasions,
de les saluer en se mettant à genoux, et
battant plusieurs fois la terre du front.
Lorsque les chinois s' entretiennent
ensemble, ils s' expriment en des termes
les plus humbles et les plus respectueux,
et à moins qu' ils ne parlent familierement,
et entre amis, ou à des
personnes d' un rang fort inférieur, ils
ne disent jamais je et vous , à la premiere
et à la seconde personne : ce seroit
une incivilité grossiere : ainsi au lieu de
dire, je suis très sensible au service que
vous m' avez rendu, ils diront ; le service
que le seigneur, ou bien le docteur
a rendu à son petit serviteur, ou bien
à son disciple, m' a été extrémement
sensible. De même un fils parlant à son
pere, s' appellera son petit fils, quoiqu' il
soit l'de sa famille, et qu' il ait lui-même
des enfans.
Souvent même ils se servent de leur
nom propre ; pour s' exprimer d' une
maniere plus respectueuse : car il est à
remarquer qu' on donne aux chinois
plusieurs noms conformes à leur âge et
à leur rang. D' abord on leur donne à leur
naissance le nom de famille, qui est
commun à tous ceux qui descendent du
me ayeul : environ un mois après
qu' ils sont nez, le pere et la mere donnent
un petit nom à leur fils, un nom
de lait, comme ils l' appellent, et c' est
d' ordinaire le nom d' une fleur, d' un
animal, ou de quelque autre chose semblable.
Quand ils commencent à s' appliquer
à l' étude, il reçoit un nouveau
nom de son maître, qui se joint au nom
de famille, et c' est de ce nom composé
qu' on l' appelle dans l' école. Lorsqu' il
a atteint l' âge viril, il prend parmi ses
amis un autre nom, et c' est celui qu' il
conserve, et qu' il signe d' ordinaire à
la fin de ses lettres ou d' autres écrits.
Enfin quand il parvient à quelque charge
considérable, on l' appelle d' un nom
particulier convenable à son rang et à
son mérite, et c' est de ce nom là que
la politesse veut qu' on se serve en lui
parlant : ce seroit une incivilité de
l' appeller de son nom de famille, à moins
qu' on ne fût d' un rang fort supérieur au sien.
Ces manieres polies et modestes ausquelles
on forme de bonne heure les
chinois, inspirent au peuple le plus profond
respect pour ceux qui les gouvernent,
et qu' ils regardent comme leurs
peres. Mais les marques qu' ils donnent
de leur vénération, ne nous paroissent
pas moins extraordinaires.
Lorsqu' un gouverneur de ville se
retire dans une autre province, après
avoir exercé sa charge avec l' approbation
du public, le peuple lui rend à l' envi
les plus grands honneurs. Dès qu' il
commence son voyage, il trouve sur le
grand chemin durant deux ou trois
liëues, des tables rangées d' espace en
espace ; elles sont entourées d' une longue
piéce de soye qui pend jusqu' à terre ;
on y ble des parfums ; on y voit
des chandeliers, des bougies, des viandes,
des légumes, et des fruits : à côté
sur d' autres tables, on trouve préparez
le thé et le vin qu' on doit lui offrir.
Aussitôt que le mandarin paroît, le
peuple se met à genoux, et courbe la
tête jusqu' à terre : les uns pleurent, ou
plûtôt font semblant de pleurer ; les autres
le prient de descendre pour recevoir
les derniers témoignages de leur reconnoissance :
on lui présente le vin et les
viandes préparées, et on l' arrête continuellement
à mesure qu' il avance.
Ce qu' il y a de plaisant, c' est qu' il
trouve des gens qui lui tirent à plusieurs
reprises ses bottes, pour lui en donner
de nouvelles. Toutes ces bottes qui ont
touché au mandarin, sont reverées par
ses amis, et ils les conservent précieusement
dans leurs maisons. Les premieres
qu' on lui a tirées, se mettent par reconnoissance
p104
dans une espece de cage, au-dessus
de la porte de la ville, par laquelle
il est sorti.
De me, quand les chinois veulent
honorer le gouverneur de leur ville
le jour de sa naissance, les plus distinguez
de la ville s' assemblent, et vont
en corps le saluer dans son palais. Outre
les présens ordinaires, dont ils accompagnent
la visite, ils portent souvent
avec eux une longue btte de
vernis, ornée de fleurs d' or, et divisée
dans le fonds par huit ou douze petits
compartimens, qu' on a remplis de diverses
sortes de confitures.
Dès qu' ils sont arrivés dans la salle
doit se faire la cérémonie, ils se rangent
tous sur une même ligne, ils s' inclinent
profondément, ils se mettent à
genoux, et courbent la tête jusqu' à terre,
à moins que le gouverneur ne les
releve, ce qu' il fait ordinairement. Souvent
le plus considérable d' entre eux
prend du vin dans une coupe, l' éleve
en l' air avec les deux mains, l' offre à ce
mandarin, et dit tout haut, par forme
de souhait : Fo Tsiou, voilà le vin qui
porte bonheur. Cheou Tsiou, voilà le vin
qui donne une longue vie ; un moment
après un autre s' avance, et élevant en
l' air des confitures qu' il psente avec
respect, voilà, dit-il, du sucre de longue
vie ; d' autres répetent jusqu' à trois
fois ces mêmes cérémonies, et font toûjours
les mes souhaits.
Mais quand c' est un mandarin qui
s' est extraordinairement distingué par
son équité, par son zéle, et par sa bonté
pour le peuple, et qu' ils veulent lui
témoigner avec éclat leur reconnoissance,
ils ont un autre moyen assez particulier
de lui faire connoître l' estime
que tout le peuple fait de son heureux
gouvernement. Les lettrez font faire un
habit compo de petits carreaux de satin,
de diverses couleurs, rouges, bleues,
vertes, noires, jaunes, etc. Et le jour de
sa naissance ils le portent tous ensemble
en grande cérémonie, avec des instrumens
de musique ; quand ils sont
arrivez dans la salle extérieure qui lui
sert de tribunal, ils le font prier de sortir
de la salle intérieure, pour passer dans
cette salle publique : alors ils lui présentent
cet habit, et ils le prient de s' en vêtir.
Le mandarin ne manque pas de faire
quelque difficulté, en se disant indigne
d' un tel honneur : enfin il se rend
aux instances des lettrez, et de tout le
peuple, qui a accouru, et qui remplit la
cour : on le dépoüille de son habit extérieur,
et on le revêt de l' habit qu' ils ont
apporté.
Ils prétendent par ces diverses couleurs
représenter toutes les nations qui
ont des habits différens, et déclarer que
tous les peuples le regardent comme
leur pere, et qu' il mérite de les gouverner :
c' est pourquoi ces habits s' appellent
Ouan Gin Y, c' est-à-dire, habits de toutes
les nations. à la vérité le mandarin
ne s' en sert que dans ce moment là,
mais on le conserve précieusement dans
sa famille, comme un titre d' honneur et
de distinction ; on ne manque pas d' en
instruire le viceroy, et souvent cela passe
jusqu' aux cours souveraines. Le pere
Contancin se trouva une fois à cette
rémonie, lorsqu' il alla faire ses complimens
à un gouverneur le jour de sa naissance.
Toutes les fois qu' on va visiter un
gouverneur, ou quelque autre personne
de considération, il faut y aller avant le
ner ; ou s' il arrive qu' on déjeune, il
faut du moins s' abstenir de vin : ce seroit
manquer au respect dû à un homme de
qualité, que de paroître devant lui, avec
un visage qui fasse juger qu' on ait bû,
et le mandarin se tiendroit offensé, si
celui qui lui rend visite, sentoit tant soit
peu le vin. Quand cependant c' est une
visite qu' on rend leme jour qu' on l' a
reçuë, on peut la faire l' après-dîner,
car alors c' est une marque de l' empressement
que vous avez d' honorer la personne
qui vous a visité.
C' est aussi un devoir indispensable
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pour les lettrez, qui seuls doivent avoir
part au gouvernement, de rendre des
honneurs extraordinaires à leurs anciens
legislateurs, et aux plus célebres philosophes
de l' empire, sur tout à Confucius,
qui pendant sa vie a beaucoup
contribué à la forme parfaite du gouvernement,
et qui en a laissé après lui les
principales maximes. Tout ce qu' ils doivent
faire dans une pareille occasion, est
reglé par lemonial de l' empire.
En chaque ville on a élevé un palais
qui sert aux assemblées des sçavans : les
lettrez lui ont donné divers noms : ils
l' appellent d' ordinaire Pouan Cong, salle
royale : ou bien Ta Ching Tien, salle de
sagesse ou de perfection ; Ta Hyo, le
grand college ; Quoe Hyo, le college de
l' empire. On y voit diverses petites planches
dorées et vernies, suspenduës à la
muraille, où l' on a écrit les noms de ceux
qui se sont distinguez dans les sciences :
Confucius tient le premier rang, et tous
les lettrez sont obligez d' honorer ce
prince de leurs philosophes. Voici les
rémonies qu' ils pratiquent.
Ceux qui aps de rigoureux examens
ont été jugez capables d' être mis au
nombre des Sieou Tsai, ou bacheliers, se
rendent dans la maison du Ti Hio Tao, ou
mandarin, avec des vestes de toile noire,
et un bonnet ordinaire.
Dès qu' ils sont en sa présence, ils
s' inclinent, ils se mettent à genoux, et
se prosternent ensuite plusieurs fois : après
quoi ils se relevent, et se rangent à droite
et à gauche sur deux lignes, jusqu' à
ce que le mandarin ait donné ordre de
leur présenter des habits propres des bacheliers.
On leur apporte des vestes, des
surtouts, et des bonnets de soye : chacun
prend son habit, et retourne se mettre
en ordre, pour se prosterner de nouveau
devant le tribunal du mandarin.
De là ils marchent avec gravité jusqu' au
palais de Confucius, ils s' inclinent
profondément, et courbent la tête quatre
fois jusqu' à terre devant son nom, et devant
ceux des plus lebres philosophes,
comme ils avoient fait auparavant dans
la maison du mandarin. Cette premiere
fonction des bacheliers se fait dans une
ville du premier ordre, et personne ne
peut en être dispen, à moins qu' il n' ait
des raisons ou de deüil, ou de maladie
bien averées.
Quand les Sieou Tsai sont de retour en
leur patrie, ceux du me territoire
vont ensemble se prosterner devant le
gouverneur qui les attend, et qui reçoit
sur son tribunal ces nouvelles marques
d' honneur. Il se leve ensuite, il leur offre
du vin dans des coupes qu' il éleve auparavant
en l' air. Dans plusieurs endroits,
on leur distribue des pieces de soye rouge,
dont chacun se fait une espece de
baudrier : ils roivent aussi deux baguettes
entourées de fleurs d' argent,
qu' ils attachent à droite et à gauche sur
leurs bonnets en forme de caducée. Puis
le gouverneur à leur tête, ils marchent
jusqu' au palais de Confucius, pour achever
la cérémonie par ce salut ordinaire,
dont nous venons de parler. C' est là comme
le sceau qui les établit, et qui les met
en possession de leur nouvelle dignité,
parce qu' alors ils reconnoissent Confucius
pour leur maître, et que par cette
action ils témoignent qu' ils veulent suivre
ses maximes dans le gouvernement
de l' etat.
Outre cela, les empereurs ont voulu,
que les docteurs et les gens de lettres
fissent comme au nom de l' empire, un
festin à ce grand homme. La veille destinée
à cettete, on a soin de tout préparer :
un maître boucher vient tuer le
cochon, des valets du tribunal apportent
du vin, des fruits, des fleurs, et des
légumes qu' on range sur une table, parmi
des bougies et des cassolettes.
Le lendemain les gouverneurs, les
docteurs, et les bacheliers se rendent
au son des tambours, et des hauts-bois
dans la salle du festin. Le maître des cérémonies
qui doit regler toute l' action,
ordonne tantôt de s' incliner, tantôt de
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se mettre à genoux, tantôt de se courber
jusqu' à terre, tantôt de se relever.
Quand le tems de la cérémonie est venu,
le premier mandarin prend successivement
les viandes, le vin, les légumes,
et les présente devant la tablette de
Confucius, au son des instrumens de
musique, qui chantent quelques vers en
l' honneur de ce grand philosophe. On
fait ensuite son éloge, qui n' est gueres
que de huit ou dix lignes, et qui est le
me dans toutes les villes de l' empire ;
on loue sa science, sa sagesse, ses
bonnes moeurs. Ces honneurs qu' on
rend en la personne de Confucius à tous
les sçavans, piquent extrêmement les
docteurs d' émulation.
L' action finit par des inclinations, et
des révérences réïterées, par le son des
flûtes et des hauts-bois, et par les civilitez
ciproques que les mandarins se rendent
les uns aux autres. Enfin on enterre
le sang et le poil de l' animal qui ont été
offerts, et on brûle en signe de joye une
grande piece de soye, qui est attachée
au bout d' une pique, et qui flotte jusqu' à
terre à la maniere des drapeaux.
On va ensuite dans une seconde salle
rendre quelques honneurs aux anciens
gouverneurs des villes, et des provinces,
qui se sont autrefois rendus célebres
dans l' administration de leurs charges.
Enfin l' on se rend dans une troisiéme
salle, où sont les noms des citoyens,
qui sont devenus illustres par leur vertu,
et par leurs talens, et l' on y fait encore
quelques monies.
On raconte d' un empereur chinois,
nommé Kia Tsing, qu' avant que de commencer
ses études, il alla au palais de
Confucius pour lui offrir ses présens.
Ce prince étant devant le tableau du
fameux docteur, lui parla de la sorte.
Moi, empereur, je viens aujourd' hui
offrir ces loüanges et ces présens,
comme des marques de mon respect,
pour tous les anciens docteurs
de notre nation, et nommément pour
le prince Tcheou Kong, et pour Confucius.
Moi donc qui ne surpasse point
en esprit le dernier de leurs disciples,
je suis obligé de m' attacher aux ouvrages,
c' est-à-dire, aux livres que ces
grands hommes et ces sages maîtres
de l' antiquité nous ont laissez, et au
recüeil de leurs maximes, sur lesquelles
la posterité doit regler ses moeurs.
C' est pourquoi ayant résolu de me mettre
dès demain à les étudier, j' appliquerai
rieusement toute l' étendue et la portée
de mon esprit à les lire, et à les relire
sans cesse, comme le moindre des disciples
de ces incomparables docteurs,
pour m' en instruire à fonds, et pour
achever heureusement le cours de mes études.
Un des devoirs de la politesse chinoise,
est de se visiter les uns les autres : il
y a des jours durant le cours de l' année,
et il arrive des évenemens, ces visites
sont indispensables, sur tout pour les
disciples à l' égard de leurs maîtres, et
les mandarins par rapport à ceux de qui
ils dépendent.
Ces jours, sont celui de la naissance,
le commencement d' une nouvelle année,
certaines fêtes qui se célebrent, lorsqu' il
naît un fils, quand il se fait un mariage,
qu' on est élevé à quelque charge,
que quelqu' un de la famille vient à
mourir, qu' on entreprend un long
voyage, etc.
Dans toutes ces occasions on ne peut
se dispenser, sans une grande raison, de
faire des visites, et elles doivent ordinairement
être accompagnées de quelques
présens, lesquels consistent assez souvent
en des choses qui ne sont pas de grande
valeur, qui peuvent être utiles à celui
auquel on les offre, et qui dans la vie
civile ne contribuent pas peu à entretenir
les liaisons d' amitié, ou de dépendance.
Pour ce qui est des visites ordinaires,
il n' y a point de tems fixé, et quoiqu' elles
se fassent sans façon entre amis intimes
et familiers, la coûtume et les loix
prescrivent pour les autres beaucoup
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de cérémonies, qui sont d' abord très-génantes
à tout autre qu' à des chinois.
Lorsqu' on fait une visite, il faut commencer
d' abord par faire psenter au
portier de la personne qu' on vient voir,
un billet de visite, qui s' appelle Tie Tsëe :
c' est un cahier de papier rouge, se
légerement de fleurs d' or, et plié en forme
de paravent.
Sur un des plis on écrit son nom, et
l' on se sert de termes respectueux et proportionnez
au rang de la personne que
l' on vient visiter. On dira, par exemple,
l' ami tendre et sincere de votre seigneurie,
et le disciple perpétuel de sa doctrine,
se présente en cette qualité pour
vous rendre ses devoirs, et vous faire la
vérence jusqu' à terre, ce qu' ils expriment
par ces mots : Tun Cheou Pai. Quand
c' est un ami familler qu' on visite, ou une
personne du commun, il suffit d' y donner
un billet d' un simple feuillet. Que
si l' on est en deüil, il doit être de papier
blanc.
Le mandarin qu' on va voir, se contente
quelquefois de recevoir le Tie Tsëe que
le portier lui met entre les mains, et
alors, suivant le style chinois, c' est la
me chose que s' il recevoit personnellement
la visite. Il lui fait dire que pour
ne point l' incommoder, il le prie de ne
point descendre de sa chaise ; ensuite, ou
le jour même, ou l' un des trois jours suivans,
il va rendre la visite, et présenter
un Tie Tsëe semblable à celui qu' il a
reçu.
S' il reçoit la visite, et que ce soit d' une
personne considérable, on fait passer
la chaise au travers des deux premieres
cours du tribunal, qui sont fort vastes,
jusqu' à l' entrée d' une salle le maître
de la maison vient recevoir celui qui arrive.
Dès que vous entrez dans la deuxiéme
cour, vous appercevez sur le devant
de la salle deux domestiques, qui tiennent
quelquefois le parasol et le grand
éventail du mandarin, inclinez l' un vers
l' autre, de sorte que vous ne pouvez
ni appercevoir le mandarin qui s' avance
pour vous recevoir, ni en être appeu.
Lorsque vous êtes descendu de chaise,
votre domestique retire le grand éventail,
qui vous cachoit pareillement, et
alors vous vous trouvez à une juste distance
du mandarin, pour lui faire la rence.
C' est en ce moment là que commencent
les monies qui sont marquées
toutes en détail dans le cérémonial chinois ;
on y trouve le nombre d' inclinations
qu' il faut faire, les termes dont il
faut se servir, et les titres honorables
qu' on doit se donner, les génuflexions
ciproques, les détours qu' on doit prendre
pour être tantôt à droite, tantôt à
gauche ; car cette place d' honneur varie
selon les provinces : les civilitez muëttes
par lesquelles le maître de la maison vous
invite de la main à entrer, en ne disant
que ce seul mot Tsin Tsin ; le refus honnête
que vous faites de passer le premier,
en répondant Pou Can, je n' ose ; le salut
que le maître de la maison doit faire à la
chaise qu' il vous destine, car il doit se
courber devant elle avec respect, et l' épousseter
légerement avec un pan de
sa veste, pour en ôter la poussiere.
Est-on assis ? Il vous faut exposer d' un
air grave et sérieux le motif de votre
visite, et l' on vous répond avec la même
gravité par diverses inclinations ;
du reste vous devez vous tenir droit
sur votre chaise, sans vous appuyer
contre le dossier, avoir les yeux un peu
baissez, sans regarder de côté et d' autre,
les mains étendues sur les genoux,
et les pieds également avancez.
Après un moment de conversation
de part et d' autre, un domestique revêtu
d' un habit propre, apporte sur
un bandege autant de tasses de thé
qu' il y a de personnes : autre attention
à observer pour la maniere de prendre la
tasse, de la porter à la bouche, et de la
rendre au domestique.
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Enfin la visite étant finie, vous vous
retirez avec d' autres cérémonies : le
maître du logis vous conduit jusqu' à
votre chaise : quand vous y êtes entré,
il s' avance un peu, attendant que les
porteurs ayent élevé la chaise, et alors
prêt de partir, vous lui dites encore
adieu, et il répond de la même maniere
à votre honnêteté.
C' est sur tout lorsqu' un Kin Tchai ou
envoyé de la cour, rend visite aux
grands mandarins des lieux paril
passe, qu' on observe religieusement toutes
les formalitez prescrites, soit pour la
maniere de le recevoir, soit pour le cortége
qui doit l' accompagner.
Lorsqu' il sort pour aller faire ses visites,
la chaise sur laquelle il est porté,
est précedée d' environ trente personnes
rangées deux à deux, dont les uns portent
à la main des bassins de cuivre,
qu' ils frappent de tems en tems en forme
de tambour, les autres portent des
drapeaux, ceux-ci de petites planches de
bois vernissées, où l' on voit en gros caractere
d' or, Kin Tchai Ta Gin, c' est-à-dire,
seigneur envoyé de la cour ; il y en a
qui ont le foüet à la main, d' autre portent
des chaînes : plusieurs portent sur
l' épaule certains instrumens peints de
diverses figures et dorez, les uns en
forme de grosses crosses terminées par
des têtes de dragon, et les autres en
forme de bâtons de chantre : quelques
uns ne sont distinguez que par un haut
bonnet de feutre, de figure cylindrique
et de couleur rouge, duquel pendent
deux grosses plumes d' or, et qui
sont gagez seulement pour crier par les
rues, et avertir le peuple de faire place.
à la tête de cette marche est un portier
ou petit officier du tribunal, qui
porte dans un porte-feüille les Tie Tsëe,
ou billets de visite, qu' il a fait pparer
auparavant, pour tous les mandarins
et autres personnes distinguées qu' il veut
visiter. Aux deux côtez de la chaise,
marchent deux ou quatre domestiques
proprement vêtus. Enfin cette marche est
fermée par plusieurs autres domestiques
du Kin Tchai ; car tout le reste de ceux
qui accompagnent, sont des gens gagez
et entretenus exprès, pour escorter
l' envoyé tout le tems qu' il doit séjourner
dans une ville.
Il y a encore quinze personnes qui
ne sortent point de sa maison. Six se
tiennent à la porte avec des hauts-bois,
des fifres et des tambours, qui semblent
gagez pour étourdir à tout moment le
voisinage du bruit de leurs instrumens ;
ce qu' ils font particulierement, toutes les
fois que quelques personnes de considération
entrent ou sortent de la maison.
Le reste est occupé aux offices du
dedans.
La maniere dont les mandarins doivent
recevoir un envo de la cour,
est également accompagnée de cérémonies,
ausquelles ils n' oseroient manquer.
On les connoîtra par la réception qui
se fit à Nan Tchang Fou au pere Bouvet,
lorsqu' accompagné d' un grand mandarin
nommé Tong Lao Ye, il fut envoyé
en cette qualité par l' empereur en Europe.
Il avoit fait le voyage jusqu' à cette
ville, partie à cheval, partie en chaise,
et ce ne fut que là qu' il prit des
barques.
Dès qu' ils furent arrivez, ils trouverent
une de ces barques grosses comme
des navires dediocre grandeur,
toutes peintes et dorées, qu' on avoit
préparées pour leur voyage. Avant que
de s' embarquer, les sous-secretaires du
viceroi et des grands mandarins, qui
avoient été envoyez au devant d' eux,
présenterent selon l' usage des Tie Tsëe,
ou billets de complimens de la part de
leurs maîtres. Ils passerent ensuite la
riviére.
La barque n' eut pas plûtôt touché
l' autre rivage, qu' ils trouverent le viceroi
et les grands mandarins de la ville,
qui venoient les recevoir, qui les invitérent
à mettre pied à terre, et les
conduisirent dans un Cong Quan ou grand
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hôtel fort propre, lequel est sur le bord
de la riviére.
Quand ils furent arrivez au milieu
de la seconde cour, le viceroi avec
tous les mandarins qui l' accompagnoient,
s' étant mis à genoux vis-à-vis
de la grande salle au bas du grand
éscalier, se tourna vers eux, et demanda
en cérémonie au nom de la compagnie,
des nouvelles de la santé de
l' empereur, (il n' y a que les officiers
de ce rang qui ayent droit de s' informer
ainsi en cérémonie, de la santé de
l' empereur) surquoi Tong Lao Ye les
ayant satisfait, le viceroi et les mandarins
se levérent.
On fit entrer les envoyez dans la
salle, où l' on avoit pparé deux rangs
de fauteüils, sur lesquels on s' assit dans
l' ordre qu' on y étoit entré. Aussitôt on
leur présenta du thé à la tartare et à la
chinoise, qu' on but en cérémonie,
c' est-à-dire, que chacun de la compagnie
tenant de la main droite la
coupe de thé tartare, fit une inclination
profonde au viceroi qui faisoit ce
régal, avant que de boire, et après avoir
bu. Pour ce qui est du thé chinois, la
coûtume est de prendre la tasse des deux
mains, et de la porter jusqu' à terre en
faisant une inclination profonde, après
quoi on boit peu à peu à diverses reprises,
tenant la tasse de la main gauche.
Après ce premier régal, le viceroi
et le néral des armes se levant avec
toute la compagnie, présenterent aux
envoyez des Tie Tsëe ou billets des présens,
qu' ils devoient leur faire de provisions
pour mettre sur leurs barques :
ensuite ils les convierent à se mettre à
table. Le ner étoit préparé au fond
de la salle, où il y avoit deux rangs de
tables qui se répondoient les unes aux autres.
Le festin se fit partie à la tartare,
partie à la chinoise ; ainsi l' on se dispensa
d' une grande partie des cérémonies
génantes, qu' on observe dans les
festins chinois. Le festin étant fini,
les envoyez se rembarquerent.
Peu après les grands mandarins leur
envoyerent des billets de visite, et ils
vinrent ensuite en personne les uns
après les autres. Le Tchi Fou gouverneur
de la ville, accompagné des deux
Tchi Hien ou présidens des deux tribunaux
subalternes, imiterent l' exemple
des grands mandarins. Ces visites étoient
accompagnées d' autant de Tie Tsëe ou
billets de présens, qu' ils devoient leur
faire en provisions et en rafraîchissemens.
Sur la route d' eau, au lieu de tables
couvertes de mets, que les mandarins
des lieux tiennent prêtes, pour regaler
le King Tchai, la coûtume est d' envoyer
de semblables provisions sur la barque
qui l' accompagne. On peut juger de
la nature de ces présens par celui que fit
le viceroi, dont voici la liste : deux mesures
ou boisseaux de ris blanc et fin,
deux mesures de farine, un cochon,
deux oyes, quatre poules, quatre canards,
deux paquets d' herbages de mer,
deux paquets de nerfs de cerfs, (ces nerfs
décharnez et dessechez, passent à la Chine
pour un mets exquis,) deux paquets
des entrailles d' un certain poisson de
mer, deux paquets de seche ou de Me
Yu, c' est-à-dire, poisson à l' encre, et
deux jarres de vin. Les présens des autres
mandarins étoient à peu près les
mes pour la qualité.
Comme c' est l' usage par toutes les
villes l' on passe, de recevoir de ces
sortes de présens de la part des mandarins,
il n' est pas nécessaire de faire d' autres
provisions sur les barques, parce
qu' elles suffisent et de reste pour la table
du Kin Tchai, et pour l' entretien de
tout son monde.
Quand on offre un présent, outre le
Tie Tsëe ou billet de visite, on joint un
Ly Tan, c' est un morceau de papier
rouge, semblable au Tie Tsëe, sur lequel
on écrit le nom de celui qui le fait, et
le nombre des choses qui le composent.
Lorsque celui qui fait le présent,
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vient lui-même en personne, après les
civilitez ordinaires, il vous offre le billet
que vous prenez de sa main, et que
vous donnez à garder à un de vos domestiques ;
ensuite vous faites une profonde
vérence pour remerciment.
Quand la visite est finie, vous lisez le
billet, et vous recevez ce que vous jugez
à propos. Si vous recevez tout ce
qui est marq, vous gardez le billet, et
vous en donnez un autre sur le champ,
pour remercier, et pour faire connoître
que vous avez tout reçu. Si vous n' en
recevez qu' une partie, vous marquez
sur le billet de remerciment ce que vous
recevez. Si vous ne recevez rien du
tout, vous renvoyez le billet et le présent
qui l' accompagnent, avec un billet
de remerciment, sur lequel vous
écrivez Pi Sié, c' est-à-dire, ce sont des
perles précieuses, je n' oserois y toucher.
Mais si la personne qui fait le présent,
se contente de vous l' envoyer
par des valets, ou bien il envoye les
choses marquées dans le billet, avec le
billet même, et alors vous gardez les
mesmonies, que lorsqu' il l' offre
en personne : ou bien il vous envoye
le billet, seservant à acheter les choses
marquées, en cas que vous les receviez ;
alors si vous voulez recevoir
quelque chose, vous prenez un pinceau,
et vous marquez des cercles sur
les choses que vous acceptez : on va
les acheter sur le champ, et on vous les
apporte ; ensuite vous écrivez un billet de
remerciment, où vous marquez ce que
vous avez reçu, et vous ajoûtez Uy Pi,
pour le reste ce sont des perles pcieuses :
mais quand il y a du vin, les valets
ne manquent gueres de se décharger
d' une partie du poids, sans qu' on s' en
apperçoive, que quand on vient à
l' ouverture des pots ou des jarres.
Il y a plusieurs occasions où quand
vous avez reçu un présent, la politesse
demande que vous en fassiez un à votre
tour : cela se pratique sur tout vers le
commencement de l' année, à la cinquiéme
lune, etc. Quand c' est une personne
considérable, ou par sa naissance,
ou par son emploi, qui fait un présent,
celui qui le reçoit, doit s' incliner profondément
devant le présent.
Il n' y a pas jusqu' aux lettres que les
particuliers écrivent, qui ne soient sujettes
à un grand nombre de formalitez,
dont plusieurs lettrez sont même
quelquefois embarrassez. Si l' on écrit
à une personne de considération, il faut
se servir d' un papier blanc, qui ait dix
ou douze replis à la maniere des paravents :
on en vend exprès avec les petits
sacs, et de petites bandes de papier
rouge, qui doivent accompagner la lettre :
c' est sur le second repli qu' on
commence la lettre, et à la fin on
met son nom.
Il faut avoir grande attention au stile,
lequel doit être différent de celui qui
est en usage dans les entretiens ordinaires :
le caractere qu' on employe, demande
une nouvelle attention ; plus il
est petit, plus il est respectueux : il y a
des distances à garder entre les lignes,
et des termes d' honneur à employer, selon
le rang et la qualité des personnes
à qui l' on écrit. Le cachet, si on l' applique,
se met en deux endroits, sur le
nom propre de celui qui écrit, et sur
les premiers caracteres de la lettre ; mais
pour l' ordinaire, on se contente de l' appliquer
sur le sachet qui sert d' enveloppe.
Si la personne qui écrit est en deüil,
elle met un petit papier bleu sur le nom
propre. La lettre une fois écrite, on la
met dans un petit sac de papier, sur le
milieu duquel on colle une bande rouge
de la longueur de la lettre, et large d' environ
deux doigts, et on écrit ces deux
mots Nuy Han, c' est-à-dire, la lettre est dedans :
on la met ensuite dans un second
sac de papier plus fort, qui a une bande
de papier rouge semblable à la premiere,
sur laquelle se mettent en gros caracteres,
le nom et la qualité de celui à qui on écrit,
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et à côté on écrit en plus petits caracteres
la province, la ville, et le lieu de sa
demeure. Ce second sac se colle en haut
et au bas, et le cachet s' imprime sur les
deux ouvertures, avec ces lettres Hou
Fong, c' est-à-dire, gardé et scellé ; et du
haut en bas d' une ouverture à l' autre,
on écrit l' année et le jour qu' on a liv
la lettre.
Lorsqu' il s' agit des dépêches que les
mandarins envoyent en cour pour
une affaire fort pressée, on attache une
plume au paquet, et alors il faut que
le courrier qui le porte, marche nuit
et jour, et fasse une extrême diligence.
Les chinois, de même que les autres
nations, s' invitent souvent à des
festins, où ils se donnent des marques
ciproques d' estime et d' amitié : mais
c' est principalement dans ces festins que
regnent, pour un européan, la ne
et la contrainte d' une politesse, qui est
naturelle aux chinois : tout y est compassé,
tout s' y passe en formalitez et en
rémonies. Ils font deux sortes de festins ;
les uns ordinaires, qui sont de douze
ou de seize mets ; et d' autres plus
solemnels, où l' on sert jusqu' à 24 plats
sur chaque table, etl' on affecte encore
plus de façons.
Quand on veut observer exactement
toutes lesmonies, un festin doit
être toûjours précedé de trois invitations,
qui se font par autant de Tie Tsëe ou de
billets, qu' on écrit à ceux qu' on veut régaler.
La premiere invitation se fait la
veille, ou tout au plus l' avant veille,
ce qui est rare. La seconde se fait le
matin, le jour me destiné au repas,
pour faire ressouvenir les convives de la
priere qu' on leur a faite, et les prier de
nouveau de n' y pas manquer. Enfin la
troisiéme se fait, lorsque tout est prêt,
et que le maître du festin est libre, par
un troisiéme billet qu' il leur fait porter
par un de ses gens, pour leur dire l' impatience
extrême qu' il a de les voir.
La salle où doit se donner le festin, est
d' ordinaire parée de vases de fleurs, de
peintures, de porcelaines et d' autres ornemens
semblables : il y a autant de tables
que de personnes invitées, à moins
que le grand nombre des convives n' oblige
d' en mettre deux à chaque table ;
car dans ces grands festins il est rare
qu' on en mette trois.
Ces tables sont toutes sur la même
ligne le long des deux côtez de la salle,
et répondent les unes aux autres, en sorte
que les convives soient assis sur des
fauteüils, et placez vis-à-vis l' un de
l' autre : le devant des tables a des ornemens
de soye, faits à l' éguille, qui ressemblent
assez à nos paremens d' autel :
quoiqu' on n' y mette ni nappes, ni serviettes,
le vernis admirable de la Chine
les rend très-propres.
Les bords de chaque table sont souvent
couverts de plusieurs grands plats
chargez de viandes coupées et arrangées
en pyramides, avec des fleurs, et
de gros citrons au-dessus sur les côtez de
la table. On ne touche point à ces viandes,
qui ne servent qu' à l' ornement, à
peu près comme on fait à l' égard des figures
de sucre, qu' on met sur la table
dans les festins d' Italie.
Quand celui qui donne le repas, introduit
ses hôtes dans la salle du festin, il
les salue tous les uns après les autres,
après quoi il se fait donner du vin dans
une petite coupe, qui est ou d' argent,
ou de bois précieux, ou de porcelaine,
posée sur une petite soucoupe de vernis ;
il la tient des deux mains, et faisant la
vérence à tous les conviez qui l' accompagnent,
il se tourne vers la grande cour
du logis, et s' avance sur le devant de la
salle, où il leve les yeux et les mains vers
le ciel avec sa coupe, dont il répand
aussi-tôt après le vin à terre, comme
pour reconnoître que les biens qu' il a,
il les a reçu du ciel.
Il fait ensuite verser du vin dans une
tasse de porcelaine ou d' argent, et après
avoir fait la révérence au plus considérable
des convives, il va la poser sur la
table qui lui est destinée. Celui-ci pond
p112
à cette civilité, par les mouvemens
qu' il se donne, pour l' empêcher de prendre
ce soin ; et en même tems il se fait apporter
du vin dans une tasse, et fait quelques
pas pour la porter vers la place du
maître du festin, qui est toûjours la derniere,
et qui à son tour l' en empêche avec
certains termes ordinaires de civilité.
Aussitôt aps le maître d' hôtel apporte
les deux petits bâtons d' yvoire, ornez
d' or ou d' argent, dont se servent
les chinois au lieu de fourchettes, et
il les pose sur la table en ligne parallele
devant le fauteüil, s' ils n' y avoient pas
été posez auparavant, comme c' est assez
l' ordinaire.
Après cette cérémonie, il conduit le
premier convive à son fauteüil, qui est
couvert d' un riche tapis de soye à fleurs,
et il lui fait de nouveau une profonde
vérence, et l' invite à s' asseoir. Celui-ci
ne l' accepte qu' après bien des formalitez,
par lesquelles il s' excuse de prendre
une place si honorable. Il se met en
devoir de faire le même honneur aux
autres convives, mais ils ne lui permettent
pas de prendre cette peine.
Il est à remarquer que suivant les anciens
usages de la Chine, la place d' honneur
se donne aux étrangers préférablement
aux autres ; et parmi les étrangers,
à celui qui vient de plus loin, ou
bien à celui qui est le plus avancé en âge,
à moins qu' un autre ne fut revêtu de
quelque dignité considérable.
Après toutes ces cérémonies, on se
met à table. C' est alors qu' on voit entrer
dans la salle quatre ou cinq des
principaux codiens richement vêtus :
ils s' inclinent profondément tous ensemble,
et frappent quatre fois la terre
du front, au milieu des deux rangs de tables,
le visage tourné vers une longue
table dressée en forme de buffet, et chargée
de lumieres et de cassolettes remplies
de parfums. Ils se relevent, et l' un
d' eux s' adressant au premier des convives,
lui présente un livre, en forme
de longues tablettes, sur lesquelles sont
écrits en caracteres d' or les noms de
cinquante ou soixante comédies qu' ils
sçavent par coeur, et qu' ils sont prêts à
représenter sur le champ, comme pour
le prier d' en choisir une.
Ce premier convive s' en excuse, et le
renvoye poliment au second, avec un
signe d' invitation ; le second au troisiéme,
etc. Tous s' excusent, et lui font
reporter le livre : il se rend enfin, il
ouvre le livre, le parcourt des yeux en
un instant, et détermine la comédie
qu' il croit devoir le plus agréer à la compagnie ;
s' il y a quelque inconvénient à
la représenter, le comédien doit l' en
avertir. Un des inconvéniens seroit, par
exemple, qu' un des principaux personnages
de la comédie portât le nom
de quelqu' un de ceux qui sont présens.
Après quoi le comédien montre à tous
les conviez le nom de la comédie dont
on a fait choix, et chacun par un signe
de tête témoigne qu' il l' approuve.
La représentation commence au bruit
des instrumens propres de cette nation :
ce sont des bassins d' airain ou d' acier,
dont le son est aigre et perçant, des tambours
de peaux de buffle, des flûtes,
des fifres, et des trompettes, dont l' harmonie
ne peut gueres charmer que les
chinois.
Il n' y a nulle décoration pour ces comédies,
qui se représentent pendant un
festin ; on se contente de couvrir le pavé
de la salle d' un tapis, et c' est de quelques
chambres voisines du balcon que
sortent les acteurs, pour joüer leur
le, en présence des conviez, et d' un
grand nombre de personnes connues,
que la curiosité y attire, que les domestiques
laissent entrer, et qui de la cour
voyent ces sortes de spectacles. Les dames
qui veulent y assister, sont hors de
la salle, placées vis-à-vis les comédiens,
à travers une jalousie faite de
bambous entrelassez, et de fils de soye
à rezeau, elles voyent et entendent
tout ce qui s' y passe sans être apperçs.
Les meurtres apparens, les pleurs, les
p113
soupirs, et quelquefois les hurlemens de
ces comédiens, font juger à un européan
qui ne sçait pas encore la langue,
que leurs pieces sont remplies d' évenemens
tragiques.
On commence toûjours le festin par
boire du vin pur : le maître d' hôtel un
genou en terre, y exhorte à haute
voix tous les convives : Tsing Lao Ye Men
Kiu Poi, dit-il, ce qui signifie ; on vous
invite, messieurs, à prendre la tasse.
à ces mots chacun prend sa tasse
des deux mains, et l' éleve jusqu' au
front, puis la baissant plus bas que la table,
et la portant tous ensuite près de
la bouche, ils boivent lentement à trois
ou quatre reprises, et le maître ne manque
pas de les inviter à tout boire ; c' est
ce qu' il fait le premier, puis montrant le
fonds de sa tasse, il leur fait voir qu' il l' a
entierement vuidée, et que chacun doit
faire deme.
On sert du vin deux ou trois fois, et
tandis qu' ils boivent, on met au milieu
de chaque table une grande porcelaine
de viande, où tout est en ragoût, ce qui
fait qu' ils n' ont pas besoin de coûteaux.
Le maître d' hôtel les invite à manger,
de même qu' il les a invitez à boire ; aussi-tôt
chacun prend adroitement un morceau
de viande dans la porcelaine : on
sert vingt ou vingt-quatre de ces plats,
avec lesmes cérémonies à chaque
plat qu' on apporte : ce qui engage à boire
autant de fois ; mais on ne boit qu' autant
qu' on veut, et d' ailleurs les tasses
sont alors très-petites.
Après qu' on a cessé de manger du
premier plat, on ne le leve pas de dessus
la table, non plus que tous ceux qu' on
sert jusqu' à la fin du repas. Entre six ou
huit mets on apporte du boüillon de viande
ou de poisson dans une porcelaine, et
dans un plat une espece de petits pains
ou de petits patez, que l' on prend avec
les petits bâtons, pour les tremper dans
le boüillon, et les manger sans aucune
rémonie : jusqu' alors on n' a mangé
que de la viande.
En même tems on sert du thé, qui est
l' une de leurs boissons la plus ordinaire,
laquelle se prend chaude, aussi bien
que le vin, car les chinois n' ont jamais
eu l' usage de boire frais. Ainsi il y
a toûjours des serviteurs, avec des vases
pleins de vin fort chaud, pour en verser
dans les tasses, et pour mettre dans d' autres
vases de porcelaine, celui qui reste
et qui s' est refroidi.
Quand les convives ont quitté leurs
petits bâtons, et cessent de manger, on
sert à boire, et on apporte un autre plat :
le maître du logis les invite encore à
manger ou à boire, ce qu' il pratique à
chaque nouveau plat qu' on apporte ;
en servant les plats l' un après l' autre,
les domestiques ménagent le tems de
telle sorte, que les vingt ou vingt-quatre
plats de service se trouvent rangez sur
la table, dans l' endroit où la comédie
doit être interrompue. On sert du vin,
on présente du ris, on offre du thé.
Puis on se leve de table, on va au bas
de la salle faire des complimens au maître
du festin, lequel alors les conduit,
ou dans le jardin, ou dans une salle pour
s' y entretenir, et prendre un peu de relâche
avant qu' on serve le fruit.
Pendant ce tems-là, les comédiens
prennent leur repas, et les domestiques
sont occupez, les uns à vous apporter
dans le salon où vous êtes des bassins
d' eau tiéde, pour vous laver les mains,
et même le visage, si vous le jugez à
propos ; d' autres à desservir les tables,
et à y préparer le dessert qui est pareillement
de vingt ou vingt-quatre plats
de sucrerie, de fruits, de compotes, de
jambons, de canards salez sechés au soleil,
d' un goût exquis, et de petits entremets
de choses qui leur viennent de
la mer.
Quand tout est prêt, un domestique
s' approche de son maître, un genou
en terre, et l' en avertit tout bas. Le maître
prenant le tems que l' entretien cesse,
se leve et invite avec politesse les conviez
à retourner dans la salle du festin.
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Alors on se rend au bas de la salle, on
fait encore quelques cérémonies pour
les places, et enfin chacun se remet
dans celle où il étoit pendant le repas ;
on change les tasses, et l' on en apporte
de plus grandes ; c' est pendant ce service
qu' on vous presse, et qu' on vous engage,
si l' on peut, à boire à longs traits. On
continue la comédie, ou bien quelquefois
pour se divertir d' avantage, on se
fait apporter le livre de farces, et chacun
choisit la sienne ; il s' en représente
de fort agréables.
Il y a pour ce service, de même que
pour le premier, cinq grands plats de parade
sur les tez de la table. Durant ce
tems-là on donne à manger aux domestiques
des conviez dans une des chambres
voisines ; on les traite très-bien,
mais sans aucunerémonie.
Au commencement du second service,
chaque convié fait apporter par un de
ses valets un bandege, où sont divers
petits sacs de papier rouge, qui contiennent
un peu d' argent, pour le cuisinier,
pour les maîtres d' hôtel, pour les comédiens,
et pour ceux qui servent à table.
On donne plus ou moins, selon la
qualité de la personne qui vous a régalé :
mais l' on ne fait ce petit présent, que
lorsque le festin est accompagné de la
comédie. Chaque domestique porte
son bandege devant celui qui a don
le festin, lequel après avoir fait quelques
difficultez, y consent enfin, et fait signe
à un de ses domestiques de le prendre,
pour en faire la distribution.
Ces festins durent quatre ou cinq
heures : c' est presque toûjours la nuit
ou vers la nuit qu' ils se font, et ils ne
finissent gueres qu' à minuit : on se sépare
avec lesmes cérémonies que nous
avons décrites, en parlant des visites.
Les domestiques qui attendent leurs
maîtres, marchent devant leurs chaises,
portant de grandes lanternes de papier
huilé, où les qualitez de leurs maîtres
sont écrits en gros caracteres, et quelquesfois
leurs noms. Le lendemain matin
chacun des conviez envoye par un
de ses domestiques un Tie Tsëe, ou billet,
pour remercier celui qui les a si bien
régalez.
L' un de ces repas solemnels fut celui
auquel le pere Bouvet assista à Canton,
lorsque, comme je l' ai déja dit, il fut envoyé
par l' empereur en Europe. Il fut
invité à ce régal avec Tong Lao Ye grand
mandarin de la cour qui l' accompagnoit,
et deux autres missionnaires,
par le Tsong Tou de la province ; et comme
ce mandarin réside d' ordinaire à la
ville de Tchao King, qui est à vingt-deux
lieuës de Canton, il avoit emprunté l' hôtel
du Tsiang Kiun pour cette fête.
Bien que les cérémonies soient à peu
près les mêmes, cependant la description
qu' en fait le pere Bouvet dans une
lettre qu' il écrivit en ce tems-là en Europe,
rite d' être rapportée, à cause
des particularitez qu' elle contient.
Le lieu où se fit le régal, est un grand
et vaste édifice, au fond de deux grandes
cours quarrées, composé de trois
grandes salles, bâties sur trois lignes paralleles,
une sur le devant, une autre
sur le derriere, et la troisiéme au milieu,
en sorte que la salle antérieure et la postérieure
communiquent à celle du milieu,
par le moyen de deux longues et
larges galeries, qui ont chacune leur
cour de part et d' autre.
La salle du milieu qui est la plus grande
et la plus belle des trois, et où se fit le
festin, étoit remarquable par la longueur
et la grosseur extraordinaire, tant des
colomnes, que des poutres, et des autres
piéces de charpente, dont les chinois
affectent de charger leurs toîts par
magnificence. La salle antérieure est le
lieu où les conviez furent reçûs à leur
arrivée, le Tsong Tou prenant la peine
d' aller au-devant des principaux jusqu' à
l' escalier, pour leur faire honneur. Les
premiers des conviez faisoient aussi quelques
pas au-devant de ceux qui arrivoient.
Ceux-ci pour répondre à leur
civilité, après avoir salué en particulier
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le maître du festin, et en général toute
la compagnie, alloient ensuite saluer de
nouveau chacun en particulier à la tartare,
et à la chinoise, selon les différentes
personnes, et en recevoient un
pareil nombre de révérence, avec une
extrême politesse.
Après toutes ces révérences, chacun
prit sa place dans des fauteüils rangez sur
deux lignes, vis-à-vis les uns des autres,
en attendant que tous les conviez fussent
arrivez : cependant on servit du thé
tartare et chinois.
Parmi ceux qui assisterent à ce festin,
outre Tong Lao Ye qui me conduisoit, dit
le pere Bouvet, et deux autres missionnaires
qui m' accompagnoient, on y
avoit encore invité tous les officiers généraux
de la province, sçavoir, 1 le
viceroy, le Tsiang Kiun, les deux Tou Tong,
L' Yen Yuen, qui étoient les plus distinguez.
2 les mandarins en chef de la doüane :
comme ils changent tous les ans, ils
portent le titre de Kin Tchai, c' est-à-dire,
d' envoyez de la cour, et par cette
raison les mandarins qui suivent, leur
cedent le pas. 3 le Pou Tching Ssëe, ou
trésorier général ; le Ngan Tcha Ssëe ; les
Tao, qui bien qu' officiers géraux et
de considération, et néanmoins d' un
rang inférieur aux premiers, étoient assis
sur une ligne différente, c' est-à-dire,
que leurs chaises étoient un peu retirées
en arriere, différence qui s' observe aussi
à table.
Lorsque tous les conviez furent arrivez,
on passa de la premiere salle dans
celle du milieu, où étoient disposez deux
rangs de tables, vis-à-vis les unes des
autres, suivant le nombre des conviez.
Dans ce mouvement, de même que
quand il fut question de s' asseoir à table,
il fallut faire et recevoir beaucoup de révérences
à la chinoise ; après lesquelles
il n' y eût pas moyen de se défendre de
l' honneur que le Tsong Tou, et à son
exemple tous ces grands mandarins,
firent aux Kin Tchai de s' asseoir aux premieres
tables.
Ensuite, selon ce qui se pratique dans
les festins qui se font avec les cérémonies
chinoises, tel qu' étoit celui-ci, il
prit des deux mains une petite tasse d' argent,
remplie de vin, avec la soucoupe,
et me l' ayant adressée il se mit en devoir
de la porter lui-même sur la table qui
m' étoit destinée, avec une paire de Quai
Tsëe, (ce sont les petits bâtons dont les
chinois se servent à table, au lieu de
fourchette) j' allai au-devant de lui, pour
l' arrêter et l' empêcher de prendre cette
peine. Puis ayant voulu faire le même
honneur aux autres conviez, ils s' excuserent
de la même maniere, après quoi
chacun prit sa place, et se mit à la table
qui lui avoit été marquée.
Ces tables étoient toutes de la même
forme ; de figure quare et vernissées
au nombre de 16 ou 18 autant qu' il
y avoit de conviez : elles étoient rangées
sur deux lignes vis-à-vis les unes
des autres, de telle sorte que les tables
d' en haut et des principaux conviez,
étoient un peu avancées sur le devant,
et celles d' en bas un peu retirées en arriere.
Toutes les tables d' en haut étoient
ornées par devant d' un parement de satin
violet, relevé d' un dragon à quatre
ongles en broderie d' or ; et les fauteüils,
dont les bras et le dossier formoient un
demi cercle obliquement incliné, étoient
couverts d' une garniture semblable.
La garniture des tables et des chaises
d' en bas n' étoient différentes de
celles d' en haut, que par la figure de
la broderie, qui étoit une éspece de cigogne.
Comme ce festin fut interrompu et
divisé, pour ainsi dire, en deux repas,
que celui du matin se fit plus cavalierement,
et que celui du soir fut accompagné
de toutes les cérémonies chinoises ;
pour donner une juste idée de
ces cérémonies, je ne parlerai que de celui
du soir.
Lorsque les conviez allerent pour se
mettre à table sur le soir, ils trouverent
p116
toutes les tables doublées, c' est-à-dire,
qu' au devant de chaque table du matin,
il y en avoit une seconde, chargée
d' un banquet de parade, qui consistoit
en seize pyramides de viandes,
d' autres sortes de mets, de fruits, etc.
Chaque pyramide étoit haute d' un pied
et demi, et toutes étoient peintes et ornées
de fleurs.
J' ai dit d' un banquet de parade, parce
que ces sortes de tables n' étant dressées
que pour la montre, et pour régaler les
yeux des conviez ; à peine sont-ils assis,
qu' on les retire toutes, et on les distribue
à la fin du repas aux domestiques
des conviez, ou plûtôt à leurs porteurs
de chaise, et aux petits valets du tribunal.
L' autre table portoit sur son bord antérieur
un petit piedestal, sur lequel
étoient une petite cassolette de cuivre,
une boëte de parfums, une phiole d' eau
odoriférante, avec un tube ou cornet
façon d' agathe, qui contenoit les petits
instrumens propres à metre les parfums
dans la cassolette, et à remuer la cendre.
Sur les deux coins antérieurs de la
table, étoient dressées deux petites planches
vernissées, qu' ils nomment Ouei,
ornées d' une emblême d' un côté, et de
l' autre de quelques petites pieces de poësies.
Les deux autres coins de la table
étoient garnis chacun de trois petites
assiettes de porcelaine, qui contenoient
chacune de petites herbes et des légumes
confits au sel et au vinaigre, pour exciter
l' appetit : entre deux, il y avoit une
petite tasse d' argent avec sa soucoupe.
Ces sortes de festins sont ordinairement
accompagnez de la comédie. Au
commencement du repas, les comédiens
déja revêtus de leurs habits, se
disposoient à jouer leur personnage. Le
chef de la troupe s' étant avanau haut
de la salle, me vint présenter le livre qui
contenoit la liste de toutes ses comédies,
et me pria de marquer celle que
je voulois qu' ils jouassent, (car ils en
sçavent ordinairement cinquante ou
soixante par coeur, qu' ils sont également
prêts de représenter, selon le
choix des conviez).
Comme j' étois nouveau pour ces sortes
de cérémonies, et que je sçavois peu
la langue, je craignis, faute d' expérience,
qu' il n' y eût dans les comédies chinoises,
quelque chose capable de choquer
les oreilles chtiennes ; c' est pour
quoi je fis entendre à Tong Lao Ye notre
conducteur, que la comédie n' étoit pas
un divertissement convenable à des gens
de notre profession. Surquoi le Tsong
Tou et les autres mandarins, eurent
la complaisance de se priver de ce divertissement,
d' ailleurs assez innocent
parmi eux, comme je l' ai appris dans la
suite. Ils se contenterent de la symphonie
de diverses sortes d' instrumens, qui
jouant régulierement et tous ensemble
par intervalle, réglerent le tems de chaque
service.
Pendant tout le festin, toutes les paroles
et les mouvemens, tant des conviez
que de ceux qui servoient, furent
tellement compassez, que sans le sérieux
et la gravité de ceux qui y firent personnage,
un européan en le voyant
pour la premiere fois, eût pu dire que
c' étoit plûtôt une comédie qu' un festin.
Nous autres européans nous avions bien
de la peine à nous empêcher de rire.
Ce festin fut partagé comme en plusieurs
scénes ou différens services, tous
distinguez par la symphonie. Les préludes
du festin furent deux petites coupes
de vin consécutives, environ d' une bonne
cuillerée chacune, que deux maîtres
de cérémonie nous inviterent à
boire de la part du Tsong Tou. Ils étoient
à genoux et au milieu de la salle, disant
fort gravement et à haute voix : Ta Lao
Ye Tsing Tsiou : c' est-à-dire, monseigneur
vous invite à boire : après que chacun
eût bu une partie de sa tasse, il cria
une seconde fois Tsing Tchao Can, c' est-à-dire,
vuidez, s' il vous plaît, jusqu' à la
derniere goutte.
p117
Cette cérémonie s' observe et se réïtere
durant tout le festin, non seulement
à chaque fois qu' il est question de boire,
mais encore autant de fois qu' on
sert des plats sur la table, ou que l' on
touche à quelque mets nouveau.
Dès qu' on a posé un nouveau plat
sur la table, les deux maîtres de rémonie
se mettant à genoux, invitent à
prendre le Quai Tsëe, ou les petits bâtons,
et à goûter les mets nouvellement servis.
Le Tsong Tou les invite en même
tems par signes, et tous les conviez
obéïssent.
Les mets principaux du festin consistoient
en ragouts de viandes hachées
et bouillies avec diverses sortes d' herbes
ou de légumes, et servies avec le
bouillon, qui se met dans des vases de
porcelaines fines, presque aussi profondes
que larges.
On servit sur chaque table vingt de
ces sortes de plats, tous de même forme
et de même grandeur. Ceux qui les servoient,
alloient les prendre au bas de la
salle, ou autant de valets de cuisine qu' il
y avoit de tables et de conviez, les apportoient
un à un sur des bandeges vernissez,
et les présentoient à genoux.
Les domestiques qui les recevoient,
avant que de les porter sur la table, rangeoient
quatre à quatre sur diverses lignes
les premiers ausquels on avoit touc,
de sorte qu' à la fin du repas, tous
les plats qu' on n' enlevoit pas après les
avoir servis, formoient une espéce de
quarré de vingt plats ; ce qui faisoit le
corps du festin.
C' est à la fin de chaque acte de ce
festin comique, c' est-à-dire, à chaque
quatriéme plat qui paroissoit sur la table,
que pour faire quelque distinction,
on servoit un bouillon particulier, et
une assiette de pâtisserie, semblable aux
pâtez à la mazarine pour la figure, mais
d' un goût bien difrent. Enfin tout se
conclut par une tasse de thé.
Il fallut goûter de tout et avec les
mesmonies, qui nous parurent
fort importunes ; car c' étoit la premiere
fois que j' avois assisté à un repas semblable :
j' y avois été cependant invité
plusieurs fois, mais je m' en étois excusé
pour des raisons, qui ne déplurent pas à
ceux qui me faisoient cet honneur.
Quand il y a comédie, c' est l' usage
à la fin du repas, comme je l' ai déja
dit, que chacun des conviez fasse un
petit présent aux officiers qui ont servi :
un valet de chacun porte à la main
quatre ou cinq petits sacs de papier rouge,
avec un peu d' argent dans chacun, et
après avoir pris l' ordre de son maître,
il va ranger ses sacs sur une table, qu' on
apporte quelquefois au bas de la salle,
à la vuë de tous les conviez, tandis que le
maître fait voir par divers signes, lapugnance
qu' il a d' accepter cette gratification
pour ses gens.
Enfin la monie du festin se termine
par de grands remercimens réciproques,
et après un quart d' heure de
conversation, chacun se retire. Le lendemain
matin, suivant la coûtume, j' envoyai
au Tsong Tou un Tie Tsëe ou billet
de remerciment, sur les honneurs qu' il
m' avoit fait la veille.
Telles sont les cérémonies que la politesse
chinoise exige, et qui s' observent
presque toûjours dans les festins
solemnels ; il est vrai cependant que les
tartares qui n' aiment guéres à se gêner,
en ont retranché une bonne partie. Quoique
leurs viandes et leurs poissons se
servent coupez en morceaux ou bouillis,
leurs cuisiniers ont l' art d' assaisonner
leurs mets de telle sorte, qu' ils sont
très agréables au goût.
Pour faire leurs bouillons qui sont
exquis, ils se servent ou de la graisse de
cochon, qui est excellente à la Chine,
ou du suc de différentes viandes, telles
que sont le cochon, la poule, le canard,
etc. Et même pour apprêter les viandes
qui se servent coupées par morceaux dans
des vases de porcelaine, ils achevent de
les cuire dans ce jus.
Dans toutes les saisons de l' année,
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il croît toute sorte d' herbes et de légumes
qu' on ne connoit point en Europe :
de la graine de ces herbes, on
fait une huile qui est aussi d' un bon usage
pour les sauces. Les cuisiniers de France
qui ont le plus rafiné sur ce qui peut
veiller l' appetit, seroient surpris de
voir que les chinois ont porté l' invention
en matiere de ragoût, encore
plus loin qu' eux, et à bien moins de
frais.
On aura de la peine à se persuader qu' avec
de simples féves qui croissent dans
leur pays, ou qui leur viennent de la
province de Chan Tong, et avec la farine
qu' ils tirent de leur ris et de leur bled,
ils préparent une infinité de mets tous
différens les uns des autres à la vuë,
et au goût. Ils diversifient leurs ragoûts,
en y mêlant diverses épiceries et des herbes
fortes.
Leurs mets le plus délicieux et le
plus en usage dans les festins des grands,
sont les nerfs de cerf, et les nids d' oiseau
qu' ils préparent avec soin. Ils exposent
ces nerfs au soleil pendant l' eté,
et pour les conserver, ils les renferment
avec de la fleur de poivre et de muscade.
Quand ils veulent les apprêter
pour les servir à table, ils les amollissent
en les trempant dans de l' eau de ris ; et les
ayant fait cuire dans du jus de chevreau,
ils les assaisonne de plusieurs épiceries.
Pour ce qui est des nids d' oiseau, ils
se prennent le long des côtes du Tong
King, de Java, de la Cochinchine, etc.
Ces oiseaux qui ressemblent par le plumage
aux hirondelles, font leurs nids,
et les attachent aux rochers qui sont
sur le bord de la mer : on ne sçait pas
de quelle matiere ils composent ces nids,
on croit que c' est de petits poissons
qu' ils tirent de la mer.
Ce qu' on sçait certainement, c' est
qu' ils jettent par le bec une humeur
gluante, dont ils se servent comme de
gomme, pour attacher leur nid au rocher.
On les voit aussi prendre de l' écume
de mer, en volant à fleur d' eau,
dont ils lient ensemble toutes les parties
du nid, de me que les hirondelles
les lient avec de la boue. Cette matiere
étant déssechée, devient solide,
transparente, et d' une couleur qui tire
quelquefois un peu sur le verd, mais
qui est toûjours blanche, lorsqu' ils sont
frais.
Aussitôt que les petits ont quitté leurs
nids, les gens du lieu s' empressent de
les détacher, et en remplissent des barques
entieres. Ils sont de la grandeur
et de la forme de la moitié d' une écorce
de gros citron confit : on les mêle
avec d' autres viandes, et ils en relevent
le goût.
Quoiqu' il croisse du bled dans toute la
Chine, et abondamment dans certaines
provinces, on se nourrit plus communément
de ris, sur tout dans les contrées méridionales.
On ne laisse pas d' y faire de petits
pains qui se cuisent au bain-marie en
moins d' un quart d' heure, et qui sont
très-tendres. Les européans les font un
peu rotir ensuite ; ils sont bien levez et
très délicats. On fait aussi dans la province
de Chan Tong une espece de galette de
bled qui n' est pas mauvaise, sur tout
quand elle se mêle avec de certaines
herbes appétissantes.
Pour moudre le bled et leduire en
farine, ils se servent d' une espece de
moulin fort simple. Il consiste en une table
de pierre ronde, posée horisontalement
comme une meule, sur laquelle ils
font rouler circulairement un cylindre de
pierre, qui de son poids écrase le bled.
Le thé est leur boisson la plus ordinaire,
comme je l' ai déja dit, mais ils ne laissent
pas de boire souvent du vin : ils le
font d' une espece particuliere de ris différent
de celui dont ils se nourrissent : le
débit en est grand parmi le peuple. Il
y en a différentes sortes, et diverses façons
de le faire : en voici une : ils laissent
tremper le ris dans l' eau, avec quelques
ingrédiens qu' ils y jettent pendant
vingt et quelquefois trente jours : ils le
font cuire ensuite : quand il s' est liquefié
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au feu, il fermente aussitôt, et se couvre
d' une écume vaporeuse, assez semblable
à celle de nos vins nouveaux :
sous cette écume se trouve un vin très-pur,
on le tire au clair, et on le verse
dans des vases de terre bien vernissez.
De la lie qui reste, on fait une eau-de-vie
qui n' est gueres moins forte que
celle d' Europe ; il s' en fait même de
plus forte, et qui s' allume plus aisément.
Les mandarins font venir du vin
pour leur table, de certaines villes où
il passe pour être-très délicat. Celui
de Vou Sie, ville du troisiéme ordre,
est fort estimé, et c' est la bonté de l' eau
qu' on y trouve, qui le rend excellent :
on fait encore plus de cas de celui de
Chao Hing, parce qu' il est meilleur pour
la santé. On porte de ces vins par toute
la Chine, même à Peking.
Ils ont une espece d' eau-de-vie, ou
d' eau distillée, qu' on dit être tirée de la
chair de mouton, et dont l' empereur
Cang Hi usoit quelquefois, mais qui n' est
guéres en usage que parmi les tartares :
elle n' est pas agréable au goût,
et donne aisément dans la tête : on assure
qu' elle est fort substantielle.
Ils ont de même un vin extraordinaire
qui se fait dans la province de
Chen Si, et qui se nomme Cao Yang Tçi-Eou,
(c' est-à-dire vin d' agneau) il a
beaucoup de force, et l' odeur en est désagréable ;
mais au goût chinois, ou plûtôt
au goût tartare, il passe pour un vin
exquis. Ce n' est point un vin qu' on
transporte ailleurs, on le consomme
dans le pays.
Venons maintenant à leurs mariages :
les loix que la police chinoise a établies,
et qui sont exactement marquées dans
le cérémonial de l' empire, suivent :
premierement, du grand principe qui
est comme la base de leur gouvernement
politique, je veux dire le respect et la
soumission des enfans envers leurs parens ;
et ce sentiment de pieté filiale, ils
l' étendent jusqu' après la mort de leurs
peres, à qui ils continuent de rendre les
mes devoirs, que pendant leur vie.
Secondement, de l' autorité absolue
que les peres ont sur leurs enfans ; car
c' est une maxime de leur philosophe,
que les rois doivent avoir dans l' empire
toute la tendresse d' un pere, et que
les peres dans leurs familles doivent
avoir toute l' autorité des rois.
C' est en conséquence de ces maximes
qu' un pere vit en quelque maniere
sans honneur, et n' a pas le coeur content,
s' il ne marie pas tous ses enfans ; qu' un
fils manque au premier devoir de fils,
s' il ne laisse pas une posterité qui perpétue
sa famille ; qu' un frere aîné, n' eut-il
rien herité de son pere, doit élever ses
cadets, et les marier, parce que si la famille
venoit à s' éteindre par leur faute,
les ancêtres seroient privez des honneurs
et des devoirs que leurs descendans doivent
leur rendre ; et parce qu' en l' absence du
pere, le fils aîné doit servir de
pere à ses cadets.
De me on ne consulte point les
inclinations des enfans, quand il s' agit
de les unir par les liens du mariage ; le
choix d' une épouse est réservé au pere, ou
au plus proche parent de celui qu' on veut
marier ; et c' est avec le pere, ou avec les
parens de la fille qu' on convient du mariage,
et qu' on passe le contrat ; car il
n' y a point de dot pour les filles à la Chine,
et la coûtume est que les parens de
l' époux futur conviennent avec les parens
de l' épouse, d' une certaine somme qu' ils
donneront pour arrêter le mariage, laquelle
s' employe à acheter les habits et
autres utenciles que la mariée emporte
le jour de ses ces : c' est ce qui se pratique
sur tout parmi les personnes de basse
condition, car pour ce qui est des
grands, des mandarins, des lettrez, et
des personnes riches, ils dépensent beaucoup
plus que ne valent les psens qu' ils
ont reçu.
C' est par la même raison qu' un chinois
qui a peu de bien, va souvent à l' hôpital
des enfans trouvez demander une
p120
fille, afin de l' élever, et de la donner
pour épouse à son fils. Il y trouve trois
avantages : il épargne l' argent qu' il lui
faudroit fournir pour l' achat d' une femme ;
elle est élevée comme la fille de la
maison ; elle s' acctume par là à avoir
beaucoup de respect pour la belle mere ;
et il y a lieu de croire qu' une fille ainsi
tirée de l'pital, sera plus soumise à son
mari.
Il est rare qu' avant le tems desces,
il se passe rien contre la cence et l' honnêteté.
La mere qui ne sort pas de la
maison, a continuellement sa petite bru
sous ses yeux ; outre que la pudeur qui
regne à la Chine parmi les personnes
du sexe, seroit seule un rempart as
contre un semblable désordre.
On dit que les riches qui n' ont point
d' enfans, feignent quelquefois que leur
femme est enceinte, puis ils vont la
nuit, sans se faire connoître, chercher
un enfant dans l' hôpital, qu' ils font
passer pour leur propre fils. Ces enfans
étant crus légitimes, lorsqu' ils étudient,
se font éxaminer, et parviennent aux
dégrés de bachelier et de docteur ; c' est
un droit qui ne s' accorderoit pas aux enfans
adoptifs tirés de l' hôpital.
Il est à remarquer que dans la même
ë de se procurer une postérité, les chinois
qui n' ont point d' enfansles,
adoptent le fils de leur frere, ou de quelqu' un
de leurs parens. Ils peuvent adopter
aussi le fils d' un étranger, et ils donnent
quelquefois de l' argent aux parens ;
mais généralement parlant, ces adoptions
sont fort recherchées, et on employe
souvent le crédit de ses amis, pour
les obtenir, et les conclure.
L' enfant adopté entre dans tous les
droits d' un véritable fils ; il prend le nom
de celui qui l' a adopté ; il en porte le
deüil après sa mort, il devient son héritier,
et s' il arrivoit qu' après cette adoption,
le pere eut des enfans dont il fût
ritablement le pere, le fils qui ne l' est
que par adoption, partageroit également
l' héritage avec les autres enfans, à moins
que le pere ne fît quelque avantage à
son propre fils.
C' est encore dans le dessein de ne pas
manquer de postérité qu' il est permis,
selon les loix, de prendre des concubines,
outre la femme légitime. Le nom
de concubine, ou plûtôt de seconde
femme, n' a rien d' infamant à la Chine,
ces sortes de femmes étant subalternes,
et subordonnées à la premre.
Mais ce qui a servi de prétexte à une
pareille loi, n' est pas toûjours le motif
qui engage maintenant les chinois à
prendre plusieurs femmes ; il leur suffit
d' être riches, et en état de les entretenir,
pour se les procurer. Il y a néanmoins
une loi qui défend au peuple de prendre
une seconde femme, à moins que
la femme légitime n' ait atteint l' âge de
quarante ans, sans avoir eu d' enfans.
Comme les personnes du séxe sont
toûjours enfermées dans leurs appartemens,
et qu' il n' est pas permis aux hommes
de les voir, ni de les entretenir, les
mariages ne se contractent que sur le témoignage
des parens de la fille qu' on
recherche, ou sur le portrait qu' en font
de vieilles femmes, dont le métier est
de s' entremettre de ces sortes d' affaires.
Les parens ont soin, par des psens
qu' ils leur font, de les engager à faire
une peinture flattée de la beauté, de
l' esprit, et des talens de leur fille ; mais
on ne s' y fie guéres, et si elles portoient
la mauvaise foi jusqu' à un certain point,
elles en seroient sévérement punies.
Quand par le moyen de ces entremetteuses
on est convenu de tout, on passe
le contrat, onlivre la somme arrêtée,
et l' on se prépare à la célébration des
ces : elles sont précédées de quelques
rémonies : les principales consistent à
envoyer de part et d' autre demander le
nom de la fille, et le nom de l' époux qui
doivent s' épouser, et à faire aux parens
des présens d' étoffes de soye, de toiles
de coton, de viandes, de vin, et de
fruits ; il y en a plusieurs qui consultent
les jours heureux marqués dans le calendrier
p121
pour déterminer le jour des nôces,
et c' est l' affaire des parens de la fille.
On envoye à la future épouse des bagues,
des pendans d' oreilles, et d' autres
bijoux de cette nature. Tout cela se fait
par des médiateurs, et par des espéces de
lettres qu' on s' écrit des deux côtés. C' est-là
ce qui se pratique parmi les gens du
commun ; car pour les gens de qualité,
ces mariages se ménagent, et se conduisent
d' une maniere plus noble, et
avec une véritable magnificence.
Lorsque le jour des nôces est venu,
on enferme la fiancée dans une chaise
magnifiquement ornée : toute la dot
qu' elle porte, l' accompagne, et la suit.
Parmi le menu peuple, elle consiste en
des habits de nôces, enfermés dans des
coffres, en quelques nippes, et en d' autres
meubles, que le pere donne. Un
cortége de gens qui se loüent, l' accompagne
avec des torches et des flambeaux,
me en plein midi. Sa chaise est précedée
de fifres, de hauts-bois et de tambours,
et suivie de ses parens, et des
amis particuliers de la famille. Un domestique
affi garde la clef de la porte
qui ferme la chaise, pour ne la donner
qu' au mari ; celui-ci magnifiquement
tu attend à sa porte l' épouse qu' on lui
a choisie.
Aussi-tôt qu' elle est arrivée, il roit
la clef que lui remet le domestique, et
il ouvre avec empressement la chaise.
C' est alors que s' il la voit pour la premiere
fois, il juge de sa bonne ou de sa
mauvaise fortune. Il s' en trouve, qui
contens de leur sort, referment aussi-tôt
la chaise, et renvoyent la fille avec
ses parens, aimant mieux perdre l' argent
qu' ils ont donné, que de faire une si
mauvaise acquisition. C' est néanmoins
ce qui arrive rarement par les précautions
qu' on a eu soin de prendre.
Dès que l' épouse est sortie de la chaise,
l' époux se met à côté d' elle ; ils passent
tous deux ensemble dans une salle,
et là ils font quatre révérences au Tien,
et après en avoir fait quelques autres aux
parens de l' époux, on la remet entre les
mains des dames qu' on a invitées à la
rémonie : elles passent ce jour-là toutes
ensemble en divertissemens et en festins,
tandis que le nouveau marié régale
ses amis dans un autre appartement.
Quoique selon les loix on ne puisse
avoir qu' une femme légitime, et que
dans le choix qu' on en fait, on ait égard
à l' égalité de l' âge et du rang, il est permis
néanmoins, comme je l' ai déja dit,
d' avoir plusieurs concubines. On les reçoit
dans la maison sans presque aucune
formalité : on se contente de passer un
écrit avec leurs parens, par lequel en
donnant la somme dont on est convenu,
on promet de bien traitter leur fille.
Ces secondes femmes vivent dans une
entiérependance de la femme légitime ;
elles la servent, et la respectent comme
la seule maîtresse de la maison. Les
enfans qui naissent d' une concubine, sont
censez appartenir aussi à laritable femme,
et parmi les chinois ont également
part à la succession : ce n' est qu' à celle-ci
qu' ils donnent le nom de mere, et si
celle dont ils ont reçû le jour, vient à
mourir, ils ne sont pas absolument obligez
de porter le deüil durant trois ans,
ni de s' absenter des éxamens, ni de quitter
leurs charges et leurs gouvernemens,
comme c' est l' usage à la mort de
leur pere, et de la femme légitime, bien
qu' elle ne soit pas leur mere. On en
voit cependant très-peu qui se dispensent
de donner à leur propre mere, cette
marque de tendresse et de respect.
Il y en a plusieurs, qui se picquant
de probité, et voulant se faire la réputation
de bons maris, ne prennent des
concubines, qu' avec l' agrément et la permission
de leurs épouses, ausquelles ils
persuadent qu' ils n' ont d' autre intention,
que de leur fournir un plus grand
nombre de femmes pour les servir.
Il y en a d' autres qui ne prennent une
concubine, que pour avoir un enfant mâle,
et au moment qu' il est né, si elle déplaît
à leurs femmes, ils la congédient,
p122
lui donnent la liberté de se marier à qui
il lui plaît, ou lui cherchent eux-mêmes
un époux, ce qui est le plus ordinaire.
Les villes d' Yang Tcheou, et de Sou
Tcheou ont la réputation de fournir un
grand nombre de ces sortes de concubines :
on y éleve de jeunes filles bien faites,
qu' on a achetées ailleurs : on leur
fait apprendre à chanter, à joüer des instrumens,
et on les forme à tous les exercices
propres des filles de qualité, pour
les vendre ensuite bien chérement à quelque
riche mandarin.
Les hommes de me que les femmes,
peuvent contracter un nouveau mariage,
lorsque la mort a brisé les prémiers
liens qui les engageoient. Ceux-là, qui
dans la premiere alliance qu' ils avoient
contractée, devoient avoir égard au rang
de la personne avec laquelle ils s' allioient,
ne sont plus dans la même obligation,
lorsqu' ils passent à de secondes nôces ; il
leur est libre d' épouser solemnellement
qui ils veulent, et de choisir même parmi
leurs concubines, celle qui leur plaît
d' avantage, pour l' élever au rang et aux
honneurs de femme légitime. Mais pour
ces seconds mariages, il y a peu de formalitez
à observer.
Pour ce qui est des veuves, quand elles
ont des enfans, elles deviennent absolument
maîtresses d' elles-mêmes, et
leurs parens ne peuvent les contraindre
ni à demeurer dans la viduité, ni à s' engager
par un nouveau mariage. On sçauroit
me mauvais gré à une veuve,
qui ayant des enfans, passeroit sans grande
nécessité à de secondes nôces, sur-tout
si c' est une femme de condition :
quand elle n' auroit été mariée que quelques
heures, ou me simplement arrêtée,
elle se croit obligée de passer le
reste de ses jours dans le veuvage, et de
témoigner par-là le respect qu' elle conserve
pour la mémoire de son mari défunt,
ou de celui avec qui elle étoit engagée.
Il n' en est pas de même des personnes
d' une condition médiocre : les parens
qui cherchent à se dédommager d' une
partie de la somme qu' elle a coûté
au premier mari, peuvent la remarier,
si elle n' a point d' enfans mâles, et souvent
la forcent à le faire ; il arrive même
quelquefois que le mari est arrêté,
et l' argent livré, sans qu' elle en ait la
moindre connoissance. Si elle a une fille
qui soit encore à la mammelle, elle entre
dans le marché de la mere. Elle n' a
qu' un moyen de se délivrer de cette oppression,
c' est qu' elle ait de quoi subsister
de la part de ses parens, qu' elle dédommage
ceux du mari défunt, ou bien
qu' elle se fasse bonzesse ; mais c' est un
état si décrié, qu' elle ne peut gres
l' embrasser, sans se deshonorer. Cette
violence est plus rare parmi les tartares.
Aussi-tôt qu' une pauvre veuve a été
venduë de la sorte, on voit arriver une
chaise à porteur, avec bon nombre de
gens affidés, qui la transportent dans
la maison de son nouveau mari. La loi
qui défend de vendre une femme, avant
que le tems de son deüil soit expiré, est
quelquefois négligée, tant on se presse
de s' en défaire. Néanmoins lorsqu' on se
plaint de son infraction, on embarrasse
le mandarin, pour peu qu' il ait ude
connivence.
Les mariages que les chinois contractent
avec les solemnités prescrites,
les lient indissolublement. Il y a des peines
véres décernées par les loix contre
ceux qui prostitueroient leurs femmes,
ou qui les vendroient secrettement
à d' autres ; si une femme s' enfuyoit de
la maison de son mari, celui-ci peut la
vendre, après qu' elle a subi le ctiment
ordonné par la loi. Si le mari abandonnoit
sa maison et sa femme, après trois
ans d' absence, elle peut présenter une
requête aux mandarins, et leur exposer
sa situation, lesquels, après avoir
rement éxaminé toutes choses, peuvent
lui donner la liberté de prendre un
autre époux. Elle seroit rigoureusement
châtiée, si elle se marioit sans observer
cette formalité.
p123
Il se trouve néanmoins des cas particuliers,
un mari peutpudier sa
femme, tels que sont l' adultere, qui est
très-rare par les précautions qui se prennent
à l' égard duxe ; l' antipathie, ou
l' incompatibilité des humeurs, la jalousie,
l' indiscrétion, la désobéissance portées
aux plus grands excès, la stérilité,
et les maladies contagieuses. Dans ces
occasions la loi autorise le divorce ; mais
c' est ce qui arrive très-rarement parmi
les gens de qualité, et dont on ne trouve
des exemples que parmi le peuple : si
un homme sans être autorisé par la loi,
s' avisoit de vendre sa femme ; et lui, et
celui qui l' auroit achetée, deme que
ceux qui y auroient coopéré par leur entremise,
seroient très-séverement punis.
Il y a d' autres occasions où l' on ne
peut contracter un mariage, et où s' il
avoit été contracté, il devient absolument nul.
1 si une fille a été promise à un jeune
homme, de telle sorte que les présens
ayent été envoyés et acceptés par
les parens des deux familles, elle ne peut
plus se marier à un autre.
2 si l' on a usé de supercherie, comme
par exemple, si à la place d' une belle
personne, qu' on avoit fait voir à l' entremetteuse,
on en substituoit une autre
d' une figure désagréable ; ou si l' on
marioit la fille d' un homme libre avec
son esclave ; ou bien si celui qui donneroit
son esclave à une fille libre, persuadoit
aux parens de la fille, qu' il est son
fils, ou son parent ; le mariage est déclaré
nul, et tous ceux qui ont trempé dans
cette fraude, sont rigoureusement châtiez.
3 il n' est pas permis à un mandarin
de lettres de s' allier à aucune famille de
la province, ou de la ville dont il est
gouverneur, et s' il lui arrivoit de transgresser
cette loi, non seulement le mariage
seroit nul ; mais il seroit condamné
à une rude bastonnade.
4 dans le tems du deüil de la mort
d' un pere et d' une mere, tout mariage
est interdit à leurs enfans. Si les promesses
s' étoient faites avant cette mort,
l' engagement cesse, et le jeune homme
qui a fait une semblable perte, doit
en avertir par un billet les parens de la
fille qui lui étoit promise : ceux-ci ne
se tiennent point dégagez pour cette
raison : ils attendent que le tems du
deüil soit expiré, et ils écrivent à leur
tour au jeune homme, pour le faire ressouvenir
de son engagement : s' il n' écoute pas la proposition,
la fille est libre, et peut être mariée à un autre.
Il en est de même, s' il arrivoit quelque
affliction extraordinaire dans la famille,
comme si, par exemple, le pere
ou un proche parent étoit emprison :
le mariage n' est pas permis, à moins
que le prisonnier n' y donne son agrément,
et alors on ne fait point le festin
des nôces, et l' on s' abstient de tous les
témoignages de joye, qui se donnent
en de pareilles occasions.
5 enfin les personnes qui sont d' une
me famille, ou qui portent le même
nom, quelque éloigné que soit leurgré
d' affinité, ne peuvent se marier
ensemble. Ainsi les loix ne permettent
pas à deux freres d' épouser les deux
soeurs, ni à un homme veuf de marier
son fils avec la fille de la veuve qu' il
épouse.
Si la police chinoise a eu tant de
soin de régler les cérémonies, qui doivent
accompagner les fonctions publiques
et particulieres, de même que
tous les devoirs de la vie civile : et si
le cérémonial entre sur cela dans les
plus grandstails, il n' a eu garde d' oublier
les devoirs de la piété filiale, sur
laquelle, comme je l' ai dit plus d' une
fois, toute la forme du gouvernement
chinois est appuyée. Les jeunes gens
témoins du respect et de la ration
à l' égard des parens défunts, par les
honneurs qu' on ne cesse pas de leur
rendre, comme s' ils vivoient encore,
apprennent de bonne heure ce qu' ils
p124
doivent de soumission et d' obéïssance,
à leurs peres encore vivans.
Leurs anciens sages ont été convaincus,
que ce profond respect qu' on inspire
aux enfans pour leurs parens, les
rend parfaitement soumis ; que cette
soumission entretient la paix dans les
familles ; que cette paix qui regne dans
les familles particulieres, produit le calme
et la tranquillité dans les villes ;
que ce calme empêche les révoltes dans
les provinces, et met l' ordre dans tout
l' empire ; c' est pourquoi ils ont prescrit
tout ce qu' on doit observer dans le tems
du deüil, dans les funérailles, et dans
les honneurs qu' on doit rendre aux parens
défunts.
Le deüil ordinaire doit durer trois
ans, qu' on réduit communément à 27
mois ; et pendant ce tems là, on ne peut
exercer aucune charge publique ; un
mandarin est obligé de quitter son gouvernement ;
et un ministre d' etat, le
soin des affaires de l' empire, pour vivre
dans la retraitte, et ne s' y occuper
que de sa douleur et de la perte qu' il
a faite, à moins que l' empereur pour de
grandes raisons ne l' en dispense, ce qu' il
fait très-rarement ; ce n' est qu' après les
trois ans expirez, qu' il lui est permis de
reprendre son emploi.
Ces trois années passées dans la tristesse,
marquent la reconnoissance qu' ils
ont des soins que leurs parens ont pris
d' eux, pendant les trois premieres années
de leur enfance, où ils avoient besoin
d' un secours continuel. Le deüil
des autres parens est plus ou moins long,
selon le dégré de parenté.
Cette pratique s' observe si inviolablement,
que leurs annales conservent
précieusement le souvenir de la piété de
Ven Kong roy de Cin : ce prince avoit
été chassé des etats de son pere Hien
Kong, par les adresses et les violences de
Li Ki sa marastre ; il voyageoit en divers
pays pour dissiper son chagrin, et pour
éviter les piéges que cette femme ambitieuse
ne cessoit de lui tendre ; lorsqu' il
fut averti de la mort de son pere, et
appellé par Mo Kong, qui lui offroit des
soldats, des armes, et de l' argent, pour
se mettre en possession de ses etats ; sa
ponse fut, qu' étant un homme mort
depuis sa retraite et son exil, il n' estimoit
plus rien que la vertu et la piété
envers ses parens ; que c' étoit là son
trésor ; et qu' il aimoit mieux perdre son
royaume dont il étoit déja dépoüillé,
que de manquer aux derniers devoirs
de piété, qui ne lui permettoient pas
de prendre les armes en un tems destiné
à la douleur, et aux honneurs funébres
qu' il devoit à la moire de son
pere.
Le blanc est la couleur des habits de
deüil, et parmi les princes et parmi les
plus vils artisans ; ceux qui portent le
deüil complet, ont leur bonnet, leur
veste, leur surtout, leur bas, leurs bottes
de couleur blanche. Dans les premiers
mois du deüil qu' ils portent de leur pere
ou de leur mere, leur habit est une
espece de sac de toile de chanvre, rousse
et fort claire, à peu près semblable
à nos toiles d' emballage ; une espece de
corde éparpillée leur sert de ceinture :
leur bonnet dont la figure est assez bizarre,
est aussi de toile de chanvre.
C' est par cet air lugubre, et par cet extérieur
négligé, qu' ils affectent de témoigner
la douleur qu' ils ressentent, d' avoir
perdu ce qu' ils avoient de plus cher.
Ils lavent rarement les corps morts,
mais ils revêtent le défunt de ses plus
beaux habits, et le couvrent des marques
de sa dignité : ensuite ils le mettent
dans le cercüeil qu' on lui a acheté,
ou qu' il s' étoit fait construire pendant
sa vie : car il est étonnant de voir
jusqu' va la prévoyance des chinois,
pour ne point manquer de cercüeil après
leur mort : tel qui n' aura pour tout bien
que neuf ou dix pistoles, en employera
une partie à se préparer un cercüeil,
quelquefois plus de vingt ans avant
qu' il en ait besoin ; il le garde comme
le meuble le plus précieux de sa maison,
p125
et il le consire avec complaisance ;
quelquefois même le fils se vend
ou s' engage, pour avoir dequoi procurer
un cereil à son pere.
Les cereils des personnes aisées, sont
faits de grosses planches épaisses d' un demi
pied et davantage, et se conservent
long-tems : ils sont si bien enduits en
dedans de poix et de bitume, et si bien
vernissez en dehors, qu' ils n' exhalent
aucune mauvaise odeur. On en voit
qui sont cizelez délicatement, et tout
couverts de dorures : il y a des gens riches
qui employent jusqu' à trois cens,
cinq cens, et même mille écus, pour
avoir un cercüeil de bois précieux, orné
de quantité de figures.
Avant que de placer le corps dans
la biere, on répand au fond un peu
de chaux : et quand le corps y est placé,
on y met ou un coussin, ou beaucoup
de coton, afin que la tête soit solidement
appuyée, et ne remue pas aisément :
le coton et la chaux servent à
recevoir l' humeur qui pourroit sortir du
cadavre ; on met aussi du coton ou autres
choses semblables, dans tous les
endroits vuides, pour le maintenir dans
la situation où il a été mis. Ce seroit
selon leur maniere de penser, une cruauté
inouie d' ouvrir un cadavre, et d' en
tirer le coeur et les entrailles pour les
enterrer séparément : de même que ce
seroit une chose monstrueuse de voir,
comme en Europe, des ossemens de
morts, entassez les uns sur les autres.
Il est défendu aux chinois d' enterrer
leurs morts dans l' enceinte des villes,
et dans les lieux qu' on habite ; mais
il leur est permis de les conserver dans
leurs maisons, enfermez dans des cercüeils
tels que je les ai dépeints : ils les
gardent plusieurs mois, et même plusieurs
années comme en dépôt, sans
qu' aucun magistrat puisse les obliger de
les inhumer.
On peutme les transporter dans
d' autres provinces, et c' est ce qui se
pratique, non seulement parmi les personnes
de qualité, lesquels meurent hors
de leur patrie dans les charges et dans
les emplois qui leur ont été confiez :
mais encore parmi le peuple qui est à
son aise, et qui meurt dans une province
éloignée, comme il arrive souvent
aux gens de commerce. Un fils
vivroit sans honneur, sur tout dans sa
famille, s' il ne faisoit pas conduire le
corps de son pere au tombeau de ses ancêtres,
et on refuseroit de placer son nom
dans la salle où on les honore. Quand
on les transporte d' une province à une
autre, il n' est pas permis sans un ordre
de l' empereur, de les faire entrer dans
les villes, ou de les faire passer au travers,
mais on les conduit autour des murailles.
On n' enterre point plusieurs personnes,
me les parens, dans une même
fosse, tant que le sépulchre garde sa
figure. On vient quelquefois de fort
loin visiter les pulchres, pour examiner
à la couleur des ossemens, si un
étranger a fini sa vie par une mort naturelle,
ou par une mort violente ; mais il
faut que ce soit le mandarin qui préside
à l' ouverture du cercüeil, et il y a
dans les tribunaux de petits officiers,
dont l' emploi est de faire ce discernement ;
ils y sont très-habiles. Il s' en
trouve qui ouvrent les pulchres pour
dérober des joyaux, ou des habits précieux :
c' est un crime à la Chine qui
est puni très-sévérement.
Les sépultures sont donc hors des villes,
et autant qu' on le peut, sur des hauteurs :
souvent on y plante des pins et
des cyprès. Jusqu' à environ une lieuë de
chaque ville, on trouve des villages,
des hameaux, des maisons dispersées
çà et là, et diversifiées de bosquets,
et d' un grand nombre de petites
collines couvertes d' arbres, et fermées
de murailles : ce sont autant de
pultures différentes, lesquelles forment
un point de vûe qui n' est pas désagréable.
La forme des sépulchres est différente
p126
selon les différentes provinces : la ppart
sont bien blanchis, faits en forme de fer à
cheval, et d' une construction assez jolie.
On écrit le nom de la famille sur la principale
pierre. Les pauvres se contentent de
couvrir le cercüeil de chaume, ou de
terre élevée de cinq à six pieds, en espéce
de pyramide. Plusieurs enferment
le cereil dans une petite loge de brique,
en forme de tombeau.
Pour ce qui est des grands et des
mandarins, leurspulchres sont d' une
structure magnifique ; ils construisent
une voute, dans laquelle ils renferment
le cereil : ils forment au-dessus une
élévation de terre battue, haute d' environ
douze pieds, et de huit ou dix
pieds de diametre, qui a à peu près la
figure d' un chapeau : ils couvrent cette
terre de chaux et de sable, dont ils font
un mastic, afin que l' eau n' y puisse
point pénétrer. Autour ils plantent avec
ordre et symmétrie, des arbres de différentes
espéces. Vis-à-vis est une grande
et longue table de marbre blanc et poli,
sur laquelle est une cassolette, deux
vases, et deux candélabres aussi de marbre,
et très-bien travaillez : de part et
d' autre on range en plusieurs files quantité
de figures d' officiers, d' eunuques, de
soldats, de lions, de chevaux sellez,
de chameaux, de tortues, et d' autres
animaux en différentes attitudes, qui
marquent du respect et de la douleur :
car les chinois sont habiles à donner
de l' ame aux ouvrages de sculpture, et
à y exprimer toutes les passions.
On voit beaucoup de chinois, qui
pour donner de plus grands témoignages
de leur respect et de leur tendresse
pour leurs peres décédez, gardent trois
ou quatre ans leurs cadavres ; tout le
tems que dure le deüil, ils n' ont point
d' autre chaise pour s' asseoir pendant le
jour, qu' un éscabeau couvert d' une serge
blanche, et la nuit ils se couchent auprès
du cereil, sur une simple natte
faite de roseaux. Ils s' interdisent tout
usage de viande et de vin ; ils ne peuvent
assister à aucun repas de cérémonie,
ni se trouver dans aucune assemblée
publique. S' ils sont obligez de sortir
en ville, ce qu' ils ne font d' ordinaire
qu' après un certain tems, la chaise même
dans laquelle ils se font porter, est
quelquefois couverte d' une toile blanche.
Le Tiao ou la cérémonie solemnelle
qu' on rend aufunt, dure ordinairement
sept jours, à moins que quelque raison
n' oblige à se contenter de trois jours.
Pendant qu' il est ouvert, tous les
parens, et les amis qu' on a eu soin d' inviter,
viennent rendre leurs devoirs au
défunt ; les plus proches parens restent
me dans la maison : le cercüeil est exposé
dans la principale salle, qu' on a
parée d' étoffes blanches, qui sont souvent
entre-mêlées de piéces de soye noire
et violette, et d' autres ornemens de
deüil : on met une table devant le cercüeil :
l' on place sur cette table, ou
l' image du défunt, ou bien un cartouche
son nom est écrit, et qui
est accompagné de chaque côté de
fleurs, de parfums, et de bougies allumées.
Ceux qui viennent faire leurs complimens
de condoléance, saluent lefunt
à la maniere du pays, c' est-à-dire, qu' ils
se prosternent et frappent plusieurs fois
la terre du front devant la table, sur
laquelle ils mettent ensuite quelques
bougies et quelques parfums, qu' ils apportent
selon la coûtume. Ceux qui
étoient amis particuliers, accompagnent
ces cérémonies de gémissemens, et de
pleurs, qui se font entendre quelquefois
de fort loin.
Tandis qu' ils s' acquittent de ces devoirs,
le fils aîné accompagné de ses
freres, sort de derriere le rideau qui
est à côté du cercüeil, se traînant à terre
avec un visage, sur lequel est peinte
la douleur, et fondant en larmes, dans
un morne et profond silence : ils rendent
les saluts avec la mêmerémonie
qu' on a pratiquée devant le cercüeil. Le
me rideau cache les femmes, qui
p127
poussent à diverses reprises les cris les
plus lugubres.
Quand on a achevé la rémonie,
on se léve, et un parent éloigné du défunt,
ou un ami étant en deüil, fait les
honneurs ; et comme il a été vous recevoir
à la porte, il vous conduit dans un
autre appartement, où l' on vous présente
du thé, et quelquefois des fruits secs,
et d' autres semblables rafraichissemens,
après quoi il vous accompagne jusqu' à
votre chaise.
Ceux qui sont peu éloignés de la ville,
y viennent exprès, pour rendre ces devoirs
en personne ; ou si la distance des
lieux ne leur permettoit pas, ou qu' ils fussent
indisposés, ils envoyent un domestique
avec un billet de visite, et leurs présens,
pour faire leurs excuses. Les enfans
du défunt, ou du moins le fils aîné sont
ensuite obligez de rendre la visite à tous
ceux qui sont venus s' acquitter de ce
devoir d' amitié ; mais on les exempte de
la peine qu' ils auroient à voir tant de
personnes ; il suffit qu' ils se psentent
à la porte de chaque maison, et qu' ils y
fassent donner un billet de visite par un
domestique.
Lorsqu' on a fixé le jour des obseques,
on en donne avis à tous les parens et
amis du défunt, qui ne manquent pas
de se rendre au jour marq : la marche
du convoi commence par ceux qui portent
différentes statuës de carton, lesquelles
représentent des esclaves, des
tygres, des lions, des chevaux, etc.
Diverses troupes suivent, et marchent
deux à deux ; les uns portent des etendarts,
des banderolles, ou des cassolettes
remplies de parfums ; plusieurs joüent
des airs lugubres sur divers instrumens
de musique.
Il y a des endroits où le tableau du
défunt est élevé au-dessus de tout le
reste : on y voit écrits en gros caracteres
d' or son nom et sa dignité : paroît
ensuite le cercuëil couvert d' un dais en
forme de dôme, qui est entierement
d' étoffe de soye violette, avec des houpes
de soye blanche aux quatre coins,
qui sont brodées, et très-proprement
entrelassées de cordons. La machine dont
nous parlons, et sur laquelle on a po
le cercuëil, est portée par soixante-quatre
hommes. Ceux qui ne sont point en
état d' en faire la dépense, se servent d' une
machine, qui n' éxige pas un si grand
nombre de porteurs. Le fils aîné à la
tête des autres enfans, et des petits fils,
suit à pied, couvert d' un sac de chanvre,
appuyé sur un bâton, le corps tout
courbé, et comme accablé sous le poids
de sa douleur.
On voit ensuite les parens et les amis
tous vêtus de deüil, et un grand nombre
de chaises couvertes d' étoffe blanche,
sont les filles, les femmes et les esclaves
du défunt, qui font retentir l' air
de leurs cris.
Rien n' est plus surprenant que les
pleurs que versent les chinois, et les
cris qu' ils font à ces sortes d' obseques ;
mais comme tout paroît à un européan
y être reglé, et se faire par mesure, l' affectation
avec laquelle ils semblent témoigner
leurs regrets, n' est pas capable
d' exciter dans lui les mêmes sentimens
de douleur dont il est témoin.
Quand on est arrivé au lieu de la sépulture,
on voit à quelques pas de la
tombe, des tables rangées dans des salles
qu' on a fait élever exprès ; et tandis que
les monies accoûtumées se pratiquent,
les domestiques y préparent un
repas, qui sert ensuite à regaler toute la
compagnie.
Quelquefois après le repas, les parens
et les amis se prosternent de nouveau,
en frappant la terre du front devant le
tombeau. Ordinairement on se contente
de faire des remerciemens. Le fils aîné
et les autres enfans répondent à leurs
honnêtetez par quelques signes extérieurs,
mais dans un profond silence. S' il
s' agit d' un grand seigneur, il y a plusieurs
appartemens à sa sépulture, et
après qu' on y a porté le cercuëil, un
grand nombre de parens y demeurent
p128
un ou même deux mois, pour y renouveller
tous les jours, avec les enfans du
défunt, les marques de leur douleur.
Aux funérailles des chrétiens, on
porte la croix sur une grande machine
fort parée, et soûtenuë de plusieurs personnes,
avec les images de la Sainte Vierge,
et de S Michel Archange. On
verra le tail des autres cérémonies, dans
la description que je fais plus bas, de
celles qu' on observa à la mort du p. Verbiest.
Celles qui se firent à l' enterrement
du p. Broglio parurent si magnifiques
aux chinois, qu' ils en firent imprimer
la description. L' empereur honora son
tombeau d' une épitaphe, et pour en
faire les frais, il envoya dix pieces de
toile blanche pour le deüil, deux cens
onces d' argent, avec un mandarin, et
d' autres officiers pour assister de sa part
aux obséques.
Le deüil devient général dans tout
l' empire, quand la mort attaque le trône.
Lorsque l' impératrice mere fut enlevée
au feu empereur Cang Hi, le grand
deüil dura cinquante jours. Pendant tout
ce tems-là les tribunaux furent fermez,
et l' on ne parla d' aucune affaire à l' empereur ;
les mandarins passoient tout le jour
au palais, uniquement occupez à pleurer,
ou à en faire semblant ; plusieurs y
passoient la nuit assis à l' air pendant le
plus grand froid ; les fils me de l' empereur
dormoient au palais, sans quitter
leurs vêtemens. Tous les mandarins à
cheval, vêtus de blanc, et sans grande
suite, allerent pendant trois jours faire
les monies ordinaires devant le tableau
de l' impératrice défunte. La couleur
rouge étoit proscrite ; ainsi ils portoient
le bonnet sans soye rouge, et sans
aucun ornement.
Quand on porta le corps de l' impératrice
au lieu de son dépôt, l' empereur
voulut qu' on le fît passer par les portes
ordinaires du palais, affectant de montrer
par-là combien il méprisoit les idées
superstitieuses des chinois ; car c' est parmi
eux un usage de faire de nouvelles
ouvertures à leurs maisons, quand on
doit transporter le corps de leurs parens
décédez au lieu de leur sépulture, et
de les refermer aussi-tôt, afin de s' épargner
la douleur que leur causeroit le fréquent
souvenir du défunt, qui se renouvelleroit
toutes les fois qu' ils passeroient
par la même porte où est passé le cercuëil.
Hors de la ville on bâtit un vaste
et grand palais tout de nattes neuves,
avec les cours, les salles, et les
corps de logis, pour y placer le corps,
jusqu' à ce qu' on le portât au lieu de la
pulture impériale.
Quatre jeunes demoiselles qui la servoient
avec affection pendant sa vie,
vouloient l' accompagner à la mort, pour
lui rendre lesmes services dans l' autre
monde ; elles avoient pris leurs atours,
dans le dessein, selon l' ancienne coûtume
des tartares, d' aller s' immoler devant
le corps de leur maîtresse ; mais l' empereur,
qui désapprouvoit une coûtume si
barbare, les empêcha d' en venir à l' exécution.
Ce prince a défendu d' observer
désormais dans son empire, cette ctume
extravagante qu' avoient les tartares,
de brûler les richesses, etme
quelquefois des domestiques des grands
seigneurs, lorsqu' on faisoit leurs furailles
en brûlant leurs corps.
Les cérémonies qu' on observe aux
obseques des grands, ont quelque chose
de magnifique. On en pourra juger
par celles qui se firent à la mort de Tavangye,
frere aîné du feu empereur Cang Hi,
ausquelles quelques-uns de nos missionnaires
furent obligez d' assister.
Le convoi commença par une troupe
de trompettes et de joueurs d' instrumens ;
après quoi venoient deux à deux
dans l' ordre suivant :
dix porteurs de masses, qui étoient
de cuivre do.
Quatre parassols, et quatre dais de
drap d' or.
Six chameaux à vuide, avec une peau
de zibeline penduë au col.
p129
Six chameaux chargez de tentes et
d' équipages de chasse, couverts de grandes
housses rouges, qui traînoient jusqu' à
terre.
Six chiens de chasse menez en lesse.
Quatorze chevaux de main sans selle,
ayant seulement la bride jaune, et la
zibeline pendante.
Six autres chevaux, portans de magnifiques
valises pleines des habits qu' on
doit brûler.
Six autres chevaux, avec des selles
brodées, des étriers dorez, etc.
Quinze cavaliers portant des fléches,
des arcs, des carquois, etc.
Huit hommes portans chacun à la
main une ceinture à la tartare toute
complette, d' pendoient des bourses,
chargées de perles.
Dix hommes portans à la main des
bonnets de toutes les saisons.
Une chaisecouverte, semblable à
celle où l' on porte l' empereur dans le
palais.
Une autre chaise avec des coussins
jaunes.
Les deux fils du prince défunt, appuyez
sur des eunuques, et s' efforçans
de pleurer.
Le cercuëil avec sa grande imriale
jaune, porté par soixante ou quatre-vingts
hommes, habillez de verd, avec
des aigrettes rouges sur leurs bonnets.
Les Ago en pelotons, entourez de leurs
gens.
Les Regulos, et autres princes.
Deux autres cercuëils où étoient renfermées
deux concubines qui s' étoient
penduës, pour servir le prince dans l' autre
monde, comme elles l' avoient servi
dans celui-ci.
Les grands de l' empire.
Les chaises de la femme du prince
défunt, et des princesses ses parentes.
Une foule de peuples, de lamas , de
bonzes fermoient la marche.
Toutes les huit banniéres, avec tous les
mandarins, grands et petits, étoient allées
devant, et étoient rangées comme en bataille,
pour recevoir le corps à l' entrée du
jardin il devoit être déposé, jusqu' à ce
qu' on eût construit le tombeau du prince.
Enfin l' on comptoit à cette cémonie
plus de seize mille personnes.
Les devoirs et les honneurs qu' on rend
dans chaque famille aux ancêtres défunts,
ne se bornent pas au tems du deüil et de
leur pulture. Il y a deux autres sortes
de cérémonies qui doivent s' observer
chaque année à leur égard.
Les premieres se pratiquent dans la salle
des ancêtres, à certains mois de l' ane ;
car il n' y a point de famille qui n' ait
un bâtiment fait exprès pour cette cérémonie.
Ce bâtiment se nomme Tse Tang,
c' est-à-dire, la salle des ancêtres. Là se
rendent toutes les branches d' une même
famille, composée quelquefois de sept à
huit mille personnes ; car on a vû de ces
assemblées qui étoient composées de 87
branches de la me famille. Alors il n' y
a point de distinction de rang : l' artisan,
le laboureur, le mandarin, le lettré,
sont confondus ensemble, et ne se méconnoissent
point. C' est l' âge qui regle
tout, et le plus âgé, quoique le plus pauvre,
aura le premier rang.
Il y a dans cette salle une longue table
plae contre la muraille, et chargée
de gradins. On voit sur cette table assez
souvent l' image du plus considérable des
ancêtres, ou du moins son nom avec
les noms des hommes, des femmes, et
des enfans de la famille, rangez des deux
tez, et écrits sur des tablettes, ou petites
planches de bois, de la hauteur d' environ
un pied, avec l' âge, la qualité, l' emploi
et le jour que chacun d' eux estcédé.
Tous les parens s' assemblent dans
cette salle au printemps, et quelquefois
dans l' automne : les plus riches font préparer
un festin ; on charge plusieurs tables
d' une quantité de plats de viandes, de
ris, de fruits, de parfums, de vin, et de bougies,
à peu-près avec les mêmes cérémonies,
que leurs enfans pratiquoient à leur
égard, lorsqu' ils étoient vivans, et qui se
pratiquent à l' égard des mandarins le jour
p130
de leur naissance, ou quand ils prennent
possession de leurs gouvernemens. Pour
ce qui est de ceux du petit peuple, qui
n' ont pas le moyen d' avoir un bâtiment
destiné à ces usages, ils se contentent
de placer le nom des ancêtres les plus
proches, dans l' endroit le plus apparent
de leur maison.
Les autres rémonies se pratiquent
au moins une fois l' année, au lieu même
de la sépulture des ancêtres. Comme
les tombeaux sont hors de la ville, et
souvent dans des montagnes, les enfans
s' y rendent avec leurs parens chaque
année, à un certain tems qui se trouve
depuis le commencement d' avril jusqu' au
commencement de may ; ils commencent
par arracher les herbes et les
broussailles qui environnent le sépulchre ;
après quoi ils leur donnent des marques
de respect, de reconnoissance, et de douleur,
avec lesmes cérémonies qu' ils
ont observées à leur mort ; puis ils mettent
sur le tombeau du vin et des viandes,
qui leur servent ensuite à se régaler
tous ensemble.
On ne peut disconvenir que les chinois,
qui sont excessifs dans toutes leurs
rémonies, ne le soient encore plus dans
la maniere dont ils honorent les défunts ;
mais c' est une maxime établie par leurs
loix et par l' usage, qu' il faut rendre à
ceux qui sont dédez, les mêmes honneurs
qu' on leur rendoit quand ils étoient
vivans.
Dans le livre Lu Nyu Confucius dit,
qu' il faut rendre les devoirs aux morts, comme
s' ils étoient présens et pleins de vie : un
de ses disciples expliquant ces paroles,
dit que quand son maître offroit aux
morts ce qu' on a coûtume de leur présenter,
il le faisoit avec beaucoup d' affection ;
et pour s' y porter d' avantage, il
s' imaginoit qu' il les voyoit, et qu' il les
entendoit ; et parce qu' il y avoit long-tems
qu' ils étoient morts, il se les rappelloit
de tems en tems dans l' esprit.
Dans le livre du Li Ki, le fameux Pe
Hu Tung qui vivoit sous l' empire de Han
Chao, dit que la raison pour laquelle on
fait ce petit tableau, est que l' ame ou l' esprit
du mort étant invisible, il faut un objet
sensible, qui porte un enfant à se ressouvenir
de ses parens, qui puisse arrêter
son coeur et sa vûë, et lui donner de la
consolation. Un pere étant enterré, il ne
reste plus rien aux enfans qui puisse fixer
leurs coeurs ; c' est ce qui les porte à faire
un tableau, pour lui faire honneur.
Les anciens chinois se servoient d' un
petit enfant, comme d' une image vivante,
pour représenter lefunt : ceux qui
sont venus depuis, ont substitué l' image
ou la tablette, pour tenir en quelque
sorte sa place, et ils rendent à cette représentation
les mes devoirs qu' ils
rendroient à leurs ancêtres, s' ils étoient
en vie ; parce qu' il leur est plus aisé d' avoir
cette tablette, que de trouver un enfant,
toutes les fois qu' ils veulent témoigner
à leurs parens morts, la reconnoissance
qu' ils leur doivent de la vie, des
biens, et de la bonne éducation qu' ils
ont reçûë d' eux.
Il est vrai que l' idolatrie ayant été introduite
dans l' empire, les bonzes ou
Tao Ssëe, que des vûës interessées engageoient
à tromper le peuple, ont
dans ces cérémonies plusieurs pratiques
superstitieuses, telles que sont celles de
brûler du papier doré en forme de monnoye,
et même des étoffes de soye blanche,
comme si ces choses pouvoient
leur servir dans l' autre monde ; de prêcher
que les ames se trouvent sur les tablettes
leurs noms sont écrits, et
qu' elles se repaissent de la fumée des viandes
et des parfums qu' on brûle.
Ces coutumes ridicules sont très-éloignées
de la véritable doctrine chinoise,
et n' ont de force que parmi une troupe
ignorante qui suit ces sortes de sectes ;
et même quoique ces bonzes ayent introduit
leurs superstitions particulieres,
ils ne laissent pas de regarder toûjours
les anciennes cérémonies, comme autant
de marques du respect filial, que les enfans
doivent à leurs parens défunts.
PRISONS
p131
Quoique la justice de la Chine nous
paroisse lente, par les longues procédures
qu' elle observe, pour ne pas
priver mal-à-propos les hommes d' un
bien aussi considérable que la vie et
l' honneur, elle ne laisse pas de punir sévérement
les criminels, et de proportionner
la peine à l' énormité des crimes.
Les affaires criminelles passent le plus
souvent par cinq ou six tribunaux,
avant qu' on en vienne à une sentence
décisive : ces tribunaux sont subordonnez
les uns aux autres, et ont droit de
revoir tous les procès, et de faire des
informations exactes sur la vie et les
moeurs des accusateurs et des témoins,
aussi bien que sur les crimes des personnes
qu' ils doivent juger.
Cette lenteur dans les produres est
favorable aux accusez, en ce qu' il est
rare que l' innocence soit opprimée, mais
aussi elle les fait rester long-tems dans les
prisons. Ces prisons n' ont ni l' horreur, ni
la salleté des prisons d' Europe, et elles
sont beaucoup plus commodes et plus
spacieuses : elles sont bâties de la me
sorte presque dans tout l' empire, et situées
dans des lieux peu éloignez de leurs
tribunaux.
Quand on est entré par la premiere
porte qui donne sur la rue, on marche
dans une allée qui conduit à une seconde
porte, par où l' on entre dans une
basse cour, qu' on traverse pour arriver
à une troisiéme porte, qui est le logement
des geoliers. De-là on entre dans
une grande cour quarrée. Aux quatre
tez de cette cour sont les chambres des
prisonniers, élevées sur de grosses colomnes
de bois, qui forment une espéce
de galerie. Aux quatre coins sont des
prisons secrettes, l' on renferme les
scélerats : il ne leur est pas libre de sortir
pendant le jour, ni de s' entretenir
dans la cour, comme on le permet quelquefois
aux autres prisonniers. Cependant
avec de l' argent, ils peuvent obtenir
pour quelques heures cet adoucissement ;
mais on a la précaution de les retenir
pendant la nuit arrêtez par de grosses
chaînes, dont on leur lie les mains,
les pieds, et le milieu du corps ; ces
chaînes leur pressent les flancs, et les
serrent de telle sorte, qu' à peine peuvent-ils
se remuer. Quelque argent donné
encore à propos, peut être aussi un
moyen d' adoucir la rité des géoliers,
et de rendre leurs fers plus supportables.
Pour ce qui est de ceux dont les fautes
ne sont pas considérables, et qui
ont la liberté pendant le jour de se promener,
et de prendre l' air dans les cours
de la prison, on les assemble tous les
soirs, on les appelle l' un après l' autre, et
on les enferme dans une grande salle
obscure ; ou bien dans leurs petites
chambres, quand ils en ont loué pour
être logez plus commoment.
Une sentinelle veille toute la nuit,
pour tenir tous les prisonniers dans un
profond silence, et si l' on entendoit le
moindre bruit, ou si la lampe qui doit
être allumée, venoit à s' éteindre, on
avertiroit aussitôt les geoliers pour remédier
au désordre.
D' autres sont chargez de faire continuellement
la ronde, et il est difficile
qu' aucun des prisonniers s' expose à tenter
des moyens de s' évader, parce qu' aussitôt
il seroit découvert, et ne manqueroit
pas d' être sérement puni par le
mandarin, qui visite très-souvent les prisons,
et qui doit être toûjours en état
d' en rendre compte ; car s' il y a des malades,
il en doit répondre ; c' est à lui
p132
de faire venir les medecins, de faire
fournir les remedes aux frais de l' empereur,
et d' apporter tous ses soins pour
rétablir leur santé. On est obligé d' avertir
l' empereur de tous ceux qui y meurent,
et souvent sa majesté ordonne aux
mandarins supérieurs, d' examiner si le
mandarin de la justice subalterne a fait
son devoir.
C' est dans ces tems de visite que ceux
qui sont coupables de quelque crime
qui mérite la mort, paroissent avec un
air triste, un visage hâve et défiguré,
la tête panchée, et les pieds chancellans ;
ils tâchent par-là d' exciter la compassion,
mais fort inutilement ; car ce n' est pas
seulement pour s' asrer de leurs personnes
qu' on les retient en prison, mais en
partie pour les matter, et leur faire subir
un commencement de la peine qu' ils
ritent.
Il y a de grandes prisons comme celles
de la cour souveraine de Peking, où
l' on permet aux marchands et aux ouvriers,
tels que sont les tailleurs, les
bouchers, les marchands de ris et d' herbes,
etc. D' entrer dans les prisons pour
le service et la commodité de ceux qui
y sont détenus. Il y a même des cuisiniers
qui apprêtent à manger, et tout s' y
fait avec un grand ordre par la vigilance
des officiers.
La prison des femmes est séparée de
celle des hommes ; on ne leur peut parler
que par une grille, ou par le tour qui
sert à leur fournir leurs besoins ; mais il
est très-rare qu' aucun homme en approche.
Il y a encore quelques endroits, où,
lorsqu' un prisonnier vient à mourir, on
ne permet pas de faire passer son cadavre
par la porte ordinaire de la prison,
mais par une ouverture qu' on a soin de
pratiquer au mur de la premiere cour,
et qui ne sert qu' au passage des morts.
Les personnes d' un certain rang, qui
se trouvent dans la prison en danger de
mort, demandent en grace d' en sortir
avant qu' elles expirent, pour que leurs
corps ne passent pas par cette ouverture,
ce qu' elles regardent comme une tâche
infamante ; aussi la plus affreuse imprécation
qu' un chinois puisse faire contre
celui à qui il souhaite du mal, c' est de
lui dire : puisses-tu être traîpar le trou
de la prison.
Il n' y a point de fautes impunies à la
Chine : tout est déterminé : la bastonnade
est le ctiment ordinaire pour les fautes
les plus légeres. Le nombre des coups
est plus ou moins grand, selon la qualité
de la faute : c' est la peine dont les
officiers de guerre punissent quelquefois
sur le champ les soldats chinois, mis
en sentinelle toutes les nuits dans les ruës
et les places publiques des grandes villes,
quand on les trouve endormis.
Quand le nombre des coups ne passe
pas vingt, c' est une correction paternelle,
qui n' a rien d' infamant, et l' empereur
la fait quelquefois donner à des personnes
de grande considération, et ensuite
les voit, et les traitte comme à l' ordinaire.
Il faut très-peu de chose pour être ainsi
paternellement châtié : avoir volé une bagatelle,
s' être emporté de paroles, avoir
donné quelques coups de poing : si cela
va jusqu' au mandarin, il fait joüer aussi-tôt
le Pan Tsëe ; c' est ainsi que s' appelle
l' instrument dont on bat les coupables.
Après avoir subi le châtiment, ils doivent
se mettre à genoux devant le juge,
se courber trois fois jusqu' à terre, et le
remercier du soin qu' il prend de leur éducation.
Ce Pan Te est une grosse canne fenduë,
à demi platte, de quelques pieds de
longueur ; elle a par le bas la largeur de
la main, et par le haut elle est polie et
déliée, afin qu' elle soit plus aisée à empoigner ;
elle est de bambou, qui est un
bois dur, massif, et pesant.
Lorsque le mandarin tient son audience,
il est assis gravement devant une
table, sur laquelle est un étui rempli de
petits bâtons longs de plus d' un demi-pied,
et larges de deux doigts ; plusieurs
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estafiers armez de Pan Tsëe l' environnent :
au signe qu' il donne en tirant et jettant
ces bâtons, on saisit le coupable, on l' étend
ventre contre terre, on lui abaisse
le haut de chausses jusqu' aux talons, et
autant de petits bâtons que le mandarin
tire de son étui, et qu' il a jetté par terre,
autant d' estafiers se succedent, qui
appliquent les uns après les autres chacun
cinq coups du Pan Te sur la chair nuë
du coupable. On change d' exécuteur de
cinq coups en cinq coups, ou plûtôt
deux exécuteurs frappent alternativement
chacun cinq coups, afin qu' ils
soient plus pesans, et que le châtiment
soit plus rude.
Il est néanmoins à remarquer que quatre
coups sont toûjours réputez pour
cinq, et c' est ce qui s' appelle la grace de
l' empereur, qui comme pere, par compassion
pour son peuple, diminuë toûjours
quelque chose de la peine. Il y a un
moïen de l' adoucir, c' est de gagner par argent
ceux qui frappent : ils ont l' art de se
nager de telle sorte, que les coups ne
portent que legerement, et que le châtiment
devient presque insensible. Un jeune
chinois ayant son pere condamné
à cette peine, et pt à la souffrir, se jetta
sur lui pour recevoir les coups, et toucha
si fort le juge par cette action de piété,
qu' il fit grace au pere, en considération
du fils.
Ce n' est pas seulement dans son tribunal,
qu' un mandarin a le pouvoir de
faire donner la bastonnade ; il a le même
droit en quelque endroit qu' il se trouve,
me hors de son district ; c' est pourquoi
quand il sort, il a toûjours dans son
cortege des officiers de justice, qui portent
des Pan Tsëe.
Pour un homme du peuple, il suffit
de n' avoir pas mis pied à terre à son passage,
si l' on est à cheval ; ou d' avoir traversé
la r en sa présence, pour recevoir
cinq ou dix coups de bâtons par son
ordre : l' exécution est si promte, qu' elle
est souvent faite avant que ceux qui sont
présens s' en soient presque apperçus. Les
maîtres usent dume ctiment à l' égard
de leurs disciples, les peres à l' égard
de leurs enfans, et les seigneurs pour punir
leurs domestiques, avec cette différence
que le Pan Tsëe est moins long et
moins large.
Un autre ctiment moins douloureux,
mais plus infamant, est une espéce
de carcan auquel on attache le coupable,
et que les portugais ont appellé la
cangue . Cette cangue est composée de
deux morceaux de bois échancrez au milieu,
pour y insérer le col du coupable :
dès qu' il y a été condamné par le mandarin,
on prend ces deux morceaux de
bois, on les pose sur ses épaules, et
on les unit ensemble, de maniere qu' il
n' y a de place vuide que pour le col.
Alors le patient ne peut ni voir ses pieds,
ni porter la main à la bouche, et il a besoin
du secours de quelqu' un pour lui
donner à manger. Il porte nuit et jour
ce sagréable fardeau, qui est ou plus
pésant, ou plus leger, selon la grieve
ou la legereté de la faute que l' on punit.
Il y a de ces cangues qui pesent jusqu' à
deux cens livres, et qui de leur poids
accablent le criminel, de sorte que quelquefois
le chagrin, la confusion, la douleur,
le défaut de nourriture et de sommeil,
lui causent la mort. On en voit de
trois pieds en quarré, et d' un bois épais
de cinq ou six pouces. Les ordinaires pésent
cinquante à soixante livres.
Les patients ne laissent pas de trouver
différens moyens d' adoucir ce supplice ;
les uns marchent accompagnez de
leurs parens ou de leurs amis, qui soulevent
la cangue par les quatre coins, afin
qu' elle ne porte pas sur les épaules : d' autres
l' appuyent sur une table, ou sur un
banc : d' autres font faire une chaise où
ils sont assis entre quatre colomnes d' une
égale hauteur qui supportent la cangue.
Il y en a qui se couchent sur le ventre,
et qui se servent du trou où leur tête est
passée, comme d' une fenêtre, par laquelle
ils regardent effrontement tout ce qui
se fait dans la ruë.
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Lorsqu' en présence du mandarin on
a réüni les deux pieces de bois au col du
coupable, on colle dessus à droite et à
gauche deux longues bandes de papier
larges de quatre doigts, ausquelles on
applique une espéce de sceau, afin que
les deux pieces qui forment la cangue,
ne puissent pas se séparer sans qu' on s' en
apperçoive. Puis on y écrit en gros caracteres
le crime pour lequel le coupable
est puni, et le tems que doit durer le
châtiment : par exemple, c' est un voleur,
c' est un brillon et un séditieux, c' est
un perturbateur du repos des familles,
c' est un joüeur, etc. Il portera la cangue
durant trois mois en tel endroit.
Le lieu où on les expose, est d' ordinaire,
ou la porte d' un temple célébre par le
concours des peuples, ou un carrefour fort
fréquenté, ou la porte de la ville, ou une
place publique, ou même la premiere
porte du tribunal du mandarin.
Quand le tems de la punition est écoulé,
les officiers du tribunal représentent
le coupable au mandarin, qui après
l' avoir exhorté à se corriger, lelivre de
la cangue, et pour le congédier, lui fait
donner une vingtaine de coups detons ;
car c' est l' usage assez ordinaire de
la justice chinoise, de ne point imposer
de peine, à la réserve des amendes pecuniaires,
qui ne soit précedée et suivie
de la bastonnade ; de sorte qu' on peut dire
que le gouvernement chinois ne subsiste
guéres que par l' exercice du bâton.
Ce châtiment est plus commun pour
les hommes que pour les femmes ; cependant
un ancien missionnaire qui visitoit
un mandarin d' une ville du premier
ordre, trouva près de son tribunal une
femme portant la cangue : c' étoit une
bonzesse, c' est-à-dire, une de ces filles
qui vivent en communauté dans une espece
de monastere, dont l' entrée est interdite
à tout le monde ; qui s' y occupent
du culte des idoles et du travail ; qui
ne gardent point de cture, mais qui
néanmoins sont obligées de vivre dans la
continence, tandis qu' elles demeurent
dans le monastere.
Cette bonzesse ayant été accusée d' avoir
eu un enfant d' un commerce illégitime,
le mandarin sur la plainte qu' on
lui porta, la fit comparoître à son tribunal,
et après lui avoir fait une sévére
reprimande, il lui dit que puisqu' elle
avoit de la peine à garder la continence,
il falloit qu' elle quittât le monastere, et
qu' elle se mariât ; cependant pour la châtier,
il la condamna à porter la cangue :
on y écrivit sa faute, et on ajoûta que
si quelqu' un vouloit se marier avec elle,
le mandarin la livreroit, et donneroit
une once et demie d' argent pour les frais
du mariage. Cette somme vaut à peu-près
sept livres dix sols de notre monnoye :
cinquante sols devoient être employez
à loüer une chaise, et à payer les
joüeurs d' instrumens : les cinq livres de
surplus étoient destinées aux frais du festin
qu' on feroit avec les voisins le jour
des nôces. Elle ne fut pas longtems sans
trouver un mari qui la demanda au mandarin,
et à qui elle fut accordée.
Outre le châtiment de la cangue , il y
a encore d' autres peines qu' on impose
pour des fautes légeres. Leme missionnaire
entrant dans la seconde cour
dume tribunal, y trouva de jeunes
gens à genoux : les uns portoient sur la
tête une pierre qui pesoit bien sept à huit
livres ; d' autres tenoient un livre à la
main, et le lisoient avec application.
Parmi ceux-ci étoit un jeune homme
marié, d' environ trente ans, qui aimoit
le jeu à l' excès : il y avoit perdu une partie
de l' argent que son pere lui avoit fourni
pour son petit commerce : exhortations,
reprimandes, menaces, rien n' avoit
le guérir de la passion du jeu. Son
pere qui vouloit le corriger d' une inclination
si pernicieuse à ses intérêts, le
conduisit au tribunal du mandarin.
Le mandarin homme d' honneur et
de probité, admit la plainte du pere : il
fit approcher le jeune homme, et après
l' avoir reprimandé d' un ton vere, et
p135
lui avoir fait une instruction pathétique
sur la soumission et la docilité, il étoit
sur le point de lui faire donner la bastonnade,
lorsque sa mere entrant tout-à-coup,
se jetta aux pieds du mandarin,
et lui demanda les larmes aux yeux la
grace de son fils.
Le mandarin se laissa attendrir, et
s' étant fait apporter un livre composé
par l' empereur, pour l' instruction de
l' empire, il l' ouvrit, et choisit l' article
qui concernoit l' obéïssance filiale. " vous
me promettez, dit-il au jeune homme,
de renoncer au jeu, et de vous
rendre docile aux volontez de votre
pere : je vous pardonne pour cette
fois ; allez vous mettre à genoux dans
la galerie à côté de la salle d' audience,
apprenez par coeur cet article de
l' obéïssance filiale ; vous ne sortirez
point du tribunal que vous ne l' ayez
recité, et que vous n' ayez promis de
l' observer le reste de votre vie. " cet
ordre fut exécuté à la lettre : le jeune
homme resta trois jours dans la galerie,
apprit l' article, et fut congédié.
Il y a certains crimes pour lesquels
on condamne les coupables à être marquez
sur les deux jouës, et la marque
qu' on leur imprime, est un caractere
chinois qui indique leur crime. Il y en a
d' autres pour lesquels on condamne, ou
au bannissement, ou à tirer des barques
royales : cette servitude ne dure guéres
plus de trois ans.
Pour ce qui est du bannissement, il
est souvent perpétuel, sur tout si c' est
en Tartarie qu' on exile : mais avant le
départ, on ne manque jamais de donner
la bastonnade ; le nombre des coups
est proportionné à la faute qui a mérité
cette peine.
Ils ont trois manieres différentes d' exécuter
à mort, ceux dont les crimes
ont mérité ce supplice.
La premiere qui est la plus douce,
est de les étrangler, et c' est le supplice
dont on punit les crimes moins griefs
qui méritent la mort. C' est ainsi qu' on
punit un homme, qui en se battant
auroit tué son adversaire.
La seconde est de trancher la tête,
et c' est de ce supplice qu' on punit les
crimes qui ont quelque chose d' énorme,
tel que seroit un assassinat ; cette
mort est regardée comme plus honteuse,
parce que la tête qui est la principale
partie de l' homme, est séparée
du corps, et qu' en mourant il ne conserve
pas son corps aussi entier qu' il l' a
reçu de ses parens.
Dans quelques endroits on étrangle
avec une espéce d' arc, dont on passe la
corde au col du criminel qui est à genoux ;
on tire l' arc, et par ce moyen
on lui serre le gossier, et en lui ôtant la
respiration, on l' étouffe ; en d' autres endroits
on met une corde longue de sept
à huit pieds au col du coupable, en y
faisant un noeud coulant. Deux valets
du tribunal la tirent fortement chacun
de leur côté : un moment après ils la
lâchent tout-à-coup, puis ils la tirent
encore comme ils avoient fait d' abord,
et à ce second coup, ils sont sûrs que
le criminel est mort.
Les personnes d' un rang un peu distingué
qui sont condamnez à mort,
sont toûjours portez au lieu du supplice,
dans des chaises, ou dans des charettes
couvertes. Lorsqu' un criminel
doit être condamné à mort, le mandarin
le fait tirer de prison et conduire à
son tribunal, où ordinairement on a
préparé un petit repas. Au moins avant
que de lui lire sa sentence, on ne manque
guéres à lui présenter du vin, ce qui
s' appelle Tçi Seng. Ce mot de Tçi est le
me, que celui dont on se sert, lorsqu' on
offre quelque chose aux ancêtres.
Ensuite on lui lit sa sentence.
Le criminel qui se voit condamné à
mort, éclate quelquefois en injures et
en reproches contre ceux qui l' ont condamné.
Quand cela arrive, le mandarin
écoute à la vérité ces invectives avec
patience et compassion, mais on lui
met un baillon dans la bouche, et on
p136
le conduit au supplice : on en voit
quelquefois qui sont conduits à pied,
qui vont en chantant au lieu de l' exécution,
et boivent gayement le vin
que leur présentent leurs amis, qui les
attendent au passage, pour leur donner
cette derniere marque d' amitié.
Il y a un autre genre de mort très-cruelle,
dont on a puni autrefois les révoltez
et les criminels de leze majesté :
c' est ce qu' ils appelloient être hacen
dix mille piéces. L' exécuteur attachoit
le criminel à un poteau, il lui cernoit
la tête, et en arrachant la peau de force,
il l' abbattoit sur ses yeux ; ensuite il
lui déchiquetoit toutes les parties du
corps qu' il coupoit en plusieurs morceaux,
et après s' être lassé dans ce barbare
exercice, il l' abandonnoit à la cruau
de la populace et des spectateurs.
C' est ce qui s' est pratiq en certaines
occasions sous le regne de quelques
empereurs, qui sont regardez comme
barbares. Car selon les loix, ce troisiéme
supplice consiste à couper le corps
du criminel en plusieurs morceaux, à
lui ouvrir le ventre, et à jetter le corps
ou dans la riviere, ou dans une fosse
commune pour les grands criminels.
à la réserve de certains cas extraordinaires,
qui sont marquez dans le corps des
loix chinoises, ou pour lesquels l' empereur
permet d' exécuter sur le champ,
nul mandarin, nul tribunal supérieur
ne peut prononcer définitivement un
arrêt de mort. Tous les jugemens de
crimes dignes de mort doivent être examinez,
décidez, et souscrits par l' empereur.
Les mandarins envoyent en
cour l' instruction du procès, et leur décision,
marquant l' article de la loi qui
les a déterminez à prononcer de la sorte :
par exemple, un tel est coupable de
crime : la loi porte qu' on étranglera
ceux qui en sont convaincus ; ainsi je
condamne un tel à être étranglé.
Ces informations étant arrivées à la
cour, le tribunal supérieur des affaires
criminelles examine le fait, les circonstances,
et la cision ; si le fait n' est pas
clairement exposé, ou que le tribunal
ait besoin de nouvelles informations, il
présente un morial à l' empereur, qui
contient l' exposé du crime et la décision
du mandarin inférieur, et il ajoûte : pour
juger sainement, il paroît qu' il faut être
instruit de telle circonstance ; ainsi nous
opinons à renvoyer l' affaire à tel mandarin,
afin qu' il nous donne les éclaircissemens
que nous souhaittons.
L' empereur ordonne ce qu' il lui
plaît, mais sa clémence le porte tjours
à renvoyer l' affaire, afin que quand il
s' agit de la vie d' un homme, on necide
point légerement, et sans avoir les
preuves les plus convaincantes. Lorsque
le tribunal supérieur a reçu les informations
qu' il demandoit, il présente de
nouveau sa délibération à l' empereur.
Alors l' empereur souscrit à la délibération
du tribunal, ou bien il diminue
la rigueur du châtiment ; quelquefois
me il renvoye le mémorial en
écrivant ces paroles de sa main : " que
le tribunal délibere encore sur cette
affaire, et me fasse son rapport. " on
apporte à la Chine l' attention la plus
scrupuleuse, quand il s' agit de condamner
un homme à la mort.
L' empereur regnant ordonna en
1725 que dans la suite on ne puniroit
personne du supplice de mort, que son
procès ne lui fut présenté trois fois. Conforment
à cet ordre, le tribunal des
crimes tint la conduite suivante. Quelque
tems avant le jour terminé, il fit
transcrire dans un livre toutes les informations,
qui pendant le cours de l' année
lui avoient été envoyées des justices
subalternes : on y joignit le jugement
que chaque justice avoit porté, et celui
du tribunal de la cour.
Ce tribunal s' assembla ensuite pour
lire, revoir, corriger, ajoûter, retrancher,
ce qu' il jugeroit à propos. Après
quoi il en fit tirer deux copies au net ;
l' une qu' il présenta à l' empereur, afin
que ce prince pût la lire et l' examiner
p137
en particulier ; l' autre qu' il garda pour
la lire en présence de tous les principaux
officiers des tribunaux souverains,
et la former selon leurs avis.
Ainsi à la Chine on accorde à l' homme
le plus vil et le plus mirable, ce qui
ne s' accorde en Europe comme un grand
privilége, qu' aux personnes les plus
distinguées, c' est-à-dire, le droit de
n' être jugé et condamné que par toutes
les chambres du parlement assemblées
en corps.
Cette seconde copie ayant été examie
et corrigée, on la présenta à l' empereur,
puis l' on en tira quatre-vingt
dix-huit copies en langue tartare, et
quatre-vingt dix-sept en langue chinoise.
Toutes ces copies se remirent
entre les mains de sa majesté, qui les
donna encore à examiner aux plus habiles
officiers, soit tartares, soit chinois
qui étoient à Peking.
Lorsque le crime est fort énorme, l' empereur
en souscrivant à la mort du criminel,
ajoûte : aussitôt qu' on aura reçu cet ordre,
qu' on l' exécute sans aucun délai . Pour ce
qui est des crimes de mort qui n' ont rien
d' extraordinaire, l' empereur écrit au
bas de la sentence : qu' on retienne le criminel
en prison, et qu' on l' exécute au tems
de l' automne . Il y a un jour fixé dans
l' automne, pour exécuter à mort tous
les criminels.
La question ordinaire qui est en usage
à la Chine, pour tirer larité de
la bouche des criminels, est douloureuse
et très-sensible : elle se donne aux pieds
ou aux mains : on se sert pour les pieds
d' un instrument qui consiste en trois
bois croisez, dont celui du milieu est
fixe, et les deux autres se tournent et se
remuent : on met les pieds du patient
dans cette machine, et on les y serre
avec tant de violence, que la cheville
du pied s' applatit. Quand on la donne
aux mains, c' est par le moyen de petits
bois, qu' on insere entre les doigts du
coupable, on les lie très-étroitement
avec des cordes, et on les laisse pendant
quelque tems dans cette torture.
Les chinois ont des remedes pour diminuer,
et même pour amortir le sentiment
de la douleur : après la question
ils en ont d' autres, qu' ils employent pour
guerir le patient, lequel en effet par
leur moyen recouvre, quelquefois me
en peu de jours, le premier usage de ses
jambes.
De la question ordinaire on passe à
l' extraordinaire, qui se donne pour les
grands crimes, et sur tout pour ceux de
leze majesté, afin de découvrir les complices,
quand le crime est avéré. Elle consiste
à faire de légeres taillades sur le corps
du criminel, et à lui enlever la peau par
bandes en forme d' aiguilletes.
Voilà toutes les esces de châtimens,
que les loix chinoises prescrivent pour
la punition des crimes. Il y a, comme
je l' ai dit, quelques empereurs qui en
ont fait souffrir de beaucoup plus cruels ;
mais ils sont détestez de la nation, et
regardez comme des tyrans. Tel fut
l' empereur Tcheou, dont on lit les horribles
cruautez dans les annales de l' empire.
Ce prince, à l' instigation de Ta Kia
l' une de ses concubines, dont il étoit
éperduëment amoureux, inventa un
nouveau genre de supplice nommé Pao
Lo : c' étoit une colomne de bronze haute
de vingt coudées et large de huit, creusée
en dedans comme le taureau de Phalaris,
et ouverte en trois endroits pour
y mettre du feu : on y attachoit les criminels,
et on la leur faisoit embrasser
des bras et des jambes : ensuite on allumoit
un grand feu en dedans, et on
les faisoit ainsi rotir jusqu' à ce qu' ils fussent
duits en cendre en présence de
cette femme impudique, qui se faisoit
un spectacle agréable d' un si épouvantable
supplice.
ABONDANCE
p138
On peut dire sans craindre de trop
s' avancer, que la Chine est une des
plus fertiles portions de l' univers, comme
elle en est une des plus vastes et des
plus belles : une seule de ces provinces
pourroit faire un etat considérable, et
flatter l' ambition d' un prince. Il n' y a
presque rien dans les autres pays qui ne
se trouve à la Chine, et il y a une infini
de choses qu' on chercheroit vainement
ailleurs.
Cette abondance doit être attribuée, et
à la profondeur des terres, et à l' industrie
laborieuse de ces peuples, et à la
quantité de lacs, de fleuves, de rivieres,
et de canaux, dont tout le pays est
arro. Il n' y a guéres de villes dans les
provinces du midi, ni même de bourgs,
l' on ne puisse aller en bateau, parce
que par-tout il y a des rivieres ou des
canaux. Le ris se seme en quelques
provinces deux fois l' année ; il est bien
meilleur que celui qui croît en Europe :
la terre y produit plusieurs autres esces
de grains, telles que sont le froment,
l' orge, diverses sortes de millets, les fêves,
les pois toujours verds, les pois noirs et
jaunes, dont on se sert, au lieu d' avoine,
pour engraisser les chevaux : mais dans les
parties méridionales, on fait moins de cas
de tous ces grains que du ris, qui y est la
nourriture ordinaire ; car dans les parties
septentrionales on se nourrit sur-tout
de froment.
Parmi les animaux que l' on mange en
Europe, et dont les chinois tous les
jours font usage, sur-tout les gens riches,
qui ont soin de se bien régaler, la chair
de cochon est, selon leur goût, la viande
la plus délicieuse ; ils la préferent à toute
autre, et elle fait comme la base de leurs
repas. Il y a peu de maisons où l' on n' en
nourrisse, et où on ne les engraisse :
aussi en mangent-ils toute l' année. Il faut
avoüer qu' elle a bien meilleur goût qu' en
Europe, et d' ailleurs sa chair est saine et
n' est nullement indigeste : c' est un excellent
manger qu' un jambon de la Chine.
La chair des jumens sauvages est aussi
fort estimée : outre le gibier, les volatiles,
et autres animaux que nous avons en
quantité, les nerfs de cerfs, et les nids
d' oyseaux, dont j' ai déja parlé, les pattes
d' ours, et les pieds de divers animaux
sauvages, qui leur viennent salez
de Siam, de Camboye, et de la Tartarie,
font leslices de la table des
grands seigneurs.
Le peuple s' accommode fort de la
chair des chevaux, et des chiens, quoique
morts de vieillesse, ou de maladie ;
il n' a pas même de repugnance à manger
celle des chats, des rats, et d' autres
pareils animaux, qui se vend dans les ruës.
C' est un divertissement assez agréable,
de voir les bouchers, lorsqu' ils portent
de la chair de chien en quelque lieu, ou
quand ils vont chargez de cinq ou six
chiens pour les tuer. Tous les chiens attirez
par les cris de ceux qu' on va tuer,
ou par l' odeur de ceux qu' on a déja tuez,
se jettent en troupes sur les bouchers,
qui sont obligez de marcher toûjours
armez d' un long bâton, ou d' un long
foüet, pour se défendre de leurs insultes ;
et de se tenir en des lieux fermez,
pour exercer paisiblement leur métier.
Outre les oyseaux domestiques, ils
trouvent encore sur leurs rivieres et sur
leurs lacs quantité d' oyseaux de riviere,
et principalement de canards sauvages.
La maniere dont ils les prennent,
rite d' être rapportée : ils se mettent la
tête dans de grosses citroüilles seches,
il y a quelques trous pour voir et pour
respirer, puis ils marchent nuds dans
l' eau, ou bien ils nagent sans rien faire
paroître au dehors, que la tête couverte
p139
de la citroüille. Les canards accoûtumez
à voir de ces citroüilles flottantes, autour
desquelles ils se jouent, s' en approchent
sans crainte, et le chasseur les tirant
par les pieds dans l' eau pour les empêcher
de crier, leur tord le col, et les
attache à sa ceinture. Il ne quitte point
cet exercice, qu' il n' en ait pris un grand
nombre.
Le gibier y foisonne : on voit à Peking
pendant l' hyver dans diverses places, plusieurs
monceaux de diverses sortes d' animaux,
volatiles, terrestres, et aquatiques,
durcis par le froid, et exempts de
toute corruption : on y voit une quantité
prodigieuse de cerfs, de dains, de
sangliers, de chevres, d' elans, de lievres,
de lapins, d' ecureuils, de chats
et de rats sauvages, d' oyes, de canards,
de poules de bois, de perdrix, de faisans,
de cailles, et plusieurs autres animaux
qui ne se trouvent point en Europe,
et qui se vendent à très-grand marché.
Les rivieres, les lacs, les etangs, et
me les canaux dont toute la Chine
est arrosée, sont remplis de toute sorte
de poissons. On en trouve un grand nombre
jusques dans les fossez, qu' ils ont soin
de pratiquer au milieu des campagnes,
pour y conserver de l' eau, dont le ris a
un continuel besoin.
Des bateaux pleins de l' eau où se trouve
de la semence de poissons, comme
nous l' avons expliqué, parcourent la
Chine. On achete de cette eau, et l' on
en remplit les fossez : les poissons qui s' y
trouvent étant fort petits et presque imperceptibles,
on les nourrit avec des lentilles
de marais, ou avec des jaunes d' oeuf,
à peu-près comme on nourrit les animaux
domestiques en Europe. Les grands
poissons se conservent par le moyen de la
glace ; on en remplit de grands bateaux
qu' on transporte jusqu' à Peking.
Il n' y a guéres de poissons en Europe
qui ne se trouvent à la Chine : on y voit
des lamproyes, des carpes, des solles,
des saumons, des truites, des aloses,
des esturgeons, etc. Mais il y en a beaucoup
d' autres d' un goût excellent, qui
nous sont tout-à-fait inconnus. Il n' est
pas possible d' en rapporter toutes les especes :
je ne m' attacherai qu' à quelques-unes
qui feront juger des autres.
Un de ceux que l' on estime le plus, et
qui pese environ quarante livres, est celui
qu' ils appellent Tcho Kia Yu, c' est-à-dire,
l' encuirassé. Ils le nomment ainsi,
parce qu' en effet il a sur le dos, sous le
ventre, et aux deux côtez une suite d' écailles
tranchantes, rangées en lignes
droites, et posées les unes sur les autres,
à peu-près comme sont les tuiles sur nos
toîts. C' est un poisson admirable, dont
la chair est fort blanche, et qui ressemble
assez à celle du veau pour le goût.
Quand le tems est doux, on pêche
une autre sorte de poisson fort délicat,
que les gens du pays appellent poisson
de farine, à cause de son extrême blancheur,
et parce que ses prunelles noires
semblent être enchassées dans deux cercles
d' argent fort brillant : il y en a dans
les mers dude la province de Kiang
Nan une quantité si prodigieuse, qu' on
en tire jusqu' à quatre cens livres pesant
d' un seul coup de filet.
Un des meilleurs poissons qui soit dans
toute la Chine, est celui qu' on pêche à la
quatriéme et cinquiéme lune : il approche
assez de nos brames de mer, et il pese
cinq à six livres : il se vend d' ordinaire
huit deniers la livre, et tout au plus le
double à vingt lieuës dans les terres où
on le transporte.
Quand cette pêche est finie, il arrive
des côtes de la province de Tche Kiang, de
grandes barques chargées d' une autre
espece de poisson frais, qui ressemble assez
aux moruës de Terre-Neuve. Il n' est
pas croyable combien il s' en consomme
dans la saison depuis les tes de Fo Kien
jusqu' à celles de Chan Tong, outre la quantité
prodigieuse, qu' on sale dans le pays
me où se fait la pêche.
On le vend à très-vil prix, quoique
les marchands ne puissent l' aller chercher
sans beaucoup de frais : car il leur
p140
faut d' abord acheter du mandarin la permission
de faire ce commerce, loüer ensuite
une barque, acheter le poisson à
mesure qu' on le tire du filet, et l' arranger
dans le fond de calle sur des couches
de sel, de la même maniere qu' à Dieppe
on arrange les harengs dans des tonnes.
C' est par ce moyen que malgré les plus
grandes chaleurs ce poisson se transporte
dans les provinces les plus éloiges.
Il est aisé de juger combien cette pêche
doit être abondante, puisque le poisson
se vend à si bon compte, nonobstant la
dépense que font les marchands qui l' apportent.
Outre cette espece de moruë dont nous
venons de parler ; depuis la sixiéme jusqu' à
la neuviéme lune on fait venir une
quantité surprenante d' autre poisson salé
des côtes de la mer. Dans la province
de Kiang Nan on voit sur-tout de gros
poissons venant de la mer ou du fleuve
Jaune, qui se jettent dans de vastes plaines
toutes couvertes d' eau : tout y est
disposé de telle sorte, que les eaux s' écoulent
aussi-tôt qu' ils y sont entrez. Ces
poissons demeurans à sec, on les prend
sans peine ; on les sale, on les vend aux
marchands qui en chargent leurs barques
à peu de frais.
Dans le grand fleuve Yang Tse Kiang,
vis-à-vis de la ville de Kieou Kiang, il
a plus d' une demie-lieuë de largeur, on
pêche toute sorte d' excellens poissons, et
entre autres une espece nommée Hoang
Yu, c' est-à-dire, poisson jaune. Il est d' une
grosseur extraordinaire, et d' un goût
admirable. On en prend quelquefois qui
pesent plus de huit cens livres : on ne
voit guéres de poissons qui ait la chair
plus ferme. On ne le pêche qu' en certain
tems, sçavoir lorsqu' il passe du lac Tong
Ting Hou dans cette riviere.
Ce lac est le plus grand qui soit à la
Chine, et c' est beaucoup dire ; car il n' y
a guéres de provinces, où il ne se trouve
des lacs d' une étenduë prodigieuse, tels
que sont le lac Hong Se Hou, le lac Ta
Hou, le lac Po Yang Hou, etc. Celui-ci, par
exemple, qu' on appelle encore le lac de
Iao Tcheou est formé par le confluent de
quatre rivieres aussi grandes que la Loire,
qui sortent de la province de Kiang Si :
il a trente lieuës de circuit, et on y essuie
des typhons, comme sur les mers de la
Chine.
Nous avons déja parlé dans l' idée générale
que nous avons donné de cet empire,
d' un certain poisson extraordinaire,
appellé poisson d' or, ou poisson d' argent,
que les grands seigneurs conservent ou
dans leurs cours, ou dans leurs jardins,
comme un ornement particulier de leurs
palais. Le p. Le Comte qui en a fait la description,
ajoûte à ce que nous en avons
dit, des particularitez que je ne dois pas
omettre. Ces poissons, dit ce pere,
sont d' ordinaire de la longueur du doigt
et gros à proportion. Le mâle est d' un
beau rouge depuis la tête jusqu' à la
moitié du corps, et même davantage,
le reste avec toute la queuë en est doré,
mais d' un or si lustré et si éclatant, que
nos véritables dorures n' en approchent
pas. La femelle est blanche ; elle a la
queuë, et même une partie du corps
parfaitement argentée. La queuë de
l' un et de l' autre n' est pas unie et platte
comme celle des autres poissons, mais
formée en bouquet, grosse, longue,
et qui donne un agrément particulier
à ce petit animal, dont le corps est
d' ailleurs parfaitement bien proportionné.
Ceux qui les veulent nourrir, doivent
en prendre un grand soin, parce qu' ils
sont extraordinairement délicats et sensibles
aux moindres injures de l' air. On
les met dans un bassin fort profond et
fort large, au fond duquel on a accoûtumé
de renverser un pot de terre tré
par les tez, afin qu' ils puissent durant
les grandes chaleurs s' y retirer, et se
mettre ainsi à couvert du soleil. On jette
aussi sur la surface de l' eau certaines
herbes particulieres, qui s' y conservent
toûjours vertes, et qui y entretiennent
la fraîcheur. Cette eau se
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change deux ou trois fois la semaine,
de maniere néanmoins qu' on en met
de nouvelle, à mesure qu' on vuide le
bassin, qu' il ne faut jamais laisser à sec.
Si l' on est obligé de transporter le poisson
d' un vase à un autre, il se faut bien
donner de garde de le prendre avec la
main ; tous ceux qu' on touche, meurent
bien-tôt après, ou se flétrissent ;
il faut pour cela se servir d' une petite
illiere de fil attachée par le haut à
un cercle de bois, dans laquelle on les
engage insensiblement. Quand ils y
sont entrez d' eux-mêmes, on a soin
de ne les pas heurter, mais de les tenir
toûjours dans la premiere eau, qui ne
se vuide que lentement, et qui donne
le tems de les transporter dans l' eau
nouvelle. Le grand bruit, comme celui
de l' artillerie, ou du tonnerre, une
odeur trop forte, un mouvement violent,
tout cela leur est nuisible, et quelquefois
me les fait mourir, comme
je l' ai souvent remarqué sur mer où
nous en portions, toutes les fois qu' on
tiroit le canon, ou qu' on faisoit fondre
du gaudron. D' ailleurs ils vivent presque
de rien ; les vers insensibles qui se
forment dans l' eau, ou les parties les
plus terrestres qui y sont mêlées, suffisent
presque pour les empêcher de
mourir. On y jette néanmoins de tems
en tems de petites boules de pâte, mais
il n' y a rien de meilleur que du pain
à chanter, qui étant détrempé, fait une
espéce de bouillie dont ils sont extrêmement
avides, et qui est en effet très-proportionnée
à leur délicatesse naturelle.
Dans les pays chauds, ils multiplient
beaucoup, pourvû qu' on ait soin de retirer
les oeufs qui surnagent, et qu' ils
mangent presque tous. On les place
dans un vase particulier exposé au soleil,
et on les y conserve jusqu' à ce
que la chaleur les ait fait éclorre. Les
poissons en sortent avec une couleur
noire, que quelques-uns d' eux conservent
toûjours, mais qui se change peu
à peu dans les autres en rouge, en
blanc, en or, en argent, selon leur différente
espece. L' or et l' argent commencent
à se former à l' extrémité de
la queuë, et s' étendent un peu plus
ou un peu moins, selon leur disposition
particuliere.
De nouvelles connoissances qu' on a
tirées des chinois, qui font trafic de
ces petits poissons, et qui gagnent leur
vie à les élever, et à les vendre, me
donnent lieu de faire ici quelques observations.
1 quoiqu' assez communément ils
n' ayent guéres que la longueur d' un
doigt, il y en a anmoins qui sont aussi
longs et aussi gros que les plus grands
harengs.
2 ce n' est pas la couleur rouge ou
blanche qui distingue le mâle de la femelle.
On reconnoît les femelles à divers
points blancs qu' elles ont vers les
ies, et vers les petites nageoires qui
en sont proches ; et les les, en ce qu' ils
ont ces endroits brillans et éclatans.
3 quoiqu' assez ordinairement ils
ayent la queuë en forme de bouquet,
plusieurs néanmoins ne l' ont point différente
de celles des poissons ordinaires.
4 outre les petites boules de pâte,
dont on les nourrit, on leur donne le
jaune d' un oeuf de poulle durci, de la
chair maigre de cochon séchée au soleil,
et réduite en poussiére très-fine. On
jette quelquefois des escargots dans le
vase où on les conserve : leur bave attachée
aux parois du vase, est un ragt
exquis pour ces petits poissons qui
s' y jettent à l' envi les uns des autres
pour la sucer. De petits vers rougeâtres
qu' on trouve dans l' eau en certains réservoirs,
est encore pour eux un mets friand.
5 il est rare qu' ils multiplient lorsqu' ils
sont renfermez dans des vases,
parce qu' ils y sont à l' étroit ; si l' on veut
qu' ils deviennent féconds, il faut les
mettre dans des réservoirs, où l' eau soit
vive et profonde en quelques endroits.
6 quand on a tiré l' eau du puits
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pour en remplir le vase où sont les poissons,
il faut auparavant la laisser reposer
cinq ou six heures, sans quoi elle
seroit trop cruë, et leur deviendroit nuisible.
7 si l' on s' apperçoit que les poissons
frayent et donnent des oeufs, ce
qui arrive vers le commencement de
may, on doit répandre des herbes sur
la surface de l' eau : les oeufs s' y attachent,
et lorsqu' on voit que le fray est
fini, c' est-à-dire, que les mâles ne cherchent
plus les femelles ; il faut retirer
les poissons du vase pour les transporter
dans un autre ; exposer pendant trois
ou quatre jours au grand soleil le vase
plein d' oeufs, et en changer l' eau au
bout de 40 ou 50 jours, parce que les
petits poissons ont alors une forme sensible.
Ces observations ne seroient pas inutiles,
si l' on s' avisoit quelque jour de
transporter de ces petits poissons dorez en
Europe, de même que les hollandois en
ont transportez à Batavie.
Outre les filets, dont les chinois se
servent pour prendre le poisson dans les
grandes pêches, et la ligne dont ils usent
dans lesches particulieres, ils ont
une autre maniere de pêcher, qui est
assez singuliere, et très-divertissante.
En diverses provinces ils élevent un
certain oiseau, qui ressemble assez au
corbeau, mais dont le col est fort long,
et le bec long, crochu et pointu : c' est
une espece de cormorans qu' ils dressent
à la pêche du poisson, à peu près comme
on dresse les chiens à prendre des
lievres.
Le matin au lever du soleil on voit
sur les rivieres un bon nombre de bateaux,
et plusieurs de ces oiseaux qui
sont perchez sur la prouë. Les pêcheurs
font caracoller leurs bateaux sur la riviere,
et au signal qu' ils donnent en batant
l' eau d' une de leurs rames, les cormorans
volent dans la riviere, qu' ils partagent
entre eux ; ils font le plongeon,
et cherchant les poissons au fond de
l' eau, ils saisissent ceux qu' ils trouvent
par le milieu du corps, puis revenant
sur l' eau, ils les portent à leur bec chacun
vers sa barque, où le cheur ayant
reçu le poisson, prend l' oiseau, lui renverse
la tête en bas, et lui passant la
main sur le col, lui fait jetter les petits
poissons qu' il avoit avalez, et qui sont
retenus par un anneau qu' on leur met
au bas du col, et qui leur serre le gosier.
Ce n' est qu' à la fin de la pêche qu' on
leur ôte cet anneau, et qu' on leur donne
à manger. Quand le poisson est trop
gros, ils se prêtent secours mutuellement,
l' un le prend par la queuë, l' autre
par la tête, et de compagnie ils l' apportent
au bateau de leur maître.
Ils ont une autre maniere de prendre
le poisson qui est fort simple, et qui ne
leur donne aucune peine. Ils se servent
de longs bateaux forts étroits : ils clouent
d' un bout à l' autre sur les bords une
planche large de deux pieds, et enduite
d' un vernis blanc et très-lustré. Cette
planche s' incline en dehors d' une maniere
imperceptible, jusqu' à ce qu' elle
soit presque à fleur d' eau. On s' en sert
pendant la nuit, et on la tourne du cô
de la lune, afin que la réflexion de la
lumiere en augmente l' éclat. Les poissons
qui jouent, confondent aisément la
couleur de la planche vernissée avec celle
de l' eau, ils s' élancent souvent de ce cô
là, et tombent ou sur la planche, ou
dans le bateau.
Il y a des endroits où les soldats tirent
le poisson à l' arc avec beaucoup d' adresse.
La fleche est attachée à l' arc avec une
ficelle, afin de ne pas perdre la fleche, et
de tirer le poisson lorsqu' il a été percé :
dans d' autres endroits il y en a en si grande
quantité dans la bourbe, que des
hommes dans l' eau jusqu' à la ceinture,
les percent avec un trident, et les tirent.
Si les rivieres et les lacs sont si fertiles
en toutes sortes de poissons, la terre
ne l' est pas moins par la multitude et la
diversité des fruits qu' elle porte. On y
mange des poires, des pommes, des
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pêches, des abricots, des coins, des figues,
des raisins, et principalement une
espece de fort bons muscats : on y voit des
noix, des prunes, des cerises, des chataignes,
des grenades, et presque tous
les autres fruits qui se trouvent en Europe,
sans parler de plusieurs autres qui ne
s' y trouvent pas.
Cependant il faut avouer que tous ces
fruits, à la réserve de ces muscats, et
des grenades, ne peuvent se comparer
aux nôtres, parce que les chinois n' ont
pas, comme en Europe, l' art et le soin de
cultiver les arbres, pour en corriger ou
perfectionner le goût. Ils ont trop besoin
de leurs terres pour le ris et le froment ;
leurs pêches néanmoins ne sont
guéres moins bonnes que les nôtres ; il
y en a même une espece qui est meilleure.
En quelques endroits elles ne sont pas
saines. Il faut en manger sobrement,
parce qu' elles causent une dysenterie
qui est très-dangereuse à la Chine. Leurs
abricots ne seroient pas mauvais, si on
leur laissoit le tems de mûrir sur l' arbre.
C' est de la Chine que nous sont venus
les oranges, mais nous n' en avons
eu que d' une seule espece, et il y en a plusieurs
sortes qui sont excellentes : il y en
a une espece qu' on estime : elles sont
petites, et ont la peau fine, unie, et très-douce ;
il vient dans la province de Fo Kien
une sorte d' oranges qui sont d' un
goût admirable. Elles sont grosses, et la
peau est d' un beau rouge : les européans
disent communément, qu' un plat
de ces oranges, figureroit à merveille sur
les premieres tables de l' Europe. On en
mange à Canton de plus grosses, qui
sont jaunes, fort agréables au goût, et fort
saines ; on en donne même aux malades,
après les avoir ramollis sous la cendre
chaude, les avoir coupées en deux, et
les avoir remplies de sucre qui s' y incorpore ;
on tient que l' eau qui en sort, est
très-salutaire à la poitrine. Il y en a d' autres
qui ont un goût aigre, et dont les
européans se servent pour assaisonner
les viandes.
Les limons et les citrons sont très-communs :
dans quelques provinces
ridionales, il y en vient de gros ausquels
on ne touche gueres : ils ne servent
que d' ornemens dans les maisons :
on en met sept ou huit sur un plat de
porcelaine, et c' est uniquement pour
divertir la vûe et flatter l' odorat : ils sont
cependant excellens en confiture.
Une autre espece de limon, qui n' est
pas plus gros qu' une noix, et qui est
rond, verd, et aigre, est aussi très-estimé,
et passe pour admirable dans les ragoûts :
l' arbre qui les porte, se met quelquefois
dans des caisses, et sert dans les
maisons à orner les cours ou les salles.
Outre les melons semblables à ceux
que nous avons en Europe, la Chine
en a encore deux especes différentes : les
uns qui sont fort petits, jaunes au dedans,
et d' un gt suc ; qui peuvent se
manger avec la peau, de même que
nous mangeons quelquesfois les pommes.
On nomme les autres, melons d' eau :
ils sont gros et longs, la chair en est
blanche et quelquefois rouge, et ils sont
pleins d' une eau suce et rafraîchissante,
qui désaltere, et ne fait jamais de
mal, même dans les plus grandes chaleurs.
On peut y ajoûter d' autres melons
encore meilleurs, qui viennent d' un endroit
de Tartarie nommé Hami, fort
éloigné de Peking. Ces melons ont cela
de particulier, qu' ils se conservent cinq
ou six mois dans leur fraîcheur. L' on en
fait chaque année une grande provision
pour l' empereur. Nous en avons
déja parlé ailleurs.
à tous ces fruits que nous connoissons,
on doit en ajoûter d' autres qui ne
sont connus que par nos relations, et qui
paroissent avoir été transportez à la Chine
des isles voisines, où ils se trouvent
en très-grande abondance. Je parle des
ananas, des goyaves, des bananes, des
cocos, etc. Mais outre toutes ces diverses
sortes de fruits, qui lui sont communs
avec les autres pays, elle en a encore
p144
plusieurs autres d' une espece particuliere
et d' un fort bon goût, qui ne se trouvent
nulle part ailleurs. Tels que sont le
Tse Tse, le Li Tchi, le Long Yuen, dont j' ai
fait la description.
Le terrain est tellement ménagé dans
les campagnes pour la culture du ris,
qu' on n' y voit presque aucun arbre ;
mais les montagnes, sur tout celles de
Chen Si, de Honan, de Quang Tong, et de
Fo Kien sont couvertes de forêts, où l' on
trouve des arbres de toute espece, grands,
droits, et propres pour tous les ouvrages
publics, et sur tout pour la construction
des vaisseaux.
Il y a des pins, des frênes, des ormes,
des chênes, des especes de palmiers,
des cedres, et beaucoup d' autres
qui sont peu connus en Europe.
Les autres montagnes sontlebres
par leurs mines qui contiennent toutes
sortes de métaux, par leurs fontaines
dicinales, leurs simples, et leurs minéraux.
On y trouve des mines d' or,
d' argent, de fer, d' airain, d' étain, de
cuivre blanc, de cuivre rouge, de mercure ;
de la pierre d' azur, du vermillon,
du vitriol, de l' alun, du jaspe, des rubis,
du crystal de roche, des pierres d' aimant,
du porphire, et des carrieres de
différens marbres.
On trouve encore dans les montagnes,
sur tout des provinces du nord,
des mines très-abondantes de charbon
de pierre, et il s' en fait un grand débit.
Ces pierres sont noires, elles sont entre
les roches dans des veines fort profondes,
on les casse en plusieurs morceaux,
et on les allume dans le fourneau de la
cuisine. Il y en a qui les pilent, et qui les
ayant détrempées avec de l' eau, en font
des masses ; c' est sur tout ce qui est en
usage parmi le menu peuple.
On a d' abord de la peine à allumer ce
charbon, mais quand il est une fois enflammé,
le feu est fort ardent et dure
long-tems. Il rend quelquefois une
mauvaise odeur, et pourroit causer la
mort à ceux qui dormiroient auprès, si
l' on n' avoit la précaution de tenir tout
proche un vase plein d' eau. La fumée
s' y attache de telle sorte, que l' eau à la
longue prend une odeur aussi désagréable
que celle de la fumée me.
Les cuisiniers des grands et des mandarins
s' en servent d' ordinaire, de même
que les artisans, comme sont les forgerons,
les traitteurs, les teinturiers, les
serruriers, etc. Ceux-ci néanmoins trouvent
qu' il rend le fer cru ; il est encore
d' un grand usage pour ces fours qu' on
nomme en Italie fours à vent, et où on
fond le cuivre. Il y a de ces mines de
charbon dans de hautes montagnes peu
éloignées de Peking ; on diroit qu' elles
sont inépuisables : depuis le tems qu' on
s' en sert dans une si grande ville, et dans
toute la province, on n' en a jamais manq :
cependant il n' y a point de famille,
quelque pauvre qu' elle soit, qui
n' ait un fourneau échauffé par ce charbon,
lequel entretient le feu beaucoup
plus long-tems que ne feroit le charbon de bois.
Leurs jardins potagers sont bien fournis
d' herbes, de racines, et de légumes
de toutes les sortes : outre les esces
que nous avons, ils en ont beaucoup
d' autres que nous ne connoissons point,
et qui sont encore plus estimables que les
nôtres : ils les cultivent avec grand soin,
et c' est avec le ris presque tout ce qui
fait la nourriture du peuple. Il y a une
infinité de chariots et de bêtes de charge,
qui entrent tous les matins à Peking,
pour y porter des herbes et des légumes.
Comme il seroit difficile de transporter
du sel des côtes de la mer, dans les
parties occidentales qui joignent la Tartarie,
la providence a pourvu admirablement
à ce besoin. Outre les puits
d' eau salée qu' on trouve en certaines
provinces, il y a d' autres endroits où
l' on voit une terre grise, répandue par
arpens dans divers cantons, qui fournit
une prodigieuse quantité de sel.
La maniere dont ce sel se tire de la
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terre est remarquable. On unit d' abord
cette terre comme une glace, et l' on
l' éleve un peu en talut, afin d' empêcher
que les eaux ne s' y arrêtent. Quand le
soleil en a seché la surface, et qu' elle
paroît toute blanche des particules de
sel qui y sont attachées, on l' enleve,
et on la met en divers monceaux, qu' on
a soin de bien battre de tous côtez,
afin que la pluie puisse s' y insinuer : ensuite
on étend cette terre sur de grandes
tables un peu panchées, et qui ont
des bords de quatre ou cinq doigts de
hauteur : puis on verse dessus une certaine
quantité d' eau douce, laquelle pénétrant
par tout, entraîne en s' écoulant
toutes les particules de sel dans un grand
vase de terre, où elle tombe goutte à
goutte par un petit canal fait exprès.
Cette terre ainsi épurée, ne devient
pas pour cela inutile, on la met à quartier :
au bout de quelques jours, quand
elle est seche, on la réduit en poussiere,
après quoi on lapand sur le terrain
d' où elle a été tirée : elle n' y a pas demeuré
sept à huit jours, qu' il s' y mêle
comme auparavant, une infinité de particules
de sel, qu' on tire encore une fois
de la maniere que je viens d' expliquer.
Tandis que les hommes travaillent
ainsi à la campagne, les femmes avec
leurs enfans s' occupent dans des cabanes
bâties sur le lieume, à faire boüillir
les eaux salées. Elles en remplissent
de grands bassins de fer fort profonds,
qui se posent sur un fourneau de terre,
percé de telle sorte, que la flâmme se partage
également sous les bassins, et s' exhale
en fumée par un long tuyau en forme
de cheminée à l' extrémi du fourneau.
Quand ces eaux salées ont boüilli
quelque tems, elles s' épaississent et se
changent peu à peu en un sel très-blanc,
qu' on remue sans cesse avec une large
espatule de fer, jusqu' à ce qu' il soit entierement
sec. Des forêts entieres suffiroient
à peine, pour entretenir le feu
nécessaire au sel, qui se fait pendant
toute l' année ; mais comme souvent il
n' y a point d' arbres en ces lieux là, la
providence y a suppléé, en faisant croître
tous les ans des forêts de roseaux aux
environs de ces salines.
à la vérité, les terres de la Chine ne
produisent point d' épiceries, à laserve
d' une espéce de poivre, qui est bien
différent de celui des Indes ; mais les
chinois en trouvent chez des nations
si voisines de leur empire, et ils ont si
peu de peine à se les procurer par le
commerce, qu' ils n' en sont pas moins
fournis, que si leurs terres étoient capables
de les produire.
Quoique la plûpart des choses nécessaires
à la vie, se trouvent dans tout
l' empire, chaque province a quelque
chose de plus particulier ou en plus
grande abondance, comme on le peut
voir dans la description que j' ai faite
des provinces de cet empire.
La Tartarie, quoique pleine de forêts
et de sable, n' est pas tout à fait stérile :
elle fournit de belles peaux de zibelines,
de renards, de tigres qui servent
aux fourrures ; beaucoup de racines et
de simples très-utiles pour la médecine,
et une infinité de chevaux pour la remonte
des troupes, et des troupeaux
de bestiaux en quantité, qui servent à
nourrir les parties septentrionales de la
Chine.
Nonobstant cette abondance, il est
pourtant vrai de dire, ce qui semble un
paradoxe, que le plus riche et le plus florissant
empire du monde, est dans un
sens assez pauvre : la terre, quelque étendue
et quelque fertile qu' elle soit, suffit à
peine pour nourrir ses habitans : on ose
dire qu' il faudroit deux fois autant de terres
pour les mettre à leur aise. Dans la seule
ville de Canton, où tant d' euroans
abordent chaque année, il y a plus d' un
million d' ames, et dans une grande bourgade
qui n' en est éloignée que de trois
ou quatre lieuës, il y a encore plus de
monde qu' à Cantonme.
Une misere extrême porte à de terribles
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excès : ainsi quand on voit à Canton
les choses de près, on est moins surpris
que les parens exposent plusieurs
de leurs enfans, qu' ils donnent leurs
filles pour esclaves ; et que l' esprit d' interêt
anime un si grand peuple : on
s' étonne plûtôt qu' il n' arrive quelque
chose de plus funeste, et que dans les
tems de disette, tant de peuples se voyent
en danger derir par la faim, sans avoir
recours aux violences, dont on lit tant
d' exemples dans les histoires de l' Europe.
Quoique j' aye parlé assez au long des
arbres et des animaux qui se trouvent
à la Chine, il y en a quelques-uns plus
extraordinaires que je vais décrire plus
en détail ; si je ne dis rien de tous les
autres, c' est que mon dessein n' est pas
de donner une histoire naturelle de cet
empire ; cette entreprise me meneroit
trop loin et doit être la matiere d' un
autre ouvrage.
Un des arbres le plus singulier, et qui
ne se voit nulle part ailleurs, est celui qui
porte un fruit dont on tire du suif, et
que les chinois nomment Ou Kieou Mou :
il est fort commun dans les provinces
de Tche Kiang, de Kiang Nan, et de Kiang
Si : le p. Martini en a donune assez
juste idée, lorsqu' il a parlé de la ville de
Kin Hoa dans la province de Tche Kiang.
Cet arbre que ce pere compare à nos
poiriers, a aussi beaucoup de rapport au
tremble et au bouleau, du moins pour ce
qui regarde ses feüilles et leur longdicule :
la plûpart sont de la grandeur et de
la forme de nos cerisiers par le tronc
et les branches : il y en a quelques-uns
aussi hauts que nos grands poiriers.
L' écorce en est d' un gris blancheâtre
un peu douce au toucher ; les petites
branches sont longues, déliées,
fléxibles, et garnies de feüilles, seulement
depuis le milieu jusqu' à l' extrémité,
elles sont comme en touffe, mais
plus petites, et souvent recoquillées et
creuses en forme de gondole : elles sont
d' un verd obscur, lissées par dessus, et
blancheâtres par dessous, fort minces, séches,
diocrement grandes, et de figure
de lozange, dont les angles latéraux
sont arrondis, et l' extrémité allongée en
pointe : elles sont attachées aux branches
par des pédicules longs, secs et déliez, la
te de la feüille et ses fibres sont aussi
rondes, seches, et déliées : ses feüilles
sur l' arriere saison, c' est-à-dire, vers
le mois de novembre et de decembre,
deviennent rouges avant que de tomber,
comme il arrive aux feüilles de
vigne et de poirier.
Le fruit croît à l' extrémi des branches
par bouquets : il y est attaché par
des pédicules ligneux fort courts, et qui
ne semblent être qu' une continuation
de la branche même : ce fruit est renfermé
dans une capsule dure et ligneuse,
brune, un peu raboteuse, et de figure
triangulaire, dont les angles sont
arrondis à peu près de la façon que le
sont ces petits fruits ou grains rouges,
que porte le troësne, nommez vulgairement
bonnets de prêtre.
Ces capsules ou étuis, renferment ordinairement
trois petits noyaux chacun
de la grosseur d' un petit pois, ronds en
dehors, et un peu applatis par les côtez qui
se touchent : chacun de ces noyaux est
couvert d' une légere couche de suif
très-blanc et assez dur, le pédicule
se partage comme en trois autres plus
petits, qui ne sont que des filets, et pénetre
par le milieu du fruit entre ces trois
noyaux, de sorte que les extrémitez
de ces filets vont s' inserer à la pointe
supérieure de chacun des noyaux, ausquels
ils paroissent attachez et pendans.
Lorsque la capsule, qui est composée
de six petits feüillages creux et de forme
ovale, vient à s' entrouvrir, et à tomber
d' elle même peu à peu, le fruit paroît
hors de ses enveloppes, ce qui fait
un très-bel effet à la vûe, sur tout pendant
l' hyver ; ces arbres paroissent alors
tout couverts de petits bouquets blancs,
qu' on prendroit de loin pour autant de
p147
bouquets de fleurs. Le suif dont ce fruit
est couvert, étant écrasé dans la main,
se fond, et rend une odeur de graisse
qui approche de celle du suif ordinaire.
Avant que ce fruit soit parvenu à sa
maturité, il paroît rond ; et c' est apparemment
ce qui a fait dire au pere Martini
qu' il étoit de figure ronde, à moins
que ce pere n' en ayant peut-être examiné
que quelques-uns, qui n' étoient
pas parfaits dans leur espéce, et qui n' avoient
qu' un seul noyau, ait cru que
c' étoit là leur figure naturelle ; car effectivement
on en trouve qui étant défectueux, et n' ayant
qu' un ou deux noyaux, n' ont pas la figure naturelle
qu' ils devroient avoir.
Le noyau dont la coque est assez dure,
contient une espece de petite noisette
de la grosseur d' un gros grain de chenevi,
laquelle est fort huileuse : elle est
enveloppée d' une tunique brune. Les
chinois en font de l' huile à bler dans
la lampe, deme qu' ils font des chandelles
de ce suif, dont les noyaux sont
couverts.
Les chandelles qu' ils en font, sont comme
le tronçon d' unne qu' ils commencent
à bler par la baze, et dont la mêche
est un petit roseau creux, ou un petit
bâton, autour duquel on a roulé un
fil de coton, ou bien de la moële d' un
petit jonc de la même grosseur (ce jonc
sert aussi de mêche dans la lampe) l' un
des bouts de ce roseau ou de ce petit bâton
sert à allumer la chandelle, et l' autre
à la mettre sur le chandelier, dont on
doit faire entrer une pointe dans le bas
du roseau.
Cette sorte de chandelle est dense et
pesante, et se fond aisément dans la main
quand on la touche : elle rend une flamme
assez claire, mais un peu jaunâtre,
et comme cette mêche est solide, et
qu' en brûlant elle se change en charbon
dur, elle n' est pas facile à moucher :
on se sert de cizeaux faits exprès pour cet
usage.
On tire le suif de ce fruit en cette maniere :
on le pile tout entier, c' est-à-dire,
la coque avec la noisette, et on le fait
boüillir dans de l' eau, puis on ramasse
toute la graisse, ou l' huile qui surnage :
cette graisse se fige comme du suif en se
refroidissant. Sur dix livres, on en met
quelquefois trois d' huile de lin ou de gergelin,
et un peu de cire pour donner du
corps à cette masse, dont on fait de la
chandelle qui est très-blanche : on en
fait aussi de rouge, en y mêlant du vermillon.
L' arbrisseau qui produit le coton, est
un des plus utiles qui se trouvent à la
Chine : le jour même que les laboureurs
chinois ont moissonné leurs grains, ils
sement le coton dans le même champ,
et se contentent de remuer avec un rateau
la surface de la terre.
Quand cette terre a été humectée par
la pluie, ou par la rosée, il se forme peu à
peu un arbrisseau, de la hauteur de deux
pieds : les fleurs paroissent au commencement
ou vers le milieu du mois d' août :
d' ordinaire elles sont jaunes, et quelquefois
rouges. à cette fleur succede un petit
bouton, qui croît en forme de gousse,
de la grosseur d' une noix.
Le quarantiéme jour depuis la fleur,
cette gousse s' ouvre d' elle-même, et se
fendant en trois endroits, elle montre
trois ou quatre petites enveloppes de coton,
d' une blancheur extrême, et de la
figure des coques de vers à soye : elles
sont attachées au fond de la gousse ouverte,
et contiennent les semences de
l' année suivante. Alors il est tems de faire
la recolte : néanmoins, quand il fait
beau tems, on laisse le fruit encore deux
ou trois jours exposé au soleil, la chaleur
l' enfle, et le profit en est plus grand.
Comme tous les fibres du coton sont
fortement attachées aux semences qu' elles
renferment, on se sert d' un roüet
pour les en séparer : ce roüet a deux rouleaux
fort polis, l' un de bois, et l' autre
de fer, de la longueur d' un pied, et de
la grosseur d' un pouce : ils sont tellement
appliquez l' un à l' autre, qu' il n' y paroît
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aucun vuide : tandis qu' une main donne
le mouvement au premier de ces rouleaux,
et que le pied le donne au second,
l' autre main leur applique le coton,
qui se détache par le mouvement,
et passe d' un côté, pendant que la semence
reste nuë et dépoüillée de l' autre.
On carde ensuite le coton, on le file, et
l' on en fait des toiles.
Il y a un autre arbre appellé Kou Chu,
qui ressemble assez à nos figuiers, soit
par le bois de ses branches, soit par ses
feüilles : sa racine pousse ordinairement
plusieurs tiges ou petits troncs en forme
de buisson, quelquefois un seul : on en
voit dont le tronc est droit, rond, et
dont la grosseur a plus de neuf ou dix
pouces de diamettre. Les branches sont
d' un bois leger, moëleux, et couvert
d' une écorce semblable à celle du figuier.
Les feüilles sont profondément découpées :
deux découpures principales les refendent
chacune en trois feüillages artistement
échancrez de part et d' autre.
La couleur, soit en dessus, soit en dessous
et la contexture des fibres, est la même
que dans les feüilles de figuier, mais elles
sont plus grandes, plus épaisses et plus
rudes à toucher par le dessus, au lieu que
par le dessous elles sont fort douces, à
cause d' un coton court et fin, dont elles
sont couvertes. Il y en a quelques-unes,
qui n' étant nullement échancrées, sont
de la figure d' un coeur allon.
Cet arbre rend un lait, dont les chinois
se servent pour appliquer l' or en
feüille : ils tirent ce lait en cette maniere :
ils font une ou plusieurs incisions horisontales
et de bas en haut au tronc de
cet arbre, et dans la fente ils inserent le
bord d' une coquille de mer, ou quelque
autre semblable recipient, dans lequel le
lait ayant distillé, ils le ramassent, et s' en
servent avec le pinceau, dont ils font la
figure qu' il leur plaît sur le bois, ou sur
quelque autre matiere que ce soit : ils appliquent
aussi-tôt des feüilles d' or sur ces
figures qui les attirent si fortement, que
jamais l' or ne s' en tache.
L' arbre que les chinois appellent Lung
Ju çu, a le tronc gros comme nos grands
pruniers : il se partage de bonne heure
en deux ou trois grosses branches, et
celles-ci en de plus petites : son écorce
est d' un gris tirant sur le roux, et moucheté
comme le coudrier : l' extrémité des
branches est noüeuse, tortuë, inégale, et
pleine de moële, comme dans le noyer.
Le fruit qui pend a de longs pédicules
verds et fibreux, comme ceux des cerises,
est rond et un peu oblong, de la
couleur et de la figure des cerises, quand
elles sont vertes : le pédicule auquel ce
fruit est attaché, est extrêmement long,
et partagé en différens rameaux, au bout
de chacun desquels est un de ces petits
fruits ; la peau de ce fruit est parsemée en
quelques endroits de petits points roux :
elle est assez dure, et renferme une
substance ou parenchyme verdâtre, qui
se met en boüillie, quand il est meur. On
s' en sert en hyver pour se frotter les mains
et les préserver des engelures.
Ce fruit a un noyau fort dur, aussi-bien
que nos cerises, mais rond et un peu
oblong, et canelé : il y a cinq, six, ou
sept canelures à chacun de ces noyaux.
Ce noyau reçoit sa nourriture par une
ouverture ronde et assez large, laquelle
va se retrécissant enne posé obliquement
à côté de l' amande qu' il renferme,
et qui a son issuë à l' autre extrémité du
noyau. Cette amande est petite, recouverte
d' une tunique noirâtre, et moins
dure que celle qui renferme les pepins
de nos pommes. Du tronc de cet arbre
on fait des planches pour les usages ordinaires.
Si les chinois se plaisoient, comme
on fait en Europe, à orner des jardins,
et à dresser de belles allées, ils pourroient
en cultivant les fleurs que la terre porte,
et employant certains arbres qui leur
sont particuliers, se faire des promenades
très-agréables : mais comme il leur
paroît que rien n' est plus risible, que
d' aller et de venir, sans autre dessein que
de se promener, ils apportent peu de
p149
soin à profiter des avantages que la nature
leur donne.
Parmi les arbres dont je parle, il y en
a un qu' ils appellent Molien, qui est gros
comme le bas de la jambe. Ses branches
sont rares, déliées, remplies de moëlle,
et couvertes d' une peau rousse, marquetée
de petits points blancheâtres, comme
nos coudriers. Elles sont peu chargées de
feüilles ; mais en récompense les feüilles
sont fort grandes, plus larges par le haut
que par le milieu et par le bas, peu épaisses
et assez séches. Leurs côtes et les maîtresses
fibres qui en partent, sont couvertes
d' un petit duvet blancheâtre : elles
sont attachées par des pédicules qui
s' élargissent par le bas d' une telle maniere,
qu' on diroit qu' ils embrassent la branche,
et que la branche en sort comme
d' un petit tube, faisant un coude en cet
endroit.
De l' aisselle des pédicules il sort de petits
boutons de figure ovale, et couverts
de duvet, qui s' ouvrant au mois decembre
ou au coeur de l' hyver, forment
des fleurs grandes à peu-près comme celles
des martagons, composées de sept ou
huit feüilles de figure ovale, oblongues
et pointues par les extrémitez remplies de
longs filets. Il y a de ces arbres qui ont la
fleur jaune, d' autres l' ont rouge, et d' autres
l' ont blanche. Les feüilles tombent
en même tems, et souvent aussi avant
que les fleurs s' ouvrent.
Un autre arbre qu' on nomme La Moë,
a quelque rapport à notre laurier pour
sa grandeur, sa figure, et le contour de
ses branches, qui sont néanmoins plus
évasées, et garnies de feüilles opposées et
attaces deux à deux par des pédicules
courts. Les plus grandes feüilles égalent
presque la grandeur de celles du laurier
ordinaire : elles ne sont pas si épaisses ni
si séches : elles vont en diminuant, à mesure
qu' elles s' éloignent de l' extrémité de
la branche. Au coeur de l' hyver il sort de
l' aisselle de ses feüilles de petites fleurs
jaunes, dont l' odeur est agréable, et approche
assez de l' odeur de la rose.
Rien ne seroit plus propre à embellir
un jardin, que l' arbre qu' ils nomment
Ou Tong Chu : il est très-grand, et ressemble
au sicomore. Ses feüilles sont longues,
larges, et attachées à une queuë
d' un pied de long. Cet arbre est si touffu
et chargé de bouquets si pressez, que les
rayons du soleil ne peuvent les pénétrer.
La maniere dont il porte son fruit est
extraordinaire : vers le mois d' août il se
forme sur la pointe des branches de petits
bouquets de feüilles différentes des
autres : elles sont plus blanches, plus molles,
moins larges, et tiennent lieu de
fleurs. Sur le bord de chacune de ses feüilles
naissent trois ou quatre petits grains
gros comme nos pois, qui renferment une
substance blanche, d' un goût semblable
à celui d' une noisette, qui n' est pas encore
re.
L' arbre nommé Tcha Hoa seroit aussi
d' un grand ornement dans les jardins : il
y en a quatre espéces qui portent toutes
des fleurs, et qui ont du rapport à notre
laurier d' Espagne par le bois et par le
feüillage. Les feüilles ne meurent point
pendant l' hyver. D' ordinaire il est gros
comme la jambe par le tronc. Son sommet
a la forme du laurier d' Espagne, son
bois est d' un gris blancheâtre et lissé. Ses
feüilles font rangées alternativement de
part et d' autre à côté des branches : elles
sont grandes comme celles du laurier
d' Espagne, mais de figure ovale, et terminées
en pointe à ses extrémitez, crenelées
en forme de scie par les bords, plus
épaisses et plus fermes, d' un verd obscur
par dessus, comme la feüille d' oranger,
et jaunâtre en dessous, attachées aux
branches par des pédicules assez gros.
De l' aisselle des pédicules il sort des
boutons de la grosseur, de la figure, et
de la couleur d' une noisette : ils sont
couverts d' un petit poil blanc et couc
comme il se voit au satin. De ces boutons
il se forme des fleurs au mois de décembre
de la grandeur d' une piéce de
24 sols : ces fleurs sont doubles et rougeâtres,
comme de petites roses, et soûtenuës
p150
d' un calice : elles sont attaces à
la branche imdiatement, et sans pédicules.
Les arbres de la seconde espéce sont
fort hauts : la feüille en est arrondie par
l' extrémité, et ses fleurs qui sont grandes
et rouges, mêlées avec les feüilles
vertes, font un fort bel effet.
Les deux autres especes en portent aussi,
mais plus petites et blancheâtres : le milieu
de cette fleur est rempli de quantité de petits
filets, qui portent chacun un sommet
jaune et plat, à peu-près comme dans les
roses simples, avec un petit pistille rond
au milieu, au bas duquel est une petite
boule verte, laquelle en grossissant forme
le péricarpe qui renferme la graine.
Il y a une autre espéce d' arbre assez singulier,
qui tient du geniévre, et du cyprès,
et que les chinois nomment pour
cette raison Tse Song, qui veut dire genievre,
et Yuen Pe, qui signifie cyprès.
Le tronc qui a environ un pied et demi
de circuit, pousse presque dès le bas des
branches de tous côtez, qui se partagent
en une infinité d' autres, lesquelles s' éloignant
assez du tronc, forment comme
un buisson verd, épais, et touffu ; car
cet arbre est couvert d' une multitude de
feüilles semblables, partie à celles de cyprès,
et partie à celle de geniévre : c' est-à-dire,
que ces dernieres sont longues,
étroites, et piquantes, ayant cela de particulier,
qu' elles sont disposées le long
des rameaux par files, qui tantôt sont au
nombre de quatre ou de cinq, et tantôt
au nombre de six : ce qui fait que regardant
ces rameaux par l' extrémité, on voit
comme des étoiles de quatre, de cinq, et
de six rayons, chacune de celles du premier
rang, couvrant exactement celles
qui leur repondent en dessous, de sorte
que les intervalles paroissent vuides, et
fort distincts jusqu' au bas. Les rameaux
ou scions qui sont couverts de ces feüilles
longues, se trouvent principalement en
dessous, et au bas des branches, tout le
haut et le dessus n' étant que cyprès.
Au reste la nature a tellement pris plaisir
à se joüer dans le mêlange de ces deux
sortes de feüilles, qu' il se trouve des branches
entieres qui ne tiennent que du cyprès,
et celles-ci sont plus grandes et en
plus grand nombre ; d' autres qui sont purement
geniévre ; quelques-unes moitié
l' un, moitié l' autre ; et quelques autres enfin,
il ne se trouve que quelques feüilles
de cyprès entées à l' extrémité d' un rameau
de géniévre, ou quelque petit rameau
de geniévre, qui sort de l' aisselle
d' une branche de cyprès.
L' écorce de cet arbre est un peu raboteuse,
d' un gris brun, tirant sur le rouge
en certains endroits : le bois est d' un
blanc rougeâtre, semblable à celui de
geniévre, ayant quelque chose de résineux ;
les feüilles outre l' odeur du cyprès,
ont je ne sçais quoi d' aromatique :
elles sont d' un goût fort amer mêlé de
quelque âcreté.
Cet arbre porte de petits fruits verds,
ronds, et un peu plus gros que les grains
de geniévre : le parenchyme est d' un verd
olivâtre, et d' une odeur forte : le fruit est
attacaux branches par des pédicules
longs et de même nature que les feüilles :
il contient deux grains roussâtres en forme
de petits coeurs, et durs comme les
grains de raisin.
Il y a de ces arbres dont le tronc est
haut et grêle, n' ayant de branches qu' à
leur sommet, et se terminant presque en
pointe comme les cyprès. Il y en a d' autres
qui sont nains, et qui ne croissent jamais
plus hauts que sept à huit pieds : leur
tronc et leurs branches tortuës et frisées
font juger que les chinois les empêchent
de croître en les tondant. Quand cet arbre
est jeune, il a toutes les feüilles longues
comme le geniévre ; quand il est
vieux, il les a comme le cyprès.
Je serois infini si je voulois décrire tant
d' autres arbres ou arbrisseaux singuliers
qu' on trouve à la Chine ; il n' est pas possible
néanmoins de ne rien dire de la fameuse
plante de Gin Seng dont on fait
tant de cas dans tout l' empire, qui y est
d' un très-grand prix, et que les medecins
p151
chinois regardent comme le plus excellent
cordial. Elle ne croît que dans la
Tartarie ; car celle qui croît dans la province
de Se Tchuen ne mérite pas qu' on en
parle ; c' est en dressant la carte de ce
pays-là par ordre de l' empereur, que le
p. Jartoux eut l' occasion et le loisir de
bien examiner cette plante qu' on lui apporta
fraîchement cuëillie, de la dessiner
dans toutes ses dimensions, et d' en expliquer
les proprietez et l' usage.
Les plus habiles medecins de la Chine,
dit ce pere, la font entrer dans tous
les remedes qu' ils donnent aux grands
seigneurs ; car elle est d' un trop grand
prix pour le commun du peuple. Ils ptendent
que c' est un remede souverain
pour les épuisemens causez par des travaux
excessifs de corps et d' esprit, qu' elle
dissoud les flegmes, qu' elle guérit la foiblesse
des poulmons et la pleurésie, qu' elle
arrête les vomissemens, qu' elle fortifie
l' orifice de l' estomach, et ouvre l' appétit,
qu' elle dissipe les vapeurs, qu' elle remedie
à la respiration foible et précipitée
en fortifiant la poitrine, qu' elle fortifie
les esprits vitaux, et produit de la lymphe
dans le sang, enfin qu' elle est bonne
pour les vertiges et les éblouissemens, et
qu' elle prolonge la vie aux vieillards.
On ne peut gres s' imaginer que
les chinois et les tartares fissent un si
grand cas de cette racine, si elle ne
produisoit constamment de bons effets.
Ceux mêmes qui se portent bien, en
usent souvent pour se rendre plus robustes.
Pour moi je suis persuaqu' entre
les mains des européans qui entendent
la pharmacie, ce seroit un excellent remede,
s' ils en avoient assez pour faire les
épreuves nécessaires, pour en éxaminer
la nature par la voye de la chymie, et
pour l' appliquer dans la quantité convenable,
suivant la nature du mal auquel
elle peut être salutaire.
Ce qui est certain, c' est qu' elle subtilise
le sang, qu' elle le met en mouvement,
qu' elle l' échauffe, qu' elle aide à la digestion,
et qu' elle fortifie d' une maniere sensible.
Après avoir dessi celle que je décrirai
dans la suite, je me tâtai le poux,
pour sçavoir dans quelle situation il étoit :
je pris ensuite la moitié de cette racine
toute crûë sans aucune préparation ; et
une heure après je me trouvai le poux
beaucoup plus plein et plus vif ; j' eus de
l' appetit, je me sentis beaucoup plus
de vigueur, et une facilité pour le travail
que je n' avois pas auparavant.
Cependant je ne fis pas grand fond sur
cette épreuve, persuaque ce changement
pouvoit venir du repos que nous
prîmes ce jour-là : mais quatre jours après,
me trouvant si fatigué et si épuisé de travail,
qu' à peine pouvois-je me tenir à
cheval, un mandarin de notre troupe
qui s' en apperçut, me donna une de ces
racines : j' en pris sur le champ la moitié,
et une heure après je ne ressentis plus de
foiblesse. J' en ai usé ainsi plusieurs fois
depuis ce tems-là, et toûjours avec le me
succès. J' ai remarqué encore que la
feüille toute fraîche, et sur-tout les fibres
que je mâchois, produisoient à peu-près
le même effet.
Nous nous sommes souvent servis de
feüilles de Gin Seng à la place de thé, ainsi
que font les tartares ; et je m' en trouvois
si bien, que je préferois sans difficulté cette
feüille à celle du meilleur thé : la couleur
en est aussi agréable, et quand on en a
pris deux ou trois fois, on lui trouve
une odeur et un goût qui font plaisir.
Pour ce qui est de la racine, il faut la
faire boüillir un peu plus que le thé, afin
de donner le tems aux esprits de sortir :
c' est la pratique des chinois quand ils
en donnent aux malades, et alors ils ne
passent guéres la cinquiéme partie d' une
once de racine séche. à l' égard de ceux
qui sont en santé, et qui n' en usent que
par précaution, ou pour quelque legere
incommodité, je ne voudrois pas que
d' une once, ils en fissent moins de dix
prises, et je ne leur conseillerois pas d' en
prendre tous les jours.
Voici de quelle maniere on la prépare :
on coupe la racine en petites tranches,
p152
qu' on met dans un pot de terre bien vernissé,
l' on a verun demi-septier
d' eau. Il faut avoir soin que le pot soit
bien fermé : on fait cuire le tout à petit
feu, et quand de l' eau qu' on y a mis, il
ne reste que la valeur d' un gobelet, il
faut la boire sur le champ. On remet ensuite
autant d' eau sur le marc, on le fait
cuire de la même maniere, pour achever
de tirer tout le suc, et ce qui reste
des parties spiritueuses de la racine. Ces
deux doses se prennent, l' une le matin,
et l' autre le soir.
à l' égard des lieux où croît cette racine,
on peut dire ennéral, que c' est
entre le trente-neuviéme et le quarante-septiéme
dégré de latitude boréale, et
entre le dixiéme et le vingtiéme dégré de
longitude orientale, en comptant depuis
le méridien de Peking. Là se découvre
une longue suite de montagnes, que
d' épaisses forêts, dont elles sont couvertes
et environnées, rendent comme impénétrables.
C' est sur le penchant de ces montagnes,
et dans ces forêts épaisses, sur le
bord des ravines, ou autour des rochers,
au pied des arbres et au milieu de toutes
sortes d' herbes, que se trouve la plante
de Gin Seng. On ne la trouve point dans
les plaines, dans les vallées, dans les marécages,
dans le fonds des ravines, ni
dans les lieux trop découverts.
Si le feu prend à la forêt, et la consume,
cette plante n' y reparoît que trois
ou quatre ans après l' incendie, ce qui
prouve qu' elle est ennemie de la chaleur ;
aussi se cache-t' elle du soleil le plus qu' elle
peut. Tout cela feroit croire que s' il
s' en trouve en quelque autre pays du
monde, ce doit être principalement en
Canada, dont les forêts et les montagnes,
au rapport de ceux qui y ont demeuré,
ressemblent assez à celles-ci.
Les endroits où croît le Gin Seng, sont
tout-à-faitparez de la province de
Quan Tong, appellée Leaotong dans nos anciennes
cartes, par une barriere de pieux
de bois qui renferme toute cette province,
et aux environs de laquelle des
gardes rôdent continuellement, pour
empêcher les chinois d' en sortir, et
d' aller chercher cette racine.
Cependant quelque vigilance qu' on
y apporte, l' avidité du gain inspire aux
chinois le secret de se glisser dans ces
deserts, quelquefois jusqu' au nombre de
deux ou trois mille, au risque de perdre
leur liberté, et le fruit de leurs peines,
s' ils sont surpris en sortant de la province,
ou en y rentrant.
L' empereur souhaittant que les tartares profitassent
de ce gain préférablement
aux chinois, avoit donné ordre
en 1709 à dix mille tartares d' aller ramasser
eux-mêmes tout ce qu' ils pourroient
de Gin Seng, à condition que chacun
d' eux en donneroit à sa majesté deux
onces du meilleur, et que le reste seroit
payé au poids d' argent fin.
Par ce moyen on comptoit que l' empereur
en auroit cette année-là environ
vingt mille livres chinoises, qui ne
lui coûteroient guéres que la quatriéme
partie de ce qu' elles valent. Nous rencontrâmes
par hazard quelques-uns de ces
tartares au milieu de ces affreux déserts.
Leurs mandarins qui n' étoient pas éloignez
de notre route, vinrent les uns après
les autres nous offrir des boeufs pour notre
nourriture, selon le commandement
qu' ils en avoient rû de l' empereur.
Voici l' ordre que garde cette armée
d' herboristes. Après s' être partagé le terrain
selon leurs étendarts, chaque troupe
au nombre de cent s' étend sur une même
ligne jusqu' à un terme marqué, en
gardant de dix en dix une certaine distance :
ils cherchent ensuite avec soin la
plante dont il s' agit, en avançant insensiblement
sur unme rumb, et de cette
maniere ils parcourent durant un certain
nombre de jours l' espace qu' on leur
a marqué.
Dès que le terme est expiré, les mandarins
placez avec leurs tentes dans des
lieux propres à faire paître les chevaux,
envoyent visiter chaque troupe, pour
p1511
lui intimer leurs ordres, et pour s' informer
si le nombre est complet. En cas que
quelqu' un manque, comme il arrive
assez souvent, ou pour s' être égaré, ou
pour avoir été dévoré par les bêtes, on
le cherche un jour ou deux, après quoi
on recommence de même qu' auparavant.
Ces pauvres gens ont beaucoup à
souffrir dans cette expédition, ils ne portent
ni tentes, ni lit, chacun d' eux
étant assez chargé de sa provision de
millet rôti au four, dont il se doit nourrir
tout le tems de son voyage. Ainsi ils
sont contraints de prendre leur sommeil
sous quelque arbre, se couvrant de
branches, ou de quelques écorces qu' ils
trouvent. Les mandarins leur envoyent
de tems en tems quelques piéces de
boeuf ou de gibier, qu' ils dévorent après
les avoir montrées au feu.
C' est ainsi que ces dix mille hommes
ont passé six mois de l' année : ils ne laissoient
pas, malgré ces fatigues, d' être robustes,
et de paroître bons soldats. Les
tartares qui nous escortoient, n' étoient
guéres mieux traittez, n' ayant que les
restes d' un boeuf qu' on tuoit chaque
jour, et qui devoit servir auparavant à
la nourriture de cinquante personnes.
Pour vous donner maintenant quelque
idée de cette plante, dont les tartares
et les chinois font un si grand cas,
je vais en expliquer la figure que j' envoye,
et que j' ai dessinée avec le plus
d' exactitude qui m' a été possible.
A représente la racine dans sa grosseur
naturelle. Quand je l' eus lavée, elle
étoit blanche, et un peu raboteuse,
comme le sont d' ordinaire les racines des
autres plantes.
Bccd représentent la tige dans
toute sa longueur et son épaisseur : elle
est toute unie, et assez ronde ; sa couleur
est d' un rouge un peu foncé, excep
vers le commencement Belle
est plus blanche, à cause du voisinage
de la terre.
Le point D est une espece de noeud
formé par la naissance des quatre branches
qui en sortent comme d' un centre,
et qui s' écartent ensuite également l' une
de l' autre, sans sortir d' unme plan.
Le dessous de la branche est d' un verd
temperé de blanc : le dessus est assez semblable
à la tige, c' est-à-dire, d' un rouge
foncé, tirant sur la couleur de mure.
Les deux couleurs s' unissent ensuite par
les tez avec leur dégradation naturelle.
Chaque branche a cinq feüilles,
de la grandeur et de la figure qui se voit
dans la planche. Il est à remarquer que
ces branches s' écartent également l' une
de l' autre, aussi bien que de l' horison,
pour remplir avec leurs feuilles un espace
rond, à peu près parallele au plan
du sol.
Quoique je n' aye dessiné exactement
que la moitié d' une de ces feüilles F on
peut aisément concevoir et achever toutes
les autres sur le plan de cette partie.
Je ne scache point avoir jamais vû de
feüilles de cette grandeur si minces et si
fines : les fibres en sont très-bien distinguées ;
elles ont par dessus quelques petits
poils un peu blancs. La pellicule qui
est entre les fibres, s' éleve un peu vers
le milieu au-dessus du plan des mêmes
fibres. La couleur de la feüille est d' un
verd obscur par dessus, et par dessous
d' un verd blancheâtre, et un peu luisant.
Toutes les feüilles sont dentelées,
et les denticules en sont assez fines.
Du centre D des branches de cette
plante, s' élevoit une seconde tige De
fort droite et fort unie, tirant sur le
blanc depuis le bas jusqu' en haut, dont
l' extrémité portoit un bouquet de fruit
fort rond et d' un beau rouge. Ce bouquet
étoit composé de vingt-quatre fruits : j' en
ai seulement dessiné deux dans leur grandeur
naturelle, que j' ai marqué dans ces
deux chiffres 9 9. La peau rouge qui enveloppe
ce fruit, est fort mince, et très-unie :
elle couvre une chair blanche et
un peu molle. Comme ces fruits
étoient doubles, (car il s' en trouve de
simples,) ils avoient chacun deux noyaux
p1521
mal polis, de la grosseur et de la figure
de nos lentilles ordinaires, séparezanmoins
l' un de l' autre, quoique posez
sur le même plan. Ce noyau n' a pas le
bord tranchant comme nos lentilles, il
est presque par tout également épais.
Chaque fruit est porté par un filet uni,
égal de tous côtez, assez fin, et de la
couleur de celui de nos petites cerises
rouges. Tous ces filets sortoient d' un
me centre, et s' écartant en tous sens
comme les rayons d' une sphére, ils formoient
le bouquet rond des fruits qu' ils
portoient. Ce fruit n' est pas bon à manger :
le noyau ressemble aux noyaux ordinaires ;
il est dur, et renferme le germe.
Il est toûjours posé dans le même plan que
le filet qui porte le fruit. De-vient que
ce fruit n' est pas rond, et qu' il est un peu
applati des deux côtez. S' il est double,
il a une espéce d' enfoncement au milieu,
dans l' union des deux parties qui le
composent : il a aussi une petite barbe diamétralement
opposée au filet, auquel il
est suspendu. Quand le fruit est sec, il n' y
reste que la peau toute ridée qui se colle
sur les noyaux : elle devient alors d' un
rouge obscur et presque noir.
Au reste cette plante tombe et renaît
tous les ans. On connoît le nombre de
ses années par le nombre de tiges qu' elle
a déja poussées, dont il reste toûjours
quelque trace ; comme on le voit marqué
dans la figure, par les petits caracteres
Bbb par là on voit que la racine
A étoit dans sa septiéme année, et
que la racine H étoit dans sa quinziéme.
Au regard de la fleur, comme je ne
l' ai pas vûë, je ne puis pas en faire la
description : quelques-uns m' ont dit
qu' elle étoit blanche et fort petite. D' autres
m' ont assuque cette plante n' en
avoit point, et que personne n' en avoit
jamais vû. Je croirois plûtôt qu' elle est
si petite et si peu remarquable, qu' on n' y
fait pas d' attention ; et ce qui me confirme
dans cette pensée, c' est que ceux qui
cherchent le Gin Seng, n' ayant en vûe
que la racine, méprisent et rejettent
d' ordinaire tout le reste comme inutile.
Il y a des plantes, qui outre le bouquet
des fruits que j' ai décrit ci-dessus,
ont encore un ou deux fruits tout-à-fait
semblables aux premiers, situez à un
pouce ou à un pouce et demi au-dessous
du bouquet : et alors on dit qu' il faut
bien remarquer l' aire de vent que ces
fruits indiquent, parce qu' on ne manque
guéres de trouver encore cette plante
à quelques pas de-là sur ce me
rumb, ou aux environs. La couleur du
fruit, quand il y en a, distingue cette
plante de toutes les autres, et la fait remarquer
d' abord : mais il arrive souvent
qu' elle n' en a point, quoique la racine
soit fort ancienne. Telle étoit celle que
j' ai marquée dans la figure par la lettre
H qui ne portoit aucun fruit, bien
qu' elle fut dans sa quinzme année.
Comme on a eu beau semer la graine,
sans que jamais on l' ait vû pousser, il
est problable que c' est ce qui a donné lieu
à cette fable qui a cours parmi les tartares.
Ils disent qu' un oyseau la mange dès
qu' elle est en terre, que ne la pouvant digérer,
il la purifie dans son estomac, et
qu' elle pousse ensuite dans l' endroit où
l' oyseau la laisse avec sa fiente. J' aime
mieux croire que ce noyau demeure fort
long-tems en terre avant que de pousser
aucune racine : et ce sentiment me paroît
fondé sur ce qu' on trouve de ces racines
qui ne sont pas plus longues, et
qui sont moins grosses que le petit doigt,
quoiqu' elles ayent poussé successivement
plus de dix tiges en autant de différentes
années.
Quoique la plante que j' ai décrite,
eût quatre branches, on en trouve anmoins
qui n' en ont que deux, d' autres
qui n' en ont que trois ; quelques-unes
en ont cinq, ou même sept ; et celles-ci
sont les plus belles. Cependant chaque
branche a toûjours cinq feüilles,
de même que celle que j' ai dessinée, à
moins que le nombre n' en ait été dimin
par quelque accident. La hauteur
p153
des plantes est proportionnée à leur
grosseur et au nombre de leurs branches ;
celles qui n' ont point de fruits,
sont d' ordinaire petites et fort basses.
La racine la plus grosse, la plus uniforme,
et qui a moins de petits liens,
est toûjours la meilleure. C' est pourquoi
celle qui est marquée par la lettre H
l' emporte sur l' autre. Je ne sçai pourquoi
les chinois l' ont nommée Gin Seng, qui
veut dire, représentation de l' homme : je
n' en ai point vû qui en approchât tant
soit peu, et ceux qui la cherchent de
profession, m' ont assuré qu' on n' en trouvoit
pas plus qui eussent de la ressemblance
avec l' homme, qu' on en trouve
parmi les autres racines, qui ont quelquefois
par hazard des figures assez bizarres.
Les tartares l' appellent avec
plus de raison Orhota, c' est-à-dire, la
premiere des plantes .
Au reste, il n' est pas vrai que cette
plante croisse dans la province de Pe
Tche Li, sur les montagnes de Yung Pin
Fou, comme le dit le pere Martini sur
le témoignage de quelques livres chinois.
On a pû aisément s' y tromper,
parce que c' est là qu' elle arrive quand
on l' apporte de Tartarie à la Chine.
Ceux qui vont chercher cette plante,
n' en conservent que la racine, et
ils enterrent dans un même endroit tout
ce qu' ils en peuvent amasser durant dix
ou quinze jours. Ils ont soin de bien laver
la racine, et de la nettoyer en ôtant
avec une brosse tout ce qu' elle a de matiere
étrangere. Ils la trempent ensuite un
instant dans de l' eau presque boüillante,
et la font sécher à la fumée d' une
espéce de millet jaune, qui lui communique
un peu de sa couleur.
Le millet renfermé dans un vase avec
un peu d' eau, se cuit à un petit feu :
les racines couchées sur de petites traverses
de bois au-dessus du vase, se séchent
peu à peu sous un linge, ou sous un
autre vase qui les couvre. On peut aussi
les cher au soleil, oume au feu :
mais bien qu' elles conservent leur vertu,
elles n' ont pas alors cette couleur,
que les chinois aiment. Quand ces racines
sont séches, il faut les tenir renfermées
dans un lieu qui soit aussi bien
sec, autrement elles seroient en danger
de se pourrir, ou d' être rongées des vers.
Pour ce qui est des animaux, outre
ceux dont j' ai déja parlé, il y a à la
Chine quantité de bêtes fauves de toutes
les sortes ; on y voit des sangliers,
des tigres, des buffles, des ours, des
chameaux, des cerfs, des rhinoceros,
etc. Mais on n' y voit point de lions.
Comme ces sortes de bêtes sont assez connues,
je ne parlerai que de deux autres qui
sont plus particulieres à la Chine, et
qu' on ne voit guéres en d' autres pays.
La premiere esce d' animaux singuliers
bien différens de ceux qu' on connoît
en Europe, sont des chameaux extraordinaires,
qui ne sont pas plus hauts
que le sont nos chevaux. Ils ont deux
bosses sur le dos couvertes de longs poils,
qui forment comme une selle. La bosse
de devant semble être formée par l' épine
du dos, et par la partie surieure des
omoplattes ; elle est recourbée en arriere,
et ressemble assez à cette bosse que
les boeufs des Indes ont sur les épaules ;
l' autre bosse est placée au-devant de la
crouppe : cet animal n' est pas si haut en
jambes à proportion que les chameaux
ordinaires, il a aussi le col plus court,
beaucoup plus gros, et couvert d' un poil
épais, et long comme celui des chevres :
il y en a qui sont d' une couleur isabelle,
et d' autres d' une couleur tirant un
peu sur le roux, et noirâtre en quelques
endroits : les jambes ne sont pas
non plus si déliées que celles des chameaux
ordinaires : de sorte que cette
espéce de chameau ou de dromadaire,
paroît à proportion plus propre à porter
des fardeaux.
L' autre animal est une espéce de chevril
que les chinois nomment Hiang
Tchang Tse, c' est-à-dire, chevreüil odoriférant,
chevreüil musqué ou qui porte
le musc. Tchang Tse signifie chevreüil,
p154
et Hiang signifie proprement odeur :
mais il signifie odoriférant quand il est
joint à un substantif, parce qu' alors il
devient adjectif. Un missionnaire jesuite
qui en a fait la description suivante, ne dit
rien sur cet animal qu' il n' ait vû lui-même.
Je l' achetai, dit-il, comme on venoit
de le tuer à dessein de me le vendre, et je
conservai la partie qu' on coupa selon la
coûtume pour avoir son musc, qui est
plus cher que l' animal me. Voici comme
la chose se passa.
à l' occident de la ville de Peking se
voit une chaîne de montagnes, au milieu
desquelles nous avons une chrêtienté
et une petite eglise. On trouve dans
ces montagnes des chevreüils odoriférans.
Pendant que j' étois occu aux
exercices de ma mission, de pauvres habitans
du village allerent à la chasse,
dans l' espérance que j' acheterois leur gibier,
pour le porter à Peking : ils tuerent
deux de ces animaux, un mâle et une
femelle, qu' ils me présenterent encore
chauds et sanglans.
Avant que de convenir du prix, ils me
demanderent si je voulois prendre aussi
le musc, et ils me firent cette question,
parce qu' il y en a qui se contentent de la
chair de l' animal, laissant le musc aux
chasseurs, qui le vendent à ceux qui en
font commerce. Comme c' étoit principalement
le musc que je souhaittois,
je leur répondis que j' acheterois l' animal
entier. Ils prirent aussi-tôt le mâle,
ils lui couperent la vessie, de peur
que le musc ne s' évaporât, ils la lierent
en haut avec une ficelle. Quand on veut
la conserver par curiosité, on la fait secher ;
l' animal et son musc ne me coûterent
qu' un écu.
Le musc se forme dans l' intérieur de la
vessie, et s' y attache autour comme une espece
de sel. Il s' y en forme de deux sortes :
celui qui est en grain est le plus précieux :
il s' appelle Teou Pan Kiang. L' autre qui est
moins estimé, et qu' on nomme Mihiang,
est fort menu et fort délié. La femelle ne
porte point de musc, ou du moins ce
qu' elle porte qui en a quelque apparence,
n' a nulle odeur.
La chair de serpent est, à ce qu' on me
dit, la nourriture la plus ordinaire de
cet animal. Bien que ces serpens soient
d' une grandeur énorme, le chevreüil n' a
nulle peine à les tuer, parce que dès qu' un
serpent est à une certaine distance du
chevreüil, il est tout à coup arté par
l' odeur du musc ; ses sens s' affoiblissent,
et il ne peut plus se mouvoir.
Cela est si constant, que les paysans
qui vont chercher du bois, ou faire du
charbon sur ces montagnes, n' ont point
de meilleur secret pour se garantir de ces
serpens, dont la morsure est très-dangereuse,
que de porter sur eux quelques
grains de musc. Alors ils dorment tranquillement
après leurner. Si quelque
serpent s' approche d' eux, il est tout d' un
coup assoupi par l' odeur du musc, et il
ne va pas plus loin.
Ce qui se passa quand je fus de retour
à Peking, confirme en quelque sorte ce
que j' ai dit, que la chair de serpent est la
principale nourriture de l' animal musqué.
On servit à souper une partie du
chevreuil : un de ceux qui étoient à table,
a une horreur extrême du serpent. Cette
horreur est si grande, qu' on ne peut me
en prononcer le nom en sa présence,
qu' il ne lui prenne aussi-tôt de violentes
nausées. Il ne sçavoit rien de ce qui se
dit de cet animal et du serpent, et je me
donnai bien de garde de lui en parler,
mais j' étois fort attentif à sa contenance.
Il prit du chevreuil comme les autres,
avec intention d' en manger ; mais à peine
en eût-il porté un morceau à la bouche,
qu' il sentit un soulevement de coeur
extraordinaire, et qu' il refusa d' y toucher
davantage. Les autres en mangeoient
volontiers, et il fut le seul qui témoigna
de la répugnance pour cette sorte de mets.
LACS CANAUX RIVIERES
p155
Si la Chine joüit d' une si heureuse
abondance, elle en est redevable
non seulement à la profondeur et à la
bonté de ses terres, mais encore plus à la
quantité des rivieres, des lacs, et des
canaux dont elle est arrosée. Il n' y a
point de ville, ni même de bourgade,
sur-tout dans les provinces meridionales,
qui ne soit sur les bords ou d' une
riviere, ou d' un lac, ou de quelque canal.
J' ai eu occasion d' en parler assez au
long dans plusieurs endroits de cet ouvrage ;
ainsi pour ne point tomber dans
des redites, je me bornerai à en rappeller
simplement le souvenir.
Parmi les lacs qu' on voit dans la plûpart
de ses provinces, les plus célébres
sont celui de Tong Ting Hou dans la province
de Hou Quang, qui a 80 lieuës et davantage
de circuit ; celui de Hong Se Hou,
qui est partie dans la province de Kiang
Nan, et partie dans celle de Tche Kiang,
et enfin celui de Po Yang Hou, dans la province
de Kiang Si qu' on appelle autrement
le lac de Iao Tcheou. Ce dernier a trente
lieuës de circuit, et est formé par le confluent
de quatre rivieres aussi grandes
que la Loire, qui sortent de la province
de Kiang Si. On y essuie des typhons,
comme sur les mers de la Chine, c' est-à-dire,
qu' en moins d' un quart-d' heure,
le vent tourne aux quatre côtez opposez,
et submerge quelquefois les meilleures
barques.
Quand on approche de l' endroit le
plusrilleux du lac, on voit un temple
placé sur un rocher escarpé. Les matelots
chinois battent alors d' une espece
de tambour de cuivre, pour avertir l' idole
de leur passage : ils allument en son
honneur des bougies sur le devant de la
barque ; ils brûlent des parfums, et sacrifient
un coq. On tâche de prévenir
ces dangers par des barques qu' on y entretient,
pour aller au secours de ceux
qui courent risque de naufrage. Mais il
arrive quelquefois que ceux qui sont établis
dans ces barques pour prêter du secours,
sont les premiers à faire périr les
marchands, afin de s' enrichir de leurs
dépoüilles, sur-tout s' ils esperent de n' être
pas découverts.
Cependant la vigilance des magistrats
de la Chine est très-grande : un mandarin
fait consister sa gloire à assister le
peuple, et à montrer qu' il a pour lui un
coeur de pere. Dans un tems d' orage on
a vû le mandarin de Iao Tcheou, après
avoir défendu de traverser le lac, se
transporter lui-même sur le rivage, et y
demeurer tout le jour, pour empêcher
par sa présence que quelque téméraire se
laissant emporter à l' avidité du gain, ne
s' exposât au danger de périr.
Outre ces principaux lacs il y en a un
grand nombre d' autres dans les diverses
provinces, lesquels joints à la quantité
de sources, de ruisseaux, et de torrens
qui se précipitent des montagnes, ont
donné lieu à l' industrie chinoise de construire
une infinité de canaux, dont toutes
les terres sont coupées. Il n' y a guéres
de provinces, l' on ne trouve un large
canal d' une eau claire et profonde, renfermé
entre deux petites levées revêtuës
de pierres plattes, ou de tables de marbre,
posées de champ, et engagées par
des rainures dans de gros poteaux de
me matiere.
Les canaux sont couverts d' espace en
espace de ponts, qui ont ou trois, ou cinq,
ou sept arches, afin de donner la communication
p156
libre des terres. L' arche du
milieu est extrêmement haute, afin que
les barques puissent y passer avec leurs
ts. Les voûtes sont bien ceintrées, et
les piles si étroites, qu' on diroit de loin
que toutes les arches sont suspenduës en
l' air.
Ce principal canal se décharge à droit
et à gauche dans plusieurs autres plus petits
canaux, qui se partagent ensuite en
un grand nombre de ruisseaux, lesquels
vont aboutir à différentes bourgades, et
me à des villes assez considérables.
Souvent ils forment des étangs, et de petits
lacs, dont les plaines voisines sont
arroes.
Les chinois ne se contentent pas de
ces canaux qui sont d' une commodité
infinie pour les voïageurs et pour les gens
de commerce, ils en creusent plusieurs
autres, où ils ramassent les pluyes avec une
adresse et un soin admirable, pour arroser
les campagnes couvertes de ris ; car le
ris demande à être presque toujours dans
l' eau.
Mais rien n' est comparable au grand
canal appellé Yun Leang, ou canal roïal,
qui a trois cens lies de longueur. C' est
l' empereur Chi Tsou chef des tartares
occidentaux, et fondateur de la vingtiéme
dynastie des Yuen, lequel entreprit
et fit éxécuter ce grand ouvrage, qui
est une des merveilles de l' empire. Ce
prince ayant conquis toute la Chine, et
étant déja maître de la Tartarie Occidentale,
qui s' étend depuis la province de
Pe Tche Li jusqu' au Mogol, à la Perse, et à
la mer Caspienne, solut de fixer son séjour
à Peking, afin d' être comme au centre
de ses vastes etats, pour les gouverner
avec plus de facilité. Comme les provinces
septentrionales ne pouvoient pas fournir
les provisions, que demandoit la subsistance
d' une si grande ville, il fit construire
un grand nombre de vaisseaux et
de longues barques, pour faire venir
des provinces voisines de la mer, du ris,
des toiles de coton, des soyes, des marchandises,
et les autres denrées nécessaires
pour l' entretien de sa nombreuse
cour, et de ses troupes.
Mais ayant éprouvé que cette voye
étoitrilleuse ; que les calmes arrêtoient
trop long-tems les provisions ; et que les
tempêtes causoient beaucoup de naufrages ;
il employa des ouvriers sans nombre,
qui avec des frais immenses, et avec
une industrie qu' on admire encore aujourd' hui,
ouvrirent au travers de plusieurs
provinces ce prodigieux canal,
sur lequel on transporte toutes les richesses
du midi au septentrion.
Il traverse la province de Pe Tche Li et
celle de Chan Tong. Il entre ensuite dans la
province de Kiang Nan, et se décharge
dans ce grand et rapide fleuve, que les
chinois nomment Hoang Ho, ou fleuve
Jaune. On navigue sur ce fleuve pendant
environ deux jours, et l' on entre dans
une autre riviere, ou peu après on trouve
de nouveau le canal qui conduit à la
ville de Hoai Ngan : il passe ensuite par
plusieurs villes et bourgades, et arrive
à la ville de Yang Tcheou, l' un des plus célébres
ports de l' empire. Peu après il entre
dans le grand fleuve Yang Tse Kiang, à
une journée de Nan King.
On continue sa route sur ce fleuve
jusqu' au lac Po Yang de la province de
Kiang Si qu' on traverse, après quoi l' on
entre dans la riviere de Kan Kiang qui divise
en deux parties presque égales cette
province de Kiang Si, et qui remonte jusqu' à
Nan Ngan. Là on fait une journée par
terre jusqu' à Nan Hiong premiere ville de
la province de Quang Tong, où l' on s' embarque
sur une riviere qui conduit à
Canton : en sorte qu' on peut voyager très-commodément
ou sur des rivieres, ou
sur des canaux, depuis la capitale jusqu' à
l' extrémité de la Chine, c' est-à-dire,
qu' on peut faire par eau environ six cens
lieuës.
On donne ordinairement une brasse
et demie d' eau à ce canal, pour faciliter
la navigation. Quand les eaux sont grandes,
et qu' il est à craindre que les campagnes
voisines n' en soient inondées, on
p157
a soin de pratiquer des rigoles en divers
endroits, pour conserver l' eau à une
certaine hauteur ; et l' on entretient des
inspecteurs qui visitent continuellement
le canal avec des ouvriers, pour enparer
les ruines.
Les rivieres navigables sont pareillement
en très-grand nombre, ainsi qu' on
l' a pu voir dans la description des provinces
que j' ai faite : et c' est pourquoi
il me suffit de parler ici de deux grands
fleuves qui traversent ce vaste empire.
Le premier qui se nomme Yang Tse
Kiang, qu' on traduit ordinairement, le fils
de la mer ; ou Ta Kiang, c' est-à-dire, grand
fleuve ; ou simplement Kiang, qui veut
dire le fleuve par excellence, coule de
l' occident à l' orient, et prend sa source
dans les montagnes du pays des
Toufan, vers le 33 e dégde latitude.
Il a différens noms selon la diversité des
endroits par où il passe, et se divisant
en plusieurs bras, il forme quantité
d' isles qui sont couvertes de joncs, lesquels
servent au chauffage des villes
d' alentour. Il traverse une partie de la
province de Yun Nan, les provinces de
Se Tchuen, de Hou Quang, et de Kiang
Nan. Son cours est très-rapide, mais
après plusieurs détours qu' il fait dans ces
provinces, où il perd et reprend son nom
de Ta Kiang jusqu' à la ville de Kin Tcheou,
il commence à être retenu par le reflux
de la mer, qui va jusqu' à la ville de
Kieou Kiang, et il coule avec plus de lenteur.
En tout tems, mais sur tout à la
nouvelle et à la pleine lune, il est si tranquille,
que l' on y peut aller à la voile :
il passe ensuite par Nan King, et va se
jetter dans la mer orientale, vis-à-vis
l' isle de Tsong Ming.
Ce fleuve est large, profond, et extrêmement
poissonneux. Les chinois
disent communément que la mer est
sans rivage, et le Kiang sans fond : Hai
Vou Pin, Kiang Vou Ti. Ils prétendent que
dans plusieurs endroits ils ne trouvent
point le fond avec la sonde, et que
dans d' autres il y a deux et trois cens
brasses d' eau. Mais il y a de l' apparence
qu' ils exaggerent, et que leurs pilotes
ne portant que cinquante ou soixante
brasses de corde, en ont jugé ainsi, parce
qu' ils ne trouvoient pas le fond avec
leurs sondes ordinaires.
Il paroît qu' ils se trompent pareillement
lorsqu' ils traduisent Yang Tse par
le fils de la mer : car le caractere dont
on se sert pour écrire Yang, est différent
de celui qui signifie la mer, quoique
le son et l' accent soient les mêmes. Parmi
plusieurs significations qu' il a, celle
qu' on lui donnoit autrefois, appuye cette
conjecture : du tems de l' empereur
Yu, il signifioit une province de la Chine,
que ce fleuve borne au sud, et il
est croyable qu' on lui a don ce nom,
parce que cet empereur détourna dans
ce fleuve, les eaux qui inondoient cette
province.
Le second fleuve s' appelle Hoang Ho
ou fleuve Jaune. On lui a donné ce
nom, à cause de la couleur de ses eaux
lées de terre jaunâtre, qu' il détache
de son lit par la rapidité de son cours.
Il prend sa source dans les montagnes
du pays des tartares de Ko Ko Nor, vers
le 35 dégré de latitude. Après avoir arro
ce pays, il coule durant quelque
tems le long de la grande muraille, il
se jette ensuite sur les terres des tartares
Ortos, et rentre dans la Chine entre
les provinces de Chan Si et de Chen
Si : puis il traverse la province de Ho
Nan, une partie de celle de Kiang Nan, et
après un cours d' environ six cens lieuës,
il se décharge dans la mer orientale,
assez près de l' embouchure du fleuve
Yang Tse Kiang.
Quoique ce fleuve soit fort large, et
qu' il traverse une grande étendue de
pays, il n' est pas trop navigable, parce
qu' il est presque impossible de le remonter,
à moins qu' on n' ait un vent favorable
et forcé. Il fait quelquefois de grands
ravages dans les lieux par où il passe, et
il est souvent arrivé que ruinant ses rives,
il a inondé tout-à-coup les campagnes,
p158
et submergé des villages et des villes
entieres. Aussi est-on obligé d' en faire
soutenir les eaux en certains endroits,
par de longues et de fortes digues.
Comme les terres de la province de Ho
Nan sont basses, et que les digues peuvent
se rompre, ainsi qu' il arriva autrefois,
comme je l' ai expliqué ailleurs, on
y use de la pcaution suivante ; on fait
à la plûpart des villes, à la distance
d' un demi quart de lieue des murs, une
forte enceinte, et comme une levée de
terre revêtue de gazon.
Les canaux, de même que les riviéres,
sont tout couverts de barques grandes,
moyennes, ou plus petites : on en voit
quelquefois plus d' un quart de lieuë de
suite : elles sont si serrées, qu' il n' est
pas possible d' y en insérer aucune. On
en compte environ dix mille qui sont
entretenues par l' empereur, et uniquement
destinées à porter des provinces
à la cour, le tribut et toutes sortes de
provisions : ces barques impériales se
nomment Leang Tchouen, barques des
vivres. Elles sont toutes à varangue platte,
et le corps du bâtiment est également
large de la poupe à la prouë.
Il y en a d' autres qui sont destinées
à porter les étoffes, les brocards, les piéces
de soye, etc. Qu' on nomme Long Y
Tchouen, c' est-à-dire, barques des habits
à dragon, parce que la devise et les armoiries
de l' empereur sont des dragons
à cinq ongles, et que ses habits et ses
meubles sont toûjours ornez de figures
de dragons en broderie ou en peinture.
Chaque barque ne fait qu' un voyage
par an, et ne porte que le quart de
sa charge. On tire du trésor royal une
certaine somme qu' on donne au patron
de la barque, à proportion de la distance
qu' il y a jusqu' à la cour. Par éxemple
de la province de Kiang Si, qui est
à plus de trois cens lieuës de Peking, on
donne cent taëls. Cette somme paroît
n' être pas suffisante pour les dépenses
qu' il doit faire : mais il s' en dédommage
et de reste, par les places qu' il
donne aux passagers, et par les marchandises
qu' il transporte, et qui passent
les doüanes sans rien payer.
On voit une troisiéme sorte de barques
appellées Tso Tchouen, qui sont destinées
à transporter les mandarins dans les
provinces où ils vont exercer leurs charges,
et les personnes considérables qui
sont envoes de la cour, ou qui y sont
appellées : elles sont plus légeres et plus
petites que les autres : elles ont deux
ponts : sur le premier ou sur le tillac, il
y a d' un bout à l' autre un appartement
complet, et qui s' éleve au-dessus des
bords d' environ sept à huit pieds ; les
chambres en sont peintes en dedans et en
dehors, vernissées, dorées, et d' une grande
propreté. J' en ai fait ailleurs une description
fort détaillée. On y peut prendre
son sommeil et ses repas, y étudier, y
écrire, y recevoir des visites, etc. Enfin
un mandarin s' y trouve aussi commodément
et aussi proprement que dans son
propre palais. Il est impossible de voyager
plus agréablement que dans ces barques.
Il y a encore une infinité de barques
qui appartiennent à des particuliers, les
unes très-propres, qui se louent à bon
compte aux lettrez et aux personnes
riches qui voyagent ; les autres bien plus
grandes, et dont les marchands se servent
pour leur commerce : enfin une
multitude prodigieuse d' autres barques
logent des familles entieres, qui
n' ont que cette seule habitation, et où
ils sont plus commodément que dans
des maisons. Dans les plus petites où
il n' y a point de chambre, ils ont quanti
de nattes fort minces, d' environ cinq
pieds en quarré, et qu' ils dressent en
forme de voute, pour se deffendre de
la pluye et des ardeurs du soleil.
On en voit encore qu' on pourroit nommer
des espéces de galeres, et qui sont
propres à naviguer sur les riviéres, sur
les tes de la mer, et entre les isles. Ces
barques sont aussi longues que des navires
du port de 350 tonneaux, mais
p159
comme elles sont peu profondes, qu' elles
ne tirent qu' environ deux pieds
d' eau, et que d' ailleurs les rames sont
longues et appuyées, non de travers sur
les bords de la barque, comme celles
d' Europe, mais hors des bords, et presque
en ligne parallele au corps de la barque,
chaque rame est aisément agitée
par un petit nombre de rameurs, et elles
vont fort vîte. Je ne parle point de certaines
petites barques faites en forme
de dragon, et fort ornées, qui leur servent
chaque année dans un jour de fête,
dont j' explique ailleurs l' origine.
Ceux qui font commerce de bois et
de sel, et qui sont les plus riches marchands
de la Chine, ne se servent point
de barques pour voiturer leurs marchandises :
ils y employent une sorte de radeau
construit de la maniere suivante.
Après avoir transporté sur les bords
du fleuve Kiang, le bois qu' ils ont coupé
sur les montagnes, et dans les forêts
voisines de la province de Se Tchuen, ils
en prennent autant qu' il est nécessaire,
pour donner au radeau quatre ou cinq
pieds de hauteur, sur dix de largeur. Ils
font des trous aux deux extrémitez du
bois, où ils passent des cordes faites
d' une espéce d' osier tordu, ils enfilent
d' autres bois à ces cordes, laissantriver
le radeau sur la riviére, jusqu' à ce
qu' il soit de la longueur qu' ils souhaittent.
Ces radeaux sont longs à proportion
que le marchand est riche : il y en a
qui ont une demie lieuë de longueur.
Toutes les parties du radeau ainsi formées
sont très-fléxibles, et se remuent aussi
aisément que les anneaux d' une chaîne.
Quatre ou cinq hommes le gouvernent
sur le devant avec des perches et
des rames : d' autres sont le long du radeau
à une distance égale, qui aident
à le conduire. Ils bâtissent au-dessus d' espace
en espace, des maisons de bois
couvertes de planches ou de nattes,
ils enferment leurs meubles, où ils font
leur cuisine, et où ils prennent leur
sommeil. Dans les différentes villes
ils abordent, et où l' on achete leur bois,
ils vendent leurs maisons toutes entieres.
Ils font ainsi plus de six cens lieuës sur
l' eau, quand ils transportent leur bois
jusqu' à Peking.
Les chinois naviguent sur la mer
de même que sur les riviéres. De tout
tems ils ont eû d' assez bons vaisseaux ;
on prétend même que plusieurs années
avant la naissance du sauveur, ils ont
parcouru les mers des Indes. Cependant
quelque connoissance qu' ils ayent
de la navigation, ils ne l' ont pas plus
perfectionnée que leurs autres sciences.
Leurs vaisseaux qu' ils nomment
Tchouen, d' un nom commun aux bateaux
et aux barques, sont appellez
Soma ou Sommes par les portugais, sans
qu' on scache la raison qui les a portez
à les nommer de la sorte. Ces vaisseaux
ne peuvent pas se comparer auxtres ;
les plus gros ne sont que de 250 à 300
tonneaux de port : ce ne sont, à proprement
parler, que des barques plattes à
deux mats : ils n' ont gres que 80 à 90
pieds de longueur. La prouë coupée
et sans éperon, est relevée en haut
de deux espéces d' aislerons en forme
de corne, qui font une figure assez bizarre :
la pouppe est ouverte en dehors
par le milieu, afin que le gouvernail y
soit à couvert des coups de mer. Ce gouvernail
qui est large de 5 à 6 pieds,
peut aisément s' élever et s' abaisser par
le moyen d' un cable qui le soutient sur
la pouppe.
Ces vaisseaux n' ont ni artimon, ni
beaupré, ni mâts de hune. Toute leur
ture consiste dans le grand mâts et
le mâts de misaine, ausquels ils ajoûtent
quelquefois un fort petit mâts de perroquet,
qui n' est pas d' un grand secours.
Le grand mâts est placé assez
près duts de misaine, qui est fort sur
l' avant. La proportion de l' une à l' autre
est communément comme 2 à 3
et celle du grand mâts au vaisseau ne va
jamais au-dessous, étant ordinairement
p160
plus des deux tiers de toute la longueur
du vaisseau.
Leurs voiles sont faites de nattes de
bambou, ou d' une espéce de cannes
communes à la Chine, lesquelles se divisent
par feüilles en forme de tablettes,
arrêtées dans chaque jointure par des
perches qui sont aussi de bambou. En
haut et en bas sont deux pieces de bois :
celle d' en haut sert de vergue ; celle d' en
bas faite en forme de planche et large
d' un pied et davantage, sur 5 à 6 pouces
d' épaisseur, retient la voile lorsqu' on
veut la hisser, ou qu' on veut la ramasser.
Ces sortes detimens ne sont nullement
bons voiliers : ils tiennent cependant
beaucoup mieux le vent que
les tres, ce qui vient de la roideur de
leurs voiles qui ne cédent point au vent :
mais aussi comme la construction n' en est
pas avantageuse, ils perdent à larive
l' avantage qu' ils ont sur nous en ce point.
Ils ne calfatent point leurs vaisseaux
avec du gaudron, comme on fait en
Europe. Leur calfas est fait d' une esce
de gomme particuliere, et il est si bon,
qu' un seul puits ou deux à fond de cale
du vaisseau, suffit pour le tenir sec. Jusqu' ici
ils n' ont eu aucune connoissance
de la pompe.
Leurs ancres ne sont point de fer
comme les nôtres : ils sont d' un bois
dur et pesant, qu' ils appellent pour cela
Tie Mou, c' est-à-dire, bois de fer. Ils prétendent
que ces ancres vallent beaucoup
mieux que celles de fer, parce que, disent-ils,
celles ci sont sujettes à se fausser,
ce qui n' arrive pas à celles de bois
qu' ils employent. Cependant pour l' ordinaire
ils sont armez de fer aux deux
extrémitez.
Les chinois n' ont sur leur bord ni
pilote, ni maître de manoeuvre, ce sont
les seuls timoniers qui conduisent le
vaisseau et qui commandent la manoeuvre.
Il faut avoueranmoins qu' ils
sont assez bons manoeuvriers et bons pilotes
costiers, mais assez mauvais pilotes
en haute mer. Ils mettent le cap sur le
rumb qu' ils croyent devoir faire, et
sans se mettre en peine des élans du
vaisseau, ils courent ainsi comme ils
le jugent à propos. Cette négligence
vient sans doute de ce qu' ils ne font pas
de voyages de long cours. Cependant
quand ils veulent, ils naviguent assez
bien.
Les cinq missionnaires jesuites qui
partirent de Siam pour se rendre à la
Chine, et qui s' embarquerent le 17 de
juin de l' année 1687 sur une somme
chinoise, dont le capitaine étoit de la
ville de Canton, eurent tout le tems
pendant cette traversée, d' examiner la
structure de ces sortes de bâtimens ; la
description détaillée qu' ils en ont faite,
donnera une plus parfaite connoissance
de la marine chinoise.
Cette somme qu' ils monterent, suivant
la maniere de compter, qui a cours
parmi les portugais des Indes, étoit du
port de 1900 pics : ce qui à raison de
100 catis ou 125 livres par pic, revient
à ps de 120 tonneaux : la pesanteur
d' un tonneau est évaluée à deux
mille livres. Le gabarit en étoit assez
beau, à la réserve de la prouë qui étoit
coupée, platte, et sans éperon. Sa mâture
étoit différente de celle de nos vaisseaux,
par la disposition, par le nombre,
et par la force des mâts. Son grand mâts
étoit placé, ou peu s' en falloit, au lieu
nous plaçons notre mâts de misaine,
de sorte que ces deux mâts étoient assez
proches l' un de l' autre. Ils avoient pour
étay et pour haubans un simple cordage,
qui se transportoit de bas bord à
stribord, pour être toûjours amarré au-dessus
du vent. Elle avoit un beaupré,
et un artimon qui étoit rangé à bas bord.
Au reste ces trois derniers mâts étoient
fort petits, et méritoient à peine ce nom.
Mais en récompense le grand mâts étoit
extrémement gros par rapport à la somme
et pour le fortifier encore davantage,
il étoit saisi par deux jumelles, qui le prenoient
depuis la carlingue jusqu' au-dessus
p161
du second pont. Deux pieces de bois
plattes, fortement chevillées à la tête du
grand mâts, et dont les extrémitez alloient
se unir sept ou huit pieds au-dessus
de cette tête, tenoient lieu de mâts
de hune.
Pour ce qui est de la voilure, elle
consistoit en deux voiles quarrées faites
de nattes, à sçavoir la grande voile et la
misaine. La premiere avoit plus de 45
pieds de hauteur sur 28 ou 30 de largeur :
la seconde étoit proportionnée au
ts qui la portoit. Elles étoient garnies
des deux côtez de plusieurs rangs
de bambous, couchez sur la largeur de
la voile, à un pied près les uns des autres
en dehors, et beaucoup moins serrez
du côté des mâts, dans lesquels elles
étoient enfilées par le moyen de plusieurs
chapelets, qui prenoient environ le
quart de la largeur de la voile, en commençant
au côté qui étoit sans écoute :
de sorte que les mâts les coupoient en
deux parties fort inégales, laissant plus des
trois quarts de la voile du côté de l' écoute,
ce qui lui donnoit le moyen de
tourner sur son mâts comme sur un pivot,
sur lequel elle pouvoit parcourir
sans obstacle du côté de la pouppe au
moins 26 rumbs, quand il falloit revirer
de bord, portant ainsi tantôt sur le
ts, et tantôt y étant seulement attace
par les chapelets. Les vergues y
servoient de ralingue par le haut : un
gros rouleau de bois égal en grosseur
à la vergue, faisoit le même office par
le bas. Ce rouleau servoit à tenir la
voile tendue ; et afin qu' il ne la déchirât
pas, il étoit soutenu en deux endroits
par deux ais, qui étoient suspendus chacun
par deux amarres, lesquels descendoient
du haut du ts à cet effet.
Chacune de ces voiles n' avoit qu' une
écoute, un couet, et, ce que les portugais
nomment aragnée, qui est une longue
suite de petites manoeuvres qui prennent
le bord de la voile depuis le haut jusqu' au
bas, à un ou deux pieds de distance
les unes des autres, et dont toutes
les extrémitez s' amarroient sur l' écoute,
elles faisoient un gros noeud.
Ces sortes de voiles se plient et se plient
comme des paravents. Quand on
vouloit hisser la grande voile, on se servoit
de deux virevaux et de trois drisses,
qui passoient sur trois roüets de poulies
enchassées dans la tête du grand mât.
Quand il étoit question de l' amener, ils
y enfonçoient deux crocs de fer, et après
avoir largué les drisses, ils en serroient
les différens pans à diverses reprises, en
halant avec force sur les crocs.
Ces manoeuvres sont rudes, et emportent
beaucoup de tems. Aussi les chinois,
pour s' en épargner la peine, laissoient
battre leur voile durant le calme.
Il est aisé de voir que le poids énorme de
cette voile, joint à celui du vent qui agissoit
sur le mât, comme sur un levier,
eût faire plonger dans la mer toute
la prouë, si les chinois n' avoient prévenu
dans l' arrimage cet inconvenient,
en chargeant beaucoup plus l' arriere que
l' avant, pour contrebalancer la force du
vent. De-là vient que quand on étoit à
l' ancre, la prouë étoit toute hors de l' eau,
tandis que la pouppe y paroissoit fort enfoncée.
Ils tirent cet avantage de la grandeur
de cette voile, et de la situation sur
l' avant, qu' ils font un grand chemin de
vent arriere, et peuvent, si on veut les
en croire, le disputer à nos meilleurs voiliers,
et même les laisser de l' arriere : mais
en échange, de vent largue et de bouline
ils ne peuvent tenir et ne font que dériver ;
sans parler du danger où ils sont de
virer, quand ils se laissent surprendre d' un
coup de vent.
Dans le beau tems on portoit outre
cela une civadiere, un hunier, un grand
coutelas qui se mettoit au côté de la voile
laquelle étoit sans écoute, des bonnettes,
et une voile quarrée à l' artimon. Toutes
ces voiles étoient de toiles de coton.
La pouppe étoit fenduë par le milieu,
pour faire place au gouvernail dans une
espece de chambre, qui le mettoit à couvert
des coups de mer dans le gros tems.
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Cette chambre étoit formée par les deux
tez de la pouppe, qui laissant une large
ouverture en dehors, se rapprochoient
peu à peu en dedans, ils faisoient un
angle rentrant, dont la pointe étoit coupée,
pour donner au jeu du gouvernail
toute la liberté nécessaire.
Ce gouvernail étoit suspendu par deux
cables, dont les extrémitez étoient roulées
sur un vireveau placé sur la dunete,
afin de le baisser et de le lever à propos.
Deux autres cables, qui aps avoir passé
par dessous le vaisseau, venoient remonter
par la prouë à l' avant, où on les bandoit
à l' aide d' un vireveau, quand ils
étoient relâchez, tenoient la place des
gonds qui attachent les nôtres à l' estambort.
Il y avoit une barre de sept à huit
pieds de long sans manivelle et sans poulie,
pour augmenter la force du timonier.
Quatre manoeuvres attachées deux à chaque
bord du vaisseau, et dont une de
chaque côté faisoit quelques tours sur le
bout de la barre, servoient au timonier à
le tenir en état.
Un gouvernail de cette maniere ne se
peut faire sentir que foiblement à un
vaisseau, non seulement parce que les cables,
par le moyen desquels il lui communique
son mouvement, prêtent beaucoup,
et s' allongent aisément, mais principalement
à cause des élans continuels
qu' ils lui donnent par le tremoussement
il est sans cesse ; d' où naît un autre inconvénient,
qui est qu' on a toutes les peines
du monde à tenir constamment le
me rumb dans cette agitation continuelle.
On a commencé à faire des sommes,
que les portugais nomment Mestisas,
ou mestisses, parce que, sans rien
changer à la construction chinoise, on
leur donne le gouvernail à l' européane.
Le roi de Siam en avoit fait faire de
cette sorte, qui étoient du port de sept à
huit cens tonneaux. C' est sans comparaison
les plus grandes qu' on voye.
Le pilote ne se servoit point de compas
de marine. Il regloit sa route avec de
simples boussoles, dont le limbe extérieur
de la boëtte étoit partagé en 24 parties
égales, qui marquoient les rumbs de
vent : elles étoient placées sur une couche
de sable, qui servoit bien moins à les asseoir
mollement, et à les garantir des secousses
du vaisseau, dont l' agitation ne
laissoit pas de faire perdre à tout moment
l' équilibre aux éguilles, qu' à porter les
bâtons de pastilles dont on les parfumoit
sans cesse. Ce n' étoit pas le seul régal que
la superstition chinoise faisoit à ces boussoles,
qu' ils regardoient comme les guides
assurez de leur voyage ; ils en venoient
jusqu' à ce point d' aveuglement,
que de leur offrir des viandes en sacrifice.
Le pilote avoit grand soin sur-tout
de bien garnir son habitacle de clouds :
ce qui fait connoître combien cette
nation est peu entenduë en fait de marine.
Les chinois, dit-on, ont été les premiers
inventeurs de la boussolle ; mais si
cela est, comme on l' assûre, il faut qu' ils
ayent bien peu profité de leur invention.
Ils mettoient le cap au rumb où ils vouloient
porter, par le moyen d' un filet de
soye, qui coupoit la surface extérieure de
la boussole en deux parties égales du
nord au sud : ce qu' ils pratiquoient en
deux manieres différentes : par exemple,
pour porter au nord est, ils mettoient
ce rumb parallele à la quille du vaisseau,
et détournoient ensuite le vaisseau jusqu' à
ce que l' éguille fut parallele au filet.
Ou bien, ce qui revient au me, mettant
le filet parallele à la quille, ils faisoient
porter l' éguille sur le nord-ouest.
L' éguille de la plus grande de ces boussoles
n' avoit pas plus de trois pouces de
longueur. Elles avoient toutes été faites à
Nangazaqui : un bout étoit terminé par
une espece de fleur de lys, et l' autre par
un trident.
Le fond de cale étoit partagé en cinq
ou six grandes soutes séparées les unes
des autres par de fortes cloisons de bois.
Pour toute pompe il y avoit un puits au
pied du grand mât, dont sans autre artifice
on tiroit l' eau avec des sceaux. Quoique
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les mers fussent extrêmement hautes,
et la somme excessivement chargée,
cependant par la force de ses membrures
et la bonté de son calfas, elle ne fit
presque point d' eau.
Ce calefas est une espéce de composition
de chaux, d' une espece d' huile, ou
plûtôt de resine, qui découle d' un arbre
nommé Tong Yeou, et de filasse de bamboux.
La chaux en est la base, et quand
tout est sec, on diroit que ce n' est que de
la chaux pure et sans aucun mêlange.
Outre que le bâtiment en est beaucoup
plus propre, on ne sent point, comme
dans nos vaisseaux, cette odeur de gaudron
insupportable à quiconque n' y est
point accoûtumé ; mais il y a encore en
cela un avantage plus considérable, c' est
que par-là ils se garantissent des accidens
du feu, auquel notre bray de gaudron
expose nos vaisseaux.
Les ancres étoient de bois ; il n' y a
que celles de reserve qui avoient le bout
des pattes armé de lames de fer.
Toutes les manoeuvres aussi-bien que
les cables étoient de rotin ; c' est une espece
de petite canne, ou de filasse de
coco, que les portugais nomment Cairo.
L' equipage étoit composé de 47 personnes
en y comprenant les officiers. Le
pilote n' avoit d' autre soin que celui de
placer la boussole, et de donner le rumb.
Le timonier commandoit la manoeuvre,
et le capitaine nourrissoit l' equipage.
Du reste il n' ordonnoit rien ; cependant
tout s' exécutoit avec une ponctualité
surprenante.
La raison de cette bonne intelligence,
vient de l' intérêt que tous ceux qui composent
l' equipage, ont à la conservation
du vaisseau : tous ont part à la charge :
au lieu de payer les officiers et les matelots,
on leur laisse la liberté de mettre
une certaine quantité de marchandises
sur le vaisseau, dans lequel chacun
a son petit appartement particulier dans
l' entre deux des ponts, qui est partagé en
différentes loges. Du reste l' on peut dire
en général que les chinois sont vigilans,
attentifs, et laborieux ; il ne leur manque
qu' un peu plus d' exrience, pour
être d' habiles gens de mer.
MONNOYE
Il n' y a que deux sortes de métaux,
sçavoir l' argent et le cuivre, qui ayent
cours à la Chine, pour le prix des achats,
et pour la facilité du commerce. L' or
n' y a de cours que comme les pierres
précieuses l' ont en Europe : on l' achete
de même que les autres marchandises,
et les européans qui y trafiquent, retirent
de ce commerce un gain considérable.
Pour ce qui est de l' argent, il n' est pas
monnoyé comme en Europe : on le coupe
en divers morceaux, grands ou petits,
selon le besoin, et c' est au poids, et
non pas à la marque du prince, qu' on
en connoît la valeur. Ils ont pour le peser
de petites balances portatives, renfermées
dans un étuy de vernis fort propre.
Cette sorte de balance est assez semblable
à la balance romaine : elle est composée
d' un petit plat, d' un bras d' yvoire
ou d' ébenne, et d' un poids courant. Ce
bras qui est divisé en de très-petites parties
sur trois faces différentes, est suspendu
par des fils de soye à l' un des bouts en
trois différens points, afin de peser plus
aisément toutes sortes de poids. Ces balances
sont d' une grande précision. Ils
pesent depuis 15 et 20 taels jusqu' à un
sol et au-delà, et avec tant de justesse,
que la milliéme partie d' un écu fait pancher
la balance d' une maniere sensible.
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Leur argent n' est pas tout du même
titre : ils divisent le titre en cent parties,
comme nous fixons à vingt-quatre
carats le plus grand rafinement de l' or.
Cependant il s' en trouve du titre de
90 jusqu' à celui de 100 qui est le plus
fin. On en voit aussi du titre de 80 c' est
celui qui est de plus bas aloi : il n' est point
de mise, à moins que l' on n' en augmente
le poids, jusqu' à la valeur de celui qui
doit passer dans le commerce.
Les lingots qui sont de l' argent le plus
fin, ne s' employent que pour payer de
grosses sommes : les chinois sont très-habiles
à juger du titre de l' argent par
la seule vûë, et ils ne s' y méprennent
presque jamais. La difficulté est de s' en
servir dans le détail : il faut quelquefois
les mettre au feu, les battre, les applatir
à grands coups de marteau, afin de pouvoir
les couper plus aisément en petites
parties, et en donner le poids dont on est
convenu. D' où il arrive que le payement
est toûjours plus long et plus embarrassant
que n' a été l' achat.
Ils avent qu' il seroit bien plus commode
d' avoir, comme en Europe, des
monnoyes d' un prix fixe et d' un poids
déterminé ; mais ils disent que les provinces
fourmilleroient de faux monnoyeurs,
ou de gens qui altereroient les
monnoyes, et que cet inconvénient n' est
plus à craindre, quand on coupe l' argent
à mesure qu' on en a besoin, pour payer
le prix de ce qu' on achete.
Il est difficile qu' en coupant si souvent
de l' argent, il n' en échappe quelque
paillette ; aussi voit-on les gens du menu
peuple occupez à recüeillir et à laver les
immondices, qui se jettent des boutiques
dans la ruë, et ils y trouvent un gain suffisant
pour les faire subsister.
La monnoye de cuivre est la seule où il
y ait empreinte de caracteres ; elle est d' usage
dans le petit commerce. Ce sont des
deniers de cuivre ronds et troüez par le
milieu, qu' on enfile dans de petites cordes
centaine par centaine jusqu' au nombre
de mille. Le métal n' en est ni pur,
ni battu. Il en faut dix pour faire un sol :
dix sols font la dixiéme partie de l' écu
chinois qu' on nomme Leang, et que les
portugais appellent Taels, qui vaut environ
cent sols de notre monnoye.
Ces deniers ont été de tout tems la
monnoye courante de la Chine, et les curieux
en conservent des dynasties les plus
reculées, qui ont pasde famille en famille,
ou qui ont été trouvées dans les
ruines des palais et des villes. Ce que je
m' en vais dire est tiré d' un ancien livre
sur les monnoyes, composé par un auteur
chinois, qui vivoit sous la dynastie
des Song, lequel m' a été envoyé par le
p. Dentrecolles.
Il traite de la matiere et de la forme
des monnoyes ; de leurs inscriptions ;
de leur valeur, et des dynasties
elles ont eu cours ; il parle ensuite
des monnoyes incertaines ; c' est-à-dire,
dont on ignore le tems où elles
avoient cours ; des monnoyes etrangeres
qui ont été reçûës dans le commerce ;
et enfin des monnoyes superstitieuses,
c' est-à-dire, auxquelles dans la suite du
tems, la bisarrerie du peuple a attachée certaines
idées remplies de superstitions.
Le mot chinois Tsuen, dont on se servoit
autrefois, pour exprimer ce que nous
appellons monnoye, signifie dans le sens
propre une eau de source qui coule sans
cesse ; et dans le figuré cette espece de
tal, qui passe continuellement de main
en main. Mais depuis long-tems on
lui donne le nom de Tsien, et l' on dit
Tong Sien, monnoye de cuivre : In Tsien,
monnoye d' argent. C' est ainsi que l' on
nomme à Canton les piastres et les écus
de France.
Le cuivre dont on se sert pour cette
basse monnoye n' est point pur, comme
je l' ai dit, et il y a toûjours du mêlange.
Les deniers de bon aloy ont quatre parts
de plomb sur six parts de cuivre. Cet alliage
est cause que le cuivre rouge perd
sa couleur, qu' il cesse d' être sonnant, et
que les deniers qui en sont fabriquez,
quoiqu' ils soient épais, se peuvent rompre
p165
aisément avec les doigts quand on a
de la force. Ces deniers sont d' usage dans
les petits achats : si la somme devient un
peu considérable, on les donne enfilez
en forme de chapelets, dont chacun est
de mille.
Il y a eu des tems où la monnoye d' or
et d' argent a eu cours à la Chine, de
me que celle de cuivre. L' auteur
chinois cite d' anciens livres, qui assûrent,
que sous le regne d' Yu fondateur
de la premiere dynastie nommée Hia,
on se servoit de monnoyes d' or, d' argent,
et de cuivre ; et que sous d' autres
dynasties, il y a eu d' anciens empereurs
qui avoient permis dans toutes les provinces
de l' empire, l' usage des pieces
etrangeres d' or et d' argent.
Il y a aussi des monnoyes d' étain,
de plomb, de fer, et même de terre cuite,
sur laquelle on avoit imprimé des figures
et des caracteres. On rapporte qu' après
le regne de Han, un prince fit faire de
cette monnoye de terre sigillée et liée
avec de la colle forte ; que la fantaisie lui
avoit pris d' abolir la monnoye de cuivre,
qu' il en ramassa le plus qu' il lui fut
possible, et qu' en ayant fait enfoüir dans
terre une quantité prodigieuse, il fit mourir
les ouvriers qui avoient servi à cette
expédition, afin d' en dérober entierement
la connoissance.
Certains petits coquillages appellez
Poei à la Chine, et Coris dans le royaume
de Bengale, ont servi pareillement
de petite monnoye. Il en falloit donner
plusieurs pour égaler la valeur d' un denier.
L' usage d' une pareille monoye n' a
pas été de longue durée.
Au regard de la forme des monnoyes,
il y en a eu de différentes figures assez
bizarres sous les différens regnes. Depuis
la précédente dynastie, les deniers
ont toûjours été de figure ronde, avec
un trou quarau milieu, garni d' une
bordure qui a un peu de saillie. Ce trou
a été fait pour pouvoir les enfiler, et les
porter sur soi comptez par mille. Chaque
centaine est séparée par un cordon
entrelassé dans le dernier, qui finit la
centaine. On trouve dans l' histoire de
la dynastie des Han qui est très-anciene,
que dès ce temsla monnoye
avoit une pareille ouverture.
Selon un ancien auteur, outre les
monnoyes de figure ronde, il y en
avoit dès le commencement de la premiere
dynastie, qui étoient faites en
forme de coutelas, et qu' on nommoit
Tao, qui signifie coutelas. D' autres ressembloient
au dos d' une tortue, et pour
cette raison se nommoient Kouei. Enfin
d' autres s' appelloient Pou, d' une forme
assez extraordinaire, et telle qu' on la
verra gravée dans la planche. Les monnoyes
rondes avoient pour l' ordinaire
un pouce ou un pouce et demi de diametre :
on ne laissoit pas d' y en avoir
qui étoient deux fois plus grandes.
Les monnoyes appellées Pou et Tao
étoient longues de cinq pouces, et paroissoient
avoir du rapport aux coupans
du Japon. Quoiqu' elles fussent percées
en haut, elles étoient incommodes dans
l' usage, et c' est ce qui les fit abolir.
On a vû pendant un tems des deniers
si petits, qu' on les avoit nommez
des yeux d' oye : ils étoient si minces,
qu' ils surnageoient dans l' eau, et qu' en
les maniant, on couroit risque de les briser.
Il en falloit dix mille pour acheter
une mesure de ris, suffisante pour la
nourriture d' un homme pendant dix
jours. Ces deniers parurent pour la premiere
fois sous le regne des Song, et ne
subsisterent que peu de tems, parce qu' on
les rebutoit dans le commerce.
Sous la premiere dynastie des Tang,
les rivages du fleuve Jaune s' étant éboulées,
on avertit l' empereur qu' on avoit
trouvé trois mille trois cens piéces de
monnoye qui avoient trois pieds : les
caracteres qui y étoient imprimez ne
paroissoient plus, et la terre les avoit
rongez. Une monnoye si ancienne
étoit sans doute des premieres dynasties
Hia, Chang, et Tcheou ; car les
empereurs de ces tems là, tinrent souvent
p166
leur cour assez près de ce grand
fleuve.
Mais quelle est la marque, ou l' inscription
de ces monnoyes ? En Europe elles
sont marquées au coin du prince. Il n' en
est pas deme à la Chine. Ce seroit,
selon le génie de cette nation, une chose
indécente et peu respectueuse pour
la majesté impériale, que le portrait du
prince passât continuellement par les
mains des marchands et de la plus vile
populace.
Les inscriptions des monnoyes sont
assez ordinairement des titres pompeux,
que les princes regnants ont donné aux
différentes années de leur regne, comme,
par éxemple, l' éternellement éclatant,
le souverainement pacifique, le magnanime,
etc. . Les sçavans ne se méprennent pas
à ces titres, et ils n' ont garde d' en conclure
que chaque titre marqué sur la
monnoye, désigne un nouvel empereur :
c' est ce qui a trompé quelques européans,
qui connoissoient peu les usages
de cet empire, et ce qui leur a fait
augmenter le nombre des empereurs.
L' empereur Cang Hi est peut être le seul,
qui sous un des plus longs regnes qu' on
ait vu, n' ait point affecté de se donner
de semblables titres.
On voit marqué sur d' autres monnoyes,
les noms ou de la famille regnante,
ou du tribunal qui a présidé à la
fabrique de la monnoye, ou bien de la
ville elle a été fabriquée. Quelques-unes
marquent le prix auquel le prince
les a taxées : il y aura, par éxemple, pour
inscription ces mots Pouan Leang, qui signifient,
demi taël. On en voit une
l' inscription est assez singuliere : on y
lit ces quatre caracteres : Kouei Yu Tching
Ti : c' est-à-dire, la monnoye a cours,
et enfin elle revient au prince.
à l' égard des monnoyes anciennes,
telles que sont les Pou, les Tao, et d' autres
semblables, on a de la peine à en
déchiffrer les caracteres : les plus habiles
chinois avouent ingénuement, que
non seulement ils ne les connoissent pas,
mais qu' ils ignorent même en quel sens
ils doivent être situez.
Il y a de ces monnoyes qui sont couvertes
de figures, et l' on juge qu' elles sont
des tems les plus reculez, et que pour
éviter la peine et la dépense, on s' est
borné dans la suite à des inscriptions
plus simples, telles que sont les caracteres.
On en trouvera trois gravées,
dont le tal est mélangé d' argent et
du bel étain de la Chine. L' une qui est
ronde et qui pesoit huit taëls, représente
un dragon au milieu des nuages ; l' autre
d' une forme quarrée, où l' on voit un
cheval qui galope : elle étoit du poids
de six taëls. La troisiéme est oblongue,
et a la forme du dos d' une tortue : on
y lit sur chaque compartiment la lettre
Vang, qui veut dire roy ; celle-ci ne pesoit
que quatre taëls.
Un certain auteur attribue l' invention
de cette monnoye à Tching Tang,
fondateur de la dynastie Chang. Les
caracteres qui étoient sur le revers sont
effacez. Les chinois donnent des sens
mystérieux à ces représentations. La tortue,
disent-ils, marque ceux qui rampent
à terre. Le chevalsigne ceux
qui y tiennent moins, et qui s' élevent
de tems en tems ; et le dragon volant,
est une image de ceux qui sont tout-à-fait
détachez de toutes les choses terrestres.
On voit d' autres monnoyes anciennes
avec des dragons ; c' est sans doute
parce que le dragon est le symbole de la
nation chinoise, de même que l' aigle
étoit le symbole des romains.
Il n' est pas aisé d' éclaircir quel étoit
le juste prix de ces monnoyes anciennes :
il devoit dépendre, ce me semble,
et de la qualité du métal, et de son
poids : mais c' est à quoi on n' a pas tjours
eu égard : les princes qui les taxoient,
les ont souvent hausou bais
selon les conjonctures où ils se trouvoient,
et selon que les espéces devenoient
plus rares.
Mais pour mieux connoître le prix
des monnoyes, soit anciennes, soit nouvelles,
p167
il faut sçavoir que la livre chinoise
est de seize onces, que les chinois
appellent Leang, et les portugais
taëls : le Leang se divise en dix parties
nommées Tsien, que les portugais appellent
Maz. Le Tsien ou le Maz se divise
en dix Fuen qui sont dix sols : le Fuen
ou le sol se divise en dix Li d' argent. Le
bras de la balance chinoise ne pousse
pas plus loin ses divisions.
Cependant quand il s' agit d' un poids
d' or ou d' argent considérable, les divisions
vont bien plus loin, et les chinois
les poussent jusqu' aux parties les plus
imperceptibles : c' est dequoi l' on ne peut
pas donner l' idée en notre langue. Ils
divisent le Li en dix Hoa, le Hoa en dix Se,
le Se en dix Fou, le Fou en dix Tchin, le
Tchin qui veut dire grain de poussiere,
en dix Yai, le Yai en dix Miao, le Miao
en dix Mo, le Mo en dix Tsiun, et le Tsiun
en dix Sun.
Cela supposé, on ne peut point encore
assurer quelle étoit la juste valeur des anciennes
monnoyes ; car bien que le
poids y soit marqué, on en trouve qui
valoient beaucoup plus que ne comportoit
le poids. Il y a eu un temsla rareté
des espéces obligeoit les empereurs à
taxer à un haut prix des pces très-légeres,
en sorte que le denier courant
valoit dix deniers semblables des tems
antérieurs : c' est ce qui a souvent causé
des émotions populaires, parce que les
marchands haussoient à proportion le
prix des marchandises.
Cette rareté d' espéces arrivoit, ou par
des irruptions subites des étrangers, qui
chargeoient des barques entieres de ces
monnoyes qu' ils emportoient avec eux ;
ou par la précaution des peuples, qui
dans des tems de guerre, avoient soin
de les enfouir, et qui mouroient ensuite
sans couvrir l' endroit où elles étoient
cachées.
Il y eut un tems le cuivre manqua
de telle sorte, que l' empereur fittruire
près de 1400 temples de Fo, et fit fondre
toutes les idoles de cuivre pour en
faire de la monnoye. D' autres fois il y
eut de séveres défenses à tous les particuliers,
de garder chez soi des vases ou
d' autres utenciles de cuivre, et on les
obligeoit de les livrer au lieu où l' on
fabriquoit la monnoye.
On porta les choses bien plus loin les
premieres années du regne de Hong Vou,
fondateur de la vingt-uniéme dynastie
appellée Ming : la monnoye étant devenue
très-rare, on payoit les mandarins
et les soldats partie en argent, et partie
en papier : on leur donnoit une feüille
de papier scellée du sceau impérial,
qui étoit estimée mille deniers, et qui
valoit un taël d' argent. Ces feüilles sont
encore aujourd' huy fort recherchées de
ceux qui bâtissent ; ils les suspendent
par rareté à la maîtresse poutre de leur
maison. Dans l' idée du peuple (et parmi
les personnes de qualité combien de
chinois sont peuples ! ) cette feüille préserve
une maison de tout malheur.
Une pareille monnoye ne fit pas fortune.
Les marchands ne pouvoient se
soudre à donner leurs marchandises et
leurs denrées pour un morceau de papier.
Les querelles, les procès, et beaucoup
d' autres inconvéniens qui arrivoient
chaque jour, obligerent l' empereur
à la supprimer.
On l' avoit employé avec aussi peu de
succès sous la dynastie des Yuen : Marc
Paul gentilhomme venitien, qui en parle
au 18 chapitre de son second livre,
s' est trompé lorsqu' il a dit, que pour faire
le papier qui étoit le corps de cette monnoye,
on se servoit de l' écorce de meuriers.
Les chinois n' ont garde de détruire
des arbres qui leur sont si précieux :
c' est de l' écorce de l' arbre nommé Cou
Tchu qui est assez inutile, et qui ressemble
au sureau par l' abondance de sa séve,
qu' on fait une sorte de papier plus
fort que celui qui se fait de bambou,
et c' est de cette écorce que se faisoit le
papier dont il s' agit.
La monnoye de cuivre ne se bat
point comme en Europe, mais elle se
p168
jette en fonte, et ne se fabrique maintenant
qu' à la cour. Il y avoit autre
fois dans l' empire jusqu' à 22 endroits
l' on faisoit de la monnoye, mais il
falloit pour cela un ordre de l' empereur ;
et dans le tems même qu' il y avoit des
princes si puissans, que ne se contentant
point du titre de duc, ils prirent
la qualité de roy, aucun d' eux n' osa jamais
s' attribuer le droit de fabriquer de
la monnoye pour ses etats : elle avoit
toûjours la marque qui désignoit l' empereur
regnant, quelque foible que fût
son autorité.
On peut juger combien il y auroit
de faux monnoyeurs à la Chine, si l' argent
étoit monnoyé de même que le
cuivre, puisque les deniers de cuivre ont
souvent été alterez par les chinois. Ceux
qui font ce métier, marquent la fausse
monnoye des mêmes caracteres qui se
trouvent sur la véritable, mais le tal
qu' ils employent est moins pur, et le
poids bien plus léger. S' ils sont découverts,
ils doivent être punis de mort
selon les loix. Il y a eu cependant des
princes qui se sont contentez de leur
faire couper le poing, et d' autres qui
les ont simplement condamnez à l' éxil.
Quelques-uns même, dans les tems où
cette petite monnoye étoit extrêmement
rare, ont fer les yeux sur ce désordre,
jusqu' à ce que ces monnoyes contrefaites
fussent repanduës dans tout l' empire.
Alors ils les confisquoient pour les
mettre sur le pied de la vraye monnoye
impériale.
Comme les petits deniers ne sont plus
maintenant d' usage, ceux qui en ont,
les battent avec le marteau, et les élargissent
jusqu' à ce qu' ils soient de la grandeur
des deniers courans. Ils les mettent
dans une enfilade de ces deniers, qui
étant pressez les uns contre les autres, ne
sont point apperçus des marchands. Il y
en a qui poussent la fraude jusqu' à couper
du carton en forme de deniers, qu' ils
mettent de et d' autre dans l' enfilade,
et l' on ne s' apperçoit de la supercherie,
que quand on donne les piéces
en détail.
Parmi les monnoyes anciennes qui ont
eu cours à la Chine, j' en ai fait graver
plusieurs dont on ne peut pas donner des
connoissances certaines. Les unes sont
des pays etrangers, sans qu' on puisse
sçavoir quels étoient ces pays, parce que
les chinois défigurent tellement les
noms, qu' ils sont tout-à-fait méconnoissables.
Par exemple ils appellent la Hollande
le royaume des rousseaux Hung
Mao Koue, et cela, parce qu' ils ont vû des
hollandois qui avoient les cheveux
blonds, et la barbe un peu rousse. Lorsqu' ils
désignent de la sorte un pays, il
n' est pas possible de le reconnoître.
Il y a d' autres monnoyes dont l' origine
est très-incertaine, on conjecture seulement
qu' elles sont, ou des tartares de
Leao Tong, qui pendant un tems ont été
les maîtres de la province de Pe Tche Li ; ou
bien de quelques grands seigneurs ou de
petits rois, qui s' étant revoltez, avoient
pris le titre d' empereur.
Enfin il y a des monnoyes, ausquelles
le peuple attache maintenant des idées
superstitieuses, qu' elles n' avoient pas dans
le tems qu' on les a fabriquées. Les caracteres
ou les figures qui y sont empreintes,
marquoient des époques de tems, ou
des faits historiques dont on a perdu le
souvenir. Telle est, par exemple, la monnoye
sur laquelle on voit le Fong Hoang et
le Kilin, deux animaux fabuleux dont les
chinois racontent cent merveilles.
Ce Fong Hoang est un oyseau dont nous
avons eû souvent occasion de parler. Le
Kilin est un animal, selon eux, qui est compo
de différentes parties de plusieurs
animaux. Il est de la hauteur d' un boeuf
et en a l' encolure ; son corps est couvert
de larges et de dures écailles ; il a une
corne au milieu du front, des yeux et des
moustaches semblables aux yeux et aux
moustaches du dragon chinois. Cet animal
est le symbole des mandarins d' armes
du premier ordre.
Le feu empereur Cang Hi s' étoit fait un
p169
cabinet, il avoit rassembtoutes les
pieces de monnoyes anciennes et modernes,
rangées selon l' ordre des dynasties.
Ce fut un mandarin nom Tsiang président
de l' academie des premiers docteurs
de l' empire, qui fut chargé de les
mettre chacune selon son rang. Dans ce
curieux assemblage de monnoyes on remonte
jusqu' aux premiers tems. Les plus
anciennes qu' on ait, sont du tems de Yao.
Il y en a du tems de Tching Tang, fondateur
de la deuxiéme dynastie, et assez
grand nombre des trois cébres dynasties,
dont il est parlé dans le livre canonique
appellé Chu King, et qu' on nomme
Hia, Chang, et Tcheou, mais surtout
de cette derniere.
Si ces piéces de monnoye étoient supposées,
et faites à plaisir dans les tems postérieurs,
on en auroit également supposé
de tous les empereurs de ces premieres
dynasties : mais comme il en manque
de ces tems si reculez, il ne s' en est
pas conservé non plus des regnes moins
anciens. On a suppléé à celles qui manquent,
par des monnoyes de carton qu' on
a faites, selon l' idée qu' en donnent d' anciens
livres. Les proportions sont si bien
gardées, et les couleurs du métal si bien
imitées, que ces monnoyes contrefaites
paroissent de veritables antiques. Cette
suite de monnoyes ajoûte un nouveau
dégré de certitude à la connoissance
qu' on a d' ailleurs de l' histoire chinoise :
car peut-on douter qu' il y ait eû une
telle dynastie, et tel empereur, lorsque
les monnoyes fabriquées de leurs tems,
ont été conservées depuis tant de siecles
entre les mains des chinois ?
COMMERCE
Les richesses particulieres de chaque
province de l' empire, et la facilité
du transport des marchandises, que procure
la quantité de rivieres et de canaux
dont il est arrosé, y ont rendu de
tout tems le commerce très-florissant.
Celui qui se fait au dehors, ne mérite
presque pas d' attention ; les chinois qui
trouvent chez eux, tout ce qui est nécessaire
à l' entretien et aux délices même de
la vie, ne vont guéres que dans quelques
royaumes peu éloignez de leur pays.
Leurs ports, sous les empereurs de leur
nation, furent tjours fermez aux
etrangers : mais depuis que les tartares
sont devenus les maîtres de la Chine, ils
les ont ouverts à toutes les nations. Ainsi
pour donner une connoissance entiere du
commerce des chinois, il faut parler de
celui qui se fait au dedans de leur empire,
de celui qu' ils font au dehors, et
enfin de celui que les européans vont
faire chez eux.
Le commerce qui se fait dans l' intérieur
de la Chine est si grand, que celui
de l' Europe entiere ne doit pas lui être
comparé. Les provinces sont comme autant
de roïaumes, qui se communiquent
les unes aux autres ce qu' elles ont de
propre ; et c' est ce qui unit entr' eux tous
ces peuples, et qui porte l' abondance
dans toutes les villes.
Les provinces de Hou Quang et de
Kiang Si fournissent le ris aux provinces
qui en sont le moins pourvûës. La province
de Tche Kiang fournit la plus belle
soye ; celle de Kiang Nan le vernis, l' encre,
et les plus beaux ouvrages en toutes
sortes de matieres. Celles de Yun Nan, de
Chen Si, de Chan Si le fer, le cuivre, et
plusieurs autres métaux, les chevaux, les
mulets, les chameaux, les fourrures, etc.
Celle de Fo Kien le sucre, et le meilleur
thé ; celle de Se Tchuen les plantes, les herbes
dicinales, la rhubarbe, etc. Et ainsi
de toutes les autres ; car il n' est pas possible
p170
de rapporter en détail les richesses
particulieres de chaque province.
Toutes ces marchandises qui se transportent
aisément sur les rivieres, se débitent
en très-peu de tems. On voit par
exemple des marchands, qui trois ou
quatre jours après leur arrivée dans une
ville, ont vendu jusqu' à six mille bonnets
propres de la saison. Le commerce
n' est interrompu qu' aux deux premiers
jours de leur premiere lune, qu' ils employent
aux divertissemens, et aux visites
ordinaires de leur nouvelle année. Hors
de-là tout est en mouvement dans toutes
les villes et à la campagne. Les mandarins
me ont leur part au goce, et
il y en a plusieurs d' entr' eux qui donnent
leur argent à des marchands affidez, pour
le faire valoir par la voye du commerce.
Enfin il n' y a pas jusqu' aux familles
les plus pauvres, qui avec un peu d' économie
trouvent le moyen de subsister
aisément de leur trafic. On voit quantité
de ces familles, qui n' ont pour tout
fond que cinquante sols ou un écu, et
cependant le pere et la mere avec deux
ou trois enfans vivent de leur petit négoce,
se donnent des habits de soye aux
jours de cérémonie, et amassent en peu
d' années de quoi faire un commerce bien
plus considérable.
C' est ce qu' on a peine à comprendre,
et pourtant ce qui arrive tous les
jours. Un de ces petits marchands, par
exemple, qui se voit cinquante sols,
achete du sucre, de la farine et du ris : il
en fait de petits gâteaux, qu' il fait cuire
une ou deux heures avant le jour, pour
allumer, comme ils parlent, le coeur des
voyageurs. à peine sa boutique est-elle
ouverte, que toute sa marchandise lui est
enlevée par les villageois, qui dès le matin
viennent en foule dans chaque ville,
par les ouvriers, par les portefaix, par
les plaideurs, et les enfans du quartier.
Ce petitgoce lui produit au bout de
quelques heures vingt sols au de-là de la
somme principale, dont la moitié suffit
pour l' entretien de sa petite famille.
En un mot les foires les plus fquentées,
ne sont qu' une foible image de cette
foule incroyable de peuples, qu' on voit
dans la plûpart des villes, occupez à vendre,
ou à acheter toutes sortes de marchandises.
Ce qui seroit à souhaitter dans
les marchands chinois, ce seroit un peu
plus de bonne foi dans leur négoce, surtout
lorsqu' ils ont à traiter avec les etrangers.
Ils tâchent toûjours de vendre le
plus cher qu' ils peuvent, et souvent ils
ne se font nul scrupule de falsifier leurs
marchandises.
Leur maxime est que celui qui achete,
donne le moins qu' il lui est possible, et
me ne donneroit rien, si l' on y consentoit ;
et posé ce principe, ils croyent
être en droit de leur côté d' exiger les plus
grosses sommes, et de les recevoir, si celui
qui achete, est assez simple, ou assez
peu intelligent pour les donner. Ce n' est
pas le marchand qui trompe, disent-ils,
c' est celui qui achete qui se trompe lui-même.
L' on ne fait nulle violence à l' acheteur, et le
gain que retire le marchand,
est le fruit de son industrie. Cependant
ceux des chinois qui se conduisent
par cestestables principes, sont
les premiers à loüer la bonne foi et le
désintéressement dans les autres : en quoi
ils se condamnent eux-mêmes.
Le commerce étant aussi abondant,
que je viens de le dire, dans toutes les
provinces de la Chine ; il n' est pas surprenant
que ses habitans se mettent si
peu en peine de commercer au dehors,
sur-tout quand on fait attention au mépris
naturel qu' ils ont pour toutes les
nations etrangeres. Aussi dans leurs
voyages sur mer, ne passent-ils jamais le
détroit de la Sonde. Leurs plus grandes
navigations ne s' étendent du côté de
Malaque que jusqu' à Achen ; du côté du
détroit de la Sonde, que jusqu' à Batavie,
qui appartient aux hollandois, et du
du nord que jusqu' au Japon. Je vais
donc expliquer le plus briévement qu' il
me sera possible, quels sont les endroits
sur ces mers ils vont faire leur commerce,
p171
et quelle est la nature des marchandises
qu' ils y portent, ou qu' ils en
rapportent.
I le Japon est un des royaumes qu' ils
fréquentent le plus. Ordinairement ils
mettent à la voile dans le mois de juin
ou de juillet au plus tard. Ils vont à Camboye
ou à Siam, où ils portent des marchandises
propres de ces pays-là, et en
prennent d' autres qui sont d' un grand
débit au Japon. Quand ils sont de retour
en leur pays, ils trouvent qu' ils ont fait
un profit de deux cens pour cent.
Si des ports de la Chine, c' est-à-dire,
de Canton, d' Emouy, ou de Ning Po,
ils vont en droiture au Japon, voici les
marchandises qu' ils y portent : 1 des
drogues, comme ginseng, aristoloche,
rhubarbe, esquine, mirabolans, et autres
drogues semblables. 2 de l' écorce
d' arecque, du sucre blanc, des cuirs de
bufle et de boeuf : ils gagnent beaucoup
sur le sucre, le gain va quelquefois à
mille pour cent. 3 toutes sortes de piéces
de soye, et principalement des satins,
des taffetas, et des damas de diverses couleurs,
mais sur-tout de couleur noire. Il
y a de ces piéces qui ne leur ont coûté
que six taels à la Chine, et qu' ils vendent
au Japon jusqu' à 15 taels . 4 des
cordes de soye pour les instrumens, du
bois d' aigle et de sandal qui est très-recherché
des japonnois pour les parfums,
parce que sans cesse ils parfument leurs
idoles. 5 enfin des draps d' Europe, et
des camelots dont l' on a un prompt débit ;
mais comme les hollandois y en portent,
les chinois ne s' en chargent guéres,
à moins qu' ils ne puissent les vendre
au même prix, et ils assurent qu' ils
y gagnent cinquante pour cent, ce qui
fait voir combien le profit des hollandois
doit être considérable.
Les marchandises que les négocians
chinois chargent sur leurs vaisseaux
pour le retour, sont,
1 des perles fines qui leur ctent
plus ou moins, à proportion de leur
beauté, et de leur grosseur : il y a des
occasions, où ils gagnent mille pour
cent.
2 le cuivre rouge en barre, qu' ils
achetent depuis trois jusqu' à quatre
taels et demi, et qu' ils vendent à la Chine
dix et douze taels ; du cuivre en oeuvre,
comme balances,chaux, cassolettes,
bassins, etc. Qu' ils revendent bien
cher dans leur pays : ce cuivre est beau,
et agréable à la vûë.
3 des lames de sabre qui sont fort
estimées des chinois : elles ne s' achetent
qu' une piastre au Japon, et se vendent
quelquefois jusqu' à dix piastres à la
Chine.
4 du papier à fleurs et uni, dont les
chinois font des éventails.
5 des porcelaines qui sont très-belles,
mais qui ne sont pas du même usage
que celles de la Chine, parce qu' elles
souffrent difficilement l' eau boüillante.
Elles se vendent au Japon au même
prix à peu près, qu' on vend à Canton celles
de la Chine.
6 des ouvrages de vernis. Il ne s' en
fait point de pareils au reste du monde.
Le prix n' en est pas reglé, mais les chinois
ne s' en chargent guéres, dans la
crainte où ils sont de ne pouvoir s' en défaire ;
et quand ils en apportent, ils le
vendent extrêmement cher. Un cabinet
qui n' avoit que deux pieds de hauteur,
et un peu plus de largeur, a été vendu
à la Chine jusqu' à cent piastres. Les
marchands d' Emouy et de Ning Po, sont
ceux qui s' en chargent le plus volontiers,
parce qu' ils les portent à Manille,
et à Batavie, et qu' ils y gagnent considérablement
avec les européans, qui
sont avides de ces sortes d' ouvrages.
7 de l' or qui est très-pur, et un certain
tal appellé Tombac, sur lequel ils
gagnent 50 ou 60 pour cent à Batavie.
Si l' on pouvoit compter sur la filité
des chinois, il seroit aisé aux européans
d' avoir commerce par leur moyen avec
le Japon : mais cela est comme impossible,
à moins qu' on ne les accompagne,
qu' on ne soit maître de ses effets, et qu' on
p172
n' ait la force en main, pour prévenir
leurs insultes.
Ii les chinois font aussi commerce
à Manulle ; mais il n' y a guéres que les
marchands d' Emouy qui s' en mêlent. Ils
portent quantité de soye, de satins rayez
et à fleurs de différentes sortes de couleurs,
des broderies, des tapis, des coussins,
des robbes de chambre, des bas de
soye, du thé, des porcelaines, des ouvrages
de vernis, des drogues, etc. Où
ils gagnent d' ordinaire cinquante pour
cent. Ils n' en rapportent que des piastres.
Iii le commerce que les chinois
font le plus régulierement, c' est à Batavie :
ils le trouvent et plus aisé et plus lucratif.
Il n' y a point d' année qu' il ne
parte pour cette ville des vaisseaux de
Canton, d' Emouy, et de Ning Po. C' est
vers la onziéme lune, c' est-à-dire, au
mois de décembre, qu' ils se mettent en
mer. Les marchandises dont ils se chargent,
sont :
1 une espece de thé verd, qui est
très-fin et de bonne odeur : le thé qu' on
appelle Song Lo, et le thé boui ne sont pas
si fort recherchez des hollandois.
2 des porcelaines qui s' y vendent
à aussi bon marché qu' à Canton.
3 de l' or en feüille, et du fil d' or
qui n' est que du papier doré. Il y en a
qui ne s' achete pas au poids, mais par
petits échevaux, et celui-ci est cher, parce
qu' il est couvert du plus bel or : celui
que les chinois portent à Batavie, ne se
vend qu' au poids ; il est par paquets
avec de grandes queuës de soye rouge,
qu' ils mettent exprès pour rehausser la
couleur de l' or, et pour rendre les paquets
plus pesans. Les hollandois n' en
font pas usage, mais ils le portent sur les
terres des Malais, où ils font un gain
considérable.
4 de la toutenaque (c' est un métal
qui tient de la nature du fer et de l' étain)
qui produit aux marchands cent, et quelquesfois
cent cinquante, pour cent.
5 des drogues, et sur-tout de la rhubarbe.
6 quantité d' utenciles de cuivre jaune,
comme bassins, chaudieres, réchaux, etc.
Ils emportent de Batavie, 1 de
l' argent en piastres : 2 des épiceries, et
en particulier du poivre ; des clouds de
girofle, des noix muscades, etc. 3 des
écailles de tortue, dont les chinois font
de très-jolis ouvrages, et entre autres
des peignes, des btes, des tasses, des
manches de couteaux, des pipes, et des
tabatieres prises sur le modéle de celles
d' Europe, et qu' ils ne vendent que dix
sols. 4 du bois de sandal, du bois rouge
et noir, propre à être mis en oeuvre ;
d' autre bois rouge, dont on se sert pour
les teintures, et qu' on appelle communément
bois de Bresil. 5 des pierres
d' agathe taillées, dont les chinois font
les ornemens de leur ceinture, les boutons
qu' ils attachent à leurs bonnets, et
des especes de chapelets qu' ils portent au
col. 6 de l' ambre jaune en masse qu' ils
ont à grand marché. 7 enfin des draperies
d' Europe, qu' ils ont de même à
bon compte, et qu' ils vendent au Japon.
C' est là le plus grand commerce que
les chinois fassent hors de chez eux. Ils
vont encore, mais plus rarement, à
Achen, à Malaque, à Ihor, à Patane,
à Ligor, qui dépend du royaume de
Siam, à la Cochinchine, etc. Le commerce
qu' ils font à Ihor est le plus aisé
et le plus lucratif. Ils ne tireroient pas
me les frais de leur voyage, lorsqu' ils
vont à Achen, s' ils manquoient de s' y
rendre dans les mois de novembre, et
de décembre, qui est le tems les bâtimens
de Surate, et de Bengale sont à la
te.
Ils ne rapportent guéres de ces pays-là
que des épiceries, comme du poivre,
de la canelle, etc. Des nids d' oyseaux
qui font les délices des repas chinois,
du ris, du camphre, du rotin, (c' est
une espece de cannes fort longues qu' on
tresse ensemble comme de petites cordes,)
des torches faites de certaines
p173
feüilles d' arbres qui brûlent comme de
la poix résine, et qui servent de flambeaux,
quand on marche pendant la
nuit ; de l' or, de l' étain, etc.
Il ne reste plus à parler que du commerce
que les euroans vont faire
chez les chinois. Il n' y a gueres que le
port de Canton qui leur soit ouvert
maintenant en certains tems de l' année ;
non pas que les vaisseaux européans
viennent jusqu' à Canton même, car ils
jettent l' ancre dans la riviere, environ
quatre lieuës au-dessous, en un lieu qu' on
nomme Hoang Pou. La riviere paroît
comme une grande forêt, par la multitude
des vaisseaux qui s' y trouvent. On
y portoit autrefois des draps, des cristaux,
des sabres, des horloges, des
montres sonnantes, des pendules à répétition,
des lunettes d' approche, des
miroirs, des glaces, etc. Mais depuis que
les anglois y vont régulierement chaque
année, toutes ces marchandises y
sont à aussi bon marché qu' en Europe :
le corail me ne peut plus gueres s' y
vendre qu' avec perte.
Ainsi à parler en général, ce n' est
plus qu' avec de l' argent qu' on peut trafiquer
utilement à la Chine. On trouve
un gain considérable à acheter de l' or
qui y est marchandise. L' or qui se vend
à Canton, se tire en partie des provinces
de la Chine, et en partie des pays étrangers,
comme d' Achen, de la Cochinchine,
du Japon, etc. Les chinois de
Canton refondent tout l' or qu' ils reçoivent
d' ailleurs, hormis celui de la Cochinchine,
qui d' ordinaire est le plus
beau et le plus pur qu' on voye, lorsque
c' est du roy de ces pays-là qu' on l' achete :
car le peuple en vend sous main,
qui n' est pas si pur, et qu' on a soin de
rafiner à Canton.
Les chinois divisent leur or par degrez,
comme on fait en Europe : celui
qui se débite ordinairement est depuis
90 carats jusqu' à 100. Il est plus ou
moins cher selon le tems où on l' achete.
On l' a à bien meilleur compte dans les
mois de mars, d' avril et de may : il
devient beaucoup plus cher depuis le
mois de juillet, jusqu' au mois de décembre
et de janvier, parce que c' est
la saison où les vaisseaux sont en grand
nombre dans le port ou à la rade de
Canton.
On peut encore acheter à la Chine
d' excellentes drogues, difrentes sortes
de thé, de l' or filé, du musc, des pierres
précieuses, des perles, du vif argent,
etc. Mais le plus grand commerce qu' y
fassent les européans, consiste principalement
dans les ouvrages de vernis,
dans la porcelaine, et dans toutes sortes
d' étoffes de soye. C' est sur quoi aussi je
vais m' étendre un peu plus au long.
VERNIS
Il s' en faut bien que les ouvrages de
vernis qui se font à Canton, soient
aussi beaux, et d' un aussi bon usage que
ceux qu' on travaille au Japon, au Tong
King, et
à Nang King capitale de la
province de Kiang Nan : ce n' est pas que
les ouvriers n' y employent le même vernis
et la me dorure, mais c' est qu' ils
travaillent ces sortes d' ouvrages avec
trop de précipitation, et que dès là qu' ils
plaisent à l' oeil des européans, ils s' en
contentent.
Un ouvrage d' un bon vernis doit
être fait à loisir, et un eté suffit à peine
pour lui donner sa perfection. Il est rare
que les chinois en tiennent de prêts et
qui soient faits de longue main : ils attendent
presque toûjours l' arrivée des
p174
vaisseaux pour y travailler, et pour se
conformer au goût des européans.
Ce vernis qui donne un si beau lustre
aux ouvrages, et qui les fait si fort
rechercher en Europe, n' est point une
composition, ni un secret particulier,
comme quelques-uns se le sont imaginé.
Pour les détromper, il suffit de faire
connoître d' où les chinois tirent leur
vernis, et ensuite la maniere dont les
ouvriers l' appliquent.
Le vernis que les chinois nomment
Tsi, est une gomme roussâtre qui découle
de certains arbres, par des incisions
qu' on fait à l' écorce jusqu' au bois, sans
cependant l' entamer. Ces arbres se trouvent
dans les provinces de Kiang Si, et
de Se Tchuen. Ceux du territoire de Kan
Tcheou, ville des plus méridionales de
la province de Kiang Si, donnent le vernis
le plus estimé.
Pour tirer du vernis de ces arbres, il
faut attendre qu' ils ayent sept ou huit
ans. Celui qu' on en tireroit avant ce
tems-là, ne seroit pas d' un bon usage. Le
tronc des arbres les plus jeunes, dont
on commence à tirer le vernis, ont un
pied chinois de circuit ; et ce pied chinois
est beaucoup plus grand que le pied
de roy ne l' est en France. On dit que
le vernis qui découle de ces arbres, vaut
mieux que celui qui coule des arbres
plus vieux, mais qu' ils en donnent beaucoup
moins : on ne sçait pas sur quel
fondement cela se dit, car dans la pratique
les marchands ne font point de
difficulté de mêler l' un et l' autre ensemble.
Ces arbres dont la feuille et l' écorce
ressemblent assez à la feuille et à l' écorce
du frêne, n' ont jamais gueres plus de
quinze pieds de hauteur : la grosseur de
leur tronc est alors d' environ deux pieds
et demi de circuit. On assure qu' ils ne
portent ni fleurs, ni fruits, et qu' ils multiplient
de la maniere suivante.
Au printems quand l' arbre pousse, on
choisit le rejetton le plus vigoureux qui
sorte du tronc, et non pas des branches :
quand ce rejetton est long d' environ
un pied, on l' enduit par le bas
de mortier fait de terre jaune. Cet enduit
commence environ deux pouces au-dessus
du lieu il sort du tronc, et descend
au-dessous quatre ou cinq pouces :
son épaisseur est au moins de trois pouces.
On couvre bien cette terre, et on
l' enveloppe d' une natte qu' on lie avec
soin, pour la fendre des pluyes et des
injures de l' air. On laisse le tout en cet
état depuis l' équinoxe du printems, jusqu' à
celui d' automne. Alors on ouvre
tant soit peu la terre, pour examiner en
quel état sont les racines, que le rejetton
a ctume d' y pousser, et qui se divisent
en plusieurs filets : si ces filets sont de
couleur jaunâtre ou roustre, on juge
qu' il est tems de séparer le rejetton de
l' arbre ; on le coupe adroitement sans
l' endommager, et on le plante. Si ces filets
étoient encore blancs, c' est signe
qu' ils sont trop tendres ; ainsi on referme
l' enduit de terre, comme il étoit auparavant,
et on differe au printems suivant
à couper le rejetton pour le planter.
Mais soit qu' on le plante au printems,
ou en automne, il faut mettre beaucoup
de cendres dans le trou qu' on a préparé,
sans quoi les fourmis, à ce qu' on assure,
dévoreroient les racines encore tendres,
ou du moins en tireroient tout le
suc, et les feroient sécher.
L' eté est la seule saison où l' on puisse
tirer le vernis des arbres : il n' en sort
point pendant l' hyver ; et celui qui sort
au printems ou en automne, est toûjours
lé d' eau : d' ailleurs ce n' est que
pendant la nuit que le vernis coule des
arbres ; il n' en coule jamais pendant le
jour.
Pour tirer le vernis, on fait plusieurs incisions
de niveau à l' écorce de l' arbre autour
du tronc, qui, selon qu' il est plus ou
moins gros, peut en souffrir plus ou
moins. Le premier rang de ces incisions
n' est éloigné de terre que de sept pouces.
à la même distance plus haut, se fait un
second rang d' incisions, et ainsi de sept
p175
en sept pouces, non seulement jusqu' au
haut du tronc, mais encore jusqu' aux
branches qui ont une grosseur suffisante.
On se sert pour faire ces incisions,
d' un petit couteau fait en demi cercle.
Chaque incision doit être un peu oblique
de bas en haut, aussi profonde que
l' écorce est épaisse, et non pas davantage.
Celui qui la fait d' une main, a dans
l' autre une coquille, dont il insere aussi-tôt
les bords dans l' incision autant qu' elle
peut y entrer ; c' est environ un demi pouce
chinois. Cela suffit pour que la coquille
s' y soutienne sans autre appuy.
Ces coquilles fort communes à la Chine,
sont plus grandes que les plus grandes
coquilles d' huitre qu' on voye en
Europe. On fait ces incisions le soir, et
le lendemain matin on va recueillir ce
qui a coulé dans les coquilles. Le soir
on les insere de nouveau dans les mêmes
incisions, et l' on continue de la
me maniere jusqu' à la fin de l' eté.
Ce ne sont point d' ordinaire les proprietaires
de ces arbres, qui en font tirer
le vernis : ce sont des marchands,
qui dans la saison traittent avec ces proprietaires,
moyennant cinq sols par pied.
Ces marchands louent des ouvriers,
ausquels ils donnent par mois une once
d' argent, tant pour leur travail, que pour
leur nourriture ; ou s' ils se déchargent de
les nourrir, ce qui est rare, ils leur donnent
trois sols par jour. Un de ces ouvriers
suffit pour cinquante pieds d' arbre.
Il y a des précautions à prendre, pour
garantir les ouvriers des impressions malignes
du vernis : ainsi, soit que le marchand les
nourrisse ou non, il est obli
d' avoir chez lui un grand vase d' huile de
rabette, où l' on a fait bien boüillir certaine
quantité de ces filamens charnus, qui
se trouvent entre-mêlez dans la graisse
des cochons, et qui ne se fondent point
quand on fait fondre le sain doux. La
proportion est d' une once sur une livre
d' huile.
Quand les ouvriers vont placer les
coquilles aux arbres, ils portent avec
eux un peu de cette huile, dont ils se frottent
le visage et les mains. Le matin
lorsqu' après avoir recueilli le vernis,
ils reviennent chez le marchand, ils se
frottent encore plus exactement de cette
huile.
Après le repas, ils se lavent tout le
corps avec de l' eau chaude, que le marchand
doit tenir prête, dans laquelle on
a fait billir certaine quantité des drogues
suivantes ; sçavoir, de l' écorce extérieure
et herissée des châtaignes, de
l' écorce de bois de sapin, du salpêtre
cristallisé, et d' une herbe qu' on mange
à la Chine et aux Indes, qui est une
espéce de blette, laquelle a du rapport
au tricolor ; toutes ces drogues passent
pour être froides.
Chaque ouvrier emplit de cette eau
un petit bassin, et s' en lave en particulier.
Mais au lieu que les bassins ordinaires
les chinois mettent de l' eau,
pour se laver le visage tous les matins,
sont assez communément de cuivre ; les
ouvriers qui travaillent au vernis, rejettent
ce tal, et ne se servent que de
vases d' étain.
Dans les tems qu' ils travaillent auprès
des arbres, ils s' enveloppent la tête d' un
sac de toile qu' ils lient autour du col, où
il n' y a que deux trous vis-à-vis les yeux.
Ils se couvrent le devant du corps d' une
espéce de tablier fait de peau de daim
passée, qu' ils suspendent au col par des
cordons, et qu' ils artent par une ceinture.
Ils ont aussi des bottines de la même
matiere, et aux bras des gands de
peau fort longs.
Quand il s' agit de recueillir le vernis,
ils ont un vase fait de peau de boeuf
attacà leur ceinture : d' une main ils
dégagent les coquilles, et de l' autre ils
les raclent avec un petit instrument de
fer, jusqu' à ce qu' ils en ayent tiré tout le
vernis. Au bas de l' arbre est un panier
on laisse les coquilles jusqu' au soir.
Pour faciliter la recolte du vernis, les
p176
proprietaires des arbres ont soin de les
planter à peu de distance les uns des autres.
Quand le tems de la recolte est venu,
ils attachent avec des cordes un
grand nombre de traversiers d' un arbre
à l' autre, qui servent comme d' échelles
pour y monter.
Le marchand a soin de tenir prêt
chez lui un grand vase de terre, sur lequel
est un chassis de bois soutenu par
quatre pieds, à peu près comme une
table quarrée, dont le milieu seroit
vuide. Sur le chassis est une toile claire,
arrêtée par les quatre coins avec des
anneaux. On tient cette toile un peu lâche,
et on y verse le vernis. Le plus
liquide s' étant écoulé de lui-même, on
tord la toile pour faire couler le reste.
Le peu qui demeure dans la toile se met
à part ; on le vend aux droguistes, parce
qu' il est de quelque usage dans la medecine.
On est content de la recolte,
lorsque dans une nuit mille arbres donnent
vingt livres de vernis.
La recolte étant faite, le marchand
met son vernis dans des sceaux de bois
bien calfatez au dehors, et dont le couvercle
est attaché avec de bons clouds. La
livre de vernis tous frais faits, revient à
environ quarante sols. Le marchand
en tire le double et davantage, selon
que les endroits où il le transporte sont
plus éloignez.
Il en coûte cher aux ouvriers qui recueillent
le vernis, quand ils ne prennent
pas les précautions dont je viens
de parler. Le mal commence par des
espéces de dartres, qui leur couvrent
en un jour et le visage et le reste du
corps ; car elles s' étendent en peu d' heures,
et deviennent très-rouges : bien-tôt
le visage du malade se bouffit, et
son corps qui s' enfle extraordinairement,
paroît tout couvert de lépre.
Pour guerir un homme attaqué de
ce mal, on lui fait boire d' abord quelques
écuellées de l' eau droguée, dont
j' ai dit que les ouvriers se lavent pour
prévenir ces accidens. Cette eau le
purge violemment : on lui fait ensuite
recevoir une forte fumigation de la même
eau, en le tenant bien enveloppé de
couvertures ; moyennant quoi, l' enflure
et la bouffissure disparoissent : mais
la peau n' est pas sitôt saine. Elle se déchire
en divers endroits, et rend beaucoup
d' eau. Pour y remédier, on prend
de cette herbe que j' ai nommée espéce
de blette, on la seche, et on la brûle ;
puis on applique la cendre sur les parties
du corps les plus maltraitées : cette
cendre s' imbibe de l' humeur acre qui
sort de ces parties déchirées, la peau se
seche, tombe, et se renouvelle.
Le vernis de la Chine, outre l' éclat
qu' il donne aux moindres ouvrages ausquels
on l' applique, a encore la proprie
de conserver le bois, et d' emcher
que l' humidité n' y pénétre. On
peut y répandre tout ce qu' on veut de
liquide ; en passant un linge mouillé sur
l' endroit, il n' y reste aucun vestige, pas
me l' odeur de ce qui a été répandu.
Mais il y a de l' art à l' appliquer, et quelque
bon qu' il soit de sa nature, on a
encore besoin d' une main habile et industrieuse
pour le mettre en oeuvre. Il
faut sur tout de l' adresse et de la patience
dans l' ouvrier, pour trouver ce
juste temrament que demande le vernis,
afin qu' il ne soit ni trop liquide,
ni trop épais, sans quoi il ne réussiroit
quediocrement dans ce travail.
Le vernis s' applique en deux manieres,
l' une qui est plus simple se fait immédiatement
sur le bois. Après l' avoir
bien poli, on passe deux ou trois fois de
cette espéce d' huile que les chinois appellent
Tong Yeou ; quand elle est bien
seche, on applique deux ou trois couches
de vernis. Il est si transparent,
qu' au travers on voit toutes les veines
du bois. Si l' on veut cacher toute la
matiere sur laquelle on travaille, on multiplie
le nombre des couches de vernis,
et il devient alors si éclatant, qu' il ressemble
à une glace de miroir. Quand l' ouvrage
est sec, on y peint en or ou en
p177
argent diverses sortes de figures, comme
des fleurs, des hommes, des oiseaux,
des arbres, des montagnes, des palais,
etc. Sur lesquels on passe encore une
légere couche de vernis, qui leur donne
de l' éclat et qui les conserve.
L' autre maniere qui est moins simple,
demande plus de préparation ; car
elle se fait sur une espéce de petit mastic,
qu' on a auparavant appliq sur le bois.
On compose de papier, de filasse, de
chaux, et de quelques autres matieres
bien battues, une espéce de carton qu' on
cole sur le bois, et qui forme un fond
très-uni et très-solide, sur lequel on passe
deux ou trois fois de l' huile dont j' ai
parlé, après quoi l' on applique le vernis
à différentes couches, qu' on laisse sécher
l' une après l' autre. Chaque ouvrier
a son secret particulier, qui rend l' ouvrage
plus ou moins parfait, selon qu' il
est plus ou moins habile.
Il arrive souvent qu' à force de répandre
du thé ou des liqueurs chaudes sur
des utenciles de vernis, le lustre s' en efface,
parce que le vernis se ternit et devient
jaune. Le moyen, dit un auteur
chinois, de lui rendre le noir éclatant
qu' il avoit, c' est de l' exposer une nuit
à la gelée blanche, et encore mieux, de
le tenir quelque tems dans la neige.
PORCELAINE
La porcelaine qui est un des meubles
les plus ordinaires des chinois
et qui fait l' ornement de leurs maisons,
a été si recherchée en Europe, et il s' y
en fait encore un si grand commerce,
qu' il est à propos de faire connoître la
maniere dont elle se travaille. Quelques
auteurs ont écrit qu' elle se faisoit de
coques d' oeufs, ou de coquilles de certains
poissons enfouïes en terre durant
vingt, trente, et même cent ans : c' est
une pure imagination d' écrivains, qui
ont hazarsur cela leurs conjectures,
comme ils ont fait sur beaucoup de choses
qui concernent ce vaste empire, dont
en divers tems ils ont donné les idées
les plus fausses, et souvent les plus ridicules.
On ne travaille à la porcelaine que dans
une seule bourgade de la province de
Kiang Si. Cette bourgade nommée King
Te Tching qui a une lieuë de longueur, et
plus d' un milion d' ames, n' est éloignée
que d' une lieuë de Feou Leang, ville du
troisiéme ordre dont elle dépend. Feou
Leang est de la dépendance de Iao Tcheou,
l' une des villes du premier ordre de la
province. Le pere Dentrecolles avoit
une eglise dans King Te Tching, et parmi
ses chrêtiens il en comptoit plusieurs
qui travailloient à la porcelaine, ou qui
en faisoient un grand commerce : c' est
d' eux qu' il a tiré des connoissances exactes
de toutes les parties de ce bel art.
Outre cela il s' est instruit par ses propres
yeux, et a consulté les livres chinois
qui traittent de cette matiere, sur tout
l' histoire ou les annales de Feou Leang :
car c' est un usage à la Chine, que chaque
ville imprime l' histoire de son district,
laquelle comprend la situation,
l' étenduë, et la nature du pays, les
moeurs de ses habitans, les personnes
qui s' y sont distinguées par les armes,
par les lettres, ou par la probité ; les événemens
extraordinaires, et sur tout les
marchandises et les denrées qui en sortent
ou qui s' ybitent.
Ce pere y a chercinutilement quel
est celui qui a inventé la porcelaine : ces
annales n' en parlent point, et ne disent
pasme à quelle tentative ni à
quel hazard on est redevable de cette
invention. Elles disent seulement que
p178
la porcelaine étoit anciennement d' un
blanc exquis et n' avoit nul défaut ; que
les ouvrages qu' on en faisoit, et qui se
transportoient dans les autres royaumes,
ne s' appelloient pas autrement que
les bijoux précieux de Iao Tcheou. Plus
bas on ajoûte : la belle porcelaine qui
est d' un blanc vif et éclatant, et d' un
beau bleuleste, sort toute de King Te
Tching. Il s' en fait dans d' autres endroits,
mais elle est bien difrente soit pour la
couleur, soit pour la finesse.
En effet sans parler des ouvrages de
poterie qu' on fait par toute la Chine, ausquels
on ne donne jamais le nom de porcelaine,
il y a quelques provinces, comme
celle de Canton et de Fo Kien, où
l' on travaille en porcelaine, mais les
étrangers ne peuvent s' yprendre :
celle de Fo Kien est d' un blanc de neige
qui n' a nul éclat, et qui n' est point
langé de couleurs. Des ouvriers de
King Te Tching y porterent autrefois tous
leurs matériaux, dans l' espérance d' y
faire un gain considérable, à cause du
grand commerce que les européans
faisoient alors à Emouy : mais ce fut
inutilement, ils ne purent jamais y réussir.
L' empereur Cang Hi qui ne vouloit
rien ignorer, fit conduire à Peking des
ouvriers en porcelaine, et tout ce qui
s' employe à ce travail. Ils n' oublierent
rien pour réussir sous les yeux du prince ;
cependant on assure que leur ouvrage
manqua. Il se peut faire que des raisons
d' interêt et de politique eurent part
à ce peu de succès : quoiqu' il en soit,
c' est uniquement King Te Tching qui a
l' honneur de donner de la porcelaine à
toutes les parties du monde. Le Japon
me vient en acheter à la Chine.
Tout ce qu' il y a à sçavoir sur la porcelaine,
dit le p. Dentrecolles, (car c' est
lui qui parlera dans la suite de cet article)
se duit à ce qui entre dans sa composition,
et aux préparatifs qu' on y apporte ;
aux différentes especes de porcelaine, et
à la maniere de les former ; à l' huile qui
lui donne de l' éclat, et à ses qualitez ;
aux couleurs qui en font l' ornement, et
à l' art de les appliquer ; à la cuisson, et
aux mesures qui se prennent, pour lui
donner le degré de chaleur qui convient.
Enfin on finira par quelques réfléxions
sur la porcelaine ancienne, sur la moderne,
et sur certaines choses qui rendent
impraticables aux chinois des ouvrages,
dont on a envoyé, et dont on
pourroit envoyer des desseins. Ces ouvrages
il est impossible de üssir à la
Chine, se feroient peut-être facilement
en Europe, si l' on y trouvoit lesmes
matériaux.
Mais avant que de commencer, il est
à propos de détromper ceux, qui croiroient
peut-être que le nom de porcelaine
vient du mot chinois. à la rité il
y a des mots, quoi qu' en petit nombre,
qui sont fraois et chinois tout ensemble.
Ce que nous appellons thé, par exemple,
a pareillement le nom de thé dans
la province de Fo Kien, quoi qu' il s' appelle
Tcha dans la langue mandarine. Papa
et Mama sont aussi des noms, qui en
certaines provinces, et à King Te Tching en
particulier, sont dans la bouche des enfans,
pour signifier pere, mere, et grand-mere ;
mais pour ce qui est du nom de
porcelaine, c' est si peu un mot chinois,
qu' aucune des syllabes qui le composent,
ne peut ni être prononcée, ni être écrite
par des chinois, ces sons ne se trouvant
point dans leur langue. Il y a apparence
que c' est des portugais qu' on a pris ce
nom, quoique parmi eux Porcellana signifie
proprement une tasse, ou une
écuelle, et que Loça soit le nom qu' ils
donnent généralement à tous les ouvrages
que nous nommons porcelaine. Les
chinois l' appellent communément Tse
Ki.
La matiere de la porcelaine se compose de
deux sortes de terre, l' une appellée
Pe Tun Tse, et l' autre qu' on nomme
Kao Lin. Celle-ci est parsemée de corpuscules,
qui ont quelque éclat ; l' autre est
simplement blanche et très-fine au toucher.
p179
En même tems qu' un grand nombre
de grosses barques remontent la riviere
de Iao Tcheou à King Te Ching, pour se
charger de porcelaines, il en descend de
Ki Muen presque autant de petites, qui
sont chargées de Pe Tun Tse, et de Kaolin
duits en forme de briques : car King Te
Tching ne produit aucun des matériaux
propres à la porcelaine.
Les Pe Tun Tse dont le grain est si fin,
ne sont autre chose que des quartiers de
rochers, qu' on tire des carrieres, et ausquels
on donne cette forme. Toute sorte
de pierre n' est pas propre à former le
Pe Tun Tse ; autrement il seroit inutile d' en
aller chercher à vingt ou trente lieuës
dans la province voisine. La bonne pierre,
disent les chinois, doit tirer un peu
sur le verd.
Voici quelle est la premiére préparation :
on se sert d' une massuë de fer pour
briser ces quartiers de pierre ; après quoi
on met les morceaux brisez dans des
mortiers, et par le moyen de certains
leviers, qui ont une tête de pierre armée
de fer, on acheve de les réduire en
une poudre très-fine. Ces leviers joüent
sans cesse, ou par le travail des hommes,
ou par le moyen de l' eau, de lame
maniere que font les martinets dans les
moulins à papier.
On jette ensuite cette poussiere dans
une grande urne remplie d 4 eau ! Et on la
remu 6 fortement avec une pesle de fer.
Quand on la laisse reposer quelques momens,
il surnage une espéce de crême
épaisse de quatre à cinq doigts : on la
leve, et on la verse dans un autre vase
plein d' eau. On agite ainsi plusieurs fois
l' eau de la premiere urne, recüeillant à
chaque fois le nuage qui s' est formé, jusqu' à
ce qu' il ne reste plus que le gros
marc que son poids pcipite d' abord. On
le tire, et on le pile de nouveau.
Au regard de la seconde urne où a
été jetté ce que l' on a recüeilli de la premiere,
on attend qu' il se soit formé au fond
une espéce de pâte : lorsque l' eau
paroît au-dessus fort claire, on la verse
par inclination, pour ne pas troubler le
diment, et l' on jette cette pâte dans
de grands moules propres à la cher.
Avant qu' elle soit tout-à-fait durcie, on
la partage en petits carreaux, qu' on achete
par centaines. Cette figure et sa couleur
lui ont fait donner le nom de Pe
Tun Tse.
Les moules se jette cette pâte, sont
des espéces de caisses fort grandes et
fort larges. Le fond est rempli de briques
plaes selon leur hauteur, de telle
sorte que la superficie soit égale. Sur le
lit de briques ainsi rangées, on étend une
grosse toile qui remplit la capacité de la
caisse : alors on y verse la matiere, qu' on
couvre peu après d' une autre toile, sur
laquelle on met un lit de briques couchées
de plat les unes auprès des autres.
Tout cela sert à exprimer l' eau plus promptement,
sans que rien se perde de la
matiere de la porcelaine qui en se durcissant,
reçoit aisément la figure des briques.
Il n' y auroit rien à ajoûter à ce travail,
si les chinois n' étoient pas accoûtumez
à altérer leurs marchandises ; mais
des gens qui roulent de petits grains de
pâte dans de la poussiere de poivre, pour
les en couvrir, et lesler avec du poivre
ritable, n' ont garde de vendre le
Pe Tun Tse, sans y mêler du marc. C' est
pourquoi on est obligé de les purifier encore
à King Te Tching, avant que de les mettre
en oeuvre.
Le Kao Lin qui entre dans la composition
de la porcelaine, demande un peu
moins de travail que les Pe Tun Tse : la nature
y a plus de part. On en trouve des
mines dans le sein des montagnes, qui
sont couvertes au dehors d' une terre rougtre.
Ces mines sont assez profondes :
on y trouve par grumeaux la matiere en
question, dont on fait des quartiers en
forme de carreaux, en observant la même
thode que j' ai marquée par rapport
au Pe Tun Tse. Je ne ferois pas difficulté
de croire que la terre blanche de
Malthe, qu' on appelle terre de S. Paul,
p180
auroit dans sa matrice beaucoup de rapport
avec le Kao Lin dont je parle, quoiqu' on
n' y remarque pas les petites parties
argentées, dont est semé le Kao Lin.
C' est du Kao Lin, que la porcelaine fine
tire toute sa fermeté : il en est comme
les nerfs. Ainsi c' est le lange d' une terre
molle qui donne de la force aux Pe
Tun Tse, lesquels se tirent des plus durs
rochers. Un riche marchand m' a conté
que des anglois ou des hollandois (car
le nom chinois est commun aux deux
nations) firent acheter il y a quelques
années des Pe Tun Tse, qu' ils emporterent
dans leur pays, pour y faire de la porcelaine ;
mais que n' ayant point pris de Kao Lin,
leur entreprise échoua, comme ils
l' ont avoüé depuis. Sur quoi le marchand
chinois disoit en riant : ils vouloient
avoir un corps, dont les chairs se soûtinssent
sans ossemens.
On a trouvé depuis peu de tems une
nouvelle matiere propre à entrer dans la
composition de la porcelaine : c' est une
pierre, ou une espece de craye qui s' appelle
Hoa Ché, dont les medecins chinois
font une espéce de tisanne, qu' ils disent
êtretersive, apéritive, et rafraîchissante.
Ils prennent six parts de cette
pierre, et une part deglisse, qu' ils pulvérisent :
ils mettent une demie cuillerée
de cette poudre dans une tasse d' eau
fraîche, qu' ils font boire au malade, et
ils prétendent que cette tisanne rafraîchit
le sang, et tempere les chaleurs internes.
Les ouvriers en porcelaine se sont
avisez d' employer cette me pierre à
la place du Kao Lin. Peut-être que tel endroit
de l' Europe, où l' on ne trouvera
point de Kao Lin, fournira la pierre Hoa
Ché. Elle se nomme Hoa, parce qu' elle est
glutineuse, et qu' elle approche en quelque
sorte du savon.
La porcelaine faite avec le Hoa Ché,
est rare, et beaucoup plus chere que l' autre :
elle a un grain extrêmement fin,
et pour ce qui regarde l' ouvrage du pinceau,
si on la compare à la porcelaine ordinaire,
elle est à peu-près ce qu' est le
lin au papier. De plus, cette porcelaine
est d' une légereté qui surprend une main
accoûtumée à manier d' autres porcelaines :
aussi est-elle beaucoup plus fragile
que la commune, et il est difficile d' attraper
le véritable dégré de sa cuite. Il y
en a qui ne se servent pas du Hoa Ché,
pour faire le corps de l' ouvrage ; ils se
contentent d' en faire une colle assez déliée,
ils plongent la porcelaine, quand
elle est séche, afin qu' elle en prenne
une couche, avant que de recevoir les
couleurs et le vernis. Par-là elle acquiert
quelques grez de beauté.
Mais de quelle maniere met-on en
oeuvre le Hoa Ché ? C' est ce qu' il faut expliquer.
1 lorsqu' on l' a tiré de la mine,
on le lave avec de l' eau de riviere,
ou de pluye, pour en séparer un
reste de terre jaunâtre, qui y est attachée.
2 on le brise, on le met dans une
cuve d' eau, pour le dissoudre, et on le
prépare, en lui donnant les mêmes fons
qu' au Koa Lin. On assûre qu' on peut
faire de la porcelaine avec le seul Hoa
Ché préparé de la sorte, et sans aucun mélange :
cependant un de mes néophytes,
qui a fait de semblables porcelaines, m' a
dit que sur huit parts de Hoa Ché, il mettoit
deux parts de Pe Tun Tse ; et que pour
le reste on procédoit selon la méthode
qui s' observe, quand on fait la porcelaine
ordinaire avec le Pe Tun Tse, et le
Kao Lin. Dans cette nouvelle espéce de
porcelaine, le Hoa Ché tient la place du Kao
Lin ; mais l' un est beaucoup plus cher que
l' autre. La charge de Kao Lin ne coûte
que 20 sols, au lieu que celle de Hoa
Ché revient à un écu. Ainsi il n' est pas surprenant
que cette sorte de porcelaine
coûte plus que la commune.
Je ferai encore une observation sur le
Hoa Ché. Lorsqu' on l' a prépa, et qu' on
l' a disposé en petits carreaux, semblables
à ceux de Pe Tun Tse, onlaye dans l' eau
une certaine quantité de ces petits carreaux,
et l' on en forme une colle bien
claire, ensuite on y trempe le pinceau,
p181
puis on trace sur la porcelaine divers desseins ;
après quoi, lorsqu' elle est séche,
on lui donne le vernis. Quand la porcelaine
est cuite, on apperçoit ces desseins,
qui sont d' une blancheur différente,
de celle qui est sur le corps de la porcelaine.
Il semble que ce soit une vapeur
déliée panduë sur la surface. Le blanc
de Hoa Ché s' appelle blanc d' yvoire Siang
Ya .
On peint des figures sur la porcelaine
avec le Che Kao, qui est une espéce de pierre
ou de miral semblable à l' alun, de
me qu' avec le Hoa Ché ; ce qui lui donne
une autre espéce de couleur blanche ;
mais le Che Kao a cela de particulier, qu' avant
que de le préparer comme le Hoa
Ché, il faut le rôtir dans le foyer ; après
quoi on le brise, et on lui donne les mêmes
façons qu' au Hoa Ché : on le jette
dans un vase plein d' eau ; on l' y agite, on
ramasse à diverses reprises la crême qui
surnage, et quand tout cela est fait, on
trouve une masse pure, qu' on employe
de même que le Hoa C purifié.
Le Che Kao ne sçauroit servir à former
le corps de la porcelaine ; on n' a trouvé
jusqu' ici que le Hoa Ché, qui pût tenir la
place du Kao Lin, et donner de la solidi
à la porcelaine. Si, à ce qu' on m' a dit,
l' on mettoit plus de deux parts de Pe Tun
Tse sur huit parts de Hoa Ché, la porcelaine
s' affaisseroit en la cuisant, parce qu' elle
manqueroit de fermeté, ou plûtôt que
ses parties ne seroient pas suffisamment
liées ensemble.
Outre les barques chargées de Pe Tun Tse,
et de Kao Lin, dont le rivage de King
Te Tching est bordé, on en trouve d' autres
remplies d' une substance blancheâtre et
liquide. Je sçavois depuis long-tems que
cette substance étoit l' huile, qui donne
à la porcelaine sa blancheur et son éclat ;
mais j' en ignorois la composition que j' ai
enfin apprise. Il semble que le nom chinois
Yeou, qui se donne aux différentes
sortes d' huile, convient moins à la liqueur
dont je parle, que celui de Tsi, qui
signifie vernis, et je crois que c' est ainsi
qu' on l' appelleroit en Europe. Cette huile,
ou ce vernis se tire de la pierre la plus
dure, ce qui n' est pas surprenant, puisqu' on
prétend que les pierres se forment
principalement des sels et des huiles de
la terre, qui se mêlent, et qui s' unissent
étroitement ensemble.
Quoique l' espece de pierre, dont se
font les Pe Tun Tse, puisse être employée
indifféremment pour en tirer de l' huile,
on fait choix pourtant de celle qui est la
plus blanche, et dont les taches sont les
plus vertes. L' histoire de Feou Leang,
bien qu' elle ne descende pas dans le détail,
dit que la bonne pierre pour l' huile,
est celle qui a des taches semblables à la
couleur de feüilles de cyprès Pe Chu Ye Pan,
ou qui a des marques rousses sur un fond
un peu brun, à peu-près comme le linaire,
Iu Tchi Ma Tang.
Il faut d' abord bien laver cette pierre,
après quoi on y apporte les mêmes
préparations, que pour le Pe Tun Tse :
quand on a dans la seconde urne, ce qui
a été tiré de plus pur de la premiere,
après toutes les façons ordinaires, sur
cent livres ou environ de cette crême,
on jette une livre de Che Kao, qu' on a
fait rougir au feu, et qu' on a pilé. C' est
comme la presure qui lui donne de la
consistence, quoiqu' on ait soin de l' entretenir
toûjours liquide.
Cette huile de pierre ne s' employe
jamais seule ; on y en mêle une autre,
qui en est comme l' ame : en voici la composition :
on prend de gros quartiers de
chaux vive, sur lesquels on jette avec la
main un peu d' eau pour les dissoudre, et
les duire en poudre. Ensuite on fait une
couche de fougere séche, sur laquelle on
met une autre couche de chaux amortie.
On en met ainsi plusieurs alternativement
les unes sur les autres, après quoi
l' on met le feu à la fougere. Lorsque
tout est consumé, l' on partage ces cendres
sur de nouvelles couches de fougeres
ches : cela se fait cinq ou six fois de
suite : on peut le faire plus souvent, et
l' huile en est meilleure.
p182
Autrefois, dit l' histoire de Feou Leang,
outre la fougere, on y employoit le bois
d' un arbre, dont le fruit s' appelle Se Tse :
à en juger par l' âcreté du fruit, quand
il n' est pas meur, et par son petit couronnement,
il semble que c' est une espéce
de neffle. On ne s' en sert plus maintenant,
apparemment parce qu' il est devenu
fort rare. Peut-être est-ce faute de
ce bois, que la porcelaine qui se fait maintenant,
n' est pas si belle, que celle des
premiers tems. La nature de la chaux et
de la fougere contribuë aussi à la bonté
de l' huile, et j' ai remarqué que celle qui
vient de certains endroits, est bien plus
estimée, que celle qui vient d' ailleurs.
Quand on a des cendres de chaux et
de fougere jusqu' à une certaine quantité,
on les jette dans une urne remplie
d' eau. Sur cent livres, il faut y dissoudre
une livre de Che Kao, bien agiter cette
mixtion, ensuite la laisser reposer, jusqu' à
ce qu' il paroisse sur la surface un
nuage ou une croûte qu' on ramasse, et
qu' on jette dans une seconde urne ; et
cela à plusieurs reprises : quand il s' est
formé une espece de pâte au fond de la
seconde urne, on en verse l' eau par inclination,
on conserve ce fonds liquide,
et c' est la seconde huile qui doit se
ler avec la précédente. Par un juste
lange, il faut que ces deux especes
de purée soient également épaisses. Afin
d' en juger, on plonge à diverses reprises
dans l' une et dans l' autre de petits carreaux
de Pe Tun Tse ; en les retirant on
voit sur leur superficie, si l' épaississement
est égal de part et d' autre. Voilà ce qui
regarde la qualité de ces deux sortes
d' huiles.
Pour ce qui est de la quantité, le
mieux qu' on puisse faire, c' est de mêler
dix mesures d' huile de pierre, avec une
mesure d' huile faite de cendre de chaux
et de fougeres : ceux qui l' épargnent,
n' en mettent jamais moins de trois mesures.
Les marchands qui vendent cette
huile, pour peu qu' ils ayent d' inclination
à tromper, ne sont pas fort embarrassez à
en augmenter le volume : ils n' ont
qu' à jetter de l' eau dans cette huile, et
pour couvrir leur fraude, y ajoûter du
Che Kao à proportion, qui empêche la
matiere d' être trop liquide.
Il y a une autre espece de vernis, qui
s' appelle Tsi Kin Yeou, c' est-à-dire, vernis
d' or bruni. Je le nommerois plûtôt
vernis de couleur de bronze, de couleur
de caffé, ou de couleur de feuille morte.
Ce vernis est d' une invention nouvelle ;
pour le faire, on prend de la terre jaune
commune, on lui donne les mêmes façons
qu' au Pe Tun Tse, et quand cette terre
est préparée, on n' en employe que
la matiere la plus liée, qu' on jette dans
l' eau, et dont on forme une espece de
colle aussi liquide que le vernis ordinaire
appellé Pe Yeou, qui se fait de quartiers
de roche. Ces deux vernis le Tsi Kin, et
le Pe Yeou se mêlent ensemble, et pour
cela ils doivent être également liquides.
On en fait l' épreuve en plongeant un Pe
Tun Tse dans l' un et dans l' autre vernis. Si
chacun de ces vernis pénetre son Pe Tun
Tse, on les juge également liquides, et
propres à s' incorporer ensemble.
On fait aussi entrer dans le Tsi Kin du
vernis, ou de l' huile de chaux et de cendres
de fougere prépae, comme nous
l' avons dit ailleurs, et de la me liquidité
que le Pe Yeou ; mais on le plus ou
moins de ces deux vernis, avec le Tsi
Kin, selon qu' on veut que le Tsi Kin soit
plus foncé ou plus clair. C' est ce qu' on
peut connoître par divers essais : par
exemple, on mesure deux tasses de la
liqueur Tsi Kin, avec huit tasses du Pe
Yeou, puis sur quatre tasses de cette mixtion
de Tsi Kin, et de Pe Yeou, on mettra
une tasse de vernis fait de chaux et de
fougere.
Il y a peu d' années qu' on a trouvé le
secret de peindre avec le Tsoui, ou en
violet, et de dorer la porcelaine : on
a essayé de faire une mixtion de feüilles
d' or, avec le vernis et la poudre de caillou,
qu' on appliquoit de même qu' on
applique le rouge à l' huile, mais cette
p183
tentative n' a pas réüssi, et on a trouvé
que le vernis Tsi Kin avoit plus de grace
et plus d' éclat.
Il a été un tems qu' on faisoit des tasses,
ausquelles on donnoit par dehors le vernis
doré, et par dedans le pur vernis
blanc. On a varié dans la suite, et sur
une tasse ou sur un vase qu' on vouloit
vernisser de Tsi Kin, on appliquoit en un
ou deux endroits, un rond, ou un quarré
de papier moüillé, et après avoir donné
le vernis, on levoit le papier, et avec
le pinceau on peignoit en rouge, ou
en azur cet espace non vernissé. Lorsque
la porcelaine étoit seche, on lui donnoit
le vernis accoûtumé, soit en le
souflant, soit d' une autre maniere. Quelques-uns
remplissent ces espaces vuides
d' un fond tout d' azur, ou tout noir,
pour y appliquer la dorure après la premiere
cuite. C' est sur quoi on peut imaginer
diverses combinaisons.
Avant que d' expliquer la maniere
dont cette huile, ou plûtôt ce vernis
s' applique, il est à propos decrire
comment se forme la porcelaine. Je commence
d' abord par le travail, qui se fait
dans les endroits les moins fréquentez
de King Te Tching. dans une enceinte
de murailles, ontit de vastes apentis,
l' on voit étage sur étage un grand
nombre d' urnes de terre. C' est dans cette
enceinte que demeurent et travaillent
une infinité d' ouvriers, qui ont chacun
leur tâche marquée. Une piéce de porcelaine, avant que
d' en sortir pour être
portée au fourneau, passe par les mains
de plus de vingt personnes, et cela sans
confusion. On a sans doute éprouvé que
l' ouvrage se fait ainsi beaucoup plus
vîte.
Le premier travail consiste à purifier
de nouveau le Pe Tun Tse, et le Kao Lin, du
marc qui y reste quand on le vend. On
brise les Pe Tun Tse, et on les jette dans
une urne pleine d' eau ; ensuite avec une
large espatule, on acheve en remuant de
les dissoudre : on les laisse reposer quelques
momens, après quoi on ramasse
ce qui surnage, et ainsi du reste, de la
maniere qu' il a été expliqué ci-dessus.
Pour ce qui est des pieces de Kao Lin,
il n' est pas nécessaire de les briser : on
les met tout simplement dans un panier
fort clair, qu' on enfonce dans une urne
remplie d' eau : le Kao Lin s' y fond aisément
de lui-même. Il reste d' ordinaire
un marc qu' il faut jetter. Au bout d' un
an ces rebuts s' accumulent, et font de
grands monceaux d' un sable blanc, et
spongieux, dont il faut vuider le lieu
l' on travaille.
Ces deux matieres de Pe Tun Tse et
de Kao Lin ainsi préparées, il en faut
faire un juste mélange : on met autant
de Kao Lin que de Pe Tun Tse pour les
porcelaines fines : pour les moyennes, on
employe quatre parts de Kao Lin, sur six
de Pe Tun Tse. Le moins qu' on en mette,
c' est une part de Kao Lin sur trois de Pe
Tun Tse.
Après ce premier travail on jette cette
masse dans un grand creux bien pa
et cimenté de toutes parts : puis on la
foule, et on la pétrit jusqu' à ce qu' elle
se durcisse ; ce travail est fort rude : ceux
des chrétiens qui y sont employez, ont
de la peine à se rendre à l' eglise : ils ne
peuvent en obtenir la permission, qu' en
substituant quelques autres à leur place,
parce que dès que ce travail manque,
tous les autres ouvriers sont arrêtez.
De cette masse ainsi préparée on tire
différens morceaux, qu' on étend sur de
larges ardoises. Là on les pétrit, et on
les roule en tous les sens, observant soigneusement
qu' il ne s' y trouve aucun
vuide, ou qu' il ne s' yle aucun corps
étranger. Un cheveu, un grain de sable
perdroit tout l' ouvrage. Faute de bien
façonner cette masse, la porcelaine se
fêle, éclate, coule, et sejette. C' est
de ces premiers élémens que sortent tant
de beaux ouvrages de porcelaine, dont
les uns se font à la roue, les autres se
font uniquement sur des moules, et se
perfectionnent ensuite avec le ciseau.
Tous les ouvrages unis se font de la
p184
premiere façon. Une tasse, par exemple,
quand elle sort de dessous la roue, n' est
qu' une espece de calotte imparfaite, à
peu près comme le dessus d' un chapeau,
qui n' a pas encore été appliqué sur la
forme. L' ouvrier lui donne d' abord le
diametre et la hauteur qu' on souhaitte,
et elle sort de ses mains presque aussi-tôt
qu' il l' a commencée : car il n' a que
trois deniers de gain par planche, et
chaque planche est garnie de 26 piéces.
Le pied de la tasse n' est alors qu' un morceau
de terre de la grosseur du diametre
qu' il doit avoir, et qui se creuse avec le
ciseau, lorsque la tasse est seche, et
qu' elle a de la consistence, c' est-à-dire,
après qu' elle a reçû tous les ornemens
qu' on veut lui donner.
Effectivement cette tasse au sortir de
la roue, est d' abord rûe par un second
ouvrier, qui l' asseoit sur la base. Peu aps
elle est livrée à un troisiéme qui l' applique
sur son moule, et lui imprime la figure.
Ce moule est sur une espece de
tour. Un quatriéme ouvrier polit cette
tasse avec le ciseau, sur tout vers les bords,
et la rend déliée, autant qu' il estcessaire,
pour lui donner de la transparence : il
la racle à plusieurs reprises, la moüillant
chaque fois tant soit peu, si elle est
trop seche, de peur qu' elle ne se brise.
Quand on retire la tasse de dessus le moule,
il faut la rouler doucement sur ce même
moule, sans la presser plus d' un côté
que de l' autre, sans quoi il s' y fait des
cavitez, ou bien elle se déjette.
Il est surprenant de voir avec quelle
vîtesse ces vases passent par tant de différentes
mains. On dit qu' une pce de
porcelaine cuite, a passée par les mains
de soixante-dix ouvriers. Je n' ai pas de
peine à le croire, après ce que j' en ai vû
moi-même. Car ces grands laboratoires
ont été souvent pour moi comme une
espece d' aréopage, où j' ai annoncé celui
qui a formé le premier homme du
limon, et des mains duquel nous sortons,
pour devenir des vases de gloire,
ou d' ignominie.
Les grandes piéces de porcelaine se
font à deux fois : une moitié est élevée
sur la roue, par trois ou quatre hommes
qui la soutiennent chacun de son côté,
pour lui donner sa figure : l' autre moitié
étant presque seche s' y applique : on
l' y unit avec la matiere même de la porcelaine
délayée dans l' eau, qui sert comme
de mortier ou de colle. Quand ces
piéces ainsi collées sont tout à fait seches,
on polit avec le couteau en dedans, et
en dehors, l' endroit de la réunion, qui
par le moyen du vernis, dont on le
couvre, s' égale avec tout le reste. C' est
ainsi qu' on applique aux vases, des anses,
des oreilles, et d' autres piéces rapportées.
Ceci regarde principalement la porcelaine
qu' on forme sur les moules, ou
entre les mains, telles que sont les piéces
canelées, ou celles qui sont d' une figure
bisarre, comme les animaux, les grotesques,
les idoles, les bustes que les européans
ordonnent, et d' autres semblables.
Ces sortes d' ouvrages moulez se
font en trois ou quatre piéces, qu' on
ajoûte les unes aux autres, et que l' on
perfectionne ensuite avec des instrumens
propres à creuser, à polir, et à rechercher
différens traits qui échappent
au moule.
Pour ce qui est des fleurs, et des autres
ornemens qui ne sont point en relief,
mais qui sont comme gravés, on
les applique sur la porcelaine avec des
cachets et des moules : on y applique
aussi des reliefs tout préparez, de la même
maniere à peu près qu' on applique
des galons d' or sur un habit.
Voici ce que j' ai depuis peu touchant
ces sortes de moules. Quand on a
le modele de la porcelaine qu' on désire,
et qui ne peut s' imiter sur la rouë entre
les mains du potier, on applique sur
ce modéle de la terre propre pour les
moules : cette terre s' y imprime, et le
moule se fait de plusieurs piéces, dont
chacune est d' un assez gros volume : on
le laisse durcir quand la figure y est imprimée.
p185
Lorsqu' on veut s' en servir, on l' approche
du feu pendant quelque tems,
après quoi on le remplit de la matiere
de porcelaine, à proportion de l' épaisseur
qu' on veut lui donner : on presse
avec la main dans tous les endroits, puis
on présente un moment le moule au
feu. Aussitôt la figure empreinte se détache
du moule par l' action du feu, laquelle
consume un peu de l' humidité qui
colloit cette matiere au moule.
Les différentes piéces d' un tout tirées
parément, se réunissent ensuite
avec de la matiere de porcelaine un peu
liquide. J' ai vû faire ainsi des figures
d' animaux qui étoient toutes massives :
on avoit laissé durcir cette masse, et on
lui avoit donné ensuite la figure qu' on
se proposoit, aps quoi on la perfectionnoit
avec le ciseau, l' on y ajoûtoit
des parties travaillées séparément.
Ces sortes d' ouvrages se font avec grand
soin, tout y est recherché.
Quand l' ouvrage est fini, on lui donne
le vernis, et on le cuit : on le peint
ensuite, si l' on veut, de diverses couleurs,
et on y applique l' or, puis on le
cuit une seconde fois. Des pieces de porcelaine
ainsi travaillées se vendent extrêmement
cher. Tous ces ouvrages doivent
être mis à couvert du froid : leur humidité
les fait éclater, quand ils ne sechent
pas également. C' est pour parer à cet inconvénient,
qu' on fait quelquefois du
feu dans ces laboratoires.
Ces moules se font d' une terre jaune,
grasse, et qui est comme en grumeaux :
je la crois assez commune, on la tire
d' un endroit qui n' est pas éloigné de
King Te Tching. Cette terre se paîtrit, et
quand elle est bien liée et un peu durcie,
on en prend la quantité nécessaire
pour faire un moule, et on la bat fortement.
Quand on lui a donné la figure
qu' on souhaitte, on la laisse sécher :
après quoi on la façonne sur le tour.
Ce travail se paye crement. Pour
expédier un ouvrage de commande, on
fait un grand nombre de moules, afin
que plusieurs troupes d' ouvriers travaillent
à la fois.
Quand on a soin de ces moules, ils
durent très long-tems. Un marchand
qui en a de tout prêts, pour les ouvrages
de porcelaine qu' un européan demande,
peut donner sa marchandise
bien plûtôt, et à meilleur marc, et
faire un gain plus considérable que ne
feroit un autre marchand, qui auroit à
faire ces moules. S' il arrive que ces moules
s' écorchent, ou qu' il s' y fasse la moindre
brêche, ils ne sont plus en état de
servir, si ce n' est pour des porcelaines de
la même figure, mais d' un plus petit
volume. On les met alors sur le tour,
et on les rabotte, afin qu' ils puissent servir
une seconde fois.
Il est tems d' ennoblir la porcelaine,
en la faisant passer entre les mains des
peintres. Ces Hoa Pei ou peintres de
porcelaine, ne sont guéres moins gueux
que les autres ouvriers : il n' y a pas de-quoi
s' en étonner, puisqu' à la réserve
de quelques-uns d' eux, ils ne pourroient
passer en Europe que pour des apprentifs
de quelques mois. Toute la science
de ces peintres chinois n' est fondée sur
aucun principe, et ne consiste que dans
une certaine routine, aidé d' un tour
d' imagination assez bornée. Ils ignorent
toutes les bellesgles de cet art. Il faut
avoüer pourtant qu' ils ont le talent de
peindre sur la porcelaine, aussi bien
que sur les éventails, et sur les lanternes
d' une gaze très-fine, des fleurs,
des animaux, et des paysages qui se
font justement admirer.
Le travail de la peinture est partagé
dans unme laboratoire, entre un
grand nombre d' ouvriers. L' un a soin
uniquement de former le premier cercle
coloré, qu' on voit près des bords de la
porcelaine ; l' autre trace des fleurs que peint
un troisiéme : celui-ci est pour les eaux et
les montagnes, celui-là pour les oiseaux
et pour les autres animaux. Les figures
humaines sont d' ordinaire les plus maltraittées ;
certains paysages et certains
p186
plans de ville enluminez, qu' on apporte
d' Europe à la Chine, ne nous permettent
pas de railler les chinois, sur
la maniere dont ils se représentent dans
leurs peintures.
Pour ce qui est des couleurs de la
porcelaine, il y en a de toutes les sortes.
On n' en voit guéres en Europe que de
celle qui est d' un bleu vif, sur un fond
blanc. Je crois pourtant que nos marchands
y en ont apporté d' autres. Il
s' en trouve dont le fond est semblable
à celui de nos miroirs ardens : il y en
a d' entierement rouges, et parmi celles
là, les unes sont d' un rouge à l' huile,
Yeou Li Hong ; les autres sont d' un rouge
soufflé, Tcheoui Hong, et sont semées de
petits points, à peu près comme nos miniatures.
Quand ces deux sortes d' ouvrages
ussissent dans leur perfection,
c' est ce qui est assez difficile, ils sont infiniment
estimez et extrémement chers.
Enfin il y a des porcelaines les
paysages qui y sont peints, se forment
dulange de presque toutes les couleurs,
relevées par l' éclat de la dorure.
Elles sont fort belles, si l' on y fait de
la dépense : mais autrement la porcelaine
ordinaire de cette espéce, n' est
pas comparable à celle qui est peinte
avec le seul azur. Les annales de King
Te Tching disent qu' anciennement le
peuple ne se servoit que de porcelaine
blanche : c' est apparemment parce qu' on
n' avoit pas trouvé aux environs de Iao
Tcheou, un azur moins précieux, que
celui qu' on employe pour la belle porcelaine, lequel
vient de loin, et se vend assez cher.
On raconte qu' un marchand de porcelaine,
ayant fait naufrage sur une côte
déserte, y trouva beaucoup plus de richesses
qu' il n' en avoit perdu. Comme
il erroit sur la côte, tandis que l' équipage
se faisoit un petit bâtiment des
débris du vaisseau, il apperçût que les
pierres propres à faire le plus bel azur
y étoient très-communes : il en apporta
avec lui une grosse charge ; et jamais,
dit-on, on ne vit à King Te Tching de si
bel azur. Ce fut vainement que le marchand
chinois, s' efforça dans la suite de
retrouver cette côte, où le hazard l' avoit
conduit.
Telle est la maniere dont l' azur se
prépare : on l' ensevelit dans le gravier,
qui est de la hauteur d' un demi pied
dans le fourneau : il s' y rôtit durant 24
heures, ensuite on le réduit en une poudre
impalpable, ainsi que les autres couleurs,
non sur le marbre, mais dans de
grands mortiers de porcelaine, dont le
fond est sans vernis, de me que la
tête du pilon qui sert à broyer.
Sur quoi il y a quelques observations
à faire : 1 avant que de l' ensevelir dans
le gravier du fourneauil doit être rôti,
il faut le bien laver, afin d' en retirer
la terre qui y est attachée. 2 il
faut l' enfermer dans une caisse à porcelaine
bien luttée. 3 lorsqu' il estti,
on le brise, on le passe par le tamis,
on le met dans un vase vernis, on y
pand de l' eau boüillante après l' avoir
un peu agité, on en ôte l' écume qui surnage,
ensuite on verse l' eau par inclination.
Cette préparation de l' azur avec
de l' eau billante, doit se renouveller
jusqu' à deux fois. Après quoi on prend
l' azur ainsi humide, etduit en une
espéce de pâte fort déliée, pour le jetter
dans un mortier, où on le broye pendant
un tems consirable.
On m' a assuque l' azur se trouvoit
dans les minieres de charbons de pierre,
ou dans des terres rouges voisines de
ces minieres. Il en paroît sur la superficie
de la terre, et c' est un indice assez
certain, qu' en creusant un peu avant
dans unme lieu, on en trouvera infailliblement.
Il se psente dans la mine
par petites piéces, grosses à peu près
comme le gros doigt de la main, mais
plattes, et non pas rondes. L' azur grossier
est assez commun, mais le fin est très-rare,
et il n' est pas aisé de le discerner à l' oeil.
Il faut en faire l' épreuve, si l' on ne veut
pas y être trompé.
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Cette épreuve consiste à peindre une
porcelaine et à la cuire. Si l' Europe fournissoit
du beau Leao ou de l' azur, et du
beau Tsiu, qui est une espéce de violet,
ce seroit pour King Te Tching une marchandise
de prix, et d' un petit volume
pour le transport, et on rapporteroit en
échange la plus belle porcelaine. J' ai
déja dit que le Tsiu se vendoit un taël
huit Mas la livre, c' est-à-dire, neuf
francs. On vend deux taëls la boëte du
beau Leao, qui n' est que de dix onces,
c' est-à-dire, vingt sols l' once.
On a essayé de peindre en noir quelques
vases de porcelaine, avec l' encre
la plus fine de la Chine : mais cette tentative
n' a eu aucun succès. Quand la
porcelaine a été cuite, elle s' est trouvée
très blanche. Comme les parties de ce
noir n' ont pas assez de corps, elles s' étoient
dissipées par l' action du feu ; ou
plûtôt elles n' avoient pas eu la force de
pénétrer la couche de vernis, ni de produire
une couleur différente du simple
vernis.
Le rouge se fait avec de la couperose,
Tsao Fan ; peut être les chinois ont ils
en cela quelque chose de particulier,
c' est pourquoi je vais rapporter leur
thode. On met une livre de couperose
dans un creuset, qu' on lutte bien
avec un second creuset : au-dessus de
celui-ci est une petite ouverture, qui se
couvre de telle sorte, qu' on puisse aiment
la découvrir s' il en est besoin. On
environne le tout de charbon à grand
feu, et pour avoir un plus fort reverbere,
on fait un circuit de briques. Tandis
que la fumée s' éleve fort noire, la
matiere n' est pas encore en état ; mais
elle l' est aussitôt qu' il sort une espéce
de petit nuage fin etlié. Alors on
prend un peu de cette matiere, on la
délaye avec de l' eau, et on en fait l' épreuve
sur du sapin. S' il en sort un
beau rouge, on retire le brasier qui environne
et couvre en partie le creuset.
Quand tout est refroidi, on trouve un
petit pain de ce rouge qui s' est formé
au bas du creuset. Le rouge le plus fin
est attaché au creuset d' en haut. Une
livre de couperose donne quatre onces
du rouge, dont on peint la porcelaine.
Bien que la porcelaine soit blanche
de sa nature, et que l' huile qu' on lui
donne, serve encore à augmenter sa
blancheur, cependant il y a de certaines
figures, en faveur desquelles on applique
un blanc particulier sur la porcelaine,
qui est peinte de différentes couleurs.
Ce blanc se fait d' une poudre de
caillou transparent, qui se calcine au
fourneau, de même que l' azur. Sur demie
once de cette poudre, on met une
once de ceruse pulverisée : c' est aussi ce
qui entre dans le mélange des couleurs :
par éxemple, pour faire le verd, à une
once de ceruse et à une demie once de
poudre de caillou, on ajoûte trois onces
de ce qu' on nomme Tong Hoa Pien. Je
croirois sur les indices que j' en ai, que
ce sont les scories les plus pures du cuivre
qu' on a battu.
Le verd préparé devient la matrice
du violet, qui se fait en y ajoûtant une
dose de blanc. On met plus de verd préparé,
à proportion qu' on veut le violet
plus foncé. Le jaune se fait en prenant
sept dragmes de blanc préparé, comme
je l' ai dit, ausquelles on ajoûte trois
dragmes de rouge couperosé.
Toutes ces couleurs appliquées sur
la porcelaine déja cuite après avoir é
huilée, ne paroissent vertes, violettes,
jaunes, ou rouges, qu' après la seconde
cuisson qu' on leur donne. Ces diverses
couleurs s' appliquent, dit le livre chinois,
avec la ceruse, le salpêtre, et la
couperose. Les chrêtiens qui sont du
tier, ne m' ont parlé que de la ceruse,
qui se mêle avec la couleur, quand on
la dissoud dans l' eau gommée.
Le rouge à l' huile appellé Yeou Li Hong,
se fait de la grenaille de cuivre rouge,
et de la poudre d' une certaine pierre
ou caillou, qui tire un peu sur le rouge.
Un decin chrétien m' a dit que cette
p188
pierre étoit une espéce d' alun qu' on employe
dans la médecine. On broye le tout
dans un mortier, en y mêlant de l' urine
d' un jeune homme, et de l' huile Pe Yeou :
mais je n' ai pû couvrir la quantité de
ces ingrédiens : ceux qui ont le secret,
sont attentifs à ne le pas divulguer.
On applique cette mixtion sur la porcelaine,
lorsqu' elle n' est pas encore cuite,
et on ne lui donne point d' autre vernis.
Il faut seulement prendre garde que durant
la cuite, la couleur rouge ne coule
point au bas du vase. On m' a assuré
que quand on veut donner ce rouge à
la porcelaine, on ne se sert point de Pe
Tun Tse pour la former, mais qu' en sa
place on employe avec le Kao Lin de la
terre jaune, préparée de la même maniere
que le Pe Tun Tse. Il est vrai-semblable
qu' une pareille terre est plus propre
à recevoir cette sorte de couleur.
Peut être sera-t' on bien aise d' apprendre
comment cette grenaille de cuivre
se prépare. On sçait, et je l' ai dit ailleurs,
qu' à la Chine il n' y a point d' argent
monnoyé : on se sert d' argent en masse
dans le commerce, et il s' y trouve beaucoup
de piéces de bas aloy. Il y a cependant
des occasions, où il faut les duire
en argent fin, comme, par exemple,
quand il s' agit de payer la taille, ou de semblables
contributions. Alors on a recours
à des ouvriers, dont l' unique métier est
d' affiner l' argent dans des fourneaux faits
à ce dessein, et d' en séparer le cuivre et
le plomb. Ils forment la grenaille de ce
cuivre, qui vrai-semblablement conserve
quelques parcelles imperceptibles
d' argent ou de plomb.
Avant que le cuivre liquefié se durcisse
et se congele, on prend un petit balay,
qu' on trempe legerement dans l' eau, puis
en frappant sur le manche du balay, on
asperge d' eau le cuivre fondu : une pellicule
se forme sur la superficie, qu' on
leve avec de petites pincettes de fer, et
on la plonge dans de l' eau froide, où se
forme la grenaille, qui se multiplie autant
qu' on réïtére l' opération. Je crois que
si l' on employoit de l' eau forte, pour dissoudre
le cuivre, cette poudre de cuivre
en seroit plus propre, pour faire le rouge
dont je parle. Mais les chinois n' ont
point le secret des eaux fortes et régales :
leurs inventions sont toutes d' une extrême
simplicité.
L' autre espéce de rouge soufflé, se fait
de la maniere suivante. On a du rouge
tout préparé, on prend un tuyau, dont
une des ouvertures est couverte d' une
gaze fort serrée : on applique doucement
le bas du tuyau sur la couleur dont la gaze
se charge ; après quoi on souffle dans
le tuyau contre la porcelaine, qui se trouve
ensuite toute semée de petits points
rouges. Cette sorte de porcelaine, est encore
plus chere et plus rare que la précédente,
parce que l' éxécution en est
plus difficile, si l' on veut garder toutes
les proportions requises.
On souffle le bleu de même que le
rouge contre la porcelaine, et il est beaucoup
plus aisé d' y réüssir. Les ouvriers
conviennent, que si l' on ne plaignoit
pas la dépense, on pourroit de même
souffler de l' or et de l' argent sur de la
porcelaine, dont le fond seroit noir ou
bleu ; c' est-à-dire, y répandre par tout
également une espéce de pluye d' or, ou
d' argent. Cette sorte de porcelaine qui
seroit d' un goût nouveau, ne laisseroit
pas de plaire. On souffle aussi quelquefois
le vernis : il y a quelque tems qu' on
fit pour l' empereur des ouvrages si fins
et siliez, qu' on les mettoit sur du coton,
parce qu' on ne pouvoit manier des
pieces si délicates, sans s' exposer à les
rompre ; et comme il n' étoit pas possible
de les plonger dans le vernis, parce qu' il
eût fallu les toucher de la main, on souffloit
le vernis, et on en couvroit entierement
la porcelaine.
J' ai remarqqu' en soufflant le bleu,
les ouvriers prennent une précaution,
pour conserver la couleur, qui ne tombe
pas sur la porcelaine, et n' en perdre que
le moins qu' il est possible. Cette pcaution
est de placer le vase sur un piédestal,
p189
d' étendre sous le piédestal une grande
feüille de papier, qui sert durant quelque
tems. Quand l' azur est sec, ils le retirent,
en frottant le papier avec une petite brosse.
Mais pour mieux entrer dans le détail
de la maniere dont les peintres chinois
langent leurs couleurs, et en forment
de nouvelles, il est bon d' expliquer
quelle est la proportion et la mesure des
poids de la Chine.
Le Kin, ou la livre chinoise est de
seize onces, qui s' appellent Leangs, ou
taëls .
Le Leang, ou taël , est une once chinoise.
Le Tsien, ou le Mas, est la dixiéme partie
du Leang ou taël .
Le Fuen est la dixiéme partie du Tsien,
ou du Mas.
Le Ly est la dixiéme partie du Fuen.
Le Hao est la dixiéme partie du Ly.
Cela supposé, voici comment se compose
le rouge qui se fait avec de la
couperose, appellée Tsao Fan, et qui
s' employe sur les porcelaines recuites :
sur un taël , ou Leang de ceruse,
on met deux Mas de ce rouge : on passe
la ceruse et le rouge par un tamis, et on
les le ensemble à sec : ensuite on les
lie l' un avec l' autre avec de l' eau empreinte
d' un peu de colle de vache, qui se vend
duite à la consistence de la colle de
poisson. Cette colle fait qu' en peignant
la porcelaine, le rouge s' y attache, et ne
coule pas. Comme les couleurs, si on les
appliquoit trop épaisses, ne manqueroient
pas de produire des inégalitez sur
la porcelaine, on a soin de tems en tems
de tremper d' une main legere le pinceau
dans l' eau, et ensuite dans la couleur
dont on veut peindre.
Pour faire de la couleur blanche, sur
un Leang deruse, on met trois Mas et
trois Fuen de poudre de cailloux des plus
transparens, qu' on a calcinez, après les
avoir luttez dans une caisse de porcelaine
enfoüie dans le gravier du fourneau,
avant que de le chauffer. Cette poudre
doit être impalpable. On se sert d' eau
simple, sans y mêler de la colle, pour l' incorporer
avec la ceruse.
On fait le verd foncé, en mettant sur
un taël de ruse, trois Mas et trois Fuen
de poudre de cailloux, avec huit Fuen, ou
près d' un Mas de Tong Hoa Pien, qui n' est
autre chose, que la crasse qui sort du
cuivre, lorsqu' on le fond. Je viens d' apprendre
qu' en employant le Tong Hoa Pien
pour faire le verd, il faut le laver, et en
parer avec soin la grenaille de cuivre
qui s' y trouveroit mêlée, et qui n' est pas
propre pour le verd. Il ne faut y emploïer
que les écailles, c' est-à-dire, les parties
de ce métal, qui se parent, lorsqu' on
les met en oeuvre.
Pour ce qui est de la couleur jaune,
on la fait en mettant sur un taël de ceruse,
trois Mas et trois Fuen de poudre de
cailloux, et un Fuen huit Ly de rouge pur,
qui n' ait point été mêlé avec la ruse.
Un autre ouvrier m' a dit, que pour faire
un beau jaune, il mettoit deux Fuen
et demi de ce rouge primitif.
Un taël de céruse, trois Mas , et trois
Fuen de poudre de cailloux, et deux Ly
d' azur, forment un bleu foncé, qui tire
sur le violet. Un des ouvriers que j' ay
consulté, pense qu' il faut huit Ly de cet
azur.
Le mélange de verd et de blanc, par
exemple, d' une part de verd sur deux
parts de blanc, fait le verd d' eau, qui est
très-clair.
Le mélange du verd et du jaune, par
exemple, de deux tasses de verd foncé,
sur une tasse de jaune, fait le verd Coulou,
qui ressemble à une feüille un peu fanée.
Pour faire le noir, on délaye l' azur
dans de l' eau : il faut qu' il soit tant soit
peu épais : on y mêle un peu de colle de
vache, macerée dans la chaux, et cuite
jusqu' à consistence de colle de poisson.
Quand on a peint de ce noir la porcelaine
qu' on veut recuire, on couvre de
blanc les endroits noirs. Durant la cuite,
ce blanc s' incorpore dans le noir, de même
que le vernis ordinaire s' incorpore
p190
dans le bleu de la porcelaine commune.
Il y a une autre couleur, appellée Tsiu :
ce Tsiu est une pierre ou minéral, qui ressemble
assez au vitriol romain. Selon la
ponse qu' on a faite à mes questions,
je n' aurois pas de peine à croire que ce
minéral se tire de quelque mine de plomb,
et que portant avec soi des esprits, ou
plûtôt des parcelles imperceptibles de
plomb, il s' insinuë de lui-même dans la
porcelaine, sans le secours de la ceruse,
qui est le véhicule des autres couleurs,
qu' on donne à la porcelaine recuite.
C' est de ce Tsiu qu' on fait le violet
foncé. On en trouve à Canton, et il en
vient de Peking. Mais ce dernier est bien
meilleur. Aussi se vend-il un taël huit
Mas la livre ; c' est-à-dire, 9 livres.
Le Tsiu se fond, et quand il est fondu,
ou ramolli, les orfévres l' appliquent
en forme d' émail sur des ouvrages d' argent.
Ils mettront par exemple, un petit
cercle de Tsiu dans le tour d' une bague,
ou bien ils en rempliront le haut
d' une aiguille de tête, et l' y enchasseront
en forme de pierrerie. Cette espece
d' émail se détache à la longue ; mais on
tâche d' obvier à cet inconvénient, en le
mettant sur une legere couche de colle
de poisson, ou de vache.
Le Tsiu, deme que les autres couleurs
dont je viens de parler, ne s' employe
que sur la porcelaine qu' on recuit.
Telle est la préparation du Tsiu : on ne
le rôtit point comme l' azur ; mais on le
brise, et on le réduit en une poudre très-fine :
on le jette dans un vase plein d' eau,
on l' y agite un peu, ensuite on jette cette
eauil se trouve quelques saletez,
et l' on garde le cristal qui est tombé au
fond du vase. Cette masse ainsi délayée
perd sa belle couleur, et part au dehors
un peu cendrée. Mais le Tsiu recouvre
sa couleur violette, dès que la porcelaine
est cuite. On conserve le Tsiu
aussi long-tems qu' on le souhaitte. Quand
on veut peindre en cette couleur quelques
vases de porcelaine, il suffit de la délayer
avec de l' eau, en y mêlant, si l' on
veut, un peu de colle de vache, ce que
quelques-uns ne jugent pas nécessaire.
C' est de quoi l' on peut s' instruire par
l' essay.
Pour dorer, ou argenter la porcelaine,
on met deux Fuen de céruse sur deux
Mas de feüilles d' or ou d' argent, qu' on
a eu soin de dissoudre. L' argent sur le
vernis Tsi Kin a beaucoup d' éclat. Si l' on
peint les unes en or, et les autres en argent,
les pieces argentées ne doivent pas
demeurer dans le petit fourneau autant
de tems que les pieces dorées ; autrement
l' argent disparoîtroit, avant que l' or eût
atteindre le gré de cuite qui lui
donne son éclat.
Il y a ici une espéce de porcelaine colorée,
qui se vend à meilleur compte,
que celle qui est peinte avec les couleurs
dont je viens de parler. Peut-être que les
connoissances que j' en vais donner, seront
de quelque utilité en Europe, par
rapport à la fayence, supposé qu' on ne
puisse pas atteindre à la perfection de la
porcelaine de la Chine.
Pour faire ces sortes d' ouvrages, il
n' est pas cessaire que la matiere qui
doit y être employée, soit si fine : on
prend des tasses qui ont déja été cuites
dans le grand fourneau, sans qu' elles
y ayent été vernissées, et par conséquent
qui sont toutes blanches, et qui n' ont
aucun lustre : on les colore en les plongeant
dans le vase où est la couleur préparée,
quand on veut qu' elles soient
d' une même couleur : mais si on les souhaitte
de différentes couleurs, tels que
sont les ouvrages appellez Hoang Lou
Ouan, qui sont partagez en espéces de
panneaux, dont l' un est verd, l' autre
jaune, etc. On applique ces couleurs avec
un gros pinceau. C' est toute la façon
qu' on donne à cette porcelaine, si ce n' est
qu' après la cuite, on met en certains
endroits un peu de vermillon, comme,
par exemple, sur le bec de certains animaux ;
mais cette couleur ne se cuit pas,
parce qu' elle disparoîtroit au feu ; aussi
est-elle de peu de durée.
p191
Quand on applique les autres couleurs,
on recuit la porcelaine dans le grand
fourneau, avec d' autres porcelaines qui
n' ont pas encore été cuites ; il faut avoir
soin de la placer au fond du fourneau,
et au-dessous du soupirail, où le feu a
moins d' activité, parce qu' un grand feu
anéantiroit les couleurs.
Les couleurs propres de cette sorte de
porcelaine se préparent de la sorte : pour
faire la couleur verte, on prend du Tong
Hoa Pien, du salpêtre, et de la poudre de
cailloux : on n' a pas me dire la quantité
de chacun de ces ingrediens : quand
on les a réduit séparément en poudre impalpable,
on les délaye, et on les unit
ensemble avec de l' eau.
L' azur le plus commun, avec le salpêtre
et la poudre de cailloux, forment le
violet.
Le jaune se fait en mettant, par exemple,
trois Mas de rouge de couperose sur
trois onces de poudre de cailloux, et sur
trois onces de ruse.
Pour faire le blanc, on met sur quatre
Mas de poudre de cailloux un taël de
ruse. Tous ces ingrédiens selayent
avec de l' eau. C' est là tout ce que j' ai pû
apprendre touchant les couleurs de cette
sorte de porcelaine, n' ayant point parmi
mes néophytes d' ouvriers qui y travaillent.
La porcelaine noire a aussi son prix,
et sa beauté : on l' appelle Ou Mien : ce noir
est plombé, et semblable à celui de nos
miroirs ardens : l' or qu' on y met lui donne
un nouvel agrément. On donne la
couleur noire à la porcelaine, lorsqu' elle
est seche, et pour cela on mêle trois onces
d' azur avec sept onces d' huile ordinaire
de pierre. Les épreuves apprennent
au juste quel doit être ce mêlange,
selon la couleur plus ou moins foncée,
qu' on veut lui donner. Lorsque cette couleur
est séche, on cuit la porcelaine ; après
quoi on y applique l' or, et on la recuit
de nouveau dans un fourneau particulier.
Le noir éclatant, ou le noir de miroir,
appellé Ou King, se donne à la
porcelaine, en la plongeant dans une
mixtion liquide, composée d' azur préparé.
Il n' est pas nécessaire d' y employer
le bel azur, mais il faut qu' il soit un peu
épais, et mêlé avec du vernis Pe Yeou, et
du Tsi Kin : en y ajoûtant un peu d' huile
de chaux, et de cendres de fougeres : par
exemple, sur dix onces d' azur pilé dans
le mortier, onlera une tasse de Tsi
Kin, sept tasses de Pe Yeou, et deux tasses
d' huile de cendres de fougeres blées
avec la chaux. Cette mixtion porte son
vernis avec elle, et il n' est pas nécessaire
d' en donner de nouveau. Quand on
cuit cette sorte de porcelaine noire,
on doit la placer vers le milieu du fourneau,
et non pas près de la voute, où le
feu a le plus d' activité.
Il se fait à la Chine une autre espece
de porcelaine que je n' avois pas encore
ë : elle est toute percée à jour en forme
de découpure : au milieu est une coupe
propre à contenir la liqueur : la coupe
ne fait qu' un corps avec la découpure.
J' ai vû d' autres porcelaines où des dames
chinoises et tartares étoient peintes
au naturel : la draperie, le teint, et
les traits du visage, tout y étoit recherché :
de loin on eût pris ces ouvrages pour
de l' émail.
Il est à remarquer que quand on ne
donne point d' autre huile à la porcelaine,
que celle qui se fait de cailloux blancs,
cette porcelaine devient d' une espéce
particuliere, qu' on appelle Tsoui Ki : elle
est toute marbrée, et coupée en tous les
sens d' une infinité de veines : de loin on
la prendroit pour de la porcelaine brisée,
dont toutes les piéces demeurent en leur
place ; c' est comme un ouvrage à la mosaïque.
La couleur que donne cette huile
est d' un blanc un peu cendré. Si la
porcelaine est toute azurée, et qu' on lui
donne cette huile, elle paroîtra également
coupée et marbrée, lorsque la couleur
sera séche.
On m' a montré une espece de porcelaine,
que j' ai vû pour la premiere fois,
p192
et qui est maintenant à la mode. Sa couleur
tire sur l' olive, on lui donne le nom
de Long Tsiuen : j' en ai vû qu' on nommoit
Tsing Ko ; c' est le nom d' un fruit qui ressemble
assez aux olives. On donne cette
couleur à la porcelaine, en mêlant
sept tasses de vernis Tsi Kin avec quatre
tasses de Pe Yeou, deux tasses ou environ
d' huile de chaux et de cendres de fougeres,
et une tasse de Tsoui Yeou, qui est
une huile faite de cailloux. Le Tsou Yeou
fait appercevoir quantité de petites veines
sur la porcelaine : quand on l' applique
tout seul, la porcelaine est fragile,
et n' a point de son lorsqu' on la frappe ;
mais quand on la mêle avec les autres
vernis, elle est coupée de veines, elle
sonne, et n' est pas plus fragile que la
porcelaine ordinaire.
On m' a apporté une autre piéce de
porcelaine, qu' on nomme Yao Pien, ou
transmutation. Cette transmutation se
fait dans le fourneau, et est causée ou par
le défaut, ou par l' excès de chaleur, ou
bien par d' autres causes, qu' il n' est pas
facile de conjecturer. Cette piéce qui n' a
pas réüssi selon l' idée de l' ouvrier, et qui
est l' effet du pur hazard, n' en est pas
moins belle, ni moins estimée. L' ouvrier
avoit dessein de faire des vases de rouge
soufflé : cent piéces furent entiérement
perduës : celle dont je parle, sortit du
fourneau, semblable à une espéce d' agathe.
Si l' on vouloit courir les risques et
les frais de différentes épreuves, oncouvriroit
à la fin l' art de faire ce que le
hazard a produit une seule fois. C' est
ainsi qu' on s' est avisé de faire de la porcelaine
d' un noir éclatant, qu' on appelle
Ou King. Le caprice du fourneau a détermi
à cette recherche, et on y a réüssi.
Quand on veut appliquer l' or, on le
broye, et on le dissoud au fond d' une
porcelaine, jusqu' à ce qu' on voye au
dessous de l' eau un petit ciel d' or. On le
laisse sécher, et lorsqu' on doit l' employer,
on le dissoud par partie dans une
quantité suffisante d' eau gommée. Avec
trente parties d' or, on incorpore trois
parties de ceruse, et on l' applique sur la
porcelaine, de me que les couleurs.
Comme l' or appliqué sur la porcelaine,
s' efface à la longue, et perd beaucoup
de son éclat, on lui rend son lustre
en mouillant d' abord la porcelaine avec
de l' eau nette, et en frottant ensuite la
dorure avec une pierre d' agathe. Mais
on doit avoir soin de frotter le vase dans
unme sens, par exemple, de droit à
gauche.
Ce sont principalement les bords de
la porcelaine, qui sont sujets à s' écailler :
pour obvier à cet inconvénient, on les
fortifie avec une certaine quantité de
charbon de bambou pilé, qu' on mêle
avec le vernis qui se donne à la porcelaine,
et qui rend le vernis d' une couleur
de gris cendré. Ensuite avec le pinceau
on fait de cette mixtion une bordure
à la porcelaineja seche, en la mettant
sur la roue, ou sur le tour. Quand il
est tems, on applique le vernis à la bordure
comme au reste de la porcelaine, et
lorsqu' elle est cuite, ses bords n' en sont
pas moins d' une extrême blancheur.
Comme il n' y a point de bambou en
Europe, je crois qu' on y pourroit suppléer
par le charbon de saule, ou encore
mieux par celui de sureau, qui a quelque
chose d' approchant du bambou.
Il est à observer 1 qu' avant que de
duire le bambou, il faut en détacher
la peau verte, parce qu' on assure que la
cendre de cette peau fait éclater la porcelaine
dans le fourneau, 2 que l' ouvrier
doit prendre garde de toucher la
porcelaine avec les mains tachées de
graisse ou d' huile : l' endroit touc éclateroit
infailliblement durant la cuite.
Je dois ajoûter une particularité que
j' ai remarq tout récemment ; c' est qu' avant
qu' on donne le vernis à la porcelaine,
on acheve de la polir, et d' en retrancher
les plus petites inégalitez ; ce
qui s' exécute par le moyen d' un pinceau
fait de petites plumes fort fines. On
humecte ce pinceau simplement avec
de l' eau, et on le passe par tout d' une
p193
main légere ; mais c' est principalement
pour la porcelaine fine qu' on se donne
ce soin.
Quand on veut donner un vernis qui
rende la porcelaine extrêmement blanche,
on met sur treize tasses de Pe Ye Ou,
une tasse de cendres de fougeres aussi
liquides que le Pe Ye Ou. Ce vernis est
fort, et ne doit point se donner à la
porcelaine qu' on veut peindre en bleu,
parce qu' après la cuite, la couleur ne
paroîtroit pas à travers le vernis. La porcelaine
à laquelle on a donné le fort vernis,
peut être exposée sans crainte au
grand feu du fourneau. On la cuit ainsi
toute blanche, ou pour la conserver
dans cette couleur, ou bien pour la dorer
ou la peindre de différentes couleurs,
et ensuite la recuire. Mais quand on veut
peindre la porcelaine en bleu, et que
la couleur paroisse après la cuite, il ne
faut mêler que sept tasses de Pe Ye Ou
avec une tasse de vernis, ou de la mixtion
de chaux et de cendres de fougeres.
Il est bon d' observer encore en général,
que la porcelaine, dont le vernis porte
beaucoup de cendres de fougeres, doit
être cuite à l' endroit temperé du fourneau,
c' est-à-dire, ou après trois premiers
rangs, ou dans le bas à la hauteur d' un
pied ou d' un pied et demi. Si elle étoit
cuite au haut du fourneau, la cendre se
fondroit avec pcipitation, et couleroit
au bas de la porcelaine. Il en est de même
du rouge à l' huile, du rouge soufflé, et
du Long Tsiuen, à cause de la grenaille
de cuivre qui entre dans la composition
de ce vernis. Au contraire on doit cuire
au haut du fourneau la porcelaine, à laquelle
on a donné simplement le Tsoui
Yeou. C' est, comme je l' ai dit, ce vernis
qui produit une multitude de veines,
ensorte que la porcelaine semble être de
piéces rapportées.
Quand on veut que le bleu couvre
entierement le vase, on se sert de Leao
ou d' azur pparé et délayée dans de l' eau,
à une juste consistence, et on y plonge
le vase. Pour ce qui est du bleu soufflé,
appellé Tsoui Tsing, on y employe le plus
bel azur prépade la maniere que je
l' ai expliqué : on le souffle sur le vase,
et quand il est sec, on donne le vernis
ordinaire, ou seul ou mêlé de Tsoui Yeou,
si l' on veut que la porcelaine ait des veines.
Il y a des ouvriers, lesquels sur cet
azur, soit qu' il soit soufflé ou non, tracent
des figures avec la pointe d' une
longue aiguille : l' aiguille leve autant de
petits points de l' azur sec qu' il est nécessaire
pour représenter la figure, puis
ils donnent le vernis ; quand la porcelaine
est cuite, les figures paroissent
peintes en miniature.
Il n' y a point tant de travail qu' on
pourroit se l' imaginer aux porcelaines,
sur lesquelles on voit en bosse des fleurs,
des dragons, et de semblables figures : on
les trace d' abord avec le burin sur le corps
du vase, ensuite on fait aux environs de
légeres entaillures qui leur donnent du
relief, après quoi on donne le vernis.
Il y a une espece de porcelaine qui se
fait de la maniere suivante : on lui donne
le vernis ordinaire, on la fait cuire,
ensuite on la peint de diverses couleurs,
et on la cuit de nouveau. C' est quelquefois
à dessein qu' on réserve la peinture
après la premiere cuisson : quelquefois
aussi on n' a recours à cette seconde cuisson,
que pour cacher les défauts de la
porcelaine, en appliquant des couleurs
dans les endroits défectueux. Cette porcelaine
qui est chargée des couleurs, ne
laisse pas d' être au goût de bien des
gens.
Il arrive d' ordinaire qu' on sent des
inégalitez sur ces sortes de porcelaine,
soit que cela vienne du peu d' habileté de
l' ouvrier, soit que cela ait été nécessaire
pour suppléer aux ombres de la peinture,
ou bien qu' on ait voulu couvrir
les défauts du corps de la porcelaine.
Quand la peinture est seche aussi bien
que la dorure, s' il y en a, on fait des
piles de ces porcelaines, et mettant les
p194
petites dans les grandes, on les range
dans le fourneau.
Ces sortes de fourneaux peuvent être
de fer, quand ils sont petits ; mais d' ordinaire
ils sont de terre. Celui que j' ai ,
étoit de la hauteur d' un homme, et presque
aussi larges que nos plus grands tonneaux
de vin : il étoit fait de plusieurs
piéces, de la matiereme dont on fait
les caisses de la porcelaine : c' étoit de
grands quartiers, épais d' un travers de
doigt, hauts d' un pied, et longs d' un
pied et demi. Avant que de les cuire, on
leur avoit donné une figure propre à
s' arrondir : ils étoient placez les uns sur
les autres, et bien cimentez : le fond du
fourneau étoit élevé de terre d' un demi
pied ; il étoit placé sur deux ou trois
rangs de briques épaisses, mais peu larges ;
autour du fourneau étoit une enceinte
de briques bien maçonnée, laquelle
avoit en bas trois ou quatre soupiraux,
qui sont comme les soufflets du
foyer.
Cette enceinte laissoit jusqu' au fourneau
un vuide d' un demi pied, excep
en trois ou quatre endroits qui étoient
remplis, et qui faisoient comme les éperons
du fourneau. Je crois qu' on éleve
en même tems et le fourneau, et l' enceinte,
sans quoi le fourneau ne sçauroit
se soutenir. On emplit le fourneau de la
porcelaine qu' on veut cuire une seconde
fois, en mettant en pile les petites
piéces dans les grandes, ainsi que je l' ai dit.
Surquoi il faut remarquer qu' on doit
prendre garde, que les piéces de porcelaine
ne se touchent les unes les autres
par les endroits qui sont peints ; car ce
seroit autant de piéces perdues. On peut
bien appuyer le bas d' une tasse sur le
fond d' une autre, quoiqu' il soit peint,
parce que les bords du fond de la tasse
emboêtée n' ont point de peinture : mais
il ne faut pas que le côd' une tasse touche
le côté de l' autre. Ainsi quand on
a des porcelaines qui ne peuvent pas
aisément s' emboêter les unes dans les autres,
les ouvriers les rangent de la maniere suivante.
Sur un lit de ces porcelaines qui garnit
le fond du fourneau, on met une
couverture ou de plaques faites de la
terre dont on construit les fourneaux,
oume des piéces des caisses de porcelaines :
car à la Chine tout se met à
profit. Sur cette couverture on dispose
un autre lit de ces porcelaines, et on
continue de les placer de la sorte jusqu' au
haut du fourneau.
Quand tout cela est fait, on couvre
le haut du fourneau des piéces de poterie
semblables à celles du côté du
fourneau : ces piéces qui enjambent
les unes dans les autres, s' unissent étroitement
avec du mortier ou de la terre
détrempée. On laisse seulement au milieu
une ouverture, pour observer quand
la porcelaine est cuite. On allume ensuite
quantité de charbon sous le fourneau,
et on en allume pareillement sur
la couverture, d' où l' on en jette des
monceaux dans l' espace qui est entre
l' enceinte de brique et le fourneau.
L' ouverture qui est au-dessus du fourneau,
se couvre d' une piéce de pot cas.
Quand le feu est ardent, on regarde de
tems en tems par cette ouverture, et
lorsque la porcelaine paroît éclatante et
peinte de couleurs vives et animées, on
retire le brasier, et ensuite la porcelaine.
Il me vient une pensée au sujet de
ces couleurs, qui s' incorporent dans une
porcelaine déja cuite et vernissée, par le
moyen de la ceruse, à laquelle selon les
annales de Feou Leang, on joignoit autrefois
du salpêtre et de la couperose : si l' on
employoit pareillement de la ceruse dans
les couleurs dont on peint des panneaux
de verre, et qu' ensuite on leur donnât
une espéce de seconde cuisson ; cette
ceruse ainsi employée, ne pourroit-elle
pas nous rendre le secret qu' on avoit
autrefois de peindre le verre, sans lui
rien ôter de sa transparence ? C' est dequoi
on pourra juger par l' épreuve.
p195
Ce secret que nous avons perdu,
me fait souvenir d' un autre secret que
les chinois se plaignent de n' avoir plus :
ils avoient l' art de peindre sur lestez
d' une porcelaine, des poissons ou d' autres
animaux, qu' on n' appercevoit que
lorsque la porcelaine étoit remplie de
quelque liqueur. Ils appellent cette espéce
de porcelaine Kia Tsing, c' est-à-dire,
azur mis en presse, à cause de la
maniere dont l' azur est placé. Voici
ce qu' on a retenu de ce secret, peut-être
imaginera-t' on en Europe ce qui est
ignoré des chinois.
La porcelaine qu' on veut peindre
ainsi, doit être fort mince : quand elle
est séche, on applique la couleur un peu
forte, non en dehors selon la coûtume,
mais en dedans sur les côtez : on y peint
commument des poissons, comme
s' ils étoient plus propres à se produire,
lorsqu' on remplit la tasse d' eau. La couleur
une fois séchée, on donne une légere
couche d' une espéce de colle fort
déliée, faite de la terre même de la porcelaine.
Cette couche serre l' azur entre
ces deux espéces de lames de terre.
Quand la couche est séche, on jette
de l' huile en dedans de la porcelaine :
quelque tems après, on la met sur le
moule et autour. Comme elle a reçû
du corps par le dedans, on la rend par
dehors la plus mince qui se peut, sans
percer jusqu' à la couleur : ensuite on
plonge dans l' huile le dehors de la porcelaine.
Lorsque tout est sec, on la cuit
dans le fourneau ordinaire.
Ce travail est extrémement délicat,
et demande une adresse que les chinois
apparemment n' ont plus. Ils tâchent
néanmoins de tems en tems de
retrouver l' art de cette peinture magique,
mais c' est en vain. L' un d' eux
m' a assuré depuis peu qu' il avoit fait une
nouvelle tentative, et qu' elle lui avoit
presque réussi.
Quoiqu' il en soit, on peut dire qu' encore
aujourd' hui, le bel azur renaît sur
la porcelaine, après en avoir disparu.
Quand on l' a appliq, sa couleur est
d' un noir pâle : lorsqu' il est sec, et
qu' on lui a donné l' huile, il s' éclipse
tout-à-fait, et la porcelaine paroît toute
blanche : les couleurs sont alors ensevelies
sous le vernis : le feu les en fait
éclore avec toutes leurs beautez, de même
à peu près que la chaleur naturelle
fait sortir de la coque les plus beaux
papillons, avec toutes leurs nuances.
Au reste, il y a beaucoup d' art dans
la maniere dont l' huile se donne à la
porcelaine, soit pour n' en pas mettre
plus qu' il ne faut, soit pour la répandre
également de toustez. à la porcelaine
qui est fort mince et fort déliée, on
donne à deux fois deux couchesgeres
d' huile : si ces couches étoient trop
épaisses, les foibles parois de la tasse
ne pourroient les porter, et ils plieroient
sur le champ. Ces deux couches
valent autant qu' une couche ordinaire
d' huile, telle qu' on la donne à la
porcelaine fine qui est plus robuste. Elles
se mettent, l' une par aspersion, et l' autre
par immersion. Dabord on prend
d' une main la tasse par le dehors, et la
tenant de biais sur l' urne où est le vernis,
de l' autre main on jette dedans autant
qu' il faut de vernis, pour l' arroser
par tout. Cela se fait de suite à un grand
nombre de tasses : les premieres se trouvant
ches en dedans, on leur donne
l' huile dehors de la maniere suivante :
on tient une main dans la tasse, et la
soutenant avec un petit bâton sous le
milieu de son pied, on la plonge dans
le vase plein de vernis, d' où on la retire
aussitôt.
J' ai dit plus haut que le pied de la
porcelaine demeuroit massif : en effet
ce n' est qu' après qu' elle a reçû l' huile,
et qu' elle est séche, qu' on la met sur le
tour pour creuser le pied, après quoi
on y peint un petit cercle, et souvent
une lettre chinoise. Quand cette peinture
est séche, on vernisse le creux qu' on
vient de faire sous la tasse, et c' est la
derniere main qu' on lui donne ; car aussitôt
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après elle se porte du laboratoire
au fourneau pour y être cuite.
J' ai été surpris de voir qu' un homme
tienne en équilibre sur ses épaules, deux
planches longues et étroites, sur lesquelles
sont rangées les porcelaines, et qu' il
passe ainsi par plusieurs rues fort peuplées,
sans briser sa marchandise. à la
rité on évite avec soin de les heurter
tant soit peu, car on seroit obligé de réparer
le tort qu' on lui auroit fait : mais
il est étonnant que le porteur lui-me
régle si bien ses pas, et tous les mouvemens
de son corps, qu' il ne perde rien
de son équilibre.
L' endroit où sont les fourneaux, psente
une autre scene. Dans une espéce
de vestibule qui précede le fourneau,
on voit des tas de caisses et d' étuis faits
de terre, et destinez à renfermer la porcelaine.
Chaque piéce de porcelaine,
pour peu qu' elle soit considérable, a
son étui, les porcelaines qui ont des
couvercles, comme celles qui n' en ont
pas. Ces couvercles qui ne s' attachent
que foiblement à la partie d' en bas durant
la cuisson, s' en détachent aisément
par un petit coup qu' on leur donne.
Pour ce qui est des petites porcelaines,
comme sont les tasses à prendre du thé
ou du chocolat, elles ont une caisse
commune à plusieurs. L' ouvrier imite
ici la nature, qui pour cuire les fruits, et
les conduire à une parfaite maturité, les
renferme sous une enveloppe, afin que
la chaleur du soleil ne les pénetre que
peu à peu, et que son action au-dedans
ne soit pas trop interrompue par l' air qui
vient de dehors, durant les fraîcheurs de la nuit.
Ces étuis ont au-dedans une espéce
de petit duvet de sable ; on le couvre
de poussiere de Kao Lin, afin que le sable
ne s' attache pas trop au pied de la
coupe qui se place sur ce lit de sable,
après l' avoir pressé, en lui donnant la
figure du fond de la porcelaine, laquelle
ne touche point aux parois de son étui.
Le haut de cet étui n' a point de couvercle :
un second étui de la figure du
premier, garni pareillement de sa porcelaine,
s' enchasse dedans de telle sorte,
qu' il le couvre tout-à-fait, sans toucher
à la porcelaine d' en bas : et c' est
ainsi qu' on remplit le fourneau de grandes
piles de caisses de terre toutes garnies
de porcelaine. à la faveur de ces
voiles épais, la beauté, et si j' ose m' exprimer
ainsi, le teint de la porcelaine
n' est point hâlé par l' ardeur du feu.
Au regard des petites piéces de porcelaines
qui sont renfermées dans de
grandes caisses rondes, chacune est posée
sur une soucoupe de terre, de l' épaisseur
de deux écus, et de la largeur
de son pied : ces bases sont aussi semées
de poussiere de Kao Lin. Quand ces caisses
sont un peu larges, on ne met point
de porcelaine au milieu, parce qu' elle
y seroit trop éloignée des côtez, que
par là elle pourroit manquer de force,
s' ouvrir, et s' enfoncer, ce qui feroit
du ravage dans toute la colomne. Il est
bon de sçavoir que ces caisses ont le
tiers d' un pied en hauteur, et qu' en
partie elles ne sont pas cuites, non plus
que la porcelaine. Néanmoins on remplit
entierement celles qui ont déja été
cuites, et qui peuvent encore servir.
Il ne faut pas oublier la maniere dont
la porcelaine se met dans ces caisses : l' ouvrier
ne la touche pas immédiatement de
la main : il pourroit ou la casser, car rien
n' est plus fragile ; ou la faner, ou lui faire
des inégalitez. C' est par le moyen d' un
petit cordon qu' il la tire de dessus la
planche. Ce cordon tient d' unté à
deux branches un peu courbées d' une
fourchette de bois, qu' il prend d' une
main, tandis que de l' autre il tient les
deux bouts du cordon croisez et ouverts,
selon la largeur de la porcelaine :
c' est ainsi qu' il l' environne, qu' il l' éléve
doucement, et qu' il la pose dans la caisse
sur la petite soucoupe. Tout cela se
fait avec unetesse incroyable.
J' ai dit que le bas du fourneau a un
demi pied de gros gravier : ce gravier sert
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à asseoir plus sûrement les colomnes de
porcelaine, dont les rangs, qui sont au
milieu du fourneau, ont au moins sept
pieds de hauteur. Les deux caisses qui
sont au bas de chaque colomne, sont vuides,
parce que le feu n' agit pas assez en
bas, et que le gravier les couvre en partie.
C' est par la même raison que la caisse
qui est placée au haut de la pile, demeure
vuide. On emplit ainsi tout le fourneau,
ne laissant de vuide qu' à l' endroit,
qui est immédiatement sous le soûpirail.
On a soin de placer au milieu du fourneau
les piles de la plus fine porcelaine :
dans les fonds, celles qui le sont moins ;
et à l' entrée, on met celles qui sont un peu
fortes en couleur, qui sont composées
d' une matiere il entre autant de Petun
Tse que de Kao Lin, et ausquelles on a
donné une huile faite de la pierre qui a
des taches un peu noires ou rousses, parce
que cette huile a plus de corps que
l' autre. Toutes ces piles sont placées fort
près les unes des autres, et liées en haut,
en bas, et au milieu avec quelques
morceaux de terre, qu' on leur applique,
de telle sorte pourtant que la flamme ait
un passage libre, pour s' insinuer de tous
tez : et peut-être est-ce-là à quoi l' oeil
et l' habileté de l' ouvrier servent le plus,
pour üssir dans son entreprise, afin d' éviter
de certains accidens à peu-près semblables,
à ceux que causent les obstructions
dans le corps de l' animal.
Toute terre n' est pas propre à construire
les caisses qui renferment la porcelaine :
il y en a de trois sortes qu' on
met en usage ; l' une qui est jaune et assez
commune ; elle domine par la quantité,
et fait la base. L' autre s' appelle Lao
Tou, c' est une terre forte. La troisiéme,
qui est une terre huileuse, se nomme
Yeou Tou. Ces deux sortes de terres se tirent
en hyver de certaines mines fort profondes,
il n' est pas possible de travailler
pendant l' été. Si on les mêloit parties
égales, ce qui coûteroit un peu plus,
les caisses dureroient long-tems. On
les apporte toutes pparées d' un gros
village, qui est au bas de la riviere à
une lieuë de King Te Tching.
Avant qu' elles soient cuites, elles sont
jaunâtres : quand elles sont cuites, elles
sont d' un rouge fort obscur. Comme on
va à l' épargne, la terre jaune y domine,
et c' est ce qui fait que les caisses ne durent
guéres que deux ou trois fournées,
après quoi elles éclatent tout-à-fait. Si
elles ne sont que légerement fêlées, ou
fenduës, on les entoure d' un cercle d' ozier ;
le cercle se brûle, et la caisse sert
encore cette fois-là, sans que la porcelaine
en souffre.
Il faut prendre garde de ne pas remplir
une foure de caisses neuves, lesquelles
n' ayent pas encore servi : il y en
faut mettre la moitié qui ayent déja été
cuites. Celles-ci se placent en haut et
en bas, au milieu des piles se mettent
celles qui sont nouvellement faites. Autrefois,
selon l' histoire de Feou Leang, toutes
les caisses se cuisoient à part dans un
fourneau, avant qu' on s' en servît pour
y faire cuire la porcelaine : sans doute,
parce qu' alors on avoit moins d' égard à
la dépense, qu' à la perfection de l' ouvrage.
Il n' en est pas tout-à-fait deme
à psent, et cela vient apparemment
de ce que le nombre des ouvriers en porcelaine
s' est multiplié à l' infini.
Venons maintenant à la construction
des fourneaux. On les place au fond d' un
assez long vestibule, qui sert comme de
soufflets, et qui en est la décharge. Il a
le même usage que l' arche des verreries.
Les fourneaux sont présentement plus
grands qu' ils n' étoient autrefois. Alors,
selon le livre chinois, ils n' avoient que
six pieds de hauteur et de largeur : maintenant
ils sont hauts de deux brasses, et
ont près de quatre brasses de profondeur.
La voute aussi-bien que le corps
du fourneau est assez épaisse, pour pouvoir
marcher dessus, sans être incommodé
du feu : cette voute n' est en dedans
ni platte, ni formée en pointe : elle va en
s' allongeant, et elle setrécit, à mesure
qu' elle approche du grand soûpirail qui
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est à l' extrémité, et parsortent les
tourbillons de flamme et de fue.
Outre cette gorge, le fourneau a sur
sa tête cinq petites ouvertures, qui en
sont comme les yeux, et on les couvre
de quelques pots cassez ; de telle sorte
pourtant qu' ils soulagent l' air et le feu
du fourneau. C' est par ces yeux qu' on
juge si la porcelaine est cuite : on découvre
l' oeil qui est un peu devant le grand
soupirail, et avec une pincette de fer l' on
ouvre une des caisses.
Quand la porcelaine est en état, on
discontinuë le feu, et l' on acheve de murer
pour quelque tems la porte du fourneau.
Ce fourneau a dans toute sa largeur
un foyer profond et large d' un ou
de deux pieds ; on le passe sur une planche
pour entrer dans la capacité du fourneau,
et y ranger la porcelaine. Quand
on a allumé le feu du foyer, on mure
aussi-tôt la porte, n' y laissant que l' ouverture
nécessaire, pour y jetter des quartiers
de gros bois longs d' un pied, mais
assez étroits. On chauffe d' abord le fourneau
pendant un jour et une nuit, ensuite
deux hommes qui se relevent, ne
cessent d' y jetter du bois : on en brûle
commument pour une fournée jusqu' à
cent quatre-vingt charges.
à en juger par ce qu' en dit le livre
chinois, cette quantité ne devroit pas
être suffisante : il assûre qu' anciennement
on brûloit deux cens quarante charges
de bois, et vingt de plus, si le tems étoit
pluvieux, bien qu' alors les fourneaux
fussent moins grands de la moit que
ceux-ci. On y entretenoit d' abord un petit
feu pendant sept jours et sept nuits ; le
huitiéme jour on faisoit un feu très-ardent ;
et il est à remarquer que les caisses
de la petite porcelaine étoient déja cuites
à part, avant que d' entrer dans le fourneau.
Aussi faut-il avoüer que l' ancienne
porcelaine avoit bien plus de corps que
la moderne.
On observoit encore une chose qui se
néglige aujourd' hui : quand il n' y avoit
plus de feu dans le fourneau, on ne démuroit
la porte qu' aps dix jours pour
les grandes porcelaines, et après cinq
jours, pour les petites : maintenant on
différe à la rité de quelques jours à ouvrir
le fourneau, et à en retirer les grandes
pieces de porcelaine ; car sans cette
précaution elles éclateroient : mais pour
ce qui est des petites, si le feu a été éteint
à l' entrée de la nuit, on le retire dès
le lendemain. Le dessein apparemment
est d' épargner le bois pour une seconde
foure. Comme la porcelaine est brûlante,
l' ouvrier qui la retire, s' aide, pour
la prendre, de longues écharpes penduës
à son col.
On juge que la porcelaine qu' on a fait
cuire dans un petit fourneau, est en état
d' être retirée, lorsque regardant par l' ouverture
d' enhaut, on voit jusqu' au fond
toutes les porcelaines rouges par le feu
qui les embrase ; qu' on distingue les unes
des autres les porcelaines placées en pile ;
que la porcelaine peinte n' a plus les inégalitez
que formoient les couleurs ; et
que ces couleurs se sont incorporées dans
le corps de la porcelaine, deme que
le vernis donné sur le bel azur, s' y incorpore
par la chaleur des grands fourneaux.
Pour ce qui est de la porcelaine qu' on
recuit dans de grands fourneaux, on juge
que la cuite est parfaite, 1 lorsque
la flamme qui sort n' est plus si rouge,
mais qu' elle est un peu blancheâtre. 2
lorsque regardant par une des ouvertures,
on apperçoit que les caisses sont
toutes rouges. 3 lorsqu' après avoir
ouvert une caisse d' enhaut, et en avoir
tiré une porcelaine, on voit quand elle
est refroidie, que le vernis et les couleurs
sont dans l' état où on les souhaitte.
4 enfin lorsque regardant par le haut
du fourneau on voit que le gravier du
fond est luisant. C' est par tous ces indices
qu' un ouvrier juge que la porcelaine
est arrivée à la perfection de la cuite.
J' ai été surpris d' apprendre, qu' après
avoir brûlé dans un jour à l' entrée du
fourneau jusqu' à cent-quatre-vingt charges
de bois, cependant le lendemain on ne
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trouvoit point de cendres dans le foyer. Il
faut que ceux qui servent ces fourneaux,
soient bien accoûtumez au feu : on dit
qu' ils mettent du sel dans leur thé, afin
d' en boire tant qu' ils veulent, sans en
être incommodez ; j' ai peine à comprendre
comment il se peut faire que cette
liqueur salée les désaltere.
Après ce que je viens de rapporter,
on ne doit pas être surpris que la porcelaine
soit si chere en Europe : on le sera
encore moins quand onaura, qu' outre
le gros gain des marchands européans,
et celui que font sur eux leurs commissionnaires
chinois, il est rare qu' une
foure réüssisse entiérement ; il arrive
souvent qu' elle est toute perduë, et
qu' en ouvrant le fourneau, on trouve
les porcelaines et les caisses réduites
à une masse dure comme un rocher ;
un trop grand feu, ou des caisses
mal conditionnées peuvent tout ruiner ;
il n' est pas aisé de regler le feu qu' on
leur doit donner ; la nature du tems change
en un instant l' action du feu, la qualité
du sujet sur lequel il agit, et celle
du bois qui l' entretient. Ainsi pour un
ouvrier qui s' enrichit, il y en a cent autres
qui se ruinent, et qui ne laissent pas
de tenter fortune, dans l' espérance dont
ils se flattent, de pouvoir amasser de quoi
lever une boutique de marchand.
D' ailleurs la porcelaine qu' on transporte
en Europe, se fait presque toûjours
sur des modeles nouveaux, souvent
bizarres, et où il est difficile de réüssir ;
pour peu qu' elle ait de défaut, elle
est rebutée des européans, qui ne veulent
rien que d' achevé, ets-là elle
demeure entre les mains des ouvriers qui
ne peuvent la vendre aux chinois, parce
qu' elle n' est pas de leur goût. Il faut
par conséquent que les pieces qu' on
prend, portent les frais de celles qu' on
rebute.
Selon l' histoire de King Te Ching le gain
qu' on faisoit autrefois, étoit beaucoup
plus considérable, que celui qui se fait
maintenant ; c' est ce qu' on a de la peine
à croire ; car il s' en faut bien qu' il se fît
alors un si grand débit de porcelaine en
Europe. Je crois pour moi que cela vient
de ce que les vivres sont maintenant
bien plus chers ; de ce que le bois ne se
tirant plus des montagnes voisines qu' on
a épuisées, on est obligé de le faire venir
de fort loin, et à grands frais ; de ce
que le gain est partagé maintenant entre
trop de personnes ; et qu' enfin les ouvriers
sont moins habiles qu' ils ne l' étoient
dans ces tems reculez, et que par-là
ils sont moins sûrs de réüssir. Cela peut
venir encore de l' avarice des mandarins,
qui occupant beaucoup d' ouvriers à ces
sortes d' ouvrages, dont ils font des présens
à leurs protecteurs de la cour, païent
mal les ouvriers ; ce qui cause le rencherissement
des marchandises, et la pauvre
des marchands.
J' ai dit que la difficulté qu' il y a d' éxécuter
certains modeles venus d' Europe,
est une des choses qui augmente le
prix de la porcelaine ; car il ne faut pas
croire que les ouvriers puissent travailler
sur tous les modeles qui leur viennent
des pays etrangers. Il y en a d' impraticables
à la Chine, de même qu' il s' y
fait des ouvrages, qui surprennent les
etrangers, et qu' ils ne croyent pas possibles.
En voici quelques exemples. J' ai vû
ici un fanal, ou une grosse lanterne de porcelaine,
qui étoit d' une seule piéce, au
travers de laquelle un flambeau éclairoit
toute une chambre : cet ouvrage fut
commanil y a sept ou huit ans par le
prince heritier. Ce me prince commanda
aussi divers instrumens de musique,
entre autres une espece de petite
orgue, appellée Tseng, qui a près d' un
pied de hauteur, et qui est composée de
quatorze tuyaux, dont l' harmonie est
assez agréable : mais ce fut inutilement
qu' on y travailla.
On réüssit mieux aux flûtes douces,
aux flageollets, et à un autre instrument
qu' on nomme Yun Lo, qui est composé
de diverses petites plaques rondes un
p200
peu concaves, dont chacune rend un
son particulier : on en suspend neuf dans
un quadre à divers étages, qu' on touche
avec des baguettes comme le tympanon ;
il se fait un petit carillon qui s' accorde
avec le son des autres instrumens,
et avec la voix des musiciens. Il a fallu,
dit-on, faire beaucoup d' épreuves, afin
de trouver l' épaisseur et le degré de
cuisson convenables, pour avoir tous les
tons nécessaires à un accord.
Je m' imaginois qu' on avoit le secret
d' insérer un peu de métal dans le corps de
ces porcelaines, pour varier les sons :
mais on m' a détrompé ; le métal est si
peu capable de s' allier avec la porcelaine,
que si l' on mettoit un denier de cuivre au
haut d' une pile de porcelaine placée dans
le four, ce denier venant à se fondre,
perceroit toutes les caisses et toutes les
porcelaines de la colomne, qui se trouveroient
toutes avoir un trou au milieu.
Rien ne fait mieux voir quel mouvement
le feu donne à tout ce qui est renfer
dans le fourneau : aussi assure-t-on
que tout y est comme fluide et flottant.
J' ai vû cependant exécuter des desseins
d' ouvrages qu' on assuroit être impraticables :
c' étoient des urnes hautes de
trois pieds et davantage, sans le couvercle
qui s' élevoit en pyramide à la hauteur
d' un pied. Ces urnes étoient de trois
piéces raportées, mais réunies ensemble
avec tant d' art et de propreté, qu' elles
ne faisoient qu' un seul corps, sans qu' on
pût découvrir l' endroit de la ünion. On
me dit en me les montrant, que de quatre
vingt urnes qu' on avoit faites, on
n' avoit pû réussir qu' à huit seulement,
et que toutes les autres avoient été perdues.
Ces ouvrages étoient commandez
par des marchands de Canton, qui commercent
avec les européans : car à la
Chine on n' est point curieux de porcelaines
qui soient d' un si grand prix.
Pour revenir aux ouvrages des chinois
un peu rares, ils réussissent principalement
dans les grotesques et dans la
représentation des animaux : les ouvriers
font des canards et des tortuës qui flottent
sur l' eau. J' ai un chat peint au
naturel ; on avoit mis dans sa tête une
petite lampe, dont la flamme formoit
les deux yeux, et l' on m' assura que pendant
la nuit les rats en étoient épouvantez.
On fait encore ici beaucoup de statues
de Kouan In, (c' est une déesse célebre dans
toute la Chine,) on la représente tenant
un enfant entre ses bras, et elle est invoquée
par les femmes stériles, qui veulent
avoir des enfans. Elle peut être comparée
aux statues antiques que nous
avons de Venus, et de Diane, avec cette
différence que les statues de Kouan In
sont très-modestes.
Il y a une autre espece de porcelaine,
dont l' exécution est très-difficile, et qui
par là devient fort rare. Le corps de cette
porcelaine est extrêmement délié, et
la surface en est très-unie au dedans, et
au dehors : cependant on y voit des moulures
gravées, un tour de fleurs, par
exemple, et d' autres ornemens semblables.
Voici de quelle maniere on la travaille :
au sortir de dessus la rouë on l' applique
sur un moule, où sont des gravûres
qui s' y impriment en dedans : en dehors
on la rend la plus fine, et la plus déliée
qu' il est possible, en la travaillant au
tour avec le ciseau ; aps quoi on lui
donne l' huile, et on la cuit dans le fourneau
ordinaire.
Les marchands européans demandent
quelquefois aux ouvriers chinois
des plaques de porcelaine, dont une
piéce fasse le dessus d' une table et d' une
chaise, ou des quadres de tableaux : ces
ouvrages sont impossibles : les plaques
les plus larges et les plus longues sont d' un
pied ou environ : si on va au-delà, quelque
épaisseur qu' on leur donne, elles se
déjettent : l' épaisseur même ne rendroit
pas plus facile l' exécution de ces sortes
d' ouvrages, et c' est pourquoi au lieu de
rendre ces plaques épaisses, on les fait de
deux superficies qu' on unit en laissant le
dedans vuide : on y met seulement une
p201
traverse, et l' on fait aux deux côtez deux
ouvertures pour les enchasser dans des
ouvrages de menuiserie, ou dans le dossier
d' une chaise, ce qui a son agrément.
L' histoire de King Te Tching parle de
divers ouvrages ordonnez par des empereurs,
qu' on s' efforça vainement d' exécuter.
Le pere de l' empereur regnant,
commanda des urnes à peu près de la
figure des caisses où nous mettons des
orangers : c' étoit apparemment pour y
nourrir de petits poissons rouges, dorez,
et argentez ; ce qui fait un ornement
des maisons : peut-être aussi vouloit-il
s' en servir pour y prendre les bains ;
car elles devoient avoir trois pieds et demi
de diamêtre, et deux pieds et demi
de hauteur : le fond devoit être épais d' un
demi pied, et les parois d' un tiers de
pied. On travailla trois ans de suite à ces
ouvrages, et on fit jusqu' à deux cens
urnes sans qu' une seule pût réussir.
Le même empereur ordonna des
plaques pour des devants de galerie
ouverte ; chaque plaque devoit être
haute de trois pieds, large de deux pieds
et demi, et épaisse d' un demi pied : tout
cela, disent les annales de King Te Tching,
ne put s' exécuter, et les mandarins de
cette province présenterent une requête
à l' empereur, pour le supplier de
faire cesser ce travail.
Cependant les mandarins, qui sçavent
quel est le génie des euroans en
fait d' invention, m' ont quelquefois prié
de faire venir d' Europe des desseins nouveaux
et curieux, afin de pouvoir présenter
à l' empereur quelque chose de
singulier. D' un autre côté, les chrétiens
me pressoient fort de ne point fournir
de semblables modéles ; car les mandarins
ne sont pas tout-à-fait si faciles
à se rendre que nos marchands, lorsque
les ouvriers leur disent qu' un ouvrage
est impraticable, et il y a souvent bien
des bastonnades données, avant que le
mandarin abandonne un dessein, dont
il se promettoit de grands avantages.
Comme chaque profession a son idole
particuliere, et que la divinité se
communique ici aussi facilement, que la
qualité de comte et de marquis se donne
en certains pays d' Europe, il n' est
pas surprenant qu' il y ait un dieu de
la porcelaine. Le Pou Sa (c' est le nom
de cette idole,) doit son origine à ces
sortes de desseins, qu' il est impossible
aux ouvriers d' exécuter.
On dit qu' autrefois un empereur
voulut absolument qu' on lui fît des porcelaines
sur un modéle qu' il donna :
on lui représenta diverses fois que la chose
étoit impossible : mais toutes ces remontrances
ne servirent qu' à exciter de
plus en plus son envie. Les empereurs
sont durant leur vie les divinitez les plus
redoutées à la Chine, et ils croyent
souvent que rien ne doit s' opposer à leurs
desirs. Les officiers redoublerent donc
leurs soins, et ils userent de toutes sortes
de rigueurs à l' égard des ouvriers.
Ces malheureux dépensoient leur argent,
se donnoient bien de la peine,
et ne recevoient que des coups. L' un
d' eux dans un mouvement de désespoir,
se lança dans le fourneau allu, et il y
fut consumé à l' instant. La porcelaine
qui s' y cuisoit, en sortit, dit-on, parfaitement
belle, et au gré de l' empereur,
lequel n' en demanda pas davantage.
Depuis ce tems là, cet infortuné passa
pour un heros, et il devint dans la suite
l' idole qui préside aux travaux de la
porcelaine. Je ne scache pas que son
élévation ait porté d' autres chinois à
prendre la même route, en vûë d' un
semblable honneur.
La porcelaine étant dans une grande
estime depuis tant de siécles, peut-être
souhaitteroit-on sçavoir en quoi celle des
premiers tems differe de celle de nos
jours, et quel est le jugement qu' en
portent les chinois. Il ne faut pas douter
que la Chine n' ait ses antiquaires,
qui se préviennent en faveur des anciens
ouvrages. Le chinois même est
naturellement porté à respecter l' antiquité :
on trouve pourtant des deffenseurs
p202
du travail moderne : mais il n' en
est pas de la porcelaine comme des médailles
antiques, qui donnent la science
des tems reculez. La vieille porcelaine
peut être ornée de quelques caracteres
chinois, mais qui ne marquent aucun
point d' histoire : ainsi les curieux n' y
peuvent trouver qu' un goût et des couleurs,
qui la leur font préférer à celle
de nos jours.
Je crois avoir oüi dire, lorsque j' étois
en Europe, que la porcelaine, pour
avoir sa perfection, devoit avoir été
long-tems ensevelie en terre : c' est une
fausse opinion dont les chinois se mocquent.
L' histoire de King Te Tching parlant
de la plus belle porcelaine des premiers
tems, dit qu' elle étoit si recherchée,
qu' à peine le fourneau étoit-il ouvert,
que les marchands se disputoient
à qui seroit le premier partagé. Ce n' est
pas là supposer qu' elle dût être enterrée.
Il est vrai qu' en creusant dans les
ruines des vieux bâtimens, et sur tout
en nettoyant de vieux puits abandonnez,
on y trouve quelquefois de belles
piéces de porcelaine, qui ont été cachées
dans des tems de révolution : cette
porcelaine est belle, parce qu' alors on
ne s' avisoit guéres d' enfoüir que celle
qui étoit précieuse, afin de la retrouver
après la fin des troubles. Si elle est estie,
ce n' est pas parce qu' elle a acquis
dans le sein de la terre de nouveaux dégrés
de beauté ; mais c' est parce que son
ancienne beauté s' est conservée, et cela
seul a son prix à la Chine, l' on donne
de grosses sommes pour les moindres
utenciles de simple poterie, dont se
servoient les empereurs Yao et Chun,
qui ont regné plusieurs siécles avant la
dynastie des Tang, auquel tems la porcelaine
commença d' être à l' usage des
empereurs.
Tout ce que la porcelaine acquiert en
vieillissant dans la terre, c' est quelque
changement qui se fait dans son coloris,
ou si l' on veut dans son teint,
qui fait voir qu' elle est vieille. Lame
chose arrive au marbre et à l' yvoire,
mais plus promptement, parce que le
vernis emche l' humidité de s' insinuer
si aisément dans la porcelaine. Ce
que je puis dire, c' est que j' ai trouvé
dans de vieilles masures des piéces de
porcelaines, qui étoient probablement
fort anciennes, et je n' y ai rien remarqué
de particulier : s' il est vrai qu' en
vieillissant elles se soient perfectionnées,
il faut qu' au sortir des mains de l' ouvrier,
elles n' égalassent pas la porcelaine
qui se fait maintenant. Mais, ce que je
crois, c' est qu' alors, comme à présent,
il y avoit de la porcelaine de tout prix.
Selon les annales de King Te Tching, il
y a eu autrefois des urnes dont chaque
piéce se vendoit jusqu' à 58 et 59 taels,
c' est-à-dire, plus de 80 écus. Combien
se seroient-elles venduës en Europe !
Aussi, dit le livre, y avoit-il un fourneau
fait exprès pour chaque urne de
cette valeur, et la dépense n' y étoit pas
épargnée.
Le mandarin de King Te Tching qui m' honore
de son amitié, fait à ses protecteurs
de la cour des présens de vieille porcelaine,
qu' il a le talent de faire lui-même,
je veux dire qu' il a trouvé l' art d' imiter
l' ancienne porcelaine, ou du moins celle
de la basse antiquité : il employe à cet effet
quantité d' ouvriers. La matiere de ces
faux Kou Tong, c' est-à-dire de ces antiques
contrefaites, est une terre jaunâtre qui
se tire d' un endroit assez près de King Te
Tching, nommé Ma Ngan Chan. Elles sont
fort épaisses. Le mandarin m' a donné
une assiette de sa façon, qui pese autant
que dix des ordinaires.
Il n' y a rien de particulier dans le travail
de ces sortes de porcelaines, sinon
qu' on leur donne une huile faite de pierre
jaune qu' on mêle avec l' huile ordinaire,
en sorte que cette derniere domine :
ce lange donne à la porcelaine
la couleur d' un verd de mer. Quand
elle a été cuite, on la jette dans un boüillon
très-gras fait de chapon, et d' autres
p203
viandes : elle s' y cuit une seconde
fois, après quoi on la met dans un
égoût le plus bourbeux qui se puisse trouver,
on la laisse un mois et d' avantage.
Au sortir de cet égoût elle passe pour
être de trois ou quatre cens ans, ou du
moins de la dynastie précédente des
Ming, sous laquelle les porcelaines de
cette couleur et de cette épaisseur étoient
estimées à la cour. Ces fausses antiques
sont encore semblables auxritables,
en ce que lorsqu' on les frappe, elles ne
sonnent point, et que si on les applique
auprès de l' oreille, il ne s' y fait aucun
bourdonnement.
On m' a apporté des débris d' une grosse
boutique, une petite assiette, que j' estime
beaucoup plus que les plus fines
porcelaines, faites depuis mille ans. On
voit peint au fond de l' assiette un crucifix
entre la Sainte Vierge et Saint Jean :
on m' a dit qu' on portoit autrefois au Japon
de ces porcelaines, mais qu' on n' en
fait plus depuis seize à dix-sept ans. Apparemment
que les chrétiens du Japon
se servoient de cette industrie durant la
persécution, pour avoir des images de nos
mysteres : ces porcelaines confonduës
dans des caisses avec les autres, échappoient
à la recherche des ennemis de la
religion : ce pieux artifice aura été découvert
dans la suite, et rendu inutile
par des recherches plus exactes ; et c' est
ce qui fait sans doute qu' on a discontinué
à King Te Tching ces sortes d' ouvrages.
On est presque aussi curieux à la Chine
des verres et des cristaux qui viennent
d' Europe, qu' on l' est en Europe des porcelaines
de la Chine : cependant, quelque
estime qu' en fassent les chinois, ils
n' en sont pas venus encore jusqu' à traverser
les mers, pour chercher du verre
en Europe ; ils trouvent que leur porcelaine
est plus d' usage : elle souffre les liqueurs
chaudes ; on peut tenir une tasse
de thé billant sans se brûler, si on la
sçait prendre à la chinoise, ce qu' on ne
peut pas faire, même avec une tasse d' argent
de la même épaisseur, et de lame
figure : la porcelaine a son éclat ainsi
que le verre ; et si elle est moins transparente,
elle est aussi moins fragile. Ce
qui arrive au verre qui est fait tout recemment,
arrive pareillement à la porcelaine ;
rien ne marque mieux une constitution
de parties à peu-près semblables :
la bonne porcelaine a un son clair comme
le verre : si le verre se taille avec le
diamant, on se sert aussi du diamant pour
ünir ensemble, et coudre en quelque
sorte des pieces de porcelaine cassée : c' est
me un métier à la Chine ; on y voit
des ouvriers uniquement occupez à remettre
dans leurs places des piéces brisées :
ils se servent du diamant, comme
d' une aiguille, pour faire de petits trous
au corps de la porcelaine, où ils entrelassent
un fil de leton très-delié, et par
là ils mettent la porcelaine en état de servir,
sans qu' on s' apperçoive presque de
l' endroit où elle a été cassée.
J' aurai sans doute fait naître un doute
que je dois éclaircir : j' ai dit qu' il vient
sans cesse à King Te Tching des barques
chargées de Pe Tun Tse et de Kao Lin ; et
qu' après les avoir purifiez, le marc qui
en reste, s' accumule à la longue, et forme
de fort grands monceaux. J' ai ajoûté
qu' il y a trois mille fourneaux à King Te
Tching, que ces fourneaux se remplissent
de caisses et de porcelaines ; que ces caisses
ne peuvent servir au plus que trois
ou quatre fournées, et que souvent toute
une foure est perduë. Il est naturel
qu' on me demande après cela, quel est l' abysme,
depuis près de treize cens ans
on jette tous ces débris de porcelaines, et
de fourneaux, sans qu' il ait encore é
comblé.
La situation même de King Te Tching,
et la maniere dont on l' a construit, donneront
l' éclaircissement qu' on souhaitte.
King Te Tching qui n' étoit pas fort étendu
dans ses commencemens, s' est extrêmement
accrû par le grand nombre des
édifices qu' on y a bâti, et qu' on ytit
encore tous les jours : chaque édifice est
p204
environné de murailles ; les briques dont
ces murailles sont construites, ne sont
pas couces de plat les unes sur les autres,
ni cimentées comme les ouvrages
de maçonnerie d' Europe : les murailles
de la Chine ont plus de grace et moins
de solidité. De longues et de larges briques
incrustent, pour ainsi dire, la muraille :
chacune de ces briques en a une à
ses côtez : il n' en paroît que l' extrémité
à fleur de la brique du milieu, et l' une
et l' autre sont comme les deux éperons
de cette brique. Une petite couche de
chaux mise autour de la brique du milieu,
lie toutes ces briques ensemble : les briques
sont disposées de la me maniere
au revers de la muraille : ces murailles
vont en s' étrecissant, à mesure qu' elles s' élevent ;
de sorte qu' elles n' ont guéres au
haut que la longueur et la largeur d' une
brique : les éperons, ou les briques qui
sont en travers, ne répondent nulle part
à celles du côté oppo. Par-là le corps
de la muraille est comme une espéce de
coffre vuide. Quand on a fait deux ou
trois rangs de briques placées sur des fondemens
peu profonds, on comble le corps
de la muraille de pots cassez, sur lesquels
on verse de la terre délayée en forme
de mortier un peu liquide. Ce mortier
lie le tout, et n' en fait qu' une masse, qui
serre de toutes parts les briques de traverse,
et celles-ci serrent celles du milieu,
lesquelles ne portent que sur l' épaisseur
des briques qui sont au-dessous.
De loin ces murailles me parurent d' abord
faites de belles pierres grises, quarrées,
et polies avec le ciseau. Ce qui est
surprenant, c' est que si l' on a soin de bien
couvrir le haut de bonnes tuiles, elles
durent jusqu' à cent ans. à la rité elles
ne portent point le poids de la charpente,
qui est stenuë par des colomnes
de gros bois ; elles ne servent qu' à environner
les bâtimens et les jardins. Si l' on
essayoit en Europe de faire de ces sortes
de murailles à la chinoise, on ne laisseroit
pas d' épargner beaucoup, sur-tout
en certains endroits.
On voit déja ce que deviennent en
partie les débris de la porcelaine et des
fourneaux. Il faut ajoûter qu' on les jette
d' ordinaire sur les bords de la riviere
qui passe au bas de King Te Tching : il arrive
par-là qu' à la longue on gagne du
terrain sur la riviere : ces décombres humectez
par la pluye, et battus par les
passans, deviennent d' abord des places
propres à tenir le marché ; ensuite on en
fait des ruës. Outre cela dans les grandes
cruës d' eau, la riviere entraîne beaucoup
de ces porcelaines brisées : on diroit
que son lit en est tout pavé, ce qui ne
laisse pas de réjoüir la vûë. De tout ce
que je viens de dire, il est aisé de juger
quel est l' abysme, où depuis tant de siecles
on jette tous ces débris de fourneaux
et de porcelaines.
SOYERIES
p205
C' est de la Grece que l' Italie reçût
autrefois le riche psent de la soye,
laquelle sous les empereurs romains se
vendoit au poids de l' or. La Grece en
étoit redevable aux persans, et ceux-ci,
selon les auteurs qui ont écrit avec le
plus de sincerité, ainsi que le marque
M D' Herbelot, avouent que c' est originairement
de la Chine, qu' ils ont eu
la connoissance des vers à soye, et qu' ils
ont appris l' art de les élever.
Il seroit difficile de trouver des mémoires
d' un tems aussi reculé que ceux
de la Chine, où il soit fait mention des
vers à soye. Les plus anciens écrivains
de cet empire, en attribuent la découverte
à une des femmes de l' empereur
Hoang Ti, nommée Si Ling, et surnommée
par honneur Yuen Fei.
Jusqu' au tems de cette reine, quand
le pays étoit encore nouvellement défriché,
les peuples employoient les peaux
des animaux pour se vêtir : mais ces
peaux n' étant plus suffisantes pour la
multitude des habitans, qui se multiplierent
extraordinairement dans la suite,
la nécessité les rendit industrieux ;
ils s' appliquerent à faire des toiles pour
se couvrir ; mais ce fut à la princesse
dont je viens de parler, qu' ils eurent
l' obligation de l' utile invention des
soyeries.
Ensuite les imperatrices, que les auteurs
chinois nomment selon l' ordre
des dynasties, se firent une agréable
occupation de faire éclore les vers à soye,
de les élever, de les nourrir, d' en tirer
la soye, et de la mettre en oeuvre. Il
y avoit même un verger dans le palais,
destiné à la culture des mûriers.
L' imperatrice accompagnée des reines,
et des plus grandes dames de la cour,
se rendoit en cérémonie dans ce verger,
et cueilloit de sa main les feüilles de trois
branches, que ses suivantes abbaissoient
à sa portée. Les plus belles piéces de soye
qu' elle faisoit elle-meme, ou qui se faisoient
par ses ordres et sous ses yeux,
étoient destinées à la cérémonie du
grand sacrifice qu' on offroit au Chang Ti.
Il est à croire que la politique eut
plus de part que toute autre raison, aux
soins que se donnoient les imperatrices.
L' intention étoit d' engager par ces
grands exemples, les princesses, les dames
de qualité, et généralement tout le peuple,
à élever des vers à soye ; de même
que les empereurs, pour ennoblir en
quelque sorte l' agriculture, et exciter
les peuples à des travaux sinibles, ne
manquent point au commencement de
chaque printems, de conduire en personne
la charuë, et d' ouvrir en cérémonie
quelques sillons, et d' y semer des
grains. L' empereur regnant observe encore
cet usage.
Pour ce qui est des imperatrices, il
y a du tems qu' elles ont cessé de s' appliquer
au travail de la soye. On voit
néanmoins dans l' enceinte du palais de
l' empereur, un grand quartier rempli
de maisons, est l' eglise des jesuites
fraois, dont l' avenue porte encore le
nom de chemin qui conduit au lieu destiné à
élever des vers à soye, pour le divertissement
des imperatrices et des reines . Dans les
livres de l' ancien philosophe Mencius,
on trouve un sage réglement de police
fait sous les premiers regnes, qui détermine
l' espace destiné à la culture des mûriers,
selon l' étendue du terrain que
chaque particulier possede.
Ainsi l' on peut dire que la Chine est
le pays de la soye : il semble qu' elle soit
inépuisable : outre qu' elle en fournit à
p206
quantité de nations de l' Asie et d' Europe,
l' empereur, les princes, les
domestiques, les mandarins, les gens
de lettres, les femmes, et généralement
tous ceux qui sont tant soit peu à leur
aise, portent des habits de soye, et sont
tus de satin ou de damas. Il n' y a guéres
que le petit peuple, ou les paysans,
et les gens de la campagne, qui s' habillent
de toiles de coton teintes en
couleur bleuë.
Quoique plusieurs provinces de cet
empire fournissent de parfaitement belles
soyes, celle qui vient de la province
de Tche Kiang, est sans comparaison la
meilleure et la plus fine. Les chinois
jugent de la bonne soye par sa blancheur,
par sa douceur, et par sa finesse.
Si en la maniant elle est rude au toucher,
c' est un mauvais signe. Souvent
pour lui donner un bel oeil, ils l' apprêtent
avec une certaine eau de ris mêlée
de chaux qui la ble, et qui fait que
l' ayant transportée en Europe, on ne
peut la mouiller.
Il n' en est pas de même de celle qui
est pure, car rien n' est plus aisé à mouliner.
Un ouvrier chinois moulinera
cette soye pendant plus d' une heure,
sans s' arrêter, c' est-à-dire, sans qu' aucun
fil se casse. Aussi l' on ne peut rien
voir ni de plus beau, ni de plus net.
Les moulins dont ils se servent, sont
bien différens de ceux d' Europe, et beaucoup
moins embarrassans. Deux ou
trois méchans devidoirs de bambou avec
un roüet leur suffisent. Il est surprenant
de voir quelle est la simplicité des instrumens,
avec lesquels ils font les plus belles étoffes.
On trouve à Canton une autre espéce
de soye qui vient du Tong King, mais
elle n' est pas comparable à celle que fournit
la province de Tche Kiang, pour
néanmoins que celle-ci ne soit pas trop
humide, et c' est à quoi il faut prendre
garde, en se donnant le soin d' ouvrir les
paquets ; car les chinois, qui d' ordinaire
cherchent à tromper, mettent quelquefois
dans le coeur du paquet un ou
deux écheveaux de grosse soye, bien différente
de celle qui paroît au-dessus.
C' est de cette soye que les plus belles
étoffes se travaillent dans la province de
Kiang Nan ; car c' est dans cette province
que la ppart des bons ouvriers se rendent,
et c' est elle qui fournit à l' empereur
toutes celles qui sont à son usage,
et dont il fait présent aux grands et
aux seigneurs de sa cour. Le grand
commerce qui se fait à Canton, où tous
les etrangers abordent, ne laisse pas d' y
attirer aussi un grand nombre des meilleurs
ouvriers.
Ils feroient des étoffes aussi riches
qu' en Europe, s' ils étoient sûrs d' en avoir
le débit ; ils se bornent d' ordinaire à ce
qu' il y a de plus simple, parce que les
chinois s' attachent plus volontiers à ce
qui est utile, qu' à ce qui est agréable.
Ils font à la vérité des étoffes d' or :
mais ils ne passent pas leur or par la filiere,
afin de le retordre avec le fil, comme
on fait en Europe ; ils se contentent de
dorer une longue feüille de papier, qu' ils
coupent en très-petites bandes, dont ils
enveloppent la soye avec beaucoup d' adresse.
Ces étoffes sont très-belles en sortant
des mains de l' ouvrier, mais elles ne sont
point de si longue durée, et ne peuvent
guéres servir aux vêtemens, parce que
l' air et l' humidité ternissent bientôt l' éclat
de l' or ; elles ne sont guéres propres
qu' à faire des meubles et des ornemens
d' eglise. Il n' y a que les mandarins ou
leurs femmes qui s' habillent de ces sortes
d' étoffes, ce qui est même très-rare.
Les piéces de soye dont les chinois
se servent davantage, sont les gazes unies
et à fleurs, dont ils se font des habits d' eté ;
des damas de toutes les sortes et de
toutes les couleurs ; des satins rayez ; des
satins noirs de Nan King ; des taffetas à
gros grains, ou petites moheres, qui sont
d' un très-bon usage ; diverses autres
sortes de taffetas, les uns à fleurs qui
p207
ressemblent à du gros de Tours, d' autres
dont les fleurs sont à jour, comme
de la gaze ; quelques autres qui sont ou
rayez et de fort bon goût, ou jaspez,
ou piquez à rosettes, etc. Du crêpon,
des brocarts, des pannes, et différentes
sortes de velours. Celui qui est teint en
cramoisy se vend plus cher, mais il est
aisé d' y être trompé. Un moyen de découvrir
la fraude, c' est de prendre du jus
de limon mêlé avec de la chaux, et d' en
pandre quelques gouttes en différens
endroits : si la couleur change, c' est signe
qu' elle est fausse.
Enfin les chinois font une infinité
d' autres étoffes dont les noms sont inconnus
en Europe. Mais il y en a de
deux sortes, qui sont parmi eux d' un
usage plus ordinaire.
1 une sorte de satin plus fort et
moins lustré que celui qui se fait en Europe,
et qu' ils nomment Touan Tse. Il est
quelquefois uni, et d' autres fois on le diversifie
par des fleurs, des arbres, des
oyseaux, des papillons, etc.
2 un taffetas particulier qu' ils appellent
Tcheou Tse, dont ils se font des
caleçons et des doublures. Il est serré, et
pourtant si pliant, qu' on peut le doubler
et le presser de la main, sans lui faire prendre
de pli : on le lave même comme de
la toile, sans que pour cela il perde beaucoup
de son lustre.
Les ouvriers chinois donnent le lustre
au Tcheou Tse ou taffetas, avec de la
graisse de marsouin de riviere, qu' ils
nomment Kiang Tchu, c' est-à-dire, cochon
du fleuve Yang Tse Kiang. Car on
voit dans ce grand fleuve, à plus de 60
lieuës de la mer, des marsouins, moins
gros à la vérité que ceux de l' oan,
mais qui dans l' eau douce vont par troupes,
et à la file, et qui font les mêmes
sauts et les mêmes évolutions qu' en pleine mer.
On purifie cette graisse en la lavant,
et en la faisant cuire : ensuite avec une
brosse fine, on en donne au taffetas des
couches de haut en bas en unme
sens et du seul côté qu' on veut lustrer.
Quand les ouvriers travaillent la nuit,
ils usent à leurs lampes de cette graisse
fondue, au lieu d' huile. Son odeur délivre
de mouches le lieu ils travaillent,
ce qu' on regarde comme un grand
avantage, car ces insectes, en se plaçant
sur l' ouvrage, lui sont fort dommageables.
La province de Chan Tong fournit une
soye particuliere, qui se trouve en quanti
sur les arbres et dans les campagnes ;
elle se file, et l' on en fait une étoffe,
nommée Kien Tcheou. Cette soye est produite
par de petits insectes qui ressemblent
assez aux chenilles : ils ne la tirent
pas en rond, ni en ovale, comme font
les vers à soye, mais en fils très-longs :
ce fil s' attache aux arbrisseaux et aux
buissons, selon que le vent le pousse d' un
té ou d' autre. On amasse ces fils, et on
en fait des étoffes de soye qui sont plus
grossieres, que celles qui se font de la soye
filée dans les maisons : mais aussi ces vers
sont sauvages, et ils mangent indifféremment
les mûriers et les feüilles des autres
arbres. Ceux qui ne s' y connoissent pas,
prendroient ces étoffes pour de la toile
rousse, ou pour un droguet des plus grossiers.
Les vers qui filent cette soye, sont de
deux especes : la premiere qui est beaucoup
plus grosse et plus noire que nos
vers à soye, se nomme Tsouen Kien : la seconde
qui est plus petite, se nomme Tiao
Kien. Le cocon de la premiere est d' un
gris rousseâtre ; celui de l' autre est plus
noir. L' étoffe qu' on en fait, tient de ces
deux couleurs ; elle est fort serrée, ne se
coupe point, dure beaucoup, se lave
comme de la toile ; et quand elle est
bonne, les taches ne la gâtent point, pas
me celle de l' huile qui tombe dessus.
Cette étoffe est fort estimée des chinois,
et est quelquefois aussi chere que
le satin, et les étoffes de soye les mieux
faites. Comme les chinois sont très-habiles
à contrefaire, ils font de faux Kien
Tcheou avec le rebut de la soye de Tche
p208
Kiang, et il est aisé d' y être trompé, si
l' on n' y prend garde.
Depuis quelques années les ouvriers
de Canton se sont mis à faire des rubans,
des bas, et des boutons de soye ; et ils y
ussissent parfaitement bien. Les bas de
soye, ne se vendent qu' un tael, et les plus
gros boutons ne coûtent que dix sols la
douzaine.
Comme l' abondance et la bonté de la
soye, dépendent beaucoup de la maniere
dont on éleve les vers qui la produisent,
et des soins qu' on se donne pour
les nourrir depuis le tems qu' ils sont
éclos, jusqu' au tems de leur travail ;
la méthode qu' on observe à la Chine,
pourra devenir aussi utile qu' elle est curieuse.
Un auteur deputation qui vivoit
sous la dynastie des Ming, et qui
est d' une province, laquelle abonde en
soyeries, a fait un assez gros livre sur
cette matiere. Le pere Dentrecolles m' en
a envoyé l' extrait, dont j' ai tiré, ce qui m' a
paru le plus propre à perfectionner un si
beau travail, et à en assurer le succès.
Comme la soye n' est pas chere à la
Chine, il faut que les dépenses nécessaires
pour la mettre en oeuvre, soient peu
considérables. D' ailleurs l' estime qu' on
en fait en Europe, d' où chaque année
on voit partir tant de vaisseaux pour y
aller s' en fournir, fait juger que de nouvelles
connoissances données par les chinois
sur un travail si interessant, ne seront
pas tout-à-fait inutiles.
MANIERE ELEVER VERS A SOYE
L' auteur chinois commence d' abord
par traitter de quelle maniere
on doit cultiver les mûriers, dont les
feuilles servent de nourriture aux vers à
soye, parce que ces insectes, dit-il, de-me
que les autres animaux, ne sont
capables d' un travail utile, qu' autant
que les alimens qu' on leur donne, sont
proportionnez à leurs organes et à leurs
fonctions. Il distingue deux sortes de mûriers,
les uns qui sont véritables, et qui se
nomment Sang, ou Ti Sang : mais il ne faut
pas s' imaginer qu' ils donnent de grosses
res, comme en Europe : on n' a besoin
que de leurs feüilles, et c' est en
ë de faire pousser les feuilles en quantité,
qu' on s' applique à la culture de ces
arbres.
Il y a d' autres mûriers sauvages qu' on
nomme Tche, ou Ye Sang. Ce sont de
petits arbres qui n' ont ni la feuille, ni le
fruit du mûrier. Leurs feuilles sont petites,
âpres au toucher, et de figure ronde,
qui se termine en pointe. Elles ont
dans le contour des portions de cercle
rentrant. Le fruit du Tche ressemble au
poivre, il en sort un au pied de chaque
feuille. Les branches épineuses et épaisses
viennent naturellement en forme de
buisson. Ces arbres veulent être sur des
teaux, et y former une espece de forêts.
Il y a des vers à soye, qui ne sont pas
plûtôt éclos dans la maison, qu' on les
porte sur ces arbres, ils se nourrissent,
et font leurs coques. Ces vers campagnards
et moins délicats, deviennent plus
gros et plus longs que les vers domestiques ;
et quoique leur travail n' égale pas
celui de ces derniers, il a pourtant son
prix et son utilité, comme on le peut juger
de ce que j' ai dit de l' étoffe nommée
Kien Tcheou. C' est de la soye produite par
ces vers, qu' on fait les cordes des instrumens
p209
de musique, parce qu' elle est forte
et résonnante.
Au reste, il ne faut pas croire que ces
arbres Tche, ou mûriers sauvages ne demandent
aucun soin, et qu' il suffise de les
charger de vers à soye. Il faut ménager
dans ces petites forêts quantité de sentiers
en forme d' allées, afin de pouvoir
arracher les mauvaises herbes qui croissent
sous les arbres. Ces herbes sont nuisibles,
en ce qu' elles cachent des insectes,
et sur-tout des serpens, qui sont friands
de ces gros vers. Ces sentiers sont encore
nécessaires, afin que les gardes parcourent
sans cesse le bois, ayant le jour une
perche à la main, ou un fusil, pour écarter
les oyseaux ennemis de ces vers ; et
battant la nuit un large bassin de cuivre,
pour éloigner les oyseaux nocturnes. On
doit prendre cette précaution chaque
jour, jusqu' au tems où l' on recueille les
coques travaillées par les vers.
Il est à observer que les feüilles, ausquelles
les vers n' ont point touché au
printems, doivent être arrachées pendant
l' eté. Si on les laissoit sur l' arbre, les feüilles
qui renaîtroient le printems suivant,
auroient des qualitez veneneuses et malfaisantes.
On trouve dans un livre chinois
sur les plantes, la circulation de leur
suc clairement exprimée. On juge sans
doute que ce suc qui circule, et qui des
vieilles feüilles couleroit dans la matrice,
nuiroit par sa grossiereté à la séve, qui
monte de la racine de l' arbre jusqu' à
l' extrémité de ses branches.
Pour rendre les arbres Tche plus propres
à nourrir des vers domestiques, il est
bon de les cultiver à peu-près de même
que les mûriers ritables. Il est sur-tout
à propos de semer du mil dans le
terroir, on les aura planté un peu au
large. Le mil corrige l' âpreté des petites
feüilles de l' arbre de Tche, qui deviennent
plus épaisses et plus abondantes ; les
vers qui s' en nourrissent, travaillent les
premiers à leurs coques, et leur soye en
est plus forte.
Peut-être feroit-on quelquescouvertes
semblables en Europe, si l' on observoit
sur les arbres les coques de vers qui
y sont attachées. Il faudroit les prendre
avant que les vers fussent changez en
papillons ; car quand ils sortent de leurs
coques, ils n' y laissent pas leurs oeufs, que
divers incidens font périr en grande partie.
Il faudroit aussi ramasser plusieurs de
ces coques animées, afin d' avoir des papillons
les et femelles ; et les oeufs étant
éclos l' ane suivante, on les répandroit
sur les arbres d' on les auroit tirez, et
ils s' y nourriroient sans peine. Il y a apparence
que c' est ainsi qu' on a fait à la
Chine la couverte des vers à soye.
On a fait une observation, dont l' auteur
chinois ne parle point, et qui peut
néanmoins avoir son utilité, c' est qu' au
lieu de l' arbre Tche, dont les feüilles nourrissent
les vers, qui travaillent à la soye
propre à faire des Kien Tcheou, on peut employer
les feüilles de chêne. Le feu empereur
Cang Hi en a fait l' expérience. Une
année qu' il passa l' été et l' automne à Geho,
en Tartarie, il fit nourrir des vers à
soye sur des chênes ; sans doute que c' étoit
des premieres feüilles encore tendres,
que ces vers se nourrissoient.
Mais enfin l' épreuve en a été faite, et
peut-être que si on hazardoit de mettre
des vers à soye domestiques sur un jeune
chêne, quelques-uns d' eux s' accoûtumeroient
à ce genre de vie rustique ;
de même qu' on voit des enfans de famille,
qui ont été élevez délicatement,
s' endurcir aux fatigues et à la nourriture
du simple soldat. Des oeufs qu' ils produiroient,
on verroit sortir sans doute des
vers campagnards, tels que ceux dont
on tire la soye, qui sert à faire le Kien
Tcheou. Du moins on pourroit essayer si
ces premieres filles de chêne seroient
du goût des vers à soye domestiques ; et
si cela étoit, elles pourroient suppléer à
celles des mûriers, qui en certaines années
sont plus tardives.
On vient ensuite auxriers véritables ;
tout ce qu' en dit l' auteur chinois,
peut se réduire aux articles suivans : quelle
p210
est la bonne ou la mauvaise espece des
riers : de quelle maniere on peut les
rendre meilleurs par le choix et la culture
du terroir, par l' adresse qu' on apporte à
les effeüiller, à les enter, et sur-tout à
les tailler ; enfin comment il faut s' y prendre
pour multiplier la bonne espéce.
On doit rejetter lesriers qui commencent
par pousser des fruits, et ensuite
des feüilles, parce que ces feüilles sont
d' ordinaire très-petites et malsaines, et
que d' ailleurs cette espece de mûriers
n' est pas de longue durée, et périt en
peu d' années.
Dans le choix des jeunes plans, il
faut laisser ceux qui ont la peau ridée,
parce qu' ils ne produiront que des feüilles
petites et minces. Au contraire on
doit se fournir de ceux dont l' écorce
est blanche, qui ont peu de noeuds, et
de grands bourgeons. Les feüilles en
sortiront larges et épaisses, et les vers
qui s' en nourriront, produiront en leur
tems des coques serrées et abondantes
en soye.
Les meilleurs mûriers sont ceux qui
donnent peu de mûres, parce que le
suc est moins partagé. Il y a un moyen,
à ce qu' on assure, de les rendre stériles
en fruits, et féconds en feüilles : c' est de
faire manger aux poules des mûres,
soit qu' elles soient fraichement cueillies,
soit qu' elles ayent été séchées au soleil :
on ramasse la fiente de cette volaille,
on la délaye dans l' eau, on met dans
cette eau la graine de mûriers pour la
macérer, aps quoi on la seme.
On distingue en géral deux bonnes
espéces de mûriers, qui ont pris leurs
noms de la province, d' où ils sont sortis
originairement. Les uns se nomment
King Sang : King est le nom d' une contrée
de la province de Hou Quang. Ses
feüilles sont minces et peu pointues, et
ressemblent en petit dans leurs contours
aux feüilles de courge. La racine est
durable, et le coeur du tronc solide. Les
vers nourris de ces feüilles filent une
soye forte, et très-propre à faire le Cha
et le Lo Cha, (c' est une espéce de gaze
et de crespe qui a du corps). Les feüilles
du King conviennent sur tout aux vers
nouvellement éclos ; car chaque âge a
une nourriture qui lui est proportionnée,
et dont il s' accommode mieux.
Lesriers de Lou, ancien nom de
la province de Chan Tong, ne sont pas
chargez de mûres ; leur tronc s' allonge,
leurs feüilles sont grandes, fortes,
fermes, rondes, épaisses, pleines de suc :
les branches sont saines et vigoureuses,
mais la racine et le coeur ne sont pas solides
et de durée : quoique leurs feüilles
soient bonnes pour tout âge, elles sont
néanmoins plus propres à nourrir les
vers qui sont déja un peu grands.
Parmi ces sortes deriers, il y en
a qui poussent des feüilles de tres-bonne
heure : ce sont ceux-là qu' il faut choisir
pour les avoir près de sa maison, afin
de pouvoir plus aisément en préserver
le pied des mechantes herbes, le fumer,
l' arroser dans les tems de sécheresse, et
avoir comme à sa main les premieres
provisions de vivres pour ces précieux
insectes.
Les jeunes arbrisseaux qu' on a trop
effeüillez avant qu' ils eussent trois ans,
se ressentent dans la suite de cet épuisement :
ils deviennent foibles et tardifs.
Il en arrive de même à ceux dont on
ne coupe pas bien net les feüilles et les
branches, qu' on emporte tout effeüillées.
Quand ils ont atteint trois ans, ils
sont dans leur grande vigueur, mais ils
commencent à la perdre vers l' âge de
cinq ans, lorsque leurs racines s' entrelassent.
Le remede qu' on y apporte, c' est
de déchausser ces arbres vers le printems,
de couper les racines trop entrelassées,
et de les couvrir ensuite d' une
terre préparée, qui se lie aisément par
le soin qu' on prend de l' arroser.
Quand ils vieillissent, il y a un art de
les rajeunir ; c' est de couper toutes les
branches épuisées, et d' y enter des jets
bien sains : il se glisse par là dans tout le
corps de l' arbre un serment qui le vivifie :
p211
c' est au commencement de la seconde
lune qu' il faut enter, c' est-à-dire, au
mois de mars.
Pour empêcher que ces arbres ne
languissent, il faut examiner de tems
en tems si de certains vers ne les ont
pas percez, pour y déposer leurs semences.
On fait mourir ces vers, en y insinuant
un peu d' huile du fruit de l' arbre
Tong. Toute autre huile forte produiroit
sans doute le même effet.
Le terroir convenable auxriers
ne doit être ni fort, ni trop dur. Un
champ qui a demeuré long-tems en friche,
et qu' on a nouvellement labouré,
y est très-propre.
Dans les provinces de Tche Kiang et
de Kiang Nan, d' où vient la meilleure
soye, on a soin d' engraisser la terre de
la bouë qu' on tire des canaux, dont le
pays est coupé, et qu' on nettoye tous
les ans. On peut y employer les cendres
et la fiente des animaux, sans oublier
celle des vers à soye. Les petits
légumes qu' on seme entre ces arbres,
ne leur font aucun tort, pourvû néanmoins
qu' on soit attentif à ne pas labourer
la terre près de l' arbre, car le
soc endommageroit les racines.
Mais voici ce qu' il y a de principal,
et ce qui apporte le plus de profit ; c' est
d' avoir l' oeil à ce que les mûriers soient
taillez à propos, et par une main habile :
l' arbre en est, et plûtôt, et plus
chargé de feüilles : ces feüilles sont
mieux nourries, et d' un goût plus propre
à réveiller l' appetit des vers. On ne doit
pas craindre d' éclaircir les branches, et sur
tout celles du coeur de l' arbre ; afin d' y laisser
une place vuide et libre. Celui qui est
chargé de faire la provision des feüilles,
étant placé dans le centre de l' arbre, les
cueille bien plus commodément. Il ramasse
plus de feüilles en un jour, qu' un
autre qui n' auroit pas pris cette pcaution,
n' en ramasseroit en plusieurs jours.
Ce qui n' est pas une petite épargne.
D' ailleurs quand les vers sont affamez,
on ne court point le risque de les
faire souffrir de la faim : leur repas est
bien plûtôt préparé, que s' il falloit faire
la provision de feüilles fraîches, sur un
rier épais comme un buisson. Pour
faciliter la cueillette autour de l' arbre, on
se sert d' une échelle fourchée, qui se soutient
elle-même sans appuyer sur le mûrier,
de crainte de lui nuire. Notre auteur
prétend qu' un mûrier bien taillé en
vaut deux autres, et rend un double
profit.
C' est au commencement de janvier,
ou dans tout ce mois là qu' on taille
les mûriers : on les taille de la même
façon qu' on taille les vignes, et en particulier
les treilles. Il suffit que les branches
qu' on laisse ayent quatre yeux. Le
surplus doit être rejetté. On coupe entierement
quatre sortes de branches :
1 celles qui sont pendantes et qui
penchent vers la racine. 2 celles qui
se jettent en dedans, et qui tendent
vers le tronc. 3 celles qui sont fourchuës,
et qui sortent deux à deux du
tronc de l' arbre : l' une de ces branches
doit être nécessairement retranchée. 4
celles qui d' ailleurs viennent bien, mais
qui sont trop épaisses et trop garnies.
On ne laissera donc que les branches
qui se jettent en dehors de l' arbre : au
printems suivant elles auront un air vif
et brillant, et les feüilles qui auront le
plus poussées, avanceront la vieillesse des
vers, et augmenteront le profit de la soye.
Notre auteur qui compte beaucoup
sur l' art de tailler lesriers, ainsi qu' il
se pratique dans son pays de Nan King,
et au voisinage de Tche Kiang, dit hardiment
que ceux de la province de
Chan Tong qui en usent autrement, devroient
éprouver cette méthode, et ne
pas s' en tenir opiniâtrément à leurs anciennes
pratiques.
Sur la fin de l' automne, et avant que
les feüilles des mûriers jaunissent, il
faut les cueillir, les faire sécher au soleil,
puis les battre et les briser en petites
parties, les conserver dans un lieu non
fu, et même les enfermer dans de
p212
grands vases de terre, dont on bouchera
l' ouverture avec de la terre grasse. Au
printems ces feüilles brisées seront réduites
en une espéce de farine. On la donne
aux vers après qu' ils ont mué. J' expliquerai
en son lieu la maniere de la donner,
et les bons effets qu' elle produit.
Dans les provinces de Tche Kiang et
de Kiang Nan qui produisent la meilleure
soye, on est attentif à empêcher les mûriers
de croître : on les taille pour qu' ils
ne viennent qu' à une certaine hauteur.
Les branchages qu' on ramasse avec
soin, sont de plus d' un usage ; car les
chinois sçavent mettre tout à profit. 1
dans les endroits où le bois est rare, ils
servent à faire du feu pour chauffer l' eau,
l' on met les bonnes coques de soye,
afin de les dévider plus aisément. 2 de
la cendre de ces branches, on en fait
une lessive, où l' on jette les coques
percées par les papillons, et celles qui
sont défectueuses. Avec le secours de
cette lessive où elles cuisent, elles s' élargissent
extraordinairement, et deviennent
propres à être filées pour faire de
la filoselle, ou être pparées pour la
oüate qui tient lieu de coton. 3 enfin
avant que de destiner au feu ces
branchages, il y en a qui les pouillent
de leur peau, dont ils font du papier
qui est assez fort pour couvrir les
parasols ordinaires, sur-tout quand il
est huilé et coloré.
Comme les mûriers vieillissent, et
qu' en vieillissant leurs feüilles deviennent
moins appetissantes, on doit avoir
soin de les renouveller : outre la maniere
de les rajeunir par l' enture, comme
je l' ai expliqué, on se procure de
nouveaux plans, soit en entrelassant des
branches vives et saines dans de petites
tonnes faites de deux piéces d' un gros
bambou, qu' on remplit de bonne terre ;
soit en recourbant au printems de
longues branches qu' on a laissées au
tems de la taille, et qu' on plonge par la
pointe dans une terre pparée ; au mois
de decembre suivant, ces branches auront
pris racine de bouture. Alors on les
retranche du corps de l' arbre en les coupant
adroitement, et on les transplante
dans la saison.
On seme aussi des graines de rier : il
faut les choisir des meilleurs arbres, et du
fruit qui vient au milieu des branches.
Cette graine doit se mêler avec la cendre
des branches qu' on a brûlez : le lendemain
on agite le tout dans de l' eau : lorsque
l' eau vient à se rasseoir, la graine inutile
surnage : celle qui va au fond doit
êtrechée au soleil, puis on la seme avec
du mil à parties égales et mêlées ensemble.
Le mil est ami durier, et en
croissant il le défend des ardeurs du
soleil ; car dans ces commencemens il
veut de l' ombre. Lorsque le mil est
meur, on attend qu' il fasse du vent, et
alors on y met le feu. Au printems suivant,
les mûriers poussent avec beaucoup
plus de force.
Quand les jets sont montez à une
juste hauteur, il faut en couper la pointe,
afin qu' ils se fournissent par les côtez,
de même qu' on a soin de couper les
branches qui naissent, jusqu' à ce que
l' arbre parvienne à la hauteur qu' on souhaitte.
Enfin on transplante ces jeunes
riers en differentes lignes, à la distance
de huit à dix pas. Chaque plan d' une
ligne sera éloigné de quatre pas de son
voisin. Il faut éviter que les arbres d' une
ligne ne pondent directement à ceux
de la ligne oppoe ; apparemment qu' on
affecte ce défaut de symmetrie, afin que
ces arbres ne se fassent pas de l' ombre
les uns aux autres.
Ce n' est pas assez d' avoir cultivé des
riers, propres à fournir la nourriture
convenable aux vers à soye, il
faut encore pparer à ces précieux insectes,
un logement qui soit conforme
aux diverses situations où ils se trouvent,
et au temsils sont occupez de leur
ouvrage. Ces habiles ouvriers qui contribuent
de leur substance, au luxe et
à la délicatesse de nos habits et de nos
meubles, ritent qu' on les traitte avec
p213
distinction. Les richesses qu' ils fournissent,
se mesurent sur les soins qu' on prend
d' eux : s' ils souffrent, s' ils languissent,
leur ouvrage souffrira et languira à proportion.
Il y a quelques auteurs chinois, qui
ont parlé du logement propre pour les
vers à soye ; mais ils n' ont écrit que pour
ceux qui suivent une certaine routine,
par rapport à une petite quantité de soye
proportionnée à leur loisir, à leurs facultez,
et à leur étroite habitation : car il
y a certaines provinces, où presque dans
toutes les maisons on éleve des vers à
soye. L' auteur qu' on suit ici, et qui parvint
à être un des premiers ministres de
l' empire, a traitté la matiere à fonds, et
n' a écrit que pour les grands laboratoires,
l' on fait de la dépense, mais dont on
est dédommagé dans la suite avec usure.
Il faut, dit notre auteur, choisir un
lieu agréable pour le logement des vers
à soye, et avoir soin que ce logement
soit un peu élevé, sur un terrain sec, et
dans le voisinage d' un ruisseau ; car comme
il estcessaire de baigner et de laver
plusieurs fois les oeufs, l' eau vive
est celle qui convient davantage. Le
quartier où l' on bâtira ce logement, doit
être retiré, et sur-tout éloigné des fumiers,
des égouts, des troupeaux, et
de tout fracas. La mauvaise odeur, et les
moindres surprises de frayeur, font d' étranges
impressions sur une engeance
si délicate : l' abboyement même des
chiens, et le cri perçant du coq, sont
capables de les déranger, quand ils sont
nouvellement éclos.
On bâtira donc une chambre quarrée,
qui peut avoir d' autres usages hors de la
saison des vers à soye. Comme l' air y
doit être chaud, on aura soin que les murailles
soient bien conditionnées. L' entrée
sera tournée au midi, du moins au sud
est, et jamais au nord. Il y aura quatre
fenêtres, une à chaque té de la chambre,
pour admettre l' air de dehors selon
le besoin, et lui donner un libre passage :
ces fenêtres qu' on tient presque toûjours
fermées, seront d' un papier blanc, et
transparent, parce qu' il y a des heures
la clarté est nécessaire, et d' autres
il faut de l' obscurité : c' est pourquoi
il est à propos qu' il y ait des nattes mobiles
derriere les chassis.
Ces nattes serviront encore à défendre
le lieu des vents contraires, tels que sont
les vents du sud et de sud-ouest, qui n' y
doivent jamaisnétrer : et comme on a
besoin quelquefois d' unphir rafraîchissant,
et que pour cela il est nécessaire d' ouvrir
une des fenêtres, si c' étoit dans un
tems où l' air fut rempli de moucherons
et de cousins, ce seroit autant de vers perdus :
s' ils se jettent sur les coques de soye,
ils y causent des tares, qui rendent la soye
d' une difficulté extrême à dévider : le
mieux, et ce qui se pratique ordinairement,
c' est de hâter l' ouvrage avant la
saison des moucherons. On ne doit pas
être moins soigneux à fendre l' entrée
de la chambre aux petits lézards, et aux
rats, qui sont friands des vers à soye, et
pour cela il faut se pourvoir de chats actifs
et vigilans.
Il est important, comme on le verra
dans la suite, que les oeufs s' éclosent en
me tems, et que les vers dorment, se
reveillent, mangent, et muent tous ensemble ;
et pour cela il faut que dans
leur logement il regne une chaleur toûjours
égale et constante. Le moyen que
notre auteur suggere pour l' y conserver,
c' est de bâtir aux quatre angles de
la chambre, quatre espéces de petits poëles,
c' est-à-dire, des creux maçonnez
chacun de tous lestez, l' on allume
du feu ; ou bien d' avoir un bon brasier
portatif qu' on promenera dans la chambre,
et qu' on retirera, lorsqu' on le jugera
à propos. Mais ce brasier doit être allu
au dehors de la chambre, et enseveli
sous un tas de cendres ; car une flamme
rouge, ou bleuâtre, nuit beaucoup aux
vers.
Notre auteur voudroit même, autant
qu' il est possible, que le feu qui
échauffe la chambre, se fît de fiente de
p214
vache. Il conseille d' en ramasser pendant
l' hyver, de la détremper, de la
mettre en briques, et de la faire sécher
au soleil. On rangera ces briques sur des
couches de bois dur, qu' on aura mis
dans les cavitez mâçonnées, on y mettra
le feu, lequel produira une chaleur douce,
et convenable aux vers, qui se plaisent
à l' odeur de cette fiente, mais en
prenant bien garde que la fumée ne pénétre
dans le logement ; car ils ne peuvent
la souffrir. Ce feu se conserve long-tems
sous les cendres, ce qui n' est pas
un petit avantage. Enfin, pour préserver
le lieu de toute humidité, sans quoi
il y auroit peu de profit à espérer, il faut
que la porte ait par dehors un paillasson
piqué, qui empêche que la fraîcheur de
l' air ne s' y insinuë.
Il s' agit maintenant de meubler le logement,
et d' y tenir prêts les instrumens
nécessaires, pour fournir aux besoins et
à l' entretien des vers à soye. On disposera
par étage neuf ou dix rangs de planches,
plus ou moins, à la distance de neuf
pouces les uns des autres. Là seront placées
des clayes faites de joncs à claires
voyes, en sorte que le petit doigt puisse
passer dans chaque trou, afin que la chaleur
du lieu y pénétre plus aisément, et
que la fraîcheur y succéde de même. Ces
divers étages seront rangez de telle maniere,
qu' ils formeront une enceinte
dans la chambre, au milieu, et autour
de laquelle on puisse agir. C' est sur ces
clayes qu' on fait éclore les vers, et qu' on
les nourrit jusqu' à ce qu' ils soient prêts
à faire leur soye ; car pour lors la scene
change.
Au reste, ces clayes étant comme le
berceau de ces vermisseaux extrêmement
tendres, on y met une espéce de matelas,
dit le chinois, c' est-à-dire, qu' on
y répand une couche de paille séche, et
hachée en petites parties, sur laquelle on
étend une longue feüille de papier, qu' on
adoucit en la maniant licatement.
Quand la feüille est salie par leurs crottes,
ou par les restes de leur repas, c' est-à-dire, par les
fibres des feüilles ausquelles
ils ne touchent point, on la couvre d' un
filet, dont les mailles donnent un libre
passage : on jette sur ce filet des feüilles
de mûriers, dont l' odeur fait monter
aussi-tôt ce peuple affamé : ensuite
on leve doucement le filet, qu' on place
sur une claye nouvelle, tandis qu' on
nettoye l' ancienne pour s' en servir une
autre fois.
Voilà bien des précautions à garder
pour le logement des vers : notre auteur
les pousse encore plus loin. Il veut
qu' autour du bâtiment, et à peu de distance,
on éleve une muraille, ou une
épaisse palissade, sur-tout du côté de
l' ouest, afin que si l' on est obligé de faire
entrer de l' air de ce té-là, le soleil
couchant ne donne pas sur les vers à soye.
Quand il s' agit de ramasser les feüilles
de mûriers, il conseille de se servir d' un
large rezeau, qui s' ouvre, et se ferme
à peu-près comme une bourse, afin que
les feüilles ne soient pas étouffées, et que
dans le transport leur humidité se desséche,
sans qu' elle soit en danger de se faner.
Comme dans les premiers jours, après
que les vers sont éclos, ils ont besoin
d' une nourriture plus délicate et pparée,
il veut qu' on coupe les feüilles en
petits filamens très-liez, et que pour
cela on y employe un couteau très-affilé,
qui ne presse pas les feüilles en les coupant,
et qui leur laisse toute la finesse
de leur goût.
On voit assez souvent que les plantes
dégénerent, et que la semence nepond
pas à la bonté de sa premiere origine :
il en arrive de même aux papillons ;
il y en a de foibles et de languissans :
on ne doit pas en attendre une posterité
vigoureuse. Il est donc important
de les choisir : ce triage se fait à deux
reprises.
1 avant qu' ils soient sortis de leurs
coques, et c' est alors qu' on doit distinguer
celles des mâles, et celles des femelles.
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Voici la maniere de les connoître :
les coques un peu pointues, qui sont
serrées, fines, moins grandes que les
autres, contiennent les papillons mâles.
Les coques plus arrondies, plus grandes,
plus épaisses, et plus négligées renferment
les femelles. à parler en général,
les coques qui sont claires, un peu
transparentes, nettes, et solides, sont
les meilleures.
2 ce choix se fait encore plusrement,
lorsque les papillons en sont sortis,
ce qui arrive peu après le quatorziéme
jour de leur solitude. Ceux qui sortent
les premiers, et qui devancent les autres
d' un jour, ne doivent point être employez
à multiplier l' espece ; attachez-vous
à ceux qui sortent en foule le jour
suivant : les plus tardifs doivent être rejettez.
Voici un autre indice pour ne
pas se tromper dans ce triage : les papillons,
dont les aîles sont recoures, qui
ont les sourcils chauves, la queuë seche,
le ventre rougeâtre et nullement velu,
ne doivent pas être gardez pour la multiplication
de l' espece.
Lorsque ce triage est fait, on approche
les les des femelles qu' on place
sur diverses feüilles de papier, afin qu' ils
s' accouplent. Ce papier doit être fait,
non de toile de chanvre, mais d' écorce
de mûriers : il faut les fortifier par des
fils de soye ou de coton collez par derriere,
parce que quand elles seront chargées
d' oeufs, elles doivent être plongées
jusqu' à trois fois dans l' eau pour donner
aux oeufs un bain salutaire. On étendra ces
feuilles de papier sur des nattes chargées
de paille épaisse. Après que les papillons
auront été unis ensemble environ douze
heures, il faut séparer les mâles. S' ils demeuroient
plus long-tems unis, les oeufs
qui viendroient, étant plus tardifs, ne
pourroient éclôre avec les autres, et cet
inconvénient doit s' éviter. Les papillons
les seront mis à quartier avec ceux
qu' on aura rejettez dès le commencement.
Afin que les femelles pondent plus
avantageusement, on avertit de les mettre
au large, et de les couvrir : l' obscurité
les empêche de trop éparpiller leurs oeufs.
Quand elles en seront entierement délivrées,
il faut les tenir encore couvertes
durant quatre ou cinq jours. Après quoi
tous ces papillons joints à ceux qu' on aura
mis à l' écart, ou qu' on tirera morts des
coques, seront mis profondément en
terre, car ce seroit une peste pour les animaux
qui y toucheroient. Il y en a qui
assurent que si on les enfoüit en divers
endroits dans un champ, ce champ pendant
quelques anes ne produira ni
ronces, ni aucuns autres arbrisseaux épineux.
Il y en a d' autres qui les jettent
dans des étangs domestiques, et ils prétendent
qu' il n' y a rien de meilleur
pour engraisser les poissons.
Quant à cette riche semence qui reste
attace sur les feüilles de papier, il
peut y en avoir encore de rebut : les
oeufs, par exemple, qui étant collez
ensemble forment des especes de grumeaux,
doivent être rejettez ; l' esperance
de la soye est dans les autres, et c' est
de ceux-ci qu' on doit prendre un très-grand
soin. Sur quoi notre auteur s' étonne,
que les vers étant si sensibles aux
impressions de l' air tant soit peu froid
ou humide, leurs oeufs au contraire se
trouvent fort bien de l' eau et de la neige :
ne semble-t-il pas, dit-il, qu' ils
soient de deux natures différentes ? Il
compare les changemens qui arrivent
aux vers, qu' on voit devenir successivement
fourmis, chenilles, et enfin papillons,
aux changemens qui arrivent par
ordre aux plantes, par le développement
de leurs parties qui sont compactes dans
une situation, et qui se dilatent dans une
autre, dont les unes sechent et tombent,
au moment que d' autres paroissent et
sont dans toute leur vigueur.
Le premier soin qu' on doit prendre,
c' est de suspendre ces filles chargées
d' oeufs à la poutre de la chambre qui
sera ouverte par devant, afin que le vent
passe, sans pourtant que les rayons du
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soleil donnent dessus : il ne faut pas que le
té de la feuille où sont les oeufs, soit tourné
en dehors. Le feu dont on échauffe
la chambre ne doit jetter ni flamme, ni
fue : on doit aussi prendre garde qu' aucune
corde de chanvre n' approche ni
des vers, ni des oeufs : ces avertissemens
ne se répétent pas sans raison. Quand on
a laissé durant quelques jours les feuilles
ainsi suspendues, on les roule d' une maniere
lâche, ensorte que les oeufs soient
en dedans de la feuille, et on les suspend
encore de la me maniere durant l' e
et l' automne.
Le huitiéme de la douziéme lune,
c' est-à-dire, à la fin de décembre, ou
dans le mois de janvier, lorsqu' il y a
un mois intercalaire, on donne le bain
aux oeufs dans de l' eau froide de riviere,
s' il est possible, ou bien dans de l' eau
l' on aura dissous un peu de sel, ayant
l' oeil que cette eau ne se glace. Les feuilles
y resteront deux jours, et de peur qu' elles
ne surnâgent, on les arrête au fond
du vase, en mettant dessus une assiette
de porcelaine. Après les avoir retirées de
l' eau, on les suspend de nouveau, et lorsqu' elles
sont seches, on les roule d' une
maniere un peu serrée, et on les enferme
parément et debout dans un vase de
terre. Dans la suite, environ tous les dix
jours une fois, lorsque le soleil après
un tems pluvieux se montre avec force,
on expose les feuilles à ses rayons dans
un lieu couvert où il n' y ait point de
rosée : on les y laisse ainsi exposées environ
une demie heure, et puis on les enferme,
comme on a fait auparavant.
Il y en a dont la pratique est différente :
ils plongent les feuilles dans de
l' eau, où ils ont jetté des cendres de
branches de mûriers, et après les y avoir
laissées un jour entier, ils les en retirent
pour les enfoncer quelques momens
dans de l' eau de neige, ou bien ils les
suspendent durant trois nuits à un mûrier,
pour y recevoir la neige ou la pluye,
pourvû qu' elle ne soit pas trop forte.
Ces bains ou d' une espece de lessive
et d' eau de neige, ou d' eau de riviere,
ou d' eau empreinte de sel, procurent
dans son tems une soye facile à devider,
et contribuent à la rendre plus liée, plus
forte, et moins poreuse dans sa substance.
Ils servent principalement à conserver
dans les oeufs toute leur chaleur interne,
en quoi consiste leur vertu prolifique.
Lorsqu' on voit sur les mûriers des
feuilles naissantes, il est tems de songer
à faire éclore les oeufs : car on les hâte, ou
on les retarde, selon les divers degrez
de chaleur ou de fraîcheur qu' on leur
donne : on les hâte, si l' on déploye souvent
les feuilles de papier, et si en les fermant,
on les roule d' une maniere fort
lâche. En faisant tout le contraire, on
les retarde.
Voici quelle doit être l' occupation
des trois derniers jours, qui précedent la
naissance des vers. Il importe beaucoup
qu' ils viennent à éclore tous ensemble.
Quand ils sont prêts de naître, on voit
les oeufs se gonfler, et dans leur rondeur
devenir un peu pointus : le premier de
ces trois jours sur les dix à onze heures,
lorsque le ciel est serain et qu' il fait un
petit vent tel qu' il y en a pour lors, on
tire du vase ces précieux rouleaux de
papier, on les étend en long, on les suspend,
en sorte que le dos soit tourné au
soleil, on les y tient jusqu' à ce qu' ils
ayent une chaleur douce et temperée.
On les roule ensuite d' une maniere serrée,
et on les remet de leur hauteur dans
le vase en un lieu chaud, jusqu' au lendemain
qu' on les retire de la même façon,
et qu' on fait la même manoeuvre.
On remarquera ce jour-là que les oeufs
changent de couleur, et deviennent d' un
gris cendré. Alors on joint les feuilles
de papier deux à deux, on les roule plus
serrées, on lie même les deux extrêmitez.
Le troisiéme jour sur le soir on déplie
les feuilles, et on les étend sur une
natte fine : les oeufs paroissent alors noirâtres :
s' il y avoit quelques vers d' éclos,
ils doivent être réprouvez : la raison est
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qu' ils ne seroient jamais vers de communauté :
l' expérience a appris que ces sortes
de vers, qui ne sont pas éclos en me
tems que les autres, ne s' accordent
jamais avec eux pour le tems de la mue,
du réveil, des repas, ni, ce qui est de
principal, pour le tems où se fait le travail
des coques : ces vers bizarres multiplieroient
les soins et les embarras, et
par ce dérangement causeroient de la perte :
c' est pourquoi on les bannit de bonne
heure. Cette séparation étant faite, on
roule trois feuilles ensemble d' une maniere
fort lâche, qu' on transporte dans
un lieu bien chaud, et qui soit à l' abri
du vent du midi.
Le lendemain sur les dix à onze heures
on tire les rouleaux, on les déplie, et
on les trouve pleins de vers qui sont comme
autant de petites fourmis noires, et
c' est en effet le nom qu' on leur donne, He Y :
les oeufs qui environ une heure aprés ne
seront point éclos, doivent être abandonnez.
Si parmi ces vers nouvellement
nez, on en distingue qui ayent la tête
platte, qui soient secs et comme brûlez,
qui soient d' un bleu leste, ou jaunes,
ou de couleur de chair, ne songez point
à les élever ; les bons sont ceux qui paroissent
de la couleur d' une montagne
qu' on voit de loin.
Ce qu' on conseille d' abord de faire,
c' est de peser dans une balance la feuille
qui contient les vers nouvellement éclos.
Ensuite on présentera cette feuille inclinée,
et à demi renversée, sur une longue
feüille de papier see de feuilles de
riers, et préparée de la maniere que
j' ai dit ci-devant : l' odeur de ces feuilles
attirera ces petits vers affamez : on aidera
les plus paresseux à descendre avec une
plume de poule, ou en frappant doucement
sur le dos de la feuille renversée.
Aussi-tôt après on pesera séparément
cette feuille vuide, pour sçavoir précisément
le poids des vers qu' on a eu. Sur
quoi on réglera à peu près la quantité
de livres de feuilles qu' il faudra pour leur
nourriture, et le poids des coques qu' on
en doit retirer, s' il n' arrive point d' accident.
Il s' agit maintenant de faire garder
à ces vers un bon régime, et de temperer
à propos la chaleur de leur logement.
Pour cela on donne aux vers à
soye une mere affectionnée et attentive
à leurs besoins ; et c' est ainsi que notre
auteur l' appelle, Tsan Mou, mere des
vers.
Elle prend donc possession du logement,
mais ce n' est qu' après s' être bien lavée,
et avoir pris des habits propres, et qui
n' ayent aucune mauvaise odeur. Il ne
faut pas qu' elle ait mangé depuis peu de
tems, ni qu' elle ait manié de la chicorée
sauvage : cette odeur est très-préjudiciable
à ces tendres éleves. Elle doit être vêtue
d' un habit simple et sans doublure, afin
qu' elle juge mieux par le sentiment, des
dégrez de chaleur du lieu, et qu' elle puisse
augmenter ou diminuer le feu qui
l' échauffe : mais elle évitera avec soin de
causer de la fue, ou d' exciter de la
poussiere, ce qui seroit très-contraire
à la délicatesse de ces petits insectes,
qui veut être extrêmement ménagée
avant les premieres muës. Chaque jour,
dit un auteur, est pour eux comme une
année, et en a, pour ainsi dire, les quatre
saisons ; le matin, c' est le printems ;
le milieu du jour, c' est l' eté ; le soir,
c' est l' automne ; et la nuit, c' est l' hyver.
En général voici des régles pratiques
qui sont fondées sur l' expérience, et
ausquelles il est bon de se conformer.
1 lorsqu' on conserve les oeufs jusqu' au
tems qu' ils doivent éclore, ils veulent
un grand froid. 2 lorsqu' ils sont éclos
et qu' ils ressemblent à des fourmis, ils
demandent beaucoup de chaleur. 3
quand ils sont devenus chenilles, et vers
le tems de la m, ils ont besoin d' une
chaleur moderée. 4 après la grande
muë, il leur faut de la fraîcheur. 5 lorsqu' ils
sont sur le déclin et prêts de vieillir,
on doit les échauffer peu à peu. 6 enfin
une grande chaleur leur devient nécessaire,
p218
lorsqu' ils travaillent aux coques.
La délicatesse de ces petits insectes,
demande aussi qu' on ait grand soin d' écarter
tout ce qui peut les incommoder.
Car ils ont leurs dégoûts et leurs antipathies :
ils ont sur tout aversion du
chanvre ; des feüilles humides ou échauffées
par le soleil ; de la poussiere, si l' on
balaye, lorsqu' ils sont nouvellement
éclos ; de l' humidité de la terre ; des
moucherons et des cousins ; de l' odeur du
poisson grillé et des cheveux brulez, du
musc, de la fumée, de l' haleine qui sent
le vin, du gingembre, de la laituë ou de la
chicorée sauvage, de tout grand bruit,
de la malpropreté, des rayons du soleil ;
de la lueur de la lampe, dont la flamme
tremblante ne doit pas durant la nuit
leur frapper les yeux ; des vents coulis, du
grand vent, du froid, du chaud, et principalement
du passage subit d' un grand
froid à une grande chaleur : tout cela est
contraire à ces tendres vermisseaux.
Au regard des alimens, les feüilles
chargées de rosée, celles qui ont été
chées au soleil, ou à un grand vent,
ou bien qui sont empreintes de quelque
mauvaise odeur, sont la cause la plus
ordinaire de leurs maladies. Il est à propos
de cueillir les feuilles deux ou trois
jours d' avance, et de les tenir au large
dans un lieu bien net et bien ré ; sans
oublier de ne donner dans les premiers
jours que des filles tendres et coupées
en petits filamens.
Au bout de trois ou quatre jours, quand
ils commencent à devenir blancs, on doit
augmenter la nourriture et la donner
moins fine. Ils tirent ensuite un peu sur
le noir, il faut alors leur donner des
feüilles en plus grande quantité, et telles
qu' on les a cueillies. Ils redeviennent
blancs, et mangent avec moins d' avidité,
diminuez un peu les mets : ils jaunissent,
diminuez les davantage : ils deviennent
tout-à-fait jaunes, et sont, selon
le langage chinois, à la veille d' un
des trois sommeils, c' est-à-dire, qu' ils
sont prêts à muër ; retranchez tout repas.
Toutes les fois qu' ils muënt, il faut les
traitter de même à proportion de leur
grandeur.
Entrons dans un plus grand détail :
ces vers mangent également le jour et
la nuit : dès qu' ils sont éclos, il leur faut
quarante-huit repas par jour, deux par
heure. Le second jour on leur donne
trente fois des feüilles, mais qui sont
coupées moins menues. On leur en distribue
encore moins le troisiéme jour.
Ces petits insectes ressemblent alors aux
enfans nouvellement nez, qui veulent
toûjours être à la mamelle, sans quoi ils
languissent. Si la nourriture n' étoit pas
proportionnée à leur appetit, il leur viendroit
des échauffaisons qui ruineroient
les plus belles espérances. On conseille
dans ces premiers jours de leur donner
des feüilles, que des personnes saines
ayent conseres quelque tems dans leur
sein. Les petits vers s' accommodent fort
de la transpiration du corps humain.
Aux tems des repas, il fautpandre
également par tout les mets qu' on
leur donne. Un ciel sombre et pluvieux
affoiblit d' ordinaire leur appétit : le remede
est d' allumer immédiatement avant
le repas, un brandon de paille bien séche,
et dont la flâmme soit égale, et de le
passer par dessus les vers, pour les délivrer
du froid et de l' humidité qui les engourdit.
Ce petit secours les met en appétit
et pvient les maladies. Le grand
jour y contribue pareillement, aussi
leve-t' on pour lors les paillassons des fenêtres.
Mais à quoi bon se donner tant de
soins, pour faire manger souvent ce petit
troupeau ? C' est afin de hâter sa vieillesse,
et de le mettre plûtôt en état de
travailler aux coques : c' est en ces soins
que consiste le grand profit qu' on en
espére. S' ils vieillissent dans l' espace de
23 ou de 25 jours, une claye couverte
de vers, dont le poids, lorsqu' on
les a pesez d' abord, aura été d' un mas,
c' est-à-dire, d' un peu plus d' une dragme,
produira 25 onces de soye ; au lieu que
p219
si faute de soins et de nourriture, ils ne
vieillissent que dans 28 jours, on n' aura
que 20 onces de soye, et s' ils ne
vieillissent que dans un mois ou 40
jours, on n' en retirera qu' environ dix
onces.
Quand ils approchent de la vieillesse,
donnez leur une nourriture facile, en
petite quantité, et souvent, à peu près
comme dans leur enfance. S' ils avoient
des indigestions dans le tems qu' ils commencent
à faire leurs coques, ces coques
seroient humides et imbibées d' une
eau salée, qui rendroit la soye très-difficile
à dévider. En un mot quand ils
ont vêcu 24 ou 25 jours depuis qu' ils
sont éclos, plus ils different leur travail,
plus ils dépensent de feüilles, moins ils
donnent de soye, et les riers pour
avoir été effeüillez trop avant dans la
saison, pousseront plus tard leurs bourgeons
l' année suivante.
Après leurs ms, et lorsqu' ils ont quitté
leurs dépoüilles, il faut leur donner
peu à peu, mais souvent, des feüilles
menues : c' est comme une seconde naissance,
ou selon d' autres auteurs, une
espéce de convalescence. Lorsque les
vers, dit-il, sont sur le point de mr,
ils ressemblent à un homme malade, on
diroit qu' il va se faire de grands changemens
dans tout son corps, et que
tout est pt à se dissoudre ; mais s' il
peut dormir une seule nuit, il devient
tout autre, il ne s' agit plus que de réparer
ses premieres forces par un sage régime.
Mais il y a d' autres maladies qu' il faut
prévenir ou guérir : elles viennent ou
du froid, ou de trop de chaleur. C' est
pour prévenir les premiers accidens,
qu' on recommande de donner au logement
des vers, un juste temperament
de chaleur. Si cependant le froid avoit
surpris ces petits ouvriers, ou faute
d' avoir bien fermé les fenêtres, ou
parce que les feüilles deriers
n' étoient pas bien séches, ce qui leur
cause un dégoût total, et une espece de
dévoyement ; car au lieu de crottes, ils
ne rendent que des eaux et des glaires ;
alors faites brûler des quartiers de fiente
de vache auprès des malades, sans
pourtant qu' il y ait de fumée. On ne
sçauroit croire combien l' odeur de cette
fiente brûlée leur est salutaire.
Les maladies qui leur viennent de
chaleur, sont causées ou par la faim soufferte
à contre-tems, ou par la quali
et la quantité des alimens, ou par une
situation incommode, ou par l' air de
dehors devenu tout-à-coup blant. En
ce dernier cas, on ouvre une ou plusieurs
fenêtres, mais jamais du côté que
souffle le vent : il ne faut pas qu' il entre
directement dans la chambre, mais par
circuit, afin qu' il soit temperé : par exemple,
s' il fait un vent de midi, il faut ouvrir
la fenêtre qui est au nord. Et même
si le vent étoit trop chaud, il faudroit
mettre devant la porte, ou devant
la fenêtre un vase plein d' eau fraiche,
afin que l' air puisse se rafraîchir au passage.
On peutme jetter çà et là en
l' air dans la chambre une rosée d' eau
fraîche, en prenant bien garde qu' il
n' en tombe aucune goutte sur les vers
à soye.
Quant à l' excès de chaleur interne,
on les guerit en leur donnant de la farine
de feüilles de mûriers, qu' on aura
recueillies durant l' automne, et qu' on
aura réduites en une poudre très-fine,
ainsi que je l' ai expliqué au commencement
de cet extrait. On humecte tant
soit peu les feüilles destinées à leurs repas,
et l' on seme dessus cette farine
qui s' y attache : mais on diminue la quantité
des feüilles à proportion de la farine
qu' on y ajoûte : par exemple, si l' on y
le quatre onces de farine, on diminuera
quatre onces de feüilles. Il y en
a qui disent que la farine de certains petits
pois verds, que les hommes mangent
pour se rafraîchir, peut suppléer
à la farine des feuilles : il est certain
qu' elle est rafraîchissante pour les vers
qui la prennent volontiers, et qu' ils
p220
en deviennent plus vigoureux.
Une situation incommode est souvent,
comme je l' ai dit, la cause des
échaufaisons qui rendent les vers malades,
et cette maladie est la plus ordinaire
et la plus dangereuse. Ils ne demandent
à être pressez que quand ils sont
enfermez dans les oeufs. Dès qu' ils sont
éclos, ils veulent être au large, sur tout
lorsqu' ils sont devenus chenilles, à cause
de l' humidité dont ils abondent. Ces
insectes, bien que mal-propres d' eux-mêmes,
souffrent beaucoup de la mal-propreté. Leurs crottes
qu' ils jettent en
quantité, fermentent bien-tôt, et les
échauffent considérablement, si l' on
n' est pas exact à les en délivrer, soit en
les balayant avec des plumes, soit, ce
qui est encore mieux, en les transportant
souvent d' une claye sur une autre.
Ces changemens de clayes sont sur
toutcessaires lorsqu' ils sont devenus
grands, et qu' ils approchent de la m.
Mais alors il faut y employer plusieurs
personnes, afin qu' ils soient transportez
dans le même tems ; il faut les manier
d' une main legere, ne les pas laisser tomber
de haut, ne les pas placer rudement.
Ils en deviendroient plus foibles, et
plus paresseux au tems du travail. Le
simple changement de claye est capable
de les guérir de leurs indispositions.
Pour donner un prompt soulagement
aux infirmes, on jette sur eux des joncs
secs, ou de la paille coupée un peu menue,
surquoi l' on seme des feüilles de
riers : ils montent pour manger, et
par là ils sortent du milieu des crottes
qui les échauffent.
Toute la perfection de ce transport
consiste à le faire souvent, en partageant
ses services également à tous ; à le faire
doucement, en mettant chaque fois les
vers plus au large. Dès qu' ils deviennent
un peu grands, il faut partager les vers
contenus sur une claye, en trois autres
clayes nouvelles, comme en autant de
colonies, puis en six, et l' on augmente
jusqu' au nombre de vingt et davantage.
Ces insectes étant pleins d' humeurs, on
doit les tenir à une juste distance les uns
des autres.
Mais ce qu' il y a de plus important,
c' est de les transporter à point nom,
lorsqu' ils sont d' un jaune luisant, et prêts
à travailler leurs coques. Il faut avoir
disposé auparavant le logement propre
à leur travail. Notre auteur propose une
espece de charpente négligée, ou de
toît allongé et tant soit peu incliné, dont
le dedans sera vuide, et dont la pente
sera divisée dans son circuit en plusieurs
compartimens, qui auront chacun un
petit rebord, l' on placera les vers à
soye, lesquels s' arrangeront ensuite
d' eux-mêmes chacun dans leur district.
On veut que cette machine soit creuse,
afin qu' un homme puisse y entrer commoment
sans rien ranger, et entretenir
au milieu un petit feu qui préserve
nos ouvriers de l' humidité et du froid
si fort à craindre pour lors : j' ai dit, un
petit feu, parce qu' il n' en faut qu' autant
qu' il est nécessaire, pour procurer
une chaleur douce, qui rende les vers
plus ardens au travail, et la soye plus
transparente. Cette nombreuse armée
de vers étant ainsi rangée dans son logement,
il faut l' environner de fort près
d' une enceinte de nattes, qui couvrent
me le haut de la machine, soit pour
les défendre de l' air extérieur, soit parce
qu' ils aiment à travailler en sécret, et
dans l' obscurité.
Cependant après la troisiéme joure
du travail, on ôte les nattes depuis une
heure jusqu' à trois, et l' on donne une
libre entrée au soleil dans la chambre, sans
néanmoins que les rayons donnent sur
le logement de ces petits ouvriers ; et
après ce tems là on les couvre comme
auparavant. S' il venoit à faire du tonnere,
on les préserve de la frayeur que causent
le bruit et les éclairs, en les couvrant
des feuilles de papier, qui leur ont
déja servi, lorsqu' ils étoient sur les clayes.
Au bout de sept jours l' ouvrage des
p221
coques est achevé, et après sept autres
jours, ou environ les vers quittent leur
appartement de soye, et paroissent en
sortant sous la forme de papillons. Quand
on ramasse ces coques, c' est assez l' ordinaire
de les mettre en monceaux, parce
qu' il n' est pas possible de dévider
d' abord toute la soye, et que pour
lors on est distrait par d' autres occupations.
Cependant cela a ses inconvéniens :
car si l' on differe à choisir dans le
monceau les coques, dont l' on veut laisser
sortir les papillons pour la multiplication
de l' espece, ces papillons de coques
emmoncelées ayant été pressez et
échauffez, ne réussissent pas si bien ; les
femelles sur tout qui en auront été incommodées,
ne donneront que des oeufs
infirmes. Il faut donc mettre à part les
coques des papillons destinez à la multiplication
de l' espece, en les plaçant sur
une claye bien au large, et dans un endroit
l' air soit libre et frais.
Pour ce qui est de la multitude des
autres coques, qu' on ne veut pas laisser
percer ; il s' agit de les faire mourir, sans
que l' ouvrage en soit endommagé.
Elles ne doivent être mises dans la chaudiere,
qu' à mesure qu' on est en état de
les devider, car si elles y trempoient
trop long-tems, la soye en souffriroit.
Le mieux seroit de les devider toutes
ensemble, si l' on pouvoit y employer le
nombre suffisant d' ouvriers : notre auteur
assure, que cinq hommes peuvent
devider en un jour trente livres de coques,
et fournir à deux autres autant
de soye qu' ils en peuvent mettre en
écheveaux sur un rouet, c' est-à-dire, environ
dix livres. Mais enfin comme cela
n' est pas toûjours possible, on donne
trois moyens de conserver les coques,
sans qu' elles soient en danger d' être percées.
Le premier moyen est de les exposer
au grand soleil durant une joure entiere ;
les papillons ne manquent pas de
mourir, mais l' ardeur du soleil est nuisible
aux coques.
Le second est de les mettre au bain-marie :
on recommande de jetter dans
la chaudiere une once de sel, et une demie
once d' huile de navette : on prétend
que les exhalaisons empreintes des esprits
acides du sel, et des parties sulphureuses
de l' huile, rendent les coques
meilleures, et la soye plus facile à devider :
c' est pourquoi on veut que la machine
sont les coques, entre fort juste
dans la chaudiere, et qu' on lutte à l' entour
les ouvertures, par où la fumée pourroit
s' échapper. Mais si ce bain n' a pas
été donné comme il convient, en quoi
il y en a plusieurs qui se trompent, il se
trouve un grand nombre de papillons
qui percent leurs coques. Sur quoi l' on
avertit 1 que les coques fermes et
dures ont d' ordinaire le contour de leur
soye beaucoup plus gros, et par conséquent
plus aisé à devider, et que par la
me raison on peut les laisser plus long-tems
au bain-marie. Il n' en est pas de
me des coques minces et déliées.
2 que quand on a fait mourir les papillons
au bain-marie, il faut mettre les
coques sur des nattes, sans les y accumuler ;
et que lorsqu' elles sont un peu
refroidies, on doit les couvrir de petites
branches de saules, ou de mûriers.
Le troisiéme moyen de faire mourir
les papillons, et qu' on préfere aux autres,
c' est de faire ce qui suit ; on enferme les
coques en de grands vases de terre, on
jette dans chacun de ces vases quatre
onces de sel sur dix livres de coques, et
on les couvre de feüilles larges et seches,
telles que sont celles de nenuphar. Sur
ces feuilles on met encore dix livres de
coques, et quatre onces de sel : on fait ainsi
diverses couches, puis on lutte l' ouverture
du vase, sans qu' en aucune sorte
l' air y puisse pénétrer. Dès le septiéme
jour les papillons sont étouffez. Si au-contraire
l' air s' y insinuoit tant soit peu,
par quelque fente, ils vivroient assez
de tems pour percer leurs coques : comme
ils sont d' une substance baveuse,
et propre à se remplir d' air, le peu qui
p222
y en entreroit, leur conserveroit la vie.
Il est bon d' avertir qu' en mettant les
coques dans les vases, il fautparer celles
qui sont excellentes, de celles qui sont
moins bonnes. Les coques longues,
brillantes, et blanches, donnent une
soye très-fine : celles qui sont grosses,
obscures, et d' un bleu de couleur de
peau d' oignon, ne fournissent qu' une
soye grossiere.
Jusqu' ici on n' a parlé que de la maniere
d' élever les vers au printems, et
c' est en effet dans cette saison que le commun
des chinois s' occupe de ce travail.
On en voit cependant qui font
éclore des oeufs en eté, en automne, et
presque tous les mois depuis la premiere
colte faite au printems. Il faut pour
cela trouver des ouvriers qui puissent
soutenir un travail si continu, et des mûriers
capables de fournir dans toutes ces
saisons la nourriture convenable. Mais
il est difficile que les riers y suffisent,
et si on les épuise une année, ils dépérissent,
et manquent tout-à-fait au printems
suivant.
Ainsi, selon notre auteur, il ne faut
faire éclore que peu de vers pendant
l' eté, et seulement pour avoir des oeufs
dans l' automne : il cite même un autre
auteur, qui conseille d' en élever dans
cette saison, laquelle commence vers
le 15 d' août ; mais il veut que pour
leurs alimens, on ne prenne que les feüilles
de certaines branches moins nécessaires
à l' arbre. Les raisons qui lui font
préférer l' automne au printems pour
élever les vers, sont. 1 que le printems
étant d' ordinaire une saison pluvieuse
et venteuse dans les parties méridionnales,
le profit qu' on attend du
travail de ces vers, est plus incertain :
au lieu qu' en automne le tems étant
presque toûjours pur et serain, on est
plusr de réussir. 2 qu' à larité on
ne peut pas donner aux vers pour leur
nourriture, des feüilles aussi tendres
qu' au printems ; mais qu' ils en sont bien
dédommagez, en ce qu' ils n' ont rien à
craindre des moucherons et des cousins,
dont la piqueure les fait languir, et
leur est mortelle.
Si l' on éleve des vers à soye en eté,
ils ont besoin de la fraîcheur, et il faut
mettre des gazes aux fenêtres, qui les
préservent des moucherons. Si on en éleve
dans l' automne, il faut dabord les
tenir fraîchement, mais après qu' ils ont
muëz, et lorsqu' ils font leurs coques,
on doit leur procurer plus de chaleur
qu' on ne fait au printems dans les mêmes
circonstances, parce que l' air de la
nuit est plus froid. Ces vers d' automne
devenus papillons, peuvent donner
des oeufs pour l' année suivante : néanmoins
on croit qu' il est plusr de s' en
pourvoir durant le printems, parce que
quelquefois ceux d' automne manquent
à réussir.
Si l' on garde des oeufs d' eté pour
l' automne et qu' il s' agisse de les faire
éclore, il faut les mettre dans un vase de
terre qu' on aura soin de bien couvrir,
afin que rien n' y puissenétrer. On
placera ce vase dans un grand bassin
d' eau de source bien fraîche, à la hauteur
des oeufs renfermez dans le vase :
car si l' eau étoit plus haute, les oeufs
mourroient, et si elle étoit plus basse,
plusieurs n' auroient pas la force d' éclore
avec les autres. S' ils venoient à éclore
plus tard, ou les vers ne vivront pas, ou
bien s' ils vivent, leurs coques seront
très-mal conditiones. Si tout est bien
observé comme on le prescrit, les oeufs
écloront au bout de 21 jours. Il y en
a qui, au lieu de les mettre dans de l' eau
fraîche, conseillent de les placer à l' ombre
sous quelque arbre bien touffu, dans
un vase de terre fraîche et non cuite.
Ils prétendent qu' après y avoir été laissez
21 jours, on les verra éclore.
Lorsque les vers à soye sont prêts de
travailler, on peut les placer de telle maniere,
qu' au lieu de faire des coques,
selon leur ctume, lorsqu' ils sont abandonnez
à eux-mêmes, ils font une piéce
de soye platte, mince, et ronde, qui ressemble
p223
parfaitement au pain à chanter,
fait en forme de grande hostie. Il ne
faut pour cela que couvrir d' un papier
bien juste, et sans que rien déborde, un
vase de cette figure, et y placer le vers
prêt à filer sa soye.
On retireroit plusieurs avantages d' un
travail ainsi dirigé. 1 ces piéces rondes
et plattes se dévident aussi aisément
que les coques. 2 la soye en est pure,
et l' on n' y trouve point cette humeur
visqueuse, que le vers renfer long-tems
jette dans sa coque, et que les chinois
appellent son urine : dès qu' il a ache
son ouvrage, on le retire sans lui donner
le loisir de salir son travail. 3 il n' est
pas nécessaire de se presser d' en devider
la soye, comme on est obligé de le faire
par rapport aux coques, et l' on peut
différer tant qu' on veut ce travail, sans
courir aucun risque.
Quand on a retiré la soye des coques,
on ne songe plus qu' à la mettre en oeuvre :
les chinois, comme je l' ai dit,
ont des instrumens très-simples pour ce
travail, il n' est gueres possible d' en donner
une explication qui forme des idées
nettes et précises. Ce sont là de ces choses
dont on juge mieux par les yeux,
que par tout ce qu' on en pourroit dire :
c' est pourquoi on verra représenté dans
les diverses figures suivantes, et les différens
meubles dont ils se servent dans
le tems qu' ils élevent les vers, et les divers
instrumens qu' ils employent, pour
ussir dans ces beaux ouvrages de soyeries
qu' ils fournissent à l' Europe.
p48
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