Download PDF
ads:
Ce document est extrait de la base de données
textuelles Frantextalisée par l'Institut National de la
Langue Française (InaLF)
De l'usage des romans [Document électronique] : où l'on fait voir leur utilité et
leurs différents caracres, avec une bibliothèque des romans, accompage
de remarques critiques sur leur choix et leurs éditions / par M. le C. Gordon de
Percel
CHAPITRE 1
p1
on a parlé contre les romans, et
pourquoi : leur parallele avec
les poëmes heroïques : ceux qui
les blâment conseillent Homere,
Virgile et Ovide.
un savant, que son mérite
a depuis élevé à l' episcopat,
a traité la question
de l' origine des romans . Il y auroit
de la temerité à retoucher
cette matiere après M Huet. Je
p2
ne dis pas néanmoins qu' on ne
puisse faire de nouvelles observations
sur l' origine de ceux dont il
n' a point parlé. Comme il y en a
un grand nombre, qui par la nature
des faits qu' ils racontent,
n' ont aucun raport entr' eux, il ne
faut pas croire, qu' en découvrant
la source des uns, on fasse aussi-tôt
connoître celle des autres. L' ouvrage
que je donne aujourd' hui
pouroit passer pour la suite du premier ;
et je crois me qu' on ne
me blâmeroit pas quand je le dirois :
ads:
Livros Grátis
http://www.livrosgratis.com.br
Milhares de livros grátis para download.
ainsi je ne perdrai pas l' occasion
de marquer ce que j' ai pu
découvrir de l' origine de ceux
dont il ne dit rien.
Il est surprenant de voir avec
quelle vivacité on s' est déchainé
contre les romans ; il semble que
la plûpart des hommes se soient
entendus pour les décrier. Cependant
ils n' en sont pas moins lûs,
toutes ces déclamations leur servent
p3
de relief. Il faut qu' on y
trouve bien de l' agrément, puisqu' on
a fait tout ce qu' on a pû
pour les interdire : car c' est un
régal pour certains bigots de proscrire
tout ce qui peut satisfaire l' esprit
et l' imagination ; et c' est aussi
le régal de la plupart des hommes
de ne rien faire de tout ce que ceux-là
prescrivent. Je me fais un plaisir
pour augmenter celui qu' on
peut prendre dans la lecture de ces
agréables livres, de raporter ce
qu' on a dit de plus fort contre
leur lecture. Peut-être après cela
trouvera-t-on admirables ceux qui
sont simplement bons, et ceux
qui ne sont que médiocres passeront
du moins pour bons. Je serois
fâccependant de donner
quelque mérite à ceux qui sont
absolument mauvais ; ce n' est pas
mon intention.
Ainsi se conduisent les hommes ;
si l' on veut leur donner du goût
p4
pour une chose, il n' y a qu' à leur
en défendre l' usage ; quelque méprisable
qu' elle soit, la défense la
rend chere et précieuse.
la fense est un charme,... etc.
c' est ce qui m' est arrivé à moi-me,
si l' on ne m' avoit point
ads:
averti qu' il ne faut pas lire de romans,
que rien n' étoit si pernicieux
que ces inventions diaboliques,
je n' y aurois pas pensé ;
mais j' ai voulu voir ce que c' étoit
que ces ouvrages si contraires à la
pureté du coeur, si fatales à l' esprit
de vérité, si dangereux pour
les moeurs ; et je ne les ai pas trouvés
à beaucoup près si mauvais
qu' on me l' avoit dit, peut-être
parce que je suis bien tombé. Ceux
que j' ai lus ont réjoüi mon imagination,
ils m' ont diverti sans
risque et sans péril. Ce n' est pas
p5
peu ; et comme j' aime assez mon
imagination pour lui rendre tous
les services qui sont en mon pouvoir,
j' ai continué à les lire, j' ai
continué à les goûter, et j' en suis
toujours agablement sorti. Ainsi
pour vous donner le même goût,
je vais vous raporter ce qui s' est
dit de plus considérable contre ce
genre de lectures.
Je ne puis vous exprimer avec
quelle force le celebre Gerson s' est
élevé contre le roman de la rose ,
dans un traité particulier qu' il fit
en latin et en françois, il y parle
me contre tous les romans ;
ils étoient fort en vogue de son
tems. La vérité qui s' y trouve alterée,
et l' amour profane qu' on
y traite d' une maniere à le faire
un peu trop goûter, étoient d' assez
puissans motifs pour détourner
de leur lecture tous les chrétiens
sages et raisonnables. Cependant
ce fut alors qu' ils reprirent quelque
p6
faveur, peut-être parce que
les théologiens s' attachoient à les
proscrire ; si on les avoit traités de
choses indifferentes, je m' imagine
qu' on les auroit entierement négligés.
On cite, je le sçai, de plus anciennes
autorités que celle de Gerson
contre les romans. l' abbé
Faydit nous a fait la grace de raporter
à ce sujet dans sa telemacomanie
un canon du Iv concile de
Carthage, où l' on interdit tout
homme d' eglise qui s' émancipera
dans ses discours, jusqu' à proferer
des turpitudes, ou des railleries indécentes... etc.
Ce canon est cité dans le decret de Gratien.
cap. Clericum distinct. 46.
mais il estcheux que cette
regle de l' eglise d' Afrique n' ait pas
une juste aplication à la matiere
des romans, et qu' elle ne convienne
p7
tout au plus qu' aux contes
gras et sales, qui sont indignes
non-seulement de tout ecclesiastique,
mais encore de tout homme
d' honneur ; à peine les peut-on
suporter dans Rabelais et dans ses
confreres, sur lesquels les bonnes
ames n' osent jetter les yeux, et
que les gens même les plus habiles
ne lisent qu' en tremblant. Disons-en
autant de tous ces livres visiblement
obscenes ou impurs,
proscrits non-seulement par les anciens
auteurs ecclesiastiques, mais
encore par d' illustres prophanes,
comme Platon, Aristote et beaucoup
d' autres, au sentiment desquels
je ne crois pas qu' on fasse
difficulté de se ranger.
Ainsi notre question ne regarde
pas ces sortes d' ouvrages ; parlons
seulement de ceux qui traitent d' un
amour sage et moderé, conduit
avec toutes les bienseances qu' éxige
la politesse des moeurs, et
p8
qui n' ont contr' eux que de representer
sous des images feintes le
cours ordinaire de la vie humaine,
et d' en tirer même des instructions
salutaires.
On ne laisse pasanmoins de
les vouloir proscrire de la societé,
comme ennemis de la rité qui
s' y trouve altérée, et comme autant
d' aiguillons qui servent à nous
inspirer des sentimens trop vifs et
trop marquez. C' est, dit-on, le
sentiment des anciens théologiens,
dont on peut voir quelques
autorités dans le pere Theophile Rainauld... etc.
Mais le dirai-je à l' avantage de
ces sortes d' ouvrages ? On n' a pas
été dans ces derniers tems plus indulgent
pour cette lecture, que
l' ont été nos peres : voici ce qu' en
dit M Nicole, c' est dans la premiere
lettre des visionnaires . " un
p9
faiseur de roman, dit-il,... etc. "
je trouve cette décision
bien dure, mais les romans ne
s' en trouveront que mieux.
M Arnauld D' Andilly n' en a pas moins
dit en vers ; c' est dans la 82 e de
ses stances chrétiennes .
Enchanteurs des esprits,... etc.
p10
Mais ce qui va étonner tout le
monde, c' est de voir les j...
décider-dessus comme les jansenistes ;
c' est dans leur journal de Trevoux
qu' ils s' expliquent ainsi :
" quant avec l' agrément que... etc. "
p11
dieu soit loüé, voilà les j...
et les jansenistes d' accord sur
un point de morale ; mais par
malheur ils ont mal choisi leur
champ de bataille. Car heureusement
ils ne sont suivis ni les uns
ni les autres ; leur union ne laissera
pas néanmoins d' être favorable
aux romans, puisque les deux
partis conviennent de les proscrire,
sans doute que les deux partis
les ont trouvé ingenieux, agréables,
flâteurs, disons même,duisans :
c' est où j' en veux venir.
p12
Ainsi vrai-semblablement leur lecture
causera du plaisir aux amis
des j... et à ceux des jansenistes,
qui vont savourer dans cette
lecture toute la douceur que la
proscription y sçait ordinairement
pandre ; et ce n' en sera pas le
moins bon. S' il n' y avoit que les
chefs spirituels du jansenisme qui
les défendissent, leurs disciples
seuls goûteroient le plaisir de la défense ;
à peine les amis des j...
voudroient y mettre le nez. Mais
à present les voilà de niveau, le
plaisir sera general, ils vont tous
également se satisfaire. Aussi faut-il
avoüer, que depuis ce concert
mutuel, ces sortes de livres sont
en grandeputation, il s' en est
vendu beaucoup plus qu' auparavant.
Il ne faudroit maintenant
que la défense d' un concile pour
les faire préferer aux meilleurs livres
de theologie.
Mais je viens d' imaginer un expedient
p13
qui va leur faire trouver
bons les romans aux uns et aux
autres. Je suis dans une maison de
campagne, fort desoeuvré, je ne sçais
pas joüer, je ne sçais pas filler
la terre, et je n' y vais ni pour l' un
ni pour l' autre ; cependant le tems
est mauvais, ainsi point de promenades,
et moins encore de conversations, pasme la
compagnie d' un malheureux jardinier ;
il y pleut plus d' ennuis que d' eau ;
je n' ai de ressource pour passer ce
double orage que trois ou quatre
livres que j' y trouve, l' un est la
ponse si polie aux lettres provinciales
par le P Daniel , le second
est l' histoire si sagement écrite
des cinq propositions par M Dumas
ou le P Le Tellier...
comme il vous plaira, car elle est
autant de l' un que de l' autre. Ces
deux livres sont accompagnés de
la Zaïde de M De Segrais et de la
Princesse De Cleves. Ce sont deux
p14
romans ; mais qu' y faire, il n' y
a que cela ? Si je consule un janseniste,
il me conseillera plutôt
les deux romans que les deux autres
livres ; ecrits, me dira-t-on,
contre la vérité des faits, contre la
bonne foi ; enfin, contre la vraye et
pure theologie, et sur tout contre
la doctrine de S Augustin et
des saints peres. Encore pour ces
deux romans ils sont sages, on y
voit des moeurs, l' un ne prêche
qu' une tendre amitié, et tout au
plus un amour réservé, un amour
vertueux. la Princesse De Cleves
n' aboutit qu' à un fort beau principe
de moeurs, qui est de faire
voir que tout amour, qui attaque
le devoir, ne rend jamais heureux.
Allez, allez, me dira mon janseniste,
vous avez bien fait de lire
ces romans préferablement à ces
autres mauvais livres, plus romans
que les romans même. Oh !
Je parie le triple contre le simple,
p15
qu' il n' y a pas de bon janseniste,
qui ne décide comme je fais ici
pour lui ; autrement ce seroit un
ignorant, un sot, ou même un
faux frere et un apostat. Voilà qui
va bien, le janseniste me permet
déja le roman sage, bien écrit et
qui est fait pour inspirer des moeurs
et des régles de conduite.
Une autrefois je me trouve encore à la campagne ;
mais chez un ami
d' une espece toute differente.
Pareil inconvenient m' y arrive,
j' y rencontre aussi quelques livres ;
ce sont les lettres provinciales de
M Pascal, la morale
pratique des j... par M De Pont-Château
et M Arnauld, en
huit beaux volumes, bien et suffisanment
étoffés. J' y trouve encore
le phantôme du jansenisme , et
un certain livre latin nom artes jesuiticae ;
ils sontlangez ou
suivis, n' importe, du roman comique
de Scarron, de Roland Le Furieux,
p16
de la psiché de La Fontaine .
Je me jette sur ces trois derniers ;
deux me divertissent par
leurs saillies et leurs imaginations,
que l' un a tiré sur le naturel des
hommes de la province, et que
l' autre, c' est-à-dire, l' Arioste, ne
peut avoir copié que sur un genre
de fous et d' extravagans, qui peut
être n' ont jamais existé que dans
son idée : La Fontaine, en m' amusant
par de vives et d' agréables
images, m' a peint ces deux vices,
la source de beaucoup d' autres
dans les femmes même les plus
sages, la jalousie et la curiosité.
Je consulte un j... et lui dis ce
qui m' est arrivé. Y a-t-il là dequoi
douter, me dira ce pere, vous
avez bien fait de lire les romans
et de ne pasme jetter les yeux
sur les titres des autres livres ?
Ce sont des abominations, écrites
pour pervertir l' esprit, l' imagination
et le coeur ; pures calomnies ;
p17
que l' esprit d' erreur a inventées
pour séduire les ames simples, et
pour aveugler de plus en plus ceux
qui ne veulent pas suivre la voye
droite. Encore les autres sont des
livres amusans faits pour lasser
l' esprit ; car enfin l' arc ne sçauroit
être toujours tendu. Mais je compte,
reprend ce sage religieux,
qu' ils n' ont produit en vous aucunes
mauvaises pensées, rien qui
vous ait inspiré le vice. Oh ! Point
du tout, lui dis-je, ils m' ont réjoüi
l' imagination, ils m' ont desennuyé,
et rien plus. C' est tout ce
que j' en attendois ; ainsi ils ont
produit leur effet. Je vous louë,
me repliquera-t-il, vous êtes sage
et vertueux. Depuis le pere general
jusqu' au frere portier du moindre
college des j... tous
décideront ainsi. Ils sont trop rusés
pour faire autrement. Bon, dirai-je,
voilà maintenant les j...
qui me permettent les romans.
p20
Je ne croyois pas rencontrer si
juste quand je me mis à écrire ce
qu' on vient de lire ; en voici la
preuve que je viens de voir dans la
telemacomanie de l' abbé De Faydit.
" un religieux, dit-il,... etc. "
examinons encore la chose d' un
peu plus près. Je prétens aller plus
loin, et faire voir que la séduction
des romans est plus grande
qu' on ne s' imagine, et qu' il est
me difficile d' ysister. Les peres
de l' eglise ont proscrit les romans,
et je suis de leur avis. Cependant
S Jean Damascene, un
des plus illustres theologiens de
l' eglise greque a fait celui de Barlaam
et de Josaphat sans qu' on l' en
ait repris. Ce roman n' a-t' il pas
été traduit en françois par Jean De Billi
p21
chartreux et par le pere
Antoine Girard de la compagnie de
Jesus, non pas le pere Girard
de Toulon ; ce dernier s' est contenté de
mettre grossierement en
pratique les romans les plus grossiers,
et ne s' est gueres embaras
d' en traduire ou d' en faire d' ingénieux
et de spirituels.
Les j... proscrivent les romans,
c' est très-bien fait ; cependant
le pere André Pinto Ramirez
j... portugais, et le pere Adam Kontsen j...
allemand en ont eux-mêmes publié. Oh ce
sont, dit-on, des romans de
morale et de politique ; mais ce
sont toujours des romans la
rité des faits se trouve altérée,
et dans lesquels, quoiqu' on fasse,
on est toujours obligé de mettre
quelques intrigues amoureuses,
non pour corrompre, mais pour
instruire ?
Les jansenistes ont imité les j...
p22
en voulant exterminer entierement
ces sortes de livres. Leurs vûës
sont loüables, et je ne puis m' empêcher
de les aprouver. Cependant
on est redevable de la belle
traduction du roman de Don Quixot
à M De S Martin, qui
tenoit fortement au jansenisme par
ses relations d' estime et de sentimens
avec les chefs de ce parti :
oh ! Dans ce cas
autant vaut l' avoir fait que de l' avoir
traduit .
On n' ignore pas que l' on a se
me dans ce nouveau Don Quixot
de M De S Martin quelques
situations amoureuses assez vives
et assez touchantes ; et qui plus est,
on sçait encore que M Arnauld,
c' est-à-dire, le celebre Antoine Arnauld,
la base et le soutien du
jansenisme, se lassoit quelquefois
du sérieux de ses études par
la lecture de Don Quixot ; et
p23
pour le dire en un mot, j' aimerois
mieux avoir travaillé à quelques
chapitres d' un joli roman ;
tel seroit celui de la Zaïde, que
d' avoir fait toutes ces nouvelles
ecclesiastiques où l' on prêche, à
ce qu' on dit, éternellement la
rité, mais toujours cependant
aux dépens de la charité, et même
de la prudence.
Enfin un fait encore plus curieux
est de voir l' abbé De Villiers,
homme certainement de vertu et
de mérite, déclamer contre les
romans dans ses réflexions sur les
fauts d' autrui . (tome 1 page 276.)
" rien, dit-il,... etc. "
p25
enfin le même auteur ne s' explique
pas avec moins de force au
tome 3 page 46.
Croiroit-on après ces belles déclamations
que M l' abbé De Villiers
lui-même a non-seulement lu
p26
beaucoup de romans, mais me
qu' il en a fait un très-esti;
c' est néanmoins ce qui lui est arrivé,
on le connoît sous le titre
de memoires du Comte De rédigez
par M De S Evremont en
quatre beaux volumes in 12 en
quoi l' on doit remarquer la séduction
qui se trouve dans ce genre
de littérature, qui sert d' amusement
à un homme dont l' esprit
est fécond, l' imagination vive et
variée, et le coeur rempli de sentimens
tendres et délicats. Ainsi
proscrivez les romans tant qu' il
vous plaira, tonnez sur eux, lancez
pour les exterminer tous les
foudres de l' univers, on y reviendra
toujours ; et plus vous
cherchez à les décrier, plus on
s' obstine à les imprimer, à les lire
et à les goûter ; ne dites rien, et
ils tomberont d' eux-mêmes.
De grands evêques mêmes, qui
auroient été bien fâchez de faire
p27
un mandement pour permettre la
lecture des romans, n' ont pas
laissé d' en faire, les uns très-beaux
et d' autres assez passables. M Camus
evêque du Belley est de ces
derniers. Cependant c' étoit un
homme grave, dogmatique et sentencieux,
et qui n' a pas craint d' y
representer quelquefois des situations
amoureuses, trop sensibles
pour être exposées au grand jour ;
c' étoit à la vérité pour emcher
que l' on n' y succombe ; je le sçais :
c' est aussi ce que font nos plus illustres
romanciens. M De Fenelon,
l' un des plus vertueux prélats
de l' eglise, n' a-t-il pas réussi
à faire lire et même à faire admirer
de tout l' univers son incomparable
Telemaque, dans lequel il
expose Ulysse à des tentations extrêmement
délicates de la part de
Calipso ; peut-être auroit-il été
fâcde s' y trouver lui-même :
et le savant evêque d' Avranches,
p28
Pierre-Daniel Huet, qui prenoit
tant de plaisir à faire lire dans ses
conferences son roman du faux inca ,
ne l' a-t-il pas remis avant
sa mort entre les mains d' un de ses
amis pour le faire imprimer quand
il ne seroit plus ? Et nous l' avons
vu paroître sous le titre de
Diane De Castro.
Je suis persuadé que si dans la
direction l' on avoit consulté ces illustres
prelats sur la lecture des
romans, ils n' auroient pas manqué de
prendre un air severe et
de dire, qu' ils doivent être tous
proscrits et défendus ; que telle
est la maxime des plus illustres
theologiens et des canonistes les
plus exacts.
Mais à bon compte tenons-nous-en là,
ne pressons pas trop
cet article, peut-être se raviseroient-ils
les uns et les autres, et
diroient que les romans sont permis.
Rien alors ne pouroit leur être
p29
plus nuisible ; on ne les voudroit
plus lire ; on n' y trouveroit
ni ce goût, ni ce sel que leur défense
y fait remarquer aujourd' hui.
Mais pourquoi donc a-t-on crié
autrefois contre les romans ? Est-ce
à raison de l' invention qui en
est ordinairement fabuleuse, controuvée,
éloignée desrités historiques ? Rien moins que
cela. Car combien de choses fausses,
oposées non-seulement au vrai,
mais encore au vrai-semblable, ne
presente-t-on pas tous les jours
comme des moyens d' instruction ?
Tels sont les apologues, où l' on
fait parler des animaux aquatiques,
volatiles, terrestres, tout jusqu' aux
arbres et aux plantes y est doüé de
la parole et de la raison, et même
quelque chose de moins que cela ;
deux malheureux pots, pot de
terre et pot de fer, n' entrent-ils
pas en traité pour aller clopin, clopant ,
faire un tour par le monde.
p30
De tout cela néanmoins on en fait
sortir d' admirables instructions.
nos vieilles legendes sont-elles
beaucoup plus véritables que nos
romans ? Non, sans doute. Cependant
quelle morale exacte n' y voit-on pas ?
Plus la vérité historique
y est alterée, plus le fond
des moeurs en est excellent : cela
est naturel, dès qu' on se rend
maître de l' histoire on la raproche
bien mieux du devoir, alors
on écarte tout ce qu' il y a d' humain
dans les hommes, pour n' y
laisser apercevoir que l' amour de
l' ordre et de la sagesse chrétienne,
et ce n' est pas mal-fait.
que m' importe à moi, que
l' histoire soit fausse et imaginée,
pourvu que l' instruction soit véritable ;
je n' y cherche et n' y dois
chercher que cela, je l' y trouve
et je suis content.
Voici donc la raison qui a décrié
les anciens romans. La premiere
p31
entrevuë ne se passoit pas
sans quelqu' un de ces baisers savoureux,
dont un poëte a dit :
tu fais venir un desir soucieux de mieux
avoir .
à peine alloit-on à la quatriéme
entrevûë sans qu' une ingenieuse
et prudente Dariolette ne procura
cet unique, mais trop court bonheur
de la vie, cette joye sensible,
ce bien des biens, dont on desespere
quelquefois dans nos romans
modernes après des années de soupirs.
L' on avoit raison de crier
contre un si dangereux usage ; il
faut que les bonnes choses, pour
valoir leur prix, se fassent un peu
desirer. C' est la conduite qu' on
tient aujourd' hui dans ce genre de
composition, et cela est bien plus
voisin de la bien-séance et de la
rité de nos moeurs ; mais après
tout, cela doit faire conclurre que
nos anciens étoient d' un caractere
p32
bien conjonctif pour être prêts
dès la deuxiéme ou la troisiéme
conversation. On va bien plus
loin dans quelques-uns des nouveaux
romans, tant nous sommes
devenus sages ; nous avons
eu le talent de faire enlever moitié
de gré, moitié de force, une
vingtaine de fois nos heroïnes par
les plus aimables de tous leurs galans ;
cependant elles reviennent
beaucoup plus vierges qu' elles n' étoient
parties. Il semble que les enlevemens
n' ayent fait que renforcer
leur vertu ; ainsi la raison qui
les a fait décrier ne subsistant plus,
il semble qu' on devroit changer
de langage à leur égard, comme
ils ont eux-mêmes chande conduite ;
mais point du tout : un
de nos premiers théologiens aura
sçu peut-être de quelque petit frere,
gai et gaillard d' ailleurs, qu' un
tel roman l' a porté à la luxure ;
par ce qu' il y a lû, par ce qu' il y a,
p33
hélas ! Ce qu' il n' ose dire tant il en
est encore touché. Sur le champ
ce théologien a condamné le roman,
non-seulement le roman
dangereux, qui a fait faire au petit
moine le saut rilleux de l' humanité,
qu' il auroit bien fait sans
cela ; mais il a condamné de plus
tous les autres romans, même
jusqu' aux plus sages et aux plus
modestes. Vient après cela un
théologien beat de l' étroite observance
de quelque ignare communauté, qui aura lû dans un vieux
théologien la condamnation de
ces pauvres romans, il décide selon
ce qu' il voit ; ainsi les voilà
condamnez encore une fois, sans
que ni l' un ni l' autre les ayent
lûs, ni que ce beat et ignare directeur
daigne faire attention que
ce qu' il condamne aujourd' hui,
ne ressemble point à ce qui a donné
lieu aux anciens de former leurs
décisions contre les romans. C' est
p34
ainsi que cela se passe ; il suffit en
théologie qu' un mot soit une fois
lâché, pour que chacun s' empresse
à le copier ; car ne croyez pas
qu' ils examinent si ce roman moderne
n' est dans le fond qu' un
apologue ou une fable plus étenduë,
ornée d' episodes, qui portent
chacune leur instruction particuliere,
ou qui tendent toutes à l' instruction
principale, qui est le but
de cet apologue orné et amplifié :
et vous le sçavez.
l' apologue est un don... etc.
ho ! Tout cet éloge doit un peu
flêchir sur le roman, qui n' est
p35
autre chose qu' un apologue un
peu plus étendu.
Mais allons plus avant, ne lit-on
pas Homere ; ne lit-on pas Virgile
et la métamorphose d' Ovide ;
et qu' est-ce, je vous prie, que
cette sorte de livres ? Ce sont au
moins, quant aux deux premiers,
des poëmes épiques, où l' on voit
paroître des heros et des heroïnes
qui s' y distinguent par de belles et
quelquefois par de mauvaises actions,
ou qui racontent ce qui leur
est arrivé à eux ou à leurs amis.
He bien ! Nos premiers romans
étoient aussi en vers, et nous
regardons les romans modernes
comme autant de poëmes en prose ;
il ne manque à ces derniers
que la mesure du vers pour en
faire des poëmes heroïques, dont
les moeurs sont plus sages, les caracteres
mieux suivis et mieux soutenus,
les heros plus grands et
plus nobles que dans ces deux oracles
p36
de l' antiquité. Cependant on
fait lire Homere et Virgile aux enfans,
et on leur défend aussi-bien
qu' à nous la cleopatre et le Pharamond ;
ainsi on leur represente
ce pere des dieux, ce Jupiter, ce
modele de la vie joyeuse, qui s' en
donne de toutes parts, et qui pis
est, de toutes manieres. On y voit
une Junon, qui ne laisse pas, malgré
sa gravité et sa prud' hommie,
de se divertir comme les autres.
Pour Venus, cela va sans dire,
c' étoit son métier, et l' on ne veut
pas que cette même jeunesse remarque
dans nos livres françois
d' honnêtes gens, qui résistent à
la violence des passions, et qui
n' en font paroître que ce qu' il est
inévitable à des gens sages d' en
montrer dans le cours ordinaire
de la vie. Mais on a soin, dit-on,
de les avertir que tout ce qu' on
débite dans Homere, Virgile et
Ovide sont des fables et doit être
p37
prouvé comme une invention
de Satan. Oüi, je le sçais, tout
ce qui est narration est fabuleux ;
mais les actions morales ne sont
que trop réelles ; et leur dire de
les haïr, c' est faire ce qui se pratique
à l' égard du roman en general.
On leur fait lire ; on leur
explique même dans un grand détail
toutes les gaillardises de ces
antiques divinités, dont les plus
sages ne seroient pas sorties saines
et sauves des mains du plus indulgent
de nos lieutenans criminels :
lui auroient-ils donné plus d' argent
qu' Arnauld De Bouex en a
reçu des cartouchiens pour leur
donner le tems de respirer ?
Mais au-moins, dit-on, à cette
innocente et simple jeunesse, ne
faites point attention à tout cela,
n' en retenez que le bon, et surtout
évitez le mauvais. C' est justèment
les avertir de faire tout le
contraire ; pour un qui obéira,
p38
cinq cens s' efforceront de pratiquer
le mauvais et d' oublier le bon.
Je sçais cependant ce qu' on dit
contre nos romans, et j' avouë
qu' on a raison de leur reprocher
que le fond de leurs intrigues ne
roule que sur l' amour ; que les
episodes n' y representent que des
situations quelquefois si sensibles et
si délicatement imaginées, qu' elles
inspirent aux ames les plus rebelles
une passion à laquelle on n' est déja
que trop enclin par le panchant
de la nature : au lieu que ces venerables
et antiques romans des
grecs et des latins ne sont apuyés
que sur de grandes actions ; c' est-à-dire,
sur des guerres, des batailles, des
sieges, des meurtres et des
carnages. Oh ! Tout cela est bien
plus beau et plus noble que ces
embrions de passions humaines,
qui ne vont qu' à perpetuer l' espece
et à la rendre immortelle, sinon
dans chaque particulier, au-moins
p39
dans la totalité ou dans le general.
Qu' ils vivent donc, je ne m' y
opose point, et qu' ils vivent avec
gloire dans nos esprits et dans notre
imagination ces braves gens,
ces heros immortalisés, qui n' ont
travaillé qu' à la destruction de
l' humanité. Et puisque je m' en souviens,
je mettrai ici ce que j' ai lû
autrefois dans un grave philosophe,
homme d' une morale renforcée,
s' il en fut jamais ; il confirme
par sa pensée la grande et
magnifique idée que l' on a dans le
monde de ces destructeurs de notre
nature, il prouve par belles et
bonnes raisons combien il est glorieux
de défaire et de tuer les hommes ;
et combien au contraire il
est honteux de les faire. Quand
on va défaire des hommes, dit-il,
si c' est en guerre, quelle dépense, quel
apareil, quel fracas
pour s' y préparer ; et quand cela
est fait, quel honneur ne rend-on
p40
point à celui, ou à ceux qui ont
eu le talent d' en détruire plus que
les autres ? Quelle joye ne ressent-il
pas par lui-même d' une si belle
operation ? Si c' est par autorité publique
qu' on les défait et qu' on les
détruit, quel concours de peuple,
quelle nombreuse assemblée, les
magistrats mêmes s' y trouvent,
tant on le croit glorieux ; cela se
fait en plein jour et dans les plus
beaux endroits de la ville, dans
les places publiques. Se défait-il
de lui-même dans son lit, la famille
s' assemble, les amis s' y rendent,
on aporte force lumieres,
tout y est employé jusqu' au cierge
benit, afin qu' il ne se détruise pas
dans l' obscurité. Mais veut-on faire
un homme, on se cache, on se
tapit, on se fourre dans un coin,
on ne croit pas trouver de lieux
trop secrets, ni trop écartez pour
exercer ce vilain métier ; et pour
observer encore un plus grand secret,
p41
pour faire même sentir la
honte qu' on y trouve, on ne s' y
aplique le plus souvent que de nuit.
Peut-être paraphrasai-je un peu le
passage de mon auteur, mais je n' y
fais point de tort. J' admirois cette
pensée lorsque j' étois jeune, car je
la lûs de bonne-heure, et je la
montrois à mes amis, comme une
confirmation des sentimens qu' on a
soin de nous inspirer. Mais la réflexion
me vint avec l' âge, et peu à
peu je vis dissiper tout le merveilleux
que j' avois cru apercevoir dans
cette morale. Enfin je me dis aujourd' hui
à moi-même ; mais ne
punit-on pas de mort celui qui défait
un autre homme ? Et l' on ne
punit pas de même pour en faire :
il y a donc un crime dans l' un,
qui n' est pas dans l' autre. On regarde
me dans la religion comme
un homicide celui qui se met
en disposition d' en faire, et qui
au point d' y réüssir, esquive subtilement
p42
le coup. Il est donc loüable
de faire un homme, me dis-je
à moi-même, et dangereux d' y
manquer ; ainsi on devroit regarder
comme un heros, un heros
me digne d' une triple immortalité, celui
qui auroit la force de faire
quarante mille hommes depuis
quinze jusqu' à soixante-cinq
ou soixante-dix ans ; ce seroit environ
deux hommes par jour, ce
n' est pas trop ; on ne peut pas dire
que je porte les choses à l' excès,
et dans mon esprit je prefere
ce heros à tous ces destructeurs
de l' humanité qui se croyent de
grands hommes, parce qu' ils ont
le talent d' en faire perir quinze ou
seize cens mille, comme ont fait
Alexandre et Cesar ; c' est j' en
suis dans un âge plus meur et plus
avancé.
Je pousse ma réflexion plus loin,
celui qui fait vingt ou trente hommes,
il les fait lui-même, tout
p43
cela vient de son propre fond :
c' est ce qu' il faudroit penser aussi
de celui qui en feroit quarante mille
en cinquante ans ; il pouroit dire,
en les voyant, ce sont-là mes oeuvres.
Mais ce prétendu heros, ce
Mahomet Ii, ce Scanderbeg, ce
Charles-Quint, ce Prince De Condé,
est-ce lui-même qui tuë ces trois
ou quatre mille hommes, plus ou
moins, qui périssent dans une bataille ?
Non, mais ce sont soixante
ou quatre-vingt mille hommes qu' il
commet pour en tuer quatre ou
cinq mille. Oh, la belle chose !
Et cela s' apelle une action de
Charles-Quint, une action du
Grand Condé. J' aimerois beaucoup
mieux dire que c' est l' operation
d' une telle brigade d' infanterie,
et quelquefoisme de cinq ou
six pieces de canon bien placées.
Mais celui qui feroit ces quarante
mille hommes, il s' en donneroit
la peine lui-même, il n' en donneroit
p44
pas la commission à d' autres,
autrement il n' y auroit rien de fort
merveilleux, ni de bien roïque ;
il faut que l' heroïsme vienne du
fondme de celui qu' on qualifie
heros, et par-là il y en a beaucoup
moins qu' on ne pense.
bien voilà ce qui se passe
dans nos romans, on instruit les
hommes à faire agréablement et
sagement de nombreuses peuplades,
en leur montrant ce qu' ont
fait les heros sur le modele desquels
on veut les former et les façonner.
Et c' est-là ce qui me fait
préferer nos romans à ces poëmes
antiques si pernicieux par les
mauvais exemples qu' ils donnent
aux ames sauvages et barbares pour
la destruction du genre humain.
Examinons cependant si ces antiques
romans ne contiennent
point d' amours, et quelles sortes
d' amours on y remarque.
Croyez-vous qu' ils eussent quelques
p45
notions de cette tendre délicatesse,
qui fait aujourd' hui l' occupation
des belles ames, qu' ils
employassent ces devoirs assidus
et respectueux, ces termesducteurs,
cette ingénieuse résistance
si sagement employée pour animer
les desirs, cette aimable et
douce violence pratiquée pour enflamer
les coeurs ? Pensez-vous que
la possession leur fit redoubler ces
soins obligeans, ces ménagemens,
ces attentions qui n' échapent jamais parmi
nous aux ames vrayement
touchées ? Croyez-vous
qu' ils connussent ces innocens plaisirs
de la conversation, et que ces
sentimens si vifs, si sensibles, si
délicats que la presence de l' objet
desiré est capable d' inspirer dans
les coeurs, les soutinssent dans les
tristes, mais inévitables momens
de l' absence. Hé, les rustes ne permettoient
pasme à l' esprit et
au coeur de s' occuper de ce qu' ils
p46
aimoient, à peine accordoient-ils
à l' imagination quelques saillies
grossieres. Ils ne connoissoient en
amour qu' une maniere d' operer,
et n' étoient touchez que dans cet
instant. Cet instant passé, il leur
faloit penser à de nouvelles souplesses,
pour faire tomber quelque
nouvel objet dans leurs pieges ; ils
n' avoient pas d' autres ressources
pour réveiller leur feu. Un agréable
cynique a singulierement representé
cet amour après Homere,
qu' il glose un peu trop sans le connoître.
Mais qu' importe, il a
raison pour le fond, quoiqu' il amplifie
les circonstances. Voici donc
ce qu' il en dit ; mais au moins, je
ne prens point sur mon compte la
qualité des termes qu' il employe.
" Jupiter fit à sa femme... etc. "
p47
cependant il faut avoüer qu' Homere a
donné au moins une fois un sentiment
de tendresse à ce brave
Achille la terreur du nom troyen ;
car Sarrazin le dit,
Achille beau comme le jour
et... etc.
il ne faut pas croire que ce soient
fadaises, cela est apuyé sur de
beaux et bons endroits d' Homere,
que je citerois bien si je voulois.
Mais je n' aime pas tous ces auteurs,
qui dans un livre françois aportent
force grec et latin :
cela sent trop son sçavant, et oncques
je ne le fûs.
p48
Virgile le chaste et retenu Virgile
a-t-il mieux traité l' amour
dans les regrets qu' il fait faire à
Didon, qui ne peut se consoler
de ce qu' Enée avant que de partir
ne lui a pas au moins laissé un
pouponou à naître.
s' il restoit encore avec moi
un... etc.
il avouë me, pour ôter toute
ambiguité, qu' il ne s' agissoit
point entr' eux des liens de l' himenée,
ils ne s' en tenoient pas servilement
à des devoirs aussi sérieux ;
ils vouloient quelque chose de plus
duisant que le mariage. Oh !
Nos romans modernes n' ont pas
tant d' esprit, ni d' industrie ; ils
sont plus prudes et plus servez ;
p49
ils veulent toujours qu' on en vienne
à l' himenée ; et pour y parvenir,
il faut soupirer long-tems ;
on est soumis à de rudes épreuves
de constance, le noviciat y est
bien plus severe que chez les capucins ;
il n' y a point de quartier
pour la moindre faute, pasme
pour la plus legere négligence : il
feroit beau voir que deux amans
fussent assez hardis pour se marier
au milieu du roman, le mariage
seroit cassé sur le champ, et les
parties déclarées incapables de participer
aux biens d' amour. Ne
croyez pas qu' on y souffre un roi,
et moins encore un autre amant
courir de belle en belle, ou faire
les doux yeux à quelques-unes de
ses parentes, comme ce Jupiter
qui ne respectoit ni filles, ni soeurs,
ni tantes.
En rité un habile homme a
pensé sagement lorsqu' il a dit :
" les auteurs mithologiques,
p51
c' est-à-dire,... etc. "
hé, que nos beaux romans
ne sont-ils en vers grecs ou latins,
on les regarderoit comme
les oracles de la belle litterature.
C' est-là qu' on iroit puiser les caracteres
du héroïsme ; on les proposeroit
comme la source du grand
et du sublime dans les moeurs,
aussi-bien que dans la maniere de
penser et d' agir ; mais ils ont le
malheur d' être en françois. Qu' on
fasse bien attention que je dis nos
beaux romans, c' est-à-dire, ceux
qui passent parmi nous pour les
modéles de ce genre de litterature.
Car pour ces avortons, sur
lesquels le seul amour de la nouveau
fait quelquefois jetter les
yeux, j' en pense beaucoup plus
mal que les plus austeres critiques ;
à peine en a-t-on lû quelques pages
qu' on y trouve tous les principes
du bâillement. On bâille
p52
donc, on se met ensuite à les
parcourir des doigts, on les abandonne
enfin aux bras séculiers et
prophanes d' une antichambre, et
quelquefois même à quelque chose
de pis.
CHAPITRE 2
p53
l' imperfection de l' histoire doit faire
estimer les romans. Les femmes,
quoique mobile essentiel des
grandes affaires, paroissent à
peine dans l' histoire.
mais j' ai bien d' autres choses
à dire en faveur des
romans, je prétens qu' on doit
les préferer à l' histoire. Voilà,
dira-t-on, un terrible paradoxe ;
pas tant qu' on le croit, attendez
que je me sois expliqué.
L' histoire ne doit pas être seulement
un narré fidele des choses
arrivées pour nous servir d' instruction,
elle doit encore découvrir
les causes et les motifs secrets des
grands évenemens, les ressorts
et les intrigues que l' on a mis en
oeuvre pour y réüssir, Ciceron le
p54
dit ; et quand il ne le diroit pas,
la chose ne laisseroit pas d' être
vraye. Oh, marquez-moi, je vous
prie, dans quelle histoire vous
trouverez tous ces caracteres : on
ne voit par-tout que faussetez essentielles.
Il est faux, me dit-on,
que les rois de Babilone puissent
remonter à un siecle ou deux du
déluge ; il est faux que le royaume
de Sicion soit le plus ancien
de la Grece ; il est faux que l' Egypte
ait euë une telle suite de
rois si grande, si nombreuse,
si bien suivie. Voilà pour les corps
entiers d' histoires : je fais grace
de beaucoup d' autres, dont il est
inutile de vous ennuyer ; mais
combien de faits particuliers sont
tous les jours convaincus de faussetez.
Vous croyez qu' il y a eu
un Pharamond : point du tout ;
le pere Daniel ne veut pas le reconnoître.
Vous vous imaginez
que Brunehaut a été une méchante
p55
femme ; vous vous trompez ?
Cordemoi vous en fait un éloge
des plus magnifiques. Vous pensez
qu' Enée soit venu en Italie :
fadaise que cela, Bochart et d' autres
sçavans prouvent le contraire.
Mais au moins, dira-t-on,
S Jacques a été en Espagne : autre
impertinence, qui n' est plus
aujourd' hui que dans la tête de
quelque novice de capucin espagnol ;
car les peres mêmes ne
le croyent pas. Le
Marquis De Mondejar l' a bien fait voir dans
ses belles et élégantes dissertations
sur l' histoire ecclesiastique.
Ne pensez pas que je tire de mon
imagination tout le tail de cette
pensée ; il y a long-tems qu' un
galant homme a raisonné de même,
je veux vous régaler de ce
qu' il en dit dans la préface de ses
moires. C' est le fameux
Guillaume Du Bellay Langey, qui vivoit
sous François 1. " les historiens,
p59
dit-il,... etc. "
et M Du Bellay
n' a pas été lui-même exemt de
reproche, puisque dans toute son
histoire on ne trouve pasme
le nom de Madame D' Estampes
maîtresse de François 1 dont les
intrigues ont donné un si grand
branle aux affaires de son tems.
On a beau blâmer le roman,
je n' y trouve pas tous ces inconveniens.
Rien ne m' y jette dans
l' erreur ; et si je suis séduit, c' est
à mon avantage. En commençant
à le lire, je sçai que tout en est
faux ; on me le dit, et je me le
persuade : tant mieux s' il y a du
vrai ; c' est autant de profit dès
qu' on me le fera connoître. Au-lieu
qu' il y a toujours à perdre
pour moi dans la lecture de l' histoire,
dès qu' un fait vient à se
trouver faux. Je suis au desespoir
d' être la dupe d' un homme qui
p60
veut que je l' en croye sur sa parole,
parce qu' il me parle d' un ton
grave et magistral. Mais quand je
prens la clelie , je me dis à moi-même,
entrons dans le païs des
veries et des fables, égayons
notre esprit, réjoüissons notre imagination ;
mais en même-tems prenons des moeurs et de
la politesse, voyons comme il faut éviter les
piéges qui me seront tendus : examinons
aussi de quelle maniere on
peut se mettre en bonne posture
auprès des dames ; c' est ce qu' il y
a de plus essentiel dans la vie, et
nous le trouverons ici. On m' assure
cependant qu' il y a bien du
vrai dans ce livre. Tenez, me dit-on,
voilà le portrait de Pelisson ;
voilà celui de l' infortuné M Fouquet ;
cet autre vous peint Madame Scarron,
qui a depuis été la
celebre Madame De Maintenon ;
c' est ici une avanture très-réelle
arrivée à Madame De Montausier ;
p61
enfin vous allez trouver dans ce
livre toute la vieille cour. Cela me
fait un double plaisir ; je crois n' y
trouver que du fabuleux et j' y trouve
du vrai. C' est un bien qui ne
me coûte rien, en ce cas je suis
ravi d' être trom. Voilà donc le
premier avantage du roman sur
l' histoire. je n' y suis pas trompé,
ou je ne le suis qu' à mon profit.
il faut que tout cela soit bien
vrai, puisqu' un grand et grave
auteur, c' est le pere Le Long de
l' oratoire, n' a point hesité de mettre
dans sa liste des historiens de
France la Clelie, le Pharamond,
le Polexandre et maints autres romans
qui ne les valent pas. Cependant
il étoit exact et scrupuleux,
et ne donnoit pas aisément
dans la bagatelle.
Un autre avantage bien plus réel
vient des incertitudes qui se rencontrent
dans les circonstances des faits mêmes qui
sont vrais . Qu' on
p62
lise deux historiens contemporains
sur unme point d' histoire,
vous les trouvez tous deux si oposés
sur les circonstances, qu' insensiblement
ils vous font douter du fait en
lui-même. Ainsi que je lise la bataille
de Pavie dans Du Bellay et
dans Guicciardin ; celles de Cerisoles
dans Montluc, Adriani et
Sleydan, je vois bien qui est le victorieux ;
mais je ne puis démêler
comment toute l' action s' est passée :
et comme j' aime à penetrer
plus avant que l' écorce, de dépit
de n' en pouvoir venir à bout, je
jette-là tous les livres d' histoires
et je prens le roman d' Hippolite
ou du Comte De Clare comme
des livres aimables, capables
de m' amuser innocenment, et qui
ne prétendent pas me tromper. Je
sçai que tout est faux dans les avantures
qu' ils me racontent, mais
on me les donne pour telles ; et
cependant tout y est si vrai-semblable,
p63
que je voudrois que tout
en fut vrai, tant je trouve de naïve
dans leurs caracteres. Ils n' ont
pas encore reçu dementi comme
la plûpart de messieurs les historiens,
et je m' embarasse peu
s' ils en reçoivent ; je m' imagine
que dans cinquante ans ou environ,
l' on pensera la même chose
de nos dernieres guerres. Mais
comment, dira-t-on, s' est levé
le siege de Turin, les françois
étoient six contre un ? Comment
n' a-t-on pas secouru Lille en 1708 ?
Comment s' est fait en me-tems
le passage de l' Escaut ? Ne croyez
pas que le Prince Eugene ouvre
son porte-feüille pour vous découvrir
le secret de ces évenemens,
il s' en gardera bien. Il ne dira
point qu' il sçavoit toutes les résolutions
qui se prenoient dans nos
conseils, tantôt par des emissaires
secrets, mais toujoursrs ;
tantôt par le Comte De Trantmansdorf,
p64
à qui on avoit soin de
les faire exactement tenir en Suisse
par la voye d' un banquier de
Lyon. Il ne marquera pas que si
Turin n' a pas été pris, ce n' est pas
la faute de nos soldats qui ne demandoient
pas mieux. Je parie qu' il
oubliera dans ses memoires ce sage
conseil du grand Prince De Conti,
ce heros de nos jours ;
mais peut-être un peu trop heros
pour être goûté de tout le monde.
Ce prince marquoit donc qu' il faloit
raser nos retranchemens devant Turin, et aller droit
aux ennemis. Il ne dira pas que c' étoit
aussi le sentiment d' un grand
prince, l' intrepidité même dans
p65
l' action : il étoit à la tête de notre
armée ; mais il voulut bien sacrifier
une gloire presente à l' obéissance
qu' il avoit pour les ordres
du roy son souverain, son oncle
et son beau-pere. Vous imaginez-vous
que le Prince Eugene laisse
entrevoir un jour dans son histoire,
que quand il eût formé le siége
de Lille il étoit sûr ; mais de
ces sortes de certitudes, qui ne
laissent rien à douter qu' on étoit
solu de laisser prendre cette importante
place ; qu' il sçavoit me
les duretés que s' attirerent les
generaux qui pressoient le secours
et qui se faisoient fort de la réussite ;
qu' il étoit bien informé qu' on
avoit éloigné nos troupes de l' Escaut
pour laisser benignement passer
trois grands convois venans
de Bruxelles,
sans le secours desquels
p66
il faloit que les alliés demandassent
la paix à deux genoux ;
que le passage de l' Escaut pour aller
délivrer Bruxelles assiegée,
étoit unemarche concertée,
dont M De Souternon ne laissa
point d' être quelque-tems la victime.
Tous ces faits se disent à l' oreille
dans le tems, et personne
n' ose les écrire, les uns pour ne
pas diminuer leur gloire, les autres
par un faux respect de nation.
Cependant il faut rendre justice au
Prince Eugene, il eut alors trop
de candeur pour être la dupe de
toute cette gloire, dont on le couvroit
à nos propres dépens. Je
vous dirai que jamais conquerant
ne s' en fit moins accroire dans une
si belle occasion.
et j' y étois, j' en sçai bien mieux le
compte.
jusques-là je le regardois à peu
près comme une sorte d' Annibal ;
p67
mais alors il faut l' avoüer, je ne
pus m' emcher de le mettre pour
quelques momens à côté de Scipion.
Les magistrats de cette belle
ville avides de donner bourgeoisement
de fades loüanges au prince
victorieux, l' en alloient accabler,
lorsqu' il eut l' adresse d' esquiver
le coup en leur disant d' une
façon très-simple, que l' armée de France
et la sienne avoient
joüé à qui feroient plus de fautes,
que les françois en avoient fait
une plus que lui . Aussi appella-t-on
burlesquement cette
campagne,
la campagne des pourquoi :
mais pourquoi a-t-on fait
ceci ? Pourquoi n' a-t-on pas fait
cela, et tels autres discours qui
viennent naturellement à la bouche
de ceux qui n' ont aucune connoissance
des misteres secrets du
cabinet. Il ne fut pas moins réservé
deux ans après lorsqu' ayant
passé legerement la scarpe le jour
p68
me de pâques, il reçut les complimens
de ses officiers, dont un
s' hasardât de lui dire galamment :
mais, monseigneur, je compte que
dans peu nous serons à Bayone :
oüi, monsieur, lui dit ce prince,
il n' y a seulement qu' à demander
un passeport pour aller et un pour
revenir . Ces paroles que j' ai i
moi-même, sont oubliées par
ceux de qui elles coulent comme
de source, et sont suivies de près
par un homme comme moi, qui a
une terrible prévention contre ce
qui s' apelle heros ; car je les veux
heros par tous les bouts, je ne
leur pardonne rien. Croyez que
tous ces petits morceaux qui sont
le régal d' un lecteur judicieux et
le ragoût d' une histoire exacte,
manqueront à celle de notre siecle.
Voilà ce que devoit recueillir le
poëte Rousseau, au lieu de s' amuser
avec Bonneval le turc,
à distiler des couplets satiriques
p69
contre M Le Prince Eugene, pour
le récompenser de deux mille florins
de pension annuelle que lui
donnoit alors ce prince. Il étoit
en un païs, et avec des personnes
qui pouvoient lui en aprendre
des choses plus circonstanciées.
Un ouvrage vrai et détaillé en ce
genre, auroit fait plus de plaisir
que ce grand vilain livre d' oraisons
funebres de nos desastres,
commenpar le laborieux M Dumont,
et continué par M Rousset
sous le titre de conquêtes de
M Le Prince Eugene . Livre
ennuyeux, très-propre néanmoins
pour un païs il faut
loüer jusqu' aux fautes des ministres,
si l' on veut y être bien reçu ;
et ceme défaut fera quelque
jour enrager un honnête homme
qui me ressemblera.
Je ne puis disconvenir cependant
qu' un auteur moderne qui
a suivi quelquefois ce prince, n' ait
p73
peint ce grand prince assez naturellement :
" je m' imagine bien
qu' un... etc. "
ne croyez pas que le roman
me prive de ces détails, toujours
instructifs pour ceux qui ne veulent
pas laisser échaper la moindre
circonstance interessante d' un
point d' histoire, ou de quelque
chose d' aprochant. Rien n' y est
équivoque, rien n' y est douteux :
on m' y dévelope les motifs et les
mouvemens secrets d' une intrigue ;
tout se presente à moi, jusqu' aux lettres
les plus particulieres,
jusqu' à ces sentimens intérieurs,
qui dans les affaires ordinaires,
ne paroissent jamais aux
yeux du public.
Les caracteres mêmes si équivoques
dans l' histoire ne le sont
point dans le roman. Je demande
à Camden si Elizabeth est morte
pucelle, si elle étoit aussi sincere
qu' elle vouloit le paroître ; il me
l' assure, et je plains cette pauvre
p74
princesse d' avoir si peu joüi des
biens de la vie. J' interroge Leti,
il en doute et en donne une bonne
raison. " elle étoit reine,... etc. "
et je soupçonne qu' il
dit vrai, aussi-bien que quand il
prétend que c' étoit une vraie comédienne,
et que toute sa vie n' a
été qu' une comédie, chose même
qu' il répete un peu trop souvent,
il suffisoit de le dire une bonne
fois ou deux tout au plus. Un
autre ecrivain vient à la traverse,
et veut décider le fait par une
raison d' anatomie ; vulvam, dit-il,
non habebat ; ainsi elle étoit
pucelle de fait, si elle ne l' étoit
pas d' inclination. Marie Stuard a-t-elle
été aussi méchante qu' on l' a
p75
prétendu : Buchanan le dit, et Camden
le nie : tout cela m' inquiéte,
je n' aime point ces embaras, je
voudrois que l' histoire me dévelopa
mieux larité. Mais cela
n' est pas possible, dit-on, ce sont
des hommes qui écrivent ; et en
écrivant, ils se livrent à toutes les
passions humaines. J' en suis fâché ;
mais je ne vois pas toutes ces incertitudes
dans le roman.
Oriane n' est pucelle dans Amadis,
qu' autant qu' une honnête
femme la doit être, pour ne passer
pas pour ridicule auprès de
son amant. Quand on laisse quelqu' incertitude
dans le roman,
c' est pour ménager au lecteur un
plaisir plus sensible, par un dénoüement
qui est toujours accompag
d' une agréable surprise. On fait
bien plus, car on m' épargne
toutes les difficultés de la
chronologie et de la geographie,
lorsqu' on me dit : il y avoit une
p76
fois un roi et une reine dans un
royaume fort éloigné d' ici, mais
dont j' ai oublié le nom ; ou bien
quand on commence ainsi : nous
étions dans la plus belle saison de
l' année . Cela convient à ce tems-ci,
comme cela convenoit au régne
d' Henry Iv. Ce n' est pas
peu que d' épargner tous ces embaras ;
et cependant de donner à
coup sûr des instructions toujours
utiles, non-seulement pour les
moeurs, mais encore pour la conduite
de la vie.
Je passe bien d' autres observations
aussi essentielles, qui regardent
le pyrrhonisme historique ;
ce peu d' accord d' un historien
avec lui-même, ces prodiges répugnans
non-seulement au vrai-semblable,
mais même à la nature, et qu' on nous donne
cependant pour vrais dans la plûpart
des auteurs. Ce seroit mettre
l' histoire sur la scellette, et je serois
p77
fâcde lui intenter un
procès criminel.
Mais cela me fait souvenir d' une
imagination très-singuliere qui
avoit passé par l' esprit d' un savant.
C' étoit le St Pierre Pelhetre laïc
qui est mort en bibliotéquaire du
grand couvent des cordeliers de Paris.
Je l' ai connu dans ma jeunesse,
je suis bien aise de la mettre ici,
et je souhaiterois même que cela
se t exécuter. Ce savant avoit
extrêmement lû, peut-être plus
que ne doit faire un galant homme ;
car il faut en cela, comme
en toute autre chose, une sage et
loüable modération, et se donner
au moins le tems de réflechir.
Il avoit remarqué dans le cours
de ses lectures tous les miracles
apocryphes, les visions extraordinaires,
les révélations bizarres,
les fantaisies spirituelles, les pieuses
turlupinades, enfin les dévotes
turpitudes qu' il avoit trouvées
p78
dans notre histoire, sur tout dans
celle de l' eglise ; car c' est le caractere
de ceux qu' on y voit figurer
de s' y distinguer par ce qu' il y
a de plus heteroclite. Et de tout
cela il en vouloit faire deux beaux
ouvrages ; l' un étoit une histoire
suivie depuis les apôtres jusqu' à
ces derniers tems, il ptendoit et
je le croirois volontiers, qu' elle
seroit plus instructive et plus amusante
que tous ces grands volumes
d' histoire ecclésiastique de Baronius,
de Sponde, de Bzovius et de
Raynaldi, auteurs souvent très-ennuyeux,
disoit-il, parce qu' ils
ne sont pas diversifiés par ces episodes
spirituelles, qui ne laissent
pas de réjoüir pieusement l' imagination :
l' autre livre étoit une
théologie dogmatique, prouvée
par ces sortes de faits apocryphes.
Un pareil ouvrage seroit admiré,
il seroit même adoré par les ignares
dévots ; rien ne leur conviendroit
p79
mieux, et je suis sûr que par
respect ils le liroient toujours à
genoux : pour ce dessein il avoit
pris des peines immenses. Tous
les livres des moines espagnols
et italiens lui avoient passé par
les mains. Il avoit foüillé jusques
dans les recoins les plus cachez
des annales des freres mineurs,
des capucins et des autres ; celles
des carmes et des dominicains
lui étoient connuës. Il avoit tout
remarqué dans les ouvrages de
Lezana, de Cartagena, de Cesarius,
d' Heisterbach, de Pelbarty,
de Themesvart ; je ne sçai
comment j' ai retenu tous ces noms.
Les saintes à savoureuses et extases ;
les saints privilégiés, qui dès
ce monde ont continuellement
Dieu et leurs anges gardiens,
tout cela faisoit ses délices. Vous
ne sçauriez vous imaginer combien
il me fut obligé de lui avoir
indiqué qu' on trouvoit dans un
p80
livre de Leon Allatius, la vie et
l' histoire de l' arbre dont on s' étoit
servi pour faire la croix sur
laquelle fut attaché le sauveur du
monde ; j' en dirai peut-être quelque
chose ailleurs. Et comme j' ai
toujours eu un peu de goût pour
le roman, même le plus dévot,
je lui prêtai un livre espagnol,
qui contient tous les miracles qui
ont été faits en faveur du rosaire .
Il avoit là-dessus des recuëils admirables,
aussi-bien que sur le scapulaire
et la portiuncule , pour
lesquels, selon les carmes et les
cordeliers, il s' est fait, disoit-il,
incomparablement plus de choses
extraordinaires, que pour l' incarnation
du verbe eternel. Il auroit
été jusqu' en Italie pour y voir
ce galant homme, dont la bibliotéque,
qui étoit assez nombreuse,
ne contenoit que des ouvrages en
faveur de l' immaculée conception :
! Que n' avons-nous ce
p81
brave livre ? Ce seroit pour moi
la perle des romans, et pour
quelqu' autre la perle des théologiens.
Voilà une grande digression :
retournons néanmoins d' nous
sommes partis. On ne sçauroit
donc desavoüer que l' histoire ne
livre de terribles assauts aux bonnes
moeurs, lorsqu' on y voit des
tirans mourir tranquilement dans
leurs lits ; des rois vertueux porter
leurs têtes sur un échafaut,
ou périr comme devroit faire un
mauvais prince ; un Caligula et
bien d' autres gens de même étoffe
faire impument leur plaisir d' un
inceste : les obscenités, les impuretés
mes les plus affreuses paroître
en triomphe jusques dans
l' histoire de nos derniers régnes,
comme on voit en Daubigné
et Dupleix. Quelle instruction
peut-on tirer de tant de turpitudes ?
Il est vrai que pour couvrir
p82
tout ce bel étalage de princes,
qui se deshonorent de tout sens,
et de princesses qui se livrent joyeusement
à la discrétion d' une
douzaine de galans qui ne s' y épargnent
pas ; on dit que l' histoire
est le portrait de la misere humaine.
C' est le mal que j' y trouve ;
au lieu que dans le roman le prince
vicieux, où le roi tiran périt
toujours comme son crime le demande.
Et quand vous lisez le portrait
des foiblesses humaines et les
desordres de l' amour dans
Me De Ville-Dieu, avec quelle sagesse
n' êtes-vous pas conduit dans ces
secrets détours connus seulement
de la plus ardente passion ; et quel
dégoût cependant n' y inspire-t-on
pas pour les excès blamables ? On
écarte tout ce qui n' est pas mesuré ;
tout ce qui n' est point dans
les régles de la bien-séance n' ose y
paroître ; et s' il veut s' y presenter,
on a soin d' abord de lui en refuser
p83
l' entrée, de peur de le
faire desirer même en le blâmant
avec trop de détail. Ainsi laissons
à l' histoire ce titre glorieux d' être
le portrait de la misere humaine ;
et reconnoissons au contraire
que le roman est le tableau de
la sagesse humaine ; c' est-à-dire,
de cette sage politesse, de cette
urbanité si estimable, de cet
amour, d' une douce et tranquile
société ; je dirai même de cette
tendre passion, les délices des
coeurs les plus nobles et les mieux
placés.
Je continue, et je vai communiquer
la réflexion favorite qui
m' oblige à préferer le roman à
l' histoire. On ne sçauroit disconvenir
que le sexe ne fasse plus de
la moitié du monde raisonnable,
et qu' il ne soit la portion la plus
essentielle de toutes les cours :
mais j' ose encore assurer qu' il a
souvent dans les grandes affaires
p84
plus de part que les ministres
mes.
Ignore-t-on l' ascendant qu' une
reine habile prend ordinairement
et sur le roi son mari et sur le
roi son fils ; oume ce que
peut une femme de ministre,
quand elle est intelligente et qu' elle
sçait arranger sa conduite ? Peut-on
lire sans étonnement cet endroit
de S Evremont fondé sur
l' histoire. " en quelle cour les
femmes... etc. "
p85
on a beau déclamer contr' elles,
les traiter de cruelles et d' ambitieuses,
les regarder comme la cause
des plus grands desordres, il faut
toujours y revenir, elles gouvernent
malgré cela presque toutes
les cours. Je doute même qu' il y
en ait aucune exemte de leur
empire. Aussi le courtisan sage
et rusé se garde bien d' en avoir
quelqu' une pour ennemie, ni même
de parler contre le sexe en
général. Malheur à ceux qui les
regardent comme un sexe foible
et infirme : celle qui ne se sent
pas toute la vigueur qui lui est
nécessaire, se fait apuyer par d' autres.
Dans les interêts communs
elles sçavent se soutenir mutuellement ;
p86
et quand la force leur manque,
elles n' épargnent aucune ruse
de guerre pour se rendre maîtresses
du terrain qu' elles veulent
occuper ; rien ne leur échape :
elles suivent un projet mieux et
plusrement, que ce sexe fort
et vigoureux, qu' elles font néanmoins
si souvent donner dans des
piéges de novices. L' homme du
monde abandonne ces clamations
aux moines, obligés pour
sauver les aparences, de parler
en public contre un sexe, qu' ils
n' estiment que trop dans le particulier.
C' est à faire à des gens de
college, qui ne connoissent qu' une
sorte de bas peuple, ou des femmes
peu moriginées à les décrier :
mais tout homme qui sçait vivre,
ne manquera jamais au respect
qui leur est dû, ni à les prévenir
par ces insinuantes politesses,
qui attirent toujours l' estime et
quelquefois l' amitié de celles à
p87
qui on a soin de les faire.
toutes femmes... etc.
c' est ce qu' a dit il y a long-tems
un de nos plus anciens poëtes,
qu' on accuse cependant de ne pas
trop favoriser le sexe.
Avec quelle sage discrétion, avec
quelle vigueur même, lorsqu' il a
été nécessaire, se sont gouvernées
celles qui ont eu le maniement
des affaires ? On a beau dire nous
avons pour elles une sorte de déférence
qui nous empêche d' agir
ouvertement contre leurs ordres,
quand nous les voyons revêtuës
de la suprême autorité. Nous avons
dans nos histoires tant d' exemples
de leur sage administration,
que ceux-là doivent prévaloir sur
p88
le peu qui s' en trouve dont le gouvernement
a été mauvais ; et j' ai
remarqué que dans les etats où
les femmes succedent, le royaume
est moins en quenoüille entre
leurs mains qu' entre celles des
rois. Leur commandement y est
plus gracieux, il y est plus sûr ;
et dans ce qu' elles ignorent, ne
vous imaginez-pas qu' elles consultent
des femmes, elles choisissent
en hommes tout ce qu' il y
a de plus experimenté et de plus
solide, et l' on ne peut s' empêcher
de les regretter après leur
mort ; elles servent de modele à
qui veut bien gouverner. Quel
chagrin, me disois-je une fois à
ce sujet, qu' on nous ait privé de
cette jolie, de cette agréable histoire
de la papesse Jeanne. Je
connois des gens qui ne sçauroient
s' en consoler ; il y en a même
quelques-uns parmi nous autres
catholiques, qui n' en sont pas
p89
encore desabusés : ce sont néanmoins
des gens sages, des gens
de réflexions qui trouvent dans
cette episode une copieuse moisson
de pensées morales et de penes
me des plus chrétiennes.
C' est pour eux une preuve sensible
de la protection de Dieu
sur son eglise. Voyez, disent-ils,
comment cette barque est divinement
conduite ; la foiblesse, les
déréglemens, les absences me
du pilote visible n' y font aucun
tort ; la bonté divine ne fait acception
ni de personnes, ni de
sexe. Est-ce pape ou papesse, peu
lui importe ? Celui qui conduit
les papes, peut bien conduire une
papesse : et là-dessus ils vous apliquent
cette belle et sentencieuse
flexion de Boccace ; que puisque
la foi chrétienne augmente
tous les jours, malgré les efforts
que font les hommes pour la détruire,
et malgré les déréglemens
p90
des chefs et des pasteurs, il est
évident qu' elle est soutenpar
une puissance divine. Ils vont plus
avant, ils en tirent encore des
maximes de politique pour le
gouvernement, et disent qu' il
seroit bon que de tems en tems
on mit quelque papesse sur le siege
de Rome. Examinez, continuent
ces braves gens, examinez-bien ce
qu' on dit de cette bonne papesse,
elle étoit sçavante, elle étoit lettrée,
elle n' avoit point à sa suite
de Donna Olimpia, ni de semblable
gibier : et où sont les papes
qui lui ressemblent ? Elle ne
s' occupoit point comme le grand
pape Urbain Viii à faire des
bouquets pour les envoyer aux
jolies femmes de Rome ? Et
croyez que sous elle le saint siege
n' étoit pas en quenoüille ; elle
avançoit les gens de mérite, elle
ne cherchoit point à enrichir sa
famille ; elle étoit exacte sur la
p91
discipline, et ne consultoit que
d' habiles cardinaux ; et quand
quelques-uns lui auroient servi à
deux mains, qu' importe l' eglise
ne s' en trouvoit pas plus mal. Elle
ne fut pas reprise de despotisme
universel comme Gregoire Vii
de magie comme Paul Ii du péc
de non-conformité comme
Boniface Viii de fureur comme
Jules Ii. Jamais elle ne fut
accusée d'résie comme Liberius,
pasme d' erreur comme
Jean Xxii au contraire le
secretaire d' un pape dit de cette
papesse :
encore te peut être montrée,
mainte... etc.
je sçai bien que ce n' étoit pas
une fille sage, mais en récompense
c' étoit un bon pape ; il
nous en faudroit encore quelques-uns
p92
de cette trempe. Aussi les
huguenots, si envenimez contre
nous autres catholiques, se gardent
bien aujourd' hui de nous en
faire un crime ; loin de cela ils
commencent à nous en loüer
presque ; sans doute, parce que
nous ne paroissons plus sensibles
à ce reproche comme nos ancêtres
de cent ou cent cinquante
ans. Ils se seroient imaginés que
tout auroit été perdu, s' ils avoient
avoüé que nous ayons eu un bon
pape dans une mauvaise fille. Lisez
ce qu' en dit le petulant M Jurieu.
On ne l' accusera pas de
nous être favorable au moins de
son gré. " je ne trouve pas, dit-il,
que... etc. "
p94
pour moi je serois d' avis que
nous autres catholiques soutinssions
maintenant qu' il y a eu une
papesse, puisque cela nous fait
tant d' honneur. Je suis persuadé
que les huguenots, pour nous
mortifier, s' empresseroient à prouver,
comme l' ont déja fait quelques-uns,
que c' est une pure fable, ce ne laisseroit
pas que d' être une
controverse singuliere entr' eux
et nous. Mais je doute que
cela se fasse ; les bigots s' y oposeront
toujours ; ne seroit-ce que
pour faire enrager les honnêtes
gens, qui sont et seront toujours
leurs ennemis.
Puisque je suis en train de dire
mes pensées, qu' il me soit permis
p95
d' en ajouter encore une. Je
voudrois qu' on me laissât le maître
de former un nouveau gouvernement,
je voudrois qu' on
me prit pour législateur d' un
nouveau peuple ; jamais l' autorité
royale ne seroit qu' entre les
mains des femmes. Leurs maris
seroient leurs premiers sujets, cela
est juste, mais rien plus. Croyez
que l' établissement de cette loi
ne feroit rien perdre aux hommes
sages, ils seroient bien plus souvent
consultés ; et si le sceptre
alloit de femelle en femelle, on
éviteroit un grand inconvénient
qui arrive en certains cas douteux.
Alors le ventre seul annobliroit ;
il n' y auroit plus d' équivoques,
comme Alexandre s' imaginoit
qu' il y en avoit à son égard,
puisque lui-même prétendoit n' être
pas fils de Philippe. Il ne pouvoit
pas nier au moins qu' il ne le
fut d' Olympias.
p96
Tout ce que j' ai dit des femmes
ne regarde que le cours ordinaire
des affaires. Mais dans
quelles révolutions, dans quelles
conspirations, lorsqu' il y en a,
ne sont-elles point impliquées ?
Elles y sont si essentielles, que
souvent elles en sont l' ame et le
mobile. Impénétrables dans les secrets
elles sont personnellement
interessées, ne pensez pas que rien
se divulgue par leur imprudence ;
et cette dextérité pour les intrigues,
cette manoeuvre délicate,
composée, artificieuse, si nécessaire
dans les affaires secrettes,
les y fait conduire avec plus d' adresse
que les hommes, qui vont
quelquefois avec un peu trop de
précipitation. Deux des plus belles
conjurations que l' on ait vû
dans ces derniers siecles, sont
celles des fiesques contre la république
de Gennes en 1547 et
celles des espagnols contre la république
p97
de Venise en 1618. On
n' y avoit pas employé des femmes,
aussi ont-elles échoüé toutes
deux. Voyez au contraire
comment elles se sont conduites en
d' autres grandes affaires. La ligue
veut faire assassiner Henry Iii.
Madame De Montpensier soeur des
guises s' en mêle, et y réüssit par
le moïen d' un petit moine qu' elle
sçût attirer par ces agréables préliminaires,
dont les moines ont
été de tout tems fort friands ;
mais cependant avec esperance de
plus. Les espagnols se veulent
défaire de Henry Iv qui leur
nuisoit beaucoup. Le vieux Duc D' Espernon
n' auroit pû seul y
üssir : il y le la Duchesse De Verneüil
maîtresse disgraciée de
Henry Iv elle en vint à bout
malgré les avis qui en furent donnés
plus d' une fois à ce prince.
Il n' y a pas long-tems que l' on
a renouvellé le dénouëment de
p98
ce terrible événement : " l' histoire
de la mort de Henry Iv
dit... etc. "
p100
les affaires de la religion ne
sont pas moins de leur ressort que
les affaires de l' etat. Veut-on
faire provigner une saine doctrine,
ou pululler une erreur ? Il
n' y a qu' à se servir de femmes,
comme elles y ont été toujours
employées ; une seule fait plus en
un jour qu' une douzaine de convertisseurs
p101
ou de prédicans ne feroient
en une semaine, peut-être
me en un mois. Ne croyez
pas que cette conduite soit particuliere
aux novateurs ; ils n' en sont
pas les premiers modéles ; ils n' en
ont été de tout tems que les copistes.
Pour peu que je voulusse
m' écarter, je dirois là-dessus des
choses assez curieuses ; mais il faut
sçavoir se renfermer dans de justes
bornes.
Et puisque les femmes légitimes
ont tant de crédit, quelle autorité
n' a point une maîtresse ? ça été
dans tous les gouvernemens le
grand mobile des grandes affaires.
On se fait un plaisir d' accorder
à une maîtresse, ce qu' on croit
par devoir être obligé de refuser
à une épouse ; tant il y a de douceur,
d' agrément et de séduction
dans ce nom de maîtresse. Il n' est
ame assez dure, il n' est coeur assez
barbare qui puisse ou qui veüille y
sister.
p102
En quelle estime étoient même
autrefois celles qui ne s' en tenoient
point à un seul et unique amant,
comme font aujourd' hui les plus
honnêtes femmes parmi nous ?
Nont-elles pas brillé jusques dans
ces austerespubliques de la Grece,
leurs fonctions étoient si
importantes qu' on les croyoit seules
capables de manier l' esprit des
generaux et des chefs, d' adoucir
cette rudesse de tempéramment
qui ne paroît que trop dans quelques-uns
de leurs heros ; de ramener
me au centre du devoir ceux
qu' une ambition trop écoutée pouvoit
en faire écarter ; toutes choses
qu' on desesperoit sans doute
de gagner sur eux par la voye des
légitimes épouses. Il faut que Plutarque
les ait regardées comme des
personnes bien considérables, puisque
jamais il ne perd l' occasion
d' en parler, de les peindre et de
nous les faire entierement connoître.
p103
Dirai-je tout, ces oracles de
la plus severe morale, ces modéles
de la vie retirée, enfin ces
jansénistes de l' ancien paganisme,
c' est-à-dire, nos premiers philosophes
ne les dédaignoient pas ; et
les plus sages ne les vouloient même
qu' à titre de maîtresses, tant cette
qualité a toujours eu d' attraits pour
tous les hommes. Par-là je ne
cesse d' admirer les lumieres et la
délicatesse de la sage Heloïse qui
trouvoit plus de gt, plus de
tendresse et de gloire dans le nom
de maîtresse D' Abeylard, que dans
celui de femme d' un empereur. Je
ne raporterai pas le latin de cette
aimable et sçavante personne ;
mais je ne puis m' empêcher de
marquer ici ce qu' en dit un de
nos premiers poëtes en ce stile antique,
qui contient dans sa rudesse
une sorte de naïveté admirable
et quelquefoisme inimitable.
Le voici donc :
p104
Pierre Abeyelart... etc.
Ainsi les femmes, parlons
mieux, le sexe anime tous les
mouvemens de l' etat. Ce que nous
p105
avons vû sous les derniers régnes,
nous doit faire sentir ce qui s' est
fait autrefois, ce qui se fait et ce
qui se fera dans la suite. Les hommes
ont toujours été ce qu' ils sont,
et l' on ne doit pas croire que les
femmes se soient jamais oubliées
jusqu' à négliger ce qui pouvoit
plusrement soutenir et même
augmenter ce crédit que notre
déférence naturelle leur a don
sur notre coeur, et par conséquent
sur notre esprit et sur notre conduite.
Je parle ici comme si j' étois
à la tête des affaires, ou dans le
ministere ; mais comme cette suposition
ne tend à déplacer personne,
je crois la pouvoir impunément hasarder.
C' est donc-là ce que les historiens dévroient
nous developer. Je sçai qu' il y a
des occasions où rien n' est plus
difficile, pour ne pas dire impossible,
sur tout dans ces tems éloignés
dont à peine on peut percer
p106
l' obscurité pour y découvrir les
actions les plus essentielles de nos
rois. Mais ces endroits reculés
de notre histoire ne touchent
point notre coeur, ils n' interessent
pas notre curiosité ; ils satisfont
seulement notre vanité qui
aime la parade d' unavoir inutile
et souvent infructueux. Ces lumieres
néanmoins sont assez grandes
depuis six cens ans pour sçavoir
que S Loüisme se trouvoit
dans cette dépendance. Il
étoit comme obligé de demander
congé à la reine Blanche sa mere,
lorsqu' il vouloit coucher avec la
reine Marguerite sa femme ; ou
bien il faloit y aller en secret.
Nous voyons depuis ce tems-là
que les reines et les princesses,
toujours inséparables de la cour,
y ont eu un grand crédit. Ce crédit
néanmoins l' a toujours cedé au
pouvoir des maîtresses ; et cela
est bien juste. Il est vrai que les
p107
femmes n' ont fait de partis réglés
à la cour, que depuis le régne
de Loüis Xii qu' elles ont commen
d' y paroître assiduëment.
On devoit donc nous marquer au
moins tous ces degrez de leur autorité.
Les reines d' abord qui
priment, et par le respect qui leur
a toujours été dû, et par l' envie
de dominer attaché à leur caractere,
comme à celui de tout le
sexe ; on devoit faire apercevoir,
quand il y a eu des maîtresses déclarées,
ce qu' elles ont fait ou
défait dans tous les gouvernemens ;
enfin nous dévoiler ce
grand pouvoir que leur résidence
continuelle auprès du souverain
leur a fait obtenir dans les affaires,
chacune selon le degré de
faveur qu' elle aû se procurer :
ce seroit-là traiter l' histoire ; mais
qu' on lise Mezeray, on le trouvera
sec et dur sur cet article. Il
p108
traite moins en politique qu' en
severe casuiste ce qui regarde l' interêt
que les femmes prennent dans
les affaires publiques. La morale
la plus dogmatique n' yformera
rien ; il faut donc en parler maintenant
chez nous, ainsi qu' ailleurs,
comme d' une partie essentielle
du ministere et du gouvernement :
ainsi cela se doit faire
avec adresse, avec ménagement,
avec une sorte de discrétion lumineuse,
qui sans trop leur accorder,
laisse entrevoiranmoins
qu' elles y ont beaucoup de part.
Dupleix n' avoit pas les talens nécessaires
pour peindre la cour au
naturel ; écarté dans le fond d' une
province, il ne pouvoit pas corriger
les préventions qu' un air provincial
lui avoit inspiré là-dessus.
Mais il n' avoit lui-même qu' à
considerer la province. Dans quelle
ville n' ont-elles pas toute l' autorité
p109
auprès du gouverneur, du
maire, des jurats, des capitouls,
des bourguemestres ? La cour et
la province ne different à ce sujet
que par la difference des objets,
que par le plus ou le moins de
considération de ce qu' elles entreprennent.
Ceux qui auparavant
écrivoient notre histoire generale
ont eu assez de peine à la
débroüiller, on doit leur pardonner
s' ils ne l' ont pas portée à
ce point de perfection que nous
demandons aujourd' hui. Mais le
Pere Daniel, politique de profession,
manquera cet article
essentiel ; cela n' est pas suportable.
Il pouvoit donner un état
juste de la cour de nos rois ;
il étoit plus capable qu' un autre de
faire conntre les intrigues et les
secrets mouvemens qui ont agité
la monarchie depuis cinq cens
ans. Il a eu tous les secours et
tout le tems nécessaire, on lui a
p111
mis à la main des mémoires propres
à nous éclairer, s' il eut
voulu suivre les traces qu' il y voyoit
marquées ; il n' a tenu qu' à lui d' en
profiter, cependant c' est ce qu' il
fait le moins. Vous n' y voyez que
sieges, que batailles, que marches
d' armées, attaques de places,
camps retranchés ou forcés.
On en est quelquefois rebuté, cela
est excellent dans Montluc, il étoit
dutier. Mais un jesuite devoit
être plus sobre qu' un autre
sur cestails, et nous faire bien
connoître la politique de chaque
gouvernement : point du tout, il
veut briller par un tout autre endroit
que celui qui lui est propre,
et tout ce qu' on peut sçavoir quand
on a lû trois gros volumes in folio
ou six volumes, mettons me
sept volumes in 4. C' est que le
P Daniel est un très-bon jesuite,
un ecrivain passable et un diocre
p112
historien. Il est vrai que
Brantome le fait en ce qui le regarde
en homme un peu trop
pratic, et qui connoissoit autant
la chronique des rüelles et des
alcoves, que les secrets misteres
de la cour ; mais on peut aisément
retrancher à ce qu' il dit de
trop. Varillas au moins l' a fait plus
industrieusement qu' aucun autre,
et mieuxme qu' on ne dévroit
l' attendre d' un homme qui n' a
jamais connu que son cabinet ; et
l' on prétend à cause de cela qu' il
sent son roman. Soit, voilà comme
il nous les faut, puisqu' il
peint les hommes avec toutes leurs
dépendances, puisqu' il fait le portrait
d' une cour bien complette,
je suis content. J' aime les livres
qui nous font paroître des femmes,
et qui nous mêlent quelquefois
avec elles, tantôt en nous broüillans,
tantôt en nous raccommodans.
Ce mouvement fait plaisir ;
c' est l' ame de la vie.
p113
Mais à ce moment il me vient
un scrupule sur la maniere dont
je parle des femmes dans tout cet
article. Il semble, à m' entendre,
qu' il n' y ait que nous autres françois
qui ayons la politesse d' admettre
le conseil des femmes dans
les grandes affaires. Il est inutile,
pour lever ce doute, qui cependant
ne fera jamais deshonneur à
la nation, de renvoyer à l' histoire
de nos voisins. Je ne veux
que raporter cette belle et sage
parole de ce ros de cabinet,
redoutable par ses intrigues et ses
menées secrettes ; je veux dire le
dernier Prince D' Orange, le fameux
Roy Guillaume. Il se voyoit
terriblement harcelé en paix et en
guerre par le feu roi Louis Xiv.
Enfin ne pouvant pénétrer
d' ou venoit cet heureux ascendant,
que ce grand prince avoit toujours
eu sur lui, il ne t s' empêcher de
laisser exhaler cette plainte sur la
p114
fatalité de son destin. il est étonnant,
disoit-il,... etc.
C' est avoüer la dette, je n' en veux pas
d' autres preuves. Mais en ce cas,
les vieilles maîtresses sont préférables
aux jeunes, elles ont plus
d' expérience et de talens ; et
quand nous serions les seuls à admettre
le conseil des femmes dans
les plus importantes affaires, nous
dévrions le tenir à honneur ; nous
ne ferions que suivre l' exemple de
ces anciens et sages gaulois, les
modéles d' un parfait gouvernement.
" les femmes, dit un auteur,... etc. "
p115
elles l' ont conservée, et ont encore actuellement
leur conseil et leurs grands
officiers.
Le roman n' est pas en défaut
sur ce chapitre ; j' y vois
briller des femmes, non pas à leur
toilette, c' est où elles ne paroissent
gueres dans ces sortes d' ouvrages ;
mais en tout ce qu' il y
a d' essentiel en matiere d' interêt
public, et dans les plus grands
misteres des affaires.
On n' a qu' une seule raison pour
p116
me combattre. C' est erreur que
tout cela, me dit-on, c' est s' apuyer
sur de fausses maximes ;
tout ce qu' on voit dans ces sortes
de livres n' est pas vrai. bien
je sçai que tout en est faux, plus
faux même qu' on ne le pense encore ;
mais rien n' est plus vrai-semblable,
et ç' en est assez pour
mon instruction. Je retrouve là
ce qui se passe tous les jours à mes
yeux, soit dans la province, soit à
la ville et à la cour, et même jusques
dans le sacré sanctuaire des
loix et de la justice, où rien
n' est si fort à redouter.
que la faveur et charité piteuse,
de quelque belle humble solliciteuse.
montrez-moi tout cela dans
l' histoire, et j' y m' y livrerai.
Faites en sorte que je l' y voye
avec ces couleurs agréables, cette
sage dextérité de conduite, ces
nagemens scrupuleux, ce tour
p117
adroit, cette ingénieuse et délicate
tromperie, ou ce qui est la
me chose avec ce rumanége
que je sens dans tout ce qui
part d' une femme habile, dès-lors
je quite le roman pour l' histoire ;
mais jusques-là permettez-moi
de m' en tenir au roman. Je ne fais
me que suivre ce qu' a dit un
homme d' esprit qui avoit beaucoup
et beaucoup . " je pense, dit
Monsieur De Sorbiere,... etc. "
p118
mais je reviens toujours à la
condamnation des romans ; je ne
souffre qu' avec peine la dureté que
l' on exerce sur des livres aussi
agréables et aussi amusans. Je
voudrois bien trouver quelque
temperamment pour adoucir un
peu l' austérité des théologiens et
des casuistes à leur égard, et les
rendre un peu traitables sur cette
matiere ; je croi que ce seroit une
belle oeuvre. Je m' imagine à force
de recherches avoir trouvé, du
moins par l' exemple, le moïen de
les ramener à des sentimens plus
modérés : je mettrai donc ici ce
que j' ai lû, c' est tout ce que je
puis faire de mieux.
p126
Le sçavant evêque d' Avranches,
je veux parler de M Huet,
afin qu' on ne s' y trompe pas, s' explique
en des termes bien favorables :
voyez donc ses paroles. " les
dames ont été... etc. "
un illustre espagnol qui n' a
pas été moins celebre est dume
sentiment. C' est le sçavant et vertueux
Nicolas Antonio chanoine de Seville,
envoyé à Rome pour
avoir soin auprès du saint siege
des interêts de la couronne d' Espagne.
Cet habile ecrivain n' a
souffrir, comme bien d' autres,
la proscription pleine et entiere de
ces agréables livres : voici donc
en françois ce qu' il en dit en latin
dans la préface de sa bibliotéque
des ecrivains d' Espagne .
" je ne voudrois pas, dit-il,... etc. "
p131
enfin un sçavant religieux
avoit, il y a près de 200 ans,
suggeré le même temperanment.
C' est Michel Medina de l' ordre
de S François, l' un des plus illustres
théologiens de toute l' Espagne ;
il aprouve tous ces ouvrages
celebres, dont les espagnols
sont si bien fournis, et que nous
avons foiblement copiés, c' est-à-dire,
les inimitables livres des
Amadis, de Florisel De Niquée,
d' Esplandian, de Roger De Grece,
d' Agesilans, de Lisuart ; il ne
rejette pas même le Tristan,
Tyran Le Blanc, Morgant, ni la
Merlusine, et les met en paralelle
avec Aristophane, Sophocle,
p132
Euripide, Ennius, Plaute et
Terence.
De semblables témoignages ne
font-ils pas une tradition complette ?
Un evêque, un chanoine
et un religieux : voilà tous
les ordres du clergé. Mais quel
religieux étoit-ce Michel Medina ?
Il fut envoyé au saint concile de
Trente par Philippe Ii roi d' Espagne ;
et ce fut dans ce concile
qu' il puisa vrai-semblablement ces
sentimens de modération. Quel
evêque fut M Huet éclairé, sage
et plein de probité ? Jamais il ne
s' est écarté de ses devoirs, c' est
beaucoup pour un homme de son
ordre. Pour Nicolas Antonio il
n' est pas moins connu et respecté
de tous les sçavans de l' Europe.
C' est faire son éloge que de marquer
qu' étant né vertueux, il ne se
corrompit point à la cour de
Rome ; aussi ne pût-il y faire aucune
fortune.
p133
Tout cela ne vaut-il pas bien
ce qu' on peut aporter au contraire,
qui dans le fond ne peut attaquer
que les romans, qui sont
dangereux pour les moeurs, ou
ceux qui étant un assemblage insipide
de contes pueriles, ne renferment
aucune instruction. Mais
quand ce sont des romans sages,
instructifs, bien écrits, ne peut-on
pas faire à leur égard ce qu' a
fait à l' égard de Bocace la sainte
et sacrée congrégation de l' index ,
préposée à Rome pour l' examen
et la correction des livres ? N' a-t-elle
pas permis celui de cet habile
ecrivain, en y corrigeant ce
qui attaque visiblement les moeurs ?
CHAPITRE 3
p134
des conditions d' un roman destiné pour plaire
et pour instruire.
si je réüssis dans ce chapitre,
je croirai que j' aurai beaucoup
fait. Je seroisché cependant de
üssir au gré de tout le monde ;
car je ne haï rien tant que l' aprobation
des sots : celle même de
tous les gens d' esprit ne me plairoit
pas ; je les veux délicats et
choisis. Pour venir donc à mon
sujet, je dirai qu' il y a dans les
romans des défauts à éviter et
des maximes à observer , c' est-à-dire,
à pratiquer dans leur composition ;
dès qu' on manque à
l' un et à l' autre, on se rend indigne
d' être lû de ceux qui ne
veulent point s' exposer au danger.
p135
fauts à éviter dans les
romans.
je commencerai par les premiers :
on sçait combien il est facile
en écrivant de commettre une
impertinence ; il n' en coule que
trop aisément de la plume des auteurs ;
il semble qu' ils en ayent
une source intarissable. On en
pourroit dire ce qu' un homme
qui pensoit bien disoit des méchantes
paroles, qui étant les plus proches
de la porte, échapent aisément
parmi les bonnes.
Le premier défaut seroit d' offenser
la religion . Les anciens ont
dit sagement qu' il faut parler sobrement
de la divinité ; mais il
est essentiel et pour l' ame et pour
l' honneur, de ne l' exposer jamais
aux enjouëmens de l' esprit et aux
saillies de l' imagination : ce qui
est l' objet de nos respects, ne doit jamais
p136
l' être de nos jeux et de nos
railleries. C' est peu de chose que de
marquer les impressions fâcheuses
que font contre la réputation les
écarts l' on pourroit s' abandonner
à ce sujet. Il y a plus, il y va
de la propre tranquilité. Quoique
l' honnête homme soit esclave de
son nom et de saputation, il
doit l' être encore plus de son repos
intérieur. On a beau faire, il
y a dans l' ame des semences de
religion : de quelque maniere
qu' elles y ayent été jettées, on
les y retrouve toujours ; l' âge,
le tems, les débauches, la prospérité
me qui leur est si funeste,
les empêche bien de germer ; mais
elles ne sçauroient les étouffer entierement ;
et ceux qui voudroient
n' en pas avoir, sont obligés de la
reconnoître en eux. Ce célébre
débauché, qui disoit par bravade :
voilà bien du bruit pour une omelette
au lard, qu' au même instant
p137
il jetta par la fenêtre pendant
un grand tonnerre qu' il fit un jour
de vendredi-saint, lorsqu' il étoit
à se réjir, reconnoissoit même
par ce discours fanfaron, qu' il
y avoit une providence irritée contre
ses exs. Je dis plus, il y a
des genres de railleries qu' on ne
doit pas faire, même contre une
religion qu' on croiroit fausse, on
ne sçauroit alors être trop sérieux,
ni trop grave. Qui a fait autrefois
crier si vivement contre le fameux
cymbalum mundi de bonnaventure des
periers qui n' est rien dans
le fond ? C' est le ton railleur qu' il
y prenoit contre Jupiter, et son
grand livre des decrets et des
destinées. On l' a réimprimé de
nos jours, et l' on a été surpris de
n' y trouver aucun fondement à
l' accusation
d' atheisme qu' on avoit
formé contre ce livre. Mais bonnaventure
des periers qui outroit
la raillerie dans le discours familier,
p138
étoit peu chargé de religion,
et se déclaroit même ouvertement ;
l' on croyoit remarquer
dans une raillerie équivoque
qu' il faisoit contre les faux-dieux,
les principes dangereux que ses
railleries verbales ne faisoient que
trop sentir. Les circonstances de
sa conduite étoient plus fortes contre
son livre, que son livre même
ne l' étoit contre son auteur.
Mais il railloit en matiere de
religion ; et jamais l' honnête homme
ne le doit faire, ni même
souffrir qu' on le fasse devant lui,
s' il est en état de l' empêcher :
c' est par-là principalement que
s' est décrié le célébre Giordano Bruno ,
peut-être que les singularités
philosophiques et doctrinales
p139
de ce dominicain apostat,
firent un pareil effet sur son spaccio
della bestia triomphante , devenu
si rare par l' atheisme de raillerie,
qu' on a crû y trouver de son
tems, et qu' un examen plus desinteres
en a fait disparoître depuis.
Rabelais a tenu une conduite
à peu près pareille dans ce roman
satyrique ; les délices de bien
des gens qui s' imaginent y trouver
du génie, de l' agrément et
des beautés que l' auteur n' a pas
souvent pensé d' y mettre, et dans
lequel les esprits délicats et judicieux
trouvent à larité quelques
endroits finement touchés,
mais qui sont envelopés par les
vivacités d' une sale imagination
qui cherche à salir celle des autres.
Il faut y parcourir bien du
païs pour attraper, mais toujours
aux dépens des moeurs et
souvent de la religion, quelques
saillies vives et burlesques. On traite
p140
d' agrément ce qu' il dit des fâcheuses
incommodités que s' attira
l' un de ces personnages, pour avoir
fait des bulles des papes et des
décretales un usage qu' on ne fait
pas ordinairement de ces sortes de
papiers ou parchemins. S' il s' en
fut tenu aux décretales, peut-être
le lui passeroit-on ; mais cela
ne lui suffisoit pas : il a voulu
porter ses mains prophanes jusques
sur les livres saints, lorsqu' il explique
burlesquement la raison pour
laquelle, selon le texte grec de
la bible, Matussalé paroît survivre
au déluge, quoique par l' ecriture
me il n' y eut que la famille
de Noé composée de huit personnes
qui fut sauvée dans l' arche. Ah, dit-il,
Matussalé n' étoit
pas dans l' arche ; mais il étoit dessus
jambe deçà, jambe delà, et
donnoit le branle à l' arche qu' il
faisoit mouvoir et aller où il lui
plaisoit.
p141
Je m' étendrois trop si je parcourois
ce qui se trouve contre la religion
dans l' histoire imaginaire
et romanesque des sevarambes ;
dans le fabuleux voyage de Jacques Mas,
que l' on a même
proscrit en Hollande, et ce qui
s' en voit encore dans un livre plus
moderne, connu sous le nom comique
de conte du tonneau.
Non-seulement la vraye religion
ne doit jamais être attaquée en aucun
ouvrage ; mais elle ne doit jamais
être enseignée dans ceux qui
sont uniquement destinés àjoüir
l' imagination : alors il suffit
de passer à côté sans y toucher.
C' est toujours le parti le plus sûr
et le plus respectueux.
Un secondfaut , qui ne seroit
pas moins essentiel que le premier,
seroit de censurer dans un roman
la personne des rois , de critiquer
leur conduite, de les attaquer par
des railleries, d' étaler leurs vices
p142
et leurs défauts, de blâmer leur gouvernement,
de cacherme leurs vertus. Tout cela se feroit-il
sous des noms empruntés ? Je ne
considere pas ces défauts par les
seuls inconvéniens qui peuvent en
arriver, ni par les malheurs où sont
exposés ceux qui les attaquent : c' est
peu de chose, je remonte jusqu' aux
loix de l' équité. Les rois sont
nos dieux visibles ; ils sont nos
maîtres et nos protecteurs contre
nos ennemis ; ils sont nos juges
et même nos peres en quelque
sorte. La justice permet-elle d' attaquer
ceux qui ont à notre égard
tant de caracteres de supériorité
et de bonté ? Ils ne reconnoissent
sur la terre aucun juge de leur
conduite ; et par un faux air d' inpendance,
plus que par aucuns
principes, on veut les censurer
parce qu' ils nous tiennent en bride ;
ç' en est la seule raison, sans
cela nous admirerions souvent la
p143
sagesse de leurs actions. C' est donc
moins par maximes, que par orguëil
ou par vanité, que l' on se
porte contr' eux à quelque excès.
Volontiers, celui qui censure les
rois et les princes, se croiroit
prince et roi lui-même. Il s' imagine
par la critique se mettre au-dessus
d' eux ; c' est un trône
qu' il s' établit dans son imagination :
mais ce trône est la ruïne
de celui qui s' y asseoit.
Je ne dis pas pour cela qu' il
faille aprouver les vices de ceux
qui en ont, ni qu' on doive aller
jusqu' à une lâche adulation pour
leurs défauts, à Dieu ne plaise ;
rien ne nous y oblige. Il faut
faire à leur égard, ce que souvent
l' on souhaite pour soi-même ;
épargnez leurs personnes et sans
les imiter, ni les blâmer ; laissez
la censure de leur vie à celui qui
seul en est le maître.
Je trouve une grande injustice
p144
dans les hommes ; ils prétendent
que les rois soient plus parfaits
en qualité de rois, qu' ils ne sont
eux-mêmes en qualité de sujets.
Pour moi je m' étonne qu' ils soient
aussi vertueux et aussi sages que
nous les voyons. Car enfin rien
ne les retient, ils sont livrés à
eux-mêmes ; les objets les plus
flâteurs et les plus aimables, que
nous autres particuliers chercherions
inutilement à séduire, vont
au-devant de leurs desirs ; tout se
prête à leur amour propre, rien
ne s' opose à la cupidité dont ils
ne sont pas moins fournis que
d' autres. Cependant ils ysistent
souvent ; peut-être pas toujours :
mais ferions-nous deme ? Que
chacun se sonde un peu là-dessus.
C' est ma pensée, et ce doit être
celle de tous ceux qui ont l' amour
de l' ordre. On ne sçauroit témoigner
trop de zele, ni trop
d' ardeur pour les bons rois ; et
p145
l' on ne sçauroit porter trop loin la
patience et la soumission pour ceux
qui ne paroissent pas régner avec
assez d' équité ; mais sur tout que
les uns ne soient pas moins que
les autres exemts de railleries, de
censures et de critique personnelle.
je voudrois pour tout autre... etc.
il faut avoüer qu' avec les espagnols
nous sommes ceux de tous
les peuples qui les avons le plus
respectez. Il se trouve à la vérité
quelques romans satyriques contre
leurs cours, et peut-être contre
leurs personnes ; telle que l' isle
des hermaphrodites , qui contient
une censure d' Henry Iii et de
p146
ses mignons, et quelquefois même
d' Henry Iv. Mais il y en a
peu de ce genre, et ce qui en a
paru n' a été vû que long-tems
après la mort de ceux dont il est
parlé ; cela ne pouvoit faire aucun
tort à leur autorité ni à leur gouvernement,
c' est à l' histoire à
faire conntre ce qu' on ne sçauroit cacher
de leurs imperfections,
pourvu que ce ne soit point avec
ce vilain détail que d' Aubigné a
trop malignement employé ; et
qu' on laisse apercevoir, que si
quelquefois les sentimens d' estime
et d' amour ont été alterés dans
les peuples par les déréglemens
de leurs souverains, jamais la soumission
n' en a souffert, si ce n' est
peut-être dans ces tems malheureux,
qui sont plutôt des objets
de compassion, que des exemples
et des sujets d' imitation. Il ne
faut pas s' imaginer que les guerres
puissent servir de prétexte pour
p147
attaquer par des railleries les chefs
des interês oposés à ceux nous
sommes. En general, les rois se
regardent comme freres ; et quoique
l' union soit rare entre les freres,
cependant ils se rejoignent
quand bon leur semble. Ordinairement
la peine tombe sur ceux
qu' une aigreur imprudente a jetté
hors des bornes de leur devoir et
de leur zéle. Il ne faut pas que
les inferieurs portent le zéle plus
loin que les princes mes ; c' est
bien assez qu' ils le suivent. Et comme
les souverains ne laissent pas
de respecter dans un souverain
leur ennemi l' auguste caractere
dont ils sont tous également revêtus ;
il faut les imiter en cela.
Un auteur qui les connoissoit a
fait sensément leur portrait dans
celui des grands, car c' est à peu
près la même chose. " ainsi est
la coutume... etc. "
p148
ce seroit donc une folie
d' outrer un zéle que les princes
sages ne demandent pas de leurs
sujets contre un autre prince,
qui exige souvent que le zelateur
outré soit sacrifié comme une victime
propre à sceller sinon la rité,
au moins l' aparence de leur
conciliation ; cela n' est arrivé
que trop souvent.
Ce que je dis des rois se
doit entendre à proportion des
princes de leur sang ; ils sont nos
superieurs, et peuvent en un moment
devenir nos maîtres ; et
tous ne seroient pas de l' humeur
de Loüis Xii ou de Henry Iv.
Je ne conseillerois à personne d' en
faire l' épreuve, au moins je ne la
ferois pas, quelque rage que j' eusse
d' écrire. Car ç' en est une quelquefois
p149
de faire un livre et sur
tout un livre agréable, capable
de divertir, et que l' on se flâte
avec complaisance de faire passer
dans les mains de quelque aimable
personne qu' on veut amuser.
Mais je nepondrois pas du retour :
il peut mener loin et durer
long-tems. Et quand même les
princes particuliers ne pouroient
pas un jour devenir nos maîtres,
peut-on mieux témoigner au souverain
toute l' étenduë de son respect, qu' en
le communiquant, comme
cela se doit, à tout ce qui
a le bonheur de lui apartenir ?
Mais voilà, dira-t-on, une
étrange contrainte : hé ! N' a-t-on
pas donné les amours du grand Alcandre ,
c' est-à-dire, de Henry Le Grand.
N' avons-nous pas des
fragmens fort curieux sur la tendre
amitié de Loüis Xiii pour
Mademoiselle De La Fayette, écrits
me par le pere Caussin jesuite
p150
confesseur de ce prince ? Ainsi
portoit le manuscrit que j' en ai
. Eleonor De Guyenne, femme
de Loüis Vii qui ne s' oublia pas
sur toutes les dépendances de la
vie joyeuse, au milieu même de
la sainte croisade, jusqu' à ne dédaigner
pas le brave et galant
Saladin, chef d' une troupe de
turcs, ne peut-elle pas faire une
aussi honnête figure dans un roman,
qu' elle en fait dans l' histoire
depuis si long-tems ? Ne
seroit-ce que pour montrer qu' elle
a voulu goûter de la circoncision,
comme elle avoit fait du prépuce ?
Anne De Bretagne, femme de
deux rois, si sage, si vertueuse,
si héroïque, ne fait-elle point
partie du joli livre de l' amour
sans foiblesse ? Eh ! Qu' y a-t' il-là de
scandaleux ? Et pour aller encore
plus loin, la Comtesse De Châteaubriant,
et par conséquent François I
ne brillent-ils pas en roman,
p151
aussi-bien que Marguerite De Valois
soeur de ce prince. Marie Stuard,
Marie De Bourgogne,
le Prince De Condé et bien d' autres,
font une très-bonne figure
dans nos livres d' amusemens :
on blâmeroit encore aujourd' hui
parmi nous un prédicateur qui
traiteroit de Jezabel, la reine Elisabet,
comme on a fait autrefois.
Mais le noble, muni d' un
bon privilege du roi, a été pa
par son libraire, pour dire qu' elle
étoit amoureuse de Milord Courtenay.
Tout cela n' est-il pas dans
la nature ? Et les galanteries des
rois de France se sont fait lire
avec plaisir et sans un danger, au
moins aparent. Passe pour ces sortes
d' exemples, dirois-je, pourvû
qu' on y observe la même reten,
le même esprit de moderation, la
me équité. On sçait bien que
nos princes ne sont pas des statuës
de marbre : ils seroient bien
p152
malheureux. à ce prix mieux
vaudroit être un bon paysan que
d' être souverain. Mais après tout
laissons le plaisir d' ecrire a ceux
qui ont l' indiscrette démangeaison
de s' exercer sur de pareils sujets
du vivant des princes mêmes dont
ils parlent. Sur tout point de satyres,
point de railleries piquantes,
point de bons mots, éloignons les
de nos oreilles, autant
que ceux qui écrivent les doivent
éloigner de leurs livres, et suivons
du moins ces vers d' un poëte,
qui s' en seroit mieux trouvé.
Si lui me les avoit pratiqués en
tout, il n' auroit pas atiré le peuple
au spectacle du feu de joye
qu' on fit de son corps à Paris en
1668 les voicy donc :
les monarques ont les mains longues,... etc.
cependant lorsque le tems met
p153
un assez grand éloignement entre
les princes, dont on décrit les
amours et leurs successeurs, pour
que ceux-ci n' y prennent pas interêt,
je ne dis pas alors que le
poëme en prose ne puisse avoir
lieu et servir à réjoüir notre imagination.
Je ne veux pas m' ériger
en casuîte trop austere ; je ne
suis pas né avec assez de disposition
pour cela.
Je mets pour troisiéme défaut ,
mais défaut capital et défaut
essentiel, l' indiscrétion ou même
l' imprudence d' attaquer dans un
roman quelque personne en place .
Ce terme a beaucoup d' étenduë ;
donnons-lui celle que la plus exacte
raison ne sauroit lui refuser. J' y
comprens d' abord les ministres,
ce sont les clefs du sanctuaire de
la cour : on ne sauroit réguliérement
venir en grace sans leur faveur.
La porte même de la disgrace est
toujours fermée à quiconque
p154
veut en sortir sans cette
clef. Colbert et Mazarin ont pardon
autant par politique que par
grandeur d' ame. Richelieu ne l' a
jamais fait, c' étoit la vengeance
incarnée. C' est en quoi il a le plus
brillé dans son ministere. Je crois
que la ppart des autres pardonnent
quelquefois fort cordialement,
quand ils ne peuvent mieux
faire. Ainsi je ne voudrois pas me
mettre à l' épreuve de leur generosité.
Les rois sont naturellement
bons et indulgens, il suffit qu' ils
se puissent venger pour que la vengeance
leur tombe tout à coup
des mains. Ho ! Que le poëte a bien
dit en parlant de leur clémence :
c' est par-là que les rois... etc.
on a même des ressources auprès
du prince, celle des ministres
p155
est une des plus puissantes
pour adoucir son esprit irrité, ils
en viennent à bout. Mais le prince
ne pouroit pas souvent produire le
me effet sur celui de son ministre,
à bon compte force discrétion
à leur égard ; peu de louanges
si vous ne savés les mettre à
leur juste degré, mais sur toutes
choses point de satyres. C' est bien
le moins qu' on respecte le prince
dans le choix qu' il a fait de
leur personne pour le soulager
dans l' embaras des affaires et dans
les difficultés du gouvernement.
Comme la grande faveur attire peu
d' amis véritables, beaucoup d' aparens,
mais bien plus d' ennemis
secrets ; si l' on ne peut pas être des
premiers, il faut s' empresser à être
des seconds : on en tire le même
avantage et quelquefois plus, mais
je ne conseillerois pas d' être de la
troisiéme classe, moins encore de
se déclarer ennemi ; ne seroit-ce
p156
qu' en roman. Il y auroit à craindre
que l' inimitié ne devint un peu
trop historique, il n' est grande place,
dignité, ni haute naissance qui
vous mette à couvert : le ministre
a tous les jours le tems d' étudier
auprès du prince des momens que
le particulier, quelque grand qu' il
soit, ne sauroit souvent obtenir en
toute sa vie. Ainsi souvenons nous
qu' on sçait le nombre des ministres
qui ont quelquefois pardonné
généreusement ; et qu' on ne
peut pas conter ceux qui ne pardonnent
point, parce qu' il est rare
qu' un ministre habile fasse parade
de la vengeance. Il abandonne
l' éclat aux novices du métier.
Tout est chez lui misteres, secrets
et ressorts inconnus à ceux mêmes
qui ont le malheur d' en être
la victime.
Je mets dans le même ordre
tout ce qui tient rang à la cour,
par charges, dignitez, faveur ou
p157
naissance. C' est le moins que ces
titres puissent leur mériter auprès
des auteurs la grace du silence ;
dès qu' ils ne peuvent pas dans un
livre d' amusemens leur donner
une posture convenable à leur caractere,
et à ce qu' ils sont : il ne
faut pas croire qu' ils se mettent en
peine de redouter long-tems un
railleur oisif qui voudroit se divertir
à leurs dépens. On sçait bien
que tel mot... etc.
c' est un homme du tier
qui le dit : on l' en peut croire
autant sur son experience que sur
sa parole. Il ne dit pas a couté
quelquefois des larmes à l' auteur :
il s' explique plus énergiquement ;
il a soin de faire sentir en homme
expert que cette pensée plaisante ;
que ce bon mot a coubien souvent
des larmes . Quand une fois
les presens de cette nature ont
p158
commenà pleuvoir sur un auteur,
les gens d' industrie et d' expedition
ont grand soin de ne l' en
pas laisser manquer. Despreaux et
Rousseau l' ont éprouvé plus d' une
fois. Ces instructions deviennent
enfin très-efficaces, et c' est un
bien pour ceux qui les reçoivent,
on leur rend service par-là ; ils
deviennent sages, réservez, prudens ;
pourvû néanmoins qu' on ne
leur épargne point cette liberalité.
Elle coute si peu et fait tant de
bien, qu' il y auroit de l' injustice
à la ménager.
Il faut avoüer cependant qu' on
a quelquefois réüssi à railler agréablement
quelques seigneurs de la
cour, et même sans danger ; mais
il faut sçavoir prendre son tems,
aussi juste et aussi-bien que l' a fait
le célebre d' Aubigné dans son roman
satyrique du Baron De Feneste.
Le vieux Duc D' Espernon qui en est
le sujet, malgré cette fierté qui ne
p159
le quita qu' à la mort, n' avoit plus
qu' un crédit foible et languissant :
car ce fut en 1626 que ce livre
parut pour la premiere fois ; et
d' Aubigné n' eut garde, même à Genéve
il étoit, de s' en déclarer
auteur. Mais qu' on ne prenne
point cet exemple pour régle :
d' Aubigné n' en doit servir en rien,
qu' au zéle qu' il témoigna toujours
pour le roi son maître. Et Michel De Cervantes,
qui avoit fait la même
chose en Espagne, ne l' exécuta
point impunément. Son roman
de Don Quixot , où il peint un seigneur
de la cour amoureux, jusqu' à l' extravagance de la
vieille
chevalerie, lui a valu le régal
que les particuliers, qui ont de
l' adresse et de la résolution, font
aux auteurs satyriques. La correction
modéra Cervantes, mais son
livre en souffrit. La deuxiéme
partie qui ne vint qu' après ces remontrances
réelles, ne vaut pas
p160
à beaucoup près la premiere.
Sur tout n' oublions point les
femmes à la cour ; elles tiennent
à tout, et tout tient à elles. L' amant,
le mari, le frere, la soeur,
le pere, l' oncle, les amis, les parens ;
tout prend parti pour elles et
avec raison : car tous y ont quelque
degré d' interêt. Qui les offense
à donc tout à redouter ?
Bussy ne l' a que trop éprouvé. Il
aimoit les bons mots, et il en a été
compensé de la bonne sorte : il
a reçu dans toute son étenduë le
fruit de cette ingénieuse satyre,
que la mere de tous vices, c' est-à-dire,
l' oisiveté, comme il a daigné
l' avoüer, lui a fait écrire contre
des femmes véritablement aimables,
aimées réellement de quelques-uns,
et vulgairement estimées de tous, parce qu' on estime
toutes les femmes à la cour, comme
on estime à Rome tout homme
à longue robe et à petit colet.
p161
Mais Bussy a payé pour lui et pour
d' autres ; et ce fut une sotise à lui
de s' en plaindre, comme il à fait,
pendant quinze bonnes années qu' a
duré son éxil après une retraite
ou noviciat de deux ans dans le
château de la Bastille. Ne devoit-il
pas être content ? Il avoit
ri et fait rire le public, et a mérité
par-là le titre si glorieux du
plus poli et du plus agréable satirique
de nos jours, un autre Petrone,
c' est tout dire. Que vouloit-il
de plus ? Ses autres ouvrages,
la plupart fort médiocres,
ne lui auroient point aquis cette
putation. Il étoit juste de l' acheter
d' une maniere éclatante pour
la bien meriter. Oh ! Patin n' écrivoit
pas en nouvelliste, lorsqu' il
mandoit à son ami que Bussy Rabutin
de la Bastille où il étoit, a
été conduit dans les petites maisons
on met les foux, et qu' il
y avoit deux chambres. c' étoit-là
p162
une régle de moeurs ; c' est ce qu' on
doit faire à un auteur, à un courtisan,
à un homme de condition
qui a la maladie d' écrire contre des
femmes. Et quelles femmes ? Des
femmes de la cour d' une grande
naissance, et qui ont des amans
de la plus haute volée.
J' en ai assez dit ailleurs sur le respect
qu' on doit principalement aux
femmes de la cour, pour ne pas
allonger inutilement cet article.
Libre à ceux qui n' en seront pas
contens d' en courir le danger.
Enfin un quatriéme genre de
personnes qui ne doivent point entrer
dans ces ouvrages, sont les
magistrats. Ce n' est pas tant par
considération pour ceux qui n' ont
pas soin de leur réputation, que
par respect pour les dignités qu' ils
occupent. Je sçai que rarement cela
porte coup à leur autorité ; ils sçavent
aussi-bien la maintenir dans le
besoin, que se divertir joyeusement
p163
dans la belle saison de la vie,
et plus long-tems quand ils peuvent.
Mais laissons tous ces détails
de bagatelles aux faiseurs d' annales
de la cour de Paris . Cela est de
leur ressort, ils s' en aquittent bien
ou mal, quand l' envie leur en
prend, sans néanmoins que le reste
de l' etat paroisse s' y interesser.
Je vai mettre pour quatriéme
faut un inconvenient dans lequel
je ne vois pas que l' on ait
inclination de tomber ; je ne le
regarderois pas comme une faute ;
mais comme une infamie. Il est
bon néanmoins d' en avertir : ce
seroit d' attaquer des personnes
disgraciées ou persecutées ; de les
faire paroître sous de vilains caracteres,
ou de leur donner toûjours
une posture désagreable
dans des romans satyriques. Ce
sont les seuls, ou la malignité
d' un ecrivain puisse les faire entrer.
Rien ne seroit moins goûté,
p164
il y a dans tous les hommes un
esprit de compassion pour tous les
malheureux, qui repond à l' esprit
de jalousie que l' on a pour
celui qui est en faveur. La grande
autorité d' un homme revolte
son voisin, et son affliction le fait
gémir avec lui ; c' est un sentiment
d' humanité que la nature inspire.
Dans le même homme la jalousie
se change en compassion, et bientôt
cette compassion va se convertir
en haine, tout cela néanmoins
pour le même objet, mais conside
dans les divers états d' élevation, de malheur,
ou de rétablissement dans lesquels il peut
se trouver successivement. Ces
sentimens ne sont pas toûjours
dans les auteurs ; la plûpart ont
beaucoup moins de principes d' humanité
que d' imagination et d' humeur.
Tous ces faiseurs de livres
à bon mots ont souvent peu étudié
toutes les situations du coeur,
p165
et les causes de ses variations, ils
s' imaginent que qui n' est point
aimé dans la faveur doit être haï
dans la disgrace, il est bon de
les avertir que l' homme pense tout
autrement. Il suffit que son semblable
soit dans le malheur et dans
l' affliction, qu' il soit maltraité et
persecuté pour se croire en quelque
sorte persecuté avec lui, tout
autre sentiment n' est pas celui de l' humanité.
Il n' y a que la grande
fortune qui revolte l' amour propre.
Dès que l' homme est mort
à la vie brillante et fastueuse, dès
qu' il ne vit plus que pour lui
on le croit en son lieu, ou même
quelquefois au-dessous de celui
qu' il merite ; alors on devient
plus traitable à son égard. Et s' il
est attaqué, par une injuste
p166
persecution, l' injustice seroit encore
plus criante dans ceux qui
la lui reprocheroient malignement.
J' aimerois beaucoup mieux m' attendrir
avec lui et dire en tout
cas avec un honnête homme.
s' il a cru les conseils... etc.
le cinquiéme défaut l' on
tombe dans ces ouvrages est d' offenser
les moeurs , ce qui n' est que
trop ordinaire au genre médiocre
de leurs auteurs. Ceux du premier
et même du second rang y
aportent une extrême attention.
Il faudroit donc les envoyer à
l' ecole de ces derniers pour y apprendre
le vrai caractere de ces
p167
sortes de compositions, aussi-bien
que la force du discours, les bienséances
de l' usage, la nature des
instructions qu' ils veulent donner,
et quelles sont enfin les personnes
pour qui l' on destine communément
ces ouvrages ? Tout cela
serviroit peut-être à les tenir en
bride. S' ils ne peuvent néanmoins
se contenir, le champ est vaste,
ils n' ont qu' à se jetter sur l' histoire,
elle se prêtera volontiers à
leur cynique démangeaison. Ils
representeront Fraois I cherchant
des avantures de toutes parts.
Ils pouront le peindre attrapé
sottement au piege, et
lui feront boire... etc.
sans que cette épreuve ait pu
le rendre sage, ni le mettre à la
raison. Et le pauvre prince après
force inquietude d' esprit et de
corps, fut obligé d' y succomber.
p168
Ils montreront avec plus de circonstances
me que d' Aubig,
Henry Iii se divertissant avec
ses mignons, et se divertissant si
devotement que les dames de sa
cour en étoient au désespoir.
Mais il les vouloit punir de lui
avoir joüé quelque mauvais tour.
! Tout le sexe devoit-il souffrir
de la malversation de quelques-unes ?
Mais un roman, une
historiette, une nouvelle historique,
une avanture, tout cela
n' est pas l' histoire : celle-ci avec
un air magistral et un ton de
docteur, a le privilége de dire
bien des veritez défenduës aux
autres qui doivent être polies, civiles
et doucereuses ; leur donneroit-on
me le titre seduisant
d' histoires secrettes ? Tout ce
grand secret ne doit pas aller
plus loin que le secret du coeur.
On sçait bien d' ailleurs ce que cela
veut dire. Mais laissez-le penser à
p169
qui le voudra ; ne le faites pas
me entrevoir. En bonne police
de moeurs les nudités ne sont pas
permises : je sçai néanmoins combien
un rideau de gaze feroit plaisir
à beaucoup de gens, qui n' en
disent mot, mais cela est défendu
par les loix de l' usage. En
voici la preuve ; ce n' est pas moi
heureusement qui la donne, j' ay
seulement la peine de la raporter ;
mais il la faut suivre. " si un bel
esprit, dit un auteur... etc.
p171
Voilà donc ce qu' il faut pratiquer,
quitte à sedommager d' ailleurs ;
les occasions n' en manquent pas. Ces sortes
de livres sont des tableaux qui doivent être
s de tout le monde, depuis le
cardinal, l' archevêque et l' evêque
jusqu' à la moindre bergere :
les premiers vrai-semblablement
ne s' en plaindroient pas, ils ont
assez de force pour soutenir la vûe
de ces objets ou pour détourner
leurs yeux ; mais il ne faut pas-même
qu' une vierge ait lieu d' en murmurer.
C' est l' indécente imperfection
de ce tableau qui porte M Huet
à blâmer la conduite du roman
de Daphnis et Chloé ; tout y
est trop selon la nature et selon
l' histoire. C' est ce qui l' empêcha
dans la vivacité de la plus agréable
p172
jeunesse d' en publier la version
latine qu' il en avoit faite, lorsqu' il
n' étoit encore que laïc : mais
Amiot étoit prêtre, il étoit abbé
et moins scrupuleux : aussi a-t-il
eu la condescendance de nous en
donner le premier une version
fraoise, qu' il eut soin de faire
magnifiquement imprimer pour la
rendre plus lisible ; je crois même
qu' elle n' a paru que depuis son
voyage au concile de Trente et à
Rome : ou ce fut du moins pour
se mieux préparer à paroître dans
cette auguste assemblée. Leme
auteur que nous venons de citer,
porte un jugement beaucoup
plussavantageux d' un roman
plus moderne, qui contient, dit-on,
les avantures de la Madona
et de François D' Assise . " il suffit
de dire que M Bayle... etc. "
p173
au seul titre j' aurois parié que
c' est l' ouvrage de quelque moine,
qui se seroit évapour aller dissiper
en Hollande ou en Angleterre
le chagrin qu' il auroit eu de
passer de si longues nuits dans la
p174
solitude d' une cellule. Aussi est-il
du St Renoult, jadis cordelier et
depuis ministre à Londres. C' est-là
le grand motif de tous ces braves
déserteurs. Heureusement il
n' y a pas grande perte ; on peut
dire de chacun d' eux que c' est un
malhonnête-homme de moins parmi nous,
et un malhonnête-homme
de plus chez les protestans. Et
puisque l' occasion se presente ici
(peut-être ne la trouverai-je jamais si belle)
je dirai ce qu' en
avoüa un de ces prosélites, plus ingénu
et plus sincere que les autres,
qui pensent comme lui, ou j' en doute
fort, c' est M Gueudeville. Il
ne voyoit qu' en riant tous ces prétendus
evangeliques, qui alloient
par cohorte en Hollande, où lui-même
s' étoit retiré il y avoit déja
long-tems, pour pratiquer, disoient-ils,
la parole de Dieu avec
plus de pureté qu' on ne le fait
dans cette eglise romaine ; cette
p175
prostituée, cette Babilone anti-chrétienne,
ce cloaque de tous
les vices, où l' on est si contraint,
qu' on n' y souffre pas, quand on
le sçait, qu' un pauvre moine se
livre à la vie joyeuse, ni même
qu' il se marie honnêtement quand
il a une fois donsa parole d' honneur
de ne le pas faire. Il y en alla
un grand nombre après la paix de
Ryswick, touchez du saint zéle
d' avoir une espece de sacrement
de plus ; et M Gueudeville ne
pouvoit s' empêcher de dire, voilà
encore un fripon de plus parmi nous .
On fut avec raison scandalisé de
ce discours, car ce sont-là les vérités qui
offensent : on lui en parla,
et avec une droiture qui le devoit faire estimer dans
son infortune ; il dit, sans s' étonner, à un
seigneur même de l' etat, " que
tous ces petits moines,... etc. "
p176
en vérité cette candeur
auroit bien dû lui meriter la grace
entiere d' un favorable retour,
commendéja par son épouse et
sa fille, qui se sont toutes deux
rangées parmi nous. Et j' ose dire
que les sages de la réforme, ne
regardent point autrement la plûpart
de ces nouveaux zélateurs.
Mais on les reçoit ; s' ils ne servent
de rien pour avancer l' honneur
de la religion, ce sont au
moins des sujets propres à augmenter
les membres de l' etat. J' excepte
néanmoins de ce nombre
M Oudin prémontré, qui depuis
qu' il nous eut quité pour se
p177
retirer à Leyde, n' a jamais été
que dans son cabinet ou à
l' eglise. Je me souviens toujours
avec édification de ce qui m' a été
dit autrefois contre la ppart de
ces proselytes par M Jacques Basnage,
l' un des plus honnêtes hommes
que j' aye connu dans la réforme.
Je dis donc que s' il faut éloigner
de ces livres amusans des
idées ordinaires, mais peu conformes
à l' integrité des moeurs, on
doit encore moins y laisser apercevoir
aucunerésie en amour,
sur tout de celles qu' on a si justement
reprochées à Muret, à
D' Assoussi et à Boisrobert.
cet admirable Pathelin,
aimant le genre masculin.
permettons à D' Assoussi de se
glorifier de ces sortes de proüesses,
en disant à d' aimables dames,
p178
et puisque c' est dit-on un
regal chez les ultramontains, on
ne sçauroit mieux faire que de
renvoyer au de-là des monts
toutes ces galanteries ottomannes,
avec les livres qui en traitent,
comme la France turbanisée,
la France italianisée pour les
joindre à leur alcibiade fancivolo
alla sevola et au capitolo del forno
de Monsignor De La Caza .
Mais nous avons un livre qui
n' est, ni toute histoire, ni tout
roman, qui ne laisse pas de m' embarasser,
ce sont les dames galantes
de Brantome . Dans les
avantures joyeuses qu' il raporte,
il donne un peu trop à l' histoire
p179
et à la nature. C' est ce que je lui
reprocherois s' il étoit vivant. Je
lui dirois par éxemple ; retranchez
cet endroit, monsieur il ne convient
point à nos moeurs de dire
une grande et vertueuse princesse,
de par le monde étant un jour couchée
avec un brave cavalier etc.
Oh ! Lui dirois-je, cela n' est
pas édifiant, j' aimerois bien mieux
que vous missiez ici la perilleuse
penitence du bien-heureux Robert D' Arbrissel,
ce pere spirituel de
tant de nonains, qui avoit trou
l' industrieux moyen de mortifier
la chair par la chair même : cela
seroit moins dangereux que cet
endroit-là ; au moins le motif
en étoit bon, et je ne vois pas
ici que l' intention en soit aussi
pure. Cependant si Brantome a
eu son vice sur ces détails trop
circonstanciés, il faut avoüer que
d' ailleurs c' est un éxcellent homme ;
on ne sçauroit trop loüer en
p180
lui, certaines manieres de parler
que nous devrions imiter jusques
dans nos plus agréables recits. Ne
vous imaginez pas qu' il mette jamais
aucune avanture sur le compte
de personnes deshonorées, de
diocre réputation où d' une condition
vulgaire et bourgeoise, cela
dégoûteroit un lecteur. Il a soin
de soûtenir la noblesse de la narration
en citant toûjours une grande
et honnête dame de la cour, une
sage princesse de par le monde,
une vertueuse demoiselle. Je
trouve de l' utilité dans ces expressions
qui nous avertissent que
l' honnêteté, la sagesse, la vertu,
ne sont pas toûjours si rigides,
ni si austeres qu' on le pense. Je
le croirois volontiers comme lui.
en serions nous si cela n' étoit
pas ? à peine pouroit-on trouver
de la vertu dans le monde ; et
cela seroit capable de rompre tous
les liens de la vie civile, où d' alterer
p181
au moins la societé.
Ces ouvrages n' éxigent pas seulement,
qu' on en écarte toute
idée, tout portrait, tout caractere
contraire aux moeurs ; il faut encore
dans les choses même permises,
en éloigner les manieres
de parler grossieres ; c' est une
bien-séance que l' usage a introduite,
il faut donc la conserver.
Il ne convient pas dans un recit
de faire rougir par l' indécence du
discours ceux qui ne doivent pas
rougir du récit même sagement
couvert et modestement habillé.
On ne rougit pas de voir des personnes
aimables vêtues comme
tout le monde ; et l' on rougiroit
sans doute si elles vouloient prendre
des habits antiques ou étrangers
à nos moeurs presentes, se
tir par éxemple comme les filles
de Lacédémone avec des jupes
fenduës des deux côtés pour laisser
voir la blancheur de leurs
p182
cuisses : et pour les hommes
avec " ce vain et inutile modéle
d' un... etc. "
jusqu' à vouloir même
en imposer aux yeux par une vanité
mal entenduë, comme on le
remarque encore dans les vieilles
peintures et les anciennes tapisseries.
On étoit jadis moins scrupuleux
sur les manieres de parler.
Notre langue est devenuë plus
chaste, cela est hors de doute ;
pour ce qui est de nos moeurs, je
ne sçai qu' en dire ; mais c' est
beaucoup que de sauver les aparences
du discours. Parleroit-on
aujourd' hui comme a fait Jean De Meun ,
pour exprimer le facheux
accident arrivé à Saturne,
du quel il dit.
p183
justice qui jadis regnoit
et... etc.
nous sommes plus reservez :
si nous sçavons vivre, nous sçavons
encore mieux parler : notre
discours est ce qu' il y a de plus
réel dans nos moeurs. Mais je ne
suis pas de l' avis de ceux qui
croyent qu' une salleté dite grossiérement
fait moins d' impression
qu' une galanterie tendre, spirituelle,
enjouée, exprimée avec
beaucoup de délicatesse, cette
derniere peut-être tournée en
politesse, en sçavoir vivre, en
agréable conversation ; elle a toujours
plus d' une face, et il ne
faut pas croire que l' esprit se porte
tout d' un coup à celle qui marqueroit
p184
la passion, ou si vous voulez
la corruption du coeur. Ce
seroit avoir une chétive idée du
sexe que de penser qu' à chaque
discours qui pourroit avoir plus
d' un sens, il ne s' arretât qu' à
celui qui lui feroit le moins d' honneur.
J' en juge autrement, le
sexe n' est ni si fragile, ni si aisé
à s' enflâmer qu' on le prétend.
Je crois les femmes plus sages et
foncierement plus vertueuses que
les hommes. Que ceux qui connoissent
un peu le monde s' examinent
et répondent sur ce qui
leur est arrivé, ou sur ce qu' ils sçavent
d' ailleurs. Je suis persuadé
qu' il n' y a point d' homme bien
fait, galant, spirituel, aimable,
qui n' ait attaqué en vain plusieurs
femmes avant que de se faire écouter
réellement par quelqu' une ;
qu' il aura même poursuivi long-tems
avant que de s' en faire aimer.
Et je suis persuadé qu' une
p185
femme aimable n' agaceroit pas
deux fois inutilement un galant
homme, de ceux néanmoins qui
ne sont pas entierement tournés
vers l' indifference. La femme résiste
donc plus que l' homme : elle
a donc plus de fermeté, plus de
sagesse, plus de vertu effective ou
simulée : que ce soit l' une ou
l' autre, je m' en embarasse peu ;
c' est le même à cet égard. Ainsi
elle a moins de panchant à tourner
au vice un discours un peu
équivoque, qui pouroit avec un
sens séducteur et trop agréable,
en avoir d' autres ou sérieux ou
simplement badins et amusans.
Ainsi elle a moins d' inclination et
de facilité à se laisser aller à des
paroles insinuantes et flâteuses ; et
l' on est obligé d' en convenir en
d' autres termes : puisque l' on assure
que la pudeur... etc.
p186
c' est convenir du principe ;
et le principe influë sur toutes les
conséquences, les conduit, les
tempere et les corrige. Mais une
grossiereté cruë, indigeste, dangereuse
n' a qu' un sens : comme
elle n' a rien d' équivoque, rien
n' y est susceptible d' une benigne
et favorable explication. Ainsi elle
porte dans toute sa force à l' imagination ;
elle révolte à la vérité, mais
elle fait son impression
toujours vive, toujours sensible,
et qui se réveillant un peu plus
adoucie, comme cela ne manque
pas, fatigue la délicatesse et les
moeurs. De tout cela il en faut juger
par la situation du coeur ; celui
qui l' a tendre, passionné, ou
me joyeux ou voluptueux,
va droit dans les équivoques spirituelles
l' inclination le porte ;
celui qui l' a réservé, retenu, circonspect,
est moins frade tout
ce qui touche les autres. C' est le coeur,
p187
c' est la volonté quitermine au
bon ou au mauvais sens, et qui
dans le doute explique bien ou mal
les choses écoutées, comme les
prononcées. Quoique dans ces livres
tout tende à l' amusement ;
l' instruction cependant n' en doit jamais
êtreparée. Il faut donc
écarter les équivoques palpables et
sensibles ; et si ce n' est pas assez
d' un voile, il faut en mettre trois
plutôt que deux, et sur tout éviter
que ce qu' on destine à l' instruction,
porte avec soi le caractere
du desordre et de la corruption.
L' on doit même accoutumer les
personnes pour qui sont faits ces
sortes d' ouvrages, c' est-à-dire,
la belle et l' agréable jeunesse à ne
concevoir que des discours sages,
ou du moins à ne voir que la sagesse
dans les discours qui ne la
montreroient même que d' une maniere
imparfaite et obscure. Je
remarquerois bien d' autres défauts,
p188
mais ils rentreroient tous dans les
observations qu' on doit faire sur
la composition des romans.
maximes à observer dans les
romans.
j' y viens donc, mais je les expliquerai
avec plus de brieveté que
je n' ai fait les defauts. Je mets pour
premiere observation de ne choisir
que des sujets nobles, et qui
puissent mériter l' attention des
honnêtes gens. Je l' ai ja dit,
un roman est un poëme herque
en prose. Tous ceux qui sont venus
jusqu' à nous ne peignent que
des rois, des princes, des heros ;
il faut faire ses preuves pour y
avoir place. Et quelles preuves ?
Il n' y a point-là de dispense comme
à Malte, on n' y voit point
des chevaliers de grace ; on y
admettra plutôt le bâtard d' un
prince, qu' un fils ou un frere de
p189
ministre. Voilà pour les personnes ;
mais l' objet doit être une action
grande, héroïque, périlleuse :
les circonstances qui doivent
être choisies entre les plus belles,
seront toujours noblement ou délicatement
expries. On sçait
combien on a raillé Saint Amant
pour avoir manqué au détail en
mettant, dit-on, les poissons aux
fenêtres pour voir passer les israëlites ;
et quoique les épisodes ne
l' emportent jamais sur l' action principale,
ni pour la dignité, ni pour
l' éclat, elles doivent avoir toujours
leur majesté propre et particuliere
qui tend à relever le grand
et le sublime de l' action principale.
Toute la difference néanmoins
qui se trouve entre le vrai
poëme et le roman, est que toute
l' action de celui-ci se termine
par un ou plusieurs mariages ; et
voilà pourquoi il est fendu en
bonne police romanesque de faire
p190
marier les héros au commencement
ou au milieu du roman.
Comme le mariage en est le but,
tout ce qui est au-delà devient
inutile et superflu pour l' action
principale ; on sçait bien ce que
font les gens quand ils sont mariés ;
si l' on passe au-delà du mariage,
c' est compliquer deux grandes
actions en un seul poëme :
crime capital en bonne poësie.
L' action du poëme vraiment héroïque
est la fin d' une grande et
difficile entreprise, ou l' apothéose
du heros principal. Ainsi ni le roman,
ni le pme ne doivent point
commencer comme l' histoire à la
naissance du heros pour finir à
sa mort ; leur but est une seule
et unique action. Mais il se peut
faire que par des épisodes on sçache
tout ce qui est arrivé au héros et
aux personnes les plus illustres du
poëme, c' est même ce qui est
nécessaire pour montrer que ce
p191
héros ne s' est pas fait tout d' un
coup, qu' il l' a toujours été et qu' il
vient de bonne race. Mais si cela
est, voilà bien des livres dégradés
de la qualité de roman qu' ils
ont possedée jusqu' ici. Je le crois,
mais il y a remede à tout.
C' est à peu prés qu' elle a été
la conduite de nos grands et de
nos habiles romanciers : c' est ainsi
que sont faits les Rollands, tantôt
amoureux et tantôt furieux , nos
Amadis De Gaule et leur noble
postérité, tous paladins de grand
renom, et fort experts en tout
genre d' expéditions militaires et
amoureuses. Les plus illustres d' entre
les modernes n' ont pas fait autrement :
ainsi avons-nous Cyrus,
Clelie, l' illustre Bassa, Almahide,
Polexandre, Pharamon,
Cleopatre, Cassandre, Scipion,
Sapor et tant de braves gens qui
font honneur à notre langue et
à nos moeurs ; car vous pouvez
p192
bien juger que nous ne manquons
pas de leur en prêter plus qu' ils
n' en ont eu. Cependant disons
le vrai ; le restaurateur de nos
romans modernes, l' illustre Mr D' Urfé
ne represente dans son Astrée
que des bergers et des bergeres,
qui ne s' y distinguent même
que par des sentimens d' amour et
de tendresse ; je le sçai ; mais en
rité il y a des princes et des
héros qui ne valent pas des bergers
de ce caractere ; ceux de l' Astrée
sont si spirituels, si polis,
si bien instruits des manieres du
grand monde, qu' il n' y a pas
d' honnête homme qui n' ambitionnât
de leur ressembler ; et s' il faut
pénetrer plus avant, si l' on veut
percer dans le secret de ce roman,
on verra que ce sont des
gens de condition qu' on y peint
sous les emblêmes de bergers et
de bergeres : car ce sont pour le
fond les avantures de Mr D' Urfé
p193
lui-même et d' un de ses freres,
ornées sans doute de quelques épisodes
pour en faire un roman
plus régulier. C' est ce qu' il découvrit
au célebre Patru, qui a
fait un recit de ce qu' il a pu retenir
des misteres amoureux de
cette belle pastorale. C' est un nom
qu' on ne sçauroit lui refuser, si
l' on a la délicatesse de ne lui pas
laisser celui de roman qu' il a toujours
si dignement soutenu depuis
sa naissance ; et pour moi j' aimerois
beaucoup mieux faire une belle pastorale
qu' un mauvais poëme
ou un roman médiocre. Je préfere
l' entretien d' un gentilhomme
oume d' un roturier plein d' agrément,
d' esprit, de gentillesse
et de sçavoir vivre, à la conversation
d' un roi brutal et sans génie ;
seroit-ce même un empereur.
Je ne puis disconvenir cependant
qu' un héros qui n' auroit d' autre
qualité que celle d' aimer tendrement
p194
et même constamment,
seroit un fade personnage ; porteroit-il
le nom de Cesar, d' Attila,
de Charlemagne, ou de Gustave,
tout cela ne serviroit peut-être
qu' à le rendre plus sot : il faut
que l' amour domine sur le coeur,
mais il faut aussi que le coeur se
jette dans les grands projets, dans
les plus vastes et les plus périlleuses
entreprises ; enfin il faut que
tout soit grand, actions, courage,
valeur, tendresse ; c' est par-là que
l' amour se peut illustrer pour meriter
place dans un grand pme.
Autrement un bon marchand de
Paris, ou quelque bourgeois de
la province, qui auroit soupiré dix
ou douze ans auprès d' une aimable
personne, qu' il auroit enfin
emportée à la barbe de ses rivaux,
se pouroit nommer un héros de
roman. Oh ! Tout beau, s' il vous
plaît, nous ne prétendons pas prostituer
ainsi le nom de héros. Je
p195
suis de l' avis de ce galant homme
qui disoit
Achille étoit haut de corsage
l' or... etc. .
Et je souscris volontiers à ce
sentiment d' un de nos plus grands
poëtes, qui fait dire par une princesse
à Thesée, qui fut assurément
un brave compagnon en amour
comme en toute autre chose :
oserois-je, seigneur,... etc.
p196
voilà tout d' un coup bien des
ouvrages amusans, ingénieux et
me instructifs, chassez du corps
des romans, puisqu' on n' y trouve
ni la dignité du sujet, ni la
majesté des personnes, ni la noblesse
des caracteres. C' est faire
main-basse sur Lazarille De Tormes,
Gusman D' Alfarache, Giblas De Santillanne
et même sur le pauvre Scarron, dont le
roman comique , malgré la séverité
de cette censure, se soutiendra
toujours par les agrémens, les
saillies et les portraits aussi bizarres
que naturels dont il a sçu décorer
cet ingénieux ouvrage ; et
je vous dirai qu' il n' en ignoroit pas
l' imperfection de ce té-là. J' en
juge, parce qu' il dit grotesquement
et peut-être satyriquement
p197
contre lui-même, d' un autre roman
fait ou projetté, mais qu' il
avoit suspendu tout à coup, parce
qu' il aprenoit que son héros venoit
d' être pendu au Mans. Il ne
croyoit pas que ceux qui figurent
dans son livre valussent beaucoup
mieux ; mais il lui a donné le titre
de roman, comme il a donné le
nom de poëme à son typhon . Passons
donc celui-ci ; il mérite grace,
ne seroit-ce que par les épisodes
si gracieux et si bien narrés qu' il
contient ; et je suis bien-aise de
marquer ce que le célebre M Huet
m' a dit plusieurs fois, comme à beaucoup
d' autres ; que jamais homme n' a mieux entendu
que Scarron, le stile et le caractere
de la narration ; et que rien n' étoit
plus correct à ce sujet que ses nouvelles
et les épisodes de son roman.
Mais il faut avoüer que le
héroïsme de Lazarille De Tormes
ne méritoit pas de figurer ailleurs
p198
que dans les ruës de Madrid,
et il ne convenoit pas d' instruire
la postérité des tours de
souplesse de ceros de la gueuserie,
non plus que des avantures de
Guzman D' Alfarache, qui
ne valoit pas mieux, et dont la
vie n' est enflée que par de longues
prédications et d' ennuyeuses
moralités qui ne convertiront jamais
ceux qui auront la patience de
le lire. Le giblas , quoique mieux
écrit, n' est pas digne d' un sort
beaucoup meilleur. Je ne m' embarasse
peu si l' on a trouvé yvre et
vautré dans la bouë un célebre
licentié, que l' on fut même obli
de remener chez lui. Mais ce
sont-là, dit-on, des caracteres de
moeurs ; ce sont des portraits : ce
seigneur licentié, vous devez le
connoître, c' est le Sr Dagoumer ;
il est peut-être aujourd' hui un peu
plus temperé. Et cet autre, qu' on
peint comme un homme infatigable
p199
dans les travaux de l' amour :
! Ne le reconnoissez-vous pas,
c' est cette langue dorée, ce Varron
de nos jours ; ainsi l' a-t-on
nommé dans de mauvais ouvrages,
quand il étoit en faveur :
peut-être aujourd' hui ne le porteroit-on
pas si haut ? Mais à coup
r on ne se trompera point en
l' apellant le Varron de la concupiscence ;
il la connoît dans toute
son étenduë ; il en sçait le bon côté
et n' en ignore pas le mauvais ;
il en a vû toutes les faces, c' est-là
sa belle érudition ; je conviens
de tout cela. Mais qu' ai-je affaire
des portraits d' un Saint Pavin,
ou d' autres gens de pareille étoffe ?
J' aime beaucoup mieux les Wandeyk
que les Reymbrans ; et je fais
plus de cas d' une étude de Le Clerc,
que d' un craïon de La Fage.
J' ai dit, et je l' avois presque oublié,
que je rétablirois l' honneur
de bien des livres, qui portent le
p200
glorieux nom de romans sans en
avoir toutes les qualités ; c' est-à-dire,
qui paroissent plutôt sur le
pied de recits historiques, que de
poëmes héroïques. la mode des
grands romans qui avoient long-tems
fait les délices de la cour,
ayant cessé avec celle des chapeaux
pointus, dit un auteur, on se jetta
sur les historiettes, les nouvelles
et les romans historiques, ornés
des agrémens que la vérité peut
souffrir ; et leur goût qui subsiste
encore aujourd' hui s' accommode
assez bien avec l' impatience françoise.
Les avantures des grands
romans, tant pour le fond que
pour les épisodes, étoient si coupées
et si embarassées les unes avec
les autres que l' attention se partageoit
trop : il en faloit beaucoup
plus que n' en ont ordinairement
de jeunes personnes ou des gens
occupés d' ailleurs, pour pouvoir
rassembler et rejoindre toutes les
p201
pieces décousuës et dispersées de
chaque histoire particuliere. Un
roman auroit-il eu quarante volumes,
le dénoment de toutes
ses parties ne se voyoit jamais
que dans le dernier. Ainsi dans
la lecture des trente-neuf premiers
volumes, on étoit toujours incertain
de ce qui devoit arriver à tel
héros ou à telle personne pour
qui on s' interesse ; car dans tous
ces divers caracteres, il est rare
qu' il ne s' en trouve pas quelqu' un
dont l' inclination convenable à nos
moeurs ne nous touche plus que
les autres. On s' est rebuté de tant
d' embaras, de soins et d' incertitudes
inutiles dans une lecture qui
doit instruire sans fatiguer. Les
petits romans ont supléé à ce désagrément ;
si leur narration n' est
pas tout-à-fait continuë, elle n' est
point assez coupée pour faire perdre
de vûë le fond principal, ni
la mémoire des évenemens particuliers ;
p202
c' est le premier avantage
des historiettes. On a encore celui
de changer souvent l' objet de ses
lectures, et je n' ai que faire de le
peter, on sçait le goût que l' inconstance
naturelle des hommes
leur fait trouver dans cette diversité
de matieres differentes. Oh !
Dans les choses d' agrément il ne
faut pas moins avoir égard aux foiblesses,
qu' aux perfections de l' humanité :
il ne faut donc plus regarder
les historiettes comme des
poëmes ou des romans réguliers ;
cependant on ne peut se dispenser
de les prendre au moins pour
autant d' épisodes détachées que
l' on presente à l' impatience d' un
lecteur qui ne prétend pas étudier :
il veut seulement s' amuser ou se
délasser une heure ou deux ; et si
l' on détachoit ainsi toutes les épisodes
des grands romans, on feroit
autant d' historiettes ou de
nouvelles historiques dans le goût
p203
de celles qui sont maintenant en vogue.
On peut donc les laisser joüir
du nom de roman, puisque ce
sont comme des parties qui en paroissent
détachées, et qui participent
à l' agrément et à l' instruction
qu' on tiroit auparavant de ces
grands poëmes. Un détachement
d' une grande armée ne laisse pas
de porter souvent le nom d' armée,
et ses expéditions sont toujours
mises sur le compte de l' are
principale, et roulent toujours
sous son nom. Hé bien ! Les historiettes
sont autant de détachemens
particuliers que l' on fait du
grand corps des romans ; et par-là
tout doit rouler perte ou gain
sous le nom de ces derniers. Ainsi
voilà les histoires secretes , les
nouvelles historiques et les avantures
galantes maintenuës dans la
possession de porter le nom de romans ,
que j' avois paru leur ôter
par une maxime peut-être trop generale ;
p204
mais il y a remede à tout,
on le voit bien.
La deuxiéme loi ou deuxiéme
observation consiste dans le vrai-semblable .
C' est une régle ancienne,
on ne fait aujourd' hui que
la renouveller ; les grecs ne s' y
sont pas toujours assujettis, non
plus que ceux des latins qui les
ont trop servilement imités. Il est
bon qu' ils ayent accommodé toute
l' histoire de leurs dieux aussi burlesquement
qu' ils ont fait ; c' est
une apologie pour nos contes
des fées, et pour les enchantemens
si ordinaires dans nos vieux
romans de chevalerie, sans cela
nous serions bien embarassés à les
défendre ; il faudroit les abandonner
aux voyes de fait que la sage
raison pouroit employer contr' eux.
Je sçai néanmoins qu' il y a des
choses vrayes qui ne sont pas vraisemblables ;
mais il vaux mieux
en embarasser l' histoire ; qu' elle
p205
s' enmêle comme elle pourra,
et ne les prostituons pas en les semant
dans les romans. Nos romanciers
ont assez à faire sans se
fatiguer à enchasser dans leurs narrations
des miracles et des prodiges ; les modernes
ont été là-dessus plus
exacts que les anciens. Je
ne compte point dans nos modernes
ceux qui ont traité la chevalerie
depuis le Ix ou Xe siecle
jusqu' au Xvi. Je ne commence
qu' au Xvii alors on voit de la
régularité, de la vérité même jusques
dans la narration fabuleuse.
Si l' on dit qu' un héros est vaillant,
qu' il est brave, on n' en fait
pas un paladin, qui d' un coup de
cimeterre pourfend le cavalier ar
à blanc avec son cheval.
Notre héroïsme est d' un tout
autre caractere ; il est plus voisin
de nos moeurs ; il consiste comme
dans un Turenne, en une ame
grande et genereuse, en une extrême
p206
valeur, soutenuë d' une profonde
flexion, en une prudence
extraordinaire à prévoir tous
les avantages d' une situation, pour
s' en saisir habilement ; et pour
éloigner tous les inconvéniens qui
pouroient naître de quelque démarche.
Il consiste en des vûës
étenduës, mais claires et distinctes,
à prendre aussi justement son
parti dans l' occasion subite et imprévûë,
que dans l' occasion préméditée ;
à sçavoir amener insensiblement
un ennemi redoutable
au point de lui faire trouver de la
fatalité dans sa propre force. Il
consiste ce roïsme, comme dans
un Condé, en un courage surnaturel,
en une ame toujours hors
des bornes de l' humanité, en des
idées vastes, une disposition toujours
bien entenduë, une sagacité
admirable à connoître le bon et
le mauvais d' un conseil, d' un mouvement,
d' une entreprise ; en une
p207
exécution encore plus vive, plus
vigoureuse, plus intrépide. Enfin
ce roïsme consiste dans cette
force d' esprit et de courage, qui
n' est pas ébloüie de la prosrité
ou de la réüssite des plus vastes
projets, et qui est encore moins
étonnée de l' infortune, ou du renversement
des mesures les plus suivies
et les mieux concertées ; car
il y a du héroïsme en tout, et il
doit être propre à tout.
Chez nous les héros sont toujours des
hommes, au lieu que
chez les anciens ce sont quelquefois
de grands fous. Les événemens
de nos romans peuvent
arriver tous les jours, et s' ils sont
traversés par des conjonctures inesperées,
elles ne sont pas moins
naturelles que les événemens. Chez
les anciens, l' événement est plein
de prodiges et peut arriver tout
au plus une fois en dix ou douze
siécles, et l' inconvénient qui le
p208
fait manquer est quelquefois extravagant.
Oh ! C' est en cela que
nous avons mieux conservé le vrai-semblable.
Nous sommes dans le
naturel ; mais ce naturel est beau,
agréable, enjoüé ; il est bon même
que ces derniers caracteres accompagnent
toujours ces ouvrages,
parce que leur but n' est pas
moins dejoüir l' imagination que
d' éclairer l' esprit.
Je marque pour troisiéme observation
la nécessité de répandre des
moeurs dans un roman, parce qu' il
est fait pour instruire autant que
pour récréer. Sans cela il perd la
meilleure partie de sonrite : ce
n' est plus que la mauvaise moitié
d' un livre équivoque. Quand je
dis qu' un livre d' amusement doit
contenir des moeurs, croyez-vous
qu' il faille pour cela que ce soit un
pedagogue chrétien , ou la fleur
des exemples qui ne manquent point
après un fait historique, ou quelque
p209
narration bonne ou mauvaise
de presenter un petit bouquet spirituel
et moral, pour faire passer
ce point d' histoire de l' esprit dans
le coeur ? Laissons ces manieres aux
maîtres des novices, ils s' en aquitteront
bien. Croyez-vous que ces
moeurs consistent dans une allégorie
spirituelle qui marque l' histoire
de Vulcanus, de Venus et de Mars,
est accomparée à notre seigneur,
à l' ame pécheresse et à
l' ennemi d' enfer .
Tout cela passoit auprès de quelques
bonnes gens du Xvi siécle ;
mais nous vivons dans le Xviii
et nous sommes un peu plus rusés.
Il faut donc qu' un auteur sçache
nous contenter sur ce pied-là, ou
qu' il se taise ; mais se taire n' est
pas facile à qui veut écrire. Cet
homme qui écrit seroit oisif sans
cela ; et l' oisiveté est la mere de
tous vices. Il est vrai, mais dans
quelque vice que l' oisiveté le précipite,
p210
il ne sera jamais si grand
que celui d' un mauvais livre qui
ennuye ; c' est-là son moindre défaut :
mais il donnera de mauvais principes
à deux mille personnes
qui le liront ; il rebutera cinquante
personnes instruites, et
mettra en colere les gens sages qui
en entendront parler ; donnez
donc une occupation à cet ecrivain. Hé bien !
Qu' il travaille de
corps, puisqu' il ne sçauroit travailler
d' esprit et de goût.
Disons cependant ce que c' est
que répandre des moeurs dans un
roman ; c' est y representer des
gens sages, qui par une conduite
exacte et mesurée, quoique tendre
et délicate, parviennent à une
fin honnête. C' est y donner des
portraits gracieux de la vertu, de
l' honneur et de la probité, pour
les rendre sirables et pour les
faire aimer. Laissons à l' histoire à
traverser les hommes vertueux, à
p211
détner les bons princes, à faire
prosperer les tirans, à établir des
scelerats sur la ruine des plus gens
de bien ; elle n' a que trop d' occasions
de s' en aquiter : mais le roman
doit faire tout le contraire, la
vertu y doit être honorée, la probité
s' y doit faire estimer des princes,
la sagesse y être récompensée. Cela
n' arrive pas toujours, direz-vous :
n' importe, cela ne laisse pas de
donner des idées favorables du
bien et de la vertu : ou si l' on est
obligé d' y faire paroître l' honnête-homme
disgracié, il est bon d' y
laisser entrevoir qu' il se l' est attiré
souvent ou par imprudence, ou par
un zéle trop amer et trop austere,
quelquefois par une trop grande
molesse, ou du relâchement dans
ses devoirs ; mais que rendu à lui-même
par l' infortune, il a sçû se
soutenir par la grandeur de son
courage, qu' il s' en est même servi
pour élever son ame à une digni
p212
supérieure à celle qu' elle
avoit auparavant ; enfin que s' il
est oublié à la cour ou par les
grands, il est estimé, il est ai
des peuples : et ce n' est pas une
diocre consolation pour les
grands hommes, ni un motif à
négliger ; car l' homme vertueux
ne sçauroit se passer d' un petit assaisonnement
d' amour propre ;
sans l' estime, la vertu lui paroît
quelquefois fade ; et cette idée lui
fait faire bien des marches loüables
qu' il négligeroit peut-être sans elle.
Répandre des moeurs dans un
roman, c' est y donner des idées
favorables de la chasteté et de la
pudeur : non par des discours dogmatiques
sur ces vertus, ce seroit
le moyen de n' y pas réüssir ; mais
par des caracteres avantageux, par
des portraits vifs et touchans, nobles
cependant et modestes, par
des narrations de faits où ces qualités
p213
ayent toujours le dessus ; et
jamais ne les abandonner à la discrétion
du vice ou de l' homme voluptueux.
Répandre des moeurs,
c' est instruire des foiblesses du coeur,
plus cependant par des portraits de
la perfection, que de la misere humaine ;
il est quelquefois dangereux
de faire des peintures du vice,
il faut bien de la délicatesse
pour n' en laisser apercevoir que
ce qui est nécessaire pour le faire
haïr, un caractere sensible et touchant
ruineroit l' instruction qu' on
voudroit inspirer ; et sans doute
il vaudroit mieux ne le pas peindre
que de le representer sans ses
chagrins et ses inquiétudes, que
de le montrer trop vif, trop fleuri,
et de maniere qu' on en fit
goûter le tableau. Enfin c' est observer
toutes les bien-séances que
les moins scrupuleux se sont toujours
cru obligés de conserver dans
les faits, dans les caracteres, dans
p214
le discours ; nous en avons suffisamment
parlé dans le cinquiéme
défaut qu' on doit éviter dans ces
ouvrages.
Mais il y a donc bien peu de
livres parfaits en ce genre ? Hé !
Qui en doute ? Disons-le encore
à notre honte, ce sont ordinairement
les femmes qui les portent
à un plus haut degré de perfection.
Ne vous imaginez-pas que
Madame De La Fayette, que
Mademoiselle De Scudery, Madame De Villedieu,
la Comtesse D' Aulnoy,
Mademoiselle De La Force, ni même
que Madame De Murat, si
lée pour la vie joyeuse, manquent
à aucun de ces caracteres,
et qu' elles exposent jamais une
héroïne toute nuë devant son
amant, comme Mr D' Urfé fait
paroître Astrée aux yeux de Celadon :
ce qu' un bel esprit reproche
ingénieusement à son auteur.
si je ne me flâte point... etc. .
p215
On ne voit
pasme dans ce que ces dames
ont donné, ces faveurs legeres, ni
ces douces et sensibles privautés
que l' amour le plus délicat se croit
permises. C' est un défaut trop ordinaire
aux auteurs de romans
grecs ; les femmes y font les premieres
avances, et les hommes y
sont trop sages. La raison en est
claire, c' est qu' ils sont faits par
des hommes qui ont voulu se faire
valoir ; cela n' est que trop ordinaire
à chaque sexe ; mais les femmes
se sont bien dédommagées depuis
dans ceux qu' elles ont publiés,
elles y exercent terriblement la patience
d' un pauvre amant. L' on
p216
diroit cependant, comme le remarque
un habile homme, que
Mademoiselle De Scudery est la premiere
qui ait banni du roman une
économie qui faisoit tort à son sexe
et en general à la bien-séance, elle
crut introduire des nouveautés en
donnant aux héroïnes beaucoup
de pudeur et auxros beaucoup
de tendresse ; mais ces nouveautés
étoient nécessaires.
Une quatriéme observation est
que ces livres doivent servir à former
l' esprit . ! Comment un roman
peut-il former l' esprit ? Quelles
sortes de lumieres en tire-t-on ?
Y voit-on cités, comme dans nos
beaux livres de science, les endroits
les plus curieux de Platon,
de Ciceron, de Senecque, de Plutarque ?
Y lit-on force vers de
Virgile, de Catulle, d' Horace,
d' Ovide, de Martial et de tous ces
oracles de l' antiquité ? Y explique-t-on
les difficultés d' Homere et
p217
d' Hesiode ? Y prouve-t-on qu' il
n' y a du grand, du sublime, de
l' héroïque que dans ces grands
maîtres de l' art, ces modéles du
bel esprit et de la parfaite composition ?
Y trouve-t-on la restitution
de quelque endroit corrompu
d' Eschyle, de Sophocles,
d' Aristophanes ? Y explique-t-on
la façon des souliers des macédoniens,
de quelle maniere étoient
faits les gands des grecs et des
romains, comment les babiloniens
ouvroient et fermoient leurs
portes ? Y a-t-il des remarques
sur la musique des egyptiens et
sur la maniere de danser des hébreux ?
Si toutes ces choses n' y
sont pas, quelles lumieres en peut-on
tirer pour former l' esprit ? Non,
tout cela n' y est pas et même n' y
doit pas être ; mais ce sont des
livres faits avec beaucoup d' art,
tels que les plus agréablesnies
de l' antiquité les auroient composés,
p218
s' ils avoient été de nos jours ;
ainsi on y aprend à penser noblement
de chaque chose. On y remarque,
avant que d' entrer dans
le monde, tous les caracteres d' esprit
avec lesquels on peut avoir
un jour à vivre ; sans en rien dire,
on y fait faire attention à cette
douceur de caractere, à cet esprit
liant qui fait l' agrément de la societé ;
on voit par les entretiens
qui s' y lisent de quelle maniere il
faut converser dans le monde ; on
y fait connoître les défauts qui
peuvent troubler la societé, les
qualités par lesquelles on peut se
rendre agréable à ses amis, à ses
égaux, à ses supérieurs, et comment
on peut sagement s' attirer
les respects de ses inférieurs ; on y
découvre des gens polis, civils,
agréables, fort differens de ceux
qu' on a vû dans les colleges ; on
y remarque des hommes sages et
raisonnables, tels qu' on ne les trouve
p219
pas toujours dans les académies
l' on fait ses exercices ;
ce sont des personnes, qui sans tenir
du caractere empesé et beat
que donne l' éducation des couvens,
sçavent joindre à la modestie et
à la vertu tout l' agrément
et toute l' affabilité de la cour ;
enfin ce qui est essentiel, lorsqu' on
entre dans le monde, on y aprend
à parler poliment, sagement et en
termes propres à chaque chose ;
car s' il y a des livres où le stile
doive être parfait et accompli, ce
sont ceux-là ; ils périssent en naissant
dès qu' ils sont écrits d' une maniere
dure, peu exacte et peu enjoüée.
Voilà donc ce que j' apelle se former
l' esprit par un roman ; ils
font sur les personnes du monde,
ce que feroit sur les sçavans, qui
se voudroient moriginer, la lecture
d' Homere, d' Hesiode, de Virgile
et d' Horace, si ces livres
p220
étoient accommodés à nos moeurs
et à notre façon de penser et d' agir.
Mais comme on ne blâme point
ceux qui cherchent à se former
par l' étude de ces poëmes antiques,
on doit estimer ceux qui veulent
se perfectionner par la lecture
de ces poëmes modernes.
CHAPITRE 4
p221
l' amour, caractere essentiel d' un
roman : comme il est en tout :
il est nécessaire de le traiter.
mais dans toutes les conditions
nécessaires à la structure
d' un roman, je n' ai rien dit
de l' amour qui en est la baze, et
sans lequel cette sorte d' ouvrage
manqueroit de ce qui lui est essentiel
pour figurer dans le monde
en qualité de roman : c' est à quoi
je veux remédier par ce chapitre.
Je sçai néanmoins qu' il s' en trouve
qui ne renferment aucuns traits ni
aucuns sentimens d' amours ; ainsi
je leur donnerois bien moins le titre
de romans que celui d' histoires
fabuleuses.
Eloignons d' abord cet amour si
difforme, qu' à peine ose-t-on le
p222
representer de peur de dégoûter par
un si vilain objet. Je parle de cet
amour, qu' un de nos poëtes, qui
le connoissoit un peu trop pour
un honnête homme, a peint dans
ces vers un peu antiques à larité ;
mais dans ce genre-là on n' a
pas à choisir, les voici :
Venus n' est plus mere d' amour :
l' avarice... etc. .
p223
Aussi ne pensez-pas que cet
amour s' avise de se presenter dans
un roman. Quoiqu' effronté, il
auroit honte de paroître devant
les personnes vertueuses qui figurent
dans ces ouvrages ; mais pour
ne rester pas oisif, il s' est refugié
chez quelques italiens ; c' est-là qu' il
brille dans le capricci du botaio
dans les raggionamenti de Pietro Aretino,
ce redoutable satyrique
du Xvi siecle, dans la Ficheide Du Molsa,
dans la fava du mauro et
me dans Monsignor De La Casa.
Ce brave evêque ne s' en est pas tenu
à nous faire voir le bel endroit
de la médaille, il a été plus loin
que les autres ; il a bien voulu la retourner
à nos yeux, pour la montrer
de tous ses côtés. Oh ! C' est-là
p224
que cet amour est dans son trône ;
cependant il faut de l' équité,
n' en accusons pas les seuls italiens,
les françois en ont aussi leur bonne
part : Regnier, Berthelot, Theophile,
Maynard et Rousseau s' en
sont saisis aussi-bien qu' eux, et l' ont
manié les uns assez brusquement et
les autres assez gentiment. Ce dernier
me a levé toute équivoque
et n' a pas voulu qu' on fit son apologie,
comme on a cherché de faire
celle de l' evêque italien. Vous en
jugerez vous-même si vous voulez
examiner avec quelle attention
il a soin d' écarter tout sujet de prise,
et par conséquent tout prétexte
d' apologie dans ces vers :
p225
un précepteur logé chez un genois,
tant... etc. .
Mais nos romanciers ont éloigné
cet attirail d' amour si vilainement
assorti ; ne croyez pas qu' on
y laisse jamais entrevoir une Messaline,
une Theodora, pas
p227
me une Mademoiselle De Guerchy,
plus sage, mais moins
heureuse que ces deux premieres :
cela rebuteroit. On abandonne
tous ces vilains endroits à l' histoire ;
elle se repaît de bien d' autres
gaillardises. Si cela se pratiquoit,
une honnête femme ne souhaiteroit
p229
plus d' être placée dans un
roman ; ce seroit une tache dans
la famille. Quel héros seroit assez
hardi, disons-même assez imprudent,
pour faire la cour à une dame
qui auroit fait une seule fois
une posture indécente dans un roman ?
Tous s' accorderoient pour
dire ; la femme de Cesar ne doit
pas être seulement exemte du crime,
elle ne doit pas même en avoir
le soupçon : car il n' y a pas de
héros de roman qui ne croye
valoir du moins autant qu' une
paire de Cesars. De quelle maniere
n' a-t-on pas traité tous les auteurs
qui ont voulu s' émanciper
par-là ? Nos romanciers ont déchargé
d' un grand fardeau les imaginations
délicates. Nos romans
n' aprennent point à aimer mal-proprement ;
ils ont du goût, ils ont
du choix ; peut-être n' est-il pas toujours
également exquis. Mais qu' y
faire ? C' est un véritable malheur ;
c' est bien pis en histoire, on est
bien plus vilainement trompé. à
p230
peine un amant a-t-il le tems de
connoître sa maîtresse ; mais en
roman le tems ne coute rien,
on l' étend aussi loin qu' on veut,
pour donner le loisir de se pénétrer
l' un l' autre ; et quand on en
vient à la conclusion, on a eu soin
de bien corriger auparavant jusqu' au
moindre faut s' il s' en trouve
dans l' un des deux.
Cette précaution prise, nous
pouvons nous donner carriere,
et commencer par dire que l' amour
est si nécessaire, que seul il
regle tout le monde. Il est seul
maître de nos actions : c' est sous
ses auspices, quoique sous d' autres
noms, que se passent tous les
grands mouvemens que l' on voit.
Il n' y a de gens qui le veulent
éloigner de l' humanité, que des
ignorans qui n' ont pas éxaminé
la nature de la volonté, dont
toute l' action est amour, comme
celle de l' entendement est pensée
et connoissance.
p231
Pourquoi donc ne pas faire
connoître tout le pouvoir de l' amour ?
Pourquoi laisser ignorer
ce qu' il est capable d' executer
dans les plus grandes entreprises ?
p232
N' est-il pas glorieux de le suivre
comme vertu, et pouroit-il y
avoir de la honte d' y être quelquefois
soumis comme passion.
Elle est si générale qu' il ne faut
pas hésiter d' en faire un libre aveu ;
sauf à la temperer si elle s' écarte
un peu trop des regles.
L' histoire qui s' imagine peindre
l' homme, s' aplique presque toujours
à montrer l' amour comme
passion, et même comme une
passion qui n' inspire que le reglement.
Avec son air grave et
sentencieux elle se croiroit deshonorée
d' en faire connoître toute
la beauté, c' est-à-dire, de la
representer avec les attributs de la
vertu. Il n' y a que le roman qui
sçache s' en aquiter avec honneur,
il fait disparoitre toutes les passions
amoureuses, pour ne montrer
que l' amour vertueux : ou
s' il leur donne entrée dans ses
narrations ou dans ses caracteres,
p233
il a soin d' en relever l' éclat par
une teinture d' amour, et de les
soumettre même à cette vertu.
C' est un éguillon admirable pour
mettre les autres en mouvement :
il en est même le vrai mérite ; et
s' il fait quelquefois sentir les désavantages
que peut produire une
passion trop poussée, ce n' est ni
avec ces saillies vives, ni avec ces
traits piquans de l' histoire ; il
s' en garde bien, il sçait toujours
se tenir dans les bornes d' une sage
modération, il fait gloire de laisser
à l' histoire ce grand éclat de
déclamation, parce qu' elle est accoutumée
de décrier souvent les
vertus. Au-lieu que le roman
s' aplique à raprocher les passions
de leur veritable centre, à moderer
leur trop grande activité,
à rallentir leur feu excessif ; c' est
par-là qu' elles pechent le plus.
Mais au moins ne peut-on pas
dire qu' il cache ce qu' elles ont
p234
d' utile et de glorieux. Il sçait
que l' amour étant nécessaire pour
donner la perfection à tout, il
ne s' agit pas de le suprimer, mais
de le regler : c' est ce que fait le
roman, ou du moins c' est ce
qu' il ptend faire ; car on ne
üssit pas toujours.
On vient de voir que l' amour
est tantôt une vertu et tantôt
passion, tout pend du tour
qu' on lui donne et de la force
avec laquelle il s' aplique aux objets.
Mais ces deux amours se
ressemblent si fort, qu' il est aisé de
s' y méprendre, tous deux ont les
mes symptomes, tous deux partent
de la même source ; c' est-à-dire,
que l' un et l' autre est un
feu divin, qui saisit l' ame, l' enflâme
toute et l' éleve au dessus
de ce qu' elle est. C' est ce qu' on
en dit, et je le crois comme les
autres ; je m' imagineme que
ces deux amours ne sont qu' une
p235
seule chose. Unique dans le principe,
ils ne different que par les
diverses manieres d' operer. Est-il
doux, tranquile et tempe?
Veut-il sans trop de précipitation
goûter sagement et à loisir tout
l' agrément de l' objet qui le possede ?
Alors il est vertu. S' éleve-t' il
plus haut ? Il sort des bornes
de la tranquilité et devient passion.
Vous n' y remarquez plus
qu' inquiétude, que transports,
qu' agitations ; on va même jusqu' à
l' entousiasme et quelquefois
à la fureur, comme on le voit par
ces saillies qui ont fait l' étonnement
de tout ce qu' il y a eu de
personnes de goût.
heureux qui près de toi... etc.
p236
qu' il soit passion ou qu' il soit
vertu, l' un et l' autre tend à la jissance ;
ils se ressemblent en cela.
Vous sçavez le fracas qu' on a fait
sur la fin du dernier siécle contre
cet amour vertueux qui ne s' embarassoit
pas de la possession. Combien
de mouvemens ne s' est-on
p237
pas donné pour terrasser ceux qui
sous les aparences d' une plus grande
pureté en amour et d' un plus
parfait désinteressement, vouloient
aimer, mais non pas jir. On a rem
tous les ressorts de la raison,
on a remué l' autorité de tous les
anciens, pour montrer combien
il étoit chimérique et absurde d' aimer
sans desirer la joüissance : on
a remué en France, on a rem
à Rome, et l' on est enfin parvenu
à chasser cet amour insensible ;
à prouver qu' il n' étoit rien
moins que vertu, que c' étoit même
unerésie en amour, que
d' en avoir sans aspirer à la possession
de l' objet aimé.
L' autre amour se conduit de
me ; ôtez-en lui la joüissance,
vous lui ôtez ce sel piquant qui
l' anime et le reveille ; il devient
fade, triste, languissant ; non plus
que l' amour vertueux il ne veut
pas trop de facilité ; il faut un peu
p238
de violence pour enlever sa proye,
la difficulté fait qu' on en goûte
mieux lalicatesse. Depuis qu' on
se le d' aimer (il y a long-tems)
ç' a toujours été lame chose ; et
je suis persuadé que qui feroit une
traditin sur cet article, comme
on a fait sur l' autre, elle seroit
luë avec beaucoup plus de plaisir.
Mais cela nous meneroit trop loin ;
disons néanmoins quelque chose
pour montrer que nous ne parlons
pas sans fondement. Un de nos
premiers précepteurs en amours,
je parle pour nous autres françois,
s' exprime-dessus fort ingénûment :
amours se bien suis appensée,
c' est... etc. .
p239
Un autre praticien en a don
la raison. Voici ses paroles :
si faut-il bien... etc. .
Mais rien n' est comparable à
cette réponse d' un galant homme
plus expert encore au métier d' aimer
qu' à celui de se battre. Je vous
la donnerai dans son naturel ; car
dans ces sortes de choses la nature
veut être sans fard : " quoi,
voudriez-vous... etc. "
c' est ce que répondit ce brave
p240
capitaine au bon pere Canaye,
qui vouloit lui persuader qu' il auroit
été assez dupe pour aimer Madame De Montbason,
sans autre plaisir que de lui dire je vous
aime.
Que tout cela veut-il dire ? N' est-ce
pas joüissance de toutes parts ?
Mais la nature, qui ne fait de
tous côtés que de pousser des desirs,
est bien plus décisive que
ces autorités ; et pour montrer
combien les sentimens sont universels
sur ce point, jettons-nous un
moment du côté des loix. Quel
fracas ne fait-on point dans les officialités,
lorsqu' il s' agit de ces sortes
de gens qui s' avisent de vouloir
aimer sans pouvoir joüir ; vous
sçavez de quelle maniere on y relance
ces trompeurs de l' humanité,
ces corrupteurs des droits naturels ?
C' est-là qu' on les regarde
comme de vrais hérétiques en
amours ; et s' il faut recourir jusqu' au
p241
s siege de la jurisprudence,
jusqu' au concile général des loix
civiles ; ils y sont encore plus
maltraités que dans les tribunaux inférieurs.
Ce ne sont qu' anathemes,
que malédictions, que menaces ; on
n' épargne pas même les railleries,
plus piquantes pour ces sortes de
gens, que pour tous les autres. On
leur interdit enfin tous les biens d' amours ;
et ne croyez pas qu' il y
ait ame assez hardie pour leur accorder
les menus droits et les gracieux
préliminaires, dont on veut
bien quelquefois favoriser ceux de
qui l' amour tend à la possession :
ils deviennent l' horreur de l' humanité,
tant il estfendu, selon
toutes les loix, d' aimer sans autre
prétention. En vérité il feroit
beau voir unros de roman
demeurer toute sa vie sur des complimens
agréables, sur de tendres
respects, languir dans des soupirs
continuels, mourir tous les jours
p242
deux ou trois fois par métaphore,
et ne ressusciter que pour s' en tenir
aux soins attentifs d' un amour
délicat, se fixer aux agrémens de
la conversation, à la seule volupté
du discours, au plaisir unique
de la vûë, sans jamais tendre à la
possession réelle. Hé ! Le roman
seroit éternel ; on veut en voir
la conclusion, et cela est juste.
Est-ce assez de satisfaire l' esprit, de
mettre l' imagination en mouvement,
d' émouvoir le coeur ? Il
faut à la fin que toute l' humanité
s' en sente, il faut la mettre à son
aise ; et l' on ne s' y met que par
une possession bien réelle. L' homme
sage prétend figurer dans tous
les genres d' amour : mais il doit
mesurer le tems, de maniere qu' il
donne une sorte d' égalité à tous
les actes de la piece théatrale de
sa vie. De trop longs préliminaires
la rendroient difforme, et feroient
languir les spectateurs ; ils
p243
ne laisseroient pas aux acteurs le
tems de joüir à leur aise. Et cet
amant, qui se vantoit d' aimer
sans espoir de retour, étoit un ru
qui tendoit un piege à sa maîtresse.
en vain j' avois apris... etc.
mais sa maîtresse, plus sage et
bien plus véridique, a soin de lui
pondre.
et celui d' être aimé,... etc.
p244
c' est où ce galant en vouloit
venir, quoi qu' il fit le reservé ;
et tout prude de l' un et l' autre
sexe n' a pas d' autre but en aimant ;
ne vous fiez pas à ceux qui disent
le contraire ; ils sont souvent
plus interressez que les autres.
Continuons le paralelle : quels
prodiges n' execute pas l' amour
dans quelque ordre que ce puisse
être ? S' ils ont chacun leur fureur,
ils ont chacun leur grand et leur
sublime, rien ne leur est impossible,
rien ne leur paroît difficile.
Essuyer gayement les plus cuisans
chagrins, suporter avec joye les
peines les plus vives ; s' exposer
librement aux plus extrêmes souffrances ;
courir même à la mort ;
tout cela se fait pourvû que ce
soit le moyen de plaire à l' objet
aimé.
Comme ils ont les mes avantages,
ils ont aussi des maux qui
leurs sont communs. Combien y
p245
a-t-il de gens qui en perdent le
boire et le manger, le dormir,
la santé, la raison ! Il rend melancolique
et morne, quelquefois mysantrope.
Tout cela convient à
l' un et à l' autre amour ; alors on
peut dire que cet amour de quelque
qualité qu' il soit sort des bornes
de la vertu et devient passion.
C' est ce qui arrivoit à ces
bons, ces saints, ces inimitables
moines du Vi siécle qui renonçoient
si bien à tous les droits de
l' humanité, qu' ils se mirent à paître
comme les animaux, coururent
tous nuds, excepté cependant...
je n' en dis pas davantage ; et ne rentroient quelquefois
dans le monde que pour y
faire les foux ; peut-être l' étoient-ils
déja ; et tout cela par amour.
C' est ce qu' on dit aussi d' une
soeur Roze , cette prétenduë illuminée,
à laquelle Mr Nicolle
me qui se croyoit si fin et si
p246
rusur le discernement des esprits
fut atrapé comme les autres.
Pour montrer son amour elle
vouloit bien être, disoit-on, des
mois entiers sans boire ni sans
manger. Cette Marie Desvallées
ne croyoit-elle pas que les
anges se rélayoient pour la trainer
souvent par les cheveux, afin
de mieux éprouver l' excès de son
amour ? Ce M Boudon qui s' imaginoit
par un excès d' amour
être en pleine gloire et nager dès
ce monde dans la béatitude. Enfin
ce pere Surin , qu' un autre
excès d' amour emportoit jusqu' à
lui faire voir le diable toujours
à ses côtez. Tout ces gens-là
avoient le cerveau blessé ; la raison
se trouvoit chez eux plusqu' à
demi étouffée. Je veux croire que
le fond des moeurs étoit bon, mais
l' esprit ne l' étoit gueres, cependant,
tous avoient posse l' amour
comme vertu, mais à la
p247
fin il étoit devenu passion, comme
il devient chez tous les gens
imaginatifs, qui portent tout à
l' excès pour l' objet de leur amour.
Ho ! C' est-ici que l' histoire
triomphe : avec quel zéle ne met-elle
point Alexandre aux prises
avec son honneur, lorsqu' une
passion excessive pour la courtisanne
Thays, lui fait bruler de
gayeté de coeur le palais des rois
de Perse ? Quel détail pour montrer
Antoine qui sacrifie les interêts
de sa patrie et les siens propres
à sa passion pour Cleopatre ?
Croyez vous que l' histoire dise
tous les avantages que François I
a tiré de l' amour comme vertu ?
Elle s' en garde bien ; mais en récompense
elle a soin d' étaler le
tort que ce prince en reçut comme
passion, tantôt en sa propre
personne, tantôt en ses affaires
par l' amour de la regente sa
mere dédaignée par le connetable
p248
De Bourbon, tantôt par les
extrémitez où se trouva le royaume
par sa passion pour la
Duchesse D' Etampes, qui s' entendoit avec
l' empereur Charles Quint. Enfin
avec quelles couleurs cette même
histoire ne peint-elle pas les fautes
énormes, que la passion fit
commettre au roi Henry Iii ?
On ne peut pas dire a larité,
que ce prince a vexé ses peuples
pour enrichir ses maîtresses ;
c' est peut-être aussi le plus grand
crime que lui en fait l' histoire, si
elle dit vrai par tout ; j' en doute
néanmoins : mais je ne la blâme
pas tout à fait à cet égard, et les
trois derniers roys ont agi sagement
de ne pas sacrifier leur gloire
à leur amour. Je vous assure que
l' histoire, médisante comme elle
est, les relanceroit terriblement
la-dessus. Le roman est bien plus
modeste, il sçait parler sagement
d' àmours ; quand il en represente
p249
les excès comme passion, il sçait
ou la corriger, ou ne la point laisser
aller aux dernieres extrémités.
Enfin ces deux amours ont leurs
vicissitudes, ils commencent bien ;
d' abord on y voit de la sagesse et
de la vertu, on la pousse à son
periode ; lasse néanmoins de monter,
et ne pouvant par l' inconstance
naturelle à l' homme rester
dans le même état, cette vertu
dégénere et perit ; ce sont les
divers états de la vie qui produisent
ces variations. Et pour le
bien voir, considerez la conduite
d' un moine où d' une nonain.
Avant l' engagement l' amour en
eux est actif, ingénieux, agréable,
apétissant ; il donne envie
de les imiter tant il est sage alors.
Sont-ils liés par un bon contrat
qui les oblige d' agir de telle ou
de telle maniere, ou qui leur
prescrit des devoirs reglez, qui
leur dit de faire tous les jours
p250
quelques menus suffrages, ou
quelques devotes gracieusetés ? De
quel air je vous prie s' y prennent-ils ?
Ils le font d' abord, je
le sçai, avec ardeur, avec zele :
cela se fait ensuite vaille que
vaille, avec une sorte de langueur
comme une chose ordonnée.
Enfin ils y trouvent du dégt,
soit parce qu' il n' est plus
en leur choix de faire autrement,
soit par l' uniformité continuelle
de la même action ; point de variété,
c' est ce qui désole en amour.
Au lieu qu' une bonne ame qui
fait tout de son gré, sans contrat
et sans obligation ne regarde pas
ce quelle fait comme un devoir,
elle s' y livre donc de tout son
coeur, parce que cela est de son
propre choix. Elle y trouve de
l' agrement par la diversité que
son industrie sçait aporter dans
les differentes pratiques de son
amour. Ainsi ce sont tous les
p251
jours de nouveaux plaisirs, mais
plaisirs spirituels, c' est comme je
l' entens.
C' est-là justement ce qui arrive
dans la vie et c' est en quoi
on doit admirer le roman : il ne
peint que le beau de l' humanité,
vous n' y apercevez qu' une agréable
vivacité, une conduite douce
et liante, une variété de caracteres
tous differens, mais tous aimables,
une diversité d' objets
duisans ; c' est-là ce qui le rend
si utile. Les heros s' y forment
tous les jours de nouveaux plaisirs,
conformes à leur goût, et
qu' ils varient selon la diversité de
leur situation. Ils en sont touchés
parce qu' ils peuvent changer à
toute heure ce qu' ils viennent de
choisir ; on diroit que c' est la ferveur
et le le d' un bel aprentissage.
Mais se résout-on à passer
au mariage ? L' amour vif et
délicat s' éloigne peu à peu et disparoît
p252
enfin ; ainsi plus de roman :
l' hymen détruit la tendresse
et... etc. .
Oh ! Que Montaigne a bien representé
cette difference ! " le mariage,
dit-il,... etc. "
rien ne seroit plus capable de
dégoûter du roman que cette uniformité,
il faut des ombres et des
jours, il faut même des couleurs
p253
fortes et dures pour faire sortir les
couleurs tendres d' un tableau et
pour le rendre sensible ; sans quoi
ce n' est qu' un trait sec, sans grace
et sans ame. Le roman a donc
raison de finir au mariage, ce n' est
plus à lui à se mêler de ce qui s' y
fait ; ce doit être l' occupation d' un
Sanchez, ou de quelque moraliste
de cette importance, qui va prendre
son plaisir à tourner la situation
des conjoints de tant detés,
qu' il y trouvera peut-être lui-même
une volupté, que ne ressentent
pas ceux qui auroient le
plus d' interêt de la connoître. Vous
voyez par-là que chacun ne laisse
pas d' avoir son roman, les casuistes
comme les autres ; il faut
après tout que chacun se divertisse
à sa maniere. Mais quelle délicatesse,
quel goût, quel agrément
dans celui des honnêtes gens ! Au
contraire, quels désagréables portraits,
quelles fâcheuses idées dès
p254
qu' on en vient à la réalité ! Aussi
a-t-on fait sagement d' abandonner
aux théologiens, enfoncez dans
la poussiere du cabinet, cette queuë
disgracieuse ; mais cependant nécessaire
dans tous nos romans. En
rité je ne puis m' empêcher de
dire ici que l' amour n' a de gentil
que les préliminaires, et c' est-là le
vrai roman.
On a remarqué, par tout ce
qui vient d' être dit, que si le roman
a beaucoup d' obligation à
l' amour, qui releve par un goût
délicat et sensible l' agrément qu' on
trouve dans sa lecture ; l' amour
n' est pas moins redevable au roman,
qui prend tant de soin, le voyant négligé ou deshonoré
me par l' histoire, de lui rendre
tout son lustre, de le mettre en
si bonne posture dans le grand
monde, qu' il n' est homme vivant
qui ne se fasse un mérite, ou secret,
ou découvert d' en avoir sa
p255
provision : car tel n' en dit rien,
qui rit de voir qu' on le croit insensible ;
il est donc juste que l' amour
et le roman se prêtent un
secours mutuel contre l' histoire
leur commune ennemie. Mais l' amour doit
encore par d' autres raisons
témoigner sa reconnoissance
au roman, ne seroit-ce que pour
l' avoir délivré des mains tyranniques
des poëtes, dont quelques-uns
avoient tellement gâté sa réputation,
qu' avant la naissance du
roman poli et civilisé, un honnête-homme
n' avoit pas moins de
honte de partre amoureux que
d' être poëte, le deshonneur étoit
presqu' égal. Peu s' en faloit même
(chose étrange et contre-nature)
que le pte ne fut en meilleure
posture dans le monde que l' amant ;
et la poësie, que l' amour. Mais
grace à la prudence du roman,
l' amour a repris ses droits, et peut
aujourd' hui se montrer aussigitimement
p256
à la tête de toutes les vertus,
qu' à la tête de toutes les passions.
Il n' est pas jusqu' à l' amour
héroïque qui ne doive un tribut
aux romanciers, par l' attention
qu' ils ont euë de le faire briller
dans leurs ouvrages. Ildegerte,
que le noble en a si dignement
revêtuë, se fera toujours lire et
goûter ; et l' on prendra le noble
comme un homme à sentimens,
pour en avoir prêté de si majestueux
à cette hérne du nord.
J' ai fait l' apologie de l' amour
de romans, comme de la plus
belle de toutes les vertus. Je crains
cependant que tout le monde ne
soit pas de mon avis. Car les meilleures
choses trouvent à present
bien des contradicteurs, ne seroit-ce
que pour avoir le plaisir de
contredire. Les uns sans autre raison
que de se mettre à la mode
parlent contre l' amour. He !
Pourquoi ne le feroient-ils pas,
p257
puisque les prudes de l' un et l' autre
sexe se font un devoir de criailler
contre cette vertu ou cette passion ?
Je m' inquiette peu du nom
qu' on lui donne. De mon côté, je
prétens aussi me mettre à la mode
en parlant en sa faveur ; et je crois
que le plus grand nombre sera
pour moi : en général j' aurai les
belles ames, si je n' ai pas les bonnes :
j' aurai même le sexe ; et qui
a son suffrage en amour comme
en toute chose, a bien-tôt celui
des autres. Quand je m' en tiendrois
me à celui des femmes,
je croirois combattre pour la bonne
cause ; je serois asseuré d' être dans
la bonne voye. Comme elles y
aportent plus de goût, plus de
sensibilité et de finesses, leur témoignage
est incontestablement
pluscisif que celui de nous autres
hommes qui nous occupons ;
disons-nous, de choses plus grandes
et plus sublimes.
p258
Mais diront quelques-autres
l' amour de roman est trop fade,
il est trop cérémonieux, il endort
me quelquefois, tant il est languissant.
Je le sçai et ce n' est pas
la premiere fois qu' on le reproche
à nos romanciers ; cependant ils
ne sont pas tous montés sur ce ton-là.
Si la Clelie et le Cyrus ne le
menent point avec assez de vivacité,
on doit être content de celui
qui est dans la Cleopatre, la Cassandre
et le Pharamond, et dans
nos romans historiques qui sont
venus depuis : en tout cas s' il n' est
pas encore assez actif, il y a du
remede, on peut le ranimer avec
une legere dose d' amour naturel ;
comme celui-ci est un peu plus vif,
qu' il ne faut, les deux ensemble
feront un composé excellent.
Il y a deux raisons assez plausibles
qui montrent que c' est avec
sagesse qu' on a fait l' amour de
roman un peu cérémonieux ; c' étoit
p259
d' abord pour l' oposer aux anciens
romans, qui n' étoient point
assez sur la cérémonie, sur le respect
et sur la politesse. Il n' y avoit
pas de heros sans en excepter ces
braves chevaliers érrans, les protecteurs
du sexe, qui rencontrassent
en leur chemin dame ou
demoiselle, sans entamer sur le
champ une episode romanesque
qu' ils terminoient quelquefois en
une heure ou deux : ou s' ils trouvoient
un peu de résistance, ils ne
cherchoient point à se faire écouter,
ils n' enfiloient pas une litanie
de beaux sentimens, ils commençoient
par enlever, ils pensoient
qu' au mal d' aimer,... etc. .
La seconde raison qui doit rendre
l' amour de roman un peu
p260
rémonieux, est que dans la
pratique on coupe assez vivement
sur la cérémonie. Il n' y a pas de
jeu, pasme celui des finances,
ou les mainsmangent plus qu' à
celui-là. Ainsi ce n' est pas un
défaut de le rendre un peu cérémonieux
dans la théorie ; autrement
il sembleroit dans l' exécution,
qu' il ne faudroit qu' abatre
femme emmi les ruës, comme le-dit
un de nos maîtres en amours.
Il y a une difficulté plus essentielle
sur l' amour, qu' on inspire
quelquefois dans nos romans ;
on ne fait que trop sentir en quelques-uns
l' agrement qui se trouve
à joindre une maîtresse à une femme
sage et raisonnable. Cela est
contre les moeurs, j' en conviens,
si c' étoit en histoire. Je connois
certain mari, qui repondroit peut-être
ce que fit il n' y a pas bien des
années un veritable heros à la
princesse son epouse ? " hé ! De-quoi
p261
vous plaignez-vous, madame,
n' avez-vous pas un enfant
tous les ans ? Mais ce n' étoit pas-là
son compte : elle demandoit un
peu moins d' enfans et un peu plus
d' étoffe ; dans ce cas elle alloit
trop-loin. La bonne et severe
morale s' y opose, et si le mari
ne se fût pas tant dédomma
d' ailleurs, qu' il eût eu un peu
plus de réserve, ces maximes auroient
été la-dessus plus exactes
que celles de sa femme. Mais en
roman ces sortes de réponses ne
sont pas recevables. Comme tout
s' y passe en politesses, en respectueux
sentimens, en tendresses de
coeur, en soins obligeans, en atentions
scrupuleuses, on n' en sauroit
tant avoir, que la maîtresse ne soit
encore en état d' en consommer
cent fois d' avantage. Cependant
allons au fait, il faut abandonner
entiérement les romans, qui insinuënt
une si dangereuse conduite,
p262
ou trouver moyen de sauver
leur honneur. Pour moi il me
paroît dur de condanner impitoyablement
un roman, qui seroit ingénieux,
bien écrit, agréable,
et qui n' auroit que ce défaut.
Je vois même que ceux-là
sont plus estimez et plus courus
que les autres. On aime à se retrouver
dans la passion d' autrui,
cela me fait donc soupçonner qu' il
y a du mal entendu : peut-être
la femme y donne-t' elle occasion
par des manieres austeres, fiéres,
dédaigneuses : en ce cas il est sensible
à un ros, qui a le coeur
tendre, d' être payé en rebuts ou
en beaux et sentencieux préceptes
de morale. Ce n' est pas-là régal
de héros ; quand il ne trouve pas
chez lui de quoi nourrir son feu,
il se croit, quoiqu' à tort, en droit
de le faire subsister d' ailleurs. Ou
peut-être aussi l' épouse est-elle
sujette à des échaes peu conformes
p263
à ce quelle se doit : alors
le mari se dit réellement à lui-même.
vanger me faut... etc.
c' est le droit de la vengeance,
et quand elle est aussi douce on
ne l' épargne ni de part ni d' autre ;
les ros sur tous, car ce
sont de terribles gens là-dessus.
Mon sentiment est donc que
quand on veut briller par ces ouvrages,
qui doivent être-aussi
instructifs qu' amusans,
il faut prendre... etc. .
Mais quand on a bronché, et
qu' un ouvrage agréable qu' on ne
veut pas perdre, se trouve établi
sur quelque autre maxime. C' est
p264
à l' industrie du romancier à se disculper
de maniere, qu' on soit content
de lui, ou qu' on le paroisse.
Je n' en trouve pas de meilleure
raison que celle qui est fondée
sur l' inconstance de toutes choses ;
des coeurs et des esprits, aussi-bien
que des corps. Il faut bien que
chacun s' y accommode : on a beau
faire, la nature ne demande pas
moins de variété que l' amour. Ou
si cela ne suffit pas, une saillie est
bien-tôt échapée ; il n' y a qu' à
dire avec cette ingénieuse fille de
la comédie.
cela fut bon jadis,... etc.
p265
enfin ce qu' on peut dire contre
l' amour est que c' est une passion : i, et
tout en nous est passion,
dès l' instant que l' on
commence à joüir de sa volonté ;
avant cela c' est instinct : on ne
fait dans le reste de la vie que se
livrer à la passion, on change
d' objets et de principes ; mais
dans le roman toute passion devient
vertu, et c' est le plus bel
éloge qu' on en puisse faire. Qu' on
fasse de même dans l' usage de la
vie civile et tout ira bien.
CHAPITRE 5
p266
utilité des romans pour amuser
l' âge et donner le goût des
lectures.
une des choses les plus difficiles
que je connoisse est
d' amuser utilement la jeunesse des
personnes de condition, et de
leur donner le goût des lectures :
car pour les autres on en
vient aisément à bout. Fatiguées
par des études gênantes, dont le
désagrément est augmenté par le
peu de talent de ceux à qui l' on
confie leur instruction, elles ne
peuvent souffrir un livres que
le moment de leur exercice est
fini, ou quand elles ne sont plus
sous le joug d' un impitoyable précepteur.
Car on met pour l' ordinaire
auprès d' elles un M Bobinet,
p267
qui ne les regale que de regles
du despautere, si c' est un
cavalier : ou si ce sont des demoiselles,
on leur donne une gouvernante
beate, qui les contraint
de lire attentivement et sans relâche
l' introduction à la vie dévote ,
et qui leur fait admirer
avec quel agrément le sage auteur
sait réprésenter la bouquetiere Glyceira ,
qui fagotte un petit
bouquet tiré des plus belles
fleurs d' un parterre. Et comme
on trouve, dit-on, plus d' onction
dans l' antiquité de l' original, que
dans la revision si polie et si correcte
du Pere Brignon jesuite qui
fut suprimée à sa naissance, on
leur montre qu' il y a des choses
qu' il ne faut ni loüer, ni vituperer .
Aussi Dieu sait comme elles se
donnent carriére dès que soustraites
à la tyrannie d' une mauvaise
éducation, elles peuvent joüir
d' elles-mêmes. La plûpart craignent
p268
si fort de trouver des livres
pareils à ceux, qui les ont rebuté
dans la jeunesse, qu' elles ne
connoissent pas d' autre moyen
d' éviter ce nouveau piége, que
d' abandonner entiérement la lecture.
Cela me fait souvenir de ce qui
est arrivé à un grand prince
l' honneur de la France par sa respectueuse
soumission pour le roi
son pere, par la bonté toujours
égale de son caractere, la douceur
liante de ses moeurs, son atachement
sincere pour ses amis, sa
tendre compassion pour ses inferieurs.
Dès qu' il fut marié en
1680 il ne pût s' empêcher de
s' écrier avec joye. Oh ! Nous
allons voir à present si Mr Huet
voudra m' obliger encore à étudier
l' ancienne géographie. Et l' on
peut avoüer que depuis qu' il fut
sorti des mains de ses précepteurs,
un livre le rebutoit, tant on avoit
p269
fatigué sa jeunesse docile et soumise,
par des études dégoûtantes
et peu conformes à son auguste
naissance. Je riois malignement
un jour de voir que la saillie ingenuë,
mais prudente de ce prince
avoit tellement frapé M Huet,
qu' au bout de quarante ans il en
conservoit encore le ressentiment
et l' aigreur jusqu' à s' en mettre en
colere. Si l' on avoit eu soin de
manier sagement et adroitement
son esprit par une agréable et utile
variété de lectures, tantôt instructives,
tantôt amusantes, on
lui auroit conservé ce goût si nécessaire
aux personnes de son rang.
La verité vivante et organisée redoute
souvent de se presenter à
eux ; et peut être seroient-ils ravis
de la trouver dans un livre.
Alors s' ils en rougissoient, la honte
leur en seroit salutaire et ne
feroit tort à personne. Ils auroient
le tems de la digerer, de la meurir,
p270
et même de l' embrasser ; au-lieu
qu' on a peine à se rendre quelquefois
à un inferieur quelque sage
qu' il soit, qui vient vous reprendre
en face. Quoiqu' on sente
qu' il a raison, on ne veut pas le
voir triompher d' une victoire,
plus avantageuse néanmoins au
vaincu qu' au victorieux. Mais
n' importe on ne veut point rendre
les armes, l' amour propre y
siste : et cet amour propre est
un terrible compagnon ; s' il nous
fait faire quelquefois de bonnes
actions, il a bien soin de sedommager
par nombre de sotises
dans lesquelles il nous précipite.
J' ai toujours loüé l' agréable industrie,
dont on se servit pour
aprendre à lire à Monsieur Gaston De France ;
son caractere vif, mutin
et peu constant dans une même
solution s' étoit déclarés
l' enfance ; cela ne lui permettoit
pas de s' apliquer long-tems à une
p271
me chose ; ainsi on ne pouvoit
venir à bout de le faire passer
deux fois sur uneme leçon.
On ne voulut pas le pousser, mais
on s' aperçût qu' il aimoit extrêmement
la guerre. On se servit de
ce goût pour l' amener au point
que l' on souhaitoit. On lui fit peindre
des soldats dont l' un s' apeloit
A l' autre B un troisiéme C
et ainsi du reste ; on en forma
des compagnies, des bataillons,
des régimens qui portoient les
noms que l' on pouvoit former
de ces soldats alphabetiques, et
ce livre industrieux se conserve
dans la bibliothéque du roi, où
l' on se fait un plaisir de le montrer.
Cette conduite réussit, et donna
me au prince le goût de la lecture.
Il prit ensuite celui des livres,
qu' il porta si loin que les
riches dépouilles de sa bibliothéque
ont augmenté considerablement
celle de sa majesté, et en
p272
font même un des principaux
ornemens. On a fait à peu près
dans ce goût-là, un livret intitulé
bellum grammaticale dans lequel
sous l' idée de guerre, de batailles,
de siéges, on explique fort
ingénieusement en une trentaine
de pages toutes les difficultez de
la grammaire latine. Voilà les
temperamens que prennent des
gens sages et industrieux, pour
insinuer à leurs éleves les instructions
qu' ils rejetteroient peut être
si on les leur proposoit de face
ou d' une maniere trop net
trop découverte. C' est une foiblesse,
dira-t' on, il faut la surmonter
dans les enfans ; et qu' importe
pourvû que par ce foible,
par cette passion, que par cette
pugnance même, je sache vaincre
adroitement celui qui ne veut
pas se prêter de bonne grace aux
enseignemens qu' on lui présente.
Ce sont-là ces voyes sages, connuës
p273
seulement de ceux qui ont
une juste idée de l' ame et de ses
bizarreries, qui ont étudié la nature
de l' esprit, qui connoissent
le caractere et la force de l' imagination.
Et ce sont celles que je
voudrois employer pour amuser
utilement de jeunes personnes par
les romans et pour leur inspirer
du goût, ou du moins pour leur
ôter l' inflexibilité du verre et leur
donner la souplesse de l' or. Je
dirai d' abord, pour éviter toute
équivoque, que les esprits dociles
qui se livrent d' eux-mêmes aux
instructions, n' ont pas besoin de
ces innocentes ruses. Soit qu' ils
préviennent, soit qu' ils suivent
leurs maîtres, elles deviennent en
quelque sorte inutiles. Cependant
on trouve dans la plûpart de ces
livres un goût, une délicatesse,
un tour ingenieux, agréable et
duisant, dont les maîtres ne
sont pas ordinairement capables.
p274
Un homme prudent et attentif les
pouroit mettre en oeuvre avec
beaucoup d' avantage, plus à titre
de divertissemens que de préceptes.
Mais pour les autres qui se
roidissent contre les maîtres ou
qui se dissipent trop aisément, je
me servirois de toute mon industrie ;
je n' épargnerois pas même
les contes des fées . Sous ce merveilleux
qui frape l' imagination de
l' enfance, facile à émouvoir ; ils
contiennent des moeurs admirables,
soit dans les caracteres, soit
dans les événemens extraordinaires,
soit dans les récompenses et
les punitions qu' on y fait paroître.
Et ces livres ingénieux qu' on
n' avoit pas manié d' abord avec
assez de dextérité, se sont renouvellés
sur la fin du siecle dernier,
avec un goût exquis dans la maniere
de conter, une finesse dans
la morale, une délicatesse dans les
sentimens qu' on trouve mal-aisément
p275
dans les grands ouvrages.
Ils ont amusé, ils ont instruit ; que
vouloit-on de plus ? Et à proportion
de l' âge et des lumieres, je
ferois avancer les cohortes de mes
amusemens instructifs, dans les
troupes de romans que je ferois
défiler peu à peu devant mes éleves,
et je ferois tant que je viendrois
jusqu' aux romans de politique. Ils
y prendroient du goût,
pourvû qu' on ne les prodiguât
point, et qu' on en permît une
lecture moderée par forme de récréation
seulement et de divertissement ;
car il y auroit lieu de craindre
qu' on ne les goûtât point, si
on en étoit trop libéral ; l' avarice
de certaines faveurs les fait souvent
estimer. J' ai quelquefois admiré
l' inimitable talent de ce grand
homme ; le héros de la vertu et
de la probité, le plus beau génie
et la plus belle ame, la plus lumineuse,
la plus droite, la plus sage
p276
que j' aïe connuë, le coeur le
plus parfait que notre siecle ait
. Il avoit chez lui de jeunes
seigneurs fils de deux de ses amis ;
il tiroit plus d' avantage, plus de
profit du badinage et de l' amusement
de ses récréations, que six maîtres
n' auroient fait de toutes
leurs instructions pesantes et mesurées ;
il leur inspiroit tout ce
qu' il vouloit de grand, d' utile,
d' instructif, d' agréable, même par
le seul enjouëment d' un recit enfantin :
et cette jeunesse vouloit
toujours être auprès de lui. On
sent bien que je veux parler de
feu M De Fenelon archevêque de
Cambray ; il est le seul à qui je
voulusse prodiguer tous ces caracteres
dont je suis avare pour tous
les autres.
C' est erreur, dira quelqu' ame
dogmatique et préceptoriale ; il ne
faut point accoutumer la jeunesse
à ces ménagemens, il en faut tirer
p277
une obéïssance pure et complette :
les laisser récréer à leur
loisir et selon leur goût, et tirer
d' eux après cela tout le parti que
l' autorité a droit d' en attendre ;
c' est justement le moyen de se faire
haïr, et de rendre inutiles les
meilleures instructions. N' est-on
pas obligé d' employer cinquante
sortes d' industries pour inspirer la
rité aux gens les plus raisonnables,
pour les empêcher de se
trop écarter ? Aux uns il faut de
l' éloquence, aux autres de la poësie,
à quelques-uns des caracteres
et des portraits ; c' est que tous ces
gens-là se prennent par l' imagination.
Ceux qui sont sensibles aux
mouvemens du coeur se laissent
aller aux sentimens, vifs, tendres,
passionnés, qui les remuënt et qui
les agitent. Il y en a quelquefois
de plus faciles à persuader ; une
image, un tableau, une figure
emblematique fera plus d' impression
p278
sur eux que les preuves les
plus fortes et les plus décisives ; ils
se conduisent par les yeux. Quelques-uns
ne se déterminent que par
des autorités étrangeres, ils veulent
qu' on leur montre des gens
qui ayent déja pensé ce qu' on veut
leur persuader ; ils ne peuvent marcher
que dans des chemins battus
et frayés. Montrez-leur une douzaine
d' autorités plus ou moins,
vous en venez à bout ; mais bien
peu se rendent à la raison pure,
simple, toute nuë, parce qu' il y
a peu de gens chez qui l' on voye
agir l' esprit et la raison. J' ai trouvé
admirable la réponse de cet
homme qui avoit fait un fort gros
livre sur l' immortalité de l' ame ; il
y avoit compilé sans distinction en
faveur de ce dogme ce qu' il avoit
ramasser de preuves, bonnes,
diocres, mauvaises : tout y
étoit ; on lui reprocha son peu de
choix. Oh ! Dit-il, vous ne connoissez
p279
pas l' homme ; cette mauvaise
preuve qui n' est rien pour
vous, sera excellente pour un autre,
et il ne poura goûter celle
que vous croyez décisive et admirable : si
l' ame des hommes est d' un
me genre, elle n' est pas certainement
de la même espece en tous.
Je pense qu' il y a une aussi grande
difference entre leurs ames,
qu' entre la fabrique extérieure de
leurs corps ; soit que les divers
climats, soit que la variété des
temps, soit même que la premiere
nourriture forment ou augmentent
cette difference. Celle des
chinois, des petits tartares, des
ethiopiens ne different pas moins
entr' elles, qu' elles different de celles
de nous autres européens ; et
entre celles des européens, il y a
encore une difference sensible à
tous, mais connuë seulement de
ceux qui ont étudié la nature ; et
quelle difference entre celles des
p280
américains, des affricains et des
européens ? Voilà donc ce que je
veux pratiquer à l' égard de la jeunesse :
il faut se servir de la situation
actuelle de leur ame, profiter
de la flexibilité de leur imagination,
les prendre par les sentimens
du coeur, ils en sont susceptibles ;
ou se saisir enfin de leurs sens extérieurs
pour les conduire l' on
veut ; et rien n' y peut contribuer
davantage que les contes, les historiettes,
les narrations fabuleuses ;
ils sont avides, ou du merveilleux
qui se trouve dans les uns,
ou des incidens des autres ; une
fausse histoire leur donne enfin le
goût d' une véritable. Cet homme
sage l' avoit bien connu, lorsqu' il
conseilloit à un de ses amis de n' employer
d' abord que les historiettes
amusantes pour engager un jeune
homme à prendre le goût des lectures.
Mais venons à un exemple,
cet homme habile qui a traduit
p281
le Don Quixot ; les uns disent,
c' est M Arnauld le docteur, je
n' en crois rien ; d' autres l' attribuënt
à M De La Chaise, qui a
fait sur les mémoires de M De Tillemont
cette belle histoire de
S Loüis ; d' autres à M De S Martin
qui étoit de Caën. Qu' a-t-il
prétendu faire ?joüir, direz-vous,
dégoûter des romans de
chevalerie, donner en badinant
quelques instructions réelles en faisant
voir les folies amoureuses et
les extravagances d' un chevalier
errant qui fait tout pour une
maîtresse qu' il n' a jamais vûë : et
c' est aussi ce que je conseille ; amusez,
divertissez, égayez les heures
perduës d' une agréable jeunesse ;
mais que tout tende à un
but, à une fin honnête : pouvez-vous
mieux faire ?
CHAPITRE 6
p282
utilité des romans pour inspirer
des moeurs, réprimer les passions,
en éviter les piéges, et
pour connoître les usages du
monde.
passons à quelque chose de
plustaillé et de plus précis.
Je supose une mere qui veut
inspirer des moeurs à sa fille, elle
va la mettre dans le monde ; mais
avant que de l' y conduire, elle
veut l' instruire et l' endoctriner.
Il y a bien des choses à lui faire
observer, la chasteté de coeur,
la pureté des actions, aussi essentielle
que celle des intentions, la
sagesse de la conduite, la modestie
des regards, la temperance de
la langue, la retenuëme des
oreilles, la douceur de la conversation,
des respects mesurés pour
p283
des superieurs, une vertueuse complaisance
pour ses amis, une charitable
et compatissante affabilité
pour ses inferieurs. Tout cela
demande bien des soins, des atentions
et du détail ; s' il n' étoit
question que de cette généralité,
l' instruction seroit bien-tôt donnée.
Il ne faudroit pas de livres,
un quart d' heure d' entretien en
feroit l' affaire ; mais chacune de
ces maximes peut être variée dans
l' execution de cinquante sortes de
manieres. Quelque ingénieuse que
soit une mere, quelque expérience
qu' elle ait, elle ne peut
pas diversifier ses avis dans tous
les sens convenables à la pratique
la plus commune de la vie ;
l' usage et la fréquentation sont le
dénoüement, ils sont même la
pierre de touche des préceptes.
Je regarde ces avis comme la
science d' un ingénieur, qui n' a
pas encore pratiqde terrain.
p284
Sur le papier ses desseins sont
beaux, ses fortifications admirables,
ses ouvrages bien soûtenus,
sa place réguliere, et selon toutes
les aparences elle sera imprénable
ou peu s' en faut : mais veut-il en
faire l' aplication sur le terrain ?
Voilà tout son plan dérangé ; ou
son terrain est trop resserré, ou
bien il est commandé, ou peut
être qu' il se trouve gêné par un
marais impratiquable, un torrent,
une riviere, il faut donc
travailler sur nouveaux frais. Machiavel
s' est avisé d' écrire sur l' art
militaire, on le prendroit à son
livre pour un grand capitaine.
Cependant ce grand donneur d' avis,
non plus que cinquante autres
italiens qui l' ont suivi, n' étoit
pas capable de ranger un escadron
ou un bataillon, pas même de
faire faire l' exercice à une compagnie.
Il y a bien de la difference
de la plus belle théorie à la moindre
p285
pratique. Et c' est-là ce
qui arrive dans les instructions :
un seul jour passé dans le monde,
renverse quelquefois tous les
avis de la quinzaine. Ainsi il faut
recommencer tout de nouveau.
Oh ! Ce monde, vous le trouvez
dans le roman avant que d' y entrer,
vous y voyez les préceptes
mis en éxécution par des gens
polis et des gens sages, tels enfin
qu' on les pouroit desirer pour
amis ou pour conducteurs de ses
actions. Ils vous ménent par la
main, il ne faut que les écouter
et les suivre. On ne doit pas s' imaginer
que les romans partent
tous de l' imagination de leur auteur,
que tout y soit idées chimériques,
avantures fabuleuses, inventions
agréables. Ce sont la
plûpart du tems des portraits réels
de ce qu' une personne atentive
et repanduë dans le monde y a
et découvert ; il n' y a souvent
p286
que les noms de changés, ou
quelques circonstances ajoutées ou
suprimées pour ne pas dévoiler les
acteurs.
Il y a dans les instructions un
détail de minuties, dans lequel on
ne peut entrer, et qui n' est pas
possible de prévoir ; elles ne sont
rien dans le fond, mais elles deviennent
quelquefois importantes
par leurs suites. Ces minuties se
trouvent dans les romans, et
tel les y blâme qui auroit bien
fait peut-être de les y avoir observées.
Allons plus loin ; je consens
qu' une mere atentive, qu' une
sage et habile gouvernante ait assez
de pénétration pour avoir tout
remarqué, qu' elle ait l' esprit de
détail pour se souvenir de tout,
qu' elle ait même le talent d' y faire
entrer une jeune personne, ce ne
sont toujours que des avis : ainsi
ils ont un air dogmatique et magistral,
qui porte avec soi une sorte
p287
de sécheresse plus rebutante
pour les jeunes personnes que pour
celles qui sont plus avancées. Ils
ne font pas toute l' impression
qu' ils devroient, parce qu' ils ne
sont point animés par l' exemple,
qui augmente souvent la force du
précepte, lorsqu' ils montrent en
combien de manieres on le peut
pratiquer ; et c' est-là ce qu' on
trouve dans les romans. Les
narrations, les personnes, les
entretiens, cette varieté de faits,
d' incidens, de caracteres, de portraits,
tout y soutient le précepte,
en fait voir l' usage et l' aplication,
et quelquefoisme en insinuë
les exceptions les plus sages, quand
ils en sont susceptibles. On peut
dire alors que le précepte est vivant,
et ceux-là font bien plus
d' effet que les autres.
J' ajoûterai enfin qu' une mere,
qu' une gouvernante, ce n' est
qu' une seule personne, au lieu que
p288
la lecture de cinquante petits romans, sont
autant de maîtres qui instruisent
chacun de ce qu' ils ont
. Ainsi par-là une jeune personne
sans sortir de sa chambre
a déja ce qui se passe dans
deux cens conversations ou compagnies
qui sont peintes dans ces
ouvrages. Il n' y a point de doute
que cinquante maîtres bien instruits
ne valent mieux qu' un seul,
quelque sage qu' il puisse être.
Tout ceci ne regarde que les
vertus morales, ou les regles de
conduite qu' on veut inspirer. C' est
bien autre chose dès qu' il s' agit de
se mettre en garde contre les passions,
ou d' en éviter les piéges.
Il faut convenir que la grande passion
est l' amour ; c' est l' aimant
de l' humanité, c' est la vie de l' ame,
c' est même la clef de tout
l' univers, c' est beaucoup dire,
mais je ne donne point dans l' excès ;
les autres passions sont dignes
p289
à peine d' être les suivantes
de celle-là. Elle produit des biens
infinis prise à propos, c' est le seul
regal du coeur quand on sçait en
user avec discrétion ; c' est le baume
de toutes les belles actions :
Dieu sçait aussi les échaes qu' elle
fait faire aux personnes qui n' en
connoissent pas la juste dose, cela
consiste en un point presque imperceptible.
Je sçai qu' il n' est pas
moins dangereux d' être trop instruit
que de ne l' être point assez ;
mais il y a un sage milieu entre
trop et trop peu. Oh ! Comment
s' y prendra une mere pour en
venir à ce point fixe, à cet exact
équilibre ? Elle donnera des principes
généraux à sa fille, j' y consens.
ne sçait-on pas qu' avec
des principes on est souvent atrapé,
ou bien l' on fait quelquefois
des impolitesses cruës et indigestes ;
et quoiqu' en disent les pédagogues,
il y a souvent autant
p290
de peril dans une vertueuse impolitesse
que dans une chute secrete
et bien voilée ; les avis ne peuvent
pas prévenir tous les piéges,
il n' est registre qui tienne, on
trouve tous les jours de nouveaux
expédiens. Il n' y a pas long-tems
qu' on a dit qu' on ne s' avise jamais
de tout : cela n' a fait qu' augmenter
depuis, les filets sont aujourd' hui
si déliés, que ceux de
Vulcain n' étoient que des filets
de novices, en comparaison de
ceux que fabriquent nos ouvriers ;
on s' y prend sans le sçavoir, et
l' on y est quelquefois fort avant
sans croire même qu' on puisse y
venir. Le détail est à craindre, les
conversations et les compagnies
ne font pas sentir le desordre ; elles
se contentent d' y donner entrée.
Les histoires du monde ordinaire
disent trop de crudités, on n' ose
les entendre, ni les faire connoître
à la jeunesse. Comment faire
p291
donc ? Lisez de beaux, lisez d' agréables
romans ; ils tiennent toujours
au-deçà de l' histoire : ainsi
l' on n' y voit rien de scandaleux.
Cependant ils découvrent les piéges,
font voir le danger qu' il y
a de s' y exposer, et donnent les
moïens de les éviter, ou du moins
ceux d' en sortir quand on s' y est
engagé. Cet homme qui connoissoit
si bien l' amour avoit raison de
dire : " si vous avez jamais des filles, laissez-les
lire : ... etc. "
il y a bien d' autres dangers
à fuïr que ceux de l' amour ;
la jalousie, la curiosité, la médisance,
l' adulation, le mépris, la
vanité, le luxe ; tout cela est à
p292
la suite d' une jeune personne qui
entre dans le monde. Il n' y a pas
une de ces passions qui ne setamorphose
de vingt manieres differentes, pour voir comment elle
surprendra jusqu' à ceux qui s' en
fient ; c' est par la lecture qu' on
les peut éviter, je veux dire une
lecture d' ouvrages instructifs et détaillés
tels que sont nos romans,
qui tournent les moindres passions
de tant de côtés qu' il n' est pas difficile
de les reconnoître, quoiqu' elles
se presentent sous l' habit sage
et honnête de la vertu. Les livres
dogmatiques ne vont pas jusques-là,
ils sont moins faits pour instruire
que pour ennuyer.
Enfin il y a un usage du monde,
qu' il n' est pas permis d' ignorer ;
cet usage n' est ni dans la pratique
de la vertu, ni dans les
moeurs, ni dans la fuite des passions ;
ce sont des graces, mais
qui ne sont pas tout-à-fait personnelles.
p293
C' est un talent qui consiste
plus à faire valoir les autres qu' à se
faire valoir soi-même ; il consiste
dans un tour adroit à faire sentir
sans affectation ni fades loüanges
combien on doit estimer ce que
les autres disent ou font de bien ;
à leur déferer sans s' y soumettre
bassement ; à parler à propos, mais
toujours juste et en termes convenables ;
à s' expliquerme ou
par un sage, ou par un ingénieux
silence. On n' a pas toujours l' esprit
assez vif, pour prévoir sur le
champ tout ce qu' il faut faire là-dessus
dans les entretiens particuliers,
il est bon de s' y préparer ;
et c' est par les romans seuls qu' on
le peut faire : c' est sur quoi tous
les autres livres sont en défaut ;
les situations où l' on represente les
acteurs donnent lieu de se préparer
pour une pareille occasion. On
n' y üssit peut-être point d' abord ;
mais avec un peu d' expérience, on
p294
vient à bout d' en sçavoir plus que
les romanciers ; on surpasse quelquefois
ses maîtres. Des auteurs
ont prétendu y supléer d' une autre
maniere, l' un dans son traité
de la civilité françoise et dans les
livres qui en sont la suite ; un autre
dans l' art de plaire dans la conversation ;
un troisiéme dans les conseils salutaires
d' un pere à son fils ;
enfin mettons-en un quatriéme
dans les avis d' un pere à sa fille .
On y voit ce que j' ai déja dit des
préceptes, des régles, des maximes ;
mais on n' est pas toujours
à côté d' une jeune personne pour
lui dire, c' est ainsi que cela se doit
pratiquer : voilà comme il faut s' y
prendre ; faites ici l' aplication d' une
telle maxime, cette réponse n' est
pas juste ; prenez cette parole sur
le pied d' une agréable raillerie.
Oh ! Cela se trouve tout fait dans
le roman, il n' y a qu' à suivre.
Je le veux bien,pondra-t-on,
p295
mettons une jeune personne à même
des romans pour voir ce qui
arrivera ? Donnons-lui par exemple
l' histoire des favorites , les
galanteries des rois de France ,
les illustres françoises , les belles
grecques , la fausse Clelie , le
Comte De Clare et quelques-autres
instructions de cette nature. Mais
je ne l' entens pas ainsi, je prétens
qu' il n' y ait pas moins de choix
dans les romans et dans les autres
lectures amusantes, que dans
tout ce qui peut servir à l' instruction
de la jeunesse, et même à l' édification
des ames. On ne conseille
pas à tout le monde les maximes
de la vie spirituelle du P Guilloré ,
le chrétien intérieur et les oeuvres
spirituelles de M De Bernieres ,
la pratique de Malaval , les
ouvrages d' arphius, de Ruysbrock,
de Taulere, ni telles autres
spiritualités alambiquées. Je ne voudrois
pas aussi jetter une jeune personne
p296
dans tous ces romans-là ;
ils ne sont point assez romans,
un peu moins d' histoire y feroit
merveille. Il faut se fortifier dans
l' art d' écouter et d' entendre avant
que de voguer dans cette mer ;
après cela on peut aller loin, mais
il faut commencer par quelque-chose
d' un peu moins vif.
bien ! Ne les jettons que dans
les grands romans, ces livres si
sages, si graves, si mesurés. Mais
n' en sçait-on pas les inconvéniens
et les couleurs avec lesquelles le
satyrique de nos jours a representé
la fadeur de ce provincial
qui disoit tout Cyrus dans ses longs
complimens ? Ignore-t-on les idées
que ces sortes de lectures ont quelquefois
inspiré à des personnes qui
avoient de l' esprit, de l' agrément
et de la raison ? Gâtées par
des vûës romanesques, elles ne
goûtoient plus le naturel ; tantôt
par des façons de parler pcieuses
p297
elles vouloient avoir un rang
distingué du reste de l' humanité ;
une autrefois poussées par des goûts
d' avanturieres, elles ne veulent
pas moins que des ducs ; il leur
faloit de l' étoffe à héros. Trop
d' habitude avec les grands fait prendre
souvent de faux airs de grandeur.
Un comédien qui represente
tous les jours sur le théatre des
caracteres de rois ou de princes,
se croit prince avant que d' y monter,
et même après qu' il en est
descendu ; mais ce n' est point ce
que j' apelle user de ses lectures,
ce n' est pas profiter des romans.
C' est dans les conversations paroître
livre au lieu d' être homme ;
c' est vouloir être auteur jusques
dans les entretiens familiers, je
veux au contraire qu' on soit naturel ;
c' est-là que se doit porter l' attention
d' une mere intelligente,
ou d' un gouverneur habile, chercher
à raprocher de l' agréable facilité
p298
de la vie toutes les idées des
livres, au cas que quelques-unes
sortent un peu trop des bornes de
cette aisance naturelle qu' on a si
bien accommoe à nos moeurs.
CHAPITRE 7
p299
usage et effets des romans dans
les differens païs, dans les differens
siécles, dans les divers
âges de la vie : caracteres d' esprits
ausquels ils peuvent convenir.
de tout tems on a aimé les
narrations fabuleuses, on les
aime encore dans toutes les nations :
c' est le goût de l' humanité,
les vérités, même les historiques,
sont trop nuës pour la pouvoir
amuser long-tems ; la simplicité ne
l' accommode pas, elle ne la rem
point assez, il faut satisfaire
son imagination : et ce ne peut
être que par des événemens extraordinaires,
merveilleux et sur-naturels.
Il est inutile de dire,
comme l' ont fait quelques-uns :
p300
ho ! Les asiatiques sont les plus
crédules de tous les peuples, les
orientaux n' aiment que les fables
ou le fabuleux jusques dans l' expression,
jusques dans la maniere
de parler. La Grece a eu le nom de
menteuse ; mais nous autres sommes
bien plus véridiques, nous ne voulons
que le vrai : à peine sommes-nous
capables d' effleurer le mensonge,
ou d' écorner même tant soit
peu la vérité ? Je souhaiterois seulement
pour la curiosité que tous
ces ptendus crédules fussent en
état de bien examiner nos histoires :
qu' ils se moqueroient agréablement
de notre grand, de notre
héroïque amour pour la vérité !
Et les grecs, qui en douze
ou quinze cens ans n' ont produit
que cinq ou six romans, riroient
bien de se voir traités de menteurs
par des gens qui en moins
d' un siecle en ont peut-être donné
deux ou trois mille. C' est ainsi que
p301
chacun parle pour soi, on se croit
toujours meilleur que son voisin,
sur tout dès qu' il s' agit de la vérité ;
tout homme est menteur, mais
il n' y a personne qui ne se croye
excepté de lagle generale.
Je m' imagine cependant que
quelque bonne ame dira que cette
crédulité ne convient qu' aux
infidéles, tels sont les idolâtres et
les mahométans, les juifs mêmes ;
car pour nous autres chrétiens,
pour nous autres catholiques nous
sommestris de la plus pure vérité :
elle est toute entiere chez
nous, et Dieu sçait comme nous
la cultivons ; elle nous sort de tous
tés. C' est bien dit et c' est aussi
mon sentiment. On s' est déja bien
moqué de toutes ces antiques fadaises,
dont les païens ont amusé
les peuples et réjoüi le sérieux
de leur théologie. Mais quel plaisir,
par exemple, d' entendre ce
qu' on dit de la naissance de Mahomet !
p302
Que sa mere accoucha de
lui sans douleur, qu' il tomba quand
il vint au monde le visage contre
terre pour honorer Dieu ; et qu' en
se relevant il s' écria, qu' il n' y avoit
qu' un Dieu seul qui l' avoit choisi
pour son envoyé ; qu' il nâquit circoncis ;
que les démons furent alors
tous chassez du ciel ; que le feu
des perses qui avoit toujours éclairé
et blé s' éteignit tout à coup,
qu' un palmier sec poussa des feüilles
et du fruit ; que des sages-femmes
d' une beauté extraordinaire
s' y trouverent sans avoir été
mandées ; qu' il y assista même des
oiseaux qui avoient pour bec des
jacintes, dont l' éclat brilloit depuis
l' orient jusqu' à l' occident ;
et pour n' en rester pas au terme de
la naissance, car ce seroit de la bagatelle,
peut-on voirrieusement
cette belle et grande portion de
la lune qui vient se nicher dans
sa manche ? Mais il eut la charité,
p303
tant il étoit bon de la renvoyer à
son ancien domicile pour ne la pas
laisser imparfaite. Que ne peut-on
pas dire de l' oïssance aveugle
de ces deux arbres qui se joignirent
ensemble pour le venir
trouver dès qu' il les eut apellés,
et qui à sa parole s' en retournerent
fort modestement à leur place.
Quelle joye ! Joye maligne
cependant, c' est celle que je veux
dire. Quelle joye donc ne ressent-on
pas, en lisant que par tout où
le prophete passoit, il n' y avoit
ni arbre ni pierre qui ne le saluât
avec respect, et qui ne lui
dît avec cordialité, la paix soit
sur vous atre de Dieu ? vouloit-il
avoir de l' eau, il ne faisoit
que secouer les doigts, aussi-tôt
il en sortoit des fontaines jaillissantes,
qui dans la plus grande sécheresse
fournissoient de l' eau à
tous les soldats et à toutes les bêtes
de charge d' une are nombreuse :
p304
il n' y a que des infidéles
capables d' amuser le peuple par
de semblables imaginations. Mais
quand de vrais croyans, quand
de bons et zélez chrétiens, aussi
scrupuleux sur la vérité que nous
le sommes, avaons des choses
qui s' éloignent un peu du cours
ordinaire de la nature, nous craignons
de nous trop hasarder ; on
sent bien néanmoins que cela est
du plus vrai, tant par le poids
des autorités que nous en raportons,
que par l' utilité même des
faits prodigieux. Mais n' insistons-pas
là-dessus, parlons plûtôt de
ce qui regarde la crédulité des
nations : je sçai que les orientaux
ne donnent pas moins que nous
dans les narrations extraordinaires ;
que souvent le naturel, quoique
beau, les dégoûte, qu' il leur
fait mal au coeur. Ils aiment donc
les romans, mais ce ne sont pas,
comme les nôtres, des romans
d' amour.
p305
C' est ou de la politique, ou de
la morale, oume de l' histoire
romancée ; et s' il le faut dire,
ils s' en servent même pour faire
trouver leur religion, ou plus
agréable, ou plus gentille, ou
plus majestueuse : cela dépend de
leur goût, ou du tour qu' on donne
au roman. Et quand nos missionnaires
ont voulu faire goûter
à ces peuples l' histoire du sauveur
du monde, il a bien falu y
mettre ce petit régal qui leur fait
tant de plaisir ; car l' evangile auroit
encore été trop simple pour
eux. C' est la conduite que le pere
Jerome Xavier s' est cru obligé de
tenir dans sa vie de Jesus-Christ
qu' il a fait en langue persanne ;
quelques historiettes ajoutées à la
rité de l' evangile ont fait l' affaire.
C' est dommage que ce brave
pere n' a pas eu les faux evangiles
que nous avons aujourd' hui,
qu' il n' a pas connu les traditions
p306
judaïques au sujet de Jesus-Christ ;
il auroit bien autrement
enflé son histoire. Ce seroit
la chose du monde la plus
agréable et la plus amusante.
Oh ! Que ces asiatiques réüssiroient
bien en romans d' amours ?
Avec une imagination belle, vive,
féconde, décorée même d' images
gracieuses avec un stile énergique
et figuré, que ne feroient-ils pas ?
Que je les plains de ne pas donner
de ce côté-là ; mais le peu de
considération qu' ils ont pour les
femmes leur ôte tous les préliminaires
de l' amour, ils vont d' abord
au pointcisif ; ainsi point de
vrais romans pour eux, les trois
quarts de l' amour sont chez eux
en pure perte ; le quart qui reste
est si peu de chose, qu' il seroit
honteux d' en faire un roman ;
ils n' ont point l' amour d' imagination,
ils n' ont que celui de la
réalité. Eh ! Les vilains. Les persans
p307
se veulent-ils marier ? Ils ne
peuvent voir leurs femmes que
quand tout est expédié ; c' est-à-dire,
quand la femme est vraiment
femme, et eux vrais maris. Cependant
pour peu qu' ils se voulussent
prêter, ils auroient encore
une ressource dans leurs esclaves,
dont quelques-unes valent souvent
mieux que des femmes épousées,
et ont peut-être les sentimens plus
vifs, plus tendres et plus délicats.
Mais quel régal y auroit-il
pour un roman de voir un amant
qui va au marché acheter des
maîtresses, comme on achete des
attelages de chevaux, de mulets,
ou de beufs ? Cependant il faut
avoüer que nous avons quelques
romans sur cette nation, l' illustre
Bassa, Zulima, Sapor ; mais
ces romans ne viennent pas d' eux :
c' est nous qui les avons fabriqués
plûtôt sur nos moeurs que sur le
goût de la nation.
p308
Les chinois et les grands
tartares sont trop sérieux et trop
flegmatiques pour s' apliquer à ces
bagatelles ; il leur faut du dogmatique ;
ils n' ont pas d' imagination :
ils n' ont que de l' esprit. Ainsi point
de roman ; cependant rien ne leur
seroit plus utile, on les rendroit
par-là plus gais, plus vifs, plus
enjoüés ; ils sont sociables par politique
et par interêt de nation :
ils le deviendroient peut-être par
goût, par sentiment et par inclination :
ce n' est pas qu' ils aiment
la vérité plus que les autres.
Les merveilles qu' ils nous
debitent de l' antiquité prétend
de leur nation, nous montrent
bien l' agrément qu' ils trouvent
comme les autres dans un fabuleux
grand et majestueux. Peut-être
aurions-nous de leur part quelque
chose de gracieux en roman,
si un de leurs rois n' avoit eu la
sagesse de faire périr tous leurs
p309
livres plus de 400 ans avant
l' ere chrétienne ? Peut-être y
trouveroit-on encore quelque chose
d' agréable en ce genre, si des
voyageurs spirituels et intelligens
sçavoient nous faire connoître cette
nation par son bel endroit ;
c' est-à-dire, par l' amour : car flegmatiques
et tempérés, comme ils
sont, l' amour doit être chez eux
une belle vertu ; ou je conseillerois
d' y porter quelques-uns de nos
beaux romans pour les faire traduire
en leur langue, cela augmenteroit
l' estime qu' ils commencent à
concevoir pour nous ; on
en tireroit plus d' avantage que de
tous ces grands matématiciens
qu' on leur envoye si infructueusement.
Il faut prendre les hommes
par leur foible, et l' amour est heureusement
celui de toute l' humanité.
Nous ne sçavons que dire des
anciens egiptiens, ni des ethiopiens,
p310
et je crois qu' il n' y a pas
grande perte : mais les mores
sont de tous les affricains ceux
qui ont le plus galamment manié
l' amour. Ils s' y sont pris tout autrement
que le reste des musulmans.
Que de gentillesses dans tout
ce qu' ils faisoient pour les dames !
Personne n' en a mieux connu le
rite, ni plus agréablement cultivé
les talens. Leur amour étoit
tendre, vif et industrieux : cependant
rien n' y étoit accordé à
la passion ; c' est-à-dire, que l' amour
ne leur faisoit pas comme à
nous commettre beaucoup de fautes ;
c' étoit chez eux une vertu
de réflexion. Ce sont-là les gens
qui méritoient de faire la conquête
de l' univers. On a tiré de l' histoire
d' Espagne quelque chose sur
leur maniere de faire l' amour, etc.
Madame De Villedieu l' a representé
dans les galanteries grenadines ;
d' autres en ont parlé dans
p311
les guerres civiles de Grenade :
mais ce ne sont que des copies,
et dans ce genre rien ne vaut les
originaux.
Les mores ont inspiré ce même
caractere aux espagnols qu' ils
ont eu si long-tems sous leur domination :
mais cela s' est bien corrompu depuis.
Ils avoient fait des
romans ; et l' on ne peut avoir autant
d' amour et d' imagination qu' ils
en ont montsans les faire agréables
et instructifs. Par-là ils ont
goûté doublement le plaisir de cette
vertu : celui de la presence peut
aller loin ; mais l' absence est inévitable,
et la miniscence qui
sçait y supléer, ne laisse pas d' être
sensible et flateuse, quand elle
est soutenuë par des descriptions
vives d' objets gracieux, par des
portraits séduisans, par des conversations
touchantes. Les espagnols
ont suivi les traces de leurs
maîtres en amour, peut-être même
p312
les ont-ils poussées trop loin ; car
leurs saillies amoureuses surpassent
celles des autres nations ? Mais
quand ils veulent se renfermer dans
les bornes de la vertu, rien n' est
plus agréable que leur amour ;
un sang vivant et ani plus que
par tout ailleurs, une imagination
vaste et brillante, des sentimens
tendres, un génie industrieux,
un silence même passion,
une constance à l' épreuve,
une fidélité héroïque ; et tout
cela est relevé par le peu de liberté
qu' ils ont à faire l' amour.
Oh ! ç' en est le sel ; cette
contrainte
les rend inventifs jusqu' au
point qu' on pouroit les regarder
comme les cateurs des ruses et
des finesses amoureuses. Jugez
après cela s' ils sont capables de se
procurer par des romans des idées
propres à les séduire eux-mêmes ;
ceux qu' ils ont faits portent ces
caracteres : ils nous ont don le
p313
modéle de ces compositions, et
peut-être les avons-nous surpass.
La chevalerie s' en est mêlée ; comme
ils ne sont pas moins braves
qu' amoureux, ils ont fait de la
valeur et de l' amour, le plus agréable
et le plus savoureux de tous
les langes. Cependant ils ont
senti comme nous, mais bien plutôt,
le desagrément des grands
romans, et se sont jettés du cô
des historiettes et des nouvelles.
Don Juan De Timoneda les commença
il y a plus de 160 ans ; mais
celles de Michel De Cervantes ont
emporté le prix sur les autres, et
nous-mêmes qui avons tant d' esprit
n' avons encore rien fait de
meilleur.
Les espagnols ont porté cet
esprit de roman jusques sur la religion.
Que de jolies choses n' ont-ils
pas debitées à ce sujet ? Tout
y est neuf, c' est par-là qu' ils brillent
encore aujourd' hui. Je souhaite
p314
qu' ils conservent cette admirable
fécondité d' imaginations dévotes
et spirituelles ; rien ne donne
à la doctrine un air plus enjoüé,
elle est assez triste d' elle-même.
Ne fait-on pas bien de la
relever par ces agréables inventions ?
Les anglois ont suivi les espagnols,
et nous ont devancés
par les romans de chevalerie de
la table ronde ; mais s' ils ont primé
sur nous, en récompense nous
avons bien pris notre revanche ;
l' on voit par-là que l' amour du
faux les a occupé comme les autres.
Cependant ce n' est plus tout-à-fait
le fond de leur caractere ;
ils donnent aujourd' hui dans l' extraordinaire,
mais dans un extraordinaire plus
utile qu' agréable.
Ce n' est pas que l' amour ne gne
autant chez eux que chez nous,
et qu' ils ne soient capables de le
traiter aussi agréablement que les
p315
autres ; ils ont cependant moins
de gentillesse que de profondeur
dans l' esprit, et ce n' est pas un
défaut ; leur imagination qui est
forte et vigoureuse, n' est pas si
propre à ces ouvrages d' agrément,
que la nôtre qui est plus enjée,
plus legere et plus variée ; ils ne
se repaissent pas de sentimens tendres
et délicats : les spéculations
amoureuses ne sont pas de leur
goût ; ils vont peut-être trop vîte
au fait : ainsi le roman n' auroit
pas une juste étenduë. Ce n' est
point aux hommes qu' il faut s' en
prendre ; car je me persuade qu' ils
ne demanderoient pas mieux que
de trouver un peu desistance :
mais les femmes n' en ont point
assez ; néanmoins le régal seroit
bien plus apétissant pour l' un et
pour l' autre sexe. Les dames y
dévroient un peu plus compter
sur leur beauté, leurs graces et
leur esprit ; elles se verroient bien plus
p316
recherchées des cavaliers,
s' ils étoient obligés de compter
un peu moins sur leurs bonnes
fortunes ; l' amour deviendroit
pour eux une science, au lieu que
c' est un métier : mais c' est peut-être
un goût de nation ; en ce
cas on auroit de la peine à le réformer.
On en viendroit sans
doute à bout en quelques-unes,
mais cela ne suffit pas ; il faut que
cela soit général, autrement
on feroit tort aux romans d' amours.
Aussi en ont-ils donné
fort peu ? Ils en ont produit cependant
quelques-uns d' historiques
et même des moraux dans
ces derniers tems.
Nous n' avons guéres tardé à
copier les espagnols et les anglois,
d' abord nous nous sommes
jettés sur les romans en vers ;
et comme nos peres n' y entendoient
pas beaucoup de finesse,
ils croyoient qu' il suffisoit de rimer
p317
de la prose pour faire un
poëme ou un roman. On dit
communément que celui d' Alexandre
commenau douziéme
siecle par le poëte Eustace , contin
depuis et fini par Alexandre Paris,
est le premier de nos
romans. Il a été suivi de bien
d' autres bons et mauvais sur toutes
sortes de matieres, jusques sur
le kyrie eleïson ; comme si ces
deux mots de la messe étoient le
nom d' un grand héros. Il y en
a d' historiques, de satyriques,
de moraux et quelques-uns même
de chrétiens. Car dans ces tems-là
on croyoit que rien n' étoit
agréable si l' on n' y fourroit quelque
échantillon de votion : on
alloit à confesse pour mieux faire
l' amour ensuite. Jesus-Christ
et Apollon ; Cupidon et le Saint-Esprit ;
la Sainte Vierge et Venus,
tout marchoit de compagnie dans
les premieres compositions de nos peres.
p318
Heureusement de tout cela, il n' y
a d' imprimé que le roman de la rose ;
c' est ce que nous aurons lieu d' examiner
encore un peu plus soigneusement.
On s' est jetté depuis
dans la chevalerie, à l' imitation
des espagnols et des anglois, c' est
le goût qui a le plusgné parmi
nous. Nous étions alors très-braves,
l' amour n' alloit qu' en second
dans toutes nos opérations,
au lieu que la bravoure est obligée
maintenant de lui céder la
place ; et de l' air dont nous nous
y prenons, je doute que notre
courage se releve si-tôt. Les contes
vinrent ensuite, quoiqu' on
joüât dans les plus agréables compagnies,
on diversifioit si bien le
tems qu' avant ou après le jeu on
sçavoit égayer l' esprit par quelques
petits contes. C' est-là que l' amour
régnoit presque seul ; mais il n' y
étoit pas conduit avec cette douceur,
cet agrément, cette tendresse,
p319
dont il a été susceptible
dans tous les tems. C' étoit une
narration qui representoit toujours
quelques tours de souplesse, dont
un cavalier, un prêtre, un moine,
une nonnain se servoient pour arriver
au but commun de l' humanité ;
car de tout tems on les a
régardé comme les colonnes et
les arc-boutans de l' amour de fait.
Jamais gens n' ont été et ne seront
pluscisifs sur ce chapitre : occupés
de choses sérieuses, ils n' ont
pas le tems de soupirer. Ces petites
narrations eurent d' abord le
nom de fabliaux , et ont eu depuis
celui de nouvelles et de contes ;
nous en avons suffisante provision,
tant manuscrits qu' imprimés ;
et quand ils sont ingénieux
et délicats, ils font encore nos
plus cheres délices. Enfin au commencement
du Xvii siecle nous
sommes venus aux grands romans
d' amour : leur composition,
p320
mais non pas leur lecture, a fini
vers l' an 1660. On s' est jetté depuis
dans les petites historiettes,
les nouvelles historiques qu' un
auteur peut faire en une quinzaine,
et qu' un lecteur peut finir
en deux ou trois heures tout au
plus. Les contes des fées leur ont
succedés, et nous en sommes aujourd' hui
aux histoires secretes ;
c' est un titre séduisant dont on se
sert pour tromper le goût de ceux
qu' un amour toujours languissant
avoit droit de rebuter. Ne reconnoit-on
point à tout cela le
vrai caractere de la nation ? Toujours
en mouvement, jamais fixée
sur le même objet ; nous n' avons
de bien arté dans nos moeurs
que l' amour du changement. Notre
goût varie et se renouvelle en
matiere de romans, comme en
toute autre chose ; il est quelquefois
particulier, mais le plus souvent
universel ; nous goûtons tout
p321
pourvû qu' il y ait de l' amour : ne
sommes-nous pas heureux ?
L' Italie vint ensuite : vive
et ingénieuse, elle fit paroître ses
saillies dans ses contes spirituels
qu' elle a fournis si abondanment :
car outre le Boccace que nous en
regardons comme le pere ; elle
a produit depuis le Pogge, le
Masuccio, le Morlini, le Bandelli,
le Gyraldi, le Sansovino,
le Parabosco, le Firensuola, et
maint autre que la mémoire ne me
fournit pas à present. Elle s' est jettée
depuis dans les romans d' amours :
et quoique le courage et
la bravoure ne fasse plus l' essentiel
de son caractere, elle n' a pas
laissé de donner un peu dans la
chevalerie par les Rollands et les
Morgants, mais cela ne couloit
pas de source ; ainsi elle n' a pas
été fort loin en ce genre.
L' Allemagne en general est
trop rieuse pour gouter les gentillesses
p322
de l' amour. Elle se livre
un peu trop brusquement à la
réalité ; peut-être a-t-elle ses raisons.
Occupée plus utilement d' ailleurs, elle ne veut
pas sé détourner de ses vûës principales par des
sentimens tendres, qu' on est long-tems
à conduire au but : cela n' est
pas seulement dans le peuple ; les
gens polis, les courtisans mes
s' en ressentent. C' est un mauvais
goût, qui les prive de bien de jolies
choses ; car qui ne sçait que
le plaisir essentiel est plus dans
l' imagination que dans laalité.
Je ne sçai si avant le Theurdanck
elle a produit quelques romans ;
l' on sçait que ce livre très-rare,
me dans la nation, contient
les avantures amoureuses de l' empereur
Maximilien I écrites en
vers allemands par le chapelain
de ce prince, qui fut la bravoure
et la tendresse même, et publiée
du vivant même de Maximilien.
p323
Les allemands ne laissent pas de
goûter nos manieres, et de traduire
quelques-unes de nos plus
agréables historiettes. Qu' ilsseroient
loüables s' ils pouvoient donner
dans cet amour délicat, tendre
et passionné ; s' ils sçavoient
joindre cet agrément à leur solidité,
ce seroient les plus parfaits
et les plus heureux de tous les peuples ;
avec un aussi grand fond de
flexions, l' amour seroit pour eux
toujours vertu et jamais passion.
Les hollandois ne sont pas
moins réflexifs que les allemands,
mais ils sont un peu plus froids ;
ils ne connoissent en amour que
les voyes de fait. Et même quel
flegme n' y aportent-t-ils pas ? L' imagination
est la plus tranquile
de leurs parties, cependant ils
devroient connoître que tout jusques
dans leurs étangs et dans leurs
canaux se livre aux préliminaires
avant que de venir à l' amour effectif ;
p324
mais le caractere de la nation
ne veut de sentimens que
ceux qui peuvent aporter quinze
ou vingt pour cent d' interêt annuel ;
c' est-là qu' ils placent leur
tendresse. Ce n' est pas mal fait ;
mais il faudroit y joindre quelque
chose de plus, et tout en iroit mieux :
j' espere qu' ils y viendront ;
cherchans à profiter de ce qu' il y a
de bon dans toutes les nations,
il est difficile qu' à la fin ils n' en
prennent pas tous les agrémens.
Ils commencent à se former un
peu, le luxe leur plaît, et nos petits
romans ne laissent pas de les
amuser ; mais il faudroit qu' ils en
fissent de leur chef et de leur invention.
Le nord est là-dessus plus intraitable
que la Hollande, cependant
ils ont déja de grandes
dispositions à donner dans le roman ;
ils aiment le fabuleux, personne
n' a tant brodé l' histoire,
p325
que l' ont fait la plûpart de ces
peuples. Je n' en juge pas seulement
par les contes et les fadaises
que nous ont debitées Joannes et
Olaus Magnus. C' étoient des evêques
et de plus des evêques réfugiés
à Rome, ainsi ils ont donné
dans la fable ; mais la plûpart
de leurs historiens l' ont pris aussi
sur le même ton : cependant ils
aiment à voyager, ils emporteront
donc un jour dans leur païs
le gracieux des autres nations ;
je le souhaite pour que ce ne
soit pas pour nous en dépoüiller.
Qu' on ne s' imagine pas qu' il
y ait des siécles affectés particuliérement
aux romans ; de tout
tems la crédulité, l' amour et les
femmes ont régné ; ainsi dans
tous les tems les romans ont été
suivis et goûtés, qu' on en fasse
et qu' ils soient bons, je réponds
du succès ; vous sçavez ce qu' on
a dit de l' amour considéré même
p326
dans l' enfance du monde. Eve
étoit fidéle ; mais bien prit à son
époux qu' il fut alors, à ce qu' on
dit, seul homme dans la nature.
car bien qu' Adam fut jeune,... etc.
et croyez que si nous n' avons
pas de romans de ces tems-là,
c' est qu' il faloit connoître et bien
pratiquer l' amour avant que de
le peindre ; et quand on l' a bien
connu, oh ! Pour lors on l' a
montré sinon tel qu' il est, au
moins tel qu' il devroit être pour
faire une impression toujours égale
sur le coeur et sur l' imagination.
Il est vrai cependant que plus les
siécles ont été éclairés, polis et
civilisés, plus ils ont donné dans
les romans, et l' amour y a toujours
pris le caractere du tems.
p327
Brave quand on a été courageux ;
impétueux quand on a été brusque
et pétulant ; doux et languissant
quand on a été tendre
et délicat.
Je crois aussi que les romans
conviennent à tout âge : mais il
faut en sçavoir faire une prudente
et judicieuse distribution ; le vin
qui est le lait des vieillards, est
souvent nuisible à une jeunesse vive,
active et pétulante ; et les
rafraîchissemens, si nécessaires aux
boüillonnemens du premier âge,
ruineroient la santé des vieilles
gens. Pourquoi ne veut-on pas
que je dise la même chose des romans ?
Faisons donc avec économie
cet utile et agréable partage,
en bon pere de famille donnons à
chacun ce qui peut lui apartenir ;
ainsi l' enfance aura pour elle ce
que nous apellons contes des fées,
mille et une nuit et autres amusantes
bagatelles, elle ne sera pas
p328
la plus mal partagée ; mais si elle y
prend goût, c' est une bonne marque.
On peut tout esperer d' une
jeunesse qui veut aprendre, le fond
en est bon ; insensiblement on l' a
tourne à bien. à l' adolescence,
c' est-à-dire, à tout ce tems où le
sang est dans sa plus grande effervescence,
ce tems ne laisse pas de
s' étendre loin ; nous lui donnerons
des romans polis, civils et
instructifs. Cet âge est assez actif,
il est bon de le tenir un peu en
bride, de lui aprendre à se posseder ;
et si l' on veut qu' il dure long-tems,
il faut lui montrer qu' il
doit plus dépenser en politesses,
en tendres sentimens, en soins et
en attentions, qu' en réalité ; enfin
qu' il lui est permis de se ruiner,
s' il se peut, en préliminaires ;
mais d' économiser sagement les
biens essentiels de la vie, honneur,
plaisirs et santé. C' est donc
à cet âge que sont destinés l' Astrée
p329
avec le berger extravagant
qui en est la critique ; l' illustre
Bassa, le Cyrus, la Clelie et tous
ces autres héros de la douceur et
de la tendresse. L' âge vraiment
viril où l' amour est accompag
de quelques réflexions, demande
des romans qui le puissent entretenir
long-tems dans cet heureux
milieu ; c' est un âge de maturité,
on y joüit tranquilement
de son bien ; on y savoure le plaisir
qui est précedé de la réflexion :
et la flexion n' y est pas fâcheuse,
parce que le plaisir n' y est
jamais porté à l' excès. Oh ! Dans
cet âge les petites historiettes, les
nouvelles amoureuses et historiques,
et tous autres praticiens
sages et modérés sont capables
d' entretenir l' heureuse temperature,
nécessaire pour joüir long-tems
et agréablement. Car s' il est
un âge où l' on ne doive pas émousser
la pointe du plaisir, c' est celui-là ;
p330
il y auroit tout à craindre
pour les suites.
Mais pour la vieillesse, il faut la
veiller, il faut la piquer non-seulement
par un ragoût délicat, mais
me par un sel vif et actif. Ce
n' est pas pour rendre les vieillards
seroit vilain ; mais au moins faut-il
les empêcher de perdre tout-à-fait
le goût des plaisirs ? Ils se croiroient
morts s' ils n' avoient pas de
tems en tems d' agréables échapées.
C' est alors que nos contes,
nos nouvelles et nos autres joïeusetés
sont d' une grande ressource :
rien n' y est de trop, ni Decameron,
ni Heptameron, ni cent nouvelles .
Je me souviens avec
joye d' un vieil magistrat âgé de
82 ans ; il avoit été fort brave
garçon en son tems, mais il étoit
un peu tombé ; cela n' est pas extraordinaire :
à cet âge il médisoit, mais avec une sorte de
complainte :
p331
plus ne suis ce... etc. .
Cependant il faisoit sa lecture ordinaire
des contes de La Fontaine ,
et avoüoit qu' il se sentoit encore.
Il est toujours là, me disoit-il, monsieur, il est
toujours-là, en frapant deux ou trois petits
coups sur le front. Rien n' est
donc plus propre que les romans
pour rajeunir un vieillard ; ils tiennent
en haleine les gens d' un âge
r, et temperent la jeunesse.
Peut-on rien de meilleur, de plus
utile, de plus gracieux : il n' y a
pas de recette qui vaille celle-là ?
Une lecture de Quinte-Curse rendit
la santé au roi de Naples Alphonse I.
Qu' auroit-ce donc é
s' il avoit eu les Amadis, Lancelot Du Lac,
l' Orlando Furioso, ou
l' Innamorato, il ne seroit jamais
p332
mort, où il seroit revenu à l' âge
de vingt ans ?
Enfin parmi tous ceux dont nous
venons de parler, il y a des caracteres
d' esprit, il y a des situations
le roman est utile ; il
devient même quelquefois nécessaire :
alors je le regarde seulement
comme une lecture amusante,
comme unlassement. Je
supose, par exemple, un homme
occupé d' affaires difficiles et sérieuses,
qui demandent de la discussion, de la contention
d' esprit ; mais il ne peut soutenir long-tems
son travail sans se dissiper : s' il sort
il perdra ses idées et ses vûës. Hé
bien ne croyez-vous pas qu' un tel
homme ne puisse passer agréablement
une heure à la lecture d' un
roman enjoüé, bien écrit et
amusant : ce sera un auteur me,
car il faut parler pour tout
le monde. Mais je ne parle pas
d' un pere Alexandre , d' un pere
p333
Thomassin, d' un M Burman et
d' autres gens qui ne dépensent rien
en esprit ; il n' y a que leurs yeux
et leurs doigts qui travaillent : je
parle d' un homme de réflexion,
de méditation : je parle d' un homme
obligé de comparer des textes,
des actes, des titres et d' autres
pieces peu gracieuses. Il se
trouve fatigué, un simple repos
ne lui suffit pas ; il l' ennuye au
contraire et le décourage ; car vous
le sçavez.
desbender l' arc ne guérit pas la playe.
nous l' avons dit autrefois, et
les italiens nous l' avoient apris.
Cependant il veut se distraire et
joüir son imagination pour recommencer
avec plus de courage ;
il trouve du goût, il reprend
des forces dans un roman ; le
lui défendrez-vous ? Pour moi je
lui conseille de le prendre tel qu' il
p334
voudra, n' importe. Ce seront d' autres
gens d' un caractere morne
et sombre, abandonnés à eux-mêmes,
ou livrés à des lectures
rieuses ; ils deviennent tristes et
lancoliques, ils sont incapables
d' affaires. Il n' y a qu' à les
égayer par des lectures amusantes,
et vous les rendrez hommes : hé
bien ! Qu' à cela ne tienne, ne leur
épargnons pas même les plus vives
et les plus agréables ; quoiqu' en
disent lesdagogues de
la vie humaine.
Livros Grátis
( http://www.livrosgratis.com.br )
Milhares de Livros para Download:
Baixar livros de Administração
Baixar livros de Agronomia
Baixar livros de Arquitetura
Baixar livros de Artes
Baixar livros de Astronomia
Baixar livros de Biologia Geral
Baixar livros de Ciência da Computação
Baixar livros de Ciência da Informação
Baixar livros de Ciência Política
Baixar livros de Ciências da Saúde
Baixar livros de Comunicação
Baixar livros do Conselho Nacional de Educação - CNE
Baixar livros de Defesa civil
Baixar livros de Direito
Baixar livros de Direitos humanos
Baixar livros de Economia
Baixar livros de Economia Doméstica
Baixar livros de Educação
Baixar livros de Educação - Trânsito
Baixar livros de Educação Física
Baixar livros de Engenharia Aeroespacial
Baixar livros de Farmácia
Baixar livros de Filosofia
Baixar livros de Física
Baixar livros de Geociências
Baixar livros de Geografia
Baixar livros de História
Baixar livros de Línguas
Baixar livros de Literatura
Baixar livros de Literatura de Cordel
Baixar livros de Literatura Infantil
Baixar livros de Matemática
Baixar livros de Medicina
Baixar livros de Medicina Veterinária
Baixar livros de Meio Ambiente
Baixar livros de Meteorologia
Baixar Monografias e TCC
Baixar livros Multidisciplinar
Baixar livros de Música
Baixar livros de Psicologia
Baixar livros de Química
Baixar livros de Saúde Coletiva
Baixar livros de Serviço Social
Baixar livros de Sociologia
Baixar livros de Teologia
Baixar livros de Trabalho
Baixar livros de Turismo