aux caractères distinctifs des espèces, personne n'aurait pu étudier ces matériaux avec plus de soin et de
sagacité. Il commence par indiquer en détail les nombreux points de conformation susceptibles de variations
chez les différentes espèces, et il estime numériquement la fréquence relative de ces variations. Il indique
plus d'une douzaine de caractères qui varient, même sur une seule branche, quelquefois en raison de l'âge ou
du développement de l'individu, quelquefois sans qu'on puisse assigner aucune cause à ces variations. Bien
entendu, de semblables caractères n'ont aucune valeur spécifique ; mais, comme l'a fait remarquer Asa Gray
dans son commentaire sur ce mémoire, ces caractères font généralement partie des définitions spécifiques. De
Candolle ajoute qu'il donne le rang d'espèces aux formes possédant des caractères qui ne varient jamais sur
un même arbre et qui ne sont jamais reliées par des formes intermédiaires. Après cette discussion, résultat de
tant de travaux, il appuie sur cette remarque : « Ceux qui prétendent que la plus grande partie de nos espèces
sont nettement délimitées, et que les espèces douteuses se trouvent en petite minorité, se trompent
certainement. Cela semble vrai aussi longtemps qu'un genre est imparfaitement connu, et que l'on décrit ses
espèces d'après quelques spécimens provisoires, si je peux m'exprimer ainsi. A mesure qu'on connaît mieux
un genre, on découvre des formes intermédiaires et les doutes augmentent quant aux limites spécifiques. » Il
ajoute aussi que ce sont les espèces les mieux connues qui présentent le plus grand nombre de variétés et de
sous−variétés spontanées. Ainsi, le Quercus robur a vingt−huit variétés, dont toutes, excepté six, se groupent
autour de trois sous−espèces, c'est à−dire Quercus pedunculata, sessiliflora et pubescens. Les formes qui
relient ces trois sous−espèces sont comparativement rares ; or, Asa Gray remarque avec justesse que si ces
formes intermédiaires, rares aujourd'hui, venaient à s'éteindre complètement, les trois sous−espèces se
trouveraient entre elles exactement dans le même rapport que le sont les quatre ou cinq espèces
provisoirement admises, qui se groupent de très près autour du Quercus robur. Enfin, de Candolle admet que,
sur les trois cents espèces qu'il énumère dans son mémoire comme appartenant à la famille des chênes, les
deux tiers au moins sont des espèces provisoires, c'est−à−dire qu'elles ne sont pas strictement conformes à la
définition donnée plus haut de ce qui constitue une espèce vraie. Il faut ajouter que de Candolle ne croit plus
que les espèces sont des créations immuables ; il en arrive à la conclusion que la théorie de dérivation est la
plus naturelle « et celle qui concorde le mieux avec les faits connus en paléontologie, en botanique, en
zoologie géographique, en anatomie et en classification ».
Quand un jeune naturaliste aborde l'étude d'un groupe d'organismes qui lui sont parfaitement inconnus,
il est d'abord très embarrassé pour déterminer quelles sont les différences qu'il doit considérer comme
impliquant une espèce ou simplement une variété ; il ne sait pas, en effet, quelles sont la nature et l'étendue
des variations dont le groupe dont il s'occupe est susceptible, fait qui prouve au moins combien les variations
sont générales. Mais, s'il restreint ses études à une seule classe habitant un seul pays, il saura bientôt quel
rang il convient d'assigner à la plupart des formes douteuses. Tout d'abord, il est disposé à reconnaître
beaucoup d'espèces, car il est frappé, aussi bien que l'éleveur de pigeons et de volailles dont nous avons déjà
parlé, de l'étendue des différences qui existent chez les formes qu'il étudie continuellement ; en outre, il sait
à peine que des variations analogues, qui se présentent dans d'autres groupes et dans d'autres pays, seraient de
nature à corriger ses premières impressions. A mesure que ses observations prennent un développement plus
considérable, les difficultés s'accroissent, car il se trouve en présence d'un plus grand nombre de formes très
voisines. En supposant que ses observations prennent un caractère général, il finira par pouvoir se décider ;
mais il n'atteindra ce point qu'en admettant des variations nombreuses, et il ne manquera pas de naturalistes
pour contester ses conclusions. Enfin, les difficultés surgiront en foule, et il sera forcé de s'appuyer presque
entièrement sur l'analogie, lorsqu'il en arrivera à étudier les formes voisines provenant de pays aujourd'hui
séparés, car il ne pourra retrouver les chaînons intermédiaires qui relient ces formes douteuses.
Jusqu'à présent on n'a pu tracer une ligne de démarcation entre les espèces et les sous−espèces,
c'est−à−dire entre les formes qui, dans l'opinion de quelques naturalistes, pourraient être presque mises au
rang des espèces sans le mériter tout à fait. On n'a pas réussi davantage à tracer une ligne de démarcation
entre les sous−espèces et les variétés fortement accusées, ou entre les variétés à peine sensibles et les
différences individuelles. Ces différences se fondent l'une dans l'autre par des degrés insensibles, constituant
une véritable série ; or, la notion de série implique l'idée d'une transformation réelle.
De l'origine des espèces
M. B.−D. Walsh, entomologiste distingué des Etats−Unis, a décrit ce qu'il appelle les variétés et les espèces phytophages. La plupart des insectes qui se nourrissent de végétaux vivent exclusivement sur une espèce ou sur un groupe de plantes ; quelques−uns se nourrissent indistinctement de plusieurs sortes de plantes ; mais ce n'est pas pour eux une cause de variations. Dans plusieurs cas, cependant, M. Walsh a observé que les insectes vivant sur différentes plantes présentent, soit à l'état de larve, soit à l'état parfait, soit dans les deux cas, des différences légères, bien que constantes, au point de vue de la couleur, de la taille ou de la nature des sécrétions. Quelquefois les mâles seuls, d'autres fois les mâles et les femelles présentent ces différences à un faible degré. Quand les différences sont un peu plus accusées et que les deux sexes sont affectés à tous les âges, tous les entomologistes considèrent ces formes comme des espèces vraies. Mais aucun observateur ne peut décider pour un autre, en admettant même qu'il puisse le faire pour lui−même, auxquelles de ces formes phytophages il convient de donner le nom d'espèces ou de variété. M. Walsh met au nombre des variétés les formes qui s'entrecroisent facilement ; il appelle espèces celles qui paraissent avoir perdu cette faculté d'entrecroisement. Comme les différences proviennent de ce que les insectes se sont nourris, pendant longtemps, de plantes distinctes, on ne peut s'attendre à trouver actuellement les intermédiaires reliant les différentes formes. Le naturaliste perd ainsi son meilleur guide, lorsqu'il s'agit de déterminer s'il doit mettre les formes douteuses au rang des variétés ou des espèces. Il en est nécessairement de même pour les organismes voisins qui habitent des îles ou des continents séparés. Quand, au contraire, un animal ou une plante s'étend sur un même continent, ou habite plusieurs îles d'un même archipel, en présentant diverses formes dans les différents points qu'il occupe, on peut toujours espérer trouver les formes intermédiaires qui, reliant entre elles les formes extrêmes, font descendre celles−ci au rang de simples variétés. 35