éléphants, contre des malfaiteurs ; quel avantage peut−on tirer de la connaissance de ce fait ? Le premier
citoyen de Rome, que son extrême bonté a fait comparer à nos anciens héros, crut donner un spectacle
mémorable en inventant un nouveau moyen de faire périr les hommes. Ils combattent, c'est peu ; ils sont
criblés de coups, ce n'est point encore assez : il faut, de plus, qu'ils soient écrasés par l'énorme masse des
éléphants.
(7) Mieux valait laisser de pareilles actions dans l'oubli, pour empêcher que quelque homme puissant ne
les connût dans la suite, et n'enchérît sur ces actes que réprouve l'humanité. 0 quelles profondes ténèbres
répand dans l'esprit des mortels une grande prospérité ! Pompée se croyait au−dessus de la nature, lorsqu'il
exposait tant d'infortunés à la fureur des bêtes féroces, nées sous un autre ciel ; lorsqu'il mettait aux prises
des combattants de forces si disproportionnées, et versait des flots de sang sous les yeux du peuple romain,
qu'il devait bientôt forcer d'en répandre davantage. Plus tard ce même homme, victime d'une affreuse perfidie
de la part des Alexandrins, présenta sa tête an fer du dernier des esclaves, et comprit alors sans doute le vain
étalage de son surnom.
(8) Mais pour revenir au sujet dont je me suis écarté, je vais encore exposer les inutiles efforts de
quelques hommes sur des objets différents. Le même savant racontait que Metellus, après sa victoire sur les
Cathaginois en Sicile, fut le seul de nos généraux qui fit marcher devant son char de triomphe cent vingt
éléphants captifs ; que Sylla fut le dernier des Romains qui agrandit l'enceinte de la ville, ce qui, chez nos
ancêtres, ne se pratiquait jamais qu'à la suite de la conquête de quelque territoire eu Italie, et non dans les
provinces. Il est cependant plus utile de savoir cela, que d'apprendre que le mont Aventin était en dehors des
murs, pour l'une de ces deux raisons : ou que le peuple s'y était retiré autrefois, ou que Remus, s'étant placé
sur cette montagne pour considérer le vol des oiseaux, les auspices ne lui avaient pas été favorables. Enfin, il
est une infinité d'autres traditions de ce genre, qui sont des fictions ou ressemblent à des mensonges. Mais, en
accordant que ceux qui les reproduisent soient de bonne foi, et prêts a les appuyer par des preuves, de qui
pourront−elles corriger les travers ou réprimer les passions ? qui rendront−elles plus courageux, plus juste,
plus libéral Notre, ami Fabianus doutait s'il ne valait pas mieux ne rien apprendre, que de s'embarrasser de
pareilles études.
XIV.
(1) Ceux−là seuls jouissent du repos, qui se consacrent à l'étude de la sagesse. Seuls ils vivent ; car non
seulement ils mettent à profit leur existence, mais ils y ajoutent celle de toutes les générations. Toutes les
années qui ont précédé leur naissance leur sont acquises. A moins d'être tout à fait ingrats, nous ne pouvons
nier que les illustres fondateurs de ces opinions sublimes ne soient nés pour nous, et ne nous aient préparé la
vie. Ces admirables connaissances qu'ils ont tirées des ténèbres et mises au grand jour, c'est grâce à leurs
travaux que nous y sommes initiés. Aucun siècle ne nous est interdit : tous noirs sont ouverts ; et si la
grandeur de notre esprit nous porte à sortir des entraves de la faiblesse humaine, grand est l'espace de temps
que nous pouvons parcourir.
(2) Je puis discuter avec Socrate, douter avec Carnéade, jouir du repos avec Épicure ; avec les stoïciens,
vaincre la nature humaine ; avec les cyniques, dépasser sa portée ; enfin, marcher d'un pas égal avec la
nature elle−même, être contemporain de tous les siècles. Pourquoi, de cet intervalle de temps si court, si
incertain, lie m'élancerais−je pas vers ces espaces immenses, éternels, qui me mettraient en communauté avec
les meilleurs des hommes ?
(3) Les insensés, qui sans cesse en démarche pour rendre de vains devoirs, tourmentants pour eux et
pour les autres, se seront livrés tout à leur aise à leur manie, auront été frapper chaque jour à toutes les portes,
n'auront passé outre devant aucune de celles qu'ils auront trouvées ouvertes, et auront colporté dans toutes les
maisons leurs hommages intéressés, combien de personnes auront−ils pu voir dans cette ville immense et
agitée de tant de passions diverses ?
De la brièveté de la vie
XIV. 12