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Langue Française (InaLF)
Définitions diverses de l'espèce organique et résu des vues émises sur les
rapports des êtres actuels avec ceux des temps antérieurs [Document
électronique] / par M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire
ptitre
Histoire naturelle
générale
des règnes organiques,
principalement étudiée chez l' homme et les animaux,
par
m. Isidore geoffroy saint-hilaire,
membre de l' institut (académie des sciences),
conseiller et inspecteur général honoraire de l' instruction
publique,
professeur-administrateur au muséum d' histoire naturelle,
professeur de zoologie a la faculté des sciences de paris,
associé libre de l' académie impériale de médecine,
président de la société impériale d' acclimatation.
Tome deuxième.
Paris
librairie de victor masson,
place de l' école-de-médecine, 17.
Mdccclix
l' auteur et l' éditeur se réservent le droit de traduction.
p365
CHAPITRE ZZZVI .
DEFINITIONS DIVERSES DE L' ESPECE ORGANIQUE
ET RESUME DES VUES EMISES SUR LES RAPPORTS DES ETRES
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ACTUELS AVEC CEUX DES TEMPS ANTERIEURS .
Zzzi.
L' espèce est le groupe fondamental donné par la nature.
Tout en part ou y aboutit ; comme la varié
qui en est une dérivation accidentelle, et la race une
dérivation devenue permanente ; comme la famille ou
compagnie, la société, l' agrégat et la communauté, qui en
p366
sont des subdivisions naturelles ; comme le genre qui
est la collection des espèces qui se ressemblent le plus ;
comme les groupes supérieurs eux-mêmes qui sont des
collections de genres, par conséquent, médiatement,
d' espèces. Si cela est, s' il n' y a dans la nature que
des espèces diversement considérées, tellement qu' il ne
reste, en dehors d' elles, que " des ombres " ; on
ne s' étonnera pas de voir la définition de l' espèce
placée par les maîtres de la science au nombre des plus
grands problèmes dont l' esprit humain ait à se préoccuper.
Aussi n' en est-il pas un seul, en histoire naturelle,
dont la solution ait été plus souvent, plus laborieusement
cherchée. Depuis un siècle surtout, de Linné
et de Buffon à Lamarck, à Cuvier, à Geoffroy Saint-Hilaire
et à leurs disciples actuels, c' est une chaîne continue
d' efforts toujours renouvelés ; si bien que nous pourrions
à peine citer une seule année qui n' ait eu, sinon son
succès, du moins sa tentative de succès.
Des innombrables définitions qu' ont introduites dans
la science cette multiplicité d' efforts et, encore plus, la
diversité des directions suivies par les auteurs, la plupart
ne sont que de simples variantes les unes des autres, ou
ne diffèrent que par des nuances. Ailleurs la divergence
des doctrines commence à se faire jour par des dissidences
qui touchent au fond même de la définition, ou
me elle se traduit par des diversités radicales, et
telles qu' il n' y a plus à concilier, mais à opter.
p367
Lesfinitions qu' on a données de l' espèce diffèrent
aussi entre elles par l' ordre des idées, par la nature des
notions dont elles dérivent ; tantôt simplement empiriques ;
tantôt scientifiques, particulièrement physiologiques ; tantôt,
et le plus souvent, métaphysiques ou même théologiques.
En sorte qu' aux difficultés résultant de la diversité
des doctrines, viennent parfois s' en ajouter d' autres, nées
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de la diversité des points de vue que comporte la même
doctrine. Et s' il est inévitable qu' il y ait discordance entre
les définitions des écoles opposées, il est possible, et il
arrive souvent, que celles qui ont cours dans lame
école ne concordent pas non plus entre elles.
Le simple expo, la simple mise en regard des vues
successivement émises sur l' espèce, et dont toutes ces
définitions sont autant de résumés divers, est déjà un travail
qui ne manque pas de difficultés : les éléments ne
peuvent en être réunis qu' au prix de longues recherches,
et le sultat n' en vaut pas toujours ce qu' il a coûté.
Peut-être est-ce ce qui explique comment, tant d' auteurs
ayant émis et cherché à justifier des idées plus ou moins
nouvelles sur l' espèce, aucun encore ne s' est engagé
dans l' étude sérieuse des travaux de ses nombreux
prédécesseurs. Rendre ici hommage à Linné, à Buffon,
à quelques autres maîtres, et discuter leurs vues, est juste
et bien, mais ne saurait suffire dans une question de cet
ordre. Le plus grand est encore bien petit devant la
grandeur de la nature ; et pas un homme, eût-il le génie
de Buffon, fût-il Linné, ne résume en lui tout le savoir
de son temps. Ce savoir, nous le chercherons où il est :
non chez quelques-uns ; mais, sinon chez tous, car il est
p368
des auteurs au-dessous de toute critique, et qu' il convient
de laisser dans l' obscurité où ils ont vécu ; du moins chez
tous ceux qui ont laissé dans la science une trace durable
par leurs travaux, leurs essais ou même leurs erreurs.
Zzzii.
Les anciens qui ont distingué et bien connu un grand
nombre d' espèces animales et végétales, qui en ont
exactement décrit plusieurs, ne nous ont laissé aucune
définition générale de l' espèce. Aristote lui-même, tout
habitué qu' il était aux formes de la logique la plusvère,
ne fait pas exception.t-il habituellement désigné par
(...) les espèces des naturalistes, il serait encore loin
d' avoir défini un groupe dont il se borne à déterminer la
valeur métaphysique, et à fixer le rang parmi les universaux.
Le chapitre souvent cité (...), de
genere et specie, ne contient lui-même rien qui aille au
delà ; n' étant, pour ainsi dire, dans le traité des parties des
animaux, qu' un fragment philosophique égaré au milieu
de considérations d' histoire naturelle et de faits d' anatomie.
le lieu et le titre sembleraient annoncer une
définition physiologique de l' espèce, on ne trouve guère
que la définition métaphysique des universaux et une
introduction à la théorie des substances.
p369
L' espèce n' a pas été non plus définie par les auteurs
du moyen âge et de la renaissance scientifique : accoutumés
à suivre docilement les anciens comme des maîtres
presque infaillibles, ce n' est pas dans une question aussi
difficile qu' ils pouvaient se porter en avant d' Aristote.
Nul d' entre eux ne l' a fait ; pas même Albert le Grand,
quoiqu' on l' ait souvent dit, et qu' on ait été jusqu' à lui
prêter cette définition : " l' espèce est la réunion des
individus
qui naissent les uns des autres ; les espèces
constituent le genre. "
Albert aurait ainsi, " pour la première fois, défini
l' espèce, démontré le mécanisme par lequel on constitue
des genres, " et devancé Buffon.
Plus grande est l' autorité des naturalistes qui ont
attribué à Albert ce double progrès, plus nous devons
dire qu' ils se sont laissé entraîner, par leur juste admiration
pour ce grand homme, jusqu' à l' exagération la plus
extrême. Sans nul doute, la notion de l' espèce s' était fait
jour dans le vaste esprit d' Albert, mais jamais assez
nettement pour qu' il la formulât dans une définition aussi
précise. Celle qu' on lui a attribuée n' est nulle part dans
ses oeuvres, et j' ajouterai qu' elle n' y peut être. Elle
supposerait
aux mots genre et espèce la signification précise
que nous leur donnons aujourd' hui en histoire naturelle :
celle, très vague, qu' ils ont chez Albert, est surtout
taphysique,
p370
et la me, comme on l' a vu, qu' ils conservaient
encore quatre siècles plus tard. Le genus et le
species d' Albert, c' est le (...) et l' (...) d' Aristote.
Albert est le prince des scolastiques de son temps, le
grand encyclopédiste du zzzxiiie siècle : ne le faisons pas
penser et parler comme un naturaliste du zzzxviiie.
L' espèce n' a pas été plus définie par les premiers
successeurs d' Albert que par lui ; pas même par les
naturalistes
de la renaissance scientifique. Pour trouver
p371
quelques idées justes sur l' espèce et les premiers essais
d' une définition, il faut descendre le cours de la science
jusqu' à la fin du zzzxviie siècle, et venir jusqu' à Jean Ray
et
Tournefort. Le premier, dans l' historia plantarum,
entreprend de déterminer en botanique quelles différences
sont " spécifiques " , et quelles autres constituent de simples
variétés : sa conclusion, très nettement formulée, est
qu' on doit regarder comme de même espèce toutes les
plantes issues de la même semence et qui peuvent se
reproduire par semis. Ray fonde donc déjà la notion
de l' esce sur la communauté d' origine et la propagation
distincte par la semence : " distincta propagatio
ex semine " .
La définition de Tournefort, car ici il s' agit bien d' une
ritable définition, n' est qu' un essai sur lequel nous ne
nous arrêterions pas dans un siècle plus avancé. Après
avoir dit que le genre se compose de plantes qui se
ressemblent par leur structure, simili structura donantur,
Tournefort appelle espèces celles qui se distinguent dans
le genre par quelque caractère particulier : " singulari
nota distinguuntur à caeteris " . Définition qui s' arrête,
comme il est facile de le voir, à la surface du sujet, et
laisse subsister après elle toutes les difficultés. Elle
rite cependant d' être tirée de l' oubli on l' a laissée :
c' est un titre très secondaire pour un naturaliste tel que
p372
Tournefort, mais encore en est-ce un, que d' avoir dès
lors posé nettement cette question : quid speciei nomine ?
Et d' avoir essayé d' y répondre.
Pour aller au delà et pour essayer de pénétrer jusqu' au
fond de la question, pour comprendre et faire comprendre
à tous que l' esce n' est pas seulement un des groupes de
la classification, un des termes de la hiérarchie taxinomique ;
qu' elle est, entre tous, le groupe fondamental,
l' unité première ; il fallait plus que le zzzxviie siècle, plus
me que Tournefort. Il fallait, dans le zzzxviiie siècle,
Linné et Buffon ; le génie moderne avec les inspirations
de l' antiquité. C' est en prenant, l' un la genèse pour
guide, l' autre Aristote pour maître, que Linné et Buffon
ont, les premiers, nettement émis, l' un au point de vue
taphysique et théologique, l' autre au point de vue
physiologique,
des vues qu' on n' a guère fait ensuite, durant
un siècle entier, que reproduire sous d' autres formes, et
non toujours sous de plus heureuses.
Pour ces deux grands naturalistes, la notion de
l' espèce est si bien la base sur laquelle doit reposer la
science tout entière, qu' ils jugent nécessaire, avant tout,
de s' en rendre maîtres. Les vues de Linné se trouvent
sumées au début même du systema naturae ; celles
p373
de Buffon, en tête de l' histoire naturelle. Chacun
d' eux place les siennes au frontispice de son monument.
Zzziii.
C' est en vain qu' on chercherait dans les ouvrages de
Linné une définition proprement dite de l' espèce : mais
ce qu' on y trouve, ce sont, réunis et résumés sous la
forme la plus nette comme la plus concise, tous les éléments
essentiels de cette définition, telle que la conçoit
encore aujourd' hui l' école de la fixité de l' espèce. Lin
n' a pris, ni là, ni depuis, le soin de la formuler lui-même ;
mais ses successeurs n' ont eu qu' à l' extraire de
son oeuvre : elle y est dès 1735 contenue tout entière ; et
c' est pourquoi la doctrine de la fixité ne date scientifiquement
,
quoi qu' on en ait dit, ni du moyen âge ni du
zzzxixe siècle ; ni d' Albert le Grand, ni de Cuvier ; mais de
Linné. Nous verrons bientôt que, dans la question de
l' espèce, Cuvier n' a fait, en notre siècle, que défendre,
après bien d' autres, une thèse déjà vieillie. Quant à Albert,
qui paraît avoir ici procédé d' Aristote, il ne savait
p374
encore, au moyen âge, ni l' énoncer, ni surtout la soutenir.
Des deux passages où l' on a cru trouver " exposé " et même
" montré " ce que l' école de la fixité appelle " le grand
principe de la science " , l' un, qu' on pourrait croire décisif,
n' a pu passer pour tel qu' à la faveur d' une méprise :
il n' a pas même trait à la question de l' espèce ! Et
l' autre, dégagé de ce qu' y ont introduit des interprètes
trop portés à retrouver partout leurs propres idées, se
duit à un de ces vagues aperçus de la permanence de la
p375
nature qu' on rencontre souvent chez les auteurs du
moyen âge et de la renaissance, et que Jonston s' est
plu à développer dans son curieux opuscule : naturae
constantia.
p376
Aussi Linné, quand il traite de l' espèce dans l' exorde
du systema naturae, ne part-il ni d' Albert le Grand, ni de
Jonston, ni même de Ray, mais directement de la source
première où ceux-ci avaient aussi puisé : de la bible. La
genèse nous montre, à deux reprises, " tous les animaux
de la terre et tous les oiseaux du ciel " réunis sur le
me point du globe : " tout ce qui a vie, omne animae viventis "
,
passe, le septième jour de la création, devant
Adam qui donne à chaque animal son vrai nom ; et seize
siècles et demi plus tard, " tout ce qui respire sous le ciel,
cuncta in quibus spiraculum vitae est " , tout ce qui
a surcu au déluge, se retrouve réuni, à la sortie de
l' arche, devant Noé, le second Adam, comme l' ont appelé
les res. Toute espèce, selon Linné, est une suite, series,
ayant pour origine un de ces couples ou un de ces individus,
deux fois mentionnés dans la genèse ; et leur
descendance leur ressemble encore aujourd' hui, non pas
seulement par les principaux traits de sa conformation,
mais par tous. Car, dit Linné, " le semblable engendre
toujours son semblable, simile semper parit sui simile " ;
chaque gération répète la précédente, plus nombreuse
seulement, soboles parenti simillima ; sans qu' aucune
p377
forme, aucune espèce nouvelle se produise ni aujourd' hui,
ni jamais ; " nullae species novae hodienum producuntur ;
nullae dantur novae species. "
et ce que l' espèce est pour Linné en 1735 dans les
premières lignes du systema naturae, elle l' est encore
pour lui en 1736, en 1743, en 1751 :
en 1736, dans les fundamenta botanica, Lin
sume sa doctrine dans cette proposition si nette et si
ferme ; dans cet aphorisme, comme il l' appelle : " nous
comptons autant d' espèces qu' il y a eu de formes diverses
créées à l' origine : tot quot in principio creatae " ;
en 1743, dans l' oratio de telluris habitabilis incremento,
Linné développe ce qu' il avait énoncé ; où,
mettant habilement en oeuvre les trésors de sa riche érudition,
il essaye de nous expliquer comment tous les individus
actuels d' une espèce sont sortis d' un seul couple, " créé
au commencement des choses : initio rerum creatum " ;
en 1751, dans la philosophia botanica, où il
p378
reproduit et commente l' aphorisme des fundamenta ; où
il conclut " qu' autant on rencontre aujourd' hui de formes
ou d' organisations différentes, quot diversae formae seu
structurae hodienum occurrunt " , autant il existe d' espèces
primitives et perpétuelles ; chacune des formes
actuelles dérivant d' une de celles que " l' être infini a
initialement produites " , et qui ont subsis à travers les
temps, " toujours semblables à elles-mêmes ; plures at sibi
semper similes " .
En sorte que tous les changements, tous les progrès
accomplis durant la suite des siècles, se réduiraient à un
accroissement numérique ; à la production de milliers de
couples ou d' individus, au lieu d' un seul.
Qu' est-ce donc, pour Linné, que l' espèce ? La suite
des individus nés les uns des autres, toujours semblables,
et seulement de plus en plus nombreux.
Définition qui n' est pas seulement selon l' esprit de la
doctrine de Linné ; elle se trouve à la lettre, mais partie
par partie, dans ses deux principaux ouvrages : dans le
systema naturae, et c' est par elle qu' il commence ;
et dans la philosophia botanica ; d' elle est passée dans
les livres de cette école, si longtemps maîtresse de la
science, aujourd' hui encore si puissante, qui ne voit
dans la nature actuelle que la nature antique, toujours
continuée, jamais modifiée, et dans le monde moderne
qu' une image agrandie de l' éden.
p379
Zzziv.
Après ce qui précède, il peut sembler singulier que
nous croyions devoir poser cette question : Linné était-il
partisan sans réserves de la doctrine de la fixité de
l' espèce ?
Non-seulement un des partisans de cette doctrine,
dira-t-on ; mais le chef de l' école qui l' enseigne : et
comment douter d' opinions à tant de reprises et si nettement
exprimées ? Species tot quot diversae formae in principio ;
c' est pour Linné, " un aphorisme " , presque un
axiome nullae species novae ; c' est une des conséquences
qu' il s' attache le plus à mettre en lumière.
Mais Linné n' a-t-il jamais professé que cette doctrine ?
On a reproché à Buffon ses contradictions ; Linné n' aurait-il
pas eu aussi les siennes ? Et le même naturaliste qui
se fait si manifestement, dans ses principaux ouvrages,
le devancier de Cuvier et de Blainville, serait-il, dans ses
opuscules, le précurseur de Lamarck et des partisans
modernes de la variabilité ?
Deux auteurs récents, Gérard et m.. de Quatrefages,
n' ont pas hésité à donner à Linné ce dernier titre.
Selon Gérard, Linné aurait " douté de l' existence
réelle de l' espèce considérée comme type de l' unité
p380
organique " . Aps ce " réformateur de la science " ,
ajoute Gérard, " vient Lamarck. "
selon m.. de Quatrefages, Linné n' a pas seulement
douté de la fixité, il l' a niée ; il a été jusqu' à regarder
l' espèce " comme indéfiniment variable " ; jusqu' à ne voir
dans " toutes les espèces d' unme genre " ou mieux
" d' une même famille (car le genre linnéen est la famille
de nos jours) " , " que des variétés d' une espèce principale
appartenant à ce genre " . Telles sont, dit m.. de Quatrefages,
les idées, maintenant reconnues fausses, auxquelles
Linné avait été conduit par ses études sur les
hybrides, et par lesquelles il a ouvert les voies où se
sont depuis avancés Lamarck et Bory de Saint-Vincent.
Le passage d' après lequel Gérard et m.. de Quatrefages
ont attribces vues à Linné, est de 1762 ; et ils
eussent pu s' appuyer sur un autre, antérieur de trois ans,
elles sont jà très explicitement présentées. Tous deux
font partie des amoenitates. Dans ces deux passages,
Linné émet, " à titre d' hypothèse " , dit-il, un " soupçon
depuis longtemps nourri " , et qu' il formule ainsi :
" toutes les espèces d' un même genre auraient constitué à
l' origine une seule espèce, ab initio unam constituerint
speciem " ; elles se seraient ensuite multipliées par des
" générations hybrides. "
ce passage est aussi clair que possible : il n' y a ici
p381
qu' à traduire, et non à interpréter. Il n' est pas douteux
que Linné, de 1759 à 1762, inclinait à admettre
l' existence d' une multitude d' espèces plus ou moins
centes : mais de quelle origine ? Et comment produites ?
Par l' hybridité, et non, selon une expression souvent
usitée à la même époque, par dégénération ou dégénérescence ;
par le mélange, suppofécond, des types
d' abord existants, et nullement par leur altération sous
l' influence du climat et des circonstances. Pour Linné,
me ici, pas d' espèces dérivées, distinctes par des
caractères propres et nouveaux ; mais seulement des
espèces mixtes, résultant de combinaisons plus ou moins
variées des caractères originels.
Est-ce là la doctrine de la variabilité, telle que nous
allons la voir inaugurée, précisément à la même époque,
par notre immortel Buffon ; telle qu' elle a été conçue et
développée par Lamarck, ou encore par Geoffroy Saint-Hilaire
et son école ? L' existence d' espèces mixtes ou intermédiaires,
produites par des générations hybrides, est
une hypothèse ; l' existence d' espèces dérivées, résultant de
modifications graduellement produites et devenues héréditaires,
en est une autre, radicalement distincte de la
p382
première. Toutes deux sans doute conciliables, mais logiquement
indépendantes : celle de Linné peut être démontrée
fausse, sans que celle de Buffon et de Lamarck soit
en rien atteinte, comme la fausseté démontrée de celle-ci
laisserait intacte la question de la fécondité des hybrides.
Les vues émises par Linné, en 1759 et 1762, ne sont
donc nullement celles de Lamarck et de l' école moderne
de la variabilité. Mais elles n' en sont pas moins très
dignes d' attention, et cette école est fondée à y voir,
sinon un acquiescement à ses doctrines, du moins une
atteinte, et des plus graves, portée aux doctrines contraires
par la main me de leur principal défenseur.
Linné, partisan absolu, et par excellence, durant un
quart de siècle, de l' immutabilité du type, reconnaît maintenant
lui-même, puisqu' il cherche à l' expliquer, la production
possible de nouvelles espèces, et par là même
remet en doute tout ce qu' il avait affirmé. Où il avait cru
la solution obtenue, il ne reste plus, de son propre aveu,
qu' une question àsoudre.
Et s' il faut une preuve de plus, la voici, et toute négative
qu' elle est, on n' en contestera pas la valeur.
Les auteurs ont à peine remarqué, et surtout ils n' ont
jamais expliqué une différence bien digne cependant d' attention,
entre les premières et les dernières éditions du
systema naturae. A partir de la dixième, si profondément
remaniée par son auteur, qu' on peut presque la dire une
oeuvre nouvelle, on cherche en vain la proposition : nullae
species novae, et tout le passage si remarquable dont Linné
avait fait tour à tour son exorde et une de ses conclusions
finales. Pourquoi ? Nous l' apercevons maintenant
p383
très clairement. Dans ce qui avait été pour lui, pendant
vingt ans, la notion fondamentale, Linné ne voyait
plus qu' une hypothèse hasardée, et il l' effaçait de son
livre.
Zzzv.
Ce que Linné est pour le système de la fixité, Buffon
l' est pour le système contraire ; c' est depuis l' histoire
naturelle, et par elle, que ce dernier a pris rang dans la
science.
Sans doute, dès l' antiquité, plusieurs philosophes avaient
vaguement imaginé qu' une espèce peut se transformer en
une autre : cette doctrine paraît avoir été, dès le zzzvie siècle
avant notre ère, celle de l' école ionique, et l' on peut ainsi
la faire remonter, aussi bien que le système de la fixité,
jusqu' à l' origine des études philosophiques. Sans doute
aussi, la même doctrine avait reparu à plusieurs reprises, au
moyen âge et dans les temps modernes : elle est dans plusieurs
livres hermétiques, où la transmutation des espèces
animales et végétales et celle des métaux sont comme
le complément l' une de l' autre. Dans les temps modernes,
elle est encore chez quelques philosophes, et surtout chez
Bacon dont la hardiesse est ici extrême. Admettant comme
" un principe incontestable, que les plantes dégénèrent
quelquefois jusqu' au point de se convertir en plantes
d' une autre espèce " , Bacon ne craint pas de passer dès
p384
lors de la théorie à l' application : il essaye, en 1635, de
donner des " règles " à l' art de changer " des plantes
d' une espèce en plantes d' une autre espèce " !
Mais que sont de tels aperçus quand nulle étude
rieuse n' y a conduit et ne les justifie ? De simples
conjectures
qui, enmoignant de la hardiesse ou de la
témérité des esprits où elles se sont fait jour, restent
presque sans influence sur la marche de la science ; c' est
p385
à peine si elles méritent, Bacon excepté, que les naturalistes
en conservent le souvenir. Quant à de Maillet,
qui fait naître les oiseaux des poissons volants, les reptiles
des poissons rampants et les hommes des tritons, ses
veries, en partie renouvelées d' Anaximandre, ont leur
place marquée, non dans l' histoire de la science, mais
dans celle des aberrations de l' esprit humain.
Buffon, pour venir après Bacon dans l' ordre des
temps, n' en est d' ailleurs nullement le continuateur :
il ne procède, il ne relève que de lui-même, lorsqu' il
arrive à la doctrine de la variabilité des types organiques ;
lorsqu' il la proclame à son tour, après de longues hésitations
au milieu desquelles on peut suivre le travail d' une
grande intelligence, se dégageant peu à peu du joug des
opinions régnantes pour chercher le progrès, pour être
elle-même.
Mais, de là, dans l' interprétation de l' oeuvre de Buffon,
des difficultés au milieu desquelles les auteurs se sont
souvent égarés. Buffon, d' une partie à l' autre de l' histoire
naturelle, change complétement d' opinion et de langage ;
à ce point que les partisans comme les adversaires du
p386
système de la fixité se sont crus et se croient encore autorisés
à revendiquer Buffon comme un des maîtres et
des chefs de leur école.
Et les uns et les autres, en apparence, avec des droits
égaux. Quel auteur s' est jamais plus fermement pronon
que Buffon en faveur de l' invariabilité de l' espèce ? Où
rencontrer une déclaration plus expresse que celle-ci :
" les espèces, dans les animaux, sont toutes séparées par
un intervalle que la nature ne peut franchir " ; et
que cette autre : " nous la verrons dictant ses lois
p387
simples mais immuables, imprimant sur chaque espèce
ses caractères inaltérables. "
mais, d' une autre part, où trouver la variabilité de
l' espèce plus formellement, plus hardiment affirmée que
dans ce passage :
" combien d' esces s' étant dénaturées, c' est-à-dire
perfectionnées ou dégradées par les grandes vicissitudes
de la terre et des eaux, par l' abandon ou la culture de
la nature, par la longue influence d' un climat devenu
contraire ou favorable, ne sont plus les mêmes qu' elles
étaient autrefois ! "
et dans cet autre qui fait suite au précédent :
" on sera surpris de la promptitude avec laquelle les
espèces varient, et de la facilité qu' elles ont à se dénaturer
en prenant de nouvelles formes " ;
et dans cet autre encore :
" après ce coup d' oeil sur les altérations particulières
de chaque espèce, il se présente une considération
plus importante et dont la vue est bien plus étendue :
c' est celle du changement des espèces mêmes ; c' est cette
dégénération plus ancienne et de tout temps immémoriale,
qui paraît s' être faite dans chaque famille. "
ce dernier passage est extrait d' un article très étendu
p388
dont le titre est par lui-même très significatif : de la
dégénération des animaux, et qui n' est rien moins
qu' un exposé général de la doctrine de la variabilité de
l' espèce sous l' influence du climat et de la nourriture.
Buffon ne craint pas d' y formuler, en essayant de les
justifier, les propositions les plus hardies ; de les appliquer
aux quadrupèdes eux-mêmes, " ces espèces majeures "
dont, selon lui, " l' empreinte est la plus ferme et la nature
la plus fixe " ; et de dire :
" nous trouverons que les deux cents espèces dont
nous avons donné l' histoire peuvent se réduire à un
assez petit nombre de familles ou souches principales,
desquelles il n' est pas impossible que toutes les autres
soient issues. "
outre ces passages où Buffon se montre tour à tour
aussi ferme en un sens que Linné, et aussi hardi dans
p389
l' autre que Bacon, il en est où Buffon se place entre
deux ; admettant tout à la fois, pour les espèces, la permanence,
mais réduite aux traits essentiels de l' organisation,
et la variabilité, mais renfermée entre d' étroites
limites. Cette doctrine mixte est manifestement celle de
Buffon, lorsqu' il dit :
" l' empreinte de chaque espèce est un type dont les
principaux traits sont gravés en caractères ineffaçables
et permanents à jamais ; mais toutes les touches accessoires
varient. "
et encore :
" la forme constitutive de chaque animal s' est conservée
la même et sans altération dans ses principales
parties... Les individus de chaque genre représentent
aujourd' hui les formes de ceux des premiers siècles,
surtout dans les espèces majeures ; car les espèces inférieures
ont éprouvé d' une manière sensible tous les
effets des différentes causes de dégénération. "
voilà donc incontestablement, dans l' oeuvre de Buffon,
trois opinions : deux directement contraires l' une à l' autre ;
la troisième moyenne et dans l' esprit de la philosophie
éclectique.
On a reproché à Buffon, et fort durement, ces diversités
d' opinions, ces " contradictions avec lui-même " ; on
l' a représenté comme changeant sans cesse de doctrine ;
p390
comme flottant pour ainsi dire d' un pôle à l' autre, au g
des circonstances, et parfois par des motifs personnels
et trop au-dessous de la majesté de la science. Accusations
injurieuses dont Pallas lui-même a eu le malheur de
se faire l' organe contre le grand naturaliste qu' il avait si
souvent pris pour mole ; et qui ont trouvé de nombreux
échos dans les dernières années du zzzxviiie siècle
et jusqu' à nos jours.
Que fallait-il cependant, pour mettre à néant, pour
expliquer, d' une manière digne de Buffon, les variations
de sa pensée ? Mettre, à côté de chaque passage,
sa date. Où se trouvent les passages dans lesquels
Buffon affirme l' immutabilité des espèces ? Aubut de
son oeuvre : son premier volume sur les animaux
est de 1753 ; les volumes où Buffon partage encore les
vues de Linné, sont les deux suivants, et ils ont paru en
1755 et 1756. De quelle date sont ceux Buffon se prononce
pour la variabilité ? De 1761 et de 1766. Et ceux
, après l' avoir admise et proclae, il la limite ? De
1765 à 1778.
Ce qui peut se traduire ainsi : Buffon ne se contredit
p391
pas, il se corrige. Et surtout, il ne flotte pas ; il va, une
fois pour toutes, de l' une à l' autre opinion ; de ce qu' il
avait admis au point de départ, sur la foi d' autrui, à ce
qu' il reconnaît, après vingt ans d' études, pour le progrès
et la rité. Et si, dans son effort pour réagir contre les
doctrines régnantes, il a été d' abord, comme tout novateur,
entraîné au delà du but, il essaye aussitôt d' y revenir
et de s' y fixer.
Nous n' interprétons pas, nous exposons ; et d' après
Buffon lui-même. Qu' on jette les yeux sur cette table
générale des matières, Buffon, à la fin de son histoire
naturelle, réunit etsume tout ce qu' il en veut conserver :
les passages affirmatifs de l' immutabilité de l' espèce, comme
ceux qui la nient sans réserve, sont également passés sous
silence ; et la doctrine de la permanence des traits principaux,
de la mobilité de toutes les touches accessoires,
est seule indiquée, comme seule aussi elle se retrouve,
onze ans plus tard, dans les époques de la nature.
Telle est donc la véritable doctrine de Buffon : celle
qu' il cherche jusqu' à ce qu' il l' ait trouvée : et quand il l'
a
fait, il s' y arrête ; car alors seulement il sait ou il croit
savoir " l' ordre des temps " .
Zzzvi.
Il est bien remarquable qu' au milieu de ces variations
d' opinion, il reste un point sur lequel Buffon ne change
p392
jamais. Ce que tant de naturalistes ne comprennent pas
encore un siècle après lui, Buffon l' aperçoit tout d' abord,
et le reconnaît toujours : la nécessité logique d' une définition
positive et physiologique de l' espèce. Buffon se
garde bien de faire de l' immutabilité quand il y croit avec
Linné, ou de la variabilité quand il est arrivé à l' admettre,
l' élément principal de sa définition ; il la base sur ce qui
fait, indépendamment de tout système, l' essence même
de l' esce : la continuité indéfinie par voie de génération,
et la similitude héréditaire. Buffon a compris " qu' il fallait
un caractère positif pour l' espèce " , comme le dit
m.. Flourens ; et si je n' ose ajouter avec lui, en
présence de graves difficultés encore irrésolues, que
" Buffon nous a donné " ce caractère positif, au moins a-t-il
le mérite d' avoir clairement montré la voie dans laquelle
nous devons le chercher. Et il l' a fait le premier ; car il
faut la vive lumière dont il l' a éclairée, pour y reconnaître
les traces indistinctes de quelques efforts antérieurs ;
si faibles encore, si hésitants, qu' ils ne mériteraient pas
d' être mentionnés s' ils n' avaient Aristote pour auteur,
et s' il n' y avait lieu de penser que Buffon s' en est inspiré.
Quant à Albert le Grand, dont on a voulu faire ici un
devancier de Buffon, comme ailleurs de Linné, nous
ne rencontrons chez lui que de vagues indications d' après
Aristote, dont la pensée, si obscure déjà dans ses oeuvres,
p393
achève de s' éteindre dans les verbeux commentaires de
son disciple.
C' est parce que la définition de Buffon est positive et
indépendante de toute hypothèse, qu' il a pu la concilier
avec les systèmes qu' il a successivement adoptés, et, sur
ce point du moins, n' avoir, du commencement à la fin de
son oeuvre, qu' un seul et même langage ; qu' il a pu dire
dès 1749 : " on doit regarder comme la même espèce celle
qui, au moyen de la copulation, se perpétue et conserve
la similitude de cette espèce " ; répéter en 1753 :
" l' espèce n' est autre chose qu' une succession constante
d' individus semblables et qui se reproduisent " ; et
redire encore en 1765 : " l' espèce est une collection ou
une suite d' individus semblables. " quand Buffon a
écrit le premier de ces passages, il ne s' était encore
prononcé ni pour ni contre la permanence du type : il
était partisan de l' immutabilité quand il a écrit le second,
de la variabilité quand il a écrit le troisième : et cependant,
qu' est-ce que le second, sinon une rédaction
nouvelle du premier ? Et le troisième, sinon une forme
abrégée des deux autres ?
Buffon, qui a fait à plusieurs reprises la théorie de l' espèce,
n' en refait donc jamais la définition : et cela parce
qu' il l' a placée, dès l' origine, en dehors du terrain mouvant
des hypothèses.
Et après ce mérite, Buffon en a un autre encore : s' il
p394
a conscience que sa définition est vraie dans toutes ses parties,
il sait comprendre aussi qu' elle n' est pas suffisante ;
qu' elle laisse subsister des difficultés, et de très graves.
La première est celle-ci : comment sera-t-il possible, si
l' on s' en tient à la définition de Buffon, de distinguer les
espèces de ces autres " suites d' individus semblables " ,
que nous appelons des races ? Celles-ci aussi se perpétuent ;
elles sont constantes ; et c' est par là même qu' elles se
parent
des simples variétés. Toutefois leur perpétuité,
leur constance ne sont-elles pas d' un autre ordre que celles
des espèces ?
En second lieu, si la définition est vraie, sa contrepartie
l' est-elle également ? Et devons-nous en effet à
Buffon " le caractère positif " ou, comme on l' a dit aussi,
" le critérium " de l' espèce ? A la fécondité indéfinie des
unions entre individus de me espèce, peut-on opposer
l' infécondité ou la fécondité très limitée des unions entre
individus d' espèces différentes ? Oui, disent les auteurs, et
plusieurs d' entre eux croient avoir mis hors de doute,
par leurs observations ou même par leurs expériences, ce
qu' on a appelé le principe de Buffon. Mais ce prétendu
principe n' est pas même, chez lui, une opinion constante ;
elle est la sienne au commencement de ses études ; elle
ne l' est plus, lorsqu' il arrive à la maturité de son savoir.
Il avait dit en 1749 : " on doit regarder comme des
espèces différentes celles qui ne peuvent rien produire
ensemble " , ou dont ne résulterait " qu' un animal mi-parti "
qui " ne produirait rien " . Voilà, sans nul
p395
doute et très nettement exprimée, ce qu' on a appelé la
doctrine de Buffon ; et, pendant quelques années, il ne
laisse échapper aucune occasion de la reproduire et de la
développer. Mais, plus tard, au lieu d' affirmer, il
doute, et plus tard encore, du doute passe à la négation.
" il est certain, dit-il, par tout ce que nous venons d' exposer,
que les mulets en général, qu' on a toujours accusés
d' impuissance et de stérilité, ne sont cependant
ni réellement stériles, niralement inféconds : et
c' est dans la nature particulière du cheval et de l' âne
qu' il faut chercher les causes de l' infécondité des mulets
qui en proviennent. " voilà donc renversées, de la
main de Buffon, les barrières que lui-même avait élevées
entre les espèces ! Et ce que tant d' auteurs ont appelé et
appellent encore " son principe " , il va, lui, jusqu' à l'
appeler
un " préjugé " !
Pourquoi, entre ces passages contraires, les auteurs
p396
ont-ils si souvent cité le premier, et toujours omis le dernier ?
Des opinions formellement désavouées par Buffon
avaient-elles seules droit à être mises en lumière ? Et ses
vues définitives devaient-elles rester dans l' ombre, d' où
nous essayons enfin de les faire sortir ?
Si l' histoire de la question de l' espèce avait été plus
fidèlement écrite, la science ne se serait pas appuyée, ne
s' appuierait pas encore, avec une si entière et si aveugle
confiance, sur un prétendu principe récusé par son inventeur
lui-même. Elle ne l't pas plus rejeté et condam
sur la parole du maître, qu' accepté et maintenu ; mais
elle se fût tenue en garde contre tout " préjugé " positif ou
négatif ; elle n' eût pas vu les faits à travers le prisme
d' une opinion consacrée à l' avance comme un axiome ; et
peut-être eût-elle depuis longtemps saisi la vérité où elle
est : non sans doute, au point où Buffon avait cru l' avoir
enfin trouvée, mais dans les voiesil la cherchait.
Zzzvii.
A la définition qui se déduit des vues de Linné, à celle
qu' a donnée Buffon, se rattachent la plupart desfinitions
qui ont eu cours dans la suite du zzzxviiie siècle et dans le
nôtre.
De la première dérivent toutes celles dont l' élément essentiel
est l' invariabilité perpétuelle du type ; à la seconde,
celles qui caractérisent surtout l' espèce par la fécondi
continue ; et à toutes deux, la multitude de celles qui reposent
sur l' une et sur l' autre de ces notions.
C' est ce qui est surtout manifeste dans l' époque qui
p397
suit immédiatement celle de Linet de Buffon. Dans les
dernières années du zzzxviiie siècle, l' espèce est tour à tour
définie par Antoine-Laurent de Jussieu, Daubenton,
Blumenbach,
Cuvier et Illiger : de ces auteurs, deux suivent,
de plus ou moins près, l' un Linné, l' autre Buffon ; deux
se placent entre eux : un seul adopte une définition très
différente de celle de l' un et de l' autre de ces maîtres.
L' auteur par excellence linnéen, c' est ici Antoine-Laurent
de Jussieu. Il ne voit rien de mieux que d' extraire
du systema et de la philosophia botanica la définition
qui y est implicitement contenue, mais que Linné
n' avait pas pris la peine de formuler. Les termes adoptés
par Jussieu sont ceux-ci : " l' espèce doit être définie une
succession d' individus entièrement semblables, perpétués
au moyen de la génération : individua omnibus suis
partibus simillima et continuata generationum serie
semper conformia. " " individuorum series, soboles
parenti simillima " , avait dit Linné.
Il suit de là, ajoute Jussieu, que chaque individu représente
ritablement toute l' espèce passée, présente et
future : " vera totius speciei effigies " .
De la définition de Linné dérive aussi celle de Blumenbach ;
mais déjà, avec lui, nous nous éloignons de la doctrine
pure de l' immutabilité. On sent ici l' influence de
Buffon en même temps que celle de Linné. Les variations
que subissent les espèces, selon les lieux et les circonstances,
p398
paraissent, à Blumenbach, mériter plus d' attention
que ne leur en accordaient Linné et Jussieu ; et il juge
qu' il y a lieu d' en tenir compte dans la définition. L' espèce
est donc pour lui une collection, non " d' individus entièrement
semblables " , " mais assez semblables pour que leurs
différences puissent être attribuées à la dégénération ; ut
ea in quibus differunt, degenerando solum ortum duxisse
potuerint " .
Définition qui n' est, comme il est facile de le voir,
qu' une vue théorique et sans application possible aux
faits, tant qu' on n' aura pas résolu cette question : jusqu' où
peut aller, et s' arrête nécessairement la dégénération ?
Or qu' est-ce que cette question, sinon la question tout
entière de l' espèce ?
Le naturaliste qui, dans le zzzxviiie siècle, se rattache le
plus directement aux vues de Buffon, n' est pas, comme
on pourrait s' y attendre, son collaborateur Daubenton,
mais un naturaliste allemand, très opposé d' ordinaire aux
idées françaises. Il est vrai qu' elles lui arrivaient ici par
l' intermédiaire de Kant. Selon Illiger, l' espèce doit être
dite " l' ensemble des êtres qui donnent entre eux des
produits féconds " .
La définition d' Illiger est donc celle de Buffon, simplifiée
(nous ne disons pas améliorée) par l' élimination
d' un des deux termes dont elle se composait : la similitude
des individus qui composent ensemble l' espèce.
p399
C' est, au contraire, à cette similitude seule que s' attache
Daubenton, non moins exclusif en sens inverse. S' écartant
à la fois de Buffon et de Linné pour se rapprocher de
Tournefort, il veut que l' espèce soit simplement un des
groupes de la classification ; la première collection d'
individus,
ou, selon ses propres expressions, celle " des
individus qui se ressemblent plus entre eux qu' aux
autres " , comme le genre est la collection des espèces,
et la classe celle des genres " rassemblés par des rapports
communs " .
Des définitions proposées dans le zzzxviiie siècle, il n' en
est aucune qui n' ait été reproduite de nos jours. M.. Flourens
s' est déclaré partisan de celle d' Illiger ; m.. Brullé,
de celle de Daubenton ; plusieurs auteurs, de celles de
Jussieu et de Blumenbach. Mais celle de Cuvier a
surtout joui dans notre siècle, et y jouit encore d' une
grande faveur. Nous devons donc nous y arrêter davantage,
et placer, en regard des idées de Linné et de
Buffon, celles de Cuvier.
Zzzviii.
Lesfinitions de Daubenton et d' Illiger font exclusivement,
l' une de la ressemblance, l' autre de la filiation, le
lien commun des individus de même espèce. Cuvier a
p400
voulu tenir compte de ces deux éléments, et concilier, en
ce qu' elles ont de juste, les vues de Linné et aussi de
Blumenbach, et celles de Buffon : et de là, cette
définition si souvent reproduite en France et à l' étranger :
l' espèce est " la collection de tous les corps organisés
nés les uns des autres ou de parents communs, et de
ceux qui leur ressemblent autant qu' ils se ressemblent
entre eux " .
Définition que Cuvier reconnaît d' une " application fort
difficile " , mais qu' il croit pouvoir dire " rigoureuse " .
La première partie de ce jugement de l' auteur sur
son oeuvre n' est que trop incontestable ; mais la seconde
est loin d' être aussi bien justifiée. Les individus qui, dans
une espèce, composent ensemble uneme compagnie
ou uneme communauté, se ressemblent plus entre
eux qu' ils ne ressemblent aux individus d' un autre
groupe ; et à plus forte raison, d' une autre localité et
surtout d' une autre contrée. Prise à la lettre, la définition
p401
de Cuvier limiterait presque l' espèce aux individus
les plus prochainement unis par le sang. Comment
l' appliquer rigoureusement aux vastes groupes que les
naturalistes appellent des espèces, et qui, s' étendant
souvent sur toute une partie du monde ou même sur
plusieurs, y présentent des différences si marquées :
comme le cerf et d' autres herbivores ; comme le loup
ordinaire et l' hyène rayée ; comme le lion, avec sa crinière,
selon les pays, fauve ou noire, lisse ou ondulée,
étendue jusqu' à la poitrine,duite à un collier, ou
à peine indiquée par quelques flocons de poils ? Que
serait-ce si nous parlions des animaux domestiques,
auxquels cependant Cuvier veut aussi que safinition
soit applicable !
Cette définition n' en a pas moins été reproduite à plusieurs
reprises par son auteur, en des termes presque
identiques, mais avec des remarques complémentaires
dont la diversité atteste chez lui, d' une époque à l' autre
de sa vie scientifique, des vues profondément différentes.
On n' a pas assez remarqque Cuvier a eu, comme Linné
et surtout comme Buffon, ses changements d' opinion ;
mais en sens inverse, de la variabilité à l' immutabilité.
S' il ne s' est jamais formellement prononcé pour la première,
au moins est-il manifeste qu' il inclinait de ce côté
dans sa jeunesse. A l' origineme de sa vie scientifique,
et encore étudiant en histoire naturelle plutôt que naturaliste,
il était très porté, comme le prouve une lettre
écrite à Pfaff en 1790, à ne voir dans ce qu' on nomme les
diverses espèces d' un genre, par exemple, le loup et le
chacal, que " de simples variétés " , c' est-à-dire des
modifications
p402
d' un me type spécifique. Cinq ans plus
tard, dans un de ses premiers moires, on le voyait reproduire
hardiment, et tout à la fois, les idées de Buffon
et celles de Lin; se demander, et dans les termes les
plus nets, si " ce que nous appelons des espèces " ne
seraient pas simplement " les diverses dégénérations d' un
me type " , et, de plus, si " beaucoup d' entre elles
ne seraient pas nées de l' accouplement d' espèces voisines " .
Cette double question se trouvait, il est vrai, posée
dans un moire où Cuvier avait Geoffroy Saint-Hilaire
pour collaborateur, et il est vrai aussi que les deux auteurs
la laissaient sansponse. Mais il est clair qu' ils
espéraient pouvoir un jour la résoudre par l' affirmative ;
et quelques années plus tard, Cuvier, et ici lui seul, n'
hésitait
pas à admettre comme " la plus plausible, l' opinion
de Buffon " qui fait dériver un genre tout entier de ses
" espèces principales " .
p403
Sous l' influence de ces idées, Cuvier, lorsqu' il donne,
en 1798, sa définition de l' espèce, la commente surtout
dans le sens de Buffon. Il pose, lui aussi, la fécondité des
produits comme le caractère essentiel de l' espèce, et
insistant sur les variations auxquelles elle est soumise,
il laisse dans l' ombre la ressemblance des descendants
actuels avec les premiers ancêtres. En 1817, au contraire,
il passe rapidement sur les variétés, ou plutôt il
ne s' en occupe que pour les dire renfermées dans des
limites, " les mêmes aujourd' hui " que dans l' antiquité
la plus reculée. Ce qui le conduit à " admettre certaines
formes qui se sont perpétuées depuis l' origine des
choses " , et à conclure ainsi :
" tous les êtres appartenant à l' une de ces formes (perpétuées
depuis l' origine des choses) constituent ce que
l' on appelle une espèce. "
Cuvier finit donc par où Linné avait commencé ; moins
absolu cependant dans leur commune doctrine. Il reprend
et presque mot pour mot, l' aphorisme de 1736 : species
tot numeramus quot diversae formae in principio sunt
creatae : mais il n' adopte pas, sans quelques réserves,
ce complément de la doctrine linnéenne : semper sibi
similes.
p404
Zzzix.
Si Cuvier est, dans la question de l' espèce, le continuateur
moderne de Linné, Lamarck, inutilement secon
par Delamétherie, est ici celui de Buffon. Mais Cuvier
reste en deçà de Linné ; et Lamarck s' avance bien au
delà de Buffon, et par des voies qui lui sont propres ; ses
p405
vues ne sont pas seulement beaucoup plus hardies, ou
mieux plus téméraires ; elles sont profondément différentes.
Est-ce un progrès ? Est-ce une déviation ?
Tout le monde sait que les immenses travaux de
Lamarck se partagent entre la botanique et la physique,
dans le zzzxviiie siècle, entre la zoologie et la philosophie
naturelle, dans le zzzxixe. Ce qu' on sait moins, c' est que
Lamarck
avait été longtemps partisan de l' immutabilité de
l' espèce : comme Buffon, il avait subi d' abord l' empire
des doctrines régnantes ; c' est en 1801 seulement, que
nous le voyons s' en affranchir, après de longues méditations,
et lorsqu' il est déjà âgé ; encore comme Buffon.
Mais Lamarck, une fois décidé, l' est pour toujours, et il
retrouve dans l' âge mûr, pour propager, pour défendre
ses convictions nouvelles, toute l' ardeur d' un jeune
homme. En trois ans, 1801, 1802, 1803, il expose
ses vues deux fois dans ses cours, trois fois dans ses
écrits. Il y revient et les précise en 1806. Il consacre,
en 1809, à leur démonstration une grande partie
de son oeuvre principale, la philosophie zoologique.
p406
A ce moment, la tâche qu' il s' était donnée semble
accomplie, et il pourrait s' arrêter, et attendre, dans le
repos, le jugement de ses pairs. Mais il est trop convaincu,
l' avenir de la science est, à ses yeux, trop étroitement lié
à celui de sa doctrine, pour qu' il ne s' efforce pas, jusqu' au
dernier jour, de la faire comprendre et accepter. Déjà
plus que septuagénaire, il l' expose de nouveau, il la maintient
aussi fermement que jamais, en 1815, dans l' histoire
des animaux sans vertèbres, en 1820, dans le système
des connaissances positives.
Cette doctrine, si cre à son auteur, et dont la conception,
l' exposition, la defense, ont rempli si laborieusement
la seconde moitié de sa vie scientifique, a été l' objet
des jugements les plus contraires. Trop admirée assurément
par les uns ; car ils ont oublié que Lamarck a un
devancier, et que ce devancier est Buffon. Trop
vèrement traitée par les autres ; car ils l' ont enveloppée
tout entière, et sans nulle réserve, dans la même condamnation.
p407
Comme s' il était possible que tant de travaux
n' eussent conduit un aussi grand naturaliste qu' à une
" conception fantastique " , à un " écart " ; plus encore,
osons prononcer le mot qu' on n' a pas écrit, mais qu' on
a dit : à une " folie de plus " ! Voilà ce que put entendre
Lamarck lui-même durant sa longue vieillesse,
attristée déjà par la maladie et la cécité ; ce qu' on ne
craignit pas de répéter sur sa tombe récemment fere ;
et ce qu' on redit chaque jour encore ! Et le plus souvent,
sans aucune étude faite aux sources mes, et d' après
d' infidèles comptes rendus qui ne sont aux vues de
Lamarck que ce qu' une caricature est à un portrait !
Quand viendra, pour nous, le moment de discuter et,
disons-le à l' avance, de combattre sur quelques-uns de
ses points principaux la doctrine de Lamarck, que ce soit
du moins avec le respect dû à l' un des plus illustres
maîtres de notre science ! Et dès à présent, que cette doctrine
dont on s' est plu à exagérer encore les témérités,
soit dégagée de toutes les interprétations, de tous les
commentaires, à la fausse lumière desquels tant de
naturalistes ont cru la juger ! Si son auteur doit être en
effet condamné, que ce ne soit du moins qu' après avoir
été entendu.
Les propositions suivantes que nous extrayons des
ouvrages de Lamarck nous ont paru propres à faire
connaître fidèlement et brièvement sa doctrine sur les
variations des corps vivants :
" la supposition presque généralement admise que les
corps vivants constituent des espèces constamment
distinctes par des caractères invariables " et " aussi
p408
anciennes que la natureme " est " tous les jours
démentie " . " les circonstances influent sur la
forme et l' organisation " de ces corps.
Il ne peut se produire " de grands changements dans
les circonstances " , sans qu' il en résulte aussi " de grands
changements dans les besoins " des corps vivants, par
suite dans leurs " actions " et leurs habitudes. L' influence
de ces nouvelles " actions et habitudes " des corps vivants
est la principale " cause qui modifie leur organisation
et leurs parties " .
" l' habitude d' exercer un organe lui fait acquérir des
développements et des dimensions qui le changent
insensiblement, en sorte qu' avec le temps elle le rend
fort différent. " au contraire, " le défaut constant
d' exercice d' un organe l' appauvrit graduellement, et
finit par l' anéantir " . Car, pour la nature, " le temps
n' a point de limite, et en conséquence, elle l' a toujours
à sa disposition " .
p409
" chaque organisation, chaque forme " ainsi acquise,
est conservée et se transmet " successivement par la
génération jusqu' à ce que de nouvelles modifications de
ces organisations et de ces formes aient été obtenues
par la même voie et par de nouvelles circonstances " .
" les circonstances déterminent positivement ce que
chaque corps peut être. "
la variabilité est illimitée. La nature, par " la succession
des générations " , et à l' aide " de beaucoup de
temps et d' une diversité lente mais constante dans les
circonstances " , a pu produire, dans " les corps vivants
de tous les ordres " , les changements les plus extrêmes,
et " amener peu à peu " , à partir " des premières ébauches
de l' animalité " et de la végétalité, " l' état de choses que
nous observons maintenant " .
" parmi les corps vivants, la nature n' offre " donc, à
proprement parler, " que des individus qui se succèdent
les uns aux autres par la génération et qui proviennent
les uns des autres. Les espèces, parmi eux, ne sont que
relatives et ne le sont que temporairement. " si l' on
en a jugé autrement, c' est parce que " la chétive durée
p410
de l' homme lui permet difficilement d' apercevoir les
mutations considérables " qui ont lieu " à la suite de
beaucoup de temps " .
En d' autres termes, et c' est encore à Lamarck que
nous les empruntons, les collections " auxquelles on a
donné le nom d' espèces " ne sont que des " races " .
Aussi Lamarck donne-t-il de l' espèce une définition
qu' on ramènerait facilement à celle de la race.
L' espèce est, selon lui, une " collection d' individus
semblables,
que la génération perpétue dans le même état
tant que les circonstances de leur situation ne changent
pas assez pour faire varier leurs habitudes, leur caractère
et leur forme. "
p411
telle est, résumée par son auteur lui-même, la doctrine
de Lamarck, et l' on peut déjà voir combien elle est
différente de celle de Buffon. Les auteurs de l' histoire
naturelle et de la philosophie zoologique admettent tous
deux la variabilité : mais le premier la veut limitée, et le
second illimitée. Il y a pour Buffon des espèces principales,
et pour ainsi dire des espèces mères ; il n' y a plus
pour Lamarck que des espèces dérivées.
Sur ce point, Lamarck s' avance bien au delà de Buffon,
mais, du moins, il reste dans la même direction : sur un
autre, au contraire, il s' en écarte, il s' en éloigne. Ce
que Buffon attribue d' une manière générale à l' action
du climat, Lamarck le donne, surtout pour les animaux,
à l' influence des habitudes : tellement que, selon lui,
ils ne seraient pas, à proprement parler, modifiés par
les circonstances, mais seulement excités par elles à se
modifier eux-mêmes.
Ce sont là, sans nul doute, de très profondes dissidences,
et qui vont jusqu' au coeur de la question. Mais,
au-dessus d' elles, est un principe commun : l' espèce
n' est pas absolue et perpétuelle, mais relative et temporaire.
Et le savant qui, de 1801 à 1820, a si énergiquement
défendu cette proposition, est bien de l' école de
celui qui avait dit, trente ans avant lui : des animaux de
me origine peuvent cependant être " d' espèces différentes :
la nature est dans un mouvement de flux continuel ;
c' est assez pour l' homme de la saisir dans l' instant
de son siècle " !
p412
Zzzx.
On a souvent associé, dans l' histoire de la question
de l' esce, le nom de Geoffroy Saint-Hilaire à celui de
Lamarck, et l' auteur de la philosophie anatomique s' est
lui-même plu à se dire ici le disciple de l' auteur de la
philosophie zoologique. Il en est du moins le successeur,
en ce sens qu' on le voit prendre en main la cause de la
variabilité presque au moment même Lamarck venait
de cesser de la défendre en cessant d' écrire. Le système
des connaissances positives avait paru en 1820 ; c' est en
1825 que Geoffroy Saint-Hilaire ouvre, par son mémoire
sur les gavials et les téléosaures, la série de ses travaux
sur la question de l' esce. Il avait alors pcisément
l' âge auquel venaient aussi de parvenir Buffon et Lamarck,
lors de leurs premiers écrits en faveur de la variabilité :
est-ce là une simple rencontre fortuite ? Ou ne serait-ce
pas bien plutôt l' accord tacite de trois grandes intelligences,
logiquement conduites après de longs efforts, et
quand elles eurent atteint les derniers sommets de la philosophie
naturelle, à y apercevoir les mêmes vérités ? La
question de l' espèce est le terme, le couronnement de la
science : doit-on s' étonner si Buffon, Lamarck, Geoffroy
Saint-Hilaire, ont tous les trois voulu faire de sa solution
le couronnement de leur vie scientifique ?
Pour Geoffroy Saint-Hilaire, il avait, avant de reprendre
p413
l' oeuvre de Buffon et de Lamarck, à compléter
la sienne propre. Si 1818 est la date principale de la
création de l' anatomie philosophique, il a fallu la lutte
énergique de 1830 pour lui donner dans la science sa
place légitime, et pour rendre ainsi à son auteur la libre
disposition de lui-même. Voilà pourquoi Geoffroy Saint-Hilaire
ne vient, dans la question de l' espèce, qu' après
Lamarck ; lui qui, dès 1795, et alors que Lamarck
croyait encore à l' immutabilité, avait osé dire : les
espèces pourraient bien n' être que " les diverses générations
d' un me type " ; lui qui, formant en égypte,
quatre ans plus tard, ses riches collections d' animaux
antiques, les destinait surtout, dans sa pensée, à éclairer
la question qu' il avait, si jeune encore, posée d' une main
si ferme. Et depuis, il ne l' avait jamais perdue de vue ;
mais sans se décider, durant plus d' un quart de siècle, à
passer de la méditation à l' action. Il émet enfin en 1825
son opinion ; il y revient, mais brièvement encore, en
1828 et 1829, et ne s' attache à la développer et à l' établir
p414
qu' à partir de 1831, l' année même qui avait suivi
la mémorable discussion académique sur l' unité de composition
organique. On voit qu' il ne perd pas de temps
pour passer de l' une à l' autre des deux grandes questions
de l' histoire naturelle !
Geoffroy Saint-Hilaire, qui suit de si près Lamarck,
dans l' ordre des temps, en partage, en développe-t-il toutes
les vues ? Non, et dès le premier travail où Geoffroy Saint-
Hilaire
aborde la question de l' espèce, il énonce des idées
très différentes. S' il commence par rendre hommage à
son illustre devancier, par poser avec lui comme un
" axiome général " qu' il n' y a " rien de fixe dans la nature "
,
et surtout dans la nature vivante ; il fait suivre cette adhésion
à la doctrine générale de la variabilité, par l' expression
de dissentiments qui touchent au fondme
de la question ; et ces dissentiments deviennent de
p415
plus en plus manifestes dans ses travaux ultérieurs. Non-
seulement
Geoffroy Saint-Hilaire se garde bien d' admettre
cette extension sans limites des variations qui est le fond
me du système de Lamarck, mais aussi, et surtout, il se
refuse à expliquer celles qui ont pu se produire, par des
changements d' actions et d' habitudes : hypothèse favorite
de Lamarck qui s' était efforcé de la démontrer, sans parvenir
me à la rendre vraisemblable.
Dans la doctrine de Lamarck, de ce " profond physiologiste,
habile à poser des principes, moins dans le
choix de ses preuves " , Geoffroy Saint-Hilaire fait
donc deux parts : il adopte formellement l' une, il rejette
non moins formellement l' autre. Et quelle est celle-ci ?
Précisément ce qui, dans cette doctrine, est plus
particulièrement
propre à Lamarck. Ce que Geoffroy Saint-Hilaire
adopte, conserve et s' attache à développer, c' est
surtout ce fonds commun d' idées que Lamarck a, sans nul
doute, dans une époque plus avancée de la science, mieux
exposé et défendu que Buffon, mais qui était déjà dans
les ouvrages de ce grand homme, et dont il est le véritable
créateur. Si bien que si Geoffroy Saint-Hilaire est,
dans l' ordre chronologique, le successeur de Lamarck, on
doit voir bien plutôt en lui, dans l' ordre philosophique,
le continuateur de Buffon, dont le rapproche en effet tout
ce qui l' éloigne de Lamarck.
La doctrine de Geoffroy Saint-Hilaire sur l' espèce
peut, en ce qui la constitue essentiellement, se ramener
à cinq propositions principales : deux prémisses générales ;
p416
une conséquence relative aux êtres récents et actuels
comparés entre eux, et deux autres à ces mêmes êtres
comparés avec ceux qui ont très anciennement peuplé
le globe.
Les deux prémisses sont celles-ci :
l' espèce est " fixe sous la raison du maintien de l' état
conditionnel de son milieu ambiant " .
Elle se modifie, elle change, si le milieu ambiant varie,
et " selon la portée " de ses variations.
D' cette première conséquence :
parmi les êtres récents et actuels, on ne doit pas voir
et l' on ne voit pas se produire " de différence essentielle " :
pour eux, " c' est leme cours d' événements " comme
" la même marche d' excitation " .
Au contraire, le monde ambiant ayant subi, d' une époque
géologique à l' autre, des changements plus ou moins
considérables ; l' atmosphère, dit Geoffroy Saint-Hilaire,
ayant même varié dans sa composition chimique,
et les conditions de la respiration ayant été ainsi
modifiées ; les êtres actuels doivent différer, par leur
organisation, de leurs ancêtres des temps anciens, et en
différer selon " le degré de la puissance modificatrice " .
A ce point de vue, dit Geoffroy Saint-Hilaire, l' évolution
des espèces peut être comparée à celle des individus.
p417
" dans unme milieu et sous l' influence desmes
agents physiques et chimiques " , ceux-ci aussi " restent
des répétitions exactes les uns des autres. Mais que,
tout au contraire, il en soit autrement : de nouvelles
ordonnées, si elles interviennent sans rompre l' action
vitale font varier nécessairement les êtres qui en ressentent
les effets " . " ce qui, dans les grandes opérations
de la nature, exige un temps quelconque considérable " ;
mais ce qui " est accessible à nos sens et se trouve produit
en petit et sous nos yeux, dans le spectacle des
monstruosités, soit accidentelles, soit volontairement
provoquées " .
La cinquième proposition que l' auteur n' énonce toutefois
qu' avec réserve, est celle-ci :
" les animaux vivant aujourd' hui proviennent, par une
suite de générations et sans interruption, des animaux
perdus du monde antédiluvien " ; par exemple, " les
crocodiles de l' époque actuelle, des espèces retrouvées
aujourd' hui à l' état fossile " ; les différences qui les
parent les uns des autres fussent-elles " assez grandes
p418
pour pouvoir être rangées, selon nos règles, dans la
classe des distinctions génériques " .
C' est sur cette dernière conséquence que Geoffroy Saint-
Hilaire
a le plus insisté, et il devait le faire ; car elle
était, elle est encore la plus neuve. Buffon, dans le
développement
de ses vues sur la variabilité, n' avait jamais
franchi les limites du monde actuel : tout au plus ps de
descendre dans la tombe, avait-il jeté " sur la vieille nature "
,
comme Moïse sur la terre promise, un prophétique
regard. Et si Lamarck avait commencé à rechercher
dans le règne animal antique les origines du règne animal
actuel ; si même il avait dit très nettement : un grand
nombre de " coquilles fossiles " appartiennent " à des
espèces encore existantes, mais qui ont changé depuis " ;
s' il avait cru pouvoir présenter " cette présomption "
comme " très probable " , il ne l' avait ni justifiée
par les faits, ni généralisée, ni surtout étendue aux grands
animaux terrestres ; s' arrêtant ici devant une supposition
singulière, la destruction par l' homme de ceux qui auraient
disparu de la surface du globe. Les palaeotherium,
p419
les anoplotherium, les mégalonyx, les megatherium, les
mastodontes n' auraient péri (si tant est qu' ils aient péri !
Ajoutait Lamarck) que parce que nos ancêtres seraient
" parvenus à détruire tous les individus " des espèces
qu' ils n' ont pas voulu " conserver et réduire à la domesticité
" !
Associer à ces suppositions purement imaginaires, à
ces conjectures en l' air, une idée par elle-même d' une
grande hardiesse, n' était pas le moyen de la faire accepter
dans la science. Présentée d' ailleurs sans nulle preuve
à l' appui, l' hypothèse de la parenté des mollusques anciens
et des mollusques actuels ne devait paraître et ne
parut qu' un paradoxe de plus : on ne jugea pas me
qu' il y eût lieu à examen ; elle fut comme non avenue. Et
après comme avant la philosophie zoologique, et sans
daigner me en nommer l' auteur, Cuvier crut pouvoir
reproduire d' une manière absolue, et comme s' il n' eût
jamais rencontré un seul contradicteur rieux, cette conclusion,
selon lui, rigoureusement démontrée : " les races
actuelles " ne sont nullement " des modifications de
ces races anciennes qu' on trouve parmi les fossiles ; les
espèces perdues ne sont pas des variétés des espèces
vivantes " .
C' est contre cette conclusion, encore généralement
acceptée par les naturalistes, que s' élève enfin Geoffroy
Saint-Hilaire, la déclarant sinon fausse, du moins prématurée,
hasardée. Les naturalistes croyaient avoir saisi une
grande vérité ; ils n' avaient fait, selon lui, qu' admettre
p420
une hypothèse, en face de laquelle il pose l' hypothèse
contraire ; nonmontrée, il le reconnaît, ni même
encore démontrable ; mais plus simple, à ce titre déjà
plus vraisemblable, et aussi plus conforme aux faits et à
la raison. Geoffroy Saint-Hilaire se tient dans ces
limites ; il croit avoir entrevu la véritable solution, il sait
bien qu' il n' en est pas encore maître. C' est " une question "
que j' ai posée, c' est un " doute " que j' ai émis et
" que je reproduis au sujet de l' opinion régnante " ,
dit-il à plusieurs reprises ; car j' ai pensé " et je crois
toujours que les temps d' un savoir véritablement satisfaisant
en géologie ne sont pas encore venus " .
Ce qui peut se résumer ainsi :
Cuvier avait dit : l' espèce est immuable ; donc les
différences, même simplement de valeur spécifique,
que nous constatons entre les êtres actuels et anciens,
sont nécessairement primitives : les êtres actuels ne
p421
descendent pas des êtres plus ou moins différents, dont
les restes fossiles nous font connaître l' antique existence.
Geoffroy Saint-Hilaire dit au contraire : l' espèce est
variable sous l' influence des variations du milieu
ambiant : donc des différences, plus ou moins considérables
selon la puissance des causes modificatrices, ont pu
se produire dans la suite des temps, et les êtres actuels
peuvent être les descendants des êtres anciens.
Cuvier avait peuplé le monde antique d' un autre règne
animal : selon Geoffroy Saint-Hilaire, la paléontologie
peut n' être que la première zoologie, et, ici encore, la
diversité secondaire des formes n' exclut pas l' unité
fondamentale du règne.
Zzzxi.
Après les " doutes " de Geoffroy Saint-Hilaire, comme
après les hypothèses de Buffon, la doctrine de l' immutabilité
de l' esce, affirmée dans les classiques ouvrages de
Cuvier, comme elle l' avait été dans ceux de Linné, est
restée admise par l' immense majorité des naturalistes ;
elle prévaut encore aujourd' hui dans la science.
Si l' on s' écarte des vues de Cuvier, c' est même, souvent,
en sens contraire de la variabilité. Cuvier avait fait
p422
quelques concessions à Buffon, à Lamarck, à Geoffroy
Saint-Hilaire. Si légères qu' elles fussent, elles ont paru
de nos jours exagérées, et il se fait depuis quelques
années parmi les naturalistes un mouvement marqde
retour vers les opinions plus absolues de Linné, vers
le système pur de la perpétuité et de l' immutabilité. La
doctrine de Cuvier suffit à peine au défenseur principal
actuel de la fixité de l' espèce, à m.. Flourens, qui veut
limiter l' action des " causes accidentelles " aux " caractères
les plus superficiels " , même dans les " animaux
domestiques " . Et elle ne suffit décidément plus à
Blainville, tour à tour élève et adversaire de Cuvier ; ni
à plusieurs des zoologistes et des botanistes qui se rattachent
de plus près à ce grand maître par leurs sympathies
personnelles et scientifiques.
Parmi les zoologistes, plus partisans de l' immutabilité
p423
que Cuvier lui-même, on compte le premier de ses collaborateurs,
m.. Duméril, et son savant élève m.. Straus.
M.. Duméril voit dans l' espèce " une race d' individus
semblables, qui, sous un nom collectif, se continuent
et se propagent identiquement les mêmes " ; et
m.. Straus, plus affirmatif encore, ne craint pas de dire :
" il est certain que les hommes, aussi bien que les divers
animaux, ont toujours resté ce qu' ils ont été, et le sont
encore de nos jours, sans la moindre différence. "
quant à Blainville, il définit l' espèce " l' individu rété
et contindans le temps et dans l' espace " , et
va jusqu' à accuser Cuvier d' ouvrir les voies " à la
transformation
des espèces, à leur négation " !
La doctrine de l' immutabilité, soit aussi absolument
admise, soit tempérée par quelques concessions, est, de
me, celle qui a dominé dans ces derniers temps et
domine encore en botanique. L' autorité elle-même de
de Candolle n' a pu y maintenir, sans altération, la définition
p424
par laquelle il faisait de l' espèce " la collection de
tous les individus qui se ressemblent plus entre eux
qu' ils ne ressemblent à d' autres ; qui peuvent, par une
fécondation réciproque, produire des individus fertiles ;
et qui se reproduisent par la génération, de telle sorte
qu' on peut par analogie les supposer tous sortis originairement
d' un seul individu. " l' idée de la similitude
et de la permanence du type n' a pas paru aux botanistes
cents et actuels assez nettement exprimée dans
cette définition. Ceux même qui montrent habituellement
le plus de déférence pour de Candolle croient devoir,
comme Adrien de Jussieu, dans sa botanique classique
et presque officielle, n' adopter que le commencement et
la fin de cette définition ; ils en modifient le terme
intermédiaire,
substituant à l' idée de la fécondité continue, celle
de la ressemblance des êtres produits avec ceux dont ils
proviennent. Et d' autres, dont les définitions correspondent
à celles de Blainville et de mm.. Duméril et Straus
en zoologie, veulent même, comme Achille Richard, que
l' espèce soit définie : " l' ensemble de tous les individus
qui ont absolument les mêmes caractères " , et " qui
peuvent se féconder mutuellement et donner naissance
p425
à une suite d' individus se reproduisant avec lesmes
caractères " .
A l' étranger, la même doctrine n' a pas de moins
nombreux partisans. Les vues et la définition de Cuvier,
présentées dans les mêmes termes, ou sous des formes
un peu différentes, ont cours dans tous les pays ; et quand
on s' en écarte on ne fait presque toujours qu' exprimer
autrement, et souvent d' une manière plus absolue, la
me doctrine. Il est facile de la reconnaître dans la définition
de m.. Bronn et même aussi dans celle de m.. Vogt ;
l' une et l' autre discutées à plusieurs reprises, dans ces
derniers temps, par les géologues comme par les zoologistes.
L' espèce est, selon le premier, " l' ensemble
de tous les individus deme origine, et de ceux qui
leur sont aussi semblables qu' ils le sont entre eux " .
Elle est, selon m.. Vogt, la réunion de " tous les individus
qui tirent leur origine des mêmes parents, et
qui redeviennent, par eux-mêmes ou par leurs descendants,
semblables à leurs premiers ancêtres " : définition
l' auteur veut, avec raison, tenir compte de
deux ordres de faits trop souvent laissés en dehors de la
question de l' espèce : la métamorphose et la génération
p426
alternante. Enfin, si ce n' est plus la définition de Cuvier,
c' est du moins encore sa doctrine, et celle de Linné,
qu' admettent, sous une forme plus abstraite, ceux qui
voient dans l' espèce, comme plusieurs naturalistes allemands :
" une forme de la vie organique, déterminée,
arrêtée et s' entretenant elle-même " ; ou qui disent,
comme Morton, dont la formule nette et concise a souvent
été reproduite : " l' espèce est une forme organique
primitive. "
zzzxii.
Devons-nous comprendre, parmi les partisans de la
doctrine de Linné et de Cuvier, deux auteurs récents
dont les travaux sur l' espèce ont justement fixé l' attention :
m.. Chevreul et m.. Godron ? Deux noms que réunissent
ici la similitude des dates et celle des conclusions auxquelles
sont arrivés, chacun de leur côté, le chimiste
illustre et le savant botaniste. On les a cités l' un et
p427
l' autre comme des adversaires de la doctrine de la variabilité :
est-ce à bon droit ?
Pour m.. Chevreul, la ponse est facile : lui-même
nous en donne tous les termes. S' il " accepte les définitions
des espèces comme les naturalistes qui croient
à l' immutabilité absolue peuvent les donner " , c' est seulement
,
dit-il, " pour les circonstances où ces espèces-là
vivent habituellement " . Dans des circonstances différentes,
ces définitions cesseraient d' être " vraies " . Il faut,
en effet, admettre, dit m.. Chevreul, " la possibilité de la
mutabilité des espèces dans certaines limites par l' effet
de circonstances dépendant du monde extérieur " ; et ni
" l' opinion de la mutabilité " , ni même celle de la
transformation
d' une espèce " en une espèce nouvelle " , ne
sont à ses yeux ou absurdes ou démontrées fausses.
S' il les repousse, c' est parce que " les faits de la science
actuelle n' y sont point conformes " , et que dès lors
" les admettre en principe, serait déroger aux règles de
la méthode expérimentale. "
m.. Chevreul n' est donc que présentement et provisoirement
avec les partisans de l' immutabilité ; il se tient à
p428
ce qui est ou lui paraît la limite actuelle des faits, et
serve l' avenir.
Et c' est pourquoi il définit simplement l' espèce : la
union des " individus issus d' un même père et d' une
me mère : ces individus leur ressemblent le plus
qu' il est possible relativement aux individus des autres
espèces ; ils sont donc caractérisés par la similitude
d' un certain ensemble de rapports mutuels existant entre
des organes de même nom. "
m.. Godron semble, au premier aspect, bien plus opposé
que m.. Chevreul à l' hypothèse de la variabilité. Il la
combat vivement dans toutes ses parties ; et affirme que
l' espèce, au moins à l' état sauvage, est " fixe " ; que " le
climat n' exerce qu' une action modificatrice presque
nulle sur les animaux " , et " n' altère en aucune façon
les caractères des espèces végétales " . Après ce
passage, il semblerait qu' on dût ranger m.. Godron parmi
les partisans les plus absolus de l' immutabilité. Mais vient
ensuite une réserve, et, par elle, tout est remis en
question, au moins pour le passé. L' espèce ne change
pas, mais elle a pu changer. Comme m.. Chevreul qui
n' admet la fixité des êtres organisés que dans les circonstances
ils vivent présentement, m.. Godron ne dit
l' espèce immuable que " depuis l' origine de la période
géologique actuelle " .
En d' autres termes, pour lui, comme pour m.. Chevreul,
les espèces n' ont varié que dans des caractères
p429
" peu importants " sous l' influence des circonstances
actuelles ; lesquelles, avait déjà dit Geoffroy Saint-Hilaire,
sont très limitées dans leur action modificatrice.
Les vues de m.. Chevreul et de m.. Godron, en opposition
manifeste avec celles de Lamarck et surtout avec
son hypothèse sur l' influence des habitudes, ne le sont
donc nullement avec le système d' idées dont Geoffroy
Saint-Hilaire s' est déclaré le partisan. En ce qui touche
l' ordre présent des choses, ou, comme le dit m.. Godron,
jusqu' aux limites de la " période géologique actuelle " ,
ces deux savants défenseurs de la fixité et le successeur de
Lamarck ont, au fond, les mes vues, et ils les expriment
parfois dans les mêmes termes. Et au delà,
est, nous ne dirons pas le désaccord, mais la différence
de leurs doctrines ? Où m.. Chevreul et m.. Godron
se tiennent dans une complète réserve, où ils se taisent,
Geoffroy Saint-Hilaire émet " un doute " .ils s' arrêtent
sans espoir d' aller au delà, il pense n' avoir pas encore
atteint le terme, sinon présent, du moins possible et
futur, de la science ; et il en appelle aux faits et à l'
expérience,
en faveur de l' hypothèse dont il ose proclamer la
vraisemblance, en attendant que l' avenir en démontre
la vérité.
Zzzxiii.
Entre ces voies diverses parallèlement ouvertes par les
efforts de tant d' auteurs, nous avons à nous avancer à notre
tour vers la notion fondamentale de l' histoire naturelle.
p430
Les questions qui s' y rattachent viennent d' être toutes
posées par le résumé même des travaux faits pour les
soudre : elles doivent maintenant être reprises une à
une, et discutées selon les lumières de la science actuelle.
A quelle solution serons-nous conduit ? Nous le
dirons à l' avance. L' ensemble de faits et d' idées que nous
avons à exposer est si complexe, qu' il pourrait être difficile
de le saisir, si nous n' y marquions à l' avance, comme
le voyageur à l' entrée d' une longue route, nos principaux
points de départ et d' arrivée. Nous donnerons donc
dès à présent une esquisse de la doctrine que nous allons
développer dans les chapitres suivants, comme déjà nous
l' avons exposée en partie dans d' autres ouvrages, et en
entier dans nos cours de zoologie générale.
La théorie de la variabilité limitée de l' espèce, ainsi que
nous avons nommé cette doctrine, nous a paru pouvoir se
sumer, en tout ce qu' elle a d' essentiel, dans les
propositions
suivantes :
p431
zzzi. --les caractères des espèces ne sont ni absolument
fixes, comme plusieurs l' ont dit, ni surtout indéfiniment
variables, comme d' autres l' ont soutenu. Ils sont fixes pour
chaque espèce, tant qu' elle se perpétue au milieu des
mes circonstances. Ils se modifient si les circonstances
ambiantes viennent à changer.
Zzzii. --dans ce dernier cas, les caractères nouveaux de
l' espèce sont, pour ainsi dire, la résultante de deux forces
contraires : l' une, modificatrice, est l' influence des
nouvelles
circonstances ambiantes ; l' autre, conservatrice du
type, est la tendance héréditaire à reproduire les mêmes
caractères de génération ennération.
Pour que l' influence modificatrice prédomine d' une
manière très marquée sur la tendance conservatrice, il faut
donc qu' une espèce passe, des circonstances au milieu
desquelles elle vivait, dans un ensemble nouveau, et très
différent, de circonstances ; qu' elle change, comme on l' a
dit, de monde ambiant.
p432
Zzziii. --de là les limites très étroites des variations
observées chez les animaux sauvages.
De là aussi l' extrême variabilité des animaux domestiques.
Zzziv. --parmi les premiers, les espèces restent généralement
dans les lieux et les conditions elles se trouvent
établies, ou elles s' en écartent le moins possible ; car leur
organisation est en harmonie avec ces lieux et ces conditions ;
elle serait en désaccord avec d' autres circonstances
ambiantes. Les mêmes caractères doivent donc se transmettre
de génération en génération.
Les circonstances étant permanentes, les espèces le sont
aussi.
Zzzv. --déjà pourtant la permanence, la fixité, ne sont pas
absolues. L' expansion graduelle des espèces à la surface
du globe est, à la longue, la conséquence nécessaire de la
multiplication des individus. D' autres causes, d' un ordre
moins général, peuvent aussi amener desplacements
partiels. D' où, aux limites surtout de la distribution
géographique
des espèces qui se sont le plus étendues, des
différences notables d' habitat et de climat, qui, à leur tour,
entraînent inévitablement quelques différences secondaires
dans le régime et même dans les habitudes. A ces divers
genres de différences correspondent des races, caractérisées
par des modifications dans la couleur et les autres caractères
extérieurs, dans les proportions et la taille, et parfois
dans l' organisation intérieure. Ces races ont été fort
arbitrairement,
tantôt appelées variétés de localité, tantôt
considérées comme des espèces distinctes.
Zzzvi. --chez les animaux domestiques, les causes de
variation sont beaucoup plus nombreuses et plus puissantes.
p433
Dans une longue série d' expériences qui, pour avoir été
entreprises dans un but tout pratique, n' ont pas une
moindre importance théorique, des espèces de plusieurs
classes, au nombre de quarante environ, ont été contraintes,
par l' intervention de l' homme, de quitter l' état sauvage, et
de se plier à des habitudes, à des régimes, à des climats
très divers. Les effets obtenus ont été en raison des causes :
il s' est formé une multitude de races très distinctes. Parmi
elles, plusieurs offrent même des caractères égaux en
valeur à ceux par lesquels on différencie d' ordinaire les
genres.
Zzzvii. --le retour de plusieurs races domestiques à l' état
sauvage a eu lieu sur divers points du globe. De là une
seconde série d' expériences, inverses des précédentes, et
en donnant la contre-épreuve. Si des animaux domestiques
sont replacés dans les circonstances au milieu desquelles
avaient vécu leurs ancêtres sauvages, les descendants
reprennent, après quelques générations, les caractères de
ceux-ci. Ils revêtent seulement des caractères analogues,
s' ils sont rendus à la vie sauvage dans des conditions analogues
,
mais non identiques.
Zzzviii. --ainsi, en résumé :
l' observation des animaux sauvages démontre déjà la
variabilité limitée des espèces.
Les expériences sur les animaux sauvages devenus
domestiques, et sur les animaux domestiques redevenus
sauvages, la démontrent plus clairement encore.
Cesmes expériences prouvent de plus que les différences
produites peuvent être de valeur générique.
Zzzix. --la vérité ou l' erreur d' une doctrine peut presque
p434
toujours être mise en lumière par la valeur des conséquences
qui en rivent.
La théorie de la variabilité limitée peut conduire à des
solutions rationnelles, à l' égard de questions qui sont
complétement
insolubles pour les partisans de la fixité absolue,
ou que ceux-ci nesolvent qu' à l' aide des hypothèses les
plus complexes et les plus invraisemblables.
Zzzx. --il en est ainsi de la question fondamentale de
l' anthropologie. L' origine commune des diverses races
humaines est rationnellement admissible au point de vue
de la variabilité, et à ce point de vue seul. Les partisans
de la fixité ont, pour l' admettre avec nous, conclure
contre leur propre principe.
Zzzxi. --en paléontologie, à la théorie de la variabilité
limitée correspond une hypothèse simple et rationnelle,
celle de la filiation ; à la doctrine de la fixité, deux
hypothèses
également compliquées et invraisemblables, celle des
créations successives et celle dite de la translation.
Selon l' hypotse de la filiation, les animaux actuels
seraient issus des animaux analogues qui ont vécu dans
l' époque géologique antérieure. Nous serions fondés, par
exemple, à rechercher les antres de nos éléphants, de
nos rhinocéros, de nos crocodiles, parmi les éléphants, les
rhinocéros, les crocodiles dont la paléontologie a démontré
l' existence antédiluvienne.
Cette hypothèse a été rejetée comme inconciliable avec
la fixité de l' espèce, en raison des différences spécifiques
qui existent entre les animaux antiques et leurs analogues
modernes. A la simple explication de ces différences par
les changements survenus, d' une époque géologique à
l' autre, dans les circonstances ambiantes, on a cru devoir
p435
préférer l' hypothèse de plusieurs créations successives, et,
plus tard, celle de la translation. Pour reprendre les exemples
cités plus haut, ces deux hypothèses s' accordent à
admettre l' extinction complète des anciennes espèces d'
éléphants,
de rhinocéros, de crocodiles ; mais la première les
remplace par des éléphants, des rhinocéros, des crocodiles
de nouvelle création ; la seconde, par les espèces actuelles,
supposées préexistantes, avec tous leurs caractères actuels,
sur quelque autre point du globe, resté inconnu.
Des trois hypothèses, celle qui dérive de la théorie de
la variabilité est incontestablement la plus simple et la
moins conjecturale. A ce titre, elle pourrait déjà être présentée
comme la plus vraisemblable.
Zzzxii. --mais elle n' a pas seulement sur les autres cet
avantage.
Elle est vérifiable, et dès à présent vérifiée, dans son
application à divers cas particuliers (cours de 1847).
En outre, elle est confirmée par diverses considérations
en présence desquelles il semble difficile de maintenir les
deux autres hypothèses. Sans insister sur celle des créations
successives, depuis longtemps abandonnée et formellement
condamnée par son auteur, nous nous bornerons à
mettre ici en opposition, dans deux de leurs conséquences,
l' hypothèse de la filiation et celle de la translation.
Selon la première, les animaux actuels descendraient
d' animaux analogues ; selon la seconde, d' animaux semblables
à eux-mêmes. Or, la conservation des mêmes caractères
spécifiques, à toutes les époques, supposerait l' existence,
à toutes les époques aussi, des mêmes circonstances
ambiantes ; ce qui est inadmissible.
Dans l' hypothèse de la filiation, le nombre des espèces a
p436
pu varier, d' une époque géologique à l' autre, en plus comme
en moins ; car si, à chaque révolution, il y a eu extinction
d' une partie des espèces, celles qui ont subsisté ont dû
subir des modifications, qui ont pu être diverses selon les
circonstances et les localités, et acquérir la valeur et la
permanence de caractères spécifiques. Dans l' hypothèse
opposée, à chaque révolution, une partie des espèces disparaît ;
les autres restent ce qu' elles étaient ; elles seplacent,
mais sans modifications organiques. Par conséquent,
les extinctions sont ici sans aucune compensation possible.
Donc, selon cette hypothèse, le nombre des espèces animales,
et de même des espèces végétales, aurait dû aller
sans cesse en décroissant ; il y aurait eu diminution progressive
,
dépeuplement du globe ; les deux cent soixante
mille animaux et végétaux qui, d' après les estimations les
pluscentes, couvrent aujourd' hui la surface de la terre,
ne seraient que les restes d' une création infiniment plus
riche dans les temps antiques ! Telle est la conséquence à
laquelle arrivent nécessairement les hypothèses de la fixité
absolue et de la translation : chacun jugera jusqu' à quel
point elle concorde avec les notions que nous possédons sur
l' état ancien du globe.
Zzzxiii. --tout ce qui précède conduit à considérer l' esce,
non plus d' une manière absolue, et indépendamment
des temps et des lieux, mais relativement au monde
actuel, ou, d' une manière plus générale, relativement à
chacune des époques géologiques. D' où il suit que nous
avons à résoudre, à l' égard des espèces, des problèmes de
deux genres, ou mieux, de deux degrés :
1 yy détermination, pour chaque époque géologique, des
types spécifiques qui lui sont propres. C' est cette
détermination
p437
que les zoologistes poursuivent si habilement, depuis
Linné, quant aux espèces vivantes, et les paléontologistes,
depuis Cuvier, quant aux espèces fossiles.
2 yy comparaison des espèces actuelles avec celles de
l' époque antérieure, ou plus généralement, des espèces de
deux époques consécutives, en vue d' établir leurs rapports
de filiation. Problème nouveau, sans doute insoluble dans
la plupart des cas, mais certainement soluble dans plusieurs.
Zzzxiv. --la substitution de la théorie de la variabilité
limitée à l' hypothèse de la fixité rend nécessaire une nouvelle
définition de l' espèce. Pour nous rapprocher le plus
possible desfinitions les plus usitées, et en ne considérant,
pour le moment, que l' ordre actuel des choses, nous
dirons :
l' espèce est une collection ou une suite d' individus
caractérisés par un ensemble de traits distinctifs dont la
transmission est naturelle, régulière et indéfinie dans
l' ordre actuel des choses.
La possibilité de la distinction, la transmission naturelle
et régulière, la stabilité et la permanence égales à celles
de l' état actuel du globe, tels sont les éléments essentiels
de cette définition de l' espèce.
Quelques mots suffiront pour en expliquer les termes.
p438
Les hybrides ne sont pas généralement inféconds, comme
on l' a souvent dit. Ils peuvent transmettre leurs caractères,
toujours mixtes entre ceux des types d' ils proviennent ;
mais les races hybrides ne se propagent pas avec la constance
et la gularité qui appartiennent aux espèces, et elles
s' éteignent bientôt ou disparaissent par l' effet des
croisements.
La transmission n' est donc ni régulière, ni indéfinie.
Il en est de même des races monstrueuses, ou plusnéralement,
anomales. Ces races ne constituent de même, en
quelque sorte, que des faits accidentels et temporaires.
Dans les races domestiques, on retrouve une grande
partie des caractères de l' espèce. Chez les races qui sont
très anciennes, et qui ont acquis une grande fixité, la
transmission peut même être dite régulière ; elle peut être
indéfinie, et aussi durable même que l' ordre de choses actuel,
mais seulement par l' intervention de l' homme,cessaire
pour maintenir les races comme elle l' a été pour les créer.
La transmission n' est donc pas naturelle.
Zzzxiv.
Telle est, sur la question de l' espèce organique, la doctrine
générale qui nous a paru répondre à l' état actuel de
p439
la science. Elle exprime exactement, nous croyons pouvoir
le dire, une grande partie des faits connus ; elle tient
compte des autres avec une approximation suffisante.
Moyenne, en quelque sorte, entre tous les systèmes successivement
proposés, on eût pu l' en faire sortir par voie
d' éclectisme, et, pour ainsi dire, en les tempérant, en les
rectifiant les uns par les autres ; mais elle a plus directement
son origine est, en biologie, celle de toute doctrine,
non systématique ou hypothétique, mais théorique :
elle dérive des faits observés, comparés, généralisés, selon
cette méthode des sciences naturelles, que nous avons
exposée et discutée dans la première partie de cet ouvrage,
et que nous nous efforçons d' y appliquer partout.
En donnant cette origine à la doctrine admise dans cet
ouvrage, nous savions, à l' avance, qu' elle nous conduirait
à une définition moins simple que plusieurs des
formules aujourd' hui en usage dans la science ; mais comment
nous soustraire à cette conséquence de la multitude,
de la diversité des éléments qu' il faut ici associer ? Sans
doute, l' alliance de l' exactitude et de la concision, de la
rité dans les résultats et de la simplicité dans leur
expression,
est l' idéal de toute science ; mais où est-il possible de
réaliser cet idéal ? En mathématiques souvent, en physique
quelquefois. Les autres sciences ne font qu' y tendre, et
d' autant plus loin qu' elles considèrent de plus complexes
et de plus variables phénones. Dans les sciences
biologiques en particulier, les solutions simples ne sont
presque jamais que des solutions provisoires, destinées à
devenir, par des corrections successives, plus complexes
en même temps que plus exactes. Tellement qu' à mesure
p440
qu' on se rapproche de la vérité, on s' écarte inévitablement
de ce que nous aimerions à lui donner partout pour
attributs : la simplicité et la netteté logique.
Lesfinitions ordinaires de l' espèce, celles qu' un long
usage semblait avoir consacrées, avaient essentiellement
ce caractère provisoire. C' est parce qu' elles sont simples
qu' elles se sont perpétuées dans la science depuis un
siècle ; mais pourquoi sont-elles simples ? Parce qu' elles
ne disent pas tout ce qu' elles devraient dire ; parce
qu' elles ne tiennent compte que d' une partie des faits dont
elles devraient embrasser l' ensemble. Inexactes, par conséquent,
en tant qu' incomplètes, et devant subir une
forme dont le résultat est et pourra être encore de les
rendre plus complexes.
Nous pouvons, nous devons regretter la nécessité de cette
forme : nous ne saurions nous y soustraire. Laissons
aux premiers âges de la science ces définitions où quelques
mots ingénieusement alignés affirmaient d' autant plus
que leurs auteurs savaient moins. Elles ont fait leur temps :
n' essayons plus de les faire revivre, ou d' en arranger,
dans le silence du cabinet, d' inutiles variantes composées
en l' absence des faits, ou à l' aide de faits choisis : on n'
est
alors qu' élégant, et il s' agit avant tout d' être vrai. Soyons-
le
donc, et ne cherchons pas l' impossible. Sachons accepter
notre science telle qu' elle est, avec ses innombrables
p441
notions de fait, avec ses vérités contingentes, avec sa
thode inductive, avec ses solutions plus ou moins
complexes au fond, par conséquent complexes aussi dans
l' expression. Et pour parvenir à ces solutions, ne craignons
pas de restituer aux questions dont nous voulons
nous rendre maîtres les données qu' on aurait omises
ou écartées par une élimination arbitraire ; de remonter
me aux plus lointaines prémisses. Ne négligeons
rien à l' entrée de la route pour que rien ne nous manque
à l' arrivée : réunissons trop de faits plutôt que pas assez ;
et si quelqu' un venait à nous dire, à l' exemple d' un
philosophe
illustre de nos jours : " les faits gênent l' esprit " ;
nous répondrions : heureuse gêne ! On ne la sent que
lorsqu' on allait s' égarer.
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